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Carnets de JLK - Page 187

  • Lumière de Matisse

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    ou la peinture du bonheur

    Jamais il n’a représenté la douleur, d’aucuns lui reprochent d’avoir été le peintre du luxe et de la volupté, mais Aragon préfère Matisse qui embellit à ceux-là qui enlaidissent le monde, et qui lui donnerait tort en suivant la ligne de ce crayon dansant « à tâtons » avec la sûreté du génie ?

    medium_Matisse15.JPGmedium_Matisse18.JPG« Le dessin dit l’infinie complexité du trait pur », écrit Aragon, il est « écriture à chaque point de sa course », et c’est dans cette complexité limpide, dans cette écriture merveilleuse que nous immergent à la fois le verbe de l’écrivain, par la voix de Jacques Weber, et les images de la peinture et des photographies de l’artiste, de Nice en 1941 jusqu’à la fin des années 40 à Vence, et de fenêtres en jardins, d’objets en visages à n’en plus finir.

    medium_Matisse11.JPGComme il l’a fait plus récemment de Kafka, avec la même sensibilité et le même point de vue personnel qui l’orienta dans son portrait de Rimbaud (si peu conforme au cliché du poète que son film est bonnement maudit en France), Richard Dindo a monté, à partir du « roman » d’Aragon consacré à Matisse, un double hommage qui nous fait aller et venir entre le livre et ses lieux, l'artiste et ses objets, les portraits d’Aragon par Matisse et l’évocation de leurs rencontres par l’écrivain.
    Surtout, avec le motif récurrent d’une mélodie cristalline et un peu mélancolique de César Franck, c’est dans la pure « musique » de deux styles, celui d’Aragon aux images et aux formules souvent magnifiques, et celui de Matisse qui se déploie sans autre commentaire sous nos yeux, dans l’art incomparable de sa ligne et de ses ellipses, ses inventions, son équilibre et sa folie, sa sensualité et ses efflorescences, son effusion de couleur enfin – son bonheur sans mélange.

    Aragon, le roman de Matisse. Un film de Richard Dindo.
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  • Le souffle de la vie

    medium_Vitus9.JPGVoir et revoir Vitus de Fredi M. Murer

    On est parfois tenté de désespérer, accablé par le poids du monde, et notamment devant les images affreuses de celui-ci que diffusent les médias, et voici qu’un beau geste ou qu’un bon regard, ou la seule lumière du jour, un arbre, la mer, un square, un air de musique, un tableau, un beau livre nous irradient et nous traversent comme d’un souffle vital et régénérateur – or tel est l’effet vitalisant de Vitus, les mots disent ce qu’ils ont à dire : tel est le bienfait de ce film de Fredi M. Murer qu’il faut voir et revoir.
    Vitus est une sorte de conte heureux, dont l’esprit d’enfance est le fil rouge incandescent.

    medium_Vitus7.JPGC’est l’histoire d’un garçon surdoué, dont la monstruosité du talent artistique et de l’intelligence font un être d’exception. Ses parents, la mère surtout, se mettent en quatre pour favoriser l’épanouissement de ces extraordinaires dispositions, qui ne tardent pas cependant à isoler le gosse, rêvant bientôt de redevenir normal et rusant, jusqu’à jouer, à la suite d’un accident, celui qui a perdu son don de pianiste prodige et de super-cerveau. Ce refus instinctif de la gloriole, ce besoin surtout d’être aimé pour autre chose que son QI, Vitus en trouve l’écho et le soutien chez son grand-père, veuf non conformiste avec lequel le garçon va manigancer divers bons plans.
    Vitus pourrait se réduire, avec tous ses ingrédients propres à séduire le grand public, à une jolie fable flatteuse au happy end sirupeux, mais à cela Fredi M. Murer échappe avec la grâce de son art. Sans être idéalisés, tous ses personnages ont en eux un potentiel de bonté et de beauté, que les acteurs réunis modulent avec un égal bonheur. Le jeu des deux garçons (Fabrizio Borsani et Teo Gheorghiu), de six et douze ans, qui incarnent Vitus, est d’une justesse absolument sans faille, mélange de candeur et de gravité rebelle, d’ingénuité pure et de sensibilité à vif. Fredi M. Murer a beaucoup attendu avant de trouver le Vitus ideal, qu’il a finalement rencontré en la personne d’un jeune pianiste prodige. Dans le rôle du grand-père, Bruno Ganz est merveilleux de drôlerie bougonne et de tendresse, complice parfait du môme mais sans trace de mièvrerie. La parents aussi, la mère (Julika Jenkins) ambivalente (tentée de pousser la carrière de son petit génie mais non sans en voir les pièges) et le père (Urs Jucker), inventeur embarqué dans l’exploitation industrielle d’un appareil pour mal entendants, sont également impressionnants d’authenticité.medium_Vitus16.JPG
    Voilà d’ailleurs ce qui fait, de ce grand film (à budget modeste, il faut le préciser) d’une substance émotionnelle richissime, et qui aborde de nombreux thèmes importants, une œuvre si belle et bonne : l’authenticité. Vitus parle de la passion de la musique, de l’amour vécu ou rêvé, du besoin de se dépasser, de la complicité tendre entre tout jeunes et tout vieux, du sens de la vie enfin, avec autant de légèreté que de malice, de sagesse souriante. Sa beauté formelle, jamais ennuyeuse, jamais ostentatoire, et la bonté du regard de Fredi M. Murer, font de ce film un poème de cinéma sans trace d’effets spéciaux, sauf celui de l’éternel bon génie humain.
    Fredi M.Murer. Vitus. Ours de bronze à la Berlinale 2006. Prix du meilleur film suisse de fiction 2007. Prix du public aux Journées de Soleure. DVD Frenetic.
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    Sortie de Vitus dans les salles de Suisse romande et de France: le 28 février 2007.

  • L'écriture aux doigts de rose

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    Maurice Chappaz commente deux contes d'Afrique archaïque et donne ses versions définitives des Géorgiques de Virgile et des Idylles de Théocrite.

    A quoi cela tient-il que certaines œuvres nous semblent écrites, ou peintes, ce matin ? Comment expliquer que la fraîcheur inaltérée des figures de Lascaux nous touche aujourd’hui encore, quand tant de productions contemporaines nous semblent déjà flétries ? Dans un essai évoquant, précisément, l’art anonyme de Lascaux, Maurice Blanchot situait à ce moment-là la « réelle naissance de l’art » qui pourrait ensuite « infiniment changer et incessamment se renouveler, mais non pas s’améliorer », annonçant ainsi une « perpétuelle naissance ».
    « Si nous entrons dans la caverne de Lascaux », poursuivait Blanchot, « un sentiment fort nous étreint que nous n’avons pas devant les vitrines où sont exposés les premiers restes des hommes fossiles ou leurs instruments de pierre. C’est ce même sentiment de présence – de claire et brûlante présence – que nous donnent les chefs-d’œuvre de tous les temps ». Or nous retrouvons cette «claire et brûlante présence » en nous replongeant, grâce à Maurice Chappaz – nonagénaire frais émoulu – dans deux contes populaires de l’Afrique ancienne découverts par l’ethnologue Leo Frobenius qu’il commente avec une vivacité intacte (ses deux gloses datent de 1955 et 2006), et dans ses nouvelles versions (avec Eric Genevay) des Géorgiques de Virgile et des Idylles de Théocrite.
    Le poète en éclaireur
    Maurice Blanchot oppose le « monde » de Lascaux, « d’obscure sauvagerie, de rites mystérieux et de coutumes inapprochables », et les peintures de cette nuit des temps qui « nous frappent tout au contraire par ce qu’elles ont de naturel, de joyeux et, à la faveur des ténèbres, de prodigieusement clair ». La même allègre clarté, dans une proximité qu’on pourrait dire l’expression même de la ressemblance humaine, irradie également les contes noirs intitulés Le luth de Gassire et La chute de Kash, autant que le monde paysan des Géorgiques, proche à son tour du «Valais de bois» que Maurice Chappaz a chanté dans Testament du Haut-Rhône à l’instant de pressentir sa perte. A ce propos, les contes noirs préfigurent d’ailleurs nos préoccupations contemporaines sur un retour à la barbarie (par la vanité, l’infidélité, la cupidité et la discorde) que Chappaz n’a cessé de stigmatiser à sa façon, notamment dans Les maquereaux des cimes blanches.
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    De Lascaux à notre époque « de l’encerclement, de la numérotation du globe » où l’on a commercialisé le bonheur, l’artiste ou le poète reste ainsi ce témoin d’un premier bond hors de la nature et ce garant d’une civilisation toujours à venir, que ce soit au temps d’Auguste, à celui des « cours dépravées et cruellement autoritaires » que traversait Théocrite sans que son chant pur n’en fût altéré, ou en notre siècle.
    L’été de ses 90 ans, avec son compère Eric Genevay et son épouse Michène l’aidant à peaufiner ses traductions sur la base de versions anglaises (!), Maurice Chappaz travaillait encore d’arrache-pied à ces deux ouvrages publiés dans les années 50 sous l’égide d’André Bonnard. Traductions complètement remaniées, fraîcheur ajoutée à la fraîcheur, saveur à la saveur, révélation grâce à Michène Chappaz d’un émouvant Héraclès enfant : telle est l’Antiquité de ce matin
    Le poète écrivait en août dernier : « Je ne happe qu’un petit coin d’une civilisation qui chavire, ou qui se suicide par son colossal développement. Les mots en poésie doivent retrouver le rythme de l’eau ou du vent, puis cueillir ce qui se glisse dans la nuit car la nature parle, gémit d’une même attente : celle de l’Esprit ». Et cinquante ans plus tôt, comme si c’était tout à l’heure : « La réalité doit être atteinte dans les faits. Nos plus simples actes : manger, fumer, travailler, ses sucer les lèvres comme dit le conte, doivent être rattachés par une liturgie peut-être, par une correspondance intérieure à la totalité des êtres par exemple à ces deux truites qui fuient sous un petit pont, à ces nuages jaunes qui traversent la plaine lors de la migration des pollens de peupliers, aussi bien que les plus petites joies de l’existence doivent nous unir nous-mêmes, les individus, les multitudes qui respirons, qui buvons tous l’air, « le cognac du Père Adam »…

    Maurice Chappaz et Leo Frobenius. Orphées noirs. Préface de Jacques Chessex. L’Aire bleue, 125p. Théocrite. Idylles. Version française de Maurice Chappaz et Eric Genevay. Dessins de Palézieux. Sltakine, 261p. Virgile. Géorgiques. Version de Maurice Chappaz et Eric Genevay. Slatkine, 213p.


  • Blues du Delta et environs

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    Le nouvel opus d’Eric Bibb

    Sa voix veloutée est profonde et belle, le son de sa guitare acoustique d’une musicalité aussi claire que l’instrumentation souvent originale de ses compositions, et dès Tall cotton, le premier morceau de ce nouvel album, Eric Bibb séduit par la touche d’authenticité de son blues frotté de folk. Proche du style Delta illustré par Taj Mahal, le fils du chanteur Leon Bibb (et filleul du légendaire Paul Robeson), fait partie des nouvelles figures du blues acoustique qui jouent sur l’intensité de l’émotion et la simplicité plus que sur les effets de rythme ou de décibels. Au demeurant, Eric Bibb ne se prive pas de prendre ici diverses tangentes, que ce soit dans un funk à la Stevie Wonder (Shine on), dans la romance de quasi crooner (So glad) ou la ballade bluesy (Diamond Days) très agréable certes mais aux angles un peu trop arrondis. Un blues plus âpre, résonnant comme un appel lointain, reprend ses droits sur un tempo plus vigoureux dans le splendide In my Father’s House, avant que Forgiveness is Gold ne module sa méditation douce à la Tracy Chapman. Très appréciable chose aussi, quant à l’interprétation, que la reprise du Buckets of Rain de Bob Dylan, pour conclure en beauté avec un blues mélancolique (Still livin’on) et le supplément (à voir aussi en clip vidéo) de Worried Man Blues.

    Eric Bibb. Diamond Days. TelarcBlues

  • Le livre rêvé


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    En lisant Tumulte de François Bon
    Plus je vais et plus je rêve au livre rêvé, qui n’est à vrai dire ni le livre idéal non plus que le livre parfait, mais le livre qu’on rêve réellement la nuit ou le jour, les yeux ouverts à le lire ou l’écrivant les yeux fermés puis ouverts, et tous les jours depuis des années je lis Proust ainsi et j’écris ce que j’essaie d’écrire en rêvant qu’à mesure que j’écris mon nom s’efface comme le nom de Proust s’efface quand je le lis, ne gardant de ce nom que les noms pour mieux m’en imprégner comme de la rosée du matin la prairie encore hagarde, et c’est ainsi que je lis depuis le lever de ce jour Tumulte de François Bon, de toute évidence un fragment de ce livre rêvé dont je rêve…
    Je savais que ce livre existait quelque part, j’ai vu François Bon dire Rabelais à Besançon, je sais son œuvre considérable et tout ce qu’il fait dans ses ateliers d’écriture et sur internet sans avoir jamais lu cependant, je crois, aucun livre de lui, comme si je devais entrer vierge et nu dans Tumulte, et tout aussitôt je me retrouve sur une chaise de bois dans notre cinéma de quartier Le Colisée à regarder Ben-Hur, cela me revenant parce François Bon évoque, dans les premières pages de Tumulte, son Ben-Hur à lui dont le souvenir lui rappelle « lorsqu’on nous avait emmenés à Paris pour la première fois »…
    Ce ne sont pas les souvenirs de François Bon qui me touchent aussitôt, mais sa façon de les laisser couler dans le rêve de la page. Je suis content de n’avoir jamais feuilleté les pages virtuelles de Tumulte, pour y entrer ainsi où je veux et quand je veux, avec ce livre que je m’étais promis d’acheter depuis longtemps et dans lequel opère en effet la magie que je pressentais je ne sais pourquoi, peut-être par le besoin d’ouvrir d’autres portes comme celle dont parle François Bon lorsqu’il évoque un logis modeste de ses années d’apprentissage, derrière laquelle se retrouvaient des Portugais ; et la topologie de sa remémoration me renvoie à des souvenirs rêvés de maisons à travers les années, comme cette carrée de nos années bohèmes où « il y avait du passage »…
    Il n’y a pas un mot de trop chez Proust, même quand je m’y ennuie à mort, et dans Tumulte il me semble que l’étoffe du rêve sera de la même texture, dans un tout autre cinéma dont le découpage me rappelle la remarque d’Alain Cavalier sur le sien : que le problème est de passer d’un plan à un autre. Or le montage de Tumulte m’évoque cette parfaite respiration de celui du Filmeur de Cavalier, et c’est donc parti pour 542 pages à rêver d’un plan à l’autre…
    François Bon. Tumulte. Fayard, 542p.

  • Dessins pour mémoire

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    Charlotte, vie ou théâtre ? de Richard Dindo

    Entre 1939, à Villefranche-sur-Mer où ses parents l’avaient envoyée pour la protéger, et l’été 1943, à la fin duquel elle fut déportée à Auschwitz avec son compagnon, Charlotte Salomon a consigné « toute sa vie » dans un ensemble de 769 dessins à la gouache qu’elle confia à un docteur français en lui recommandant d’en prendre soin. Cette œuvre étonnante, aujourd’hui déposée au Musée juif d’Amsterdam, revit dans un film de Richard Dindo datant de 1992, disponible sur DVD.
    medium_Charlotte2.JPGComme une sorte de chronique dessinée, Vie ou théâtre, ainsi que Charlotte intitula elle-même l’entreprise « extraordinaire ou folle » qu’elle devait réaliser pour échapper à sa tentation du suicide (sa grand-mère venait de l’accomplir en se jetant par la fenêtre, comme sa mère des années plus tôt), déploie une frise magnifiquement vivante et émouvante, d’une force d’expression plastique rare.
    medium_Charlotte3.JPGEn découvrant cette merveille, je me suis rappelé les dessins au quotidien de Joseph Czapski, avec lesquels ceux de Charlotte ont une ressemblance saisissante – tous deux tenant ainsi comme une sorte de journal enluminé où les mots inscrits comptent aussi beaucoup.
    medium_Charlotte5.JPGDe son enfance à Berlin - entre une mère dépressive et un père chirurgien, qui se remaria avec une cantatrice après le suicide de son épouse -, aux premières manifestations antijuives de 1933, c’est en effet tout un théâtre, à la fois intime et collectif, parfois émouvant et parfois violent, qui s’anime sous nos yeux. Richard Dindo rappelle lui-même quel fut le destin de l’artiste, en entremêlant ensuite les gouaches de celle-ci et, en contrepoint, les images des lieux et des gens évoqués au fil de ce récit de vie « pour mémoire ».
    Richard Dindo. Charlotte, vie ou théâtre ? DVD La Sept/Vidéo, Mémoires juives.
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  • Une arnaque de JLK

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    Ou comment j’ai (si bien) parlé des Bienveillantes avant d’avoir lu tout le livre…

    Première question : faut-il lire les 903 pages très tassées des Bienveillantes de Jonathan Littell pour en parler ? Les visiteurs de ce blog auront pu constater qu’il n’en est rien : la plupart de ceux qui se sont exprimés à ce propos n’avaient manifestement pas lu le livre. Plus précisément, ceux qui l’avaient le moins lu en parlaient le plus !
    Deuxième question : faut-il avoir lu Les Bienveillantes en entier pour en parler ? Je dirai que c’est préférable, mais pas obligatoire.
    Troisième question : faut-il avoir lu Les Bienveillantes, et en entier, pour présenter le livre convenablement dans un journal ? A cela, je réponds tranquillement en révélant un scoop mondial : à savoir que j’ai écrit, en date du 2 septembre 2006, un article dans le journal 24 Heures, sur Les Bienveillantes, intitulé La sarabande du démon, que j’estime un papier convenable, alors même que je n’avais lu réellement que les deux tiers du livre, disons 600 pages au total, d’un bout à l’autre mais avec de longs chapitres juste survolés.
    J’affirme aujourd’hui avoir lu Les Bienveillantes de A à Z, comme en témoigne le carnet de notes que j’ai publié sur ce blog, mais cette lecture intégrale m’a pris trois mois alors que je n’avais qu’une semaine pour préparer l’article que ma rédaction m’a commandé dès que les médias ont commencé de « tirer »… Or peut-on lire Les Bienveillantes en une semaine ? On le peut en ne faisant que ça, mais il se trouve que je n’avais pas que ça à faire cette semaine-là.
    N’empêche : j’estime avoir compris, en sept minutes, que Les Bienveillantes était un livre à lire, j’en ai entrepris la lecture pour comprendre, après 150 pages, que ce livre était si important qu’il fallait le lire de A à Z et que ça me prendrait des semaines, mais ma rédaction ne l’entendait pas ainsi, c’était lundi et l’article était à paraître le samedi suivant, allez coco manie-toi.
    Et coco a fait ce qu’il a pu : il a lu les 312 premières pages des Bienveillantes, jusqu’à la fin des grands chapitres Allemandes I et II, après quoi il s’est livré à une suite de « carottages» représentant à peu près 300 autres pages, et c’était vendredi, coco, la panique, à toi de « tirer »...
    En relisant ce papier intitulé La sarabande du démon, je me dis que je suis un vieux pro roué qui « assure ». Personne, évidemment, des lecteurs de 24 Heures convaincus (mais si, mais si) que j’avais lu les 903 pages du livre, n’avait de raison d’en douter en lisant cet article évidemment trop court (la faute à la rédaction), légèrement amélioré lors de l’attribution du Goncourt aux Bienveillantes. Pour la défense de coco, je dirais que les circonstances l'obligeaient, en l’occurrence, à cette arnaque, alors même que je continuais de lire Les Bienveillantes et de les annoter de A à Z. De cette lecture complète, j’ai tiré un article beaucoup plus personnel et complet, il me semble, intitulé Le cauchemar de l’homme fini et paru dans Le Passe-Muraille de janvier 2007.
    Cela dit, pour en revenir au livre de Pierre Bayard sur les vertus de la non-lecture, j’ajouterai ceci à propos des Bienveillantes : qu’il est possible de parler de ce livre sans l’avoir lu en entier, mais que c’est moins intéressant que de le lire de A à Z ; qu’il est sans intérêt d’en parler sans l’avoir lu ; qu’il est sans intérêt de ne pas le lire en entier, même s’il compte parfois des « longueurs », autant qu’on en compte dans A la recherche du temps perdu...
    Si j’ai consacré des semaines et des mois à la lecture et à l’annotation des Bienveillantes, ce n’est pas pour me donner bonne conscience mais par seuls plaisir et intérêt. J’ai récemment parlé sur ce blog des Microfictions de Régis Jauffret, qui fait la Une du Monde des livres de cette semaine, après avoir constaté, sur la base de 30 pages (les sept minutes d’examen ou un peu plus) que les 1000 pages de ce livre étaient de trop. J’en lirai un peu plus pour argumenter tout le mal que je pense de ce livre, qui nous éloigne de nous-mêmes et du monde en prétendant nous en rapprocher, mais j’estime d’avance que lire ces 1000 pages de trop serait un grave manquement à la plus élémentaire hygiène de vie selon les règles du Dr Wilde…

  • Metaphysical Fiction

    medium_McCarthy2.jpg Cormac McCarthy, le film des frères Coen et la critique parisienne. Note de Juan Asensio  

    Il faudra attendre encore quelques mois pour savoir si les frères Coen se sont trompés. Il faudra attendre encore quelques mois pour savoir si les célèbres réalisateurs, en adaptant le dernier roman traduit en français de Cormac McCarthy, Non, ce pays n’est pas pour le vieil homme, n’ont réalisé qu’un film idiot privilégiant, banalement, la violence extrême qui exsude de ces pages écrites en quelques mois. Il est ainsi piquant de remarquer que, anticipant toutes les possibles, voire très probables erreurs d’interprétation, la prestigieuse Library of Congres a catalogué ce roman sous les entrées suivantes : 1) Drug traffic-Fiction, 2) Treasure-trove-Fiction, 3) Sheriffs-Fiction et enfin 4) Texas-Fiction… Apparemment, nul ne semble avoir songé au fait que la catégorie Metaphysical-Fiction, si d'aventure elle existe, rendrait assez bien compte, sans toutefois en épuiser la richesse, de l’histoire contée par Cormac McCarthy. Je me console cependant en pariant sur le fait suivant : nous n’attendrons en revanche que quelques jours (mieux, elles se tiennent déjà, l’œil vitreux et l’écaille blafarde, sous nos yeux, avant d’avoir, sur les étals de notre glorieuse République des Lettres aussi peu achalandés que ceux d’une épicerie de la Roumanie communiste, le déplaisir de lire les critiques dites littéraires qui évoqueront ce roman, le dépeignant, tout aussi banalement et sottement que le ferait n’importe quel demi-solde journalistique amateur des romans de Chandler, Cain ou Ellroy, comme un «polar pur et dur» ou, pourquoi pas, un «western moderne ultra-violent», stigmatisant au passage, comme il se doit, les réflexions quelque peu réactionnaires qui émaillent le roman, puisque c’est désormais dans ce genre de plastique sale que le chroniqueur moderne emballe la carne de sa sottise.

    (suite sur: http://stalker.hautetfort.com/)

     

  • Le « cinéma » des fonctionnaires

    medium_Piazza4.jpgCulture et démagogie

    On a vu quelques séquences de « cinéma » intéressantes, aux dernières Journée cinématographiques de Soleure, significatives de la nouvelle orientation prise par la Section Cinéma de l’Office fédéral de la culture, sous l’impulsion personnelle de MM. Jean-Frédéric Jauslin et Nicolas Bideau.

    La plus spectaculaire fut évidemment la soirée « glamour » mise sur pied pour donner plus de visibilité à la cérémonie des Prix du cinéma suisse. A la toute fin de celle-ci, après un apéro où se frottaient, non sans lustre plaisant, célébrités helvètes du cinéma, de la télévision, de la politique et des médias, la remise du Prix du meilleur film de fiction de l’année 2006 à Vitus, de Fredi M. Murer, par Nicolas Bideau et Pascal Couchepin, donna lieu à une saynète qui ne manquait pas de sel. Désignant les assez rares contrevenants au code vestimentaire exigé (tenue de soirée), le chef de la Section Cinéma dauba sur le fait qu’on était en train de « tuer mai 68 », avant que son supérieur ne remarque qu’il en avait vu encore « quelques résidus ». Passons sur cette ironie du fonctionnaire et du politique, accordée à l’ambiance humoristico-foireuse de la soirée, mais une question plus sérieuse se pose : était-ce bien à Nicolas Bideau et à Pascal Couchepin de paraître à ce moment-là ? N’était-ce pas indécent, même, que Nicolas Bideau, qui a taxé en son temps Vitus de « film de vieux », récupère ainsi le succès de cet ouvrage éclatant de fraîcheur ?

    Ce qui est sûr, c’est que, sous ses airs bravaches, et surfant sur la vague d’une embellie momentanée, Nicolas Bideau ne trompe pas les gens de la profession : le fait est qu’il tâtonne, autant que son supérieur Jauslin. Les deux fonctionnaires n’en ont pas moins opté, sans doute à bon escient, pour plus de visibilité et de communication. Or celle-ci donna lieu à une autre scène d’anthologie, vendredi dernier à Soleure, où le chef et le superchef dévoilèrent les « quatre piliers » de leur politique de soutien. Sous-titre proposé par le soussigné : la montagne accouche d’une souris. De fait, convoquer les professionnels du cinéma suisse pour leur annoncer que la « révolution » a été faite et qu’il s’agit maintenant de « consolider », alors qu’on poursuit simplement une politique tâtonnante avec (trop) peu de moyens, relève de la scène de trop...

    Jean-Frédéric Jauslin est de  bonne volonté, et sans doute est-ce un gestionnaire avisé. D’aucuns lui reprochent de n’avoir aucune « vision », mais est-ce son rôle ? Le nouveau chef de l’Office fédéral de la culture a (notamment) une noble et rude tâche, qui est de servir la cause de la culture auprès du politique à une période de restrictions budgétaires et de réaménagements légaux. Jean-Frédéric Jauslin l’a martelé : 2007 sera l’année de la culture en Suisse, pour laquelle il s’engagera en première ligne. Le même Jauslin a précisé dans la foulée qu’à la devise d’un de ses prédécesseurs, « Servir et disparaître », il préférait celle d’un service assumé personnellement. Ainsi donne-t-il à ses heures, comme Nicolas Bideau, dans le  « cinéma ». Or celui-ci servira-t-il les créateurs ? Qui vivra verra.

    Pour le moment, cependant, Jauslin et Bideau tâtonnent. Quand Jauslin déclare qu’il faut amener les jeunes au cinéma, en restant dans le vague, et que Bideau enchaîne en affirmant qu’il faudrait peut-être s’intéresser à Breakout de Mike Eschmann, film-pour-jeunes très racoleur, qui l’ennuie lui-même, l’observateur bien disposé est tenté d’y aller d’un petit conseil : messieurs, va pour le « cinéma », mais attention au retour sur images…

    Cette chronique a paru dans l'édition de 24Heures du 30 janvier 2007.

  • Cristal d'Engadine

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    On lit vingt-cinq lettres sur le mur blanc d'une maison d'Ardez, en Basse- Engadine, "IL .MAINT.ES.RAI.DE.L'ETERNITA", relevées par Corinne Desarzens qui les traduit dans la foulée ("le moment est roi de l'éternité"), et se les rappellera plus tard en accentuant "cette note mineure, inconsolable, qu'on entend aussi en Irlande et qui décline le sang, la faim, l'herbe, l'émigration au loin, cette face sombre si bien brassée à la volupté solaire du champ que j'en retiens moins le regret que la légèreté", et voilà, tout est dit. Ou plutôt disons que la mèche est allumée, après quoi l'on n'a plus qu'à suivre le fil Bickford fulgurant à travers prés "vert fluo" et par les traboules des villages aux maisons "harnachées de ferronnerie, bombées, griffées de dragons", jusqu'aux petits paquets de poudre planqué de loin en loin et destinés à la fois à faire péter les clichés et à illuminer la face cachée des choses.

    Corinne Desarzens écrit en général à plat ventre, par terre ou dans l'herbe, mais elle dessine aussi (cinq ou six beaux croquis émaillent d'ailleurs sa prose) et ce qu'elle dit du dessin vaut pour son écriture: "Dessiner met des yeux ai bout des doigts, la vie se concentre, palpite, le reste disparaît, et c'est un peu comme l'amour, qui fait sortir de soi..." De fait, tout ce qu'elle écrit est plein d'amour, non pas au sens sentimental mais au sens de l'élan curieux hors de soi et d'une curiosité qui sonde le secret et l'âme des choses. Elle note ainsi que les maisons grisonnes ont une petite fenêtre pour laisser l'âme s'envoler, et que le mot secret désigne, en langue romanche, les lieux d'aisance...

    Curieuse au point d'apprendre l'un des cinq idiomes du romanche et de nous en servir au passage une louche de chuintantes ("Tschinch chatschaders van a chatscha da tschinch chamuoschs e tchinchtchient tschiervis", ce qui signifie bien sûr "cinq chasseurs vont chasser cinq chamois et cinq cents cerfs"), Corinne Desarzens ne cesse de lier saveurs et savoirs, sensations et sonorités verbales. Du même coup elle nous apprend des Grisons une foultitude de détails, et par exemple qu'on y appelle les migrants hirondelles (randulinas) et les chemins de traverse palingorenas, que les sauterelles d'Engadine sont "vert pois", ou que "le ciel est noir, la neige bleue, l'instant jaune citron" et qu'une certaine église "pourtant minuscule a une antichambre avec une potence, pour suspendre le gibier à bénir".

    Afin de lui rendre la pareille, gibier de cette chasseresse au pied léger et au gai savoir, le lecteur bénit à son tour Corinne Desarzens qui lui a rappelé que "les sirènes ne se montrent qu'à ceux qui sont prêts à partir avec elles"...

    Corinne Desarzens. Sirènes d'Engadine. Editions du Laquet, coll. Terre d'encre, 123p.

  • Les désarrois de la relève

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    JOURNEES DE SOLEURE La nouvelle génération en quête de « vraie vie »...
    Une nouvelle génération marque un tournant de sensibilité et de pratique dans le cinéma suisse, relevait Fredi M. Murer mercredi soir, après sa consécration. Or l’auteur de Vitus est bien placé pour en parler puisqu’il s’est allié à des producteurs et un scénariste qui pourraient être ses fils. Mais que dire de cette relève sans tomber dans les généralités creuses ?
    Jeudi soir, la première suisse d’un nouveau film attendu en Suisse alémanique, du Zurichois trentenaire Alain Gsponer, intitulé Das wahre Leben et entièrement réalisé en Allemagne, aura saisi à la fois par sa haute qualité de mise en scène et de direction d’acteurs et par son regard sur la société et la famille, proche de ceux des jeunes Romands Bron, Baier ou Choffat. D’une facture plutôt classique (au contraire du très « flashy » Breakout de Mike Eschmann, présenté le même soir), Das wahre Leben, pas loin du ton et de la manière d’American beauty, raconte l’explosion littérale de deux familles voisines, dans un quartier de gens arrivés non moins que déboussolés. Tout se passe sous le regard de Linus, ado de quinze ans amateur de bombes, frustré de la présence paternelle et de l’attention affective de sa mère, qui vit l’éveil de sa sexualité avec Florina, fille révoltée des voisins dont sa mère découvrira le « génie » artistique. Passons sur l’anecdote, pour relever la qualité d’observation et d’expression de ce film ambitieux, qu’une coïncidence fait découvrir en même temps que La vraie vie est ailleurs du Genevois Frédéric Choffat. A remarquer alors que, de même que leurs titres, ces films s’apparentent par le mal de vivre qu’ils ressaisissent, autant qu’ils illustrent la dislocation du lien social ou familial dont parlent aussi Mon frère se marie ou Comme des voleurs. Ce qui frappe, en outre, dans ces films, tient à l’absence de tout référentiel politique ou idéologique, même si le rejet des conventions et aliénations reste manifeste.

    Un aperçu de la création helvétique, en matière de courts métrages et de films d’animation, a pu faire apprécier jeudi, à la Reithalle, l’écart considérable entre de nombreux courts métrages gratuits ou complaisants (dont le pauvre Feierabend d’Alex E. Kleinberger, primé la veille…) et quelques petites merveilles, comme Nachtflattern de Carmen Stadler, évocation d’une crise de couple d’une tenue esthétique rare et d’un humour percutant, justement gratifié du prix de la relève Suissimage/SSA. Dans un genre où s’épanouissent de grands talents, Dennis Furrer a été lui aussi récompensé à juste titre pour son film d’animation Birdy, superbe de rythme (l’auteur est connu sur la scène hip hop) et de stylisation plastique, d’un humour exquis. Ledit humour est d’ailleurs une autre composante commune aux films de la nouvelle génération. En affreux-jojo, avec Carlos Leal dans le rôle principal, Hugo Veludo (né en 1981) a poussé jusqu’au noir grinçant son mini-polar parodique Coupé court, présenté avant Das wahre Leben. Le public n’a pas apprécié cette splendide horreur : sifflets et huées l’ont accueillie. Affaire de génération ?

  • Deux écrivains magnifiés

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    Jorge Luis Borges et Gerhard Meier à l’écran

    Les amateurs de cinéma ouverts à la littérature (ou vice-versa) ont été gâtés, à Soleure, avec la projection conjointe de deux films remarquables qui rendent hommage à des écrivains que rien ne rapproche, sinon le même amour de leur art : le grand Jorge Luis Borges et Gerhard Meier, que Peter Handke dit justement ici l’un des auteurs alémaniques les plus importants du XXe siècle.
    Dans le film intitulé Monsieur Borges and I, la jeune réalisatrice américaine Jasmin Gordon, établie en Suisse, aborde l’univers de Borges par la bande en laissant la parole à un homme tout à fait singulier, borgésien d’aspect (une sorte d’axololtl à lunettes) et qui n’est autre que Jean-Pierre Bernès, le complice, ami et commentateur du grand écrivain, ayant établi l’édition de La Pléiade, entre autres travaux de défense et d'illustration.
    Il n’est pas question, dans ce petit film de 22 minutes, de l’œuvre de Borges ni de beaucoup d’aspects de sa vie, si ce n’est de ses rapports (rares) avec les femmes, la domination de sa mère (sur laquelle il a fini par s’exprimer), le rôle de la dernière « personne » qui l’a épousé très tardivement avant de prendre en main la succession de la façon controversée qu’on sait (Bernès a l’élégance de ne pas s’appesantir là-dessus mais ses expressions en disent long), la cécité et l'amplitude de sa postérité, qu’il évaluait à douze pages environ, souhaitant plutôt l’oubli complet en fin de compte…
    medium_Borges2.jpgCes derniers propos rapportés par Jean-Pierre Bernès se modulent devant une dune de sable immense descendant vers l’océan, dont la vision épurée contraste avec les images de l’enterrement en grande pompe à la cathédrale Saint-Pierre de Genève, où tout un monde se pressait pour être vu. En autre contraste, l’image de la pierre tombale de l’écrivain, toute simple, évoquant une stèle de barde nordique, fait écho à ce monde hors du monde de la mémoire du poète que Jean-Pierre Bernès hante comme un familier du Labyrinthe, et que le film de Jasmin Gordon revisite avec talent.


    medium_Meier.jpgTout autre, évidemment, est le climat, le ton et la tournure de Das Wolkenschattenboot de Friedrich Kappeler, qu’on pourrait traduire par le bateau d’ombre-nuage… et qui restitue magnifiquement la double présence littéraire et humaine de Gerhard Meier, puisque l’écrivain y apparaît à diverses périodes de sa vie, à commencer par la plus mélancolique, après la mort de son épouse, dont le requiem poétique se module dans Ob die Granatbäume blühen, paru chez Suhamp en 2005.
    Gerhard Meier est encore peu connu en France, malgré les diverses traduction de ses livres parus chez Zoé. La mode française est actuellement à la redécouverte de Robert Walser. Comme d’ordinaire (on l’a vu sous la plume de Pierre Assouline, qui va jusqu’à prétendre que Walser est moins connu en Suisse qu’en France, ce qui fait pour le moins sourire…), les Français accoutument de s’extasier devant tel auteur « étranger » avant de l’oublier pour décider ensuite que tel autre est le seul à considérer. On a vu ainsi Peter Handke célébré les yeux au ciel, puis ce fut Thomas Bernhard, et maintenant il n’y en a que pour Walser. Tant mieux n’est-ce pas, mais préparons à présent le terrain d'une pâmoison prochaine en invitant nos chers voisins à découvrir Gerhard Meier.
    L’ennui, s’agissant du film de Friedrich Kappeler c’est qu’il n’est même pas sous-titré, et que Gerhard Meier s’exprime ici en dialecte alémanique. Ainsi perd-on beaucoup de la substance savoureuse de la conversation pleine d’humour et de cocasserie de cet homme, et de sa compagne, qu’on voit chez eux dans leur grande vieille maison de famille paysanne de Niederbipp, au pied du Jura, puis dans le jardin édénique de l’hôtel Salis à Soglio, devant la maison de Nietzsche à Sils-Maria ou dans celle de Tolstoï à Iasnaïa Poliana.
    Ainsi que le dit Peter Handke dans un éloge spontané, le génie de Gerhard Meier tient au souffle de sa phrase et à l’espèce de vis sans fin de ses développements, revenant et revenant sur ses thèmes en variations qui montent peu à peu vers l’espace et l’universel. C’est exactement de la même façon que procède Friedrich Kappeler dans son beau film généreux et lyrique, aussi sensible que Meier à la beauté du monde qu’attentif à nos tribulations exitentielles. Reste à espérer une version sous-titrée, et qu’on découvre Gerhard Meier, si proche de Robert Walser et comme celu-ci telleent personnel et incomparable...

  • L'envol de Vitus


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    PRIX DU CINEMA SUISSE. Reconnaissance à Fredi M. Murer, Prix de la meilleure fiction 2006 aux Journées de Soleure.

    Jean-Luc Godard prétend, dans l’un de ses films, que les plus belles femmes se trouvent sur le bord du lac Léman, et c’est l’évidence, mais celles qui fleurissaient hier à la cérémonie de remise des prix du cinéma suisse n’avaient rien à leur envier. L’idée de Nicolas Bideau de se la jouer Croisette, avec tenue de soirée exigée (code heureusement enfreint par moult artistes sauvages), limousines (de grosses Opel…) et tapis rouge, pouvait faire craindre le bluff et la mascarade. Mais rien de cela : les Suisses ont probablement trop de bonhomie pour ça. N’empêche que les toilettes et l’apéro initial réunissant tous le gotha du cinéma suisse, de la culture et de la politique, ont donné un premier éclat à une cérémonie qui, les dernières années, tournait à la ringardise télévisuelle. Si la télé n’était pas au rendez-vous du direct, la cérémonie proprement dite n’a été que plus débridée, avec trois musiciens style rock des sixties, et un Gilles Tschudi bilingue et drôle, jouant successivement les rôles de prédicateur parodique de la Bonne Cause cinématographique, de bateleur et de technicien en mal de reconnaissance, combien justifiée...
    Sous cet emballage relooké, le meilleur de la création cinématographique 2006 n’a pas été négligé, et la première preuve en est le Prix du meilleur prix de fiction 2006 attribué à Vitus de Fredi M. Murer, grand film « populaire de qualité », selon les critères un peu démagos de l'Office fédéral de la culture, snobé jusque-là par Nicolas Bideau,  recalé aux Oscars mais déjà fêté par le public. Avec la même pertinence, le jury a attribué son prix spécial à Nachbeben de Stina Werenfels, distinguant le travail d’ensemble de ce superbe film « de chambre » encore à découvrir en Suisse française, comme Vitus d’ailleurs.
    Les Romands n’ont pas été oubliés par le jury, puisque Bideau père, magnifique ronchon de Mon frère se marie, de Jean-Stéphane Bron, a décroché le prix du premier rôle, alors que Natacha Koutchoumov, si attachante dans les deux films de Lionel Baier, Garçon stupide et Comme des voleurs, a été récompensée pour son second rôle dans Pas de panique de Denis Rabaglia.
    Nouveauté de cette édition : le prix du meilleur scénario. Là encore, le jury a vu juste en distinguant Barbara Albert, la scénariste de Das Fräulein d’Andrea Staka. Bref, la fête fut belle, qui demande à continuer dans les salles. Allez et voyez !

    Cet article a paru dans l'édition de 24Heures du 25 janvier 2007.

  • Brise de mer sur Calvin-City

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    Voler est un art de Pierre-André Thiébaud documente le casse de 1990 contre l’Union de Banques Suisse de Genève. Première à Soleure 2007.
    Pierre-André Thiébaud a-t-il sacrifié à la facilité anecdotique en choisissant de raconter le hold-up « artistique » qui se solda par un butin de quelque 20 millions d’euros, jamais récupérés ? Le prétendre serait injuste, car au-delà des faits, donnant certes du « bon pain » aux enquêteurs de service, autant qu’aux avocats vedettes genevois et aux médias, Voler est un art reconstitue un véritable polar à retombées judiciaires, et donc humaines, aussi peu reluisantes pour les uns que pour les autres - un auteur de roman noir désabusé n’aurait pas imaginé dénouement plus amer.
    Développant son film comme une enquête, dont l’un des protagonistes est l’un des limiers genevois survivants, le cinéaste, après le rappel des faits, introduit in vivo deux « acteurs » intéressants, qui furent à la fois les comparses des grands casseurs de l’occase et les seuls vraiment punis. Le premier, le prof de sport mariole Ferrari, trafiquant de devises et de métaux précieux à ses heures, fut l’informateur initial des « artistes » corses, que ceux-ci blousèrent en le privant de sa part – d’où son rôle ultérieur de balance. L’autre, Sebastian de Hoyos, petit employé brésilien de l’UBS au passé de communiste torturé sous la dictature (pas vraiment une référence, ça, aux yeux des patrons de la banque genevoise), livra certes des codes décisifs pour l’accomplissement du hold-up, mais sa peine excessive de 7 ans signale son rôle de bouc émissaire. Cela pour les « petits Suisses ». Or le film de Thiébaud nous fait voyager, de la rédaction du Monde, dont un reporter a lui-même enquêté à fond, à l’île de Beauté où le commissaire genevois découvre les pratiques de la bande dite de la Brise de mer, composée de gens dont le « sérieux » lui en impose. Entre pros, n’est-ce pas…
    Avec pas mal d’humour et de réserves critiques sur les rouages de la justice, Pierre-André Thiébaud documente un « art » dont on oublie presque le caractère délictueux, en indiquant bien dans quelle « zone grise » les pires malfrats savent manœuvrer au dam des « amateurs », quels qu’ils soient. Son film est aussi celui d’un auteur dont la « patte » donne son dynamisme formel à l’ouvrage et, à la toute fin, sa touche douce-amère sur fond de neige genevoise au-dessus de tout soupçon…

  • Mille pages de trop ?

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    Microfictions de Régis Jauffret.

    L’idée du dernier livre de Régis Jauffret est intéressante, consistant à déployer une sorte de chronique kaléidoscopique qui modulerait tous les états de l’humanité sous forme de bref récits sans liens apparents mais tenus ensemble par le pari fou de l’auteur de parler au nom de tout un chacun : « Je suis tout le monde ».
    Dès la première centaine de pages de Microfictions, qui en compte plus de mille, l’intérêt vif et la curiosité ne tardent pourtant à s’émousser, tant le sentiment que chacun des personnages que Jauffret fait parler n’est en somme qu’une projection fantasmatique de l’auteur en telle ou telle figure, sans voix personnelle, sans épaisseur, sans nuances, sans aura en un mot. A tel point que l’impression dominante se réduit, à quelques exceptions près où la voix de l’auteur lui-même filtre plus simplement, à cet autre constat plus morne : « Je ne suis personne ».
    Régis Jauffret passe, depuis ses premiers livres, pour un écrivain à l’écoute des vies ordinaires, mais je vois de plus en plus, pour ma part, dans sa vision de la réalité, la seule projection systématique d’une maussaderie dépressive qui réduit ses personnages à des schémas, voire à des clichés. C’était déjà bien pénible dans Asile de fous, où la haine des familles perdait toute vraisemblance faute de nuances et de détails, et ce l’est plus encore dans ces Microfictions qui manquent également de nuances et de détails, mais aussi de vraie compassion et de vraie curiosité pour la vie des gens. Ceux-ci sont systématiquement moches, violents, souvent abjects, ou au contraire victimisés par toutes les formes de pouvoir, mais jamais surprenants, jamais émouvants, jamais une chose et son contraire, jamais sentis réellement de l’intérieur, jamais vraiment libres ni vraiment vibrants de leur voix propre. Cela donne donc un livre surabondant en apparence et d’une étonnante pauvreté de réelles observations et de réelles émotions, pauvre en outre en sensations physique – un livre écrit avec la tête qui ne pulse ni ne bande ni ne pue ni ne diffuse aucun parfum. Mille pages de trop ?
    Régis Jauffret. Microfictions. Gallimard, 1027p.

  • Lolo style Deschiens

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    Le théâtre d’Antoine Jaccoud (1)

    Il y a sept ans que je passe à côté de cet auteur dont je me sens étrangement proche, non du tout parce qu’il est lui aussi Lausannois ou que nous publions chez le même éditeur, mais du fait que ce qu’il perçoit et qu’il exprime est de partout où l’on trouve des gens ordinaires, plus ou moins cabossés par la vie, plus ou moins beaufs, comme on dit, mais regardés avec affection, avec humour et sensibilité, saisis dans leur vérité mouvante au fil de dialogues d’une justesse sans faille à quoi s’ajoute une sorte de musique aigrelette.
    Un recueil de plus de 400 pages permet aujourd’hui de se faire une bonne idée de ce théâtre qu’on pourrait situer dans la mouvance du répertoire dit naguère « du quotidien », du côté d’un Jean-Marie Piemme, en plus astringent et en plus fou, en plus imaginatif aussi quant aux situations, et d’ailleurs sans que cela participe d’une quelconque école.
    Le premier monologue intitulé Je suis le mari de…, datant de 2000, nous vaut une irrésistible entrée en matière, avec la confession de celui qui, par attirance fétichiste autant que par compassion, est devenu le factotum et le compagnon de la deuxième plus belle poitrine du monde, cette Lolo en laquelle on identifie évidemment une personne célèbre, mais qui devient ici toute familière, même petite fille, émouvante en somme.
    C’est à la fois tordant et tendre, grandiose dans le tragi-comique, d’un véritable humour tel qu’on en trouve plus souvent dans les pays sinistrés, telle l’Irlande ou la Belgique, que dans les paradis fiscaux. Mais on sait que le fantasme mammaire est universel et qu’il est de braves gens prêts, en Suisse aussi, à prendre sur eux la souffrance de martyrs inaperçus quoique exhibés comme des monstres de foire. Tout cela que l’auteur module avec un mélange d’acuité, dans l’observation, et de gentillesse « panique », qui réjouit véritablement. Et ce n’est qu’un début… (A suivre)
    Antoine Jaccoud. En attendant la grippe aviaire et autres pièces. Théâtre en Campoche,  462p.

  • Les amours différées

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    La disparition de Richard Taylor, le nouveau roman tendre et noir d’Arnaud Cathrine

    On ressort de ce beau roman polyphonique avec l’impression d’avoir traversé plusieurs vies ou reçu autant de confidences, toutes de femmes, s’entrecroisant pour composer le portrait en creux d’un homme perdu, mélange d’enfant et d’artiste qui aurait renoncé à jouer le rôle que les autres attendaient qu’il tînt.
    Richard Taylor, en ses jeunes années, aimait peindre et jouer du piano, à quoi il renonça pour couper aux foudres paternelles, avant de se conformer en apparence à une existence petite-bourgeoise, au côté de sa femme Susan, qu’il exècre en réalité. Or, comme le Monsieur Monde de Simenon, voici qu’il disparaît tout à coup en ne laissant à sa mère et sa femme qu’une lettre leur révélant qu’il se sent «à leurs griffes » et qu'il a décidé de casser net et de se casser: qu’elles ne le reverront plus, en partance qu'il est fissa pour Tokyo. Sa dérive ne le mènera pas si loin, que nous suivons tout au long du roman, évoquée par les femmes qui le rencontrent, le recueillent momentanément, l’aiment et le perdent comme il semble que lui-même se soit perdu à jamais, n’était un bonheur revenu à peindre ou des essais de retour dont le plus douloureux est celui qui lui fait découvrir la fin tragique de sa femme et de leur enfant.
    Si le protagoniste, qui se juge lui-même lâche, imposteur et indigne d’intérêt, nous touche par sa fragilité et son intégrité, c’est à travers le regard des femmes qu’il nous intéresse à vrai dire et, dans la foulée, c’est à ce que vivent ces femmes que nous nous intéressons plus encore, comme à autant de modulations de l’amour espéré et le plus souvent différé.
    De l’amour terre à terre de Susan, l’épouse conformiste, à la passion complexe de Rebecca, collègue de Richard à la BBC, en passant par l’attachement charnel et affectif de la jeune Lydia O’Lear, la gamme des sentiments est riche, qui se déploie plus largement encore à l’approche d’autres beaux personnages féminins chez lesquels le protagoniste trouve refuge ou ne fait que passer. Ainsi de l’attachante Molly Hunter, chez laquelle il se pointe car elle vit dans la maison où il a passé son enfance, qui imagine un instant que « quelque chose » pourrait se passer entre eux, tout en devinant qu’il n'en sera rien. Sur les traces du fugitif, on croise également la trajectoire de la dramaturge Sarah Kane, amie de la transsexuelle Vanessa, qui croit rencontrer l’amie rêvée dans le métro avant de tomber par hasard, en pleine crise de désarroi, sur Richard qui a l’air aussi perdu qu’elle. Dans la foulée, Sarah se fait la réflexion que, dans ses pièces, elle n’aura jamais en somme fait que parler d’amour…
    On pourrait en dire autant de ce roman à multiples voix, dont les dialogues signalent d’ailleurs un grand talent théâtral virtuel, et que sa densité émotionnelle et sa pénétration intuitive, sa vivacité d’observation et son tonus interne tirent du côté de la vie en dépit de sa noirceur. Rien cependant de complaisant en celle-ci, qui relève plutôt de la lucidité et de l’honnêteté de l’auteur, d’une impressionnante maturité à tous égards.
    Arnaud Cathrine. La disparition de Richard Taylor. Verticales, 194p.

  • Le carton du cinéma suisse

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    Une scène de Vitus, de Fredi M. Murer, avec le jeune pianiste prodige Theo Gheorghiu et Bruno Ganz 

    Aux 42es Journées de Soleure, pros et public fêteront une féconde année 2006
    Le nouveau chef de la Section Cinéma de l’Office fédéral de la culture a de quoi pavoiser : l’année de son intronisation coïncide avec une embellie spectaculaire du cinéma helvétique dans le domaine privilégié de la fiction. Mais Nicolas Bideau y est-il pour quelque chose ?
    Rappel des chiffres : en 2006, les films suisses, avec 1,5 million d’entrées, se sont taillé une part de marché record de plus de 10%, certes très loin derrière le cinéma américain (60% des 16,6 millions d’entrées) mais devant la France (8,7%) ou la Grande-Bretagne 8,3%). Dans le top-ten national, seul le Vaudois Jean-Stéphane Bron marque la présence romande avec Mon frère se marie (23.300 entrées), à la dixième place, derrière Grounding de Michael Steiner (367.000 entrées) ou Vitus de Fredi M. Murer (166.000 entrées). Avec 55 films – 18 films de fiction, 15 documentaires et 22 courts métrages -, la présence helvétique s’est en outre notablement accrue dans les festivals internationaux où de nombreux lauriers ont été glanés. Est-ce à dire qu’y en a point comme nous et que « ça baigne » ?
    Ce qu’il faut relever, en premier lieu, à l’ouverture des Journées de Soleure, constituant l’aperçu annuel et le forum professionnel du cinéma suisse, c’est que ces « fruits » ne procèdent pas de la nouvelle politique de Bideau, sauf du point de vue de la communication. En outre, le rayonnement international du cinéma suisse, hors des festivals, reste très limité.
    « Il est clair, précise Ivo Kummer, que 2006 a été une grande année pour la fiction suisse, et que les films nominés pour la meilleure fiction au Prix du cinéma suisse sont tous d’un niveau remarquable, toutes générations confondues. Par ailleurs, il est évident que le niveau technique et le langage de Grounding, ou de Vitus, correspondent mieux au standards internationaux, et que le public et les médias suisses sont plus réceptifs à notre cinéma, grâce aussi à la politique de communication et au travail des distributeurs. Mais il ne faut pas se griser pour autant : le hasard compte là-dedans, comme le fait que nombre de fictions ont été conçues pour la télévision. La situation reste sensible, et nous devons être attentifs aussi à la défense du film documentaire, l’un des fleurons traditionnels du cinéma suisse. » Cette réserve est également le fait de René Gerber, directeur de ProCinéma, association des exploitants et distributeurs de films, pour qui la production cinématographique est « une affaire cyclique qui connaît des hauts et des bas », réduisant 2006 à « une année normale ».

    Et Bideau là-dedans ?
    Vitrine annuelle du cinéma suisse drainant un public averti (nettement moins populaire à cet égard que le festival de Locarno), les Journées de Soleure privilégient aussi les débats entre professionnels. Cette année, nul doute que les discussions rouleront (notamment) sur la politique et les méthodes du nouveau Monsieur Cinéma de l’OFC, qui commence à susciter de rudes grognes, surtout outre-Sarine. Communication clinquante d’un haut fonctionnaire qui agit en patron de studio, favoritisme pro-Romand, « jeunisme », interventionnisme excessif sur le contenu des projets : tels sont, entre autres, les reproches que réalisateurs et producteurs adressent (à voix encore basse) à celui qui ne laisse personne indifférent.
    «On ne pourra juger de la politique de Bideau que dans deux ou trois ans, pondère Jean-Stéphane Bron, qui note aussi, comme ses pairs Lionel Baier ou Frédéric Choffat, que l’exigence d’un cinéma plus ouvert au public est une bonne chose, et que l’effort de communication a contribué à battre en brèche l’image d’un cinéma suisse mortifère.
    N’empêche : l’impression que Nicolas Bideau en « fait trop » pour la galerie, sans avoir les moyens de ses proclamations, relançant le vœu de Pascal Couchepin d’un cinéma suisse qui « cartonne », est partagée même par ceux qui ont salué son arrivée. « On parle trop du cinéma suisse et pas assez des films », remarque Lionel Baier, alors qu’Ivo Kummer rappelle qu’il en est du cinéma comme du sport : défendre ainsi les seules disciplines spectaculaires est insuffisant, voire dommageable pour l’ensemble de la production. Et Frédéric Choffat de comparer le cinéma d’auteur à l’agriculture de montagne, dont le soutien n’a pas à être sacrifié à la course aux chiffres…

    Atouts et découvertes
    Limousines et tapis rouge pour la cérémonie relookée du Prix du cinéma suisse : on va voir ce qu’on va voir le 24 janvier au soir, où cinq films sont en lice pour la meilleure fiction 2006, notamment. Favoris : Vitus de Fredi M.Murer, sélectionné pour les Oscars, Grounding de Michael Steiner et Das Fraülein d’Andrea Staka, déjà couronné à Locarno. Vaillants nominés vaudois : Lionel Baier et Jean-Stéphane Bron.
    Entre autres nouveautés à découvrir dont parle la rumeur: Das wahre Leben du très prometteur Alain Gsponer, évoquant les désarrois exacerbés d’un adolescent dans une famille contemporaine « surbookée ».
    Dans les grandes largeurs, la rétrospective consacrée au maître imagier Renato Berta (lire 24Heures du ) jouxte une nouvelle bourse aux clips, un (chiche) hommage à Daniel Schmid (avec la seule Paloma…), le (riche) Panorama de la production suisse (235 films), la section transfrontalière Passages, des débats, etc.
    Ouverture aujourd’hui en présence du Conseiller fédéral Samuel Schmid et d’une escouade de parlementaires.

    Romands en lice
    Au nombre des films de réalisateurs romands présentés à Soleure, il en est dont on a déjà parlé l’été dernier, tels Mon frère se marie de Jean-Stéphane Bron, La liste de Carla de Marcel Schüpbach, La traductrice d’Elena Hazanov, Qué viva Mauricio Demierre de Stéphane Goël ou Jeu de Georges Schwizgebel, présentés à Locarno. D’autres ont été révélés entretemps, de Comme des voleurs de Lionel Baier à La vraie vie est ailleurs de Frédéric Choffat. A ceux-là s’ajoutent plusieurs dizaines de « longs » ou « courts » à découvrir, comme la dernière réalisation de Claude Goretta, Sartre, l’âge des passions, un bref docu de notre consoeur Anne Cuneo intitulé Max Bollag, galerist, ou l’évocation, dans Vivement samedi ! d’Emmanuelle de Riedmatten, du parc de Vidy-Lausanne, haut-lieu de rencontres multiculturelles.
    Fort attendu enfin: Voler est un art, le film d’investigation de Pierre-André Thiébaud, consacré au « casse» perpétré à Genève en 1990 contre l’UBS, et racontant les tenants et aboutissants de ce hold-up, témoins à l’appui. Une sorte de docu-thriller…

    Soleure. 42es Journées du cinéma suisse, du 22 au 28 janvier. Infos : 032 625 80 80. Ou http://www.journeesdesoleure.ch/

  • L'ange de la Seine

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    Une chenille de métal traverse la Seine sur un pont squelettique.
    Le soleil danse sur l’eau miroitante, sur les multiples facettes d’un immense diamant de béton.
    Un homme marche sur le quai. Fasciné.
    Il erre entre les arbres, le long des péniches houillères, les yeux rivés sur les flots.
    Une mouette passe en criant.
    Dans ses yeux mouillés, la crête des vagues léchée par la lumière, scintille.
    Les longs chalands amarrés s’entrechoquent doucement.
    Les filins étirés cinglent leurs flancs en rythme.
    Un silo déglutit du minerai : la pyramide s’écroule par son milieu, grand sablier du temps.
    L’homme progresse. Pas à pas, il gagne la rive, s’immobilise.
    Ses pieds n’accrochent pas la pierre : il tombe.
    L’eau fangeuse le caresse, l’enveloppe.
    Il sombre dans les profondeurs…
    Le remous projette encore les bateaux l’un contre l’autre.
    Le soleil pleut, inonde la ville.
    La chenille repasse en sens inverse,
    Des enfants jouent sur le chemin de halage…

    Frédérique, lycéenne

    (1981)

  • Fugues de la trentaine

    medium_Frederic_Choffat.jpgFrédéric Choffat signe son premier "long", La vraie vie est ailleurs

    Dès le splendide générique de La vraie vie est ailleurs, en long plan-séquence d'un ample mouvement tournoyant sans coupe, tourné dans les couloirs de la gare de Genève, Frédéric Choffat et sa camérawoman Séverine Barde nous coulent dans la foulée des trentenaires de ce premier long métrage, avec empathie et vigueur. Il y a là un jeune type mal rasé style bohème (Dorian Rossel) qui va rejoindre à Berlin son amie venant d'accoucher de leur petit Lucas; une femme du genre «qui assure» (Sandra Amodio) en route pour un colloque scientifique à Marseille; et cette femme-enfant (Antonella Vitali) mutine et râleuse, fille d'Italiens (30 ans en Suisse et pas encore le droit de voter !) qui rejoint Naples avec son chat et un caquelon à fondue que lui ont offert ses amies. Chacun de ces personnages, suivis en alternance, va faire, le temps d'un voyage nocturne, l'expérience d'une rencontre qui aura valeur, à chaque fois, de retour sur soi. A partir d'un scénario apparemment ténu, La vraie vie est ailleurs se développe comme une triple fugue émotionnellement riche, où le réalisateur et sa co-scénariste, Julie Gilbert, brossent six portraits de jeunes gens d'aujourd'hui en forme d'interrogation existentielle.

    «Ce que nous voulions dès le départ avec nos regards croisés, explique Frédéric Choffat, c'est aborder la relation féminin-masculin. Plus précisément, dans la première de ces histoires, nous avons abordé la condition de ces femmes de la trentaine finissante qui ont énormément investi dans leur affirmation professionnelle, quitte à sacrifier leur vie affective ou leur part féminine. En l'occurrence, le personnage masculin rencontré est un de ces garçons qui, au contraire, ont plutôt développé leur part féminine et que la demande de l'autre incite à se réaffirmer. Ce qui nous a intéressés ensuite, était de développer ce thème en privilégiant le non-dit et en impliquant les acteurs dans la construction des personnages.»

    medium_6_-_Rossel_kohoutova.jpgLa vraie vie est ailleurs tient en effet, beaucoup, au jeu très engagé des comédiens, tous très convaincants. «Si les personnages étaient typés à l'avance, aucun dialogue n'a été écrit. C'est sur le tournage même que tout s'est fixé à mesure». Certaines séquences «flottent» parfois, mais l'intensité émotionnelle et la spontanéité des comédiens pallient ce défaut. Ainsi de la relation joyeusement conflictuelle de l'Italienne et du couchettiste incarné par Roberto Molo, ponctuée de saillies verbales (improvisées) irrésistibles. Egalement étonnants malgré leurs rôles «taiseux»: Vincent Bonillo en doux paumé «sauvant» à sa façon la superwoman fatiguée; ou la sauvage Jasna Kohoutova, belle figure de Balkanique endiablée qui fouette le sang du jeune père.

    A 33 ans, Frédéric Choffat, Lausannois par sa mère et formé à l'ECAL, réussit un premier «long» qui confirme les promesses de son début de carrière, marquée par divers prix.

    Avec un petit budget (un peu plus de 500 000 francs, soit la moitié de la norme en matière de fiction), une équipe hyperlégère et beaucoup de talent (dont celui du musicien Pierre Audétat), La vraie vie est ailleurs honore le cinéma d'ici.

    La vraie vie est ailleurs. Dans les salles romandes. Aux Journées de Soleure, Reithalle, le 25 janvier.

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  • Berger de mots

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    Caeiro ! évoque Pessoa en finesse
    Qui était vraiment Fernando Pessoa (1888-1935), ce fascinant écrivain portugais du début du XXe siècle dont les hétéronymes principaux (Alberto Caeiro, Alvaro de Campos, Bernardo Soares et Ricardo Reis) défient notre besoin d’identification de l’auteur en un seul « moi-je » ? L’écrivain orthonyme était-il le « vrai » Pessoa, plus que l’auteur du Livre de l’intranquillité, très prisé depuis quelques années, ou que le savoureux matérialiste terrien du Gardeur de troupeaux, ce Caeiro que Pessoa tenait pour son maître, « mort » en 1915 ? Et pourquoi ne pas voir en ceux-là autant de facettes d’un même cristal à la fois réel et fictif ?
    Ce qui est sûr, c’est qu’il y a du Pessoa et du Soares dans le Caeiro évoqué au fil du spectacle éponyme présenté ces jours au théâtre Kléber-Méleau, dans une mise en scène ludique et inventive d’Hervé Pierre, un bel écrin scénographique (Daniel Jeanneteau) et des lumières (Marie-Christine Soma) et costumes (Isabelle Flosi) d’un même bonheur, avec lequel les deux comédiens (Clotile Mollet et Gilles Paris) sont également en phase.
    Ebahissement candide d’être au monde, raisonnements philosophiques oscillant entre humour absurde et doux lyrisme, pas-de-deux verbaux ou gestuels poético-loufoques, tout cela glisse un peu en surface mais avec grâce, laquelle se fait soudain plus incisive dans l’histoire de l’enfant éternel (Jésus désertant le paradis et ses paris stupides pour retomber en enfance et sur la terre « qui est parfois si jolie », comme disait l’autre) cher à Pessoa autant qu’à Caeiro…
    Tout en douceur malicieuse, à fines touches et avec des talents conjugués, ce Caeiro ! se déguste volontiers mais sans rester bien longtemps en bouche…

    Théâtre Kléber-Méleau, jusqu’au 28 janvier. Ma, me, je à 19h. Ve, sa à 20h.30. Relâche lundi et mardi 21 et 22 janvier. Réservations : 021 / 625 84 29.

  • Un blogophobe ça roule, ma poule

    medium_Limousine2.jpg Le chauffeur pense quand c'est nous qu'on dépense

    « Donc, un blog. Je déteste les blogs, en fait. Cet épandage de moi, moi, moi comme du fumier, comme si quelque chose allait repousser, cet épandage me défrise. Tout le monde a son blog alors que tout le monde se branle du blog de tout le monde, ça n'a aucun sens. »
    Voilà ce qu’écrit le chauffeur de limousine dont je t'ai parlé, genre facho vénal mais qu'a plus d’un calame dans son baise-en-ville. Tu vois ça choute, un baise-en-ville, le genre qui se porte plus depuis Akhénaton Fils au moins ? N’empêche, j'te dis que ça: son petit roseau a du jus et de la bête à revendre. La preuve: 

    http://leschauffeursdelimousinepensentaussi.blogspot.com

  • Whispering Safonoff

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    A La Désirade, ce dimanche 14 janvier. – Cette évocation hivernale de la baie de Montreux vue des hauts, par Varlin, rend bien la tonalité de ce dimanche d’hiver et fait écho, à l’instant, à ces mots que je lis dans le dernier livre de Catherine Safonoff, intitulé Autour de ma mère et me rappelant à tout moment les notes sensibles du livre que je préfère de Peter Handke, Le poids du monde : « Je me rappelle l’hiver dernier, un hiver gris et froid tendu par une sorte de courage mécanique. On écrivait tous les jours, à 16 heures on rangeait les papiers et on partait marcher. J’allais d’un bon pas dans le froid, toujours le même parcours, la nuit tombait, de retour je montais le chauffage, faisais du thé, un peu de ménage, des exercices de grec, écoutais la radio – oui, un bon hiver régulier et les longs soirs étaient assez heureux, tout autour de la maison c’était un beau froid noir et muet ».
    Voilà, c’est exactement ça que nous avons ce dimanche matin, ce « beau froid noir et muet », et le murmure de Safonoff me touche et me fait lever les yeux à tout moment, comme hier soir et tous ces soirs le Journal de Kafka, qu’elle dit elle aussi lire en continu, me rappelant également ce seul titre de Handke que ces pages illustrent précisément : L’heure de la sensation vraie
    « Une seule chose a compté dans ma vie, écrit Safonoff, aimer quelqu’un, être aimée de quelqu’un. J’ai vécu ou survécu grâce à cela. J’écris sur l’amour personnel, j’écris sur l’unique entreprise qui vaille au monde, aimer quelqu’un ». C’est exactement ce que dit aussi Sarah Kane dans le dernier roman d’Arnaud Cathrine, et c’est ce que j’ai écrit dans mes carnets de l’année dernière, et cela aussi du murmure de Safonoff trouve un immédiat écho en moi : « Je n’aime pas ne pas revenir à quelqu’un ». C’est pourquoi j’en ai tant bavé, moi, de ne pas voir certains de mes amis ne jamais revenir. Moi je serais toujours revenu mais le sentiment qu’ils ne reviendraient jamais ni sur ce qu’ils ont dit ni sur ce qu’ils ont fait, parce que leur hubris, leur orgueil, leur paresse, la face à ne pas perdre les en empêchait, cette évidence qu’ils ne reviendraient pas sauf à revenir où ils étaient restés, autant dire une petite mort, m’ont paralysé. Ici, chez Safonoff, on est dans la fragilité pure de qui aime et qui aimerait aimé.
    Voici ce qu’elle écrit d’un enfant, elle la vieille petite fille. « Après-midi avec Rémy, quinze mois. Il a un grand attachement pour Doudou, un hippopotame mou recouvert de tissu éponge verdâtre. La peluche est devenue morveuse, croûteuse, malodorante. Parfois l’enfant me la tend mais sans la lâcher. Sucé, cajolé, trituré, Doudou est la chair d’une chair originelle. Je me demande quand Rémy quittera son Doudou et par quoi il le remplacera. Il s’endort, tétant la queue de son hippopotame. Je me demande quels sont mes objets transitionnels et vers quoi ils me transitionnent ».
    Mon objet transitionnel de ce dimanche froid noir et muet est ce livre qui filtre la vie avec une justesse de chaque mot et de chaque silence. C’est un livre proustien à l’état de notes apparemment éparses, mais tenues ensemble par-dessous ou dedans, qui pourrait avoir 100 ou 1000 pages. C’est un livre qui ne se discute pas. Je dois aller en parler mercredi prochain à la radio et voilà ce que je dirai : on ne discute pas ce livre, ce livre est ce qu’il est, c’est un objet transitionnel qui a la couleur de la tristesse et d’une joie discrète…
    medium_Safonof3.JPGCatherine Safonoff, Autour de ma mère. Zoé, 264p.

  • Strindberg déconstruit

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    En création française à Vidy, une nouvelle version du Pélican laisse froid

    On devrait cramer vif à l’issue de cette terrifiante, infernale petite pièce des dernières années de Strindberg, conçue (en 1907) pour le fameux Théâtre Intime du génial dramaturge et concentrant une puissance de haine et de vengeance qui confine au délire, mais il n’y a que les mots qui brûlent dans la maison qu’ils annoncent en feu, au terme de cette représentation du Pélican mise en scène par Gian Manuel Rau au théâtre de Vidy, dans une nouvelle traduction de René Zahnd.
    A l’image de la scénographie d’Anne Hölck, figurant un intérieur hideux à l’agencement et aux meubles chaotiques, où telle méridienne mitée jouxte un escalier pseudo-moderne se contordant le long des murs, c’est dans un affreux cercle familial que nous fait pénétrer Le Pélican, dont les personnages qui s’y affrontent évoquent aussitôt une cage aux fauves ou un cabanon de déments graves.
    Après l’enterrement du père, qu’a suivi le mariage du gendre (honni par le vieux) et de la fille à dégaine de femme-enfant, la mère revient dans la maison qu’elle avait désertée pour flairer l’argent qu’elle n’a pas encore raflé, au dam du fils qui la hait, lui reprochant notamment d’avoir affamé les siens et poussé la cruauté jusqu’à voler l’argent nécessaire au bois de chauffage. On comprend bientôt, ensuite, que la mère indigne est également devenue la maîtresse de son gendre, ainsi que le fils le révèle à sa sœur, laquelle préférerait garder les yeux fermés sur la sinistre réalité qui l’entoure. Faim, froid, haine et trahison appelleront vengeance…
    Il y a du cauchemar éveillé et du conte sanglant dans cet affrontement de prédateurs adultes et d’enfants pris au piège, qui évoque une antique filiation de monstres dont il semble qu’on ne puisse sortir que par une violence de plus – ainsi le fils pousse-t-il la mère à se jeter par la fenêtre avant de bouter le feu à la maison.
    Passé du réalisme noir aux abrupts de l’expressionnisme, Strindberg donne peu de repères sociaux au Pélican, et pourtant on ne peut s’empêcher de penser à la société bourgeoise du début du XXe siècle en « écoutant » la mère à la fois corsetée et cynique, prétendant s’être saignée pour les siens alors quelle les a vampirisés, hypocrite et menteuse incarnée.
    Dans la mise en scène de Gian Manuel Rau, tout repère historique est balayé au profit d’un chaos « déconstruit » à la Matthias Langhoff, où les personnages, exacerbés, sont réduits à des épures évoquant le théâtre hyper-violent de Bond ou de Sarah Kane. Le jeu des acteurs, merveilleusement démoniaque et mobile dans le cas de la mère à la souriante perversité (Dominique Reymond), parfaitement fondu en abjection dans celui du gendre (Roland Vouilloz) ou frémissant de sidération sensible chez la fille (Sasha Rau), perd cependant de sa force dans le rythme cassé et le décalage croissant entre mots et gestes, de reptations gratuites en effets de distanciation fleurant la resucée post-avant-gardiste. Bref, on ne croit pas trop à tout ça, malgré de beaux éclats, et l’amoureux envol final de la servante, fleurant la pièce rapportée, laisse de glace même s’il se veut chant d’amour calorifère.

    Lausanne. Théâtre de Vidy. Le Pélican d’August Strindberg. Jusqu’au 28 janvier, à 19h30 sauf le dimanche (à 18h.30). Relâche dimanche 14, lundi 15 et lundi 22 janvier. Durée du spectacle : 1h.30. Location : Billeterie chez Payot-Pépinet, ou au 021 619 45 45 et sur www.vidy.ch

    Photo Mario del Curto: la mère (Dominique Reymond) et le fils (Bruno Subrini)

    Cet article a paru dans l'édition de 24 Heures du 11 janvier 2007.

  • Pseudo et son double


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     Sur La berlue de Véronique Beucler

    On sourit à tout moment, et parfois même on éclate de rire à la lecture de La Berlue de Véronique Beucler, qui rappelle le meilleur Nothomb ou les romans et certaines nouvelles de Marcel Aymé, particulièrement Le romancier Martin où les personnages de celui-ci se pointent chez lui pour se plaindre du sort qu’il leur réserve. Véronique Beucler pratique une langue claire et sonnante, fruitée et charnue comme l’était celle d’Aymé, avec un rythme, un allant narratif et des trouvailles de langue et d’imagination qui ne sont qu’à elle. Très original, très amusant, réussi dans les grandes largeurs, son deuxième livre (après L’amour en page, paru en 2003) s’emberlificote un peu sur la toute fin, mais sa lecture n’en est pas moins un régal.
    Je ne vais pas en dévoiler l’intrigue, sous peine de gâcher le plaisir de la découverte. Disons que ça se passe entre le merveilleux jardin d’une prof de lettres bordelaise impatiente de voir paraître son premier livre, la table d’un romancier à succès qui entrera dans sa vie après qu’un couteau lui eut été planté dans les entrailles par un ado un peu maladroit (ce sont des choses qui arrivent aujourd’hui aux dames et aux ados), les bureaux d’un éditeur très mufle et de son rival qui ne l’est pas moins, et quoi dire encore si ce n’est que les embrouilles de Romain Gary et d’Emile Ajar sont toutes simples à côté de ce qui se passe dans La Berlue, jouant sur le caractère absolument unique et personnel de ce que vous écrivez dans votre coin, que nul ne saurait concevoir et surtout pas les 666 aspirants romanciers qui se voient publiés à votre place alors que vous lanternez entre anémones du Japon, aristoloches et lettres de refus de 666 éditeurs vous baillant le même babil dilatoire. Tout cela corsé de digressions épatantes, comme celle-ci qui évoque le désarroi légitime des personnages de romans emportés dans le flot actuel: « L’époque, depuis plus de vingt ans, célébrait, en toute grégarité, le voyeurisme, le déballage, le besoin de se lâcher, de s’épancher; on se répandait. La population romanesque en faisait les frais. Violentée, abusée, souillée, décimée, hagarde, elle rendait l’âme. Les survivants avaient perdu tout souvenir des corps heureux, des corps en fêtes. (...) Le roman, hydre aux huit cents titres annuels, se réduisait à une petite affaire privée, un gratouillage de nombril ou d’entre-fesses, jeté sur la place publique »…
    Véronique Beucler. La Berlue. Albin Michel, 203p.

  • Le barbare «communique»

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    Sur Le dieu du carnage de Yasmina Reza
    Après que le jeune Ferdinand, onze ans et des bricoles, a bastonné le non moins jeune Bruno, qui refusait de l’admettre dans sa bande et se retrouve avec deux incisives amochées et le visage en semi-compote, les parents des deux lascars se réunissent chez Véronique et Michel Houillié, géniteurs de la victime. Lui est un commercial sans trop d’états d’âme et elle fait dans la littérature humanitaire – son prochain écrit traitera du Darfour. En face, Annette et Alain Reille plaident coupables, mais on verra que leur tolérance aux charge moralisantes de Véronique ont des limites. Plus précisément, les relations de celle-ci et d’Alain, avocat d’affaires très sûr de lui et qui ne cesse de communiquer sur son portable avec les relations publiques de la firme pharmaceutique qu’il représente, ne vont pas tarder à se crisper avant de plus graves éclats, quand le conflit généralisé mettra fin à la séance de conciliation dont la nouvelle pièce de Yasmina Reza détaille les tenants et aboutissants.
    En gros, ce qui y est révélé n’est un secret pour personne, relevant même du lieu commun d’époque : c’est que le barbare est toujours prêt à bondir de sous le masque du civilisé et qu’il faut peu pour faire, de parents dits adultes et responsables, piqués dans leur susceptibilité de classe, de genre ou de couple, des sauvages pires que leur progéniture. Dans le cas de cette double paire, le conflit opposant initialement les conjoints se corse au moment où l’entente entre mecs et la fureur des chipies fait apparaître les failles de chaque couple, jusqu’à l’horreur vomitive et les gestes fous dont un portable « vital », jeté dans l’eau des tulipes, fera les frais avant celles-ci…
    On se rappelle la verve satirique d’Art, qui fit un des premiers succès un peu convenus de la dramaturge, mais ici c’est du plus grave et du plus subtil aussi, du plus douloureusement significatif : ça fait vraiment mal, avec la même verve endiablée, sur fond de révolte légitime, que dans le récit tendrement dévastateur d’Une désolation…
    Je préfère, quant à moi, le versant tchékhovien de Yasmina Reza, dans Conversations après un enterrement ou L’Homme du hasard. Mais Le dieu du carnage est à lire vite pour le méchant plaisir qu’il procure, avant de le découvrir toutes griffes dehors sur une ou l’autre scène…
    Yasmna Reza. Le dieu du carnage. Albin Michel, 124p.

  • Ballades du désamour

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    Love, 17 nouvelles bluesy de Philippe Testa

    Sous un titre qui évoque à la fois celui d’un album-concept, un sigle de pub ou une inscription taguée sur un mur, Philippe Testa publie son deuxième livre, après le kaléidoscope de notes de voyage de Far-West/Extrême-Orient, paru en 2004: un recueil de dix-sept récits relevant plus, à vrai dire, du croquis ou de la tranche de vie que de la nouvelle achevée. Ce qui les unit est une tonalité douce-acide et un climat général de déglingue affective, sur fond de relations oscillant entre la non-rencontre et la fatigue de l’autre, la solitude et l’incompréhension réciproque. L’auteur y cristallise des observations aiguës, voire incisives, sur le monde qui nous entoure, au fil d’une narration claire et rapide. A préciser qu’à chaque récit est couplé un morceau de rock ou de blues, dont l’écoute est censée « accompagner » la lecture. Ainsi Voyage astral, premier titre du recueil où il est question de la non-rencontre d’un garçon persuadé qu’il « doit » connaître telle fille croisée dans la rue, laquelle beauté ne rêve que de s’accomplir dans les sphère spirituelles du New Age, va-t-il de pair avec Voulez-vous d’Abba…
    Le Mote de Sonic Youth accompagnera, dans la foulée, l’un des meilleurs récits du recueil, Un petit pas pour l'homme, un pas de géant pour l'humanité, où l’auteur observe l’évolution de l’amour-passion d’un quadra pour une adorable nymphette qui débarque dans sa vie avec son vide sidéral de môme vague que rien n’intéresse et qui reste plantée devant la télé. Et l'auteur de noter: « Il voulait ne jamais être séparé d’elle, il voulait l’étrangler, il ne savait plus ce qu’il voulait »...
    Il est beaucoup question de désamour dans Love, entre dialogues de compères sur ce qui foire avec leurs petites amies, et confidences de celles-ci se retrouvant de leur côté pour détailler l'empêtrement médiocre de leurs jules. Debbie, dans une fête, croit rencontrer un type pas comme les autres (il a une façon intense de regarder le ciel étoilé), qui ne voit en elle qu’une possible extraterrestre. Et les malentendus de se multiplier d'une situation à l'autre. Plusieurs des couples observés se défont parce qu’on vit dans l’instant et la jouissance égoïste, à l’enseigne d’une espèce d’infantilisme ou de repli narcissique qui exclut tout pari sur l'avenir et quelque fondation que ce soit; enfin la solitude est un leitmotiv du livre, liée au vide de l'échange ou à l'atonie, à l'avachissement de l'homme téléphage. 
    Parfois aux confins de la charge satirique, comme dans le récit évoquant la rencontre d’une veuve et d’un poisson rouge (Un monde presque parfait), Philippe Testa reste le plus souvent dans l’empathie tendre-acide, peignant ses personnages à petites touches, souvent rehaussées de dialogues sonnant juste. Le tableau d’ensemble rappelle un peu, en beaucoup plus elliptique, voire mince, les observations d’un Carver ou, pour le climat social, d’un Houellebecq, mais l’on reste souvent sur sa faim en dépit de la qualité de la narration et du trait. Celui-ci par exemple, dans Himalaya où l’on voit l’employé Julien, du type très terre à terre, saliver auprès d’une Elodie qui lui préfère le fringant Niels combien plus romantique et dégourdi: « Julien aurait souhaité posséder une télécommande qui zappe les gens aussi facilement que les programmes TV»... Dans le même ordre de notations, Philippe Testa rend très bien compte de ce qu’on pourrait dire la mécanisation des affects ou la standardisation des comportements, qui n’excluent pas pour autant les sentiments à vif…
    Philippe Testa. Love. Editions Navarino, 123p. Lausanne, 2007

  • Murènes de l’édition

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    Les sœurs de Prague, le nouveau roman de Jérôme Garcin

    Une lettre d’injure carabinée marque le départ de ce nouveau roman de Jérôme Garcin, dans laquelle une frénétique Klara, de la paisible station alpine suisse de Mürren (d’où l’on découvre le panorama « majestueux et emmerdant » de la sainte trinité que forment l’Eiger, le Mönch et la Jungfrau), vomit toute sa hargne et son ressentiment à l’adresse d’un jeune interlocuteur, probablement écrivain, qu’elle traite de « parangon de connerie » après lui avoir reproché son arrivisme, son conformisem et son égoïsme. On croit comprendre qu’elle l’a aidé et protégé et qu’au moment où elle-même a été victime d’un certain complot, ce « frétillant et stupide caniche » s’est montré lâche et n’a pas fait un geste pour la défendre. Invoquant son « putain de saloperie de métier », dont on suppose qu’elle a été écartée, ladite Klara écrit encore qu’elle y a aimé surtout les tournages de films tirés des livres qu’elle gérait au titre d’agente littéraire : « J’aimais l’odeur de la caméra. Oui, imbécile, les caméras ont une odeur. Elles sentent le renfermé, le bois de cercueil, le cadavre encore chaud, les draps défaits, les derniers jours de l’été. Elles filment ce qui va disparaître. Mais ça t’échappe forcément. Et l’aimable épistolière de conclure sa lettre sur ces mots : « Avec ce qu’il me reste de salive, je te crache à la gueule »»
    Cette Klara est immédiatement intéressante, dont nous allons découvrir les menées dans le récit qui suit, dont le narrateur est un jeune écrivain du genre « loser » parisien, juste remarqué pour le « succès accidentel » d’un roman intitulé La tête froide, qui lui vaut d’être abordé par cette Klara Gottwald, d’origine tchèque, déjà surnommée la « rottweiler du gotha » pour les méthodes prédatrices qu’elle applique dans le monde de l’édition et du cinéma. Lorsqu’elle l’entreprend, au Lutetia, il lui avoue qu’il est en train de poireauter sur une adaptation moderne d’Armance de Stendhal, entre autres activités mercenaires de critique pigiste de cinéma. Le dynamisme flatteur de Klara ne tarde pas, dans la foulée, à lui faire signer un contrat, au dam de ses amis l’éditeur Jean-Claude et l’agent Alexandre qui voient les raids de la Gottwald d’un très mauvais œil. Plus rude pour lui : sa compagne Laetitia le raille de se prendre ainsi pour un écrivain arrivé alors qu’elle est la mieux placée pour apprécier quel glandeur il est en réalité.
    Comme on s’en doute, ce nouveau statut ne sera pour le jeune romancier qu’un leurre et un poids. Son remake d’ Armance n’intéressera Klara que pour son éventuelle transposition cinématographique, et dans l’immédiat c’est en chien-chien qu’on le traite. Klara s’en servira notamment pour accueillir sa sœur Hilda à Paris, qui la rejoint pour la seconder dans ses affaires. Or ladite Hilda, prof de français jusque-là, va se métamorphoser en femme d’affaires aussi redoutable que sa sœur.
    Et le narrateur de commenter : « Dieu sait que j’en ai vu, dans mon milieu, des femmes et des hommes que je croyais connaître et qui, du jour au lendemain, ont été défigurés par l’usage du pouvoir, amaigris par le régime de la tyrannie, tordus par la jalousie, déformés par la vanité, ulcérés par la faculté, à laquelle ils n’étaient pas préparés et qu’ils ne soupçonnaient pas, de nuire pour construire, d’écraser pour briller, de tuer pour survivre »… Il n’en est pas moins étonné par la transformation d’Hilda, qui se montrera bientôt à la hauteur de Klara… jusqu’à la chute du brillant tandem àla suite d'un scandale retentissant.
    Le roman de Garcin, tout proche des réalités nouvelles de l’édition, est intéressant à la fois par le portrait « en creux » de son narrateur, du genre veule mais sensible et parfois sensé, et par celui des deux sœurs (Klara surtout, qui à débarqué de Prague après divers ratages existentiels - elle y a abandonné un jeune fils -, et avec une intense volonté de revanche) dont le lecteur a cependant quelque peine à concevoir ce qu’il appelle leur « tragédie ». Excellent aperçu de l’évolution des mœurs et pratiques dans un monde parisien qu’il connaît, évidemment, comme sa poche, Jérôme Garcin multiplie les effets de réel (de telle rencontre de Sollers à tel enregistrement du Masque et la plume) et c’est en invoquant son ami Jacques Chessex qu’il amène  Klara à se jeter du pont aux suicidés sis en plein Lausanne, au pied duquel une pancarte mettait naguère le passant en garde : « Attention chute d’espoir»…
    Un peu rapide et trop en surface à certains égards (notamment en ce qui concerne le passé et le drame de Klara), Les sœurs de Prague épate du moins par son écriture, son mordant, son allant narratif et cette vacherie noire bien « bourgeoisie française » que nuancent en douceur de belles pages rêveuses que l’auteur « offre » pour ainsi dire à son personnage, moins médiocre alors qu’il ne semblait. Le roman en perd un peu en crédibilité ce qu’il y gagne de finesse dans l’analyse et de charme dans le climat doux-amer, d’élégance aussi dans l’écriture, proche de Théâtre intime ou de Cavalier seul.
    Jérôme Garcin, Les sœurs de Prague. Gallimard, 174p. En librairie le 4 janvier 2007.

  • Jouvence de Maurice Chappaz

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    « Si Paul Eluard avait été Suisse romand, disait un jour Etiemble à propos de Maurice Chappaz, personne ne connaîtrait son existence outre-Jura», et c’est à peu près la situation dans laquelle se trouve, aujourd’hui encore, l’un des plus grands écrivains apparus en Suisse romande dans la postérité de Ramuz, dont l’œuvre poétique nous semble, du seul point de vue de l’apport à la langue française, d’une vigueur et d’une originalité qui n’a cessé de se renouveler jusqu’à l’âge avancé de l’écrivain, comme l’illustre la prose inspirée et folle de l’Evangile selon Judas (Gallimard, 2001), dont l’extraordinaire liberté d’invention verbale va de pair avec la profondeur de pensée. Or cette oeuvre si dense, à la fois si cohérente et si variée dans ses expressions (poèmes, proses, lettres, journaux personnels, récits, pamphlets, reportages) n’a pas droit à la moindre mention dans l’Anthologie de la poésie française publiée à l’enseigne de la Pléiade en l’an 2000 ! Autant dire que c’est avec reconnaissance qu’il faut accueillir la première étude sérieuse consacrée en France à Chappaz, assortie d’un choix de textes conforme à la lecture « pour l’essentiel », très érudite et très pénétrante de Christophe Carraud, latiniste et spécialiste de Pétrarque qui se situe assez nettement dans une optique spiritualiste d’inspiration catholique « augustinienne ».

    Le moins qu’on puisse relever alors est que son approche de grand style et de profonde sensibilité (autant du point de la réflexion que de l’expression) ne sacrifie pas à l’esprit du temps, au risque même d’écarter plus d’un lecteur qu’effarouchera la crainte (injustifiée selon nous) d’une œuvre trop « difficile ». Du moins, coupant à tout folklore anecdotique, Christophe Carraud a-t-il le premier mérite de rappeler que toute œuvre classique – car c’est à cette hauteur qu’il place celle de Chappaz – est foncièrement exigeante. D’emblée, il est dit en outre que l’œuvre de Chappaz « vient de plus loin que lui et va vers une fin dont seule la préfiguration nous est offerte ». Ce n’est pas l’arracher à l’humus qui l’a nourrie non plus qu’à son temps, bien au contraire : le premier souci de Christophe Carraud, en virtuel « lecteur très ancien », est de resituer le « lieu de permanence » qu’a représenté le Valais ancestral soudain en mutation dont Chappaz est à la fois l’héritier et le chantre partagé entre adhésion (témoin proche de la construction de la Grand Dixence) et rejet fulminant (l’attaque écologiste contre les promoteurs rapaces), auquel on n’aura cependant rien compris en le classant tantôt vagabond anarchisant proche des hippies ou proprio terrien réactionnaire.

    Qualifiant la pensée sous-jacente de Maurice Chappaz, de l’initial Testament du Haut-Rhône aux Maquereaux des cimes blanches ou à La haine du passé, entre tant d’autres écrits, Carraud affirme que « ce n’est pas une pensée du retour ; c’est une pensée de la continuité du temps, contre ceux qui en figent l’imprévisible déroulement dans un progrès sans archè, sans mystère et sans vie, exacte antithèse du mouvement qu’il prétend être. Un progrès sans réponse ni responsabilité, sans questionnement ni mémoire ».

    Sans raconter la vie de Chappaz en détail, Christophe Carraud en resitue les étapes successives : la première naissance difficile et la seconde qu’a représenté la formation des chanoines augustiniens de Saint-Maurice ; le choix d’une vocation et l’émancipation d’une lourde généalogie de notaires et d’avocats ; la première rupture « franciscaine » du poète de L’homme qui vivait couché sur un banc, et sa réinsertion ultérieure dans la communauté des hommes, dont témoigne le Chant de la Grande-Dixence ; la rencontre de Corinna Bille, la famille, les difficultés et la transmutation continue des œuvres nourries de vie ; enfin la méditation sans cesse reprise sur la mort, les voyages et plus encore : le pèlerinage de tous les jours, avec ses rites répétés et ses liturgies, la poussée « résurrectionnelle » de sa poésie faisant miel de toutes choses. Ainsi : « Pour connaître une vie, il suffit peut-être d’un instant, juste de naître, j’imagine le pullulement de New York dans le bébé qui ouvre la bouche, où entrent aussitôt les constellations »…

    D’aucuns reprocheront, peut-être, à Christophe Carraud d’ « enfermer » l’œuvre de Maurice Chappaz dans une eschatologie catholique, mais ce serait ne pas voir l’évident héritage spirituel du poète et ce qui l’« aspire » vers le futur, ni le « ciel ouvert » au lecteur, souscrivant ou non à ce déchiffrement, par les pages du poète rassemblées ici et qui semblent écrites ce matin…

    Christophe Carraud. Maurice Chappaz. Préface de Bruno Doucey. Editions Seghers, collection « Poètes d’aujourd’hui », 333p.

    « La beauté nous fera pénétrer dans les ailleurs, à en perdre son nom .» (Maurice Chappaz)





  • Naissance d’un poète

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    Lecture de Maurice Chappaz (1)

    « Le jour vient, d’ailleurs le soleil entame. »
    (Charles-Albert Cingria)

    « On le vit se déshabiller derrière une haie, on le vit faire un petit paquet de sa chemise, de sa cravate, de son habit fort civil, coton ou alpaga, envoyer ça dans un coin du parc après plusieurs jurons : des « damned », des « christo », des « morbleu ». Il libéra ses souliers d’une secousse et un instant il fut tout nu (rudement étrange, bonnes gens, Cicérons !) et un instant après chaussé d’espadrilles, vêtu d’un pantalon de toile bleue, d’un chandail et d’une vieille casquette, c’est-à-dire comme Jacques et comme Pierrot ses amis. De cambouis, du plâtre, de la terre tachent ses vêtements, mais le cambouis, le plâtre, la terre, sont de bonnes choses, de celles qui existent à tout coup dans le monde. Et les semelles de chanvre aussi, qui vous collent au pied et vous permettent de sentir le sol. Mais par-dessus tout, ce qui est vraiment beau, ce qui est extra comme disent les enfants et les poètes, c’est la liberté ! Et on voyait bien qu’il la humait, la respirait dans l’ombre bleue et violente des séquoias du jardin public de L. Il buvait à longs traits dans cette ombre qui était comme du champagne noir et lui battait le sang d’une gaîté, d’une ivresse pareille à celle que ce vin prodigue aux Heureux. Mille pensées explosent dans la tête, mille sujets de plaisirs. Puis un vent violemment froid, mais odorant et sauvage, dissipe ces fumées. C’est Muscat noir qu’il faut appeler l’ombre à cause de l’été, à cause du goût du raisin et de cet air frais et glaciaire qu’on les arbres. Ah ! oui, c’est la liberté qu’il savoure, il s’était enfui de la commune où son père remplissait des fonctions administratives, quelque chose comme notaire ou shérif. Il avait résolu de ne plus se casser la t’été avec les devoirs incongrus que chacun dans sa famille ou dans la société s’ingéniait à lui imposer. Maintenant il venait de renaître au hasard, là près de cette haie, quelqu’un qui n’avait jamais connu les leçons d’une école. Il se met à regarder avec des yeux neufs les choses autour de lui, elles ont cette paix qu’ont les fossés, le matin, il les salue toutes en disant « ô », soufflant sur elles et leur refaisant comme un cœur, comme une aube, comme un firmament, l’espace où elles glissent et où elles éclatent, où l’oiseau chante en sa langue :
    Ô l’arbre, ô l’écorce
    dans le jardin semé d’ombre et de soleil… »

    Ainsi commence le texte d’une quinzaine de pages intitulé Un homme qui vivait couché sur un banc, premier écrit de Maurice Chappaz publié, en 1940 dans la revue Suisse romande, sous le pseudonyme de Pierre. Maurice Chappaz avait vingt-trois ans lorsqu’il composa cette nouvelle envoyée au concours lancé par la revue en question, dont le jury (notamment composé de Jacques Chenevière, C.F. Ramuz et Gustave Roud), eut à examiner 153 textes.
    A relire aujourd’hui Un homme qui vivait couché sur un banc, l’on peut y voir, en raccourci, à part le don plus qu’évident du jeune poète, comme une sorte de « programme » rimbaldien que, de fait, Chappaz allait suivre tout au long d’une vie essentiellement consacrée à la poésie, avec la même exigence de rupture opposée à la société des pères établis, la même effusion partagée par quelques compères bohèmes dans une nature heureuse, la même salutation à telle humanité élémentaire d’artisans et de chemineaux, le même appel d’air et de simplicité balayant « la dérisoire hiérarchie du bien-être », la même « sérénité contemplative » vécue avec une espèce de candeur d'avant la Chute, mais qui n'allait pas durer, entamée qu'elle serait des les dernières pages de Verdures de la nuit, son premier recueil paru sous son nom en 1945.

    « O Poésie, sois ma maison natale à présent, sois une enfance nouvelle et vraie, bénie par ta tendresse, ô ma mère noire. Viens, je sors, erre avec moi dans les rues où je fume, où je m’assieds, gagne pour finir la place en haute de la ville. Là, les maisons s’alignent un peu délabrées, aux façades simples. Jaunes, brunes, presque ocres au soleil. Il y a des granges, des entrepôts, le char des paysans et les camions chargés de vivres qui démarrent dans les goudrons, tout un bazar d’étoffes, de charges de légumes, d’enfants des rues et les rudes travailleurs manuels ; la vie du peuple déballé magnifique avec ses odeurs, sa peinture – odeur de foin, peinture de fruits.
    Moi je m’étends sur un banc pour toute la journée. Rien faire, absolument rien faire. Quand vient midi ou toute autre heure, je me lève, j’ai une gamelle de polente et dans un petit sac de toile, voilà du pain de seigle, du fromage et une bouteille de fendant. La polente cuit en plein air. Un bâton fixé entre deux pierre : la broche et le foyer. Les ménagères me donnent quelques bûches, des fois j’ai un bout de lard. J’aime manger et, après avoir mangé, me mettre le dos au mur de façon à tenir le haut du corps dans l’ombre et les jambes au soleil. Fumer une pipe de Garibaldi, se rouler des sèches, finir sin vin, à l’occasion s’endormir »…

    Maurice Chappaz. Une homme qui vivait couché sur un banc. Suivi de Verdures de la nuit et Les Grandes Journées de Printenps. Préface de Marcel raymond. Postface de Jean-Luc Seylaz. Castella, 192p. 1988.