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Le maître des couleurs

  • Le violon du treizième

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    En mémoire de Thierry Vernet et Floristella Stephani

    Léa est si sensible à la beauté des choses que cela la touche, parfois, à lui faire mal.
    Elle resterait des heures, ainsi, à regarder la Cité de son douzième étage. Elle aime les âpres murs couverts de graffitis et l’enfilade des blocs au pied desquels les premiers matinaux se hâtent vers les parkings ou l’abribus de la ligne numéro 6.
    Il y a ce matin des gris à fendre l’âme. On dirait que le ciel et la ville s’accordent à diffuser la même atmosphère un peu triste en apparence, à vrai dire plutôt grave, qui lui évoque l’Irlande et leur dernier automne parisien à regarder les feuilles du Luxembourg tourbillonner dans les allées, juste avant la mort de Théo.
    Elle vit toujours au milieu de ses portraits et de leurs paysages. Cependant elle aborde chaque jour en se poussant plutôt vers les fenêtres. C’est sa meilleure façon de continuer à l’aimer. Leurs tableaux continuent eux aussi quelque chose, mais elle ne les regarde pas comme des tableaux.
    Tout à l’heure, en entendant la nouvelle de l’exécution de la pauvre Karla Faye Tucker, elle s’est dit que Théo se serait fendu d’une lettre aux journaux pour clamer son indignation contre la barbarie de l’Etat de là-bas: cela n’aurait pas fait un pli. En ce qui la concerne, elle préfère se représenter la tranquillité du dernier visage de la suppliciée, juste avant qu’on n’escamote le corps dans le sac réglementaire.
    Elle les a vu faire cela à Théo. Ils font ça comme ils le feraient d’un chien crevé, s’était-elle dit sur le moment; ils doivent être dénués de tout respect humain. Ce sont eux-même des chiens ou moins que des chiens puisque l’os qu’on leur jette ils le foutent dans un sac.
    Pourtant elle a révisé son jugement durant la période de nouvelle clairvoyance qui a marqué la fin de sa thérapie, quand elle a lancé à Joy que ce sac de merde irradiait une sorte de beauté.
    Et cela s’est fait comme ça: d’eux aussi elle a fini par reconnaître la beauté; d’eux et de leurs femmes à varices; d’elles et de leur chiards. Elle a découvert, auprès de Joy, qu’ils étaient tous dignes d’être repêchés et contemplés. Et tout ça l’a aidée à s’affranchir de Joy. Et plus tard, elle le sait maintenant, elle reviendra à la peinture. Et plus tard encore elle enfantera un Théo bis rien qu’à elle, son premier enfant né de leur relation à blanc qui aura peut-être bien la gueule d’ange de Vivian.
    Or, ce matin de février 1998, quatre ans après la mort de Théo, Léa ne peut qu’associer ceux qui l’ont mis en sac et celles et ceux, là-bas, qui ont participé à l’exécution de Karla.
    Après tout ils n’auront fait que leur job. Et qu’aurait-elle fait elle-même ? Qu’aurait-elle fait de Théo s’ils ne s’étaient pas chargés de la besogne ? Que pouvait-elle faire de la dépouille de Théo ? Fallait-il s’allonger à ses côtés ? Fallait-il faire comme si de rien n’était ? Fallait-il attendre l’odeur ?
    Léa se sent, désormais, au seuil d’une nouvelle vie. Lorsqu’elle a dit à Joy qu’elle se voyait à peu près prête à peindre ce putain de sac dans lequel ils ont fourré Théo, la psy lui a répondu, après un long silence, qu’elle serait contente de la revoir de temps à autre en amie.
    Bien entendu, Léa n’a jamais peint le sac, pourtant ce qu’elle contemple à l’instant découle de sa vision et de ne cesse de l’alimenter. Ce qu’elle aurait trouvé sinistre en d’autres temps, tout ce béton et ces grillages, le dallage du pied de la tour où la camée du seizième s’est fracassée l’an dernier, les arbres défoliés du ravin d’à côté, les blocs étagés aux façades souillées de pluies acides et la ville, là-bas, avec son chaos de toits se fondant dans le brouillard, tout cela chante en elle et lui donne envie de se fumer une première Lucky.

    Léa fume comme par défi depuis la mort de Théo. C’est sa façon de résister. La phrase des carnets de son compagnon la poursuit: «La mort, ma mort, je veux la faire chier un max à attendre devant ma porte, à piétiner le paillasson. Mais quand il sera manifeste que le temps viendra de la faire entrer, je lui offrirai du thé et la recevrai cordialement».
    Autant qu’elle fume, elle pense en outre qu’elle se fume elle-même comme un saumon pêché par un Indien (comme Vivian elle aime les Indiens), elle s’imagine qu’elle se dépouille du superflu et se purifie peu à peu comme un arbre qui se minéralise, elle aime en elle ce noyau dur sans lequel Théo disait que rien ne pourrait jamais se graver de durable.
    Depuis quelques semaines, Léa consacre ses matinées d’hiver, après ses premières cigarettes et le café fumant sur les pages ouvertes du Quotidien, à retaper à la loupe le visage d’un jeune homme du XVIe siècle salement amoché par les ans.
    La ressemblance du regard du jeune noble bâlois et de celui de son ami américain l’a tellement troublée qu’elle a hésité à accepter cette commande, avant de penser à Dieu sait quel transfert qui sauverait Vivian contre toute attente; et les premiers temps elle a cru voir le visage du malade recouvrer sa lumière orangée et sa pulpe, mais de nouvelles taches l’ont bientôt désillusionnée.
    La maladie façonne Vivian et donne à sa peau quelque chose de transparent et d’un peu friable qui lui évoque les papyrus égyptiens, et les mains de Vivian deviennent le sujet préféré des dessins de Léa chaque fois qu’elles reposent, car Vivian passe beaucoup de temps à l’aquarelle et à écrire, et les yeux de Vivian, son insoutenable regard semblant maintenant s’aiguiser à mesure qu’il s’enfonce dans l’autre monde, ses yeux aussi deviennent le moyeu sensible d’une nouveau portrait à la manière ancienne, qui remonterait le temps pour rejoindre celui de ce jeune Mathias von Salis qu’elle travaille à restaurer avec à peu près rien dans les mains.
    Léa voit toujours plus large et dans le temps en travaillant à la loupe. Cela lui rappelle l’observation d’elle ne sait plus quel écrivain qui disait travailler entre le cendrier et l’étoile. Plus elle fouille l’infiniment petit et mieux elle ressent les vastes espaces en plusieurs dimensions
    C’est dans cet intervalle, qui signifie une sorte de mise à distance de l’intimité, qu’elle vit le mieux Vivian, comme elle dit, pour atteindre, de plus en plus souvent, un état d’allègement et de douceur grave dont participe aussi la lumière des toiles de Théo.
    Vivian la comprend si bien que chaque fois qu’il peint lui-même un fragment de nouvelle lumière sur la chaîne du Roc d’Yvoire, de l’autre côté du lac (Vivian ne peint que ce qu’il voit par la fenêtre de son fauteuil ou de son lit qu’il fait déplacer vers la fenêtre), il rend toute la lumière et les quatre éléments du pays et de ce jour et de cette heure et de son propre sentiment qui se concentrent en quelques touches à la fois rapides et lentes.
    Autant la peinture de Théo était une vitesse qui arrêtait les chronos, et tout était donné dans la vision de telle ou telle lumière, autant Léa vit, dans la lenteur, le travail du temps qui fait monter la couleur de couche en couche, à travers le glacis des jours.
    Quant à Vivian, il n’a jamais pensé qu’il faisait de la peinture. Longtemps il n’a fait qu’aimer celle des autres, et celle de Théo l’a touché entre toutes, parce qu’il est des rarissimes à ses yeux (avec le Russe Soutine, le Français Bonnard, l’Anglais Bacon et le Polonais Czapski) à peindre la couleur, puis il a trouvé en Théo vivant une sorte de frère aîné dont il a su calmer les pulsions, avant de redécouvrir auprès de lui, de mieux perceveir et de rendre à son tour la musique brasillante des pigments.
    Aux yeux de Léa qui était un peu jalouse naturellement, au début, de la complicité ambiguë des deux amis, Vivian est bientôt apparu, par l’élégance folle de ses gestes de résidu de la Prairie dénué de toute éducation, comme une espèce de poète vivant, d’artiste sans oeuvre ou plus exactement: d’oeuvre à soi seul en jeans rouge, mocassins verts et long cheveux argentés avant l’âge. Puis leur rapport a changé.
    Le soir de la mort de Théo, marchant avec elle le long du lac après l’enterrement dans la neige, le jeune homme lui a dit que bientôt il s’en irait lui aussi et qu’il essayerait à son tour de retenir quelques nuances de vert et de gris pour être digne de son ami; et Léa, ce même soir, a commencé d’aimer Vivian presque autant que Théo.
    Enfin l’amour: elle trouve ce mot trop bourgeois, trop cinéma, trop feuilleton de télé, trop bateau.
    Quand elle a commencé d’aimer Joy parce que transfert ou parce que pas - elle s’en bat l’oeil -, jamais elle n’a pensé qu’il y avait là-dedans du saphisme et qu’elles allaient bientôt se peloter dans les coussins. Il ne s’agit pas là de morale mais de peau. Léa pense en effet que tout est affaire de peau, de peau et de fumet qui exhalent ni plus ni moins que l’âme de la personne. Or la peau de Joy ne lui disait rien.
    Au contraire, la peau de son jeune nobliau, que le peintre a fait presque dorée comme un pain, avec un incarnat orangé aux parties tendres, l’inspire autant que la peau de Vivian qu’elle peut caresser partout sans problème.

    Souvent elle s’est interrogée sur tous ces préjugés qui, précisément, nous arrêtent à la peau.
    Dans l’ascenseur de la tour résidentielle des Oiseaux par exemple: excellent exemple, car souvent elle aimerait toucher cet enfant ou cette adolescente, le scribe ombrageux de l’étage d’en dessus ou sa femme au visage de madone nordique ou leurs jeunes filles en fleur ou l’ami de l’écrivain à gueule de romanichel qui débarque avec ses 78 tours - elle pourrait tous les prendre dans ses bras et même dormir avec eux tous dans un grand hamac, tandis qu’elle se crispe et se braque n’était-ce qu’à serrer certaines mains ou à renifler certains remugles.

    Vivian a cela de particulier qu’il a le visage le plus nu qu’elle connaisse et le plus pudique à la fois.
    Vivian ne ment jamais et ne se met jamais en colère, ce qu’elle sait une incapacité de prendre flamme qu’elle relie à son manque total de considération pour lui-même.
    Ce n’est pas que Vivian se méprise ni qu’il ne s’aime pas: c’est une affaire d’énergie, d’indifférence et même de tristesse fondamentale.
    Le fait qu’il soit hémophile et qu’il ait été contaminé par une transfusion de sang lors d’un voyage à Nicosie, que la plupart des gens qui le voient aujourd’hui le supposent homosexuel ou toxico, que certains de ses anciens amis le fuient depuis la nouvelle et que les siens aussi semblent l’avoir oublié, - tout ça n’a presque rien à voir, si ce n’est que cela confirme son sentiment fondamental que le monde a été souillé et que c’est irrémédiable sauf par la prière à l’Inconnu et par l’accueil de la beauté, quand celle-ci daigne.

    Ces observations sur son ami (et même un peu amant depuis quelque temps) ramènent Léa au sort de Karla Faye Tucker, à propos de laquelle tous trois ont développé des doctrines différentes mais en somme complémentaires.
    Théo, par principe, abominait la peine de mort et d’autant plus que la Karla junkie trucidaire avait fait un beau chemin de retour à la compassion christique en appelant tous les jours le pardon de ses victimes. A sa manière de pur luthérien, Théo entretenait avec Dieu la relation directe et simple dont la Bible lue et relue restait la référence réglementaire, et le règlement disait «Tu ne tueras point». Ainsi faisait-il peu de doute, aux yeux de Léa, qu’il eût considéré George W. Bush comme un criminel après son refus purement intéressé (politique texane et mise à long terme) de gracier la malheureuse.
    Vivian se voulait, pour sa part, surtout conscient de la cause des misérables croupissant des années dans l’enfer des prisons américaines. «Est-ce vivre que de passer le restant de ses jours dans cette hideur ?», se demandait-il après avoir vu plusieurs reportages sur cet univers livré à la fucking Beast.
    Enfin Léa voyait à la fois l’horreur de vivre avec au coeur la souillure de son crime, et la souillure que c’était plus encore dans le coeur des victimes, puis l’horreur physique aussi des derniers instants vécus par le condamné à mort.
    Léa se rappelait physiquement ce que racontait le prince Mychkine dans L’Idiot. Elle qui n’avait jamais vu qu’une cellule de prison préventive où elle s’était entretenue moins d’une heure avec un protégé de sa mère, se rappelait maintenant la description, par Dostoïevski, de la terreur irrépressible s’emparant du criminel - ce dur parmi les durs qui se mettait soudain à trembler devant la guillotine -, ou du révolté en chemise déchirée face au peloton de jeunes gens de son âge. Or, pouvait-on condamner le pire délinquant à cela ? L’ancien bagnard qu’était Fédor Mikhaïlovicth prétendait que non, et justement parce qu’il l’avait enduré physiquement.

    Dans la tête de Léa, le dialogue se poursuit aujourd’hui encore, un peu vainement, pense-t-elle, tant elle sait l’inocuité des mots de Théo et de Vivian, et de ses propres balbutiements, devant le poids de tout ce que représente le crime et sa punition, son histoire à chaque fois personnelle, la violence omniprésente et l’omniprésente injustice. En fait elle n’arrive pas à penser principes, pas plus qu’elle ne se sent le génie, propre à Théo, de renouveler les couleurs du monde. A ce propos, autant l’impatientait parfois son Théo carré, quand il argumentait, autant elle s’en remet au poète inspiré de ses toiles, dont les visions échappent toujours à tout raisonnement.
    Bon, mais assez gambergé: il est bientôt midi, j’ai la dalle, constate Léa. A présent la beauté l’attend au snack du Centre Com, ensuite de quoi ce sera l’heure de sa visite quotidienne à Vivian.

    Ce n’est pas que Léa fasse de l’autosuggestion ou qu’elle s’exalte comme certains jeunes gens: elle en est vraiment arrivée au point de voir partout la beauté des gens et des choses.
    Cela, bien entendu, a beaucoup à voir avec l’agonie de Théo, durant laquelle tout le monde visible a commencé sa lente et irrépressible montée à travers la brume d’irréalité des apparences quotidiennes. Durant cette période, tout lui est apparu de plus en plus réel, jusqu’à l’horrible vision du sac, qu’il lui a fallu racheter d’une certaine manière. Joy avait un peu de peine à le concevoir au début, parlant alors de fonction dilatatoire de l’imagination par compulsion, tandis que Léa en faisait vraiment une nouvelle donnée de l’expérience, liée à la mort et à ce que son cher jules lui a donné à voir; puis la psy a découvert la peinture et les carnets de Théo, et bientôt elle a compris certaines choses qui n’étaient pas dans ses théories.

    Sur ses carnets, Léa se le rappelle à l’instant par coeur, Théo a noté par exemple: «Les gens de la rue sont des bouteilles, des quilles, les automobiles des savons échappés de mains maladroites», et il ajoute: «Dieu que le monde est beau !».
    Oui c’est cela, songe Léa: des bouteilles, des quilles et des savons échappés de mains d’enfants...
    Et moi je suis une vieille toupie, continue-t-elle de ruminer en cherchant ses bottes fourrées (y a de la vieille neige traître le long de la rampe de macadam conduisant au snack, y a des plaques de glace qui pardonneraient pas à une carcasse de soixante-six berges aux osses fatigués, y a un froid de loup qui découpe les choses à la taille-douce dans l’air plombé et j’aime ça), puis elle revient évaluer son avance de ce matin sur le portrait du jeune von Salis (dont sa mère se prenommait Violanta, lui a-t-on appris) et elle voit ce qui ne va pas et cela lui fait un bon choc comme toujours de voir ce qui peut se réparer vraiment, mais ce sera pour demain...

    Au bar du snack se tient Milena Kertesz (Léa lui a adressé un signe amical) dont le bleu violacé de la casaque de laine flamboie au-dessus du vert ferroviaire du comptoir, derrière lequel se dresse Géante, la blonde à crinière en brosse et à créoles du val Bergell, qui règne sur les lieux.
    Le front de Géante est orangé sous sa haie de froment taillée de biais, elle a une tache bleue sous l’oeil qui se dilue en reflet ocre rose, elle a le regard perdu comme souvent et parle parfois à Milena sans cesser de relaver des verres ou de les essuyer. Quant à Milena, de profil, le visage d’une impassibilité hiératique, dans les gris bleutés avec la flamme vermillon de sa lèvre inférieure, elle n’a pas idée de la majesté de son personnage trônant sur le présentoir du tabouret à longues pattes. Une vraie reine en civil, tandis que Géante a l’air d’un malabar de Bosnie-Herzégovine.
    La petite table que Léa se réserve, dans un recoin que personne n’aurait l’idée de lui disputer, lui permet de voir le bar comme du premier rang d’orchestre d’un théâtre, et de surveiller en même temps, en se détournant à peine, l’ensemble du snack qui se remplit peu à peu de gens. C’est en outre dans sa mire, aussi, que ça se passe là-bas, avec le football de table du fond de l’établissement dont les jeunes joueurs sont éclairés par la lumière oblique, d’un blanc vert laiteux, qui remplit l’arrière-cour plâtrée de neige comme une sorte de bac de laboratoire.
    Elle même se sent hyperprésente et flottant librement dans sa rêverie, tandis que le snack bouge autour d’elle et que les joueurs font cingler leurs tiges en se défoulant joyeusement.


    Quel qu’il soit, elle qui n’est pas joueuse pour un sou, elle aime regarder le jeu, le plus pur étant celui de sa petite chatte Baladine à ce moment de la fin de journée où les animaux et les enfants sont pris d’une espèce de même dinguerie, ou les fillettes les jours de printemps à la marelle qui sautillent réellement de la Terre au Ciel, ou les joueurs d’échecs dont elle a fait quelques toiles qui essaient de dire les longs silences à la Rembrandt dans les cafés noircis de fumée où luisent les pièces de bois blond entre les visages penchés.

    Vivian non plus n’est pas joueur, mais Léa joue dès maintenant à se rapprocher de lui, non sans oppression car elle sait depuis son téléphone de tout à l’heure qu’il ne va pas bien du tout ce matin et que le jeu, c’est désormais très clair et accepté pour tous deux, va s’achever au plus tard à Pâques.
    Elle joue à lamper une première cuillerée de soupe à la courge pour Vivian. Le velouté lui rappelle d’ailleurs le fin duvet blond recouvrant les mains de Vivian et son sourire qui lui dit tranquillement, avec celui de Théo, qu’après elle n’aura plus personne que le souvenir de leurs deux sourires.
    (Elle se dit tout à coup qu’elle doit avoir l’air con à sourire ainsi de cet air doublement ravi, il lui semble que Milena l’a regardée de travers à l’instant, mais elle doit se faire des idées...)
    La deuxième lampée sera pour le repos de l’âme de Karla Faye Tucker, la troisième pour Théo et celle d’après redenouveau pour Vivian, puis elle saucera son assiette comme une femme bien élevée ne le fait pas, et elle en fumera une avant l’arrivée des cappelletti.

    Quand elle arrive dans le long couloir jaune pâle du pavillon où Vivian s’est résigné à vivre ses derniers temps, Léa sent qu’il y a quelque chose qui se passe et bientôt elle comprend, en passant devant la porte ouverte de la chambre 12, entièrement vide et nettoyée, que Pablo a dû accomplir son dernier trip, selon son expression, en même temps que la meurtrière revenue au Seigneur.
    La vision de la chambre du voisin taciturne de Vivian, où une petite noiraude en blouse bleue s’active à effacer toute trace, ne fait cependant qu’accentuer l’appréhension de Léa, en laquelle monte soudain une bouffée de mélancolie, liée à une certaine musique qu’elle entend déjà de derrière la porte.
    Et voici sur le seuil qu’elle comprend: que Vivian n’attendait plus qu’elle avec l’air de violon qu’elle a enregistré pour lui l’automne dernier sur son balcon du douzième, joué par l’ami de son voisin d’en dessus, le type aux disques à gueule de manouche.
    En trois secondes, avant de rejoindre le groupe de jeunes soignants qui entourent Vivian, masqué à sa vue par l’un d’eux, elle revit alors ce soir de septembre.
    C’était la fin de l’été indien, Vivian venait de commencer ce qu’il appelait ses vignettes de mémoire. Il y avait toute une série de paysages qui étaient autant d’images de leurs balades des dernières années de Théo, plus quelques portraits à la mine de plomb qui lui étaient venus à la lecture de L’Idiot, plus une quantité de petites fleurs aquarellées.
    - Je n’ai jamais pu dire à personne que je l’aimais, lui avait confié Vivian dans la lumière déclinante, tandis que la musique, évoquant une complainte d’adieux à la turque, commençait de déployer ses volutes à l’étage d’en dessus.

    Sur son lit paraissant flotter au-dessus des toits encore parsemés de neige, Vivian reposait maintenant juste recouvert d’un drap, et ce fut le coeur battant que Léa s’en approcha.
    La Québecoise bronzée lui explique alors:
    - Il voulait pas que tu le quittes hier soir. Il a pas compris que tu comprennes pas. Il disait qu’il voulait encore te dire quelque chose qu’il a jamais dit à personne.
    «En quelques heures, lui explique-t-elle encore, il s’est a moitié saigné, ils ont dû lui faire une transfusion, puis il en est ressorti sans en ressortir mais ses yeux se sont ouverts ce matin et on a vu qu’il te cherchait...»
    Alors Léa leur demande de sortir un moment. Le CLAC du magnéto vient d’indiquer la fin de la bande, qu’elle se hâte de réenrouler en se défaisant de son pardessus et de ses vêtements d’hiver, pour se glisser en dessous tout contre le corps de l’agonisant.

    Et c’est reparti pour le violon. Et se répandent alors les caresses de Léa sur le corps dont la vie fout le camp.
    Léa pense à l’instant qu’on a volé la mort de Karla Faye en la piqûant comme une bête nuisible, et qu’elle va la venger, en donnant à Vivian une mort qu’il aurait aimé vivre.
    Elle a toujours pensé que les choses communiquaient ainsi dans l’univers. Elle n’a jamais senti qu’en termes de rapports de couleurs et de sentiments, mais seul Théo sera parvenu, sous ses yeux, à brasser tout ça pour en faire un nouveau corps visible, sinon, ma foi, on en est réduit (pense-t-elle) à chanter des gospels ou à se consoler l’âme et la chair.
    Ainsi enveloppe-t-elle les jambes nues de Vivian de ses jambes nues à elle. Cela fait comme un bouquet de jambes et leurs périnées se touchent à travers la soie du léger vêtement. Puis Léa se redresse tout entière en prenant appui sur le mur froid et, ressaisissant le corps de Vivian entre ses bras, entreprend de se mettre à genoux pour ce qu’elle imagine la Présentation.
    Le groupe de la Mère à l’enfant que cela forme, ou de la Mater dolorosa, ou des Adieux, comme on voudra, sur fond de litanie violoneuse, Léa serait capable de consacrer le reste de sa vie à le peindre, comme le sac dans lequel on a jeté la dépouille de Théo ou comme les chambres désinfectées (du blanc, du bleu, des tringles, le ciel) de Karla ou de Pablo.
    En attendant Vivian s’en va doucement entre ses bras. Elle se rappelle la terrible mort de la grenouille paralysée par la nèpe géante aux serres implacables, qui vide l’animal de son contenu comme un sac et ne laisse qu’une infime dépouille dans le fond troublé de l’étang. Tel sera Vivian tout à l’heure dans les replis du drap, misérable peau de bourse pillée, sauf que Léa ne désespère pas, jusqu’à la dernière seconde, qu’il lui rende son regard et son double sourire.

    Cette nouvelle est extraite du recueil intitulé Le Maître des couleurs.

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  • L'ange du cabanon

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    «J’étais là dans le hurlement du monde»
    (Don DeLillo)



    Je ne sais pas comment raconter cette histoire.
    Et d’abord, je ne sais pas si j’en ai le droit. Je ne sais pas si j’en sais assez. Je ne sais pas si ça parlera vraiment de ce que je sais, ou plutôt de ce que je voudrais dire à propos de ça, ou si même ce ne sera pas simplement qu’une histoire ?
    Ce que je sais c’est qu’elle m’obsède, cette histoire de l’ange du cabanon, depuis plusieurs décennies déjà; que maintes fois je l’ai ruminée en passant dans le quartier où vit toujours ma mère, et que chaque fois que je me retrouve là, un peu après le virage de la route d’en haut, à l’emplacement de la nouvelle urbanisation qui a nivelé la moitié du coteau de l’ancien castel du réalisateur italien, je pense au poulailler désaffecté et je le vois, lui, l’ange à la nuque brisée, je le vois accroupi, efflanqué, les yeux perdus, ignoré des siens qui continuent de vivre juste en dessous, derrière la haie de charmille, dans la petite maison au mainate, je le vois ne faire qu’être là dans la cahute abandonnée et j’aimerais aller vers lui, mais quelque chose me retient.

    Or, à quoi rime le début de cette histoire ? Je n’en sais trop rien. Je ne vois, au début, que quelques images sans lien apparent entre elles. Je vois une photo de James Dean dans A l’est d’Eden, au mur de ma chambre d’adolescent, de la fenêtre de laquelle j’observe parfois le manège de celui que mon frère aîné appelle le crétin depuis qu’il l’a vu bercer, un après-midi durant, un petit bouvreuil déniché par les garçons du quartier. Je le vois assis sur un mur à se balancer d’avant en arrière pendant des heures. Je revois ce poulailler où je suis allé m’accroupir moi aussi, bien avant lui. Je revois les cheveux lisses de mon frère et mes boucles d’enfant. Il y a dans la nature les doux et les durs, les lisses et les tendres, les fils de Caïn et ceux d’Abel, mais lequel est lequel ?
    La seule chose que je sais, c’est que c’est une histoire de frères et de mort.

    Je sais aussi que ce premier enfant n’a jamais été accepté par sa mère: c’est de notoriété établie aux Oiseaux, cela fait pour ainsi dire partie de la chronique non écrite du quartier. On a dit que la très jeune mère eût aimé le faire passer, craignant de rester coincée avec l’homme qu’elle sentait déjà courir la femelle. On a dit aussi qu’elle était trop paresseuse pour se passer de l’homme mais qu’elle aurait préférer se prélasser sans avoir de mioche à torcher. On a dit ceci et cela, mais personne n’a été vérifier auprès des intéressés, qui affirmeront toujours, pour leur part, que ce qui bout dans la marmite du voisin ne regarde personne. Vous pouvez crever tout à côté: ce n’est pas notre affaire.

    Ce qui est sûr en outre, c’est que ce premier enfant sera maladif à vie, jamais nourri au sein et jamais bercé, jamais peloté, le visage ingrat, les cheveux raides, les traits flous jusqu’à sept ans où l’ange me dira lui-même qu’il est mort une première fois (faut-il incriminer l’oncle au pistolet, ou est-ce à son frère qu’il faisait allusion ?) puis lui poussera ce masque de plus en plus dur d’apparence alors qu’il est resté dedans, sous sa carapace, un être que tout blesse à vif.

    Le futur ange a cinq ans lorsque son frère Danilo se présente au monde, comme un enfant aussitôt parfait, et d’emblée il est interdit au vilain drôle de rôder autour du berceau. Dès le premier printemps, souvent on l’envoie dehors où il reste à ne rien faire. Moi qui aime jouer et n’ai pas beaucoup de partenaires sous la main je pourrais lui proposer une association mais déjà, là aussi, quelque chose me retient.

    Un autre détail est important à l’origine de la pulsion qui m’entraîne à raconter cette histoire: peu après la mort de son fils aîné, la mère dit à la mienne par-dessus les mûriers:
    - C’est la première fois qu’il m’a étonnée. Je ne croyais vraiment pas qu’il aurait le cran de se jeter de ce pont.
    J’entends cette voix et ces mots à travers les années. C’est une voix plutôt douce mais fêlée, comme d’une cloche de malheur dont le battant serait une pierre. C’est la voix d’une femme entre deux âges dont le fils mal aimé s’est suicidé en pleine ville deux ans après la mort de son frère cadet tué sur la route avec son meilleur ami. C’est une voix et ce sont des mots que je n’arrive pas à oublier. Si Dieu existe, c’est une voix qui doit Lui faire mal, mais la femme en question pense quant à elle que si Dieu existe ce ne peut qu’être le Salaud absolu après ce qui est arrivé à son Danilo.

    Dans ma transposition plus ou moins fidèle, ce sera l’histoire de huit frères (la soeur de Domino est en effet un garçon manqué à baskets) dont je suis le seul survivant. C’est à peu près quatre fois l’histoire de deux frères en rivalité devant leur mère ou devant Dieu ou devant eux-mêmes. Voilà pour le canevas dont je n’ai pas la moindre idée, à l’instant, de la manière dont je vais filer l’intrigue et l’étoffer si cela se peut.

    C’est aussi l’histoire d’un quartier périphérique de telle ville de moyenne importance de Suisse française, dont les gens se connaissent fort bien au début puis s’éloignent les uns des autres et finissent par s’ignorer, après sept suicides dans un périmètre très restreint, sept suicides et l’arrestation d’un couple de pervers d’envergure dite internationale (dixunt les médias) puisque aussi bien leurs crimes ont été filmés et diffusés sur le réseau des réseaux, et que toutes les télévisions ont fait chier les gens du quartier pendant une semaine.

    Cela commence du vivant de Joseph Vissarionovitch Djougachvili, dit Staline, à une époque où la zone villa du quartier des Oiseaux fait figure de projet social subventionné, juste après la guerre - même s’il n’y pas eu de guerre en ces lieux.
    A cette époque déjà, quoi qu’il en soit, l’on remarque (par exemple le facteur Gustalin, dit Verge d’or) qu’il y a des maisons bien ou mal habitées.
    Ainsi, sur la deuxième rangée inférieure à partir de la route d’en haut, la maison bleue est immédiatement suspecte, et cela vaudra pour trois générations. A quoi cela tient-il ? Mystère. Mais le fait est que, dès sa première location, la maison bleue tombe en de mauvaises mains.
    Il y a d’abord le premier règne d’un type à l’air sinistre avec ses lunettes fumées et son long macfarlane.
    Je me le rappelle très bien: je dois avoir trois ans au plus, donc c’est un improbable cliché de mémoire, mais je m’en souviens par le truchement de ce qu’on raconte à l’enfant dans la cuisine ou à l’étendage. En fait, tout le monde, dans le quartier, parle volontiers (on flaire un peu le roman louche) de ce type qui va et vient en Citroën 15 CV (la voiture des gangsters au cinéma), et qu’on voit parfois débarquer de nuit avec des femmes à col de vison.
    Le ton seul de ceux qui racontent laisse à entendre que ce n’est pas le genre du quartier. Toutes les femmes du quartier guettent ces femmes à col de vison, qui signifient évidemment l’aventure, mais aussi l’inconduite et des turpitudes qu’on ne flaire que par les journaux. Plus tard on découvrira, dans la cave de la maison bleue, des milliers des petites ampoules oblongues dont l’usage ne fait aucune doute. Rien de plus cependant pour cette période des toxicos.

    Après quoi, tout de suite, ce seront les Dousse. Et que peut-on dire des Dousse ? On peut en dire que ce sont des catholiques au milieu des calvinistes et des gens terriblement engoncés. Mon père dit de lui: c’est un rond-de-cuir. D’elle ma mère affirme: elle est casanière, elle n’aère jamais, ces gens-là vivent dans le molleton. On ne les imagine ni à la plage ni sur un glacier, ni au marché ni au restaurant sauf pour les fêtes religieuses. Ils ne vont pas tant à l’église qu’à la messe. Ils attendaient un garçon qui n’est qu’une fille, mais qui chaussera des bottes et chassera les cancrelats en murmurant comme un vieux, sera même soupçonnée de manger des limaces. On dit qu’elle est retardée. Ils seront soulagés, trois ans plus tard, de voir lui succéder un magnifique enfant blond qu’ils appelleront Dominique, vite surnommé Domino.
    L’aînée de Dominique était une sorte de raté ou de mesure pour rien. C’était l’expression du côté maladif de ce couple qui avait l’air vieux bien avant quarante ans. C’était ce qu’on appelle un enfant demeuré. La pauvre n’avait rien de féminin, sa mère l’attiffait de façon lamentable, on aurait dit qu’il lui fallait nier cette erreur de la nature comme on a nié l’ange futur a trois maisons de là.
    A l’opposé, la période où a vécu Dominique est un intermède solaire, un âge d’or, une espèce de trêve accordée par la Vierge Marie aux Dousse.
    Dans toutes les maisons du quartier, la vie se répartit entre frères et soeurs avec une espèce de joyeuse anarchie, tandis qu’une rigoureuse et fatale géométrie semble marquer le destin des deux aînés et des deux benjamins de chez les Furrer et de chez les Dousse.

    Pour en revenir à la maison bleue, ce qui marquera la période Dousse et jusqu’à celle qui suivra, où débarqueront les sadiques de Rotterdam, ce sont les volets fermés.
    Les volets de la maison des Dousse, dite précédemment la maison des morphinomanes, se sont fermés le lendemain de l’accident de voiture qui a coûté, comme à James Dean, la vie à Domino et à son fère de sang Danilo (ils ont échangé leur sang au bord de la rivière aux écrevisses).
    Danilo venait d’obtenir son permis de conduire et son père lui a prêté la Simca Aronde au bord de laquelle il emmenait ses conquêtes dans les chemins creux de l’arrière-pays. Danilo et Domino avaient l’air de deux demi-dieux blonds à bord du petit bolide décapoté lancé en course de côte le long d’une route vertigineuse du Haut-Pays, ils ont frisé le 125 sur certains replats, puis ils ont abordé le fameux virage du Grenadier à une vitessse excessive, le véhicule a percuté le mur de pierre et a pris feu, mais les gosses ont été éjectés dans un pierrier où ils se sont fracassés ensemble, deux cents mètres plus bas, sur des vires fouettées par l’air glacial de l’Eau noire.
    Le hasard a voulu que, ce soir-là, je passe dans le quartier, où j’ai tout de suite deviné qu’un drame s’était produit. Sur les fils de fer de l’étendage, comme cela ne se fait pas un dimanche, avaient été suspendus les vêtements de Dominique et son fringant foulard à la Ricky Nelson.
    Dès ce funeste jour, sûrement, l’ange entrait en malédiction définitive et le garçon manqué fut confié aux religieuses pendant que la mère s’enfonçait définitivement dans la pénombre surchauffée de la maison bleue, en attendant (une quinzaine d’années) que son époux succombe à une angine de poitrine et que se succèdent trois présidents américains.

    Le temps se déroule de multiples façons selon les personnes: c’est cela aussi qui m’intéresse dans cette histoire.
    Je suis au regret, Madame la contrôleuse de la propreté des ongles enfantins, de vous avouer que je continue de vivre la plupart du temps dans la position de l’ange du cabanon et non du tout à l’unisson de la confrérie du Monsieur Responsable. Vous n’en voyez peut-être rien mais c’est ainsi. Vous vous figurez que je suis rentré dans le rang, comme l’attestent certaines apparences (dehors typiques de l’Occidental monogame rasé-lavé-branlé-qui-gagne-bien-sa-vie), et pourtant il n’en est rien en ce qui concerne ma formule secrète (Time is Honey) d’abeille solitaire aux ailes m’appariant naturellement à l’ange décédé en état de virginité.
    Je me suis dit parfois que je devais être le préféré de Yahweh, moi le dolce poeta, tandis que mon frère le dénicheur d’oiseaux, le voleur de cerises et le bâtisseur d’autoroutes faisait le Caïn symbolique parfait dont le rire me tuait avant que l’opprobre du Père suprême ne se retourne contre lui (son malheur et son cancer) mais peut-être en va-t-il tout autrement ?
    De leur vivant, les fils préférés ensoleillaient le quartier. A dix-sept ans ces garçons magnifiques suscitaient naturellement la même préférence que la même beauté et le même bon coeur d’Abel valurent à celui-ci de la part de Monsieur Dieu.
    Inversement, avec ses airs fuyants, sa maladresse native, sa jalousie et sa maigreur, l’ange futur était apparemment marqué du signe du réprouvé, mais comment ne pas penser, aussi, que les signes changent avec le temps ?

    La page blanche virtuelle sur laquelle je compute ce laborieux rapport (Police 14, style Palatino) procède d’un autre temps encore qui remixemaxe tout ce qui pouvait être dit selon l’ordonnance d’un puzzle psychomental dont je ne sais s’il est antérieur (Platon, la Caverne, ces choses-là) ou s’il s’autogénère à l’instant ?
    Je note seulement (il est sept heures du matin au treizième étage de la tour résidentielle du quartier des Oiseaux, la fenêtre plein sud de mon atelier signale un temps varié à couvert, avec des reflets mauves dans la couverture de cumulostratus traînant sur le Scex d’Yvoire, mon ami le Gitan et sa petite tribu rentrent demain soir de Roumanie) que j’ai été incapable, hier après-midi, dimanche, comme je m’attardais sur ce haut-lieu de ma mémoire, après avoir fait escale chez ma mère à laquelle nous avons apporté un cake financier pour goûter, de localiser exactement le poulailler et de le rattacher à aucune habitation de l’époque.
    Je me rappelle un talus ensoleillé au flanc du petit coteau sommé par le castel rose du réalisateur italien. L’accès de la propriété était défendu par un grillage et une espèce de poterne pseudomédiévale en commandait l’entrée. Le poulailler évoquait une cabine de bateau montée sur pilotis et assujettie par des haubans à mi-hauteur de la pente dominant la route d’en haut. J’ai rêvé maintes fois de ce lieu où j’ai passé des heures à lire ou à fumer des cigarettes américaines avec quelque compère. J’y revois un fauteuil défoncé de cuir jaune et une bouteille de Chianti Antinori transformée en chandelier romantique, et déjà s’annonce l’apparition, dans le tableau, de Citizen Jr dont le père, petit brasseur d’affaires jurassien, va racheter le castel et le cinéma du quartier. Lui-même deviendra projectionniste et, un quart de siècle plus tard, propriétaire de salles et producteur à cigare de nabab guetté par la banqueroute, mais je me perds.

    Je me retrouve en revanche, et avec une précision qui me fait supposer que c’est le Créateur d’univers himself qui se penche sur la scène avec sa loupe de scrutateur sans états d’âme, la première fois où, trois ans plus tard, dans le cabanon, et c’est exactement la fin de l’après-midi (moment symbolique de l’imminente disparition du soleil dont les lances obliques illuminent le fond chaulé de la cahute) de ce jour où celui que mon frère appelait le crétin, aux premiers rayons radieux de la matinée, s’est jeté du pont aux suicidés que la topographie locale signale à égale distance de la cathédrale et du laboratoire médico-légal - or je me trouve là par le plus pur hasard, poussé par je ne sais quelle force non identifiée, et voici que je distingue dans la lumière une autre lumière et que j’entends distinctement l’ange me dire que la vie, en somme, est tout aussi intéressante de son point de vue que du mien, qu’il me parle parce qu’il a senti que souvent j’avais été tenté de le rejoindre et qu’au fond j’étais de son bord, enfin qu’il aimerait que je l’adopte et que je l’écoute à chaque fois qu’il aura besoin de s’épancher.

    J’avais moins de vingt ans et des poussières lorsque le frère de Danilo s’est délivré de son poids, mon frère travaillait déjà sur les autoroutes, et le coeur de la mère du suicidé allait enfin pouvoir ressentir la blessure du remords.
    L’ange m’a raconté comment sa mère lui interdisait d’approcher de la maison lorsque la bicyclette de Gustalin, dit Verge d’or, se trouvait appuyé au portail. L’ange m’a dit qu’il les avait néanmoins surpris une ou deux fois, et que c’est à cette occasion qu’il a vu les poils de sa mère et cette chose effrayante.
    - Le sexe m’a toujours épouvanté, me dit plusieurs fois l’ange du cabanon, et les mots sont tout faux: ce n’est pas une verge d’or qui se dressait dans la broussaille de Gustalin mais un épieu ensanglanté, en tout cas moi cela me paraissait bien affreux.
    Et de fait le crétin passa du sommeil enfantin aux immersions de la coke puis de l’héroïne sans que sa chair ne caresse ou ne pénètre jamais une autre chair.

    A présent, à travers les années, me reviennent les visites de l’ange et s’accroît à chaque fois mon tendre sentiment envers le môme gisant les bras en croix au bord de la rue, ce matin-là.
    Crucifié par la pesanteur. Fustigé et lacéré par le malamour. Certains regards vous lapident et certains mots vous achèvent.
    - Elle m’appelait son triste sire ou le ténia, elle jetait tous mes cadeaux et jamais elle ne m’a serré contre elle, mais je crois qu’elle le regrette aujourd’hui.
    L’ange croit en effet les êtres meilleurs qu’ils ne sont. Il a toujours cru que la méchanceté cachait une bonté blessée et que nul ne se plaît à la cruauté gratuite. Il lui fallait absoudre sa mère et je l’y aidais comme je le pouvais, le laissant surtout parler.
    Il survenait le plus souvent à l’improviste, et parfois en endossant mon rôle de protecteur, durant certaines années-impasses ou dans les failles de la mélancolie.
    - Je suis là, me disait-il de sa voix tendre.
    C’était telle année de jeunesse au Vieux Quartier et ma vie me semblait un gâchis sans rémission.
    - Plutôt que ce tube de véronal, prends ce livre de poche et lis Le rêve de l’escalier.
    Et de fait ce conte de rien du tout, cette anné-là, m’avait aidé à passer le cap de la nuit.
    Ou c’était place Paul Verlaine à Paris, une autre année, et j’étais en train de lire Les palmiers sauvages quand je l’avais senti à côté de moi à la douceur de son nimbe.
    - J’ai passé la matinée en invisible passager d’une conductrice d’Aronde, sur les boulevards périphériques, à me rappeler combien j’ai regretté de ne pas savoir donner à mon frère ce que je reprochai à ma mère de ne pas me donner.
    Et j’allais lui parler de mon propre frère, mais déjà l’esprit fantasque s’était évaporé dans la lumière diaprée d’après la pluie. Ou peut-être ne faisait-il que se taire pour m’écouter mieux ?
    J’enviais un peu le don d’ubiquité de mon ange, qui me surprit dans les jardins parfumés de Séville ou dans les bouffées de vapeur des bains publics de Budapest, sur le campo de Sienne ou dans les forêts de l’arrière-pays, en mon habitacle de verre de l’ancienne rédaction ou certaines fois après l’amour, dans la pénombre de telle église ou sur telle arête de neige battue par le vent, mais aussi je le sentais de plus en plus présent partout sans même qu’il se manifeste, je le savais Abel désormais et d’autres signes changeaient en moi et autour de moi, mon frère ne me dit pas un mot avant de mourir mais je crois que son coeur saignait, moi aussi je veux croire les êtres meilleurs qu’ils ne paraissent, je crois que cette croyance nous rend meilleurs nous-mêmes et qu’Abel est un voeu silencieux plus qu’un nom.

    Sur les Champs-Elysées, un après-midi d’une autre année, je rencontrai Citizen Jr entouré de deux poules de chez Madame Claude, et bientôt nous fûmes tous quatre chez Maxim’s où mon compère d’enfance en costume griffé Dior de ponte du cinéma se mit à m’évoquer, devant les deux belles amusées, ses souvenirs chers du quartier des Oiseaux.
    Citizen Jr se rappelait le cabanon en souriant comme un enfant à quadruple menton. Il préparait une superproduction tropicale au générique étourdissant, mais je le sentais plus ému par le sort de l’ange et de son frère - et tout à coup les dames d’escorte sentirent la présence irradiante du saint volatile: mon récit les avait elles aussi touchées en dépit de leurs airs blasés; au fond d’elles la partie tendre de la vraie fille de joie ne pouvait que refléter la pure lumière de l’innocence.
    Citizen Jr le bâtisseur de chimères, Monsieur V. pour ces dames et le plus ardent collectionneur de vignettes de stars américaines au tournant des dix glorieuses qui allaient entraîner aussi la baraka et la chute de mon propre frère - notre ponte potelé des salles obscures a fondu en quelques mois comme mon frère et tous deux pour devenir plus émaciés que mon ange maigrelet, deux rescapés d’Auschwitz et pas du tout rescapés à vrai dire, mais envoyés au Crabe dépeceur de petits d’homme retombés en enfance.

    Notre enfance est toute là, dans ce cabanon conchié de souillures de poules et ne puant même plus que dans nos mémoires en lambeaux.
    C’est pourtant ici que tout revit, par les mots que me dicte le petit garçon mal aimé.
    Or, tous les frères se relèvent dans l’ombre ocellée de lumière des jardins, c’est la fin de la sieste mais c’est encore l’été, on en a plus qu’assez d’être mort, on nous attend sur le grand pré, le soleil s’est arrêté là-haut au-dessus du stade, de l’autre côté de la ville - il n’y a plus de temps les enfants: la mort n’existe pas.

    Cette nouvelle est extraite du recueil intitulé Le Maître des couleurs, paru en 2001.




  • Le maître des couleurs

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    En mémoire de mon père

    Un jour, au bureau, ils m’ont dit que je n’assurais plus: c’est cela qu’ils m’ont dit, mais je n’ai pas bien saisi sur le moment. Tout a basculé à partir de là, mais je n’ai pas compris, alors, le sens de cette expression.
    Vous savez que j’ai toujours été très à cheval sur les expressions, et celle-ci me semblait d’autant moins compréhensible que nous nous trouvions dans une compagnie d’assurances où j’étais employé depuis plus de trente ans et où jamais on ne m’avait fait la moindre remarque désobligeante sur la qualité de mon travail, sauf en apprentissage.
    Ils se sont mis à trois pour me le dire. De l’une à l’autre de leurs entrevues, comme ils disaient, je me rappelle que j’avais légèrement desserré ma cravate, signe chez moi de nervosité.
    Ils se sont succédé dans mon bureau pour me dire à peu près la même chose. Trois jeunes employés qui me devaient en principe le respect, et qui jamais, en tout cas, vingt ans, plus tôt, ne se seraient permis une telle observation. Deux consultants et la nouvelle responsable des ressources humaines, selon l’expression. Trois nouveaux qui nous connaissaient à peine et qui ont commencé, comme un seul, par me dire merci.
    Je ne voyais pas pourquoi. Il n’y avait aucune raison de me féliciter de quoi que ce fût. Je n’avais fait, ces derniers temps, que ce que j’avais toujours accompli pour la Maison: à savoir ce que j’étais supposé faire précisément pour mon salaire.
    D’ailleurs je me demande s’ils y croyaient ? J’avais plutôt l’impression qu’ils récitaient une leçon apprise. Ils avaient les mêmes sourires que les gens des sectes religieuses qui se présentent à votre porte, de l’espèce que je tiens prudemment à distance, quitte à paraître inhospitalier.
    Ils étaient cordiaux jusqu’à l’indiscrétion. Je n’ai pas du tout apprécié cette approche précipitée à l’objet mal défini. Pourtant je me suis interrogé. Avais-je mal fait d’une manière ou de l’autre ? M’étais-je égaré à l’occasion de mon deuil ?
    Je savais, bien entendu, que tous mes collègues s’étaient posé bien des questions à mon sujet à travers les années, et notamment du fait que j’avais toujours refusé tout avancement, mais ma fidélité à la Maison et ma régularité absolue m’avaient valu l’estime des anciens et la considération parfois ironique des plus jeunes, au début, qui apprenaient ensuite à me connaître et que je mettais souvent dans ma poche en leur parlant de mes collections.
    Du vivant de Rose, au demeurant, je n’accordais qu’une importance secondaire à la façon dont on me regardait au bureau. Nous avions admis une fois pour toutes que tel serait notre gagne-pain jusqu’à ma retraite, juste augmenté du produit de la vente des découpages folkloriques de ma soeur aux Américains et aux Japonais.
    Rose appréciait ce qu’elle disait mon sacrifice, qui n’était à vrai dire, pour moi, qu’un arrangement commode me permettant de me concentrer sur mes vraies préoccupations; et tout aurait pu continuer ainsi quelques années encore, ponctuées de voyages de plus en plus lointains avec Rose, si celle-ci n’avait pas été frappée par la maladie l’année même où les managers, selon la nouvelle dénomination, entreprirent les changements.
    De ceux-ci, les premiers signes ne m’apparurent guère, tant j’étais absorbé par l’état de Rose. Certains anciens m’avaient certes mis en garde, qui s’inquiétaient de rumeurs provenant de l’Agence Générale, mais j’avais toujours estimé peu digne de s’alarmer sur des rumeurs, et les silences de Rose, succédant à l’apaisement de chaque découpage, me causaient tant d’inquiétude que plus rien d’autre n’existait.
    A la même époque, en outre, l’engagement des trois jeunes cadres formés à la médiation interne selon les termes du communiqué de la Direction Générale, avaient suscité de vives réactions chez certains de mes pairs, sans m’ébranler du tout pour ma part. Mes visites quotidiennes au pavillon d’isolement, où j’avais vu plusieurs jeunes gens s’en aller, m’avaient tellement ému que j’en étais arrivé à ne plus discerner les nuances de l’âge ni craindre de réels bouleversements liés à je ne sais quelle lutte de générations.
    J’avais pourtant relevé diverses nouvelles expressions, dans les conversations à la cafétéria, telle l’optimisation des fonctions de la chaîne, dont la tournure me déconcertait autant que celle des fameuses ressources humaines; et ce fut le même langage que me tinrent bel et bien ces trois-là quand ils me dirent quelques mois plus tard que je n’assurais plus.

    Ils m’ont dit pour commencer, peut-être pour mieux faire passer la pilule, qu’ils me respectaient. Non sans malice, à ce qu’il m’a semblé, la nouvelle responsable des ressources humaines, une blonde du genre efficient prénommée Ariane, m’a fait valoir que j’étais unique en mon genre, tandis que ses deux collègues s’accordaient à me trouver intéressant.
    Tous trois ont reconnu que je représentais un monde qui avait joué son rôle, ils en étaient conscients, seulement voilà: pour eux je n’assurais plus.
    Et naturellement ils m’ont expliqué. Et j’ai bientôt compris. J’ai compris beaucoup plus vite qu’ils ne s’y attendaient, et cela les a décontenancés à leur tour. J’ai compris qu’il ne s’agissait pas forcément de se débarrasser de moi mais en tout cas de me reformater, selon leur expression, et du même coup je me suis braqué, et ce fut dès ce moment-là que je retrouvai Rose ou, disons, l’esprit de Rose, le coeur de Rose que j’avais cru perdre à tout jamais dans la confusion du chagrin.

    Nous avions toujours vécu, aux Oiseaux, comme si nous étions venus au monde pour rester ensemble. Les vingt ans, puis les trente ans, les quarante ans de Rose avaient passé sans que jamais elle ne me parle de frayer ailleurs. La petite maison que Maman nous avait laissée en héritage, dans la zone villa où nous avions passé notre enfance, convenait à notre genre de vie. Les gens des alentours se posaient peut-être eux aussi des questions à notre propos, mais ce n’était même pas sûr, et de toute façon ça ne portait pas à conséquence tant les relations entre voisins s’étaient distendues avec les années, surtout depuis l’histoire des pervers de la maison bleue.
    J’y repense avec tristesse. J’ai parfois l’impression que seule Rose a conçu avec moi ce qui s’est réellement passé alors. Il me semble que tout le monde s’est protégé de la réalité des faits. Et maintenant, repenser à ces événements me fait honte. Notre quartier, notre pays, notre monde, notre espèce devraient avoir honte de cela.
    J’en ai parlé avec Marcelo, mon correspondant brésilien, naturaliste à Sao Paulo, qui sait que tous les jours des choses terribles se passent dans les rues de sa ville. Je lui ai dit: Marcelo, voici ce que nous avons vécu au quartier des Oiseaux, et tels sont mes cauchemars, puis je lui racontai ceux qui me hantèrent à l’époque de Da Nang. Il m’a répondu le soir même qu’il avait entendu parler de cette affaire par le satellite et qu’il imaginait ce que je ressentais, que lui-même vivait dans une cage dorée gardée par des vigiles et que ce n’était sûrement pas un hasard si nous préférions l’étude de la nature à celle de ces animaux dénaturés que sont nos semblables.
    Tout le temps de l’histoire des pervers de la maison bleue, nous nous étions tenus à l’écart. Lorsque les gens du quartier s’étaient laissés contaminer par le délire public et la haine, j’avais dit à Rose que je pensais préférable de ne pas se ranger dans un camp ou dans l’autre, et elle me répondit en mouillant un scone dans son infusion de verveine: vous avez raison, Gottlieb - mais c’était avant tout parce qu’elle-même avait mal et qu’elle savait mes cauchemars.
    Rose pensait aux enfants. Pour ma part je me contentais de subir les visions nocturnes qui m’étaient envoyées par je ne sais quelle terrible divinité, je voyais l’horreur pure ou plutôt je la sentais se déployer en moi comme un film en trois dimensions dans lequel je ne pouvais agir, je me réveillais paralysé au milieu de l’horrible laboratoire qu’avaient décrit les journaux, comme je m’étais réveillé dans les souterrains vietnamiens nettoyés au lance-flammes, mais dès que je me réveillais je me sentais incapable d’exprimer quoi que ce fût, n’était-ce à Rose qui m’écoutait en tremblant elle aussi, et d’autant plus qu’elle ressentait autrement que moi la torture des enfants, la souillure et la torture.
    Elle disait que c’était trop tard. Elle essayait de se représenter une femme livrant à un homme un enfant en bas âge. Elle ne pensait qu’aux actes commis. Elle voyait en rêve ces chaînes et ces colliers de chien, ces extenseurs de fer, ces lames de rasoir et ces cutters dont avaient fait usage les deux fous dont les caméras réjouissaient plusieurs centaines d’autres déments ordinaires. Elle voyait l’enfant laissé seul un mois dans ses déjections et marqué au fer rouge. Elle se réveillait en hurlant. Elle se voyait en mère réclamant son enfant. Elle prenait chaque mot des journaux au sérieux, et peut-être est-ce cela aussi qui l’a tuée ?

    Pour en revenir à mes jeunes consultants, je savais qu’ils étaient supposés faire vite. J’avais deviné qu’ils n’étaient que des truchements. Je me doutais bien qu’aucun d’eux ne me voulait du mal et qu’ils ne faisaient qu’appliquer des directives. Du moins les voyais-je venir de loin car j’avais alors, de ce qui se tramait, une idée de plus en plus claire.
    - Vous avez cinquante-cinq ans, ce n’est pas si vieux, Gottlieb, nous pouvons encore faire quelque chose de vous.
    Voilà ce que m’a dit le jeune homme au costume voyant qu’on avait engagé, avec son non moins fringant compère Lemercier, comme consultant externe de médiation.
    Il s’appelait Moreno et paraissait le moins enclin à m’écouter, mais je lui sentis bientôt des failles.
    Il m’avait demandé, ce soir-là, si je m’identifiais vraiment à l’esprit de l’Entreprise, et comme je paraissais hésiter, il avait réitéré sa question.
    - Je vous ai parfaitement entendu, avais-je répondu en me levant, et, désignant mon siège, je le priai de s’asseoir pour m’écouter.
    Alors je lui parlai du Grand Nacré.
    Je lui dis les moires. Je lui dis les diapres. Je lui dis toute la combinatoire des couleurs. Je le transportai en divers lieux que nous avions explorés Rose et moi.
    Moreno n’en revenait pas.
    Il a d’abord fait celui à qui l’on a seriné que savoir écouter est un atout indispensable à la bonne gestion.
    Puis il a tenté de m’interrompre. Il était, en station debout, nettement plus grand et mieux découplé que moi, mais à l’instant, sur ma chaise tournante d’une autre époque, il semblait contraint de se soumettre à mon discours, que je lui tins avec une douceur persuasive sans cesser de lui tourner autour.
    «Il faut voir le Grand Nacré se poser sur la fleur de budleya», lui dis-je en guettant sa moindre réaction, et, ne voyant rien venir, je précisai que cette sorte d’accouplement avait quelque chose de fortement symbolique, tout en relevant la nuance d’étonnement vif qui anima du même coup son regard.
    Puis je lui racontai la venue au monde du sphinx Polyphème que ma correspondante de Shadyside, Annie D., m’avait longuement décrite dans l’un de ses mails. Maintes fois j’avais revécu cette scène grâce au récit de mon occulte amie, dont les mots avaient un tel pouvoir évocateur que je m’étais pour ainsi dire approprié son souvenir.
    Je racontai à Moreno cette péripétie naturelle sans le laisser m’interrompre.
    Lui qui me parlait de restructuration, il devait se représenter, lui dis-je, la mue de la grande chrysalide empaquetée dans sa feuille de chêne cousue, et commençant de bouger puis de taper, de marteler son enveloppe comme de derrière la porte de bois d’un romanesque souterrain à la Monte-Cristo.
    A force de me représenter la scène, j’étais en mesure de la raconter comme si je l’avais vécue moi-même. Et je suggérai des analogies: d’une vie toute d’ombre et de repli, comme ce garçon se figurait un peu la mienne, voici qu’allait émerger une tête pelucheuse et deux longues antennes à plumes, un abdomen couvert de fourrure et de longues pattes hirsutes autant que celles d’un ours trempé par l’averse, enfin ces ailes repliées et vernissées ressemblant à s’y méprendre aux plis encore collants d’un parapluie refermé.
    - Ceci pour l’ancien bureau, et cela pour le nouveau, lui lançai-je, avec une oeillade sardonique qui lui échappa, en lui désignant ensuite l’image rutilante, au-dessus d’un classeur métallique, du mâle Polyphème aux immenses ailes d’un brun velouté, bordées de bandes bleues et roses aussi délicates que celles d’un lavis, avec l’ocelle énorme, ornant chaque aile postérieure de son splendide oeil doux et dur à la fois, dont le bleu sombre se fondait en un jaune immatériel.
    A vrai dire il était médusé.
    Il ne s’attendait pas du tout à ma propre métamorphose, lui qui s’était imaginé qu’on pouvait m’épingler comme une poussiéreuse mouche grise, sous prétexte que mes gilets et mes vestons, mes chaussons hors d’âge et mon lorgnon de bureaucrate exhalaient la vieille ambiance des chambres mal aérées. Il croyait m’avoir jugé une fois pour toutes quand je bénéficiais moi-même, à cet égard, d’une assez confortable avance sur ses observations.
    De fait je l’avais, d’ores et déjà, radiographié de mon oeil de morphopsychologue amateur.
    Tout en donnant l’apparence d’un battant, ce garçon était un mou, un velléitaire et un sensitif. Il y avait en lui un indéniable ressort d’ambition sociale qui lui avait permis de donner le change, mais je voyais bien qu’il ne croyait pas aux mots vides qu’il prononçait et qu’il était en somme meilleur qu’il ne s’en doutait lui-même.
    Ce fut ce qui me permit de marquer mes premiers points sur la voie de son éveil, sans me faire trop d’illusions pour autant. Il faut dire que son propre statut était en jeu, et qu’il y avait la question de l’âge qui se reposait à ce moment-là. La conformité s’imposait à ses yeux comme garante de survie, et je me doutais qu’il ne pourrait s’affranchir si facilement d’une illusion si répandue. En outre, je restais par trop méfiant à l’égard des mutations artificielles, qui me faisaient me défier justement des transformations décidées pour l’Entreprise, et que je savais le contraire des vraies métamorphoses auxquelles je prêtais mon attention depuis des lustres.
    J’avais d’ailleurs évoqué ces questions avec ma correspondante Annie D., qui me soutenait par de petits messages quotidiens dans ma boîte électronique tandis que les managers de La Vie assurée préparaient en douceur (pensaient-ils) la liquidation de mon cas.
    A propos d’ Annie D., dont j’avais découvert les travaux par l’entremise de Marcelo, je m’aperçus bientôt que cette femme admirable avait tant de traits intérieurs comparables à ceux de Rose que je lui en prêtai le visage avant qu’elle ne m’envoie son portrait numérisé, et de fait elle avait les mêmes lignes pures et le même regard d’enfant têtu que ma Rose.
    Annie D., en marchant dans sa vallée des Montagnes Bleues, en Virginie, ne cessait de penser aux vraies conditions de la transformation de l’humain, et tout de suite je me sentis compris par elle lorsque je lui envoyai mes réflexions sur l’analogie que j’avais établie entre les mutations codifiées de la momie égyptienne et la métamorphose du papillon. Par mail, le soir même - enfin son soir à elle, de notre jour précédent, puisque nous en étions déjà nous-mêmes à l’heure des croissants -, elle m’écrivit que, by Jove, j’avais bien mérité mon prénom de fan de Dieu.

    De tout cela, je ne pouvais évidemment parler avec qui que ce fût à La Vie assurée, où les préoccupations terre à terre constituaient l’essentiel des conversations de la cafétéria, des performances amoureuses des jeunes gens le samedi soir au championnat de football du mercredi.
    Comme j’avais toujours fait figure d’original, apparemment figé dans les anciennes manières mais capable d’écouter toute conversation, fût-elle du dernier cri, et que mes jeunes examinateurs en avaient parlé après nos premières entrevues (la pétulante Ariane avait elle-même été subjuguée par ma connaissance de la faune de Bornéo où l’un de ses oncles chasseur avait séjourné, et Lemercier, l’autre consultant, s’était laissé amadouer d’autant plus facilement qu’un séjour aux Maldives l’avait porté à s’intéresser aux grands fonds marins qui n’avaient guère de secrets pour moi ), je compris que, pour quelque temps au moins, j’aurais un peu de répit et d’autant plus que mon nouvel état de solitaire, depuis la mort de Rose, me laissait une complète disponibilité d’esprit.
    Notre fier trio se relayait dans le petit bureau où l’on m’avait relégué et dont j’avais fait, comme chaque fois, un repaire tout personnel évoquant un grand livre d’images.
    Troublés par le fait que c’était moi qui les recevait et non l’inverse, mes jeunes gens avaient de la peine à exposer clairement ce qu’ils pensaient. Ils manquaient de précision dans leur vocabulaire et plus encore de suite dans l’exercice de la raison. Je me gardais de me gausser d’eux, mais je restais néanmoins sur mes gardes.
    Je les regardais en souriant. J’étais gai comme toujours et cela les faisait changer de contenance.
    Je savais bien ce qu’ils étaient censés faire sur ordre de la Direction Générale. Je voyais qu’ils s’étaient entendus sur la suite tactique des opérations, mais quelque chose semblait clocher. Ils cherchaient à définir leurs critères et moi je sentais bien que je leur posais un problème inattendu, leur tapais sur les nerfs et les séduisais en même temps.
    Visiblement cela ne se passait pas comme avec les autres vieux débris, selon l’expression que j’avais surprise entre eux au détour d’un couloir, dont la plupart avaient été remerciés par l’Entreprise avec des salamalecs.
    Avec moi ce serait différent, ils le pressentaient, plus même ils constataient tous les jours qu’il y aurait un problème dans mon cas et qui ne pourrait se régler selon les termes prévus.
    Ils avaient établi, sans doute, que je m’en tiendrais décidément à ma pratique éprouvée et à mon goût. Ils devinaient que je ne renoncerais à rien de ce qui avait été. Simultanément, ils savaient que je ne ferais valoir aucune exigence matérielle ni aucune espèce de droit lié à mon ancienneté ou à mes états de service. Ils devaient être convaincus que ma cause était désespérée: que jamais on ne me reformaterais, et pourtant ils ne m’en voulaient pas pour autant. Plus même: ils devaient être tentés de penser que je n’avais pas tout tort - et peut-être même m’enviaient-ils ?
    Bien entendu, ils avaient les moyens de m’abattre et je m’en doutais. Pourtant aucun d’eux ne l’a voulu. Je ne sais comment cela s’est arrangé finalement, avant que je ne prenne moi-même la décision de m’en aller, mais probablement est-ce à cause de nos discussions sur la pelouse de la plage de Rivebelle, cet été-là.

    C’est avec le responsable de la maintenance informatique, un Vietnamien cultivé du nom de Pham Thuan, avec lequel j’avais beaucoup appris sur la population amphibienne des rives du Mékong et dont je m’étais fait un ami rare en lui révélant la musique de Monteverdi et de Gabriel Fauré, que nous inaugurâmes cette coutume de fin de journée dès le début du mois de juin de cette année-là.
    Pham étant fort apprécié de tous, et la splendide Ariane, que j’appelais la Vestale de la Ressource, s’étant jointe à nous en nous proposant le déplacement à bord de sa vaste Chevy blanche, notre groupuscule devint bientôt une jolie bande qui se retrouva parfois, aussi, les fins de semaine et les dimanches sur la moelleuse moquette végétale de Rivebelle.
    Ariane m’avait désormais à la bonne: elle m’était reconnaissante de lui donner de précieux conseils tactiques ou psychologiques à propos de cas parfois épineux, puis (détail cocasse en ce qui concerne le personnage entièrement chaste que je représente) elle fut impressionnée par la douceur nacrée de ma peau tout imberbe, elle me dit que je lui avais fait découvrir un nouveau concept de sensualité malgré mon air de clerc anachronique, enfin elle fut heureuse de trouver en moi un partenaire de ping-pong aussi vif que certains play-boys de sa connaissance, et ma courtoisie fit le reste, ma neutralité complète en matière galante et ma courtoisie.
    Et de fait, ma façon d’être absolument libre, mais aussi tout pur, étonnait et séduisait même mes jeunes compagnons. Mes questions très précises mais bienveillantes sur leurs moeurs respectives, loin de les gêner, s’étaient naturellement incorporées dans l’ensemble de nos discussions sur le sens de la vie ou des changements de la société, les fluctuations du yen ou la valeur de l’amitié, les merveilles du monde animal qu’ils ne se lassaient pas de m’entendre détailler ou les peines de coeur de celle-ci, les soucis domestiques de celui-là.

    La profonde mélancolie que j’avais éprouvée, après la mort de Rose, se trouvait ainsi allégée par le bain et la conversation. Du vivant de Rose, nous avions toujours nagé, été comme hiver, mon seul regret étant de ne pouvoir planer et plonger dans les airs comme les oiseaux voiliers, les fous de Bassan que nous avions observés en Ecosse ou nos majestueux aigles de montagne.
    Avec Pham Thuan, deux apprentis aux corps lisses et flexibles m’accompagnaient volontiers et nous faisions des concours de brasse coulée avant de nous étendre sur la pelouse et de confronter nos vues sur l’avenir de l’espèce.
    - Pensez-vous réellement, Gottlieb, me demandait Valerio, que les insectes soient amenés un jour à supplanter le genre humain à moyen ou plus long terme ?
    Je restais mesuré dans ma réponse, tout en répétant ce que m’avait longuement expliqué un autre de mes correspondants, le professeur huguenot Théodore M. du Musée de l’Homme, à Paris, pour lequel cette éventualité était à prendre en considération.
    Ou nous parlions de la possibilité constante de se régénérer en quelque situation qu’on se trouve, qu’on soit larve de libellule ou mineur aux Asturies; et quelque chose se passait entre nous: il nous suffisait de rester là, sur l’herbe, le corps comme épuré par la lumière et l’eau chlorée, pour échanger des opinions purgées de l’ordinaire indifférence et nous sentir des ailes.
    Ce fut une belle saison de notre bref séjour terrestre et ma façon, aussi, de prendre congé de la Maison.
    Tout à coup, en effet, j’eus envie d’apprendre d’autres langues et de voyager un peu partout. J’eus envie de rajeunir extérieurement aussi et de me dépouiller de mes camisoles. Mais au préalable, j’eus besoin de parler de Rose à mes jeunes amis.

    Rose m’a donné les couleurs, commençai-je de raconter au crépuscule diaphane d’un des derniers jours de l’été indien de cette année-là. Rose m’a révélé les couleurs qu’il y avait en moi. Rose a pressenti ma rêverie et l’a protégée. C’est une prescience assez rare aujourd’hui où l’on prétend tout soumettre à l’efficace, mais c’est ce que je puis vous dire avant de m’en aller par les chemins: ne permettez pas qu’on vous empêche de vous abandonner à la rêverie, il n’y a qu’elle qui nous fera concevoir le bon monde de demain.
    Je ne leur ai pas parlé de mes cauchemars, qui donnaient à ce que je disais de la rêverie son soubassement vrai. Plus exactement, je n’ai parlé de mes cauchemars qu’avec Pham Thuan, en lequel je m’étais découvert comme un frère. Je n’ai pas été surpris de constater, en me confiant à cet homme délicat à l’épouse silencieuse et aux beaux enfants musiciens, que tout ce que j’avais cauchemardé trente-trois ans plus tôt lui rappelait les récits de son père à Da Nang.

    Aux autres j’ai dit, surtout, que les couleurs n’avaient rien à voir avec une parure cosmétique. Je leur ai dit qu’un aveugle savait les couleurs. Je leur ai dit que les lignes de la sculpture participaient de la couleur et que ressentir la couleur, en ce qui me concernait, m’était une façon d’assurer, selon leur maudite expression.
    Mais les mots vous savez, leur ai-je dit, les mots on les prend, on les essaie, on essaie de les ajuster au sentiment ou à ce qu’on ressent par le ventre, et la plupart du temps ça ne suffit pas, les mots ne sont pas tout à fait adéquats, pourtant il ne faut pas jeter les mots, il vaut mieux les garder dans son atelier en cherchant des couleurs, parce que la couleur c’est autre chose que les mots, la couleur et la mélodie.
    Enfin je leur ai dit, pour parachev2065701876.JPGer ma litanie grave, je leur ai dit de faire bien attention.
    Je leur ai dit que l’inattention était la perte des couleurs et qu’avec elle nous venait l’indifférence et la mort annoncée. Je leur ai dit que je ne pourrais plus, pour ma part, assurer à La Vie assurée. Je leur ai dit que je les libérais de mon fardeau, et ils ont protesté pour la forme, mais tous savaient aussi que je ne les quittais pas absolument.

    Parfois l’un ou l’autre m’envoie un mail, me demande quand je serai de passage en notre ville, et me propose une entrevue, selon l’expression désormais assortie d’un sourire. C’est toujours moi qui les reçois, le plus souvent au jardin, dont la femme de Pham est chargée de l’entretien en échange de la jouissance, par la famille de mon ami, de notre maison des Oiseaux.
    Je ne suis plus, pour ma part, qu’une sorte de nomade à vie. Tous les matins que Dieu fait je me sens des ailes. Il n’y a plus guère que mes cauchemars qui m’empêchent de vraiment assurer...

  • Au niveau du groupe

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    Scènes de la vie d’un atelier d’écriture

    Il est évident que quelque part, au niveau du groupe, Jehanne a vraiment merdé. C’était à elle de gérer la situation relationnelle de l’atelier, et sans faire intervenir son ego chiant comme ça s’est passé avec le Gitan. Même s’il y a quelque chose d’indomptable chez celui-ci, je suis navrée: les vrais artistes ne sont pas des enfants de choeur, et ça ne fait pas un pli que, dans le groupe, le Roumain était à peu près le seul qui écrive avec ses tripes et son sang et qui ait le sens de la transposition. En plus, que ça se passe dans un travail de groupe dont le thème était l’exclusion, ça c’est vraiment le top, surtout de la part de quelqu’un qui se veut psychologue.

    A ce propos, ce qui était un peu mal barré à la base, c’est que, justement, tout ait commencé dans la psychologie. Je veux bien que ce soit le dada de Jehanne et qu’elle tienne à baliser du point de vue des identités et des carences, comme elle disait, mais je ne suis pas sûre, quant à moi, que ce soit la meilleure formule pour mettre les gens en confiance et les stimuler au niveau créativité. Même que je me suis demandée, les premiers temps, si je ne m’étais pas fourvoyée dans une espèce de secte où se pratiquait la confession dirigée.
    Plus encore: au premier contact j’ai cru que j’hallucinais. C’est que, dans sa longue robe blanche, avec ses cheveux blonds roulés en tresses sur les oreilles comme les cornes des mérinos australiens, Jehanne de Preux avait tout de la barjo New Age et, dès qu’elle a commencé de parler, je me suis dit que je m’étais trompée d’adresse.
    En gros, disons qu’elle s’était mise dans l’idée de nous libérer. A priori, d’après elle, nous étions tous plus ou moins coincés du point de vue de l’expression, surtout les femmes, c’était une affaire de pouvoir, disait-elle, et c’était cela qu’elle voulait travailler. Tout de suite, alors, il a fallu parler de soi, et c’est justement ça, moi, qui m’a bloquée à ce moment-là. Vraiment je ne pouvais pas, je n’avais pas envie de me livrer, j’avais toujours pensé que l’écriture est le contraire de ça, moi je voulais transposer, je n’en avais rien à faire de partager mes bricoles ou de me farcir celles des autres, je n’étais pas là pour me faire assister ou pour servir une fois de plus d’épaule compassionnelle (ma vieille spécialité du temps des communautés), j’avais besoin de m’échapper de la routine et pas de me tripoter l’Oedipe, j’avais envie d’être traversée par des forces et pas réduite à ma débilité, mais c’est là que je me suis rendu compte, aussi, que la prétendue assurance de Jehanne cachait pas mal de fragilité et que la théorie lui servait surtout à colmater ses brèches à elle.
    Ce qui est apparu en tout cas, c’est qu’elle avait sous-estimé nos résistances autant que nos ressources, et cela bien avant que ne se pointe le Gitan.

    Les premiers temps, l’atelier d’écriture, j’y suis restée pour les gens que j’apprenais à découvrir.
    Parfois je me demandais, un peu, à quoi rimait le rôle de Jehanne, qui s’était bien aperçue que nous étions quelques-uns à lui échapper, et qui servait surtout aux autres d’exutoire à problèmes persos, sinon de tuteur socio-culturel.
    Ce que j’attendais, en ce qui me concerne, c’était peut-être juste la confirmation extérieure d’une vraie jouissance que j’avais de me raconter des histoires, qui m’était venue d’abord à la lecture des récits de Tchekhov et des si belles nouvelles de Carver dont j’aimais, encore plus que les autres, celle où il raconte la mort de Tchekhov...
    Je savais que je n’avais pas trop le don, mais quand je voyais ce qu’on portait aux nues je me disais que ça ou ça, style Houellebecq ou Darrieussecq, n’arrivait pas à la cheville de ce que j’aimais et que ce que je ferais moi serait peut-être encore moins nulache.
    Enfin, de toute façon je ne pensais pas même à publier, moi ce que je voulais c’était essayer de mieux piger, en discutant avec des gens - et là vraiment le Gitan m’a beaucoup apporté, surtout avec ses trucs à lui -, pourquoi ce récit fonctionne et pas celui-là, pourquoi t’es tout chose après La dame au petit chien et comme gratté à la pierre ponce après dix pages des Particules élémentaires.
    Les gens je pensais, aussi, que c’était quand même important à la base, pour t’écouter et te dire là tu oublies ou là tu écris quelque chose qui m’atteint. C’était déjà beaucoup de pouvoir trouver ça dans un monde où t’es à peu près qu’une particule élémentaire, c’est le cas de dire, même si tu vaux quand même mieux qu’un personnage de cette pauvre gueule de furet navré du Michel-la-déprime.
    Ensuite il y avait le niveau physique de la relation, moi ça j’y crois à mort. Et c’est peut-être ce qui nous a retenus ensemble, plus que les théories ou nos textes, avant l’arrivée du Gitan.
    C’était la présence, par exemple, de ce tendron de Glaus, que toutes nous avions envie de prendre dans nos bras quand il nous lisait ses étonnants petits morceaux de minimalisme quotidien sublimé, auxquels Jehanne reprochait évidemment ce qui en faisait la valeur à mes yeux, à savoir la transposition.
    Ou c’était l’agitation névrotique d’Antonio, qui décontenançait également Jehanne, mais qui l’attachait au groupe et le faisait s’ouvrir peu à peu dans ses textes plus ou moins obscènes au riche contenu latent (dixit l’experte de Preux).
    Or je sentais Jehanne hésiter en rapport, sans doute, avec l’hésitant abandon que lui montrait le Portugais. J’avais l’impression, pour ma part, que jamais Jehanne n’écrirait elle-même quoi que ce soit de vraiment passable avant qu’elle ne brise son carcan de freudisme. Pourtant, au fur et à mesure des séances, je me suis aperçu qu’il y avait quelque chose de malléable et de poreux en elle et que ce n’était pas tout à fait la despote bornée que j’avais crainte, ensuite de quoi le Gitan a débarqué, qui a modifié d’un jour à l’autre toutes les données comportementales du groupe.

    Jusqu’à l’arrivée de Stanciu, il était encore possible à Jehanne de nous proposer de creuser ses sujets à elle, comme le sentir féminin ou le rendu du toucher, que nous étions plusieurs à éviter de traiter mais que personne ne rejetait explicitement.
    En revanche, la seule intonation de Stan, quand il se penchait sur les propositions thématiques que Jehanne nous distribuait en début de séance, pour les lire à haute voix avec son emphase sarcastique, suffisait à en dégager ce qu’elles avaient en effet de plus ou moins à côté.
    C’est cela, bien entendu, qui a bientôt monté Jehanne contre Stan, en tout cas pour ce qu’on en a vu. Mais tout de suite, aussi, j’avais remarqué que le mâle l’attirait-terrifiait plus qu’un peu, ce qu’elle dissimula tout le temps qu’il jouait encore à reconnaître son ascendant et sa compétence.
    Pour mon compte, j’avais également repéré le vrai Stan du premier coup d’oeil, malgré la peau de mouton qu’il avait jetée sur ses épaules voûtées de gare-au-garou, mais je lui ai fait comprendre illico qui décidait de mes amours même éphémères, et nous nous sommes rencontrés d’entrée de jeu sur un autre terrain que celui de la drague à la con.
    Le premier soir, en me raccompagnant dans le quartier des Oiseaux où il me dit qu’il créchait parfois dans le duplex d’un ami écrivain, il m’a lancé comme ça sans chercher autrement à m’emballer: «Toi tu sens quelque chose, Milena, tu as quelque chose en toi qui cherche la pointe, ça se voit dans le texte que tu as lu ce soir, mais tu dois te mettre toute toi sur la pointe, tu ne dois pas garder d’appuis, tu dois toupiller Milena!»
    On a quelque part un noyau dur et c’est là-dessus qu’il faut écrire, disait à peu près le Gitan. Il faut être implacable. Si tu pisses des larmes, c’est du caillou noir de ton coeur qu’elles doivent sortir, sinon c’est de l’eau de vidure.
    En quelques couplets je lui avais raconté mes épisodes assez persos, mais quand il a pris son ton protecteur je me suis esquivée vite fait tout en lui donnant pleinement raison question noyau dur.
    Je sentais que Stan n’avait pas de mur pour le retenir, et je n’avais pas envie de retomber dans mes vieilles dépendances. Je devinais autant le chaud que le froid dans sa vie de solitaire, et je n’avais pas la moindre envie de rejouer la maman et la putain comme tant d’autres fois. Bien plus que son personnage, ses textes à la fois âpres et très tendres me touchaient presque physiquement. J’aimais ses phrases presque autant que les miennes, et ses mots étaient des objets que je regardais avec reconnaissance, comme un morceau de savon noir sur une planche ou comme un pain de glace dans une boucherie féerie. Et puis son besoin de s’intégrer et de s’affirmer, d’être reconnu et de partager ce qui comptait le plus, pour lui, avec les autres, me touchait. J’avais envie de lui montrer de l’amitié, mais je n’avais rien à cirer de ses élans d’Attila sexuel qui devaient faire flipper en revanche notre chère Jehanne.
    C’est d’ailleurs pour lui avoir résisté, je crois, que nous sommes devenus complices Stan et moi.
    Comme le Gitan le disait à mon propos, il était de ceux qui, dans leur arrière-cour, ont un puits de larmes.
    Cela, bien entendu, une Jehanne de Preux ne pouvait le comprendre que par la tête, car jamais elle n’avait vraiment vécu ou vraiment perdu que dalle.
    Jehanne prétendait faire face: elle avait lu tout Freud et feuilleté Jung pour s’en méfier vite, elle cotisait depuis dix ans à Amnesty International, elle avait réfléchi sur la place de la femme dans la société et, par souci de parallélisme, s’était documentée sur le sentir masculin, mais dès que tu étais devant les faits elle paniquait d’une manière ou de l’autre, et dès qu’elle fut en face du Gitan ce fut la déroute, ou du moins c’est ce qu’il nous a semblé.
    Stan était trop physique. Stan était beaucoup trop réel. Quand il arrivait à l’atelier, Stan prenait aussitôt toute la place. Il avait beau s’excuser pour le retard (il arrivait de son chantier de forestier), on faisait attention à lui, il sortait ses textes en comparaison desquels les nôtres existaient à peine, Jehanne essayait de le remettre à sa place mais nous étions tous à réclamer ses nouvelles pages jetées à la diable, et lui-même s’étalait avec son énergie d’homme des bois: il était là parce qu’il était là, Jehanne n’en pouvait mais, et à ce moment-là personne ne se doutait de ce qui se passait entre eux.

    Les textes de Stan étaient forts. Le personnage était inégalement buvable, mais ses textes étaient beaux et je les aimais comme je pouvais aimer les choses de la vie elle-même, transposées par des mots simples et vrais.
    Je sentais que Jehanne craignait cette vérité et cette simplicité. Je savais qu’elle en percevait la justesse et la force, mais peut-être craignait-elle qu’un pouvoir lui échappe, et c’est ce qui l’a fait dérailler quand elle nous a proposé ce travail collectif sur l’exclusion, auquel elle croyait pouvoir obliger Stan de participer.

    Le Gitan se disait incapable d’écrire sur commande, et personne, je le sentais bien, ne pourrait l’obliger à quoi que ce soit. Chaque fois que Stan est intervenu sur nos textes, c’est pour nous montrer ce qu’ils pouvaient avoir de contraint ou d’artificiel, d’insuffisamment personnel ou d’insuffisamment transposé. Curieusement, ce type qui est tellement centré sur lui-même est également capable de déceler, en un clin d’oeil, ce qui sonne faux chez les autres - tout ça qui ne pouvait échapper à Jehanne et l’inquiéter aussi.
    Que Jehanne n’ait pas compris que ce type ne serait pas taillable à sa façon, et qu’il nous remettait tous en question d’une manière ou de l’autre, c’est ce qui m’échappe à l’instant.
    Ce qui me paraît sûr, en tout cas, c’est que l’atelier ne se remettrait pas d’interdire son accès à qui que ce soit, et que Jehanne en resterait elle-même toute cassée quelque part.
    J’en ai parlé à Stan une nuit durant. Nous avons parlé de ce qui nous fait écrire et de ce que c’est devenu la plupart du temps. Il m’a dit que le besoin de se sentir exister était le mobile de la majorité des gens qui écrivent, mais que beaucoup se contentent de simulacres d’existence que procurent une apparition au petit écran ou une citation dans un journal.
    Il m’a dit que lui-même pourrait très bien cesser d’écrire et qu’il ne désirait pas prouver quoi que ce fût au groupe, bizarrement il a plutôt pris la défense de Jehanne et a laissé entendre que lui-même ne serait pas reparu à l’atelier s’il n’y avait eu pour lui une question d’honneur à défendre. Il n’aimait pas qu’on le jette d’où que ce fût: simplement il n’aimait pas cela, et comme je le comprends !
    Et c’est cela, aujourd’hui, qu’il nous faut gérer au niveau du groupe: c’est le retour de Stan et la déprime de Jehanne consécutive à la rupture de la liaison que nous ignorions entre eux.
    Finalement je pense que ce serait un défi de travailler ce thème de la pointe au niveau du groupe. Faudrait que Stan nous raconte comment il nous vit, et que chacun se raconte et raconte comment il vit Stan et Jehanne, mais que tout soit transposé, et que tous nous nous mettions à toupiller.


    Cette nouvelle est extraite du Maître des couleurs

  • Avec vue sur la mer


    Je m’en suis tenu, maman, à ta règle de ne pas s’en laisser conter. J’ai résolu, en me rappelant ce que tu m’as appris, de ne suivre que mon instinct, sans m’occuper de ce que les autres pensaient ou disaient. Je ne me suis pas laissé piétiner, et c’est à cause de ça que nous nous sommes trouvés finalement elle et moi, je te parle de Marie-Ange.
    Mon projet c’était d’assumer, comme ils disaient. J’avais été ébranlé par le départ de Vera. Je ne m’étais pas rappelé tes préventions à son égard. Je m’étais dit que peut-être elle avait raison - que c’était moi qui déraillais. J’ai donc hésité, puis je me suis ressaisi.
    Elle m’a dit que j’étais un taré. Elle m’a dit: tu dois être un pervers, oui c’est cela tu es un pervers, tu me fais gerber. Elle a dit ça. Elle voulait me faire mal. Elle ne supportait pas l’idée que j’aie mes propres goûts. C’était comme en musique: elle n’admettait pas que j’apprécie Frankie Laine et Dolly Parton. Elle aurait voulu que je m’en remette entièrement à elle: elle prétendait que la country était barjo et qu’elle, Vera, ne pouvait simplement pas tolérer qu’on joue de la country ou du folk sous son toit. Par rapport à mon goût particulier, elle m’a dit que j’étais un vicieux, mais là je me suis défendu en lui rappelant que c’était elle qui m’avait conseillé de me libérer quand on s’était rencontrés, puis que c’était elle qui me l’avait fait la première fois.
    A part ça, même si ma tendance n’était pas tellement revendiquée alors en tant que telle, j’avais pour moi toute le nouveau trend de l’époque. Partout, à ce moment-là, tout le monde ne faisait que répéter: vivez votre fantasme, affirmez votre désir, affichez votre différence. Tout le monde s’assumait en long et en large. Il n’y en avait partout que pour la différence et c’est ce qui m’a poussé à sortir du bois à mon tour.
    Mais là-dessus, pour y parvenir, il est vrai qu’il m’aura fallu du temps et du cran. C’est qu’il faut dire, et là vraiment je ne vais rien te cacher, que ma différence à moi était un peu spéciale.
    La réaction de Vera m’avait mis sur mes gardes. Alors même que c’était elle qui m’avait fait flasher là-dessus, je m’étais aperçu que ce jeu amoureux que j’avais redécouvert en sa compagnie, et qui me semblait tout ce qu’il y a d’innocent, ne lui était apparu comme ça que le temps d’une séance alors qu’il deviendrait, d’après ce qu’elle disait, un vice ou une perversion à se répéter.
    Quant à moi, je ne voyais pas du tout les choses ainsi. J’avais découvert un truc hyperfort et je m’y tenais. J’avais retrouvé une sensation géniale et je ne vois pas pourquoi j’aurais culpabilisé. D’une certaine manière, aussi, je t’avais retrouvée. Peut-être que je n’aurais pas osé te le dire comme ça, quand tu étais encore là. Peut-être que ça t’aurait choquée, comme quand je t’ai avoué que j’avais bu un verre de notre urine avec Timothée, autour de nos sept ans, mais à présent je te dois cette vérité, c’est une question entre nous, maman, puisque ces moments-là me restent aussi comme mes plus anciens souvenirs de toi, je crois bien.
    Je me les suis rappelés surtout à l’odeur. Tout n’était plus alors qu’une affaire de sensation, mais c’est sacrément important: les psychologues le répètent tant et plus. En tout cas moi ça restait le lien le plus fort entre nous.
    Tout de suite, quand Vera me l’a fait, je me suis retrouvé tant d’années en arrière, dans une lumière qui devait être celle de la salle de bain aux vitres dépolies de la maison des Oiseaux, je me suis rappelé le dur et le doux de la planche à langer que tu avais installée en travers de la baignoire à pieds de fonte, je me suis rappelé la petite flamme bleutée de la veilleuse du chauffage à gaz que je distinguais d’en dessous et je me suis rappelé des sons lointains qui devaient être ceux de la vie dans le quartier, je me suis rappelé l’odeur de la grosse commission, comme tu l’appelais avec une sorte de reconnaissance, comme si ça te prouvait que j’existais, et peu après je me suis rappelé l’odeur de la crème Nivea qu’on pourrait simplement dire l’odeur de propre en ordre et de sécurité que j’associe aussi à ta présence à chaque fois que j’avais transpiré au cours de mes chères maladies d’enfant et que tu me changeais avant de m’apporter ma tisane, je me suis rappelé tout ça mais je n’en ai pas parlé à Vera, et je me le suis parfois reproché, mais c’était avant de rencontrer Marie-Ange.
    Ensuite, par l’imagination, ça a été encore plus géant. Au fur et à mesure que je revivais cette première séance, je retrouvais d’autres sensations et d’autres détails qui me rappelaient notre vie tout au début aux Oiseaux.
    Et c’est ça, peut-être, c’est sûrement ça qui a fait paniquer Vera, avec cette intuition que vous avez toutes.
    Elle a dû se dire, probablement, que ce que je lui demandais de me faire, là, nous ramenait à autre chose qu’à notre histoire.
    Ce qui est certain c’est que c’est à cause de ça que cela s’est gâté entre nous et qu’elle m’a jeté, mais c’est aussi vrai qu’après m’être posé des questions j’en ai eu marre de tout prendre sur moi et que j’ai décidé, avec l’aide de Jean-Yves, d’assumer mon fantasme.
    J’avais alors plus de trente ans, mais je me sentais un peu flottant à quelque part. Je n’estimais pas avoir encore trouvé la voie particulière dont tu disais que j’étais digne - toi qui me rêvais plus ou moins soliste dans un orchestre de danse parce que tu m’avais payé des leçons de piano toutes ces années et que ma façon de jouer du Richard Clayderman te semblait fantastique -, mais je sentais que je devais faire quelque chose qui tranche avec la routine de l’agence où je travaillais en intérimaire.
    Déjà, d’avoir rompu avec Vera m’a fait du bien, contrairement à ce que j’avais craint. Plus j’y pensais et plus je me disais que cette femme m’aurait empêché de respirer à la longue. Notre collage durait depuis plus de trois ans, avec deux ou trois crises qui t’avaient plutôt réjouie, puis ça a été ton attaque foudroyante qui m’a tellement secoué que je me suis rendu compte que sans Vera je me serais effondré, mais j’avais aussi remarqué, durant cette période où je commençais mon travail de deuil, comme l’appelait Jean-Yves, que Vera était hyperdure et combien aussi, matériellement parlant, elle se montrait calculatrice.
    Jean-Yves m’a aidé à me faire à la solitude, c’est lui qui a commencé à me donner à lire des trucs en psycho, il m’a écouté et je lui en ai raconté de plus en plus, un jour que je lui ai dit ma terreur de voir papa débarquer dans son cabinet j’ai fondu en larmes comme un môme et il m’a pris dans ses bras, après quoi les vannes se sont ouvertes et je lui ai tout déballé, toutes nos années, toutes les fois où papa se pointait et finissait par te menacer, d’une séance à l’autre je descendais le courant selon son expression et puis j’ai commencé de le remonter et c’est tout à la fin que j’ai cassé le morceau, un jour j’allais tellement mal qu’il m’a dit que j’avais besoin de quelqu’un et qu’il m’a posé la main sur la cuisse, mais moi je me suis retiré tout de suite en me veillant de ne pas le blesser, il ne l’a d’ailleurs pas du tout mal pris, il m’a même dit que c’était mieux comme ça et c’est alors qu’en toute confiance je lui avoué mon fantasme.
    Quand Jean-Yves m’a dit qu’on allait travailler ce sujet-là, je me suis dit, surtout après le coup de la main sur la cuisse, que je devais une fière chandelle à ce type et d’autant plus qu’il avait lui-même une vie à problèmes à ce qu’il semblait.
    Pourtant j’étais encore bien loin, à l’époque, d’envisager un coming out que Jean-Yves lui-même ne me conseillait pas. Ensuite de quoi, et ça aussi m’a salement secoué, mais peut-être aussi libéré d’une certaine façon, Jean-Yves a disparu sans crier gare. Comme nous avions espacé les séances, il se passait parfois deux ou trois semaines sans que nous ne nous rencontrions, puis il m’a parlé d’un autre poste qu’il pourrait peut-être décrocher au sud de la France, et finalement c’est par une lettre un peu distante, sur un ton qui m’a plutôt déçu, qu’il m’a expliqué que nous ne nous reverrions pas et que je pouvais continuer la thérapie avec Glenda, après quoi ses adieux étaient plus affectueux et il me laissait son adresse, mais jamais je ne lui ai récrit et d’ailleurs je n’avais plus tellement besoin d’une aide de ce côté, je venais de vendre les Oiseaux, j’avais de quoi survivre quelques années sans travailler, puis j’ai eu envie de revoir du monde et j’ai passé d’un job à l’autre par l’agence et je me suis mis à chercher une partenaire qui me comprendait sans même que j’aie forcément besoin de lui confier mon secret.
    Plus précisément, lorsque j’ai commencé de fréquenter les minorités, un sentiment compliqué, joint à ma timidité naturelle, m’empêcha de me livrer.
    Un samedi matin que ces groupes défilaient dans les rues du centre ville, je leur avais emboîté le pas, je m’étais mis à manifester avec eux en faveur de la différence, puis un type qui distribuait des tracts m’en a filé quelques-uns à remettre aux passants, et le soir je me suis retrouvé à ce qu’ils appelaient une prise de parole dans le cadre du Collectif Fusion.
    Je dois te le dire alors sans détour: tout de suite ça m’a plu. Tout de suite, ces filles et ces garçons qui disaient ce qu’ils vivaient sans tricher, ça m’a vraiment superplu. Je me suis dit: là, Roland, tu vas pouvoir t’assumer.
    Cela se passait dans un loft: moi je n’avais rien contre a priori, tu sais, malgré le joli cadre dans lequel nous avons vécu aux Oiseaux. J’étais sûrement le plus vieux du groupe, mais je m’étais fait un look western, j’avais les cheveux longs et je m’étais mis au banjo. On était tous assis à des étages différents, il y avait de la musique qui tournait toute seule et des filles aux pieds nus distribuaient des tasses de thé de menthe. Ensuite de quoi s’est déroulée la prise de parole.
    Il y avait un garçon aux cheveux décolorés et aux lèvres noires (je ne te mens pas), appuyé contre un type baraqué en veste de cuir, qui racontait ce qu’il avait enduré en milieu ouvrier, et j’étais touché de voir que tous avaient le même air concerné en l’écoutant.
    Il y avait une fille chauve à la voix rauque qui racontait l’abus qu’elle avait subi: elle disait que tout venait de là, mais qu’en somme elle ne le regrettait pas vu qu’elle préférait être comme ça que pareille aux blaireaux, et tout à coup je me suis rendu compte qu’il y avait vraiment plusieurs façons d’être différent.
    Enfin, après deux ou trois autres, un certain Brahim a expliqué ce que ça représentait de voir dans le regard de l’autre le mot bougnoule, et je me suis alors demandé si je pourrais, avec ma différence, être aussi bien accepté que lui et les autres.
    En tout cas je n’étais plus tellement à l’aise. J’étais content de m’être rapproché de ces gens que je pouvais écouter et auxquels je montrais ma propre compréhension, mais je les ai observés aussi et j’ai vu comment cela se passait entre eux, et j’ai noté que, très vite, les uns et les autres se rapprochaient ou s’éloignaient au contraire les uns des autres, s’attiraient ou se rejetaient carrément.
    Bientôt, en plus, certains ont voulu savoir où je me situais, intrigués qu’ils étaient par mon allure et mes silences. Sans faire trop de mystère je me disais plutôt en recherche et déviais la conversation en promettant de m’expliquer lorsque je m’y sentirais disposé. Comme je ne répondais aux avances ni des uns ni des autres, et que je répandais autour de moi ce fluide que la première tu as identifié chez moi, chacun des camarades se figurait que ma différence s’apparentait plus ou moins à la sienne et que de toute façon je finirais bien par m’exprimer.
    Mais comment passer à l’acte ? Comment m’expliquer sans me faire exclure comme je l’avais été par Vera ? Comment leur dire ma différence ?
    Toi tu l’aurais compris, ça ne faisait pas un pli, que j’aimais plus que tout être langé, que j’aimais faire dans mes couches et que rien ne me plaisait autant que d’être torché et changé: tu aurais accepté mon fantasme qui, d’une certaine manière, me rapprochait de toi par delà les années; surtout tu aurais apprécié la probité avec laquelle j’étais résolu à l’exposer et à la défendre - mais comment la leur faire accepter si moi-même je m’en gênais encore ?
    Eh bien, mon intuition ne m’a pas trompé, puisqu’à la première prise de parole où, enfin, je m’exprimai dans un groupe de conscience du Collectif Fusion, je remarquai aussitôt comme un courant de réprobation passer, ainsi que je l’avais éprouvé avec Vera. Dès que les gens eurent compris de quelle nature était ma différence, je constatai qu’ils se regardaient, puis ils commencèrent de murmurer et il fallut que Régis rappelle que dans le groupe on respectait l’outing de chacun pour que cela se calme.
    Depuis ce soir-là, pourtant, j’ai remarqué qu’un fossé s’était creusé entre nous.
    Après mon intervention, déjà, les gens m’ont tous plus ou moins évité à la fin de la séance et l’ami de Régis, me prenant à part, m’a parlé de psycho-réparation sur ce même ton de bienveillance accablée qui avait été celui de Vera.
    C’est ainsi que je m’éloignai du Collectif Fusion et que, malgré le soutien passé de Jean-Yves et la possibilité de recourir à sa collègue, j’entrai peu après, en dépression.
    Je n’ai pas besoin de te faire un dessin: tu as connu cela des années durant. Même si ce n’est qu’aujourd’hui que je commence d’imaginer ta propre dérive, je n’en reviens pas encore de l’avoir supportée moi-même: ça a vraiment été la totale, mais j’ai toujours pensé que tu reçois ce que tu donnes et c’est exactement ce que nous nous disons à présent que nous sommes installés aux Mésanges, Marie-Ange et moi.
    Bref, des mois ont passé, et l’internement, les médics et tout ça, mais une fois encore j’avais mon idée et, dès que je m’en suis tiré, je n’ai plus pensé qu’à vivre mon obsession jusqu’au bout non sans avoir remis mes compteurs à zéro.
    J’avais d’abord cru, stupide que j’étais, ce que disaient les gens, puis j’avais vu ce qu’ils faisaient; et maintenant je me rappellais que tu m’avais toujours dit de ne jamais me fier qu’à ce que les gens font, et là je peux dire que tu avais raison: j’ai vu que ce qu’ils font n’a rien à voir avec ce qu’ils disent mais je me suis obstiné et désormais, avec Marie-Ange, nous n’avons plus à rendre de compte à personne.
    Si je me suis assumé finalement en pratiquant publiquement mon coming out, et si j’ai rencontré Marie-Ange par la même occasion, je ne regrette pas d’y être arrivé par un moyen qui t’aurait déplu de ton vivant, toi qui voyais en l’exhibition la pire calamité de l’époque. J’ai bien mis quelque temps à te l’avouer, mais je ne saurais m’y soustraire. Toi-même me disais que jamais je ne pourrais rien te cacher, même après, et c’est pourquoi je n’ai jamais douté que je finirais par te l’avouer.
    C’est pourtant vrai, maman: je me suis exhibé, nous nous sommes exhibés Marie-Ange et moi, nous nous sommes pliés tous deux à la règle du jeu de l’émission télévisée Fantasmes fous, consistant à jouer sur le plateau, en présence de l’animateur et de la psy, la scène de son goût assumé, et probablement cela t’aurait-il contrariée de me voir ainsi langé par Marie-Ange devant des millions de téléspectateurs, comme de me voir ensuite téter Marie-Ange pour accomplir sa propre fantaisie.
    Souvent je me suis pris à t’imaginer au milieu du public de ce soir-là. Or, qu’aurais-tu vraiment pensé de tout ça ? Je ne sais pas: je n’en suis pas sûr mais je te demande de le comprendre où tu es à présent.
    Ce qu’il y a de sûr, c’est que c’est bel et bien pour m’être assumé que j’ai rencontré Marie-Ange et que c’est notre différence revendiquée qui nous a permis de participer, ensemble, à la finale de Fantasmes fous, au Lavandou, où nous avons gagné Les Mésanges.
    Nous avons choisi le nom de notre pavillon avec vue sur la mer en mémoire du quartier des Oiseaux où nous avons passé tant d’années, ce qui nous fait, toi et moi, nous retrouver d’une autre façon encore.
    Te souviens-tu, à ce propos, de ce que tu m’avais raconté du premier poste de télévision du quartier ? Les enfants, vous aviez été invités chez des voisins qui avaient les moyens afin d’y voir un épisode de Lassie chien fidèle que tu m’as raconté vingt ans après.
    Or, il y a déjà sept ans que nous nous sommes rencontrés, moi et Marie-Ange. Si questions rapports nous en sommes encore au top, nos fameux fantasmes fous nous ont bientôt lassés, et nous savons à présent que nous ne pourrons avoir d’enfant. Un temps, j’ai pensé que nous pourrions prendre un Lassie en mémoire de toi, mais Marie-Ange m’a fait remarquer que le collie laissait trop de poils dans la maison, et tu sais que ce que femme veut...
    Ce que je regrette un peu aujourd’hui, c’est que l’extension du lotissement fait que nous ne voyons plus la mer depuis le printemps dernier. Mais rassure-toi: nous sommes très occupés tous les deux par la petite boutique de produits bios que le père de Marie-Ange nous a permis d’ouvrir au Lavandou, et nous avons choisi de renoncer à la télévision pour être encore plus près de la nature, ce qui doit te faire plaisir. Enfin, la maxinouvelle que tu attends sûrement, c’est que je me suis remis au pianola. Où tu es, d’ailleurs, tu dois te réjouir de mes progrès...

    Cette nouvelle est extraite du recueil intitulé Le maître des couleurs, paru en 2001 aux éditions Bernard Campiche.




  • Fils du vent

                                                        Ce qu’il y a de super, avec le Réseau, c’est qu’on est à la fois tout le monde et personne. T’as pas besoin de mettre un masque. A la limite, même si tu scannes ton portrait t’es pas obligé que ce soit le tien. T’es derrière ton écran et t’as pas de comptes à rendre; en tout cas tant que tu débloques pas t’as pas de comptes à rendre. Moi par exemple, après la mort de Raoul, ça m’a drôlement apporté. Parce que, pendant des jours, ça a été encore plus galère que de son vivant. Déjà que ça avait pas toujours été évident quand je l’avais sur les bras, surtout à la fin avec tout le sang qu’il crachait, mais enfin j’avais l’impression d’exister, même si je savais maintenant que je lui devais pas la vie je lui donnais volontiers tout ce qu’il fallait dans l’urgence , je faisais des heures sup pour éponger ses méfaits et gestes les plus graves, comme il disait, je l’avais adopté même s’il était pas celui que je croyais -  l’autre je m’en foutais bien à présent: c’était quand même pour Raoul que j’avais fini par voter après l’avoir bien agoni pour ce qu’il nous avait fait endurer, au point de souhaiter qu’il disparaisse et qu’on n’en parle plus.
     
                C’est pourtant vrai que j’avais fini par le prendre en charge alors que tous se défilaient plus ou moins. Je m’étais installé dans son deux-pièces de la Cité des Oiseaux et quelque part ça m’arrangeait, je me suis occupé de l’Armoire au Trésor, comme il appelait sa planque à factures,  j’ai tout assumé ou à peu près, j’ai débarqué avec mon Mac et je lui ai fait découvrir le monde de la Toile, il s’est pris au jeu quelque temps avant de tomber par hasard sur les saletés de Wonderland, juste avant que ce club de tarés ne soit démantelé, il a vu le sexe et le fric partout et n’en revenait pas avec son bon naturel de coureur des bois pas vicieux pour un jeton, et là nous avons causé de tout ça, il m’a montré tout ce qu’il y avait de mal barré dans ce pseudo-monde et j’ai reconnu que c’était le risque quand on se met à débloquer, bref on a refait ami-ami, je lui ai pardonné tout ce qu’il a foutu en l’air de notre vie et de celle d’Elena, et d’abord parce qu’il m’a raconté son Elena à lui, tout ce que j’ignorais de mon côté, tout ce qu’elle lui a fait subir que je ne savais pas - même s’il en remettait je sentais qu’il y avait du vrai, et je le sentais revivre de me voir l’écouter, il était encore suffisamment sur ses pattes  pour qu’on recommence à se balader ensemble, on est allés en montagne et dans les réserves du bout du Haut Lac, je lui ai appris des trucs sur l’écosystème et il m’en a appris d’autres en m’amenant chez tous ceux qu’il avait fréquentés à l’époque de la distillerie, il n’y avait quasiment plus de soirs ou de fins de semaine que nous ne passions ensemble, même qu’Elena, qui ne me voyait pour ainsi dire plus, sauf pour mon linge,  commençait à la trouver mauvaise.
                D’ailleurs c’est ce moment-là qu’elle a choisi, Elena, pour faire sa révélation, et là c’est plutôt elle qui s’est montrée sous son moche côté, mais moi je n’ai rien vu venir, enfin peut-être que ça devait tourner ainsi, probable même que c’était obligé: que ça devait se passer comme ça, et voilà qu’un jour où je me disais que Raoul repiquait et que je lance comme ça à Elena, sans penser la vexer, que tous les deux, papa et moi, nous nous sommes retrouvés et que ça donne un peu plus de sens à nos bouts de chemins, voilà qu’elle se met à rire drôlement et qu’elle m’apprend que Raoul n’est pas vraiment celui que je crois: qu’elle n’a jamais voulu me le dire mais qu’à présent elle me le dit, que mon vrai géniteur est un autre mais que je ne saurai jamais qui vu que le nom de celui-là elle se le rappelle même pas, ou disons qu’elle pourrait l’appeller le courant d’air...
     
                A Raoul je n’en ai pas parlé: c’était vraiment le plus mauvais moment, alors que tout semblait plus ou moins s’arranger. Je ne lui ai rien dit, pas le moindre reproche, d’ailleurs sa faute à lui était autant dire rien par rapport à l’autre, et puis je ne savais même pas s’il savait, mais il y a ce qu’on sent, il y a ce que Raoul a dû ressentir de ma part malgré que je m’efforçais toujours de lui envoyer de bonnes ondes; et ce qu’il a ressenti ces jours-là devait venir aussi d’elle, elle qui diffusait de sales vibes depuis l’autre bout de la ville, elle qui nous en voulait maintenant d’autant plus qu’elle regrettait sûrement de m’avoir balancé ça sans crier gare, parce que je sais qu’elle est au fond pas si néfaste, et c’est ma mère ça c’est prouvé, enfin bref loin de m’éloigner de Raoul la nouvelle m’a tellement chaviré que ça m’a rapproché de lui tandis qu’il recommençait à saigner.
               
                Au début, sur le Réseau,  j’aimais bien me faire passer pour le fils d’un footballeur célèbre ou pour un animateur de chaîne, mais après la mort de Raoul j’ai revisité les sites qu’il avait classés, je suis tombé dans certaines tchatches où son nom était connu, et tout à coup ça a été comme si je le retrouvais dans un jeu de miroirs, ça me faisait bizarre, ça m’a troublé comme lorsque je suis allé annoncer sa mort à quelques-uns de ses très vieux complices de la Brasserie des Abattoirs. J’avais parfois eu honte de Raoul quand j’allais le rechercher et qu’on se faisait toute la rue au vu des gens comme il faut, mais à présent c’était plutôt le contraire qui se passait, on me demandait de parler de lui ou on m’envoyait des mails persos à son propos et je voyais se former une autre image de mon pseudo-pater: je comprenais mieux pourquoi tout ça lui était arrivé, je lui en voulais de moins en moins, et d’autant que je supportais de moins en moins, à mon tour, la vie de ces gens  qu’on dit justement comme il faut.
                C’est Raoul qui m’a montré, le premier, la folie du monde, et bien avant que je ne zone sur la Toile, bien avant même qu’il se mette à ne plus rentrer, bien avant qu’il ne se noie dans son verre.
                - La folie, mon garçon, m’avait-il alors dit, c’est à peu près tout ce qu’on estime ordinaire de nos jours. La folie c’est la vie bridée, c’est le travail rien que pour le dinar et le dinar rien que pour la frime. La folie c’est cette course de rats, me disait Raoul, et quand j’étais encore ado il m’a traîné un peu partout en ville, il m’a fait voir les gens se bousculer et se faire la gueule, il m’a fait voir les regards salauds et les gestes qui tuent, puis il m’a emmené de café en café et de bar en bar et m’a présenté ceux qu’il disait les sans merci ou les sans laisse.
                Ce que Raoul ne supportait pas, je l’ai compris en me rappelant ce qu’il avait été avant de tout laisser se défaire de ce qu’il avait fait, c’était cette vie accroupie, cette vie rancie, cette vie protégée de tous côtés, cette vie assoupie: ce semblant de vie.
                Lui qui avait joué les gagneurs et que nous avions connu sur la crête de la vague, comme disait Elena, s’était vu un jour dans une vitrine avec son costume gris et son attaché-case de barge d’affaires, et d’un coup ses yeux se sont ouverts: le même soir il envoyait tout valdinguer et nous avec -  ça je dois quand même le compter dans la colonne déficit.
                Mais comment compter avec Raoul ? Autant décider qu’on va scotcher le vent et le mettre en cage. Autant l’autre était courant d’air, comme disait Elena, que je pouvais oublier vite fait, autant l’autre n’avait fait qu’entrer et sortir dans la vie d’Elena, autant l’autre ne faisait que glacer mes recoins, autant le souffle de Raoul m’avait fait respirer et me décoiffait à vie; autant la force de l’autre me semblait nulle, autant la faiblesse de Raoul me rendait à nos enfances partagées et à sa grande ombre colorée de divinité des sous-bois; autant l’absence de l’autre se décolorait à tout jamais, autant  la présence de Raoul m’était regagnée dans le jardin suspendu de notre maison où tous et toutes  nous l’avions tenu pour Superman.
             Le vieux dandy clodo a mis trois jours pour se décider. Trois jours pour me filer les clefs de l’Armoire au Trésor. Depuis trois jours je le sentais pas à l’aise, depuis que j’avais débarqué aux Oiseaux et après qu’il m’eut raconté pas mal de ses méfaits et gestes, comme il disait.
                Il avait alors une dégaine à faire peur, mais je sentais que ma présence lui redonnait un peu de cran. Il m’avait tourné autour sans oser l’ouvrir quand j’avais attaqué le probème Number One que représentait l’évier de sa cuisine, dont  les strates superposées racontaient l’hisoire de sa malbouffe solitaire de trop de mois. Il s’est retenu pendant des heures, je sentais qu’il avait quelque chose à lâcher mais qu’il hésitait à y venir, et puis je me suis dit que peut-être je me faisais des idées.
                Le troisième jour il riait tout seul dans un coin à relire Le filou scrupuleux de O’Henry, qu’il m’avait fait découvrir à quinze ans lors d’une campée entre nous sur les hauts gazons de Friance; il se poilait entre deux accès de toux à s’arracher les poumons, je le regardais comme s’il était plus jeune que moi, je le voyais tout à coup dépendant et un peu caqueux, je savais maintenant qu’il allait m’annoncer quelque chose, je n’avais même pas remarqué jusque-là la grande armoire verrouillée, je grattais comme un grillon du foyer et lui me citait de temps à autre une fine moulure de l’humoriste, mais j’avais plutôt envie de l’invectiver pour son insouciance et je sentais qu’il le sentait, et tout à coup il fut là, devant moi, debout, petit et grand à la fois, en tout cas solennel comme il savait l’être même quand il titubait sous l’effet de sa dernière tuée, comme il disait, il était là et il me tendait une clef en me désignant ce vilain meuble juste bon à finir à l’Armée du Salut:
                - C’est là-dedans que ça se passe, fils à moi.
                Et cela se passa, de fait, comme annoncé. Cela n’attendit pas l’ouverture complète du double battant: cela sortit parce que cela devait sortir, cela ne pouvait pas ne pas  sortir, cela s’écroula donc, ce fut une avalanche de papiers et de bordereaux, de cahiers, de classeurs et de factures, cela faillit nous assommer puis un tas s’éleva devant nous et Raoul, l’air d’un enfant pris en faute, me lâcha en me regardant par en dessous:
                -Voilà le trésor que je te lègue...
                Le courant d’air ne m’a rien laissé en souvenir, tandis que Raoul nous a légué le vent du dernier jour, qui nous a tous réunis lui et nous.
                Les dettes de Raoul nous ont fait nous retrouver à son insu deux trois fois pour entendre d’abord Elena se lamenter  et mes frères développer des théories morales de gens comme il faut.
                Pour ma part, je leur ai dit l’état de Raoul. Je leur ai détaillé mes premières mesures d’assainissement du marécage raoulien. Puis, tout à trac, je leur ai dit que Raoul ne serait bientôt plus en mesure de s’occuper de lui-même et que moi non plus: que j’en avais ma claque de ne pas les voir se remuer le train. Je leur ai dit que les dettes de Raoul pouvaient attendre mais qu’il fallait lui trouver une maison peinarde pour ses derniers mois, je leur ai dit que Raoul avait encore des trucs à leur apprendre et que ça le ferait revivre un peu plus de n’avoir pas qu’un fils mais bien trois comme à la belle époque des écrevisses et des fins de mois mirifiques, je leur ai dit que j’étais fier d’être le fils de Raoul (mes faux frères n’étaient pas censés savoir que je n’étais, moi, que le rejeton d’un courant d’air), j’ai dit à Elena que je comprenais qu’elle ait aimé le cher lascar, enfin je leur ai proposé de m’aider à aider Raoul et pas un n’a résisté cela va sans dire.
                Raoul m’en a d’abord voulu de le caser en maison, mais je lui ai dit de se la coincer avant de lui expliquer la situation générale et particulière.
                Comme il pouvait s’en rendre compte lui-même, Raoul se faisait parmi et saignait à se saigner. Or ça n’allait pas s’arranger. Bientôt il aurait besoin, son naturopathe me l’avait prédit, de solides doses de morphine et de divers soins compliqués, même s’il était entendu qu’on n’allait pas s’acharner à le retenir dans ce triste monde. Tout ça coûterait encore quelques factures d’assurances en retard et ce n’était pas lui, qu’on sache, qui allait dégager les fonds de l’opération Bons Soins. Bref, Raoul comprit et baissa la tête, puis il la releva et me sourit l’air malin. 
                C’est à cette dernière époque, je crois, que nous avons vraiment retrouvé, Elena son jules de vingt ans, et nous trois notre paternel plus ou moins par le sang.  
                Tout ça je me le suis raconté cent fois, après la mort de Raoul, mais ça ne m’aidait pas à surmonter le blues. J’étais complètement à terre. J’arrivais pas à croire qu’il nous avait fait ça alors que c’était annoncé quasiment à l’heure près. Mais on a beau savoir, on a beau avoir parlé de ça en long et en large: quand t’es devant qui t’aime qui bouge pas plus qu’un mort, là c’est vraiment que t’as touché le fond.
                Pourtant Raoul avait une sacrée belle figure en tant que macchabée: Elena lui a retrouvé un costard de ses années glorieuses, on l’a coiffé et manucuré, il avait son noeud papillon et ses boutons de manchettes à diamants réchappés de toutes les saisies, bref on aurait dit qu’il allait réclamer sa canne à pommeau pour se relever comme un Lazare de dancing.
                Je me suis raconté ça tout seul tous mes soirs d’après le dernier jour, mais c’est grâce au Réseau que j’en ai fait cette espèce de story.
                Un jour que je parle de ces histoires de courant d’air et de vent à Sally Burke de Bradford, dont la Home Page m’avait flashé, elle me demande si je connais Le vent souffle de Mansfield, et moi je lui que non: je pense à Jayne, évidemment, et je lui réponds comme ça par mail que je n’ai pas vu le film. Alors elle m’explique que ce n’est pas de la Mansfield américaine au buste considérable qu’elle me cause, mais de la Néo-Zélandaise à l’air de fée un peu fêlée, une raconteuse d’histoires sur laquelle elle travaille pour son Master,  et du coup elle me balance Le vent souffle  en pièce attachée; et surtout, Sally me dit qu’il faut que j’écrive ce que je lui ai raconté: que ça peut m’aider et que c’est exactement ce qui manque sur la Toile et partout, parce que c’est une histoire vraie comme les écrivait Mansfield la Néo-Zélandaise.
                Donc je recommence à  mettre ça par écrit, et comme il s’est passé du temps entre deux ça se met à vivre autrement, je me le rappelle comme un scénar de quelqu’un d’autre, puis j’en arrive tout doucement à sentir, vraiment, qu’il y a comme du vent dans mon tas de papiers. 
                Et c’est pour ça, sûrement, que c’est le dernier jour que je préfère me rappeler: parce qu’il m’a donné le titre de cette histoire et que c’est alors seulement qu’a commencé de souffler l’esprit de mon père.      
                - Putain ce vent, mais putain, dirent mes frères sur le champ d’herbes sauvages surplombant le fleuve où Raoul nous avait demandé de répandre ses cendres, et c’est ce vent qui nous a ressoudés à jamais, ce vent avant le vin qui roulerait dans les verres (je lui avais promis que nous nous soulerions tous à sa mémoire), ce vent de vie qui foutait la pagaille dans les cheveux d’Elena et qui séchait, dans nos yeux, les larmes qui faisaient de nous trois les frères de notre vieux.


                                                                           «Un grand vapeur, d’où coule
                                                                            une longue boucle de fumée,
                                                                            va vers le large, ses sabords sont
                                                                            allumés, il a des lumières partout.
                                                                           Le vent ne l’arrête pas, il coupe
                                                                            les vagues et se dirige vers
                                                                            l’ouverture béante entre les rocs
                                                                            pointus qui mène à... C’est la lumière
                                                                            qui lui donne cette beauté si terrible
                                                                            et ce mystère.»

                                                                                                 (Katherine Mansfield)
               
                 

  • A la vie à la mort




    En mémoire de la petite L.

    «Ne vous laissez plus
    aller au cercueil»
    (Antonin Artaud)



    Ce fut une époque, maman, où nous avions tous deux envie de mourir Luciana et moi.
    Je ne voulais pas t’inquiéter alors, et c’est pourquoi je me suis contenté de te dire, à ce Noël, que j’étais stressé par mon job et plus encore par mon roman en panne lorsque tu m’as fait remarquer que j’avais l’air triste.
    Je n’avais pas seulement l’air triste, à ce moment-là: j’avais envie de me foutre en l’air. Je n’en avais aucune raison, mais je ne désirais rien tant qu’en finir, et Luciana, sans que je ne m’en doute à vrai dire, n’aspirait à rien d’autre sans plus de raison que moi.
    Je répète que nous n’avions aucun motif, ni l’un ni l’autre, de nourrir ces noires pensées. Car nous avions tout, c’est entendu: nous étions de ces gens dont on dit qu’ils ont tout. Luciana m’aimait et j’aimais Luciana. Nous avions de belles enfants frayant déjà loin de nous et nous nous trouvions cependant encore, selon ton expression, sur le versant soleilleux de la vie.
    Luciana venait de prendre un nouveau départ dans son activité professionnelle, elle passait désormais deux jours par semaine à l’université où elle avait décidé de poursuivre certaines études, et pour ma part je ne pouvais me plaindre de mon travail au Quotidien où j’étais employé au titre de rédacteur. Nos deux salaires nous permettaient de mener notre barque à notre aise, nous nous plaisions à notre balcon en forêt de la Cité des Oiseaux, à un jet de pierre de ta maison, et passions nos fins de semaine en notre datcha surplombant le Haut Lac que nous rallions à bord de la Honda CRV 4x4 bleu métallisé qui nous assimile à la middle class d’un des pays les plus nantis de l’hémisphère nord. Bref, quel motif aurions-nous eu de nous lamenter alors qu’il y a tant de calamités de par le monde ? Et comment même aurais-je osé te dire que j’avais envie, ce Noël-là, de me flinguer, quand il y avait tellement d’années que tu endurais ta vie d’esseulée et que tu t’y cramponnais ?
    Tu m’aurais compris, sans doute, si je t’avais parlé de notre peine à supporter le temps pourri de ce novembre de fin de siècle et de millénaire - cela tu l’aurais compris. Tu comprends mieux que tout ce qui concerne la météo. Tu m’agaces même, souvent, avec tes histoires de temps plus ou moins super, selon ton expression.
    Je n’ai rien à te dire cependant du foutu temps de ce novembre 2000, j’entends le temps physique de ce maudit novembre, le temps atmosphérique de ce putain de novembre 2000 durant lequel il a dû sûrement faire beau et pas beau - mais encore, savoir quelle sorte de beau, quand il est de si douces grisailles de novembre.
    De fait, ce n’était pas le froid physique ni la pluie ou le brouillard qui nous tuaient, Luciana et moi: c’était simplement novembre, ce novembre-là en elle et en moi, qui nous anéantissait soudain.
    Il y a comme ça des mois où tout meurt, mais novembre 2000 fut pire que tous à mes yeux, et les causes en sont mêlées: il y avait nous et nos corps pleins d’âme secoués par la cinquantaine, il y avait l’horreur absolue frappant Bruno et Marie, il y avait d’autres choses encore, il y avait mes virées avec le Gitan qui tournaient parfois au combat de gladiateurs, enfin il y avait le fracas du monde.

    Bruno m’avait téléphoné le 7 au soir pour me dire que la petite, c’était maintenant sûr, ne survivrait pas à son calvaire. Sa voix n’était qu’un souffle et je m’étais dit qu’il cédait peut-être au découragement après tant de mois de hauts et de bas, puis j’ai vraiment entendu sa voix, qui était ce qu’on appelle une voix blanche, et c’est par cette voix que j’ai compris que tout était fini: que les faits ne laissaient plus aucun doute, que la maladie était repartie de plus belle après le dernier semblant de rémission, que 70% de la moëlle épinière de l’enfant étaient atteints et que ce n’était plus qu’une question de semaines, il paraissait même douteux qu’elle puisse encore voir les lumières des fêtes, et c’est avec la même voix blanche que j’ai continué, à mon tour, de parler à notre ami.
    Luciana s’est rapprochée quand elle m’a vu les yeux pleins de larmes, elle s’est assise à côté de moi et je l’ai vue dans sa beauté lasse, j’ai senti en moi se former le mot de délivrance mais j’en avais presque honte et je me suis retenu de le prononcer alors que, pour ta part, tu l’avais répété à chaque fois que je t’avais parlé de la paralysie à vie de la petite, en femme qui a les pieds sur terre et qui perd tout doucement la mémoire.
    Bruno se taisait mais je savais qu’il ne pleurait pas, muré qu’il était avec Marie dans leur bloc de douleur, je pensais délivrance et pourtant je lui ai dit quelque chose comme vivez bien maintenant avec elle jusqu’au dernier souffle, je ne sais qui parlait à ma place alors que j’eusse aimé m’enfoncer dans un puits de silence, et Luciana et Marie se sont parlé avec la même voix blanche que Bruno et moi, mais le lendemain matin, me réveillant à cinq heures et me figurant cloué dans un lit-cage entouré de tout un arsenal d’appareils, je me suis retenu de hurler en imaginant ce qui se passait à l’instant même dans le corps et dans la tête de la petite et toute la journée, ensuite, je me suis retenu d’insulter les gens. Ce qui comptait, ce matin-là, c’était de donner le change le temps de mes vacations en ville. Car il allait de soi, et Luciana l’avait autant à coeur, que pas un instant le quidam ne devait soupçonner nos états d’âme.

    A l’aube de ce même jour nous avions, avec Luciana, fait l’inventaire du désastre sans penser plus à la petite. Nous n’en avions qu’à nos tristes peaux. Allongés les yeux mi-clos, avant même que de bouger et en nous demandant lequel se lèverait le premier pour la corvée de café (je me sentais prêt à la laisser se dévouer pour une fois), chacun de nous refaisait le constat implacable: il a maintenant comme un bréchet de dindon, elle a le cheveux ce matin en roide filasse, on lui voit derrière du blanc de crâne entre ses mèches d’Absalon, elle doit retenir de l’eau depuis quelque temps, ses pectoraux fameux ont un peu fondu en nichons de matrone, elle a toujours de beaux seins et pourtant ça pendouille - mais qu’il est émouvant, mais qu’elle est adorable, ce genre de choses.
    Luciana s’inquiétait de mes longs soupirs. Quelques mois plus tôt nous avions craint pour ses reins, mais à présent c’étaient les miens qui la préoccupaient, mes reins et ses angoisses, mes reins et mes artères, car les soupirs venaient d’une sourde oppression des poumons liée aux artères sûrement, cholestérol et compagnie, la crasse poison de ces âges - et quand je me concentre je perçois très bien: je sens du dehors à fleur de nerfs et je me figure en même temps dans le rôle investigateur de la microcaméra fureteuse à loupiote qui remonte le courant de mon Amazone intérieure, et là je vois tout comme au cinéma, je vois les traces d’alcool et de viande rouge, je vois les tas de lipides livides en monticules le long des rivages, je vois les parois scarifiées, les parois goudronnées et les moches fissures dans la tuyauterie, on se croirait dans le train fantôme, on entend un grondement continu de fleuve ténébreux et c’est affreux ce que ça sent le sang, ah mais je vais défaillir, faut que je sorte de là, et quand j’en sors en ouvrant les yeux je me sens tout près d’être plus mal encore, et je vois Luciana toute pâle, à croire que c’est elle qui va maintenant tourner de l’oeil.

    Avez-vous connu ces tribulations toi et lui ? Vous êtes-vous senti vieillir ? Cela a-t-il jamais été un thème de conversation entre vous ? Et au fait de quoi parliez-vous à ce présumé tournant de la vie ? De quoi parliez-vous par exemple, en novembre 1966, à l’approche de tes cinquante ans ?
    Souvent je me suis demandé de quoi vous parliez. Souvent je me demande de quoi parlent les gens. Souvent je m’approche un peu des gens en essayant d’imaginer des vies à partir de leurs bribes de conversation. Souvent je me suis reproché de n’y voir que des banalités. Souvent je me dis aussi que le plus que vous vous êtes confiés l’un à l’autre ne passait peut-être pas par les mots.

    Ensuite tout alla de mal en pis durant cette journée où la pensée de la petite et mes difficultés de respirer me firent jouer ma scène d’agonisant à la rédaction.
    Déjà je traînais la patte en me dirigeant vers l’abribus du quartier. Les journaux du matin m’avaient accablé, dont j’avais pris connaissance au bar jouxtant le Centre Com.
    Il y avait treize convois funèbres ce jour-là, dont celui de l’artiste abstrait Cordier, que j’avais rencontré et à la mémoire duquel les siens avaient cité ces paroles d’Elan-Noir, le voyant de la nation sioux: «La vie de l’homme est dans un cercle de l’enfance jusqu’à l’enfance et ainsi en est-il pour chaque chose où le pouvoir se meut. Nos tipis étaient ronds comme les nids des oiseaux et toujours disposés en cercle, le cercle de la nation, le nid de nombreux nids où le Grand Esprit nous destinait à couver nos enfants.»
    En tout autre temps, ces propos ragaillardissants sur la couvée des enfants m’auraient égayé, mais je n’avais pas, ce matin-là, le moindre humour durable.
    Un autre faire-part de l’institution L’Espérance nous informait qu’une Madame Piolet était décédée dans sa 89e année, que saluait le groupe Flamants avec ces mots encourageants: «Dans la pénombre de la nuit, une douce lumière surgit et me remplit de grâce».
    Ailleurs encore il était écrit: «La mort n’est pas l’obscurité, c’est la lampe qui s’éteint quand le jour se lève».
    Or décidément pas plus que la douce lumière, la lampe n’éclairait mon obscur canyon.
    Pour le reste il était question des intempéries en série de ce début novembre, on annonçait de nouveaux massacres en Algérie et trois adolescents palestiniens avaient été abattus dans la bande de Gaza, le volume des échanges financiers était à la baisse en attendant la désignation du nouveau président américain, les plongeurs russes avaient abandonné les derniers marins enfermés dans les entrailles du Koursk et le supplément Emplois (1046 offres) du Quotidien établissait que les Old Timers, les quinquas et autres seniors qui cherchaient un nouveau débouché devaient s’interroger au préalable sur leurs potentialités.
    Bref, tout m’apparaissait, ce matin-là, sous son jour le plus désolant; et ça ne s’est guère arrangé par la suite, tandis que le trolleybus m’emmenait en bringueballant vers le centre ville où se dresse le building du journal.

    La conférence de rédaction m’acheva, que je feignis de suivre avec la plus vive attention tandis que des vertiges me brouillaient la vue. Le rédacteur en chef avait revêtu son fin costume des jours de représentation sociale à déjeuners qui n’en finissent pas, et je le plaignais sincèrement en mon for intérieur. La seule idée de siéger en conférence me desséchait la gorge, la perspective du moindre repas d’affaires me paralysait cependant que, très maître de lui, tantôt tout miel et tantôt poussant ses griffes, il passait en revue le journal de la veille avant de détailler celui du lendemain.
    Or, je me sentais perdre prise. Tout à coup la dérision des événements prenait, à mes yeux, des airs de fantasmagorie.
    En temps ordinaire, le fait qu’on ne pût départager deux candidats à la présidence de la plus grande puissance du monde m’aurait fait ricaner, mais ce jour-là pareille farce me semblait confiner à la même triste démence que cet autre Américain symbolisait, dont on annonçait qu’il passerait en justice pour avoir mordu son chien à deux reprises.
    Tu me disais souvent, toi aussi, que le monde te paraissait devenu fou. Tu prétendais que quelque chose avait changé, et peut-être également dans l’équilibre des saisons. Tu retrouvais de moins en moins tes repères. Tu te disais parfois lasse de tout ça, et comme je te comprenais à ce moment-là, moi qui m’ingéniais d’habitude à te rassurer en arguant que le monde avait toujours été ce fatras du meilleur et du pire.
    Autour de la table, cependant, mes confrères de la rédaction ne montraient aucune espèce de décontenancement: l’actualité défilait et chacun s’efforçait d’en dégager les faits saillants qu’il aurait à traiter.
    Mais quel sens tout cela pouvait-il bien avoir ? Pourquoi le chef de l’économique portait-il ce jour-là ce gilet de soie jaune ? Et qu’avait éprouvé chacune et chacun, ce matin, à son éveil ou devant son miroir ? Comment chacune et chacun se considéraient-ils devant leur image? Combien d’entre nous auraient-ils supporté de partager la vie d’un enfant paralysé à vie ? Combien d’entre nous priaient-ils, et comment ?
    J’en étais là de mes divagations quand je constatai que tout le monde s’était levé, ce que je fis à mon tour non sans vaciller et me traiter aussitôt de flanelle, puis de rester planté là en redoutant le prochain effondrement.

    Quelques instants plus tard, à mon arrivée dans le bureau de Javier, alias El Jefito, j’affichai la mine du vaincu en me disant empêché d’assurer une heure de plus ce jour-là. Or, le Jefito m’avait vu tout à l’heure. Plus même, il en rajoutait dans le genre Souci de l’Autre en multipliant les égards que je me figurai, tout aussitôt, lié à mon état de rebut. Et moi de l’encourager alors sous cape: c’est cela mon garçon, enfonce-le de tes sourires, ce type-là t’a bien assez seriné que tu pourrais être son rejeton, roule-lui tes regards d’ourson compatissant, montre que tu gères ces situations sans recourir à la maintenance ou aux ressources humaines, de toute façon le dinosaure ne s’accrochera plus longtemps, place à la jeune garde.
    Et moi de le remercier bien bas, puis de lui promettre d’être sage avant de tituber en direction de la sortie des artistes, et de me prendre tant à mon jeu que me voici me représenter des caillots en déroute et de la sténose larvée, enfin voilà le tourniquet de verre du building qui m’avale et me rejette sur l’avenue, il fait un froid de novembre à se tapir dans un antre et j’entends encore la voix du Jefito qui me recommande de ne pas voir que le noir du Nada...

    D’habitude c’était moi qui t’incitait à positiver, et tu ne te doutes pas en quelle horreur j’avais ce mot d’ordre, mais ce matin fameux, à quelques pas de là, c’est précisément à ce piège-là que je me fais prendre: alors que je regagne pâlement mes pénates, après la comédie au journal: tout à coup, à la devanture d’un kiosque de la place Saint-François, ce Magazine de l’Homme Nouveau, à l’effigie de je ne sais quel abruti de muscu, me jette à la face que le temps est venu de faire ma Révision Moteur.
    Cela se sous-intitule Bien vivre au masculin, du genre de publication que jamais, tu t’en doutes, je n’aurai même remarquée jusque-là. Mais à l’instant les titres me scotchent: Natation sport total - Déchaînez vos orgasmes - Spécial glisse - Votre santé en 2001 - L’autoroute de vos artères.
    Tout cela VOUS concerne, m’assène-t-on sur papier glacé. Ainsi, malgré mes velléités de lâcher la rampe je m’accroche. J’achète dans la foulée. Je me roule la chose en douce sous l’aisselle de crainte un peu idiote d’être repéré, puis je regagne mon repaire et je lis, pendant une heure d’affilée je lis et je lis.

    Je n’ai pas vu trace, dans tout le magazine, d’aucun type de plus de trente ans et pourtant j’ai tâché de m’identifier, je me suis dit qu’il fallait croire au miracle, je ne voulais pas admettre, il ne serait pas dit qu’on nous ait liquidés si facilement Luciana et moi.
    Je me suis efforcé d’être interpellé par le dossier Santé/Forme. J’ai relevé en passant qu’une haleine de coyote pouvait être combattue par la cure d’artichaut et qu’en novembre la lampe Bright Light de Philips était indiquée pour la thérapie de lumière que nécessitait la lutte contre les excès de sécrétion de mélatonine. J’ai pris en compte les conclusions du technicien de l’orgasme à propos de ce qu’il comparait à la mise à feu d’une bombe nucléaire à deux ogives. J’ai même entrepris mon examen de conscience à la lecture de la rubrique Leçon de sagesse, où il m’était demandé si j’avais déposé mon ego et si j’en faisais assez pour apprivoiser la mort et sonder mon univers intérieur, faute de quoi je n’avais qu’à glisser, dans le lecteur de mon Mac, le CD de La Légende du prophète et de l’assassin, disponible aux éditions Wanadoo.

    Je m’étais cru assez fort pour relever ces défis et pourtant, contre toute attente, plus les solutions à tous les dysfonctionnements imaginables se multipliaient sur papier lisse et plus je me sentais rejeté de cette arène où s’exhibaient les rutilantes machines des corps juvéniles.
    A cet instant-là, pour dire vrai, je n’avais plus la moindre envie d’être en forme ni de retrouver non plus une Luciana drainée ou liftée, mais je n’osais trop l’affirmer. Je ressentais une lassitude qui me privait de toute réaction en dépit d’une constante augmentation de ma lucidité, comme si la conscience de plus en plus aiguë de ce qui suscitait ma révolte me paralysait à mesure.
    A quoi bon ? me disais-je. Tout n’est-il pas joué d’avance et voué à la poussière ? A quoi bon décrier cette nouvelle folie de la performance ? A quoi bon résister au Nouvel Homme ?
    Et je me repliais dans ma rêverie solitaire en t’imaginant là-haut, dans le quartier de notre enfance, le regard flottant dans l’entrelacs de vieilles branches du chêne rescapé de toutes les mises en coupe des promoteurs.
    Je rêvais aussi bien d’être cet arbre sans âge et qu’on me regarde avec amitié comme, à l’instant, je regardais les bouleaux entre les murs, là-bas, de l’autre côté de l’avenue, en train de se dépouiller de leurs feuilles.
    Chaque année plus vivement je ressentais ce bonheur de la beauté mourante de l’automne, mais la pensée que tout cela renaîtrait me rappelait à la fois le sort inéluctable de la petite et je sentais en moi s’inscrire les mots plus jamais dont un dimanche soir de printemps, après les heures à veiller ton compagnon, notre père, nous avions tous perçu en nous la déchirure - il y aurait d’autres novembre mais tout ce que je voyais à l’instant de ma fenêtre, cette rue, ces gens, ce bitume, ces arbres entre ces murs, tout ce décor si banalement réel se trouvait comme oblitéré par ce plus jamais.

    Et puis un jour, je ne sais comment, nous sommes revenus à la vie Luciana et moi.
    Cela ne s’est pas fait moins inexplicablement que notre plongée dans le noir, et chaque fois que j’y resonge c’est pour revivre en même temps les derniers instants que je passai un jour de décembre auprès de la petite, devant laquelle je me suis soudain senti aussi démuni qu’un enfant sans expérience alors qu’elle, dans son regard joyeux et si présent, dans un éclat de rire qui la secoua à un moment donné malgré sa complète paralysie, dans le clignement de ses paupières et cette espèce de lumière irradiant son visage, m’a paru soudain incarner la vie même.
    Quelques jours plus tard, comme pour lui dire ma reconnaissance, je lui apportai un cheval ailé.
    N’était-ce pas cruel d’offrir Pégase à un enfant qui ne pourrait que le voir posé là ou voler par d’autres mains ?
    Je ne pensais qu’à ses yeux de l’autre jour, mais la petite n’allait pas bien lorsque je lui fis remettre son cadeau par Bruno, qui sourit de pauvre ravissement à sa place - oui la petite y avait rêvé, et son petit frère jouerait avec...

    Les jours passaient de cette fin d’année où nous remontions la pente. Nous étions occupés par nos affaires de grands. Nous étions même suroccupés. Nous nous disions surchargés. Surbookés. S’il m’arrivait de le prétendre moi aussi je n’en croyais pas un mot. Souvent, moi qui étais censé le consoler, je demandais l’aide de l’ange du cabanon, ou je prenais la main de Luciana sans mot dire.
    Un soir Bruno m’appela pour me dire que la petite se mourait doucement. Mais quel cri, quelle longue plainte retenue, quel tourment de chaque instant cela signifiait-il... Or il en fut ainsi jusqu’à fin décembre.
    Et cette nuit où l’ombre triomphe de la lumière, cette nuit-là la petite s’en alla.

    J’ai retrouvé mon ange sur cette prairie, un après-midi d’après la Noël, dans la peau d’un bambin qui gambadait autour d’une tombe.
    Il y avait là la foule grave, la foule tendre, la foule incrédule, la foule accablée, la foule des visages comme éclairés de l’intérieur qu’on ne voit qu’aux enterrements d’enfants.
    L’ange du cabanon me disait: mais regarde-les, s’ils sont beaux, et je pensais à toi qui n’a plus personne que ton ange à toi, et je serrais la main de Luciana et nos belles enfants étaient là qui se retenaient de pleurer.
    Je me suis rappelé toute la mélancolie de l’existence que modulait, en litanie, l’air de violon des Adieux à la turque que m’avait révélé mon ami le Gitan sur un 78 tours de l’époque ottomane, une fin d’après-midi d’il y a quelques années.
    La mère et le père étaient là tout au bord de l’abîme.
    Le petit frère de la petite dansait, là-bas, dans la lumière de la vie.

    La Désirade, août 2001