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Livre

  • Comme une douce folie

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    (Ou l’autre voie de sagesse,
    ou les figures de l'Aimant)
     
    Les gens ne l’aiment pas beaucoup:
    il est trop différent,
    et ne partage pas le goût
    du nombre dit influent;
    il ne fait rien comme il faudrait,
    ne croit pas aux idées
    ou plutôt n’a que des idées
    portées comme des croix ;
    il semble en effet cloué
    à la seule pensée
    qu’on suppose délibérée,
    et pourtant il éludera
    tout ce qu’on en dira -
    personne ne saurait l’aimer
    qui ne comprend pas ça…
     
    Il est ouvrier et chercheur,
    elle est maître verrier,
    il est tourneur en atelier,
    elle est apiculteur,
    iels se reconnaissent à ça
    qu’ils sont de bonne foi,
    aucun d’eux ni d’elles d’ailleurs
    n’a le même tailleur -
    toustes sont sapé(e)s à la dyable
    en désordre admirable…
     
    Il n’y a de règle au Mobile
    qu’à la loi de l’Aimant
    très subtil ustensile
    à portée du premier enfant
    sensible et vibratile -
    aussi tenez-les bien en main,
    l’enfant à son entrain
    et le chien si l’enfant est aveugle -
    quant à l’Aimant, disent les Chinois,
    pendant que la meute beugle,
    plutôt que l’outil de la Fin,
    voyez-y le Chemin…

  • Le fil invisible

     
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    (Chronique des tribus)
    81. Que l'amitié donne suite...
    Vaut-il mieux avoir deux pères gays également attentifs à la bonne éducation de leur enfant, qu’un père absent, se demandaient hier soir les deux dîneurs de la Brasserie de la Gare donnant sur celle-ci que d’aucuns aimeraient truffer de caméras cachées pour surveiller les dileurs (avec ou sans pères ceux-ci, et du Nigéria ou d’ailleurs), et Quentin d’attaquer sa salade César en remarquant qu’il y a des mois qu’il se fait la gare matin et soir sans remarquer beaucoup plus de trafic que sur les rives du lac des Laurentides où il a situé son roman intitulé Notre Dame-de-la merci, par ailleurs postfacé par son commensal présent (à savoir moi-même en personne), et je lui lance que les médias se la jouent dramatique pour attirer encore la moindre attention du public, sur quoi les deux amis un peu complices en dépit de presque deux générations d’écart, évoquent le père terrible de Fédor (Quentin vient d’achever la lecture de L’Idiot) et leurs paternels respectifs et respectables chacun à sa façon (l’un est artiste et l’autre fut employé modèle), et alors là, me le rappelant soudain en me demandant quelle mouche m’a piqué de suivre mon compère avec cette salade César où je ne trouve que des feuilles à brouter, je sors, de ma sabretache, une liasse de photocopies d’un. long papier de John Cowper Powys précisément consacré à Dostoïevski - ça c’était hier soir et Quentin ce matin me « texte » ceci via Messenger : « Je termine l’article de Powys que tu m’as amené hier. C’est une merveille. J’aime beaucoup ce qu’il dit de la capacité de Dostoïevski de transmettre la « sentiment cubiste » d’une vie de communauté. C’est exactement comme cela que je ressens la lecture de L’Idiot, mais plus encore dans Les Démons où tout un monde semble fourmilier à l’arrière-plan, avec une cohérence aussi indubitable qu’imperceptible ».
    Et voilà pour le fil invisible de l’amitié telle que je la conçois, où la réciprocité vive se fonde sur des goûts, voire des passions partagées, le véritable ami (incluse il va sans dire l’Amica) étant celui qui donne suite comme Verlaine donne suite à Rimbaud même après leurs plus foireuses discutes, tandis que le jeune Arthur donnera suite par défaut à la fuite de sa brute de père ferraillant en Crimée puis s’adonnant en secret à la traduction du Coran - et l’on sait qu’en Arabie le feu poète enseignera à ses collègues européens la manière des mâles musulmans de pisser accroupi comme on prie à genoux...

  • Comme en rêvait le Capitaine

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    « La grammaires est la base, le fondement de toutes les connaissances humaines » (Frédéric Rimbaud, père d’Arthur, combattant en Crimée et traducteur du Coran)
     
    Je ne vous entends pas très bien
    dans le grand bruit que font
    tous vos influenceurs,
    où toute opinion les vaut toutes,
    où tout devient déroute,
    parodie de vaine sapience
    ou prétexte à haute palabre
    dans la langue de marbre,
    je veux dire : la langue de bois
    au fil de sabre
    de l’imbécile impatience
    indifférente aux vraies saveurs…
     
    La Machine saura très bien
    mimer cette grammaire,
    et moduler tout savoir-faire
    de l’ancienne parlure
    sans faille ni rature,
    saura même le point-virgule,
    secret de la férule
    des anciens maîtres littéraires,
    saura tout n’est-ce pas,
    sauf le devinez-quoi…
     
    Le père de Rimbaud parlait fort,
    mais rêvait en secret
    d’un fils lui sortant de la cuisse
    et parlant comme on dit: en langue,
    sans éviter l’harangue
    un peu vulgaire dans les troquets ;
    un vrai fils quoi, qui bande et pisse
    au ciel où Dieu ravi
    qu’on Le fasse exister ainsi
    ne peut que tout bénir
    de ce chant et de son soupir…

  • Nos multiples vies

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    (Chronique des tribus)
     
    80. 
    La veille au soir, juste après avoir revu le film italien intitulé Il filo invisibile, évoquant les tribulations d’un jeune Leone gratifié par la vie de deux pères, le fils puîné de l’employé modèle et de la ménagère à son affaire a relevé, sur son fil de WhatsApp, un message de son amigo Mario Martin lui annonçant qu’il venait, avec les siens, de survoler son petit pays à destination de la Pologne native de son épouse - et les deux pères de Leone, le père militaire de Rimbaud abonné aux absents fils de l’air, le titre de la bio monumentale que Mario Martin s’apprête à publier au Mexique, consacrée à la « vie sans vie » du philosophe Albert Caraco dont le vrai père s’était effacé devant un substitut – tout ce magma l’a ramené à la « vida sin vida » de ce parangon du génie vivant de la vie dont l’existence a fasciné des kyrielles de lettrés biographes infoutus de comprendre qu’on peut être le plus grand poète de son canton et se tirer un jour sans remercier pour seul double motif de fantaisie et de liberté.
    Lire le matin les Béatitudes est un exercice propre à se récurer l’âme essentielle et bien accueillir la donnée du présent en cours (tu sais par l’Almanach que ce 3 mai dédié par les catholiques aux saints Philippe et Jacques – celui-ci mis à mort au pied du temple de Jérusalem), a inspiré à la sagesse populaire un dicton sarcastique (« Mai commence par une croix, et qui se marie en traîne deux » ), la date du 3 mai 1494 est celle du débarquement de Christophe Colomb à la Jamaïque dont les Arawaks seront bientôt exterminés, et la pensée du jour (l’Almanach toujours) est empruntée à Victor Hugo : « La pensée n’est qu’un souffle, mais ce souffle remue le monde », et tout à l’heure tu prendras via Youtube des nouvelles de la Maison-Blanche et du front ukrainien où le chaos du monde se perpétue au dam des mères (tu t’imagines Vitalie Cuif quand elle apprend que le militaire de passage lui a fait un nouvel enfant juste avant de repartir pour la Crimée !) et des fils et du Saint Esprit qui tarde à se manifester dans le « chaordre » dont parlait Albert Caraco…images-31.jpeg
     
    C’est en comédie à l’italienne que le film Il filo invisibile traite le thème du garçon à deux pères dont la mère porteuse vit aux States avec un biker, et cela le dramatise et le dédramatise donc sur fond de tendresse bienvenue, comme il en manque quand on ne s’en remet qu’aux techniciens de la psychologie qui estiment par exemple (thèse reprise par un biographe de Rimbaud) qu’un garçon qui n’a pas été « coaché » par un père biologique durant ses deux premières années risque de ne pas se développer comme il faut, risquant de devenir poète ou peut-être pire: philosophe en exil partout...
    Un autre biographe de Rimbaud – celui-ci contredit par celui-là – prétend que le jeune Arthur aurait été violé par des soldats à l’époque de la Commune, sans la moindre preuve, alors qu’un autre biographe de Rimbaud prétend que celui-ci n’a jamais touché au commerce d’armes, quand a les preuves du contraire ; et ce serait toute une histoire à rallonges à la Roberto Bolaño que d’entreprendre l’aperçu biographique comparatif des biographes de Rimbaud, dont chacun est à peu près persuadé que « son » Arthur est le plus vrai ou le moins invraisemblable, à commencer par Edmund White qui a commencé de lire Rimbaud en version bilingue la nuit dans les toilettes de son internat pour seuls garçons de Detroit (USA), d'emblée un peu désolé de constater que son homosexualité relevait dans les années 50 d’une maladie et plus d’un vice abominable ou même d’un crime comme à la «Belle époque», tandis que les pères de Leone recourent à l’ADN pour savoir qui est qui, etc.

  • Comme au printemps une main

     
     
     
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    Il recopie de vieux écrits,
    ses longs cheveux sont blancs
    comme la neige des printemps
    effacés par l’oubli;
    mais les mots des jours et des nuits
    que la main recopie
    sera demain le lendemain
    d’autres vies livrées à l’oubli…
    Moi j’allais sur mes dix-sept ans
    au salon d’agrément
    où mes sœurs aimaient se faire belles
    et j’écoutais ce qu’elles disaient:
    c’était la volière aux rebelles,
    comme le plus bruissant bouquet
    de vocables soyeux
    comme autant de joyaux joyeux
    ruisselés des caquets -
    mais cela ne se décrira
    que par l'écrit, je crois…
     
    La fumée des papiers brûlés
    ne nous empêche pas
    de lire ce que le vieux cinglé
    recopiait là-bas
    au dam des vigiles de l'Oubli
    répétant à l’envi:
    ce ne sont qu’histoires inventées,
    effacez-moi tout ça -
    et la main légère au printemps
    de remonter le Temps...

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  • Comme une grâce

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    Le soir les gens baissent la voix,
    le long du quai aux Fleurs
    où tant de fois aux mêmes heures
    où le lac enflammé
    découpe en ombres de papier
    en silhouettes noires
    les gens soudain plus importants
    d’augmenter la beauté,
    nous nous regardions …
     
    Si je n’étais pas seul ce soir,
    je ne saurais revoir
    au ciel comme abandonné
    l’image de ton visage
    souriant à la dérobée
    à ce que sans le dire tu sentais
    du jour semblant perdu …
     
    Cela ne se perdra jamais :
    le coucher du soleil paraît
    un cliché bon marché,
    et nous marchions alors
    dans l’or en fusion du lointain
    que nous tenions en main,
    mais passent à l’instant les vivants -
    que revive la grâce…
     
    Image JlK: Crépuscule le long du quai aux Fleurs

  • Prends garde à la douceur

    méditations poétiques
    I. Pensées de l'aube


    De la joie. - Il y a en moi une joie que rien ne peut altérer : telle est ma vérité première et dernière, ma lumière dans les ténèbres. C’est dans cette pensée, qui est plutôt un sentiment, une sensation diffuse et précise à la fois, que je me réveille tous les matins.

    De l’Un. – Ma conviction profonde est qu’il n’y a qu’un seul Dieu et qu’une seule Vérité, mais que cela n’exclut pas tous les dieux et toutes les vérités : que cela les inclut.

    Du noir. – Plus vient l’âge et plus noir est le noir d’avant l’aube, comme un état rejoignant l’avant et l’après, à la fois accablant et vrai, mais d’une vérité noire et sans fond qui reprend bientôt forme tandis qu’un sol se forme et qu’un corps se forme, et des odeurs viennent, et des saveurs, et la joie renaît - et cet afflux de nouveaux projets.

    Du silence. – La lune à son clair irradie la mer de brouillard nous coupant, sous le ciel d’un noir pur, du monde d’en bas - trop belle illusion, panorama, théâtre, qu’une poignée de lumières humaines, dans le val proche et sur le versant de la montagne d’en face, dissipe pour nous relier les uns aux autres dans la nuit mutique.

    Du mal. – Je me suis réjoui dès mon éveil de les savoir à l’ombre depuis hier, les deux salauds qui vers Noël ont massacré le vieil homme devant son épouse, pour de l’argent. La lune blême, la lune blafarde éclaire à l’instant l’intérieur de leur cellule. Je prie leur Dieu cruel de leur inspirer terreur et peine qui les relie alors, par le sang répandu du vieil homme, à la vieille dame qui pleure dans sa maison.

    Des enfants. – Nos enfants nous protègent en dormant. Notre veille est contre nature. La mère inquiète pour rien, le poète angoissé pour rien, tous ces veilleurs aux lumières qui tremblotent – tous nous sommes confiés au sommeil à tendre haleine de pain chaud de l’enfant qui dort. Même si nos enfants sont maintenant de grandes personnes, nos enfants sont là pour nous justifier. Même si nous n’avons pas d’enfants, le sommeil des enfants continue de nous protéger, sauf des enfants privés de sommeil.

    Des chiffres. – Ma lampe d'avant l'aube s’inscrit dans la statistique selon laquelle chacun de nous représenterait, d’après le télescope Hubble, environ neuf galaxies, soit quatre-vingt milliards de galaxies abritant chacune à peu près cent milliards de soleils. Notre Voie Lactée dénombrant quatre cents soleils, soit soixante-neuf soleils pour une lampe individuelle, et chaque étoile ayant une espérance de vie d’environ treize milliards d’année, je n’en considère pas moins l’humble ampoule halogène de ma lampe avec reconnaissance.

    Des bons sentiments. – Je me défie de celui qui se prévaut de sa foi bien plus que de celui que sa révolte enflamme. Le bien qui profite, la vertu qui se donne elle-même en exemple, l’émotion qui se nourrit d’un malheur approprié, me révulsent également, même s’il y a de la vraie bonté et du vrai sentiment dans les bons sentiments. Mon idéal juge ma réalité cabossée et c’est en moi que je travaille à la réparer, sans rien montrer de mes bons sentiments.

    De la complication et du Mystère. – Dire que tout est trop compliqué revient à nier la réalité, devant laquelle rien n’est simple. Pour faire savant et plus fiable, on dira complexe au lieu de compliqué, mais la complication est plus incarnée à mes yeux que la complexité, laquelle s’ouvre cependant au Mystère. S’il est résultat d’un travail, le simple réapparaît dans ce qu’on appelle, en horlogerie, une complication, chef-d’œuvre de mécanique au même titre qu’un sonnet de Baudelaire ou qu’une sonate de Mozart. Ce qu’on appelle l’âme humaine, l’esprit humain, le cœur humain, ressortissent en revanche à la complexité, aval de la poésie et de la musique où toute complication semble un jeu d’enfant.

    De l’offrande. – Je me réveille à hauteur de source, j’ai refait le plein d’énergie, sous la cloche d’azur je tinterai tout à l’heure comme l’oiseau, puis je descendrai par les villages aux villes polluées et là-bas j’ajouterai ma pureté à l’impureté, je vous donnerai ce qui m’a été donné les yeux fermés.


    De l’absence. – Je n’aime pas que tu ne sois pas là, je n’aime pas avoir pour écho que ton silence, je n’aime pas cet oreiller que ta tête n’a pas martelé du chaos de tes songes, je n’aime pas cet ordre froid de ton absence que nous sommes deux à ne pas aimer, me dit ton premier SMS de là-bas.


    De l’espérance. – Tu me dis, toi le désespéré, que mes pleurs sont inutiles, et tout est inutile alors, toute pensée comme l’aile d’un chant, tout esquisse d’un geste inutilement bon, toute ébauche d’un sourire inutilement offert, ne donnons plus rien, ne pleurons plus, soyons lucides, soyons froids, soyons utiles comme le couteau du bourreau.


    De cette réminiscence. – Si la rose de l’aube se défroisse c’est que tu l’as rêvé, c’est ton désir d’aube qui fait monter les couleurs, ton souvenir à venir de jours meilleurs, ton haleine venue d’un autre souffle, ton malheur de n’être pas digne de ce qui sera, ton bonheur d’attendre de nouveau tous les jours en te rappelant ce parfum d’avant l’aube qui t’attend.

    De la survie. – J’ai mal au monde, se dit le dormeur éveillé, sans savoir à qui il le dit, mais la pensée se répand et suscite des échos, des mains se trouvent dans la nuit, les médias parlent de trêve et déjà s’inquiètent de savoir qui a battu qui dans l’odieux combat, les morts ne sont pas encore arrachés aux gravats, les morts ne sont pas encore pleurés et rendus à la terre que les analystes analysent qui a gagné dans l’odieux combat, et le froid s’ajoute au froid, mais le dormeur éveillé dit à la nuit que les morts survivent…

    De la vile lucidité. – Ils dénoncent ce qu'ils disent des alibis, toute pensée émue, tout geste ému, toute action émue ils les dénoncent comme nuls et non avenus, car ils voient plus loin, la Raison voit toujours plus loin que le cœur, jamais ils ne seront dupes, jamais on ne la leur fera, disent-ils en dénonçant les pleureuses, comme ils les appellent pour mieux les démasquer - mais ce ne sont pas des masques qu’ils arrachent : ce sont des visages...

    De nos pauvres mots. – Mais aussi tu te dis: de ta pitié, qu’en ont-ils à faire ? Les chars se retirent des décombres en écrasant un peu plus ceux qui y sont ensevelis et tu devrais faire ton sac, départ immédiat pour là-bas, mais qui s’occupera du chien et des oiseaux ? Et que fera-t-elle sans toi ? Et toi qui ne sait même pas construire un mur, juste bon à aligner quelques mots - juste ces quelques mots pour ne pas désespérer: courage aux survivants…

    De cette blessure. – Cette vive douleur à l’épaule te vient de t’être à toi-même arraché l’aile, c’est ta faute de vivre, c’est ta faute de te croire des ailes, c’est ta faute de ne pas voler sans elles, c’est ta faute de ne pas dormir debout, c’est ta faute de venir au jour si lourd, et n’essaie aucun remède : il n’y en a pas, quand le signe disparaitra c’est que tu auras cessé de voler sans aile.

    De cette séparation. – Le mot légion te sépare des autres, mais par tant d’autres mots vont les chemins du jour qui te rendront ton pareil jamais pareil au même, partout sont les visages que, dans la nuit, signalent les loupiotes, là-bas de l’autre côté du lac de nuit, sur la montagne de nuit, belles dans la nuit du lac comme des diadèmes, et là-bas se fait à l’instant le pain du jour que tu vas partager.

    De la douleur. – Te réveillant sur cette lame tu crois n’avoir pas dormi, mais ce m’est pas si grave, petit, ce n’est qu’une flamme de fer à souder pour que tu te rappelles, juste un clou chauffé à blanc pour faire semblant, juste à la pointe de l’aile, mais ça se soigne, tu as des médics anti-crucifixion, juste un roncier de nerfs de stress d’enfer qui doit te venir du monde ou Dieu sait d’où - seuls ce matin le savent ceux que le méchant Dieu broie et tue - tu sais où...

    Des larmes. – Depuis tout enfant tu as ce don, crocodile, de te purifier comme ça, tu ne pleures pas sur toi mais sur le monde qui ne va pas comme tu l’aimerais, l’œuf de colombe que le caillou écrase ou qui se casse en tombant sur le caillou, toi aussi seras toujours trop tendre, jamais tu n’auras souffert l’injustice du Dieu méchant, et ça s’aggrave, nom de Dieu, tous les jours que les méchants font…

    Du rire. – Et toujours il y aura ce ricanement du démon froid qui se réjouit de te voir maudire son ennemi mortel dont le rire clair fait du bien aux grabataires le matin quand arrivent les infirmières parfumées et le café parfumant, la vie reprend, ils en chient mais la vie reprend et c’est qu’ils s’oublieraient jusqu’à dire merci…

    De la confiance. – Tu peux compter sur moi, te dit-il, vous pouvez compter sur elle aussi, nous disent-ils, et les enfants peuvent compter sur eux, dit-on pour faire bon poids, sur quoi la vie continue, je n’ai pas à vérifier tes dires, elle le croit sur parole, ils n’étaient pas sûrs de pouvoir vraiment tenir leurs promesses mais on savait qu’elle serait là pour l’épauler et qu’il tenait trop à eux pour les trahir - il avait eu un rêve, ils n’en pouvaient plus de trop de mensonges et de défiance, je compte sur vous, leur dit-il, et ça les engage, on dirait...

    Du souhaitable. – Puisse la Force laisser vivre celui qu’ils disent l’homme le plus puissant du monde, puisse le jeune homme ne pas être piétiné par son propre empire, puisse la femme protéger l’homme, puissent ses enfants protéger la femme, puisse l’enfance pauvre protéger les enfants riches, puisse l’inouï se faire entendre, puisse ce poème aimé par le jeune homme être entendu et aimé en dépit de la Force, puissent les belles paroles ne pas aider la Force – puisse notre faiblesse infléchir notre force...

    De l’évidence. – Que ce pays qui n’était plus pour le vieil homme ne l’était plus que pour les hommes de la Force, que ce monde qui n’est que pour quelques-uns n’est pas le vrai monde, que ce n’est pas à ce pays de dire le monde, ni au faux monde de dire le vrai qui ne sera jamais que ce que vous en ferez…

    De la consolation. – Ne vous en faites pas, leur dit-on maintenant, vos maisons en ruines, vous allez les reconstruire : vous aurez l’argent. Ne pleurez pas, vos écoles et vos mosquées, vous allez les bâtir plus belles qu’avant : l’argent peut tout. Cessez de vous lamenter, votre prison, vous allez en relever les murs avec notre argent. Et quant à vos enfants, vous n’avez qu’à en refaire : cela ne coûte rien…

    De l’imprescriptible. – Ce qui est un crime ou pas, c’est notre Tribunal qui en décide, et vous n’en avez pas. Ce qui est un crime, c’est le Livre qui en décide - notre Livre et pas le vôtre. Ce qui s’oublie ou pas, c’est notre Mémoire qui en décide, alors qu’on vous oublie déjà…

    De la honte. – Ils nous ont dit : La Paix Maintenant. Mais maintenant on sait que ce sera plus tard seulement : pour maintenant ils n’ont rien dit. Ils nous ont dit : et pensez-vous seulement au Darfour ? Vous rappelez-vous la Shoah ? Alors nous avons baissé la tête. Nous n’osons pas nous rappeler. Nous rappeler Sabra et Chatila nous fait honte. Vous rappeler 100 civils fusillés pour un soldat tué vous honore mais nous fait honte. Nous mélangeons tout, excusez-nous : nos morts n’ont rien à voir avec les vôtres : 1300 des nôtres pour treize des vôtres doivent être le prix de votre paix. Nous avons honte, Monsieur l’écrivain qui nous promettez La Paix Maintenant, de vous déranger.

    Du premier chant. – Le ciel s’annonce en beauté par ces notes claires qui égrènent partout la même allégresse comme neuve depuis mille fois mille ans sur le même arbre d’où jaillit cet invisible chant de rien du tout qui nous remplit partout et toujours du même premier émerveillement.

    Du premier rire. – On ne s’y attendait pas : on avait oublié, parfois on ne se doutait même pas de ce que c’est qu’un enfant qui éclate de rire pour la première fois, plus banal tu meurs mais nous en avons pleuré sur le moment, à vrai dire l’enfant qui rit pour la première fois recrée le monde à lui seul, c’est avant le clown au cirque de la vie : l’initial étonnement, la pochette surprise…

    De ce qui renaît. – Pour spéculer sur l’Après c’est chacun pour soi, je ne sais pas, et saura-t-on jamais ce qui se trame réellement à l’instant ou dans un autre temps que nous pressentons, ou pas, mais ce que nous avons sous les yeux, ce qui s’offre et à tous, ce matin, don d’un Dieu gracieux immédiat et prodigue, don du prodigue enfant de la nuit qui ne se lasse pas au matin de te sauter au cou pour te rappeler qui tu es et qui tu aimes, et tout revit alors, tout retrouve son nom, tout est béni de l’ici présent.

    De l’attention. – Il ne sera pas de vraie vie sans prendre le temps de s’arrêter, rien de bon ne se fera sans observation – car «observer c’est aimer» disait ce poète qui y prenait tout son temps sur les sentiers buissonniers – rien de bien ne sortira de cette agitation distraite et de cette précipitation sans autre suite qu’un ensuite précipité vers sa propre répétition…

    De l’attente. – Je n’attends pas de toi le moindre compliment, tes congratulations ne sont pas une réponse, tes félicitations tu peux te les garder autant que tes révérences si tu ne t’engages pas à parler à ton tour, car c’est cela que j’attends de toi, mon ami (e), ce n’est pas que nous nous félicitions de nous féliciter parmi, ce n’est pas que tu me trouves ceci ou que je t’estime cela – ce qui seul compte est que tes questions répondent à La Question à laquelle j’ai tenté de répondre, et que tu vives de la lettre que je t’envoie comme je vivrai de la tienne, non pas en échos d’échos mais à se dévoiler l’un l’autre tout en se lâchant sans lâcher du regard La Chose qui seule compte…

    Des égards – Nous n’avons pas besoin de grades, mais de regards, nous n’avons pas besoin d’être regardés, mais nous avons besoin d’égards et de vous en montrer sans relever vos grades, nous ne serions pas à l’Armée ni à la parade de l’Administration : nous serions au Café des Amis et nous parlerions simplement de la vie qui va, à ton regard je répondrai par les égards dus à ton rang de personne, mon regard te serait comme une élection sans autre signe que mon attention, à parler sans considération de nos âges et qualités, nations ou confessions, nous nous entendrions enfin…

    Du miracle. – Ce n’est pas que tu n’attendais rien, car tout en toi n’est qu’attente, ce n’est pas que tu n’espérais plus ni ne désirais plus : c’est que c’est apparu tu ne sais comment, que c’était là comme au premier matin du monde, là comme un arbre ou un torrent, frais comme l’eau tombée du ciel, beau comme un daim dans la lumière diaprée de l’aube, doux et léger comme la main du petit dernier que tu emmènes à sa première école, bon comme le pain sans rien, beau comme les vieux parents s’occupant des enfants de leurs enfants - enfin ce que tu veux qui te fait vraiment du bien, et à eux…

    De l’envie.- Ne sachant pas qui ils sont eux-mêmes, et n’estimant rien de ce qu’ils sont, ils n’ont de cesse que de dénier aux autres le droit de croire en ce qu’ils sont ou à ce qu’ils font, et c’est alors ce ricanement du matin au soir, ce besoin de tout rabaisser et de tout salir, de tout niveler et de tout aplatir de ce qui menace d’être ou d’être fait, cependant ils restent aux aguets, inassouvis et vains, impatients de ricaner encore pour se donner l’illusion d’être…

    De la prétention.- Tu es France en ton nombril parisien, tu te prends toujours pour la référence au milieu de ta cour de pédants bien peignés, et je t’aime bien, mais on manque un peu chez toi d’Irlande des champs et d’opéra villageois, on manque de paysans siciliens et de furieux autrichiens, on manque de saine colère et de mélos indiens, tu gardes tes gants jusque dans les mauvais lieux de tes romans, tu es pincée et tu prétends désigner seule ce qui mérite de te mériter, sans voir que tu te fais seule et que tu te fais ennuyeuse à ne pas laisser la vie te surprendre…

    De la lecture. – Moi c’est comme une lumière qui montrerait tout à coup les couleurs du vitrail, un livre, c’est comme une fleur de papier qui s’ouvre dans l’eau, ou c’est comme l’eau que tu découvres toute nue et toute fraîche et toute froide et toute belle après le coup de hache dans la glace du lac…

    De la délicatesse. – Toi je vois que tu ne supportes pas les compliments et la lèche des médias et des gens importants, après ton concert, te retenant cependant de ne pas leur sourire de tes vieilles dents de divine pianiste à peu près aveugle, et c’est pourquoi je reste si longtemps à t’observer de loin, te souriant lorsque tu te penches vers notre enfant qui s’excuse de te déranger avant de t’offrir son bouquet de pensées…

    De la bienveillance. – À ces petits crevés des fonds de classes mieux vaut ne pas trop montrer qu’on les aime plus que les futurs gagnants bien peignés du premier rang, mais c’est à eux qu’on réservera le plus de soi s’ils le demandent, ces chiens pelés qui n’ont reçu que des coups ou même pas ça : qui n’ont même pas qui que ce soit pour les empêcher de se déprécier.

    De la Qualité. – C’est en effet à toi de choisir entre ne pas savoir et savoir, rester dans le vague ou donner aux choses un nom et un nouveau souffle, les colorier ou leur demander ce qu’elles ont à te dire, les humer et les renvoyer au ciel comme des oiseaux bagués, enfin tu sais bien, quoi, tu n’en ferais pas une affaire douteuse s’il s’agissait de course chronométrée ou de progrès au Nintendo, tu sais très bien enfin que c’est bon pour tout le monde…

    De la page blanche. – Et maintenant vous allez cesser de me bassiner avec votre semblant d’angoisse, il n’y a qu’à vous secouer, ce n’est pas plus compliqué : secouez l’Arbre qu’il y a en vous et le monde tombera à vos pieds comme une pluie de fruits mûrs que vous n’aurez qu’à ramasser - une dame poète dit quelque part que «les mots ont des dorures de cétoine, des pigments de truite arc-en–ciel », elle dit aussi que «sous leurs masses immobiles vibre la vie», et aussi qu’«il suffit de les soulever, un à un, avec précaution, comme on lève les pierres au fond de la rivière pour voir apparaître ce qu’on ignorait», alors basta…

    Des parfums. – Ce serait comme une chambre noire dans laquelle il suffirait de fermer les yeux pour revoir tout ce que tu as humé dans la maison pleine d’odeurs chaudes de l’enfance, au milieu du jardin de l’enfance saturé de couleurs entêtantes, dans le pays sacré de l’enfance où ça sentait bon les ruisseaux et les étangs et les torrents et les lacs et l'océan des nuits parfumées de l’enfance…

    De l’allégresse. – Cela me reprend tous les matins, après le coup de noir de plus en plus noir, c’est plus fort que moi, c’est l’ivresse de retrouver tout ça qui va et qui ne va pas, non mais c’est pas vrai: j’y crois pas, ça pulse et ça ruisselle et ça chante - c’est pour ainsi dire l’opéra du monde au point qu’on se sent tout con d’être si joyeux…

    De l’obstination. – C’est dans la lenteur de la peinture qu’on entre vraiment dans le temps de la langue, je veux dire : dans la maison de la langue et les chambres reliées par autant de ruelles et de rues et de ponts et de voix s’appelant et se répondant par-dessus les murs et par-dessus les langues, - mais entrez donc sans frapper, nous avons tout le temps, juste que je trouve de quoi écrire…

    D'une fausse évidence. – Je ne suis bien qu’avec toi, mais la plupart du temps je n’y pense même pas, je me crois seul, je crains ton indifférence, je n’ose te déranger, tu as beau dire que tu t’impatientais de me retrouver : je me suis fait à tant d’absence de tous et à tant de distance de tous entre eux, loin des places et des conversations – et dans l’oubli de tant d’heures partagées j’allais me faire, sans toi, à cette prétendue fatalité de la foule esseulée…

    De la fatigue. – On se réveille parfois d’on ne sait quel combat harassant avec quel ange ou avec quels démons, on se sent brisé, défait, dépiauté : on est exactement ce qu’on devrait être à la fin d’une nuit qui aurait duré une vie, mais c’est le matin et l’on sait ce matin qu’on est moins que rien et que c’est avec ça qu’il faut faire – qu’il faut faire avec…

    Du mariole. – Il a la gueule du vainqueur avant d’avoir livré le moindre combat : d’avance il piétine, d’avance il s’imagine qu’il dévaste et cela le fait saliver, d’avance il se voit campé au premier rang, le front crâne - il se sent vraiment Quelqu’un ce matin dans la foule de ceux qu'il appelle les zéros...

    De l'intégriste  – Votre vertu, votre quête, votre salut je n’y ai vu jusque-là que d’autres façons de piétiner les autres, et sans jamais, je m’excuse, vous excuser, sans demander pardon quand vous marchez sur d’autres mains qui prient d’autres dieux que les vôtres, sans cesser d’invoquer l’Absolu de l’Amour tout en bousculant dans le métro de vieux sages et de vieilles sagesses

    De ce qui se cherche. – Les mots sont comme cette lampe de poche ce matin dans le bûcher, les mots éclairent les bouts de bois dont on se chauffera, les mots font mieux voir et les mots réchauffent à la fois : voilà ce que je me dis ce matin à l’instant de me mettre à bûcher à la chaude lumière de ces premiers mots…

    De ce qui ne se dit pas. – On dit tare pour barre et ça en dit plus long qu’on croit, se dit-on, comme le dicton : Trop tard pour le bar, trop tôt pour le mot - si tôt que la moto emporte, les yeux fermés, le motard.

    De ce qui se dit. – Tu ne sais d’où ça vient et ça ne te regarde pas : ça ne regarde que la nuit et encore, les yeux clos, ça ne parle qu’à bouche cousue, ça vient comme ça sans crier gare sur les quais du silence qui remue, voyageur sans bagage qui ne sait où il va…

    De ce qui reste. - Des restes de berceuses nous restent de l’autre côté du sommeil et ce reste d’enfance nous berce aux matins gourds comme les mains d’enfants de l’hiver, et sur nos fronts le reste d’un souvenir de caresse nous reste comme la douce promesse de bien dormir à l’enfant qu’on berce.

    Du fil des mots. – Dès le premier jour le sablier t’a rempli de ces mots qui filent dans le silence et se tissent sur l’invisible trame du sommeil et de la veille et que tu ne dis qu’au fil des nuits que le jour murmure et le tissage devient visage, tantôt village et tantôt nuage tissé de ciel et d’orages ou d’accalmies ou de pluies acides ou de plaines de lumière – toute une vie tissée et le dernier jour n’aura pas le dernier mot…

    De la musique. – Tu es l’âme de mon âme, lui dit-il sans savoir qui elle est, tu m’es plus intime à moi-même que moi, tu me connais par cœur, comme une chanson dont tu ajouterais tous les jours un couplet que je serais seul pourtant à pouvoir fredonner, à chaque aube je te retrouve enfin, mélodie et refrain…

    De la fantaisie. – Cela danse en toi, on dirait presque : avant toi, comme l’avant-toit de ton abri de cabri, avant que tu ne renfiles tes bottes de sept lieues de géant infime et doublement engourdi de l’antenne et du sabot – cela vient te chercher comme à la fête, cela n’a ni queue ni tête mais te tire sur la queue de chat que tu as là et te fait tourner la tête du manège en toi, dès le saut du lit cela frétille et pétille et sautille à hauteur d’écoutille sous le vent galopant du matin galopin – au vrai c’est aussi bête que ça…

    De l’évolution. – Encore et encore ton corps se souvient de l’en-deça des mots et des anciens tâtons dans la conque remuante en sourdine, mais voici que ton maillot d’indolence se défait et que te reprend ce monologue un peu vaseux de la conscience, alors tu redeviens l’enfant des hauts-fonds qui remonte au jour en maugréant, il te semble avoir bientôt des nageoires, enfin tu entends ta mère ouvrir les volets et les mots t’ont rattrapé…

    De ce qui s’offre là. – Ils se lamentent d’avoir trop peu ou d’avoir trop sans rien voir de ce qu’ils ont là, sous les yeux, dans la foison radieuse de cela simplement qui afflue dans la lumière du matin, tout reflue de l’ennui de n’être pas, je reviens au jour et tu es là ma généreuse, tu m’attendais, je t’avais oubliée et te voilà, ma vie qui va…

    De l’enchaînement. – On n’attend plus rien d’eux que l’efficace et la compétence machinale, et c’est une façon de les tuer, au moins de leur dénier toute présence réelle et tout droit à surprendre, on les a sélectionnés, leur dit-on, pour gagner, et désormais ils seront formés à se formater et plus rien d’autre ne saurait être attendu d’eux que d’être au format…

    De l’extinction. – Sur le plateau de télé on les voit se lamenter de ce que la Création soit en voie de disparition, il n’y a plus de créateurs à les en croire, plus rien de créatif ne se crée, la créativité tend au point mort geignent-ils en se confortant d’avoir connu d’autres temps où chacun était un virtuel Rimbaud, et désormais on les sent aux aguets, impatients de voir tout s’effondrer en effet comme ils se sont effondrés…

    Du bois joli. – De ta nuit à la mienne, de mon éveil au tien, de sa façon de résister à la leur, de votre attente à la nôtre, de leur impatience à la sienne, de leur besoin d’aimer ou d’être aimé à la vôtre, de ma gratitude à la lecture de son dernier roman à ce que je sais qu’il me répondrait si je le lui écrivais, de notre conviction de n’être pas seuls à ressentir tout ça à l’évidence que tout ça nous survivra, de nos questions à vos réponses et de vos mots aux nôtres : il court il court le furet…

    De l’ancien feu. – Bien avant votre naissance ils le portaient de maison en maison, le premier levé en portait le brasero par les villages et les hameaux, de foyer en foyer, tous le recevaient, ceux qu’on aimait et ceux qu’on n’aimait pas, la vie passait avec la guerre dans le temps…

    Du passé. – Tu n’as aucun regret, ce qui te reste de meilleur n’est pas du passé, ce qui te fait vivre est ce qui vit en toi de ce passé qui ne passera jamais tant que tu vivras, et quand vous ne vivrez plus vos enfants se rappelleront peut-être ce peu de vous qui fut tout votre présent, ce feu de vous qui les éclaire peut-être à présent…

    De l’avenir radieux. – Au lieu de jeter les mots usés tu les réparerais comme d’anciens objets qui te sembleraient pouvoir servir encore, tu te dirais en pensant aux enfants qu’il est encore des lendemains qui chantent, tu te dirais en pensant aux cabossés qu’il est encore des jours meilleurs, tu ramasserais vos jouets brisés et tu te dirais, en te rappelant ce que disaient tes aïeux : que ça peut encore servir, et tu retournerais à ton atelier et le verbe rafistoler te reviendrait, et le mot te rappellerait le chant du rétameur italien qu’il y avait à côté de chez vous, et tout un monde te reviendrait avec ce chant – tout un monde à rafistoler…

    Des petits souliers. – On dirait qu’il fait nuit depuis toujours dans la neige qui fait une espèce de jour dans la nuit, rien n’a changé depuis qu’il faisait froid dans vos chambres d’enfants, mais alors des voix vous encadraient, comme des voix de bergers autour des troupeaux, et bientôt vous étiez chaussés, de toutes les maisons du quartier s’en allaient les petits souliers ferrés sur la glace des chemins, par les routes ensuite vous vous pressiez comme des nains, mais jusqu’au souvenir de cette morsure de l’hiver vous réchauffe le coeur…

    De cette boule. – Tous les matins, maintenant, et ce sera comme ça jusqu’à la fin, sûrement : cette boule qui était au ciel jusque-là est entrée en toi et te pèse de tout le poids du monde - et tu n’as qu’un chant pour t’en délivrer…

    De l’embarquement. – Et tout à l’heure le monde remontera aux fenêtres, ou bien ce seront les fenêtres de la ville qui remonteront aux tiennes, il y aura des montagnes enneigées ou des silhouettes affairées, ce sera selon, des fenêtres de cet hôpital on ne voit que le ciel, de cet autre que la mer ou des murs, le monde affleure partout, on est dedans, on est embarqué : Terre à l’horizon…

    De la destinée. – Elle s’en ira vieille fille, comme on dit, sans qu’on se doute qu’elle fut amoureuse toute sa vie, de nombreux messieurs cela va sans dire, mais aussi de monuments, surtout en Italie, et des enfants de ses parents et amis qui lui ont appris qu’elle-même ne saurait jamais grandir, bonne du moins à border tous les soirs ses poupées en priant le Père de la prendre, elle, par la main jusqu’au jour…

    Du fil des heures. – Du matin à la matinée, tout le temps qu’on vit cette montée elle me donne son énergie et me révèle l’air de nouveauté de ce qui vient, son air de jamais vu, son air d’enfant dispos et curieux de tout, et passé le milieu de la vie la vieille vérité des choses fait décliner le matin fée pour se couler dans les heures sans heures de la mélancolie…

    De la musique des jours. – Et s’ils entendaient encore, ce matin, qu’en savons-nous après tout ? s’ils entendaient encore cette polyphonie des matinées qu’ils nous ont fait écouter à travers les années, s’ils entendaient ces voix qui nous restent d’eux, ce matin encore je les entends par les rues vibrantes d’appels et de répons : repasse le vitrier sous nos fenêtres, il y a bien du temps de ça mais je l’entends encore et les filles sourient aux sifflets des ouvriers - et si leurs tombes restaient ouvertes aux mélodies ?

    Du pays lointain. – Tous ils semblent l’avoir oublié, ou peut-être que non, au fond, puisque tous les matins il t’en revient des voix, et de plus en plus claires on dirait, des voix anciennes, autour des fontaines ou au fond des bois, des voix qui allaient et revenaient, déjà, dans les vallées repliées de la mémoire de tous te rappelant d’autres histoires, et revenant chaque matin de ces pays au tien tu le vois bien, que tu n’es pas seul ni loin de tous…

    Du premier ciel. – Ce sommeil de la neige n’a rien effacé, c’est juste un repos momentané, d’ailleurs nous restons là pour veiller sur la mémoire de ce qui reviendra, nous allons et venons entre les oubliés et ceux qui sèmeront nos cendres dans le premier jardin où nous sommes tombés, les bras ouverts et les yeux levés…

    De l’évidence. – Tout nous échappe de plus en plus et de moins en moins, tout est plus clair d’approcher le mystère, tout est plus beau d’apparaître pour la dernière fois peut-être – tu te dis parfois qu’il ne reste de tout ça que des mots sans suite, mais avec les mots les choses te reviennent avec leur murmure d’eau sourde sous les herbes, les mots affluent et refluent comme la foule à la marée des rues du matin et du soir - et les images se déplient et se déploient comme autant de reflets des choses réelles qui viennent et reviennent à chaque lever du jour…

    Du métier des mots. – Les mots te savent, ce matin un peu plus qu’hier et c’est cela, le temps, je crois, ce n’est que cela : c’est ce qu’ils feront de toi ces heures qui viennent, c’est le temps qui t’est imparti et que tu vas travailler, petit paysan de la nuit, les mots sont derrière la porte de ce matin d’hiver et ils attendent de toi que tu les accueilles et leur apprennes à écrire, petit instit de nos régions éloignées, les mots ont confiance en toi, laisse-les te confier au jour…

    De la résurgence. – Tu me dis que les sarments sous la neige, les pieds de vigne alignés en bon ordre le long de la pente enneigée, tu me dis que cela t’évoque la mort, et tu me racontes, alors, tu me racontes tes soirs, là-bas, à la tombée de la nuit, quand la lumière s’en allait et que tu revenais par les anciens jardins, à travers cette odeur, et qu’ils t’apparaissaient dans la pénombre, les bras dressés des morts déterrés par les chiens, tu me racontes cela en souriant de ce sourire de ceux qui n’ont pas oublié, et nous nous taisons alors en songeant à Kigali sous la neige et à ses morts alignés en bon ordre…

    De l’incompréhensible. – On me dit ce matin encore que tout obéit à la volonté de Dieu, ces corps en plaies, ces corps ratés de naissance, ces corps ne portant même pas leurs têtes et ces têtes te regardant d’en bas, on arrive dans l’Institution par de longs couloirs sans yeux, le nouveau jour est lancé et c’est reparti pour les râles voulus par Dieu: ce sera la même folie et le même chaos insensé, louée soit ta Création Seigneur Très Bon, on me dit ce matin encore que tu bénis ces corps sans croix pour les porter – et je reste sans voix…

    De la tentation. – Il n’y aurait plus rien, rien ne vaudrait plus la peine, tout serait trop gâté et gâché, tout serait trop lourd, tout serait tombé trop bas, tout serait trop encombré, on chercherait Quelqu’un mais personne, on regarderait autour de soi mais personne que la foule, on dirait encore quelque chose mais pas un écho, on se tairait alors, on se tairait tout à fait, on ferait le vide, on ferait le vide complet et c’est alors, seulement - seulement alors…

    De la grâce. – Cela reviendra ou pas, cela te viendra ou pas, cela te sera donné ou pas, cela montera de toi ou cela te fondra dessus ou pas, cela te pèse de savoir que c’est le contraire du poids mais qu’en sais-tu ? Que sais-tu de ça ? Comment pourrais-tu même en parler ? Et comment le reconnaître si c’est là ? Et ce serait cette enfance ? Ce serait cette présence ? Ce serait cette légèreté - ce ne serait que ça ?

    Du premier geste. – Tes outils seraient là et tu les verrais en ouvrant les yeux, tu les verrais et ce serait comme si c’était eux qui te regardaient, ce matin sans espoir – pensais-tu, ce dernier matin du monde – pensais-tu, ce matin du dernier des derniers qui aurait perdu jusqu’à son ombre, tes outils seraient encore là et leur désir te reviendrait…

    De ce chant. - Le mot LUMIÈRE ainsi me revient à chaque aube avec le souvenir de toujours du chant du merle, alors même qu’à l’instant il fait nuit noire et que c’est l’hiver, et plus tard je retrouverai la lumière de ce chant dans celui de Jean-Sébastien Bach, mais à présent tout se tait dans cette chambre obscure où me reviennent les images et les mots que précèdent les lueurs et les odeurs…

    De ces oasis. - Le mot CLAIRIÈRE me revient avec la neige de ce matin, qui éclaire la nuit d’une clarté préludant au jour et dont la seule sonorité est annonciatrice de soulagement et de bienfait, la neige est une clairière dans la nuit, de même que la nuit est une clairière dans le bruit…

    De ce qu’on voit. - Une fois de plus, à l’instant, voici l’émouvante beauté du lever du jour, l’émouvante beauté d’une aube d’hiver bleu pervenche, l’émouvante beauté des gens le matin, l’émouvante beauté d’une pensée douce flottant comme un nuage immobile absolument sur le lac bleu neigeux, l’émouvante beauté de ce que ne voit pas l’aveugle ce matin, les yeux ouverts sur son secret...

    Du retour. – Il fit tellement nuit cette nuit-là, tellement froid et tellement seul que l’éveil leur fut comme un rivage qu’ils atteignirent à genoux, puis il fallut se lever et ils se levèrent, il fallut paraître dans les villages et les villes et sourire, parler, travailler avec tous ceux-là qui s’étaient trouvés tellement seuls dans le froid de cette nuit-là…

    De la purification. – Le mot aliénation, du mot aliéné, évoquant la maison où l’on tourne en rond en gesticulant à cris terribles, t’était resté de la fin de soirée au zapping halluciné par tant d’imbécillité laide partout, et ce matin tu te purifies la mémoire dans l’eau froide de la fenêtre ouverte de cette page de poésie : « Vallée offerte comme un livre En elle je m’inscris, dans les failles du jour : la montagne y respire au revers de mes mots »…

    De l’apaisement. – A présent laisse-toi faire par la vie, lâche prise le temps d’un jour en ne cessant de tenir au jour qui va, ne laisse pas les bruyants entamer ta confiance, ne laisse pas les violents entacher ta douceur, confiance petit, l’eau courante sait où elle va et c’est à sa source que tu te fies en suivant son cours…

    De la pauvreté. - Elles ont une nuit d’avance, ce matin comme les autres, donc c’est hier matin qu’elles dansaient le soir devant leur masure, toute grâce et gaîté, leur dure tâche achevée, les deux femmes, la jeune et la vieille, de ce haut plateau perdu du Zanskar où leur chant disait le bonheur parfait d’avoir tout…

    De l’abjection – Pour plaire et se complaire dans son illusion d’être si bon il tire des traites sur la douleur du monde et cela fera, se dit-il, vendre ses livres - tel étant le démon de l’époque et qui grouille de vers aux minois d’innocence, c’est le péché des péchés que cette usure de la pitié feinte et de cela dès l’éveil, petit, refuse d’être contaminé…

    De la sérénité. – À l’immédiate hystérie des médias relancée avant le lever du jour tu résistes en ouvrant grande la fenêtre à l’air et à la neige de ce matin qui ne fondra pas moins que leur pactole mais tout tranquillement, en lâchant ses eaux comme pour une naissance sans convulsions, et le printemps reviendra, et les gens ce matin continuent de faire leur métier de vivre dont personne ne s’inquiète – alors toi, maintenant, referme la fenêtre au froid…

    D’un autre chant. – Et si tu n’as pas de mots pour dire cette aube qu’il fait ce matin comme au désert ou sur la page blanche de la mer, chante-là en silence, tout à l’heure une main de lumière s’est posée à la crête des monts et tout ensuite, de l’ubac, une maison après l’autre, s’est allumé, mais comment le dire avec des mots ?

    De la juste mesure. – Ce que tu te demandes aussi en voyant le rideau se lever sur la scène du jour, c’est quelle pièce va se jouer dans les heures qui viennent, qui tu seras, dans quelle peau, quel autre rôle tu pourrais jouer, si tu pouvais être plus juste qu’hier soir après avoir goûté une fois de plus du Milk of Human Kindness du Big Will - trois heures durant, Mesure pour mesure, la poésie du Big Will t’a traversé et t’habite encore ce matin, or seras-tu ce matin l’intransigeance d’Angelo le taliban ou la clémence du bon gouvernement, seras-tu la vierge ou la catin, seras-tu glapissement de mauvaise langue ou parole de bienveillance ?

    Des matinaux. – Le silence scandé par leurs pas n’en finit pas de me ramener à toi, vieille frangine humanité, impure et puante juste rafraîchie avant l’aube dans les éviers et les fontaines, tes matinales humeurs de massacre, ta rage silencieuse contre les cons de patrons et tes première vannes au zinc, tout ton allant courageux revenant comme à nos aïeux dans le bleu du froid des hivers plus long que de nos jours, tout ce trépignement des rues matinales me ramène à toi, vieux frère humain…

    Du fil des jours. – N’est-ce vraiment qu’une affaire de particules et de circuits électriques, te demandes-tu en remontant du souterrain où tu as passé la nuit, n’y aurait-il pas autre chose, te demandes-tu en te dirigeant vers les fenêtres encore aveugles, n’y a-t-il que ce tapage d’âmes mortes dans le silence des rues et des pages vides, n’y aura-t-il plus jamais que ces phénomènes et ces phénomènes, ou le jour va-t-il te surprendre une fois de plus et renouer le fil de ton souffle et de ton encre ?...

    De la forme. – Délivre-toi de ce besoin d’illimité qui te défait, rejette ce délire vain qui te fait courir hors de toi, le dessin de ce visage et de chaque visage est une forme douce au toucher de l’âme et le corps, et la fleur, et les forme douces du jour affleurant au regard des fenêtres, et les choses, toutes les choses qui ont une âme de couleur et un cœur de rose - tout cela forme ton âme et ta prose…

    De l’infinitésimal toi – Et dis-toi pour la route que le meilleur de toi, qui n’est pas de toi et que ton nom incarne cependant, c’est tout un, est le plus fragile en toi et que cela seul mérite d’être protégé par toi, renoué comme un fil te renouant à toi et qui te relie à Dieu sait qui ou quoi que tu sais au fond de toi…

    De la réalité. – C’est parfois par le rêve que nous vient la perception physique, terrifiante, de la réalité : de ce qui est réellement réel, sans échappatoire aucune, à ramper dans cette galerie obscure menant Dieu sait où – et soudain le réveil sonne et c’est la nuit d’hiver, et personne on dirait avant que l’odeur du café ne dissipe la réalité du rêve…

    De l’autre côté du jour. – Tout le jour à chanter le jour tu en es venu à oublier l’envers du jour, la peine du jour et la pauvreté du jour, la faiblesse du jour et le sentiment d’abandon que ressent la nuit du jour, le terrible silence du jour au milieu des bruyants, la terrible solitude des oubliés du jour et des humiliés, des offensés au milieu des ténèbres du jour…

    De l’avidité. – Et tout le jour le jeune homme en toi, la jeune fille Violaine en toi, l’Idiot en toi, Antigone et Mouchette en toi et le plus lointain, vacillant, fragile, minable reflet en toi du Dieu vivant te retiendront d’assouvir cette faim de rien qui s’affame de sa propre faim…

    De l’innocence. - Le mot DANSE m’apparaît ce matin, et tous les mots se mettent à danser avec l’enfant, petite, toute nue et belle dans un long foulard de soie flottant autour d’elle, là-bas sur le haut gazon de la maison de vacances comme suspendue au-dessus des mélèzes, dans l’air frais et bleuté des glaciers, toute seule à danser pour la première fois comme elle a vu, l’autre soir à la télé, l’immatérielle Isadora dans un film d’un autre temps, qui dansait et dansait en ne cessant de danser et danser...

    Du respect. – Peut-être cela vous manque-t-il seulement, dans le déni de ce que vous faites ou la simple inattention, de ne pas pouvoir partager, non pas l’estime de votre petite personne, mais l’amour de la personne innombrable dont ce que vous faites n’est qu’un des innombrables reflets, mais unique…

    De notre complicité. – À peine vous êtes-vous retrouvés, les oiseaux et toi qui leur parles ta langue de fée, que retentissent leurs cris froids de calculateurs de points et de résultats réduisant tout à concours et performances du plus fort et du plus vite enrichi, mais de te regarder avec les oiseaux m’éloigne chaque jour un peu de leur bruit et nous voici dans la vraie société des êtres à nous parler de cette journée qui nous attend tous les deux…

    De la douce folie. – Et ce matin tu t’abandonnerais une fois de plus enfin à l’étreinte de ton vrai désir qu’annonçait le conditionnel de vos enfances, tu serais tout ce que tu aimerais, ti serais une chambre merveilleuse au milieu de la neige revenue ce matin avec une quantité de téléphones, tu aurais des bottes bleues et un banjo comme à sept ans et tu retomberais amoureux pour la énième fois, elle aurait les yeux bleu pervenche de la fille du shérif de tes dix ans et des poussières et de la femme de ta vie actuelle dont tu reprendrais tout à l’heure le portrait songeur, ce serait la journée incomparable de ce 5 mars 2009, tu jouerais de ta plume verte comme d’une harpe pincée sur les cordes des heures et tout à coups les téléphones frémiraient comme autant de jeunes filles impatientes, autant de douce ondines un peu dingues se dandinant sur leur fil comme autant de choristes de gospel dans la cathédrale de neige irradiant au lever du ciel…

    Des recoins. – ce n’est que cela, comprenez-vous, ce n’est que cela qui m’attire chez vous, au milieu des rideaux grenats ou au fond de vos fauteuils crevés, ce sont les angles brisés à coups de marteau par le vieux Renoir endiablé, et votre lumière est bonne, votre bonne lumière de bar étudiant ou de virée le long de la rivière à quelques-uns qui aimaient Neil Young et Léo Ferré, ce ne serait que cette rêverie retrouvée de nos dix-huit ans adorablement accablés à nous aimer – leurs galas ne sont que ramas de vampires banquiers sur les banquises des médias, nous c’est dans les recoins de vos quartiers bohèmes que nous vivrons comme des chats baudelairiens…

    De l’autre lumière. – Et toujours je reviendrai l’œil secret de cet étang d’étain sous la lumière silencieuse de ce lever du jour qui pourrait en ‘être le déclin, on ne sait trop, Rembrandt lui-même me savait trop ce qu’il révélait en mâchant ses cigares - et surtout pas d’effets de théâtre, de clair-obscur ou de faux mystère, laissez venir la beauté des choses qui n’a jamais été séparée de son ombre et qui diffuse cette aura sans le chercher…

    De ton toi. – Et là, ce matin, devant le miroir de ta salle de bain, tu regarderais ce prétendu proche prétendu familier et tu lui demanderais : et qui t’es toi ? tu te crois le proprio du miroir ou quoi ? et ce corps que tu dis à toi t’en sait quoi ? et ce que tu dis ton âme, pompier que tu es, tu la vois avec les yeux de qui, dis-moi ?...

    De la nature. – Le tout malin (je pense par devers moi le tout mariole) affirme que nous avons soumis à jamais l’élément naturel et le voici trépigner dans sa Japonaise écolo sur la route étroite de Notre-Dame des Hauts barrée par deux avalanches, juste sous le couloir où menace la troisième, et voilà qu’il commence à prier comme une de ces vieillottes dont il ricane : Mon Dieu fasse un miracle, Mon Dieu je t’en supplie, Mon Dieu pas moi ! sur quoi le prétendu Dieu lui répond pour la première et dernière fois : du balai…

    Des allumées. – Mais qu’ont-elles donc à la ramener, ces fichues bonnes femmes, j’veux dire : ces illuminées, Simone Weil ou Flannery O’Connor, Annie Dillard ou Charlotte Delbo, mais qu’ont-elles donc à remuer terre et ciel – ou bien encore Etty Hillesum ou l’illuminée Aloyse aux yeux pleins de cieux, mais de quoi je me mêle au lieu de tricoter : sondent l’infini du camp à l’étoile, pèsent les nuées à l’écoute des déserts, se clouent aux murs et se saignent pour les autres, enfin nous font plus légers que nos enfances jamais guéries, comme l’écrit Françoise Ascal dans son Carré de ciel : «Masquée sous ma vieille peau qui tant bien que mal colmate les brèches, je tente de ne rien laisser apparaître de cette honteuse anomalie : n’avoir pas su grandir »…

    De l’amour. – C’est aujourd’hui que tout commence, c’est aujourd’hui qu’on reprend tout à zéro, c’est aujourd’hui qu’on efface cet affreux tableau à l’éponge d’eau claire, je veux que ce tableau noir soit blanc comme une âme d’enfant - c’est aujourd’hui que nous allons, petits, la lettre A et ce qui s’ensuit…

    De l’économie falsifiée. – Ne te laisse pas contaminer, petit, je sais que c’est plus difficile à faire qu’à dire, mais je te le dis avant de tâcher de le faire en ton nom, toi qui vivras dans cet enfer, ne te laisse pas salir mais ne te détourne pas, regarde bien cette laideur et cette misère : c’est le monde, c’est le monde imbécile et gratuit des journaux imbéciles et gratuits, c’est la saleté vendue et répandue pour rien, c’est la fortune des vendus imbéciles – c’est le monde que tu ramèneras à la vie en lui rendant son prix…

    De l’hérésie. – Tout doit disparaître, ont proclamé les Pères de l’Eglise du Tout, tout ce qui ne se soumet pas à Notre Loi qui est celle du Tout doit disparaître par l’épée ou par le feu – tout sera sacrifié sur le bûcher ou la roue, tout sera soumis à la force du Tout et vos Béatitudes vous allez voir ce que nous allons en faire, foi de nous…

    Du lieu commun. – On constate que la seule idée d’être comparé à qui que ce soit vous insupporte, rien que le mot fraternité vous fait grimper aux murs, nous lancez-vous avec le dédain de celui qui en sait tellement plus que les autres – ah les autres, quelle calamité s’exclame votre seul regard d’Unique, parlez-moi d’amour tant qu’à se vautrer dans les clichés ! d’ailleurs le moindre beau geste vous fait ricaner et toute belle personne ne saurait être à vos yeux qu’un simulacre…

    De la Béatitude.- Vous chantez l’immaculée innocence de tout ce blanc sans vouloir voir les mésanges aux mangeoires, mais c’est que c’est Gaza et toutes les étripées que les mésanges aux mangeoires, et je ne vous parle pas de l’arrivée du pic noir – là vous pourrez compter les millénaires avant la moindre négociation, et pourtant vous continuez de les alimenter ce matin encore, venez à mois les jolis assassins, heureux vous qui avez faim car vous serez rassasiés…

    De la ville enneigée. – À quinze ans tu te prenais pour Utrillo, cette neige de la ville aux murs tagués de suie et de rouille, cette légende de la Butte à poulbots et poivrots se cuitant avec les putes du Lapin agile – tout ce lyrisme de pacotille de l’Artiste payant son litron en peignant des croûtes, tout ce rimbaldisme baudelairisant te faisait trouver beau ton vieux quartier décati de province à la Verlaine dont les hauts toits de reviennent ce matin sur le lin blanc de ton Paysage sous la neige…

    De ce qui t’est donné. – Ne te plains pas du bruit que font les bruyants, il y a partout une chambre qui attend ton silence comme une musique pure lui offrant toute ta présence entre ses quatre murs de ciel...

    Du temps imparti. – Tout ce qui vous manque est en vous, me disait l’homme des bois en juillet 1839, il n’y a qu’un remède à l’amour : aimer davantage, et c’est l’hiver à ce qu’il semble, mais c’est plus que jamais juillet 1839 pour l’homme des bois en toi qui te demande : pourquoi donc l’homme se hâterait-il, comme s’il y avait moins que l’éternité pour accomplir l’action la plus infime ?…

    De la fuite en avant. – Rien ne les arrêtera dans leur précipitation, ils sont plus que jamais hors d’eux, libérés de leurs chaînes tout en se croyant partout les maîtres, ils me font pitié les pauvres : moi je ne vis que de deux dollars par jour et c’est ce qu’ils jettent au mendiant qu’ils ne voient même pas, juste pour l’oublier tandis qu’ils traînent leur âme rouillée dans mon paradis...

    De cette voix en toi. – Tout semble avoir été soumis aux machines et aux arborescences virtuelles, mais une basse continue roule en toi le sanglot du vent autour de la maison seule autant que la rivière au primesaut de vos éveils enfantins - c’est une rumeur de partout sous les yeux clos du Temps étoilé…

    De l’altérité. – Je ne te demanderai jamais d’être l’Autre, je me défie de toute emphase engoncée, je t’attends au coin du bois – qui est peut-être un désert ou ton lac de là-bas, sans savoir ce que tu me réserves et n’attendant que d’être surpris comme au premier jour, quand ta voix bondit pour la première fois de ta nuit à la mienne...

    Du ressentiment. – C’est de cela seul que je voudrais que tu me débarrasses, méchant moi, c’est de ce relent récurrent qui me taraude dans le bruit des bruyants malcontents, c’est de ce froid et de ce poids, gentil moi, que je te prie de me délivrer...

    Des mots bleus. – Leur façon de parler poésie le front au ciel, eux qui ont toujours prétendu viser haut, ne s’est jamais traduite par aucune réelle envolée ni aucune traversée d’azur propre à nous donner des ailes, aussi est-ce dans la rue, a ras le pavé rugueux des poètes mal peignés, que nous aurons ramassé ces mots qu’on dit avec les yeux…

    Du vertige. – Une nuit encore et j’aurais crevé l’oreiller de ne plus te savoir à mes côtés, mais avant de me lever je te sens là toute émouvante en ta songeuse légèreté, plus besoin de te chercher partout où tu n’es pas car l’amour est partout où tu es, et plus encore ce matin neuf en pointillé…

    De nos belles illusions. – Oui c’est cela, gens de raison raisonnable, renouvelez s’il vous plaît nos abonnements à la berlue et ne cessez de vous en éberluer, vous les sages sous les massages des mains policées à cet usage, puis foutez-nous la paix s’il vous plaît et nous laissez tourbillonner…

    De la louange. – Quant au complot des dénigrants, qui s’affairent tous les jours à défaire, ne lui oppose aucun autre argument que ce bonheur de faire qui t’a fais ce que tu seras et qui t’aide à faire, au sens qu’entend la poésie et qui soulève tes paupières de fer tandis que l’oiseau Bach vocalise les yeux fermés…

    De l’exorcisme. – Tu me dis DEJA et je te réponds : JADIS en souriant au long récit qui se continue, tu me tentes avec un ENFIN satisfait, auquel j’oppose un ENCORE qui te freine et te confronte à mon attention présente, puis nous en revenons au JAMAIS et au TOUJOURS dont nous usons et abusons alternativement – et pour avoir le dernier mot, comme les curés, je te dirai que JAMAIS tu ne m’auras et que TOUJOURS je résisterai à notre commune tentation du désespoir…

    De l’aveuglement. – Une fois de plus, les beaux jours revenant, tu te dis que cet apparent triomphe de l’azur irradiant le bleu publicitaire n’est peut-être qu’un leurre, une autre façon de ne pas voir ce qui est, un agrément de tourisme abruti, quand la vraie musique est trempée de noir et du pire qui donne à entendre ce qui ne se dit pas…

    Du bon cours. – Cela te réjouit chaque matin, tu te rappelles vaguement le mot Matines à la cloche d’avant l’aube, au couvent d’à côté, et cela chantonne en toi-même si tu n’es qu’un bon Dieu de ruisseau, après quoi tu deviens une espèce de psaume bondissant dans les hauts gazons direction la rivière et les horizons…
    De l’aléatoire. – Le putain de jour se lève sur l’arrière-cour défoncée et voilà le résultat du lendemain d’hier : c’est le Bronx, tu es né dans cette espèce de favella, c’est la faute à pas de chance et tu n’y réfléchis même pas : on t’envoie ce putain de jour de plus et ça te va, tu es déjà plus ou moins en manque sans trop savoir de quoi, mais tu sens que même ce manque t’iras pour cette fois puisque c’est toi…

    De la trace. – Parfois, pas tout le temps mais de plus en plus souvent, tu crois que quelque part tu vas laisser une trace, tu ne sais pas quoi, même pas ce que tu as fait ou pas fait, mais peut-être dans les cœurs, ou peut-être même pas, même si ces personnes seraient un peu de toi quand même comme tu crois que tu es une personne quelque part et que quelque part le mot de personne signifierait quelque chose…

    De la prière. – Il ne me reste que les mots de l’enfance, et encore, parfois je bute – cette puissance et cette gloire me rebutent mais je traduis à ma façon, me retrouvant là-bas au milieu de mon jardin enfance et des bois sacrés qui me tenaient lieu d’Eglise et de Canon, toujours et encore ILS s’inquiètent de me ramener dans la Bonne Voie, comme ils disent, mais des cloux : d’ailleurs je ne connais que ceux de la croix du rabbi Iéoshouah…

    De l’au-delà des mots. – S’il n’y avait que parler, mon pauvre toi, parler ou écrire, parler par la bouche et écrire de la main, mais tout te parle, animal à l’âme malade, ton moindre geste est là pour te dire ou te trahir – disons trahir le faux que tu dis, tout te traduit, surtout le regard, jusqu’au démon russe dont les paupières tombant jusqu’à terre trahissent le faux du regard, cvependant dis-toi bien cela : que chaque mot que tu dis ou écris sera pesé…

    De la vue. – Il est certains jours, et ce peuvent être de beaux jours, où notre regard reste trouble ou troublé, et se pose alors la question des lunettes invisibles, mais où diable a-je fourrél ce matin mes lunettes invisibles ?...


    Du nom d’emprunt. – Il est des Amateurs d’Art, ne considérant que Le Nom , qui renieraient leur émotion liée à telle Œuvre s’ils apprenaient que c’est un faux, alors que l’émotion n’a qu’un nom…

    Des invisibles. – Mirek m’écrit ce matin – Mirek que j’aime comme un frère ou un fils, sans l’avoir jamais rencontré, Mirek que j’aime à cause de ses poèmes et de sa passion pour les araignées, Mirek me remercie d’avoir accepté de publier ses poèmes, Mirek me dit qu’il va bien, Mirek dont je sais la tristesse liée à l’Amour Fou, Mirek m’avoue qu’il est ces jours horribly sad mais ses poèmes nous aident à vivre…

    Du chemin. - On repart chaque matin de ce lieu d’avant le lieu et de ce temps d’avant le temps, au pied de ce mur qu’on ne voit pas, avec au cœur tout l’accablement et tout le courage d’accueillir le jour qui vient et de l’aider, comme un aveugle, à traverser les heures…

    De rien et de tout.- En réalité je ne sais rien de la réalité, ni où elle commence ni si elle avance ou recule, pousse comme un arbre ou gesticule du matin au soir comme je le fais – ce que je sais c’est juste que tu es là, qu’ils sont là et que je suis là, à écouter cette voix de rien du tout mais qui nous parle, je crois…

    De l’exploit. - Ils ont fait du corps une machine lubrifiée à performances qui me donne froid à l’humanité, ce rutilement est la froide aura de ce culte sans mystère, jogging et baise numérique, course au point de plus ou au centimètre surpuissant dont la seule vue des chemins et des bois et des toits et des monts et du ciel me délivre ce matin…

    De l’envie dépassée. - Ce que j’aime chez toi c’est que tu aimes mon bonheur comme j’aime le tien, sans que rien de l’un ou de l’autre n’entame la joie de l’un ou l’autre, ainsi oublions nous que nous sommes deux sans oublier que chacun est seul devant sa joie…

    De la fausse parole. – Ce n’est pas que la langue leur fourche : c’est que leurs mots pour dire le vrai ne sont pas vrais, surtout quand ils proclament l’Urgence Absolue de dire le vrai pour pallier l’Horreur Absolue et le Mal Absolu et ceci et cela de tellement absolu que cela rejoint l’Absolu du Bio et du Budget…

    Du charme. – On constate que le penseur de charme descend le plus volontiers dans un hôtel de charme où l’attend la bonne vieille table de charme sur laquelle il aime à rassembler ses pensées de charme inspirées par les humiliés et les offensés hélas privés des charmes et des retombées de sa pensée de charme…

    De la confiance. – Tu te rappelles l’absurde injonction : garde ton cœur en enfer et ne désespère pas, tu tournes en rond dans ta cage et tu railles l’idée même d’un enfer et d’un espoir, et c’est ainsi que tu ne désespères pas de t’arracher à ton enfer…

    De la pudeur. – On leur reproche de ne pas être libérés, ils se gênent d’être gênés, leurs yeux se baissent devant l’exhibition des parties sacrées de tous ces inconnus, ils ne sont pas de leur temps, ils ont un peu honte de se cacher avec leur secret…

    De l’apaisement. – Heureux ceux qui se rappellent les mains de leur mère au travail, et pour les autres : heureux s’ils se rappellent les mains de leur mère au repos, sur le front de l’enfant malade ou jointes à ne rien faire…

    Du changement. – On se promet de changer, le matin, on se promet d’être ce jour un peu meilleur que la veille, on ruse avec le serpent de la décréation qui ricane tandis qu’on se remet à l’ouvrage - et voici qu’une lumière me traverse et qu’elle m’inspire un quart de seconde avant que je ne retombe sur mes vieilles pattes, mais c’est elle qui me fait aimer un peu mieux ce matin mes vieilles pattes et ton ombre, mon amour, me retient de penser que rien ne changera jamais puisque ta lumière me fait pousser…

    De notre corps. – L’un me dit que c’est une guenille, l’autre un temple, juste une enveloppe qui se flétrit, une illusion plus ou moins séduisante, un sac de nerfs ou de nœuds, mon frère l’âne, notre maladie mortelle ou Dieu sait quoi d’inventé par ces drôles d’apôtres que sont nos frères humains, mais ce matin je me sens vraiment l’âme à fleur de peau, je t’ai vraiment dans la peau ce matin, ah ça ton corps est bon ce matin comme un pain, miam miam…

    De la rencontre. – Je ne sais si tout est écrit, prévu, noté comme sur du papier à musique, en fait je n’en crois rien, mais je sais parfaitement que rien de ce qui nous arrive n’est le fruit du hasard, rien n’a été prévu mais notre rencontre était prévisible, ni toi ni moi n’avons mérité cet amour mais l’amour est imprévisible et ça tu peux le noter et je l’écris aux enfants, tiens, tu as encore un peu de papier à musique sous la main ?

    De la pâle copie. – Vous pouvez me reprocher de voir ce matin le monde trop en bleu : en réalité il l’est tellement plus que je me reproche ma seule nullité à le dire, mais essayez donc, juste pour voir, je veux dire : pour mieux voir, de dire ce matin le bleu de votre âme, et vous m’en direz des nouvelles, du bleu pur de ce matin irradiant le gris des jours et le noir du monde…

    De la régénération. – Ils sont chaque jour plus jeunes de prendre plus d’âge et de s’épurer de tout ce qui n’est pas la jouvence de l’aurore, leur vieillerie se dérouille dans la fontaine de la première heure, ils ont beau se rappeler le mal qu’ont fait et que feront encore au monde les ravageurs, leurs semblables : ce matin neuf leur paraît innocent, ce matin ils seraient protégés par leur vieil amour retombé en enfance…

    De la filiation. – Rien ne sera de ce qui ne se projette, bouclé dans sa prison, groupé comme un fœtus, cousu comme un chapon : le désir obsédé par lui-même crèvera dans l’ignorance de la vie multipliée de l’immense famille aussi bête et sensuelle, prodigue et folle, divisée et pardonnable, nulle et pantelante d’amour que nous l’aurons été…

    Du jamais vu. – Vous me dites que tout a été dit : que tout a déjà été écrit, mais c’est du flan : rien n’a été dit de ce que je vois à l’instant et de ce que vous voyez à l’instant et de ce qu’ils voient à l’instant à la fenêtre du jour se levant, vite il faut le noter, pas une pinute à merdre, jamais on ne verra plus ça, ce qui s’appelle jamais…

    De la recréation. – Il est clair que c’est en Italie que vous avez écrit les meilleures choses sur l’Islande et dans ses carnets de Cape Code qu’elle a le mieux parlé de la foule japonaise - seul le Christ écrivait sur le sable hic et nunc : eux c’est toujours ailleurs et d’ailleurs qu’ils auront griffonné leurs poèmes : Walt Whitman claquemuré dans sa chambre et Shakespeare au pub, et chacun de vous est un autre, il y a plein ce matin de Verlaine dans la rue d’Utrillo, mais ce n’est que trois ans plus tard que je le noterai dans une salle d’attente d’aérogare, je ne sais encore où, alors que je note à l’instant ces pensées de l’aube devant une image de crépuscule…

    De la vie pratique. – Vous leur souhaitez des subventions et l’Inspiration pour pallier l’angoisse de la page blanche, vous parlez de leur ascèse d’écriture comme d’un sacerdoce, alors que leur seul problème est de se trouver du papier, un solide crayon et des genoux consentants – le reste est de la littérature : suffit d’avoir ses outils et de noter précisément ce qu’il y a à noter précisément – en biffant précisément les trois putains d’adverbes de trop qu’il y a dans cette dernière phrase…

    De la route nocturne. – Tu me dis que l’espace est la plus ancienne de toutes les choses, mais c’est la façon dont tu me le dis, à trois heures du matin, en pleine nulle part, sur l’autoroute où j’ai longtemps dormi pendant que tu conduisais, encore plus seule que si je n’étais pas là – c’est cette intonation douce de ta voix qui m’a fait penser soudain qu’à cet instant précis nous donnions une chance à l’espace d’avoir moins froid…

    De l’esseulement. – À la station-service ils ont l’air de naufragés, les grands chauffeurs aux bonnets tricotés en usine les faisant ressembler à des chevaliers médiévaux, ou les petits commerciaux à fantasmes bon marché, on pourrait croire qu’ils ne sont personne, mais à les regarder mieux on voit qu’ils sont quelqu’un et que cela même accentue leur air abandonné…

    De l’horizon. – De loin on ne distingue plus bien, avec la fatigue, si ce scintillement est déjà de la terre ou encore du ciel, dans les replis des villages qui s’éveillent ou sous le brouillard en restes d’étoiles, en tout cas cela fait un clignotement de loupiotes, cela met comme un pointillé séparant le rien de ce quelque chose annonçant le matin, entre le silence et les deux infinis, entre le noir et le rayon vert de la radio dont je n’entends qu’un imperceptible murmure en langue inconnue…

    De l’effondrement différé. – On fera son possible en sorte de résister, les enfants, on se sent chaque matin plus proche de céder, ça faut bien l’avouer, les vioques, à chaque éveil c’est plus lourd et plus lancinant, cependant quelque chose nous retient au bord du bord, ou quelqu’un - vous peut-être les enfants ? Quelqu’un qui nous retiendrait à nous et à vous…

    De la fragilité. – Ce serait cela aussi l’imagination de l’amour : ce serait de soulever leurs toits pendant la nuit et de les regarder dormir, les uns en chemises et les autres tout habillés, d’autres encore plus ou moins nus, pelotonnés comme des loirs, enlacés à quelqu’un ou eux seuls, plus ou moins perdus ou éperdus, jolis ou vilains, à rêver ou à ne rêver pas, comme au premier jour ou au dernier…

    Des humbles. – Mais vous, et je vous en sais gré, vous ne direz rien de vos doutes : vous ne ferez que faire votre job du matin au soir, et vous en serez même reconnaissants vu que le job vous l’avez, vous plaindre vous paraîtrait indécent tant il est d’infortunés qui n’ont même pas ça ni point de toit ni rien de rien, ainsi passez-vous toute votre vie comme si tout allait bien – ça doit bien faire des siècles que ça va comme ça…

    De l’herbe. – Parfois le paysage t’en met trop plein la vue, au point que tu éprouves un manque ou une gêne, le besoin de voir des gens ou de n’entendre les yeux fermés que le merle de ce matin, et tu te rappelles alors l’herbe première, au bord du désert, l’herbe seule et têtue d’avant les cavaliers, l’herbe foulée et oubliée de partout avant la touffe en gloire de Monsieur Dürer…

    Del cammin di nostra vita. – Il y a tant encore en nous de chemin dans notre forêt obscure, tant de chemin à poursuivre ou à tracer sans savoir où l’on va, mais tu as dû voir une fois une clairière quelque part, peut-être la musique que votre père se passait le dimanche, peut-être vos mères ou vos enfants, peut-être la réminiscence d’un cours d’italien sur la Divine Comédie, enfin Dieu sait quoi nous fait, bœufs et cons, continuer à cheminer dans l’obscurité du jour…

    De l’attention . – Si le monde, la vie, les gens – si tout le tremblement te semble parfois absurde, c’est que tu n’as pas bien regardé le monde, et la vie dans le monde, et que tu n’as pas assez aimé les gens dans ta vie, alors laisse-toi retourner comme un gant et regarde, maintenant, regarde cela simplement qui te regarde dans le monde, la vie et les gens…

    De ce qui n’est qu’allusion. - A l’éveil des ces jours inclinant au redoux on ne trouve pas de mots assez légers, assez transparents mais qui évoqueraient aussi le poids des montagnes millénaires et la densité de l’air qui les relie aux galaxies, tout ce lien de temps imaginaire et d’atomes de brume un peu chinoise ce matin - des mots qui dévoilent en voilant et qui parlent sans prétendre rien dire que ce qui est…

    Du trait de l’oiseau. – Cependant m’impatientent les chichis du minimalisme et les pâmoisons de toute une anorexie esthétique, car le coup de cisaille de la fauvette dans l’azur du matin, au pic de son coup d’aile sur les champs purinés de frais - ce pur salut à personne et tout le monde dans l’odeur merdoyante du printemps, ne sera jamais couché sur grand papier à la cuve – il fuse de la sauvage et nul ne sait ce que ça veut dire…

    De l’hérésie. – Vous avez raison de nous reprocher d’acclimater la Croix et le Tao, jardins et précipices, Ibn Arabi et Miss Dickinson aux oiseaux illuminés, vous êtes les réguliers de la Règle bien convaincus d’avoir trouvé et qu’en conséquence le Salut vous est dû, tandis que nous autres cherchons un peu partout sans attendre rien, juste émerveillés sans savoir diable pourquoi…

    De la veillée. – Cette fin de nuit de pleine lune te fixait de son monocle opalescent qui s’est bientôt orangé dans les bleus s’éclaircissant, le jour ne semblait pas se rappeler les cruautés de la créature pensante, tu n’avais en toi nulle autre pensée que de remerciement d’être en vie sur cette terre tremblante et souffrante qui souffrirait encore et tremblerait, mais qui t’apparaît si jolie en ce matin du monde…

    De ce vendredi – Tous les saints du calendrier sont à la peine et ça ne va pas s’arranger au fil des heures, vous me dites que vous n’en avez rien à scier mais ça ne s’est pas fait pas sans vous, rien ne se fera sans nous, le premier crachat, la première épine, le premier clou, rien ne vous sera épargné les mal barrés, croix de bois croix de fer si je mens je vais en enfer…

    Du bonus pascal. – Vos agenouillements de vieilles peaux et de jeunes niais les font ricaner, mais après le père Noël le lapin fait pisser le dinar et ça c’est du solide, on y croit dur comme fer, et puis la pierre qui roule, ma poule, ça fait toujours se déplacer les foules et cartonner les nuitées romaines - enfin ce Dieu qui prend l’ascenseur nous vaut un break et ça ne mange pas de pain, thank you rabbin…

    De ce dimanche. – Pour nous, les enfants, Pâques, c’était le dimanche des dimanches - un dimanche vraiment plus dimanche que les autres où le ciel était plein de cloches et le jardin plein d’œufs que le Lapin avait peinturlurés et planqués Dieu sait où, donc deux jours après la Croix, le Lapin : t’avoueras que c’est qu’un dimanche que ça peut se passer, et ça nous réjouissait plutôt, les enfants, qu’il y ait un dimanche comme ça qui ressuscite chaque année…

    De la foi. – Notre ami le théologien me dit qu’il n’y croit pas vraiment : que son intelligence l’en empêche, puis il me dit : toi non plus tu n’y crois pas, rassure-moi, aussi lui dis-je : non mon ami, je ne vais pas te rassurer, je ne sais pas si je crois, je sais de moins en moins ce que c’est que croire au sens où tu crois que tu ne crois pas, mais surtout (et cela je ne le lui dis pas) je ne sais comment je pourrais l’expliquer à quelqu’un que son intelligence empêche de comprendre rien…

    De la charité . – Vous connaissez le mendigot du Sacré-Cœur : il sort de chez ce pouilleux d’abbé Zundel qui le régale déjà plus qu’il n’en faut, et le voilà qui nous lance à la sortie de l’office, son : Christ est vraiment ressuscité ! que moi ça me fait honte, mais j’ai beau savoir qu’il ira le boire ce soir, je lui donne quand même ses cinq euros - ce n’est quand même pas tous les jours Pâques…

    De l’admiration. – Ils craignent d’être influencés, disent-ils, ils ne sont pas dupes de ce qu’ils croient des révérences convenues, ils ne voient pas que cela les agrandirait de reconnaître la beauté pour ce qu’elle est, autant dire qu’ils ne veulent pas la voir, même celle qui est en eux…

    De l’indulgence. – Ils ont tendance à se flageller, ils t’embêtent avec leurs faces d’enterrement et voilà qu’ils te poussent à te couvrir toi aussi le front de cendre, rien ne va plus ici bas voudraient-ils t’entendre te lamenter, mais ça t’embête ce cinéma, et tu vois bien qu’ils ont besoin d’entendre autre chose, donc tu leur dis que tu les aimes bien tels qu’ils sont et de fait ça a l’air de les retourner…

    De la bonté – Plus ils sont vertueux et plus je les trouve impolis et finalement assez méchants, sous leurs airs de vouloir notre bien, assez indifférents à ce que nous sommes en réalité, et finalement tout froids, le cœur congelé, desséché sûrement à traquer et débusquer ce vice qui les obsède jusqu’à les faire jouir de leur vertu préservée, les malheureux…

    De la petite mort. – Parfois on a manqué l’aube, on ne l’a pas vu passer, on n’a pas fait attention, ou plutôt: on était ailleurs, c’est ça: on était partout et nulle part, on était aux abonnés absents, on n’y était pour personne et le jour a passé et ce matin c’est déjà le soir, on est tout perdu – on se demande si l’aube reviendra jamais…

    De la folie ordinaire. – Ils te disent qu’ils n’ont pas le temps, et toi tu te dis que c’est cela la barbarie, ou bien ils te disent qu’il faut bien tuer le temps, et tu te dis que c’est cela aussi la barbarie, et quand tu leur demandes quel sens à tout ça pour eux, ils te répondent qu’ils n’ont pas que ça à faire, se poser des questions, et si tu leur dis de prendre leur temps alors là c’est colère, ça les rend fous, ou plutôt c’est toi qu’ils regardent comme un fou – s’ils pouvaient te faire enfermer, oui ça aussi c’est le début de la barbarie…

    De la modestie. – Certains jours sont plus discrets, qui se pointent avec l’air de s’excuser - pardon de n’être que ce jour gris, ont-ils l’air de vous dire, mais vous les accueillez d’autant plus tendrement que vous avez reconnu vos vieux parents tout humbles devant le monde bruyants, et d’ailleurs les revoici dans le gris bleuté de ce matin, comme s’ils étaient vivants…

    De l’opprobre. – La nuit vous a porté conseil : vous ne répondrez pas ce matin à la haine par la haine, car la haine que vous suscitez, mon frère, n’est que l’effet du scandale : la lumière est par nature un scandale, l’amour est un scandale, tout ce qui aspire à combattre le scandale du monde est un scandale pour ceux qui vivent du scandale du monde.

    De la foi. – Ils vous disent comme ça, avec l’air d’en savoir tellement plus long que le long récit de votre vie dans la vie, que l’unique vrai dieu qu’ils appellent Dieu a créé le monde en 7777 avant notre ère, un 7 juillet à 7 heures du matin et c’est pourquoi, sœurs et frères, le Seigneur vous recommande d’éliminer tous ceux qui ne croivent pas comme nous ou qui croillent n’importe quoi…

    De l’exclusive. – Non merci, je ne veux pas de ton Paradis, ni de votre Enfer méchant, ma vie n’est qu’un Purgatoire mais j’y suis bien avec ceux que j’aime bien, l’Enfer j’ai compris : ce n’est rien, c’est juste un jacuzzi, et le Paradis je ne sais pas, vraiment je ne sais pas si ça vaut la peine d’en parler si ce n’est pas ce qu’on vit quand on aime bien et qu’on est bien aimé…

    Du tout positif. – Chaque retour du jour lui pèse, puis il se remonte la pendule en pensant à tous ceux qui en chient vraiment dans le monde, sans oublier tout à fait ses rhumatismes articulaires et la sourde douleur au moignon de sa jambe gauche amputée en 1977, après quoi les gueules sinistres des voyageurs de la ligne 5 l’incitent à chantonner en sourdine zut- merde-pine-et-boxon, et c’est ainsi qu’il arrive bon pied bon œil à l’agence générale des Assurances Tous Risques où sa bonne humeur matinale fait enrager une fois de plus le fondé de pouvoir Sauerkraut…

    De l’aléatoire. – Il me disait comme ça, dans nos conversations essentielles de catéchumènes de quinze ans découvrant par ailleurs le cha-cha-cha, que le hasard n’existe pas et que la mort même n’est qu’une question de représentation culturelle, c’était un futur nouveau philosophe brillantissime qui fit carrière à la télévision, et comme j’étais un ancien amant de sa dernière femme, qu’il aima passionnément, je fus touché d’apprendre, aux funérailles de Léa, que c’était fortuitement qu’il l’avait rencontrée à Seattle et que son décès accidentel remettait tout en question pour lui…

    De la déception. – Certains, dont vous êtes, semblent avoir la vocation de tomber de haut, naïfs et candides imbéciles, mais de cela vous pouvez tirer une force douce en apparence et plus résolue qu’est irrésolue la question du mensonge et de la duplicité de ces prétendus amis-pour-la-vie, qui vous disent infidèles faute de pouvoir vous associer aux trahisons de l’amitié…

    Du petit cerisier en fleurs. – Il faisait ce matin un ciel au-dessous de tout, la trahison d’un ami continuait de me plomber le cœur en dépit de mes anges gardiens et voici que, dans le brouillard tu m’es apparu, mon sauvageon, tendre rebelle à maxiflocons de neige recyclée et tout tatoués du pollen de demain…

    De la duplicité. – Sous leur sourire tu ne vois pas leur grimace, crétin que tu es, tu ne sens pas l’empreinte encore froide du couteau dans leur paume moite, mais il te glace, le murmure de serpent qu’ils t’adressent en toute amitié : venez, cher ami, vous asseoir à la table des moqueur…

    Du passant passereau. – Qu’est-il venu te dire, adorable, se la jouant franciscain à légères papattes, de l’évier au piano et de la vieille horloge à l’ordi, entré par la porte ouverte sans déranger le chien patraque - qu’avait-il à te dire à cet instant précis, le rouge-gorge au jabot jabotant, avant de se tirer d’un coup d’aile vers le ciel mauvais de ce matin ?

    De la personne. – Le jour se lève et la bonne nouvelle est que ce jour est une belle personne, j’entends vraiment : la personne idéale qui n’est là que pour ton bien et va t’accompagner du matin au soir comme un chien gentil ou comme une canne d’aveugle ou comme ton ombre mais lumineuse ou comme ton clone mais lumineux et sachant par cœur toute la poésie du monde que résume la beauté de ce jour qui se lève…

    De la solitude. – Tu me dis que tu es seul, mais tu n’es pas seul à te sentir seul : nous sommes légion à nous sentir seuls et c’est une première grâce que de pouvoir le dire à quelqu’un qui l’entende, mais écoute-moi seulement, ne te délecte pas du sentiment d’être seul à n’être pas entendu alors que toute l’humanité te dit ce matin qu’elle se sent seule sans toi…

    Des petits gestes. – Ne vous en laissez pas imposer par un bras d’honneur ou le doigt qui encule : c’est un exercice difficile que de se montrer plus fort que le violent et le bruyant, mais tout au long du jour vous grandirez en douceur et en gaîté à déceler l’humble attention d’un regard ou d’une parole, d’un geste de bienveillance ou d’un signe de reconnaissance…

    De la rêverie – C’est peut être de cela qu’ILS sont le plus impatients de t’arracher : c’est le temps que tu prends sur leur horaire à ne rien faire que songer à ta vie, à la vie, à tout, à rien, c’est cela qu’ils ne supportent plus chez toi : c’est ta liberté de rêver même pendant les heures qu’ILS te paient - mais continue, petit, continue de rêver à leurs frais…

    Des chers objets. – ILS prétendent que c’est du fétichisme ou que c’est du passéisme, ILS ont besoin de mots en « isme » pour vous épingler à leurs mornes tableaux, ILS ne supportent pas de vous voir rendre vie au vieux tableau de la vie, cette vieille horloge que vous réparez, cet orgue de Barbarie ou ce Pinocchio de vos deux ans et demie, un paquet de lettres, demain tous vos fichiers de courriels personnels, d’ailleurs ILS supportent de moins en moins ce mot, personnel, ILS affirment qu’il faut être de son temps ou ne pas être…

    De l’à-venir. – Nos enfants sont contaminés et nous nous en réjouissons en douce, nos enfants mêlent nos vieilles affaires aux leurs, Neil Young et Bashung, les photos sépia de nos aïeux et leurs posters déchirés des Boys Bands, ils découvrent le vrai présent en retrouvant le chemin des bois et des bords de mer, ils admettent enfin que tout a été dit et que c'est à dire encore comme personne ne l’a dit…

    De ce cadeau. – Tout avait l’air extraordinairement ordinaire ce matin, et c’est alors que tu es sorti du temps, enfin tu l’as osé, enfin tu as fait ce pas de côté, enfin tu as pris ton temps et tu as vraiment regardé le monde qui, ce matin, t’est enfin apparu tel qu’il est…

    De l’aveuglement. – Et maintenant que j’ai tout quelque chose me manque mais je ne sais pas quoi, dit celui qui ne voit pas faute de regarder alors que tout le regarde : les montagnes et la lumière du désert – tout serait à lui s’il ouvrait les yeux, mais il ne veut plus recevoir, seul l’impatiente ce tout qu’il désire comme s’il n’avait rien…

    Des petits déjeuners. – Les voir boire leur chocolat le matin me restera jusqu’à la fin comme une vision d’éternité, ce moment où il n’y a que ça : que la présence de l’enfant à son chocolat, ensuite l’enfant s’en va, on se garde un peu de chocolat mais seule compte la vision de l’enfant au chocolat…

    Du premier souhait. – Bien le bonjour, nous dis-je en pesant chaque mot dont j’aimerais qu’il allège notre journée, c’est cela : bonne et belle journée nous dis-je en constatant tôt l’aube qu’elle est toute belle et en nous souhaitant de nous la faire toute bonne…

    De la pesanteur. – On dirait parfois que cela tourne au complot mais c’est encore plus simple : c’est ce seul poids en toi, cela commence par ce refus en toi, c’est ta fatigue d’être et plus encore ta rage de non-être – c’est cette perversité première qui te fait faire ce que tu n’aimes pas et te retient de faire ce que tu aimes, ensuite de quoi tout ce qui pèse s’agrège et fait tomber le monde de tout son poids…

    Du bon artisan. – Si nous sommes si joyeux c’est que notre vie a un sens, en tout cas c’est notre choix, ou c’est votre foi, comme vous voudrez, c’est ce que nous vivons ce matin dans l’atelier : nous serions là pour réparer les jouets et rien que ça nous met en joie : passe-moi ce sonnet que je le rafistole, recolle-moi ce motet, voyons ce qu’on peut sauver de ce ballet dépiauté ou de ce Manet bitumé – et dans la foulée tâchons d’inventer des bricoles…

    De la beauté. – Il n’y a pas une place pour la beauté : toute la place est pour la beauté, du premier regard de l’enfance aux paupières retombées à jamais, et la beauté survit, de l’aube et de l’arbre et des autres et des étoiles de mémoire, et c’est un don sans fin qui te fait survivre et te survit…

    De la bonté. – Il n’y a pas une place pour la bonté : toute la place est pour la bonté qui te délivre de ton méchant moi, et ce n’est pas pour te flatter, car tu n’es pas bon, tu n’es un peu bon parfois que par imitation et délimitation, ayant enfin constaté qu’il fait bon être bon…

    De la vérité. – Il n’y a pas une place pour la vérité : toute la place est pour la vérité qui t’apparaît ce matin chiffrée comme un rébus – mon premier étant qu’elle me manque sans que je ne sache rien d’elle, mon second qu’elles ce lieu de cette inconnaissance où tout m’est donné pour m’approcher d’elle, et mon tout qu’elle est cette éternelle question à quoi se résume notre vie mystérieuse est belle.


    II. Pensées en chemin

    De l’origine. – Ce qu’on voyait d’abord était le jardin, et la maison dans le jardin, et cette lumière dans la maison, mais la maison semblait flotter au milieu de l’eau et c’est pourquoi l’on se disait que cette image relevait peut-être d’un rêve…

    Du souvenir antérieur. – Ce rêve aurait été celui d’une première réminiscence, revenue par cette image peut-être resurgie d’un récit qu’on leur aurait fait de ce temps-là, ainsi le jardin sous l’eau relèverait-il d’une vision plus ancienne – ils le comprendraient peut-être plus tard sans se l’expliquer…

    De l’autre vision. - On aura donc anticipé : avant le jardin il y avait d’abord l’eau cernant la maison, à laquelle on parvenait au moyen de fragiles passerelles qu’à l’instant on se rappelle avoir souvent parcourues en rêve, tantôt au-dessus de l’eau et tantôt sur le vide angoissant, et le jardin n’apparaîtrait qu’ensuite…

    De la véracité. – Or ces détails de l’eau et de la maison, des passerelles et du jardin relancent bel et bien le récit plausible de tout ce passé qu’on retrouve à chaque aube avec plus de précision : les passerelles sont faites de planches de chantier disposés sur des blocs de parpaing autour de la maison dont on achève les travaux, après quoi le jardin séchera au soleil de cet été -là…

    Des rapprochements . – Et chaque détail en appelle un autre : tout se dessine chaque jour un peu mieux. On prend de l’âge, mais tout est plus clair et plus frais à mesure que les années filent : on pourrait presque toucher les objets alors qu’on s’en éloigne de plus en plus, et les visages aussi se rapprochent, les voix se font plus nettes de tous ceux qui ne sont plus…

    Du présent continu. – Tant de temps a passé, mais en chemin je les retrouve une fois de plus, ces visages et ces voix. Tout a été inscrit dès le premier souffle, pourtant ce n’est qu’à présent que je l’écris que ressuscite ce murmure, ces voix au-dessus de moi puis autour de moi, ces voix dans le souvenir qu’on m’a raconté de ce premier jour, ces voix dans la confusion des pleurs de la première heure, ces voix et ces visages ensuite allumés l’un après l’autre, ces visages étranges que des lampes éclairent ou qui semblent éclairés du dedans, ces visages étrangers puis reconnus, ces visages et ces voix qui sont comme des îlots dans l’eau de la maison – et je note tout ce que je vois au fur et à mesure que les mots me reviennent...

    Du mot LUMIÈRE. – Ainsi tôt l’aube me revient cette lumière d’un mot toujours associé à l’initial chant du merle dont je retrouverai la limpide évidence dans la musique coulant de source en source dès le diamant de la neige première, et je sais en moi cette musique, et cette musique en moi fait de moi sa lumière.

    Du jardin.- L’évidence de la première donnée du dedans ne va pas sans l’immédiate perception du dehors que suggère indiciblement ce premier rayon comme on l’appellera dans ce qu’on appellera la chambre avant qu’on ne l’appelle ta chambre, et tu pressens déjà que le rayon procède d’une source et qu’il y a donc deux lumières et qu’elle étaient en toi et hors de toi bien avant toi...

    De la présence.- ILS ne le comprendront jamais avec les mêmes mots que tu trouveras en chemin par eux ou malgré eux, parfois contre eux ou elles, souvent sans rien comprendre toi-même et d’ailleurs tes moi sont si nombreux que c’est à n’y rien comprendre au sens où ILS l’entendraient avec leurs seuls mots alors que l’évidence vous apparaît à tous d’une façon ou d’une autre en chemin...

    De l’étonnement .- Cela ne vous sépare pas, mais cela distingue vos façons de le ressentir et de réagir ou pas, d’exprimer ou non ce que vous percevez en découvrant cet indicible vide bleu (l’explication suivra sans rien éclairer qui se rapporte à ta perception première) et ce vert d’une si vigoureuse plénitude que tu t’y roulerais d’aise en jeune chien ...

    De la curiosité.- La question ne se posera jamais comme on l’entend car tout fait question et c’est par les questions qu’on bouge et qu’ensuite on se bouge, comme on dit, question de savoir, d’abord, et sans savoir même que c’est une question mais je vais y voir à quatre pattes et demain je sauterai par la fenêtre en imagination et le sommeil relancera mon élan quand le jour m’aura surpris à sa tombée...

    Du chemin.- Votre pensée ne sera libre qu’à la débridée, que vous disparaissez à l’insu de vos mères attentives en laissant là-bas vos plots de bois pour filer par le trou de loup de la haie direction la forêt en quête d’un autre chez vous dans les arbres ou que plus tard vous vous cassiez en stop destination Goa - mais là encore ne prononcez pas le mot de liberté qui n’a jamais souffert qu’on prenne son nom en vain ici ou ailleurs...

    De l’écart.- Tu ne te targues de lui ni n’endures l’esseulement, et vous qui êtes des livres vivants vous n’avez jamais été ni ne serez jamais seuls, si tristes que vous ayez pu vous sentir à la mort du premier oiseau de votre enfance ou de votre ami-pour-la-vie plus tard ou de tous ceux qui vous seront arrachés ou des livres que vous aurez ignorés et que d’autres brûleront sans les lire...

    De l’élan .- Tout départ matinal toujours fut à la fois angoisse et griserie, et repartir une fois encore à Paris ou en Italie, larguer les amarres, piquer des deux ou sentir dans ton siège sécurisé le Boeing échapper aux lois de la pesanteur et viser l’Asie ou l’Amérique te voit toujours triompher momentanément comme un enfant que son père lance au ciel…

    De la découverte.- L’intuition de ce qu’on est ici et maintenant, ou les mots de Vol à voile de Blaise Cendrars, à l’adolescence, m’ont révélé que le voyage est d’abord l’appel à la partance d’une simple phrase. Je lisais : « le thé des caravanes existe », et le monde existait, et j’existais dans le monde. Ou je lisais : « Il y a dans l’intérieur de la Chine quelques dizaines de gros marchands, des espèces de princes nomades », et déjà j’étais parti sur ce tapis volant qu’est le livre, déjà je me trouvais dans cet état chantant que signale à mes yeux cette espèce d’aura que font les êtres quand ils diffusent, et les livres qui sont des êtres.

    De la page vécue. - Pour moi, la frontière fut toujours imperceptible entre les livres et la vie dès lors qu’une présence se manifestait par le seul déchiffrement des lettres inscrites sur une page, et j’entrais dans une forêt, j’étais sur la route d’Irkoutsk avec Michel Strogoff, soudain la chanson de ce vieux babineux éthylique de Verlaine tirait de mes yeux d’adolescent de treize ans des larmes toutes pures, ou j’avais seize ans sur les arêtes d’Ailefroide et je prenais chez Alexis Zorba des leçons de vie.

    De l’échappée. - Je fuyais, évidemment que je fuyais, je fuyais le cercle trop étroit de mon petit quartier de nains de jardin : un jour, j’avais commencé de lire, trouvé parmi les livres de la maison de l’employé modèle que figurait mon père, ce gros bouquin broché dépenaillé dont le titre, La Toile et le roc, me semblait ne vouloir rien dire et m’attirait de ce fait même, et pour la première fois, à seize ans et des poussières, je m’étais trouvé comme électrisé par la prose de ce Thomas Wolfe dont j’ignorais tout, le temps de rebondir à la vitesse des mots dans les câbles sous-marins destination New York où grouillaient le vrai monde et la vraie vie, et peu après ce fut dans la foulée de Moravagine que je m’en fus en Russie révolutionnaire.

    De la palpite. - Je ne sentais autour de moi que prudence et qu’économie alors que les mots crépitaient en noires étincelles sur le mauvais papier du divin Livre de poche : « Vivre, c’est être différent, me révélait le monstre ravissant, je suis le pavillon acoustique de l’univers condensé dans ma ruelle. » Je lisais en marchant : « Au commencement était le rythme et le rythme s’est fait chair». Mes camarades de ruisseau raillaient le papivore et moi je les narguais de la place Rouge où je venais de débarquer : « Moscou est belle comme une sainte napolitaine. Un ciel céruléen reflète, mire, biseaute les mille et mille tours, clochers, campaniles qui se dressent, s’étirent, se cabrent ou, retombant lourdement, s’évasent, se bulbent comme des stalactites polychromes dans un bouillonnement, un vermicellement de lumière ».

    De la balance. - Des années et des siècles d’enfance avant nos parcours d’arêtes j’avais découvert que le mot est un oiseau qui tantôt se morfond dans sa cage et tantôt envoie ses trilles au carreau de ciel bleu. Par les mots reçus en partage j’avais nommé les choses – et de les nommer m’avait investi de pouvoirs secrets dont je n’avais aucune idée mais que chaque nouveau mot étendait –, et leur ombre portée. Je prononçais le mot clairière et c’était évoquer aussitôt son enceinte de ténèbres – sans m’en douter je tenais déjà dans ma balance le poids et le chant du monde.

    Du tréfonds. - Chaque mot définissait la chose, et la jugeait à la fois. De cela non plus on n’est guère conscient durant les années et les siècles que durent nos enfances, ni de ce que signifie le fait de déchiffrer un mot pour la première fois, puis de l’écrire. Plus tard seulement viendrait la conscience et la griserie plus ou moins vaine de tous les pouvoirs investis par le mot, mais la magie des mots relève de notre nuit des temps comme, tant d’années après, je le découvrirais dans l’insondable Kotik Letaiev d’Andréi Biély. « Les traces des mots sont pour moi des souvenirs», nous souffle-t-il en scrutant le labyrinthe vertigineux de sa mémoire. Avant de signifier les mots étaient rumeurs de rumeurs et sensations de sensations affleurant cette mémoire d’avant la mémoire, mais comment ne pas constater l’insuffisance aussi des mots à la lecture du monde ? »

    De la difficulté.- Ce n’est pas le chemin qui est difficile, disait Simone Weil, mais le difficile qui est le chemin. Cela seul en effet me pousse à écrire et tout le temps: le difficile. Difficile est le dessin de la pierre et de la courbe du chemin, mais il faut le vivre comme on respire. Et c’est cela même écrire pour moi : c’est respirer et de l’aube à la nuit. Le difficile est un plaisir, je dirai : le difficile est le plus grand plaisir. Cézanne ne s’y est pas trompé. Pourtant on se doit de le préciser à l’attention générale: que ce plaisir est le contraire du plaisir selon l’opinion générale, qui ne dit du chemin que des généralités, tout le pantelant de gestes impatients et de jouissance à la diable, chose facile. Le difficile est un métier comme celui de vivre, entre deux songes. A chaque éveil c’est ma première joie de penser : chic, je vais reprendre le chemin. J’ai bien dormi. J’ai rêvé. Et juste en me réveillant ce matin j’ai noté venu du rêve le début de la phrase suivante et ça y est : j’écris, je respire…

    De la multiplication. - Lire serait alors vivre cent fois et de mille façons diverses, comme le conteur de partout vit cent et mille fois à psalmodier sous l’Arbre, et cent et mille fois Rembrandt à se relire au miroir et se répéter autrement, cent et mille fois l’aveugle murmurant ce qu’il voit à l’écoute du vent et cent autres et mille fois un chacun qui admire, s’étonne, adhère ou s’indigne, s’illusionne ou découvre qu’on l’abuse, s’immerge tout un été dans un roman-fleuve ou s’éloigne de tout écrit pour ne plus lire que dans les arbres et les étoiles, ou les plans de génie civil ou les dessins d’enfants, étant entendu que ne plus lire du tout ne se conçoit pas plus que ne plus respirer, et qu’il en va de toute page comme de toute chair…

    De la surprise. - Tôt l’aube arrivent les poèmes. Comme des visiteurs inattendus mais que nous reconnaissons aussitôt, et notre porte ne peut se refermer devant ces messagers de nos contrées inconnues. La plupart du temps, cependant, c’est à la facilité que nous sacrifions, à la mécanique facile des jours minutés, à la fausse difficulté du travail machinal qui n’est qu’une suite de gestes appris et répétés. Ne rien faire, j’entends ne rien faire au sens d’une inutilité supposée, ne faire que faire au sens de la poésie, est d’une autre difficulté; et ce travail alors repose et fructifie…

    De l’appétence. - Bien avant Cendrars déjà je savais que l’esprit du conte est une magie et plus encore : une façon d’accommoder le monde. Seul sur l’île déserte d’un carré de peau de mouton jeté sur l’océan du gazon familial, j’ai fait vers mes sept ans cette même expérience du jeune Samuel Belet de Ramuz, amené aux livres par un Monsieur Loup et qui raconte non sans candeur à propos du Robinson suisse : « Je me passionnai surtout pour quand le boa mange l’âne»…

    De la sublimation. - Lorsque le Livre affirme, par la voix de Jean l’évangéliste poète, que le verbe s’est fait chair, je l’entends bien ainsi : que le mot se caresse et se mange, et que toute phrase vivante se dévore, et que du mot cannibale au mot hostie on a parcouru tout le chemin d’humanité comme en substituant à la pyramide des crânes de Tamerlan celle de gros blocs taillée au ciseau fin des tombeaux égyptiens...

     

     

     

     

     

  • Non pas le ciel

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    (En mémoire d’Emily Dickinson)
     
    Non pas le ciel que vous pensez ,
    que vous croyez à vous,
    que vous louez les yeux levés,
    convaincus qu’il vous voit;
    non pas le ciel qui parlera,
    ou se taira: qu’importe,
    pas le ciel qui écoute aux portes,
    mais le ciel vert qu’il y a là -
    le ciel aux yeux ouverts…
     
    À Pérouse cette année-la,
    le ciel vert était rose,
    et la prose de nos murmures
    s’accordait à ces choses
    dont on est sûr alors qu’elles durent;
    à Sienne aussi, puis à Séville,
    à Sils, à Ségovie
    aux noms suaves oubliés,
    les ciels auront laissé
    ce bleu d’éternité qui nage
    à l'envers des nuages…
     
    Non pas le ciel jamais nommé:
    juste le ciel donné…
     
    Peinture: Nicolas de Stael.

  • Julien Sansonnens décrit juste une vie dans Une vie juste...

    Unknown-10.jpeg
    images-17.jpegAprès avoir traité de sujets plus dramatiques en apparence, comme dans L’Enfant aux étoiles évoquant la tragédie de l’Ordre du Temple solaire, l’écrivain sonde les eaux semblant paisibles, voire stagnantes d’une vie de couple approchant de la cinquantaine - mais les Suisses au-dessus de tout soupçon risquent, eux aussi, de se prendre une tasse…
     
    Julien Sansonnens avait-il une arrière- pensée malicieuse en intitulant son sixième roman Une vie juste, par allusion à un essai qui fit date bien avant sa naissance (en 1979), et même avant le déploiement critique de la « nouvelle histoire » helvétique, paru en 1967 sous le titre de La Suisse ou le sommeil du juste, signé Georges-André Chevallaz, historien très éveillé – il a même empêché de dormir les petits collégiens que nous étions à plancher sur son traité d’histoire suisse - et syndic de Lausanne poussant le zèle citoyen jusqu’à la présidence de la Confédération ? Eh bien non, le romancier, consulté entretemps par courriel, ne connaissait pas l’ouvrage en question, rapportant juste son titre à une oscillation ambiguë entre honorabilité et étriquement - donc l’ironie y couvait bel et bien, aussi discrète qu’elle filtre dans la narration du protagoniste, ou plus exactement dans le rapport du romancier avec celui-ci, son double à certains égards – même génération et même calvitie…
    Or ce titre d’Une vie juste convient parfaitement à ce récit, en première personne – laquelle se montre combien soucieuse de précision « horlogère » et de netteté « propre en ordre » -, d’un honnête citoyen au nom de Christophe Huguenin typique en somme de la classe moyenne suisse (européenne ou même occidentale), avec épouse moderne au format (Estelle a un job à elle, circule en trottinette et souffre juste un peu d’éco-anxiété en femme responsable) et fille en début d’émancipation sexuelle (sa mère l’a surprise le matin même en posture explicite avec son boyfriend), sans oublier la chatte Canelle vieillissante rappelant à Christophe l’inexorable progrès de nos décrépitudes.
    Ce Christophe est-il intéressant ? Oui et non. On pense un peu à l’homme sans qualités de Musil, ou aux personnages de Michel Houellebecq en l’accompagnant dans les rues de Neuchâtel, du quartier des Beaux-Arts où le couple partage un cinq-pièces plutôt bourgeois, au Vieux Port où il a rendez-vous tout à l’heure avec Estelle dans un restau-bateau qu’elle a choisi ; intéressant par ses justes propos sur le « langage » de la ville et les « signes » que nous adresse l’urbanisme en évolution, bref il a les yeux ouverts, il est intelligent et poreux mais plutôt rétif devant les nouvelles tendances (le jardinage collectif prôné par l’ « assoce » du quartier n’est pas sa tasse de saké), intéressant mais pas vraiment sympa dans sa façon de ricaner et de juger de ce qui est « juste » sans exagérer, n’est-ce pas.
    Il y a pas mal de chaud-froid dans la vie de ce Christophe que sa conjointe appelle parfois Chris et parfois même Christ ( !), une enfance plutôt banale voire froide (un père juste con, ainsi qu’on le découvre quand son fils lui présente Estelle et qu’il lâche mornement « une de plus »), une jeunesse plus déliée et chaleureuse au fil des nuits neuchâteloises que nous ne savions pas si branchées à la coule, des horizons ouverts pendant quelques années de bourlingue, une expérience « concrète » réelle (il a ouvert trois restaus à travers les années) , et puis la tendresse vécue avec Jeanne en sa petite enfance et auprès d’Estelle avec laquelle il forme un vrai couple dont il revendique la « personnalité » particulière. Mais maintenant ?
     
    Ce qui couve sous le couvercle…
     
    Dès le début du récit monologué de Christophe, c’est donc sa vision qui prévaut, non dénuée de pointes visant sa « compagne de vie », comme on dit aujourd’hui « partenaire », et l’on sent qu’il y a « quelque part » un malaise, peut-être même « anguille sous roche », sans que rien ne soit dit avant le rendez-vous sur le restau-bateau sympa où tout à coup tout vire de bord avec les premiers éléments de dialogue marqué par les questions d’Estelle relatives à un nouveau projet et/ou un nouveau départ, ce serait le moment chéri vu qu’on ne se parle plus beaucoup ces dernier temps, donc parlons-en…
    Plus banale comme situation, et à Neuchâtel au XXIe siècle, tu te dis que ça ne va pas palpiter autant que dans le dernier polar romand de Feuz & Voltenauer jumelés en larrons-qui-gagnent, et pourtant non : sans intrigue ni virage dans le gore, sans technique « forensique » et autres artifices masquant le vide insignifiant des stéréotypes, c’est le vide vibrant de deux vies vivantes que Julien Sansonnens ressaisit à fleur d’émotion et à bout de nerfs, pourrait-on dire, avec deux personnages éduqués et bien « sous tous rapports » comme vous et moi, comme on en trouve chez un Antonin Moeri dans son dernier recueil de nouvelles (Années Solex, 2024) ou dans le prochain roman à paraître de Quentin Mouron (ces prochains temps chez Favre) et suivant la même dérive que l’installateur sanitaire du petit roman Ligne de fuite signé Pierre Ronpipal (pseudo de notre camarade Patrick Morier-Genoud) et distillant le même genre de doux vitriol hyperréaliste – à découvrir aux Nouvelles Éditions Humus...
    Le sommeil du juste de Chevallaz annonçait prémonitoirement , il y a soixante ans de ça, une prochaine accélération de l’Histoire et un rêve européen à préserver du cauchemar ( ?), mais Une vie juste de Julien Sansonnens, évoque un « sommeil » débordant des frontières helvétiques, à la fois privé et quasi universel, devenu nouvelle norme puisque le couple en panne de projet, l’ennui, le confort, le malaise est désormais celui de toute une civilisation - jusqu’au Japon ou Yukio Mishima (exergue du présent roman) l’écrivait de sa plume-scalpel : «Toute œuvre d’art naît d’une résistance à son époque ».
    Julien Sansonnens. Une vie juste. Editions Livreo Alphil, 2025.

  • Comme une voix revient

     
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    « La note d’or que fait entendre
    un cor dans le lointain des bois » (Verlaine)
     
    Tu ne me quitteras jamais,
    au grand jamais des jours
    dont le sombre tambour là-bas
    dans le lointain des gares
    assourdit la lumière -
    jamais je n’ai tant espéré
    qu’en cet instant perdu
    où tu m’as reconnu …
     
    Les défunts ont pour eux le nombre
    comme un lourd océan
    où toute voix particulière
    s’oublie ou dégénère -
    c’est le tombeau des cris,
    c’est le chaos à tout jamais,
    c’est la troupe avide du rien
    que du vide stupide -
    et c’est là que je t’attendais…
     
    Une voix ce n’est presque rien,
    une voix qui disait
    ramenée alors par le vent
    de l’autre bout du temps :
    il était une fois…

  • Confiance aux artisans

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    À présent laisse-moi tranquille,
    dit la Vieille à son Dieu
    formant une boule de feu
    au-dessus de la ville:
    tes flammes à la fin me fatiguent,
    ce sont plutôt des rames
    qu’il me faudrait ce soir
    pour naviguer dans l’or du noir
    quand le soleil décline…
     
    Le Seigneur saigne sur sa croix :
    c’est de la vieille histoire
    qu’à l’enfant la Vieille serine,
    et l’enfant tombe sous les bombes
    au milieu des jouets, moralité : devine !
    Quant a moi sous ma croix je dors
    debout dans mon cercueil,
    et ceux-là porteront mon deuil
    qui me tiennent pour fou…
     
    Nous savons réparer les choses,
    rafistoler les roses
    et les vieilles en déraison,
    nous sommes artisans,
    murmure à la Vieille l’enfant
    venu la voir au cimetière,
    une ortie à la boutonnière;
    à présent dors tranquille -
    nos affaires nous requièrent en ville…
     
    Image: Claude Paccaud.

  • Imagier du vivant

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    Frères et sœurs
    (Chronique des tribus, 75)
     
    Autant il peut être déprimant de perdre un ami de son vivant, de constater le déni de ses idéaux de jeunesse ou l’enlisement dans la médiocrité d’une relation marquée par des passions jadis partagées, autant les retrouvailles, par delà les années, de deux compère liés l’un à l’autre par d’inoubliables « minutes heureuses » et autres riches heures, rencontres et découvertes de concert, participent du meilleur de la vie, et c’est cela même que nous aurons vécu aujourd’hui, mon camarade Claude et moi, d’abord à détailler l’originale beauté des objets accumulés dans le logis lausannois qu’il partage avec sa moitié et leur fille aimée, ramenés par lui de quatre coins de la planète dont il a parcouru plus de cent pays, et ensuite en « feuilletant » l’incomparable Album de son travail photographique que j’apparierai, sans exagérer, à celui d’un Cartier-Bresson ou d’un Robert Doisneau, dans le droit fil d’un réalisme poétique conjuguant l’esthétique (dénuée de tout esthétisme figé ou flatteur) et la saisie au vol de la vie en sa fraîcheur et son mouvement.
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    Sept décennies après nos premières menées de jeunes reporters (lui pour l’image et moi pour le texte) débusquant tel vieux Marcheur de la Paix à longue barbe de pacifiste – notre reportage sur le mythique Max Daetwyler invitant les grands de ce monde (Kennedy et Krouchtchev) à lui emboiter le pas derrière son grand drapeau blanc – ou parcourant les églises et autres rafiots d’Amstedam squattés par les provos hippies, je me suis replongé dans quelques souvenirs personnels de notre collaboration de quelque temps, au début des années 70, avant de pousser plus avant dans ce qui se déploie comme une œuvre de photographe poursuivie des années durant, de l’île de Wight au Portugal où il a longtemps vécu, en passant par l’Égypte et l’Inde, l’Asie et tous les pays où l’ont conduit se activités de reporter-cameraman de la télé romande, avec le même regard caractérisant sa vision de l’humain et des circonstances multiples de la vie où nature et culture ne cessent d’interférer en portant le visage singulier des gens au tout premier rang.
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    Sacré lascar à la Cendrars, aussi attentif à tel tissu copte de plus de mille ans, ramené d’Égypte comme il a ramené tel immense Bouddha doré de Thaïlande, qu’à la dégaine de Charlotte, alias Charles le travesti du café popu lausannois du Rôtillon - où croisaient aussi Roudoudou le balayeur (on ne disait pas encore technicien de surface selon l’obscène usage actuel) et diverses « hautes dames » selon l’expression de Cingria, ou nous voici dans l’Alfama de Lisbonne ou parmi les oiseaux des marais saisis au vol, chaque objet ou chaque être vivant racontant son histoire, et voici les dessins d’enfant de sa fille, un récit de vie de sa douce à traduire du portugais, moult sculptures africaines et, déployés sur une paroi, ces deux panneaux des aborigène indiens Warlis à la grâce merveilleuse…
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    Surtout cela une fois encore : ce regard de l’ami Claude, d’un frère humain sensible, précisément, à la ressemblance humaine - mais quel bonheur de se retrouver comme ça…
     
    Claude Paccaud, ses trésors et ses images.

  • Et comme surpris au silence…

     
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    Et ce qui vous sera repris
    sera le don précieux
    qui reste là sans nulle trace
    comme une vaine grâce -
    tant de mots pour tâcher de dire
    ce qui reste secret,
    ou plutôt ce qui est insu,
    ce qui reste inconnu,
    bouche cousue, mystère -
    point de mots là non plus…
     
    Ou ce serait à murmurer
    derrière cette barrière
    imagée par le vieil Homère
    des dents de qui voudrait parler -
    et qui pourrait l’entendre
    celui qui ment comme il respire
    dans le vent qui soupire -
    et pourtant ce murmure
    vous console de sa blessure…
     
    Comme un souffle aura donc passé
    que nul n’attendait plus
    au jardin dévasté,
    comme un relent d’un chant passé,
    comme un rebond forçant l’oubli
    à ce prochain repli,
    comme un rai de quelle lumière -
    et c’est à répéter:
    comme un trait lumineux
    tracé que le silence efface…
     
    Peinture JLK: Comme un signe sur le Mont Saint-Clair...

  • Ce qui fut et sera

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    Il marche là-bas vers l’abîme,
    mais personne n’entend,
    si ce n’est quelques innocents,
    son dernier chant le plus intime
    qu’en écho le vent de la lande
    reprend chez les dormants -
    les Sept Dormants vous le savez
    sont autant d’innocents…
    L’innocent est l’enfant des ombres,
    à la fois père et fille,
    toute vigueur et fantaisie,
    échappant aux définitions,
    tendres fils à leurs mères
    que la rime veut éphémères -
    hélas tout boitera toujours
    à l’ombre de nos jours…
     
    Il dit là-bas son au-revoir
    aux choses d’ici-bas,
    salut à la beauté des choses,
    salut même aux méchants,
    ces innocents désespérés
    dont nous ignorons tout,
    ne croyons pas que les violents
    jamais ne l’emportent;
    le néant sans porte n’est pas -
    salut à ce qui est,
    ce qui fut le reste et sera...
     
    Peinture JLK: Le chemin sur la mer. Acryl sur toile.

  • Comme un brin de paille

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    (À la lumière de Verlaine)
     
    Le passé nous attend en douce
    en constante ressource:
    il suffit de mettre à la voile
    au présent des étoiles
    pour voir se révéler des choses
    au-delà de nos proses...
     
    C’était la qu’on ne voyait pas,
    et cela restera celé,
    ou disons morcelé
    comme éparpillé au tréfonds
    de notre ciel profond …
     
    Je lisais Dante dans mon coin,
    dont Rimbaud n’est pas loin
    sans s’en douter le moins du monde
    et les images à l’avenant
    venaient et venant revenaient
    comme les vents en tourbillon
    de Florence aux Ardennes,
    et des lucioles en plein jour
    affolent les boussoles…
     
    On a écrit qu’au samedi
    d’avant Pâques en gloire
    le Crucifié dans les enfers
    défiant tout espoir,
    consolait les damnés -
    et l’histoire répétée
    par tous les chemins étoilés
    et dans le temps de gare en gare,
    éclaire l'Innocent
    quand dans le sang gronde en rumeur
    la voix de l'océan...

  • Amadeus for ever

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    Merveille des merveilles, sous le lilas fleuri, merveille je m’éveille
     
    (Jean-Pierre Schlunegger)
     
    La merveille apparaît comme ça :
    sans jamais crier gare,
    à la façon du vieux Mozart
    à ses sept ans déjà,
    quand du piano les pieds en l’air
    il faisait monter la lumière;
    le vieux piano rajeunissait:
    jamais je n’ai sauté
    si joyeusement à la corde,
    murmurait-il en plein sommeil,
    et tout l’orchestre à l’unisson
    répétait la chanson,
    dans l’harmonieux désordre:
    merveille sous le lilas…
     
    Quand le piano voyage en rêve,
    les mots ailés reviennent
    qui font comme une trêve
    dans le bruit abruti,
    les guerres n’en finissant pas
    le bruit des violents imbéciles
    qui battent et frelatent
    au dam de nos âmes dociles
    tout ce qui échappe au néant…
     
    La mélodie pourtant survit
    au regard innocent
    du seul nom de Mozart
    dont les os au néant reposent ;
    au néant, je veux dire:
    au ciel où la lune
    à l’œil à couleur de prune
    voit les choses autrement:
    la merveille là-haut reflétant,
    en mélodie commune,
    comme le veut l'enfant Mozart
    la merveille du lilas…

  • Les Jardins suspendus dans Le Temps

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    Jean-Louis Kuffer rassemble une vie de lectures dans «Les jardins suspendus», invitation vibrante à vivre en lisant et à lire en vivant...

    par Lisbeth Koutchoumoff

    A se promener dans Les jardins suspendus de Jean-Louis Kuffer, on est pris de vertige comme on le serait devant une bibliothèque immense et accueillante, de celles qui donnent envie de poser son sac, et de fureter des heures durant, volant d’un monde à l’autre, d’îles en péninsules, au contact des mots. Car il s’agit bien de cela dans ce livre merveilleux. Jean-Louis Kuffer, écrivain et journaliste, figure de la scène littéraire de Suisse romande, longtemps responsable des pages Livres de 24 heures et nourrissant aujourd’hui son blog «Les carnets de JLK», rassemble ici ses critiques et ses interviews d’écrivains, comme on construit une bibliothèque, une vie durant. Avec émotion, au gré des éblouissements, des révélations. Avec reconnaissance.

    Ainsi si ces Jardins suspendus – le titre désignant ce lieu à la fois calme et électrique où se produit la rencontre entre le lecteur et l’écrivain –, si ces Jardins donc déploient un charme puissant, c’est que Jean-Louis Kuffer y déploie, page après page, un art de lire qui n’est rien de moins qu’un art de vivre.

    1204726962.2.jpgLe sésame du conte

    Avant de débuter la visite, où chaque livre apparaît comme une rencontre, avant de pénétrer dans cette «Maison Littérature» aux mille et une pièces et recoins, Jean-Louis Kuffer a placé quelques textes en prologue, comme autant d’anti-chambres. Sur ce que la lecture ouvre en soi, tel le sésame du conte. Sur «l’imperceptible frontière entre les livres et la vie» dès lors qu’une «présence se manifeste par le seul déchiffrement des lettres inscrites sur une page».

    Ainsi les mots de Blaise Cendrars, dans Vol à voile, qui ont révélé à l’adolescent que le voyage est d’abord «l’appel à la partance d’une simple phrase». «J’avais lu […]: «le thé des caravanes existe», et le monde existait, et j’existais dans le monde.» Sur le métier de critique, sorte de Noé «appelé à faire cohabiter, dans son arche, les espèces (d’écrivains) les plus dissemblables, voire les plus adverses» et qui doit distribuer «ses curiosités entre toutes les espèces sans tomber dans l’omnitolérance ou le piapia au goût du jour».

    En inspirateur d’une critique créative et tonique pratiquée comme une palpitante «chasse aux trésors», Jean-Louis Kuffer choisit John Cowper Powys (1878-1963), qui, dans Les plaisirs de la littérature, évoque ces quelques livres où se concentre «la somme des rêves et des pensées que l’énigme du monde a inspirés à nos frères humains».

    Le temps de l’oiseleur

    L’aventure que constitue la lecture des Jardins suspendusdémarre avec les écrivains de langue française. Et c’est une fête vraiment de voir défiler, sous la plume précoce de Jean-Louis Kuffer (première critique à 19 ans dans La Tribune de Lausanne), Henri-Frédéric Amiel («Nombriliste cosmique»), Alexandre Vialatte («Le rebouteux mirifique»), Albert Cossery («Le dandy révolté»), Georges Haldas, Jacques Chessex ou Maurice Chappaz. A chaque fois, il est question de s’approcher de ce qui fait le cœur vivant d’une langue, d’une façon de transmettre le monde et d’être au monde. Une mention spéciale pour les pages que Jean-Louis Kuffer consacre à Charles-Albert Cingria, baptisées «Le temps de l’oiseleur» et qui saisissent la modernité «non voulue» du vélocipédiste.

    Continent russe

    Une mention aussi pour les pages dédiées aux auteurs du continent littéraire russe, à «l’ami Tchekhov», à Nabokov au moment de sa mort à Lausanne, à Soljenitsyne. Les écrivains américains sont rassemblés sous le chapitre «Le rêve éclaté» avec le chéri et trop oublié Thomas Wolfe, mais aussi Flannery O’Connor ou encore Philip Roth. Beaucoup de rencontres mémorables avec Doris Lessing en 1990 à l’occasion de la parution de son roman Le cinquième enfant, avec Imre Kertész lors d’une conférence de presse à Paris; avec Patricia Highsmith, chez elle au Tessin, en 1988; passionnante aussi l’interview de Milan Kundera, de passage à Genève, en 1979.

    Avec Annie Dillard

    Si Jean-Louis Kuffer fait bien entendre la voix écrite, la voix parlée de tous ces écrivains, il lui faut aussi, pour y parvenir si bien, le talent du poète. «Vivre, lire et écrire ne représentent à mes yeux qu’une seule démarche. Ecrire m’est devenu aussi vital que respirer, mais écrire sans vivre ou sans lire, qui renvoie à la vie et à l’écriture des autres, me semblerait tout à fait vain», précise-t-il, au tout début du recueil, lui le grand lecteur d’Annie Dillard. Et c’est bien cette ronde entre écriture, lecture et la vie au milieu qui donne à ces Jardins suspendus leur vibrant éclat.


     


    CHRONIQUES


    Jean-Louis Kuffer
    «Les jardins suspendus. Lectures et rencontres 1968-2018»
    Pierre Guillaume de Roux, 416 p.

  • Fêtes et défaites

     

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    (En souvenir de mon grand frère)

     

    J’ai pris par l’ancien raccourci

    qui du ciel au lac

    serpente entre les vignes,

    et mon sac ne pesait rien ;

    à treize ans ce n’est pas toi

    qui ne fait pas le poids:

    tout insigne que tu paraisses,

    tu porterais ton frère

    dans la sente aux vipères…

     

    Tu te rappelles tout ça

    comme l’été revient:

    vous étiez si légers là-bas,

    le museau taché de raisin,

    les bras ouverts comme des ailes,

    cette autre année où deux garçons

    vous étiez si sereins,

    comme des dieux en caleçons

    sur les rochers soleilleux…

     

    La vie sépare même les frères,

    et tu le vois ce soir :

    tu vois tout ça comme en miroir :

    l’eau tout en bas et dans ses moires

    les reflets de vos corps

    en étoiles qui flottent

    immobiles et sans voiles

    dans la lumière idiote -

    tant d’étés avant le dernier plongeon

    de ton frère indocile

    croyant se la jouer saumon…

  • Révérence à Vargas Llosa (1936-2025)

     
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    Quelques lectures et un entretien.
    Il fut, avec Gabriel Garcia Marquez, le dernier Grand de la littérature latino-américaine contemporaine. Le Péruvien Mario Varga Llosa est mort le 13 mars 2025, à Lima, dans sa 89e année. Son oeuvre, couronnée par le Prix Nobel de littérature en 2010, lui survivra sans doute comme celle d'un romancier au grand souffle épique et profondément impliqué dans la vie réelle, où il intervint au plus haut niveau de la vie politique de son pays...
    Retour sur son livre le plus autobiographique, Le Poisson dans l'eau, à propos duquel je l'avais rencontré à Paris en 1995.
     
    Vargas Llosa dans l’arène
     
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    Dans ses Mémoires que traverse un souffle épique, le romancier péruvien alterne les chapitres de son autobiographie et ceux du récit de sa campagne présidentielle de 1990. Rencontre à Paris, en mars 1995.
    S’il est de nombreux écrivains à s’être engagés politiquement en ce siècle, pour le meilleur et parfois le pire, ceux qui ont réellement été amenés à exercer le pouvoir sont rares.
    Deux exemples à l’Est: le romancier serbe Dobrica Cosic, sacré «père de la nation» mais finalement écarté de la présidence par Slobodan Milosevic, et le dramaturge tchèque Vaclav Havel assumant, en homme providentiel, un pouvoir effectif.
    À ces deux cas faillit s’ajouter celui de Mario Vargas Llosa, romancier péruvien de renom mondial passé de la gauche bon teint à un libéralisme éclairé au nom duquel, de 1987 à 1990, il se laissa convaincre d’entrer dans l’arène (il avait déjà refusé un portefeuille de premier ministre à Fernando Belaunde dans les années 1980) sous la pression d’un véritable mouvement populaire.
    C’est de cette aventure marquée par la «sale guerre» finale dont profita l’obscur Alberto Fujimori, lequel n’eut de cesse de récupérer les thèmes de son adversaire, que Mario Vargas Llosa fait le récit et le bilan dans Le Poisson dans l’Eau, où il entremêle le récit de son apprentissage de la vie et la relation des tenants et aboutissants de sa campagne présidentielle.
     
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    Entretien, à Paris, en 1995.
    — Vous parlez du ressentiment comme d’une véritable «maladie nationale». Qu’est-ce à dire, plus précisément?
    — C’est un phénomène courant en Amérique latine et dans tous les pays du tiers monde, mais il est particulièrement marqué dans la société péruvienne où les disparités entre riches et pauvres sont énormes. A cette opposition s’ajoutent de multiples facteurs culturels de division liés à une quantité d’ethnies mal intégrées et au faible niveau intellectuel de la classe aisée. Je cite en outre le profond ressentiment de mon père à l’égard de ma famille maternelle cultivée et tournée vers l’Europe. A ses yeux, être écrivain ou «pédé» revenait à peu près au même...
    — Vous affirmez que c’est par «devoir moral» que vous vous êtes lancé dans la bataille présidentielle. Mais le goût de l’aventure, ou du pouvoir, n’a-t-il pas aussi joué son rôle?
    — Si je suis devenu romancier, c’est certainement pour accomplir, par compensation, mon rêve d’enfant d’être un aventurier, et ma femme, qui a beaucoup fait pour me dissuader de me lancer dans le combat politique, pense elle aussi que c’est par goût de l’aventure que j’ai sacrifié trois ans de ma vie d’écrivain. Quant au pouvoir, je ne le briguais pas par intérêt personnel mais pour aider mon pays. Mon regret n’est pas d’avoir échoué à titre individuel, mais de voir une fois de plus l’arbitraire triompher. J’étais content de voir M. Fujimori, parti sans programme, se rallier à mes positions visant à libéraliser l’économie, réduire l’inflation et lutter contre le terrorisme, et c’est pourquoi je me suis tenu sur la réserve. Il a fallu que la démocratie fût sacrifiée pour que je revienne à la charge en avril 1992.
    — Quel bilan tirez-vous de cette expérience?
    — Si je suis amer en ce qui concerne mon pays, l’enrichissement que j’en ai tiré du point de vue de la connaissance des hommes est considérable. J’y ai appris que la politique est une pratique, ou plus exactement une technique très spécifique, qui n’a rien à voir avec ce qu’imaginent la plupart des intellectuels. Je n’ai certes jamais été un idéologue en chambre, et je ne débarquais pas dans le monde politique en naïf ou en irresponsable. Sartre, que j’ai passionnément admiré, et beaucoup d’intellectuels de ce siècle, ont été d’une incroyable et complaisante naïveté à l’égard de la politique. Cela étant, je ne m’attendais pas à ce qu’une campagne électorale donne lieu à une guerre si sale.
    — Votre retrait de la scène politique est-il définitif?
    — Irrévocable! Mais notez que rien n’est changé quant à mon engagement. J’ai toujours pensé que le rôle de l’écrivain était d’exercer une résistance au pouvoir. Ma position par rapport à l’injustice n’a jamais varié. En préservant ma liberté — d’où ma distance par rapport au communisme — je n’ai cessé d’intervenir publiquement contre les dictatures de droite et de gauche. Cela m’a valu l’opprobre de maints «idiots utiles», et j’ai même été la cible des terroristes. Or je poursuivrai, parallèlement à mon travail de romancier, cette lutte «contre vents et marées» ...
     
    Le roman d’une vie
    Il y a quelque chose d’un éternel ardent gamin rêvant d’îles à trésors chez Mario Vargas Llosa, et le double récit de sa jeunesse ardente, marquant plusieurs de ses livres de violence et passion (de La Ville et les Chiens à La Tante Julie et le Scribouillard) et de sa course à la présidence du Pérou ont un même panache de roman picaresque.
    Ce n’est pas, pour autant, que l’auteur sacrifie au goût de l’anecdote. De son propre dire, son dessein initial était de témoigner, avec le recul, de ce qu’il a vécu sur la scène politique. Ensuite seulement lui est apparu la nécessité de situer son action par rapport à ses origines et son éducation, les relations conflictuelles l’opposant à son père, son initiation sentimentale et politique et sa traversée de la société péruvienne.
    A la puissance d’évocation retrouvée de La Maison verte ou de Conversation à «La Cathédrale», Mario Vargas Llosa allie en ces pages le vaste savoir de l’homme de culture décidé à en remontrer à son paternel «philistin» et l’intelligence pénétrante et mobile d’un intellectuel de premier plan, qui ne s’est jamais contenté de regarder le monde du haut de sa tour d’ivoire sans se faire jamais non plus au cynisme de ce qu’on dit la realpolitik...
     
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    À propos de La Fête au bouc
    «Bon, la politique, c'est ça, c'est marcher sur des cadavres», remarque l'un des personnages de La fête au bouc, et sans doute l'observation est-elle fondée pour ce qui concerne le règne de Son Excellence le docteur Rafael Leonidas Trujillo Molina, dit aussi le Chef, le Généralissime, le Bienfaiteur, le Père de la Nouvelle Patrie, qui régna sur la République dominicaine trente ans durant avant d'être abattu dans sa voiture en mai 1961 par des conjurés, dont plusieurs avaient été auparavant des «trujillistes» convaincus.
    C'est que Trujillo, longtemps allié privilégié des Américains, décoré par le pape Pie XII et considéré comme un héraut de l'anticommunisme, pouvait s'enorgueillir aussi d'avoir fait de son pays une nation moderne, dotée d'une armée forte. Passé maître dans l'art de donner leur chance aux plus capables afin de mieux les soumettre, il s'était également fait aimer de son peuple en grand démagogue paternaliste qui multipliait, par exemple, les parrainages personnels assortis de sommes rondelettes.
    Cela étant, la corruption et la férocité du régime se faisant de plus en plus criants, il fut l'objet d'un premier complot en juin 1959 et, en janvier 1960, d'une mise en accusation publique courageuse de la part de l'épiscopat dominicain. Or, c'est un an après que nous allons vivre sa dernière journée sous la plume de Mario Vargas Llosa, lequel décrira en même temps la préparation de l'attentat, les coulisses du régime et l'histoire, vécue par de multiples personnages, de cette dictature fondée sur la compromission de toute une société.
    Le règne de Trujillo, sa personnalité singulière de Titan du travail obsédé par l'hygiène et la bonne tenue vestimentaire, son fascinant regard d'iguane et sa voix de fausset, ses frasques de macho exerçant son droit de cuissage sur les femmes de ses ministres, les scandales provoqués par son fils débauché dans la jet set internationale, les millions planqués par son clan dans les banques suisses, la corruption de sa justice et la brutalité de sa police - toutes ces composantes de son régime ubuesque ont fait l'objet, déjà, d'ouvrages documentés. A cette base sûre et solide, le romancier ajoute ni plus ni moins que la vie et ses innombrables détails, la vie et ses petites misères (le tyran se compisse par faiblesse prostatique, et cela le mine...), la vie sur cette terre sensuelle de la Caraïbe et la vie dans le temps. Avec un art consommé, Vargas Llosa raconte ainsi, dans le même mouvement puissant, le présent du dictateur, l'évolution passée du régime et ce qui se passa après son exécution.
    Le roman commence, en effet, avec l'arrivée à Saint-Domingue, trente-cinq ans après la mort de Trujillo, de l'avocate Urania Cabral, fille d'un ministre du tyran qui ne s'est jamais expliqué la soumission de son père. Retrouvant celui-ci à l'état d'impotent à peine conscient, elle replonge dans ces années de honte sur lesquelles elle n'a cessé de se documenter après son exil prolongé aux Etats-Unis. En alternance avec ce récit d'une femme généreuse mais durcie par l'épreuve, qui vit ces retrouvailles comme une expiation et produit une sorte de vision cavalière de l'histoire écoulée, le romancier nous fait retrouver au présent, et comme pris dans la tenaille de la même journée, le tyran levé avant l'aube et les conjurés attendant le même soir l'arrivée de sa Chevrolet dans leur guet-apens.
    Au premier regard du matin, frais comme un gardon, et malgré le mépris humain que trahissent ses pensées, Trujillo n'a rien d'un monstre. Est-ce bien cet élève policé des marines américains qui fait jeter ses opposants aux requins du haut de falaises ou d'hélicos? Ce qui est sûr en tout cas, c'est qu'il est bien moins dégoûtant que les exécuteurs de ses oeuvres plus ou moins basses, tel le sinistre colonel Johnny Abbes Garcia, chef du Service d'intelligence militaire (sic), passé du journalisme à la délation et de la torture sadique aux exécutions; tel aussi le juriste expert Henry Chirinos, surnommé «l'ordure incarnée» par son maître, ou «l'ivrogne constitutionnaliste», qui n'a pas son pareil pour donner «une apparence de force juridique aux décisions les plus arbitraires de l'Exécutif» et qu'Urania Cabral, des années après l'assassinat de Trujillo, retrouvera à Washington.
    Au-delà de l'histoire particulière de cette dictature bananière, le roman de Mario Vargas Llosa aborde la question du consentement qui se rapporte à bien d'autres régimes de même nature, qu'il s'agisse de l'Allemagne nazie ou de la Roumanie de Ceausescu, notamment. Loin de le traiter en idéologue, le romancier module ce thème en racontant, dans l'atmosphère tendue de la planque, les destinées des quatre conjurés principaux. Pourquoi le plus jeune d'entre eux, le brillant lieutenant Amado Garcia Guerrero, qui fait partie de la garde personnelle de Trujillo, a-t-il juré la mort de celui-ci? Parce que sa loyauté a été éprouvée au prix d'une exécution forcée qu'il ne pourra jamais se pardonner. De la même façon, tous ses compagnons ont été «mouillés», à un moment donné de leur vie, par un régime jouant systématiquement sur le chantage au consentement.
    On pense évidemment, en lisant La fête au bouc, au portrait d'un dictateur brossé naguère par Gabriel Garcia Marquez dans L'automne du patriarche. De celui-ci, le nouveau roman de Mario Vargas Llosa n'a peut-être pas la somptuosité baroque, alors qu'il nous semble aller beaucoup plus loin dans la ressaisie romanesque des tenants et des aboutissants personnels et collectifs d'une tragédie politique aux résonances universelles.
    Mario Vargas Llosa. Le Poisson dans l’Eau. Traduit (excellemment) de l’espagnol par Albert Bensoussan. Gallimard, coll. Du monde entier, 505 pages.
    Mario Vargas Llosa. La fête au bouc. Traduit de l'espagnol (Pérou) par Albert Bensoussan. Gallimard, Coll. Du Monde Entier, 604 pp.
     
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    BIO EXPRESS
    Mario Vargas Llosa est né en 1936 dans le sud péruvien, à Arequipa. Enfance marquée par l’autoritarisme du père et la discipline du collège militaire. Journaliste ès faits divers à 16 ans, il étudie ensuite à Lima. Prise de conscience politique. Début des activités littéraires. Sa nouvelle Leonidas, primée à Paris, lui vaut son premier voyage en Europe en 1957. Son premier recueil de nouvelles, Les Caïds, paraît en 1959. Suivront une vingtaine d’ouvrages, romans essais, pièces de théâtre, traduits chez Gallimard. Rompt en 1971 avec la révolution cubaine. Fonde le mouvement Liberté en 1987. Le prestigieux Prix Cervantès lui a été décerné en 1994. Le Prix Nobel de littérature lui a été décerné en 2010.
    A consulter aussi: les Entretiens avec Ricardo A. Setti, chez Belfond.

  • Ce que dit le silence

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    « Qui sait, dit Euripide, il se peut que la vie soit la mort et que la mort soit la vie »
    (Léon Chestov, Les révélations de la mort)
     
     
    Pour Emilia, en mémoire de Pierre-Guillaume.
     
    La suprême ignorance est là,
    de ne plus savoir si
    de la nuit avant l’heure,
    ou du jour et ses leurres
    sont ce qu’ils sont ou ne sont pas…
     
    L’étrange chose qu’une rose
    qui ne parle qu’en soi
    et dont jamais aucune foi
    n’osa dire qu’elle dispose…
     
    Les mots ne voulaient dire que ça:
    qu’ils savent qu’ils ignorent
    que le silence dort,
    et que la mort n’existe pas…
     
    Peinture JLK: Al Devero.

  • Contre l'oubli

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    Philippe Rahmy, poète de corps fragile et d’âme forte, est mort le même dimanche qu’une cinquantaine d’innocents massacrés par un dément, pur produit d’une certaine Amérique. La même qui a semé la mort au Vietnam, ainsi que le rappellent Le sympathisant de Viet Thanh Nguyen, roman saisissant, et la série documentaire Vietnam de Ken Burns et Lynn Novick, faisant acte de mémoire en 9 heures de projection. La même Amérique encore que traversait Philippe Rahmy au début de cette année, à la rencontre d’autres innocents et d’autres victimes...

     

     

    Pour se souvenir de Philippe Rahmy

     

    « La réalité dépasse la fiction », dit un lieu commun ne signifiant rien de plus que le constat selon lequel « les faits sont les faits » ou la conclusion que « c’est la vie ».

    Or notre drôle d’espèce a cela de particulier qu’elle ne se contente pas d’aligner ces platitudes, même si celles-ci l’aident à ne pas désespérer devant certains faits. Il lui faut comprendre, elle s’efforce de ne pas oublier et, tant il est vrai « qu’on peut rêver »: elle s’efforce de tirer un enseignement des pires faits en imaginant un monde meilleur.

    «Tu dois changer ta vie!», s’exclame Rainer Maria Rilke, de santé réputée fragile mais d’esprit fort, à la fin d’un poème consacré à la beauté d’un torse d'Apollon sculpté par Rodin. Et c’est la même aspiration qui n’a cessé d’animer un autre poète, de constitution plus délicate encore, du nom de Philippe Rahmy, mort le même premier dimanche d’octobre au soir duquel un Américain du nom de Stephen Paddock massacrait une cinquantaine d’innocents en la capitale des jeux de hasard de Las Vegas.

    Si l’on ne s’en tenait qu’au fait de la violence, la conclusion la plus tentante serait celle d’un troisième poète, et cette fois l’un des plus illustres, au nom de Shakespeare et de santé assez robuste pour recréer sur scène toutes les ombres, mais aussi les lumières de notre monde: « La vie n’est qu’une ombre qui passe, un pauvre acteur qui se pavane et s’agite durant son heure sur la scène et qu’ensuite on n’entend plus. C’est une histoire dite par un idiot, pleine de bruit et de fureur, et qui ne signifie rien ? »

    Or, le paradoxe (apparent) est que l’on trouve aussi, chez le même Shakespeare de quoi célébrer la vie sensée, magnifique et réjouissante comme le premier rire d’un enfant. Mais assez de littérature, et revenons aux faits. N’oublions jamais les faits !

     

    « Ne nous oubliez pas ! je ne vous oublie pas »

     

    Le 12 février 2017, Philippe Rahmy accédait enfin au parloir de la prison de Homestead, quelque part en Floride, pour recueillir le témoignage d’une jeune prisonnière noire marquée par une « salope de vie », condamnée à dix ans de prison pour des délits mineurs et risquant le pire en suite de nouvelles accusations probablement fausses. Et tels furent ses derniers mots à ce drôle de visiteur prétendant documenter les incarcérations indues dans l’Amerique de Trump: «Ne m’oublie pas !»

    La même supplique, exactement, qu’une certaine Patricia, engagée dans la lutte contre les mauvais traitements infligés aux travailleurs agricoles des champs de tomate de Floride, avait adressée à Rahmy après lui avoir fait découvrir (et vivre du matin au soir) les conditions de vie de ces nouveaux esclaves, parfois enchaînés la nuit dans leurs caravanes et subissant en leur chair les conséquences des arrosages massifs de pesticides - 31 substances en une seule saison et des malformations congénitales observées chez les enfants des travailleuses, etc.

    J’ai pensé à cette cinglée de Simone Weil - pas la ministre, mais la philosophe juive ouvriériste, prenant sur elle les souffrances du dernier des derniers en s’imposant le travail dans une usine -, en lisant le reportage de Philippe Rahmy, et je me suis rappelé l’incomparable travail de mémoire de Svetlana Alexievitch dans la Russie de Poutine, ou, un sicle plus tôt, le reportage du tuberculeux Anton Tchékhov auprès de sbagnards de Sakkhaline, pour tout dire: la littérature à témoin. Sur quoi la mère du protagoniste du Sympathisant, roman de l’auteur americano-vietnamien Viet Thanh Nguyen, nous lance à son tour : « Ne nous oubliez pas! »

     

    Le sanctuaire des colombes de guerre

     

    Du côté des faits, le président Donald Trump, après avoir minimisé le délire raciste de Charlottesville, a évacué tout débat sur les armes de destruction massive d’usage privée, après le massacre de Las Vegas, en réduisant « le mal absolu » de cet acte au délire d’un fou. Et pour le reste: on oublie!

    Comme le recommandait Henry Kissinger, Prix Novel de la paix toujours considéré comme un criminel de guerre par certains de ses compatriotes: « Oublions le Vietnam! »

    Oublions donc aussi les propos d’un certain Jimmy Carter, opposant occasionnel de la guerre au Vietnam, et qui, en tant que président, écarta toute initiative réparatrice en faveur des Vietnamiens au motif que les responsabilités étaient partagées.

    Mais la encore les faits sont têtus, comme on dit, et les témoins, ou les témoins des témoins n’en finissent pas de ne pas oublier.

    Viet Than Nguyen, citoyen américain né au Vietnam, rend ainsi la parole aux Vietnamiens dans un roman d’un comique noir bonnement shakespearien, dont l’un des mérites est de tendre aux Américains (et à nous tous spectateurs et consommateurs mondialisés) le miroir scandaleux du grand art le plus douteux en sa version hollywoodienne, signée Coppola. Apocalypse now ou la vérité tronquée sur une guerre dont les victimes n’ont qu’à se taire.

    En clair: dans Le Sympathisant, le capitaine, aide de camp d’un général de l’armée du sud Vietnam réfugié à San Diego après la chute de Saigon, devient consultant sur le tournage d’un film intitulé Le sanctuaire. L’auteur du roman, scandalisé par la vision unilatérale d’Apocalypse now, se pose en anti-Coppola en soulignant le racisme récurrent du monde hollywoodien, mais son roman joue sur tous les registres de la réalité la plus complexe vu que son protagoniste, taupe du vietcong, a été éduqué dans les universités américaines avant de revenir en son pays déchiré par le colonialisme, le nationalisme, le communisme et l’impérialisme.

    Formidable image sur la fin du tournage du Sanctuaire: ces acteurs rejouant dix fois leur propre mort en pressant sur leur ventre des saucisses supposé représenter leurs entrailles, bonnes ensuite à nourrir les chiens.

     

    L’art menteur et le document pour mémoire

     

    C’est entendu cher Freddy Buache: Apocalypse now relève du grand art, mais pour ma part j’ai toujours détesté ce film, et maintenant je comprends mieux pourquoi en lisant Le Sympathisant. Notre ami Freddy était lui-même sympathisant du vietcong, ça ne fait pas un pli, comme nous tous à vingt ans, mais les bombardements au napalm sur fond de musique wagnérienne et l’impasse totale sur le point de vue des Vietnamiens, tout de même quelle myopie et quel oubli !

     

    Cinquante ans après, jamais trop tard !

     

    Le film Shoah de Claude Lanzamn relève-t-il de l’art ou du document pour mémoire visant à faire changer les choses ? On ne le demandera pas à Benjamin Netanyaou, pas plus qu’on ne demandera à Donald Trump ou Vladimir Poutine ce qu’ils pensent de la série documentaire Vietnam, a voir aussi impérativement que Shoah pour sa manière de rembobiner le film de cette tragédie amorcée par la colonisation française et concentrant tous les affrontements idéologiques et géopolitiques.

    Par delà le show à l’américaine, la flamboyance lyrique d’un Coppola où le réalisme plus cinglant d’un Cimino, entre autres Platoon et Full metal jacket, voici les archives vivantes de cette tuerie alternant les témoignages des uns et des autres, anciens de la CIA ou compagnons de l’oncle Ho (terrible saga de ce patriote de la première heure courtisé et trahi par les bienfaiteurs français et américains prétendus défenseurs de La Liberté...), diplomates délivrés de leur langue de bois ou civils anonymes – une tragédie shakespearienne de plus au bilan que les uns n’oublieront pas avant que les autres remettent ça...

     

     

    Et la vie continue, les enfants: affaire privée…

     

    Le mercredi 4 octobre, deux jours après la naissance de notre premier petit-fils, j’aurai assisté à la projection de presse d’un documentaire, intitulé Les grandes traversées et réalisé par David Maye, relevant à la fois de la fidélité aux faits et de la poésie de cinéma.

    Le réalisateur valaisan, en temps réel, nous fait partager la fin de vie de sa mère cancéreuse et la venue au monde de la deuxième fille de sa sœur. Quoi de commun avec la politique étrangère des States, dont la violence ne remonte pas au Vietnam mais à traversé toute l’histoire, et quel lien avec les victimes innocentes de tous les massacres, de l’injustice et des racismes, des noyés en Méditerranée et des enfants nés malformés d’Immokalee ? Juste cela: notre regard humain sur la vie et la mort, affaire privée.

    Un interlocuteur de Philippe Rahmy, dont les parents ont été massacrés à Acteal, au Chiapas, affirme son refus de toute vengeance sur le même ton que ces Vietnamiens interrogés par Ken Burns et Lynn Novick, au même motif qu’il faut rompre le cercle vicieux de la violence. Faut-il attendre qu’une nouvelle génération de jeunes Américains soient massacrés au nom de la liberté de porter des armes pour que l’Amérique violente décide de changer sa vie ? On peut rêver, mais rêver ne suffit pas, nous rappelle tel poète sûrement fou à lier: « tu dois changer ta vie », etc.

     

  • La Palestine des poètes irradie sans être nommée

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    Obscène de parler poésie à l’heure des massacres ? Au contraire : cette musique de l’humain, à redéfinir sans cesse, reste une terre commune et le moment d’une parole à partager. Une nouvelle preuve en est donnée, avec une richesse et une force d’expression d’autant plus impressionnantes qu’elle ignore et dépasse  tout discours idéologique ou politique, par l’Anthologie de la poésie palestinienne contemporaine publiée avant le nouveau rebond de la tragédie.

    D’abord on se dira  peut-être que le seul titre de ce recueil, Anthologie de la poésie palestinienne aujourd’hui, jure avec ce qui se passe précisément aujourd’hui: de la poésie alors que les massacres continuent ! Des mots parmi les ruines, et pour dire quoi ? Des mots contre les bombes, mais lesquels ? De la propagande ? De la haine ajoutée à la haine ? Ou pire : de belles paroles d’une élite lettrée ? Du baume sur les corps éventrés ? Autant de soupçons avant même le premier regard…

    Sur quoi, pour peu que vous preniez la peine de l’ouvrir, ce petit livre, et d’en écouter les voix, peut-être en serez-vous, sans parti pris, ne vous réclamant d’aucun camp, saisi par le fait que lui non plus, ce petit livre, n’est soumis à aucun parti pris idéologique ou politique, et que, sans être vous-même lectrice ou lecteur de poésie, simplement à l’écoute des vingt-six femmes et hommes réunis dans ce recueil, choisis et traduits par l’écrivain marocain Abdellatif Laâbi,  lequel souligne « l’incroyable polyphonie vocale et orchestrale » de sa propre découverte, vous aurez peut-être le sentiment profond de participer à un partage bienfaisant. Ah mais c’est ça la poésie ? Eh mais ces Palestiniens nous ressemblent…

     

    Frère et sœurs au même « délire »

    Dans son très éclairant préambule, indispensable pour nous autres qui ne connaissons à peu rien de la poésie palestinienne, sauf peut-être  celle de Mahmoud Darwich (citons au passage le mémorable ensemble de poèmes de La Terre nous et étroite,  paru dans la collection référentielle Poésie/Gallimard), Abdellatif Laâbi rappelle l’origine et l’évolution de la poésie palestinienne, dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle ne sort pas de nulle part, au point que le seule nom de ce pays est « devenu en soi une poétique », et cela grâce aux générations successives de ses poètes, dès le début du XXe siècle où les précurseurs ont commencé à inscrire sa mémoire particulière dans celles des pays du Proche-Orient, puis avec la génération des années 1960-1970 qui a cristallisé les éléments d’une identité culturelle et nationale  en réunissant « une multitude de voix puissantes et originales » autour de Darwich, et par le foisonnement plus récent des voix contemporaines hélas méconnues à proportion de l’occultation qu’a subie la cause palestinienne, alors que les signatures féminines s’imposent désormais « en brisant les plus ancrés dans la mentalité arabo-musulmane conservatrice, en parlant crûment de leur corps, du désir et des frustrations, en présentant du sexe, du sentiment amoureux, leur version forcément inédite ».

    Et Laâbi de préciser à ce propos : «Étonnamment, les hommes semblent avoir accepté ces audaces, voire en redemander ! C’est qu’eux-mêmes se cherchent, ayant déserté cette guerre intestine pour mieux affronter les formes de barbarie que l’occupation leur fait subir au quotidien. Et tout le monde de se rejoindre sur ce front. Mais différemment que leurs prédécesseurs qui ont été, un temps, leurs idoles. C’est que la « cause palestinienne », largement soutenue à l’époque de par le monde, a été savamment occultée parle Goliath local, bradée par les régimes des faux frères arabes et en bonne oartie abandonnée par ce qu’on appelait dans le temps le « rue arabe ». En outre, les données sociopolitiques sur le terrain ont radicalement changé. La possibilité de l’établissement d’un Etat palestinien ne relève plus de la belle utopie mais tout simplement de l’impossible. Les Palestiniens sont en train de devenir, selon la formule consacrée, un « peuple sans terre », à l’instar des Kurdes, des Ouïghours, des Rohingyas et autres peuples condamnés à l’errance, au combat incessant pour sauvegarder leur identité et assurer leur survie »

             Fait le plus surprenant de la présente anthologie : que ses auteurs, éparpillés dans le monde entier, loin de produire une poésie éclatée ou déracinée, donnent dans leurs écrits la sensation commune de « vivre au sein d’une entité  qu’ils n’ont même plus le besoin de nommer : paradis perdu, pays fantasmé, terre martyrisée, terrain d’une guerre larvée, mouroir, gigantesque nécropole, saint des saints, parfums, couleurs, beauté des pierres, des arbres, des œuvres humaines…sans pareils. À nous de traduire : Palestine »…

    Enfin et  c’est peut-être le plus frappant et le plus émouvant, sur tous les tons de la détresse ou de la colère, de l’effusion ou de l’humour noir : que sans nommer même la Palestine et moins encore ses «autorités», les poètes ici représentés modulent une sorte d’humour palestinien, comme il en va souvent des peuples opprimés, dans leurs écrits où il est essentiellement question, et le plus souvent en termes simples et concrets, de ce qu’elles et ils vivent : « Nous n’entendrons que des individus qui narrent leur vécu propre, ce qu’ils voient et palpent dans la réalité de tous les jours, dans leurs rêves éveillés et leurs cauchemars (bien nombreux ces derniers ! »

    Comme autant de destinées personnelles

    Défilent alors les prénoms, les âges, les lieux d’où ils parlent, leurs occupations variées et ce qu’ils disent, de Rajaa l’ainée (née en 1974 à Damas, et vivant aujourd’hui à Jérusalem, active dans la presse et dirigeant des ateliers d’écriture) à Yahya le plus jeune (né à Gaza en 1998, écrivant des livres pour la jeunesse à côté de ses poèmes), et  vingt-quatre autres voix parfois bouleversantes, cinglantes ou malicieuses, qui évoquent chacune un destin et marquent leurs traces par leurs mots.

    Et c’est Marwan Makhoul dans ses Vers sans domicile : « Assez ! dit la mort aux tyrans / Je suis rassasiée », ou plus loin : « Dans l’embarcation / au milieu de la tempête / nous frappons les vagues avec les rames / pour qu’elle se calme », ou encore : «Pour écrire une poésie /qui ne soit pas politique / Je dois écouter les oiseaux  et pour écouter les oiseaux / il faut que le bruit du bombardier cesse ». C’est Rajaa Ghanim en sa Lumière ténue : « J’étais une femme habitée par l’amour /ayant marché pieds nus sur des cartes / ne reconnaissant nul miracle /ayant peur de retourner dans la tribu / là-bas où la vengeance / luit dans les yeux des hommes /et où l’attendent /quarante coups de fouet ».  

     

    Faut-il des coups de fouet pour que la poésie affleure ? Est-ce faire preuve d’un esthétisme doloriste douteux que de reconnaître la « vertu » créative du malheur, ou ici de la détresse partagée, parfois jusqu’au désespoir, lequel fait mieux apparaître la beauté et le prix des simples « choses de la vie ».

    Ce qui est sûr est que, bien plus que le « discours » idéologique ou d’utilité politique au premier degré, la parole poétique, à fleur d’émotion ou de nerfs, issue des tripes ou du cœur, ressortit à un langage commun dont on trouvera ici les éclats et les échos – mais à chacune et à chacun, alors, de faire à son tour écho à ces éclats.

    Voici donc les éclats de Joumana Mustafa, née en 1977 et vivant actuellement en Jordanie : «En pleine rue / Je vends aux passantes des griffes / Je les étale, les lime / les astique / et donne de la voix », et plus loin : « Alors que celle qui ressentirait / la moitié de ma douleur / se présente et dise : me voici ! ». Ou voilà l’éclat de Najwan Darwish, né en 1978 et se partageant aujourd’hui entre Jérusalem et Haïfa : « Comment allons-nous gaspiller nos vies dans la colonie ? /Autour de moi ce ne sont que blocs de ciment et corbeaux assoiffés » , ou encore : « J’ai essayé une fois de m’asseoir /sur un des siège vides de l’espoir / Mais le mot Reserved / y était installé comme une hyène ». Voici les éclats de Colette Abu Hussein, née en 1980 et établie en Jordanie : «La voisine bienveillante a dit : elle est trop jeune pour mourir ! », et plus loin : « Mon cœur est une fosse commune, ô mes aimés », ou encore : « Nous sommes les descendants du meurtrier /et les cousins de la victime / les héritiers du péché / les ouailles des corbeaux / dans la terre dévastée ». Et les éclats d’Ashraf Fayad, né en 1980, condamné à mort en Arabie  saoudite pou destextes jugés blasphématoires - peine commuée en huit ans d’emprisonnement après une campagne internationale de solidarité : « Être sans pays /veut nécessairement dire être palestinien / Être palestinien /ne signifie qu’une chose / que le monde entier est ton pays / Mais le monde n’arrive pas à assimiler ce fait », etc.  

    Ces éclats faisant écho aux mots du grand Mahmoud Darwich dans La terre nous est étroite : « Sur cette terre, il y a ce qui mérite vie : l’hésitation d’avril, l’odeur du pain à l’aube, les opinions d’une femme sur un homme, les écrits d0Eschyle, le commencement de l’amour, l’herbe sur une pierre, des mères debout sur un filet de flûte et la peur qu’inspire le souvenir aux conquérants » », et enfin avec ce nom prononcé : «Sur cette terre, il y a ce qui mérite vie : sur cette terre, se tient la ma’itresse de la terre, mère des préludes et des épilogues. On l’appelait Palestine. On l’appelle désormais Palestine. Ma Dame, je mérite la vie, car tu es ma Dame »…  

     

    Anthologie de la poésie palestinienne d’aujourd’hui. Textes choisis et traduits poar Abdellatif Laâbi, réunis par Yasin Adnan. Collection Points/ Poésie, 2022.

     

    Mahmoud Darwich. La terre nous est étroite et autres poèmes. Poésie /Gallimard, 2000.

     

       

    La Palestine des poètes

    irradie sans être nommée

     

    Obscène de parler poésie à l’heure des massacres ? Au contraire : cette musique de l’humain, à redéfinir sans cesse, reste une terre commune et le moment d’une parole à partager. Une nouvelle preuve en est donnée, avec une richesse et une force d’expression d’autant plus impressionnantes qu’elle ignore et dépasse  tout discours idéologique ou politique, par l’Anthologie de la poésie palestinienne contemporaine publiée avant le nouveau rebond de la tragédie.

     

    JEAN-LOUIS KUFFER

     

    D’abord on se dira  peut-être que le seul titre de ce recueil, Anthologie de la poésie palestinienne aujourd’hui, jure avec ce qui se passe précisément aujourd’hui: de la poésie alors que les massacres continuent ! Des mots parmi les ruines, et pour dire quoi ? Des mots contre les bombes, mais lesquels ? De la propagande ? De la haine ajoutée à la haine ? Ou pire : de belles paroles d’une élite lettrée ? Du baume sur les corps éventrés ? Autant de soupçons avant même le premier regard…

    Sur quoi, pour peu que vous preniez la peine de l’ouvrir, ce petit livre, et d’en écouter les voix, peut-être en serez-vous, sans parti pris, ne vous réclamant d’aucun camp, saisi par le fait que lui non plus, ce petit livre, n’est soumis à aucun parti pris idéologique ou politique, et que, sans être vous-même lectrice ou lecteur de poésie, simplement à l’écoute des vingt-six femmes et hommes réunis dans ce recueil, choisis et traduits par l’écrivain marocain Abdellatif Laâbi,  lequel souligne « l’incroyable polyphonie vocale et orchestrale » de sa propre découverte, vous aurez peut-être le sentiment profond de participer à un partage bienfaisant. Ah mais c’est ça la poésie ? Eh mais ces Palestiniens nous ressemblent…

     

    Frère et sœurs au même « délire »

    Dans son très éclairant préambule, indispensable pour nous autres qui ne connaissons à peu rien de la poésie palestinienne, sauf peut-être  celle de Mahmoud Darwich (citons au passage le mémorable ensemble de poèmes de La Terre nous et étroite,  paru dans la collection référentielle Poésie/Gallimard), Abdellatif Laâbi rappelle l’origine et l’évolution de la poésie palestinienne, dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle ne sort pas de nulle part, au point que le seule nom de ce pays est « devenu en soi une poétique », et cela grâce aux générations successives de ses poètes, dès le début du XXe siècle où les précurseurs ont commencé à inscrire sa mémoire particulière dans celles des pays du Proche-Orient, puis avec la génération des années 1960-1970 qui a cristallisé les éléments d’une identité culturelle et nationale  en réunissant « une multitude de voix puissantes et originales » autour de Darwich, et par le foisonnement plus récent des voix contemporaines hélas méconnues à proportion de l’occultation qu’a subie la cause palestinienne, alors que les signatures féminines s’imposent désormais « en brisant les plus ancrés dans la mentalité arabo-musulmane conservatrice, en parlant crûment de leur corps, du désir et des frustrations, en présentant du sexe, du sentiment amoureux, leur version forcément inédite ».

    Et Laâbi de préciser à ce propos : «Étonnamment, les hommes semblent avoir accepté ces audaces, voire en redemander ! C’est qu’eux-mêmes se cherchent, ayant déserté cette guerre intestine pour mieux affronter les formes de barbarie que l’occupation leur fait subir au quotidien. Et tout le monde de se rejoindre sur ce front. Mais différemment que leurs prédécesseurs qui ont été, un temps, leurs idoles. C’est que la « cause palestinienne », largement soutenue à l’époque de par le monde, a été savamment occultée parle Goliath local, bradée par les régimes des faux frères arabes et en bonne oartie abandonnée par ce qu’on appelait dans le temps le « rue arabe ». En outre, les données sociopolitiques sur le terrain ont radicalement changé. La possibilité de l’établissement d’un Etat palestinien ne relève plus de la belle utopie mais tout simplement de l’impossible. Les Palestiniens sont en train de devenir, selon la formule consacrée, un « peuple sans terre », à l’instar des Kurdes, des Ouïghours, des Rohingyas et autres peuples condamnés à l’errance, au combat incessant pour sauvegarder leur identité et assurer leur survie »

             Fait le plus surprenant de la présente anthologie : que ses auteurs, éparpillés dans le monde entier, loin de produire une poésie éclatée ou déracinée, donnent dans leurs écrits la sensation commune de « vivre au sein d’une entité  qu’ils n’ont même plus le besoin de nommer : paradis perdu, pays fantasmé, terre martyrisée, terrain d’une guerre larvée, mouroir, gigantesque nécropole, saint des saints, parfums, couleurs, beauté des pierres, des arbres, des œuvres humaines…sans pareils. À nous de traduire : Palestine »…

    Enfin et  c’est peut-être le plus frappant et le plus émouvant, sur tous les tons de la détresse ou de la colère, de l’effusion ou de l’humour noir : que sans nommer même la Palestine et moins encore ses «autorités», les poètes ici représentés modulent une sorte d’humour palestinien, comme il en va souvent des peuples opprimés, dans leurs écrits où il est essentiellement question, et le plus souvent en termes simples et concrets, de ce qu’elles et ils vivent : « Nous n’entendrons que des individus qui narrent leur vécu propre, ce qu’ils voient et palpent dans la réalité de tous les jours, dans leurs rêves éveillés et leurs cauchemars (bien nombreux ces derniers ! »

    Comme autant de destinées personnelles

    Défilent alors les prénoms, les âges, les lieux d’où ils parlent, leurs occupations variées et ce qu’ils disent, de Rajaa l’ainée (née en 1974 à Damas, et vivant aujourd’hui à Jérusalem, active dans la presse et dirigeant des ateliers d’écriture) à Yahya le plus jeune (né à Gaza en 1998, écrivant des livres pour la jeunesse à côté de ses poèmes), et  vingt-quatre autres voix parfois bouleversantes, cinglantes ou malicieuses, qui évoquent chacune un destin et marquent leurs traces par leurs mots.

    Et c’est Marwan Makhoul dans ses Vers sans domicile : « Assez ! dit la mort aux tyrans / Je suis rassasiée », ou plus loin : « Dans l’embarcation / au milieu de la tempête / nous frappons les vagues avec les rames / pour qu’elle se calme », ou encore : «Pour écrire une poésie /qui ne soit pas politique / Je dois écouter les oiseaux  et pour écouter les oiseaux / il faut que le bruit du bombardier cesse ». C’est Rajaa Ghanim en sa Lumière ténue : « J’étais une femme habitée par l’amour /ayant marché pieds nus sur des cartes / ne reconnaissant nul miracle /ayant peur de retourner dans la tribu / là-bas où la vengeance / luit dans les yeux des hommes /et où l’attendent /quarante coups de fouet ».  

     

    Faut-il des coups de fouet pour que la poésie affleure ? Est-ce faire preuve d’un esthétisme doloriste douteux que de reconnaître la « vertu » créative du malheur, ou ici de la détresse partagée, parfois jusqu’au désespoir, lequel fait mieux apparaître la beauté et le prix des simples « choses de la vie ».

    Ce qui est sûr est que, bien plus que le « discours » idéologique ou d’utilité politique au premier degré, la parole poétique, à fleur d’émotion ou de nerfs, issue des tripes ou du cœur, ressortit à un langage commun dont on trouvera ici les éclats et les échos – mais à chacune et à chacun, alors, de faire à son tour écho à ces éclats.

    Voici donc les éclats de Joumana Mustafa, née en 1977 et vivant actuellement en Jordanie : «En pleine rue / Je vends aux passantes des griffes / Je les étale, les lime / les astique / et donne de la voix », et plus loin : « Alors que celle qui ressentirait / la moitié de ma douleur / se présente et dise : me voici ! ». Ou voilà l’éclat de Najwan Darwish, né en 1978 et se partageant aujourd’hui entre Jérusalem et Haïfa : « Comment allons-nous gaspiller nos vies dans la colonie ? /Autour de moi ce ne sont que blocs de ciment et corbeaux assoiffés » , ou encore : « J’ai essayé une fois de m’asseoir /sur un des siège vides de l’espoir / Mais le mot Reserved / y était installé comme une hyène ». Voici les éclats de Colette Abu Hussein, née en 1980 et établie en Jordanie : «La voisine bienveillante a dit : elle est trop jeune pour mourir ! », et plus loin : « Mon cœur est une fosse commune, ô mes aimés », ou encore : « Nous sommes les descendants du meurtrier /et les cousins de la victime / les héritiers du péché / les ouailles des corbeaux / dans la terre dévastée ». Et les éclats d’Ashraf Fayad, né en 1980, condamné à mort en Arabie  saoudite pou destextes jugés blasphématoires - peine commuée en huit ans d’emprisonnement après une campagne internationale de solidarité : « Être sans pays /veut nécessairement dire être palestinien / Être palestinien /ne signifie qu’une chose / que le monde entier est ton pays / Mais le monde n’arrive pas à assimiler ce fait », etc.  

    Ces éclats faisant écho aux mots du grand Mahmoud Darwich dans La terre nous est étroite : « Sur cette terre, il y a ce qui mérite vie : l’hésitation d’avril, l’odeur du pain à l’aube, les opinions d’une femme sur un homme, les écrits d0Eschyle, le commencement de l’amour, l’herbe sur une pierre, des mères debout sur un filet de flûte et la peur qu’inspire le souvenir aux conquérants » », et enfin avec ce nom prononcé : «Sur cette terre, il y a ce qui mérite vie : sur cette terre, se tient la ma’itresse de la terre, mère des préludes et des épilogues. On l’appelait Palestine. On l’appelle désormais Palestine. Ma Dame, je mérite la vie, car tu es ma Dame »…  

     

    Anthologie de la poésie palestinienne d’aujourd’hui. Textes choisis et traduits poar Abdellatif Laâbi, réunis par Yasin Adnan. Collection Points/ Poésie, 2022.

     

    Mahmoud Darwich. La terre nous est étroite et autres poèmes. Poésie /Gallimard, 2000.

     

       

     

     

     

      

     

     

    La Palestine des poètes

    irradie sans être nommée

     

    Obscène de parler poésie à l’heure des massacres ? Au contraire : cette musique de l’humain, à redéfinir sans cesse, reste une terre commune et le moment d’une parole à partager. Une nouvelle preuve en est donnée, avec une richesse et une force d’expression d’autant plus impressionnantes qu’elle ignore et dépasse  tout discours idéologique ou politique, par l’Anthologie de la poésie palestinienne contemporaine publiée avant le nouveau rebond de la tragédie.

     

    JEAN-LOUIS KUFFER

     

    D’abord on se dira  peut-être que le seul titre de ce recueil, Anthologie de la poésie palestinienne aujourd’hui, jure avec ce qui se passe précisément aujourd’hui: de la poésie alors que les massacres continuent ! Des mots parmi les ruines, et pour dire quoi ? Des mots contre les bombes, mais lesquels ? De la propagande ? De la haine ajoutée à la haine ? Ou pire : de belles paroles d’une élite lettrée ? Du baume sur les corps éventrés ? Autant de soupçons avant même le premier regard…

    Sur quoi, pour peu que vous preniez la peine de l’ouvrir, ce petit livre, et d’en écouter les voix, peut-être en serez-vous, sans parti pris, ne vous réclamant d’aucun camp, saisi par le fait que lui non plus, ce petit livre, n’est soumis à aucun parti pris idéologique ou politique, et que, sans être vous-même lectrice ou lecteur de poésie, simplement à l’écoute des vingt-six femmes et hommes réunis dans ce recueil, choisis et traduits par l’écrivain marocain Abdellatif Laâbi,  lequel souligne « l’incroyable polyphonie vocale et orchestrale » de sa propre découverte, vous aurez peut-être le sentiment profond de participer à un partage bienfaisant. Ah mais c’est ça la poésie ? Eh mais ces Palestiniens nous ressemblent…

     

    Frère et sœurs au même « délire »

    Dans son très éclairant préambule, indispensable pour nous autres qui ne connaissons à peu rien de la poésie palestinienne, sauf peut-être  celle de Mahmoud Darwich (citons au passage le mémorable ensemble de poèmes de La Terre nous et étroite,  paru dans la collection référentielle Poésie/Gallimard), Abdellatif Laâbi rappelle l’origine et l’évolution de la poésie palestinienne, dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle ne sort pas de nulle part, au point que le seule nom de ce pays est « devenu en soi une poétique », et cela grâce aux générations successives de ses poètes, dès le début du XXe siècle où les précurseurs ont commencé à inscrire sa mémoire particulière dans celles des pays du Proche-Orient, puis avec la génération des années 1960-1970 qui a cristallisé les éléments d’une identité culturelle et nationale  en réunissant « une multitude de voix puissantes et originales » autour de Darwich, et par le foisonnement plus récent des voix contemporaines hélas méconnues à proportion de l’occultation qu’a subie la cause palestinienne, alors que les signatures féminines s’imposent désormais « en brisant les plus ancrés dans la mentalité arabo-musulmane conservatrice, en parlant crûment de leur corps, du désir et des frustrations, en présentant du sexe, du sentiment amoureux, leur version forcément inédite ».

    Et Laâbi de préciser à ce propos : «Étonnamment, les hommes semblent avoir accepté ces audaces, voire en redemander ! C’est qu’eux-mêmes se cherchent, ayant déserté cette guerre intestine pour mieux affronter les formes de barbarie que l’occupation leur fait subir au quotidien. Et tout le monde de se rejoindre sur ce front. Mais différemment que leurs prédécesseurs qui ont été, un temps, leurs idoles. C’est que la « cause palestinienne », largement soutenue à l’époque de par le monde, a été savamment occultée parle Goliath local, bradée par les régimes des faux frères arabes et en bonne oartie abandonnée par ce qu’on appelait dans le temps le « rue arabe ». En outre, les données sociopolitiques sur le terrain ont radicalement changé. La possibilité de l’établissement d’un Etat palestinien ne relève plus de la belle utopie mais tout simplement de l’impossible. Les Palestiniens sont en train de devenir, selon la formule consacrée, un « peuple sans terre », à l’instar des Kurdes, des Ouïghours, des Rohingyas et autres peuples condamnés à l’errance, au combat incessant pour sauvegarder leur identité et assurer leur survie »

             Fait le plus surprenant de la présente anthologie : que ses auteurs, éparpillés dans le monde entier, loin de produire une poésie éclatée ou déracinée, donnent dans leurs écrits la sensation commune de « vivre au sein d’une entité  qu’ils n’ont même plus le besoin de nommer : paradis perdu, pays fantasmé, terre martyrisée, terrain d’une guerre larvée, mouroir, gigantesque nécropole, saint des saints, parfums, couleurs, beauté des pierres, des arbres, des œuvres humaines…sans pareils. À nous de traduire : Palestine »…

    Enfin et  c’est peut-être le plus frappant et le plus émouvant, sur tous les tons de la détresse ou de la colère, de l’effusion ou de l’humour noir : que sans nommer même la Palestine et moins encore ses «autorités», les poètes ici représentés modulent une sorte d’humour palestinien, comme il en va souvent des peuples opprimés, dans leurs écrits où il est essentiellement question, et le plus souvent en termes simples et concrets, de ce qu’elles et ils vivent : « Nous n’entendrons que des individus qui narrent leur vécu propre, ce qu’ils voient et palpent dans la réalité de tous les jours, dans leurs rêves éveillés et leurs cauchemars (bien nombreux ces derniers ! »

    Comme autant de destinées personnelles

    Défilent alors les prénoms, les âges, les lieux d’où ils parlent, leurs occupations variées et ce qu’ils disent, de Rajaa l’ainée (née en 1974 à Damas, et vivant aujourd’hui à Jérusalem, active dans la presse et dirigeant des ateliers d’écriture) à Yahya le plus jeune (né à Gaza en 1998, écrivant des livres pour la jeunesse à côté de ses poèmes), et  vingt-quatre autres voix parfois bouleversantes, cinglantes ou malicieuses, qui évoquent chacune un destin et marquent leurs traces par leurs mots.

    Et c’est Marwan Makhoul dans ses Vers sans domicile : « Assez ! dit la mort aux tyrans / Je suis rassasiée », ou plus loin : « Dans l’embarcation / au milieu de la tempête / nous frappons les vagues avec les rames / pour qu’elle se calme », ou encore : «Pour écrire une poésie /qui ne soit pas politique / Je dois écouter les oiseaux  et pour écouter les oiseaux / il faut que le bruit du bombardier cesse ». C’est Rajaa Ghanim en sa Lumière ténue : « J’étais une femme habitée par l’amour /ayant marché pieds nus sur des cartes / ne reconnaissant nul miracle /ayant peur de retourner dans la tribu / là-bas où la vengeance / luit dans les yeux des hommes /et où l’attendent /quarante coups de fouet ».  

     

    Faut-il des coups de fouet pour que la poésie affleure ? Est-ce faire preuve d’un esthétisme doloriste douteux que de reconnaître la « vertu » créative du malheur, ou ici de la détresse partagée, parfois jusqu’au désespoir, lequel fait mieux apparaître la beauté et le prix des simples « choses de la vie ».

    Ce qui est sûr est que, bien plus que le « discours » idéologique ou d’utilité politique au premier degré, la parole poétique, à fleur d’émotion ou de nerfs, issue des tripes ou du cœur, ressortit à un langage commun dont on trouvera ici les éclats et les échos – mais à chacune et à chacun, alors, de faire à son tour écho à ces éclats.

    Voici donc les éclats de Joumana Mustafa, née en 1977 et vivant actuellement en Jordanie : «En pleine rue / Je vends aux passantes des griffes / Je les étale, les lime / les astique / et donne de la voix », et plus loin : « Alors que celle qui ressentirait / la moitié de ma douleur / se présente et dise : me voici ! ». Ou voilà l’éclat de Najwan Darwish, né en 1978 et se partageant aujourd’hui entre Jérusalem et Haïfa : « Comment allons-nous gaspiller nos vies dans la colonie ? /Autour de moi ce ne sont que blocs de ciment et corbeaux assoiffés » , ou encore : « J’ai essayé une fois de m’asseoir /sur un des siège vides de l’espoir / Mais le mot Reserved / y était installé comme une hyène ». Voici les éclats de Colette Abu Hussein, née en 1980 et établie en Jordanie : «La voisine bienveillante a dit : elle est trop jeune pour mourir ! », et plus loin : « Mon cœur est une fosse commune, ô mes aimés », ou encore : « Nous sommes les descendants du meurtrier /et les cousins de la victime / les héritiers du péché / les ouailles des corbeaux / dans la terre dévastée ». Et les éclats d’Ashraf Fayad, né en 1980, condamné à mort en Arabie  saoudite pou destextes jugés blasphématoires - peine commuée en huit ans d’emprisonnement après une campagne internationale de solidarité : « Être sans pays /veut nécessairement dire être palestinien / Être palestinien /ne signifie qu’une chose / que le monde entier est ton pays / Mais le monde n’arrive pas à assimiler ce fait », etc.  

    Ces éclats faisant écho aux mots du grand Mahmoud Darwich dans La terre nous est étroite : « Sur cette terre, il y a ce qui mérite vie : l’hésitation d’avril, l’odeur du pain à l’aube, les opinions d’une femme sur un homme, les écrits d0Eschyle, le commencement de l’amour, l’herbe sur une pierre, des mères debout sur un filet de flûte et la peur qu’inspire le souvenir aux conquérants » », et enfin avec ce nom prononcé : «Sur cette terre, il y a ce qui mérite vie : sur cette terre, se tient la ma’itresse de la terre, mère des préludes et des épilogues. On l’appelait Palestine. On l’appelle désormais Palestine. Ma Dame, je mérite la vie, car tu es ma Dame »…  

     

    Anthologie de la poésie palestinienne d’aujourd’hui. Textes choisis et traduits poar Abdellatif Laâbi, réunis par Yasin Adnan. Collection Points/ Poésie, 2022.

     

    Mahmoud Darwich. La terre nous est étroite et autres poèmes. Poésie /Gallimard, 2000.

     

       

     

     

      

     

  • La cueilleuse d’yeux bleus

     


    littérature

    Elle fait tous les marchés où se retrouvent les jeunes paysans aux pommettes roses et les journaliers en quête d’ouvrage.

    Elle les cueille du regard et la transaction se fait à l’ordinaire dans l’heure qui suit. Mais l’accord n’est possible qu’à certaines conditions physiques précises excluant les Nordiques et les Américains de souche allemande.

    Il les lui faut glabres et d’un métal tranchant, la barbe de jais quand elle pousse et le front de celui qui pense avec le corps - il est exceptionnel qu’elle ait cueilli des yeux bleus d’intellectuels, sauf durant ses années d’Argentine les étudiants lettrés qui fréquentaient la maison de Lady Ocampo. Il les lui faut baraqués et doux, le bleu d’autant plus émouvant qu’ils sont vigoureux. Il les lui faut clairs et brumeux, le bleu liquide s’ils sont d’airain et le bleu diamant si l’anima prime en eux. C’est presque à fleur de peau qu’elle décide, mais nul d’entre ceux qu’elle a choisis ne l’a jamais repoussée.

    Cette manie les fascine à vrai dire chez une femme qui ne devrait être qu’un objet de convoitise. L’idée qu’elle soit demandeuse les sidère. Certains éclatent de rire lorsqu’elle leur fait sa proposition. Elle a remarqué qu’une certaine caresse leur attendrissait le regard sur la photo, pourtant elle évite de passer pour une fille facile aux yeux des plus sévères, pas toujours les moins intéressants.

  • Nuages de beau

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    Les forêts s’en vont en fumées,
    on voit passer des Îles,
    des visages dans les nuées
    se forment et défilent…
     
    J’aimais quand tu levais les yeux ,
    tes yeux couleur de ciel,
    j’aimais le bleu de tes prunelles
    comme un reflet des cieux…
     
    Parfois aussi sous les ondées,
    nous tenant par la main ,
    nous nous surprenions à parler
    comme au fond d’un jardin …
     
    Nous survive la rêverie,
    vous souviennent les jours,
    les inspirent ces fantaisies
    de ce qu’on dit l’amour …
     
    Peinture: Constable.

  • Les chagrins éperdus

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    J’ai vu la vie se retirer
    comme le jour, le soir,
    et comme on pleure dans le noir
    sans oser le montrer,
    j’essayais de prier
    ou plutôt de ne pas crier
    - question de dignité :
    à côté de qui meurt
    on doit rester bien cravaté…
     
    Quant aux mots les plus adéquats,
    je ne vous dit que ça:
    soyez léger, trouvez un air,
    comme sait en trouver le trouvère,
    ou ne parlez que de vos yeux -
    le silence est un autre aveu;
    je ne sais pas, et d’ailleurs
    que dire à l’heure qui délire ?
     
    Enfin s’agissant des honneurs,
    on les rendra plus tard,
    en invoquant Notre Seigneur,
    debout au garde-à-vous;
    tout va pour le reste en compost,
    afin de recycler,
    nos sûres potentialités -
    telle étant la riposte
    à ces sentimentalités…
     
    Tu te disais mal entendue:
    on ne t’écoutait pas:
    une âme ne pense pas,
    disais-tu qu’on disait…
     
    Je ne sais pas où est ta tombe,
    au ciel ou dans la cendre,
    le ciel est dur, tendre est la terre -
    l’âme perdue n’est que misère…
     
    Peinture: Rober Indermaur

  • Cruelle poésie

     
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    (En mémoire de Vitalie Rimbaud)
     
    Plus vous croirez le ligoter,
    plus il s’échappera,
    plus vous le clouerez aux mots,
    plus il déliera,
    en renversant la table,
    la folle fugue des vocables;
    plus vous lui rappelez Raison ,
    plus il répond: Saisons,
    et c’est alors un quatuor
    qu’il fait sonner léger au clavecin
    levant aux prés le sacre du matin…
     
    Sur la photo là-bas l’enfant,
    ne semble pas content:
    il n’a pas l’air d’aimer poser
    comme les collégiens,
    souriants philistins
    aux destinées de pharmaciens;
    il se sait seul quand ils sont tous…
     
    La mère sévère en attendant
    s’inquiète en grand tourment
    de voir déferler le ravage
    sous le front du sauvage
    défiant Dieu contre l’usage;
    il y a de quoi s’enrager,
    à voir le père absent
    inspirer ainsi l’innocent…
    Vitalie au sort si cruel
    se fait baiser à vie
    par le démon de poésie,
    mais jamais elle ne fermera
    sa porte au scélérat
    qu’elle aimera plus que sa vie -
    l’eau claire et l’ortie des mots
    soient maudites et bénies …

  • Ceux qui voient quelqu'un

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    Celui qui ne la sentait pas venir / Celle qui va à gauche avec un mec du centre droite / Ceux qui se demandent si elles s’en doutent / Celui qui se sent ce matin tout chaud lapin / Celle que sa nouvelle eau de toilette a amenée à se questionner / Ceux qui parlent d’un nouveau potentiel / Celuiqui défie ses cinquante balais / Celle qui ne regrettera pas sa moustache à la Nietzsche / Ceux qui voient double sans l’annoncer à la troisième / Celui qui estime que le harem est une solution à l’amiable intéressante / Celle qui se verrait bien en odalisque préférée du sultan de l’Entreprise open minded / Ceux qui se demandent carrément : et maintenant on fait quoi / Celui qui pense déjà à ce qu’il va emporter genre le nouvel écran plasma / Celle qui zappera la garde de l’enfant s’il lui laisse Iago le doberman / Ceux qui feront étage séparé dans la Villa Nous Deux / Celui qui voit une malvoyante plus sensible à la poésie que Maryvonne / Celle qui affirme que pour que les mecs changent faudrait qu’ils soient différents / Ceux qui prennent sur eux en comptant sur elles / Celles qui prennent sur elles sans se faire trop d’illusions sur eux / Celui qui s’énerve quand ils lui demandent pourquoi Maryvonne les évite / Ceux qui découvrent de nouvelles qualités à leur beaux-parents / Celui dont le beau-père a passé deux fois par là / Celle qui fait celle qui n’a pas compris pour avoir la paix / Ceux qui n’en font pas le début d’un narratif / Celui qui se confesse au père Dominique dont il sait les préférences mais s’ils font ça entre eux ça lui va / Celle qui fait un transfert imprévu sur son avocat réellement sexy / Ceux qui restent fidèles et donc pas de souci « ma fi », etc.

  • Lorsque les mains écoutent

     
     
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    Ils en auront beaucoup parlé :
    noirci d’entiers camions
    de papier à conditionner;
    Maître Merleau jusqu’au Japon
    a sondé la question :
    revenons aux fondamentaux,
    dit-il d’un ton sérieux
    aux Nippons scrupuleux ;
    et la sonate de Vinteuil
    au seuil d’une autre nuit
    module cette mélodie
    oublieuse du deuil
    d’un luthier rêvant d’infini…
     
    Chacun sait ce que son autre main
    ignore si l’autre dort:
    la main du peintre est ingénue
    quand l’autre reste nue,
    alors que le corps sans voix
    repose comme un seul
    aux seuil des eaux à mille morts;
    et deux mains à la nage
    feront le geste de prier
    ou d’écarter les ailes
    les appelant à s’envoler
    dans le ciel inversé…
     
    Le tangible n’a pas tout dit,
    murmure la geisha
    que la lecture délivre
    quand les mains nouées un peu lasses
    se délassent des corps,
    et la diva sans vanité
    tout à l’aria du seul toucher,
    se laisse aller à l’avenant
    à l’absolu bercement…
     
    Dessin: Joseph Czapski
    Dessin: Joseph Czapski.

  • De la liberté ou presque

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    Ils se sentaient tous égarés:
    c’est ce qu’ils vous auront dit
    à la montée agressive
    des injonctions collectives
    affolées par tous les relais
    et réseaux en mêlée -
    la meute hurlait dans le vortex:
    tel était le contexte…
     
    Mais le contexte n’est qu’un mot,
    ou peut-être un prétexte
    à tout réduire en unité
    de douteuse simplicité,
    par les slogans et les formules
    incessamment publicitaires
    dans l’oubli concerté
    des évitements solitaires
    aux fructueux émules…
     
    Nous entrons en opposition,
    déclarent les fileuses,
    là-bas, du plus joyeux coton,
    vous défilerez mais sans nous,
    vous vous alignerez,
    vous vous lamenterez,
    à genoux et les yeux baissés,
    vous vous direz perdus,
    comme si vous l’aviez voulu…
     
    La planète est comme un vaisseau
    dans les flots étoilés
    où nous tissons les destinées
    et le juste et l’injuste
    se faufilent à l’avenant;
    la partition vous est fournie,
    et libre à vous d'en disposer,
    enfin libres ou presque,
    quand tout est presque hors le néant...
     
    Image: les trois moires.

  • Masque de chair

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    Qui écrit ça quand j’écris ça ?
    C’est la question du jour:
    la question qui te reviendra
    par delà ton oubli,
    quand soudain l’écrit sera signe
    d’on ne saura trop quoi,
    d’on ne sait qui non plus,
    car tu n’y seras plus…
     
    Qu’auras-tu donc été pour moi ?
    Telle est la vraie question
    car le miroir ne m’apprend rien
    que la fragile part
    de ce que de mon en deçà
    mon regard seul perçoit ,
    vers ton si fragile au-delà,
    d'ou me revient ta voix,
    quand tes yeux m’étaient si précieux …
     
    Je ne sais si je t’ai déçu (e),
    c’est la question qui tue,
    je me sens partout étranger,
    tout est neuf et à moi,
    à moi la vue, à moi l’emoi;
    je suis votre double à jamais,
    et je ne suis pas là:
    je vous parle au delà du trouble -
    je vous parle d’ailleurs,
    je ne suis pas ce que tu vois ...
     
    Peinture: Francis Bacon.