Livre
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Ce que dit le silence
« Qui sait, dit Euripide, il se peut que la vie soit la mort et que la mort soit la vie »(Léon Chestov, Les révélations de la mort)Pour Emilia, en mémoire de Pierre-Guillaume.La suprême ignorance est là,de ne plus savoir side la nuit avant l’heure,ou du jour et ses leurressont ce qu’ils sont ou ne sont pas…L’étrange chose qu’une rosequi ne parle qu’en soiet dont jamais aucune foin’osa dire qu’elle dispose…Les mots ne voulaient dire que ça:qu’ils savent qu’ils ignorentque le silence dort,et que la mort n’existe pas…Peinture JLK: Al Devero. -
Une femme sensible
En (re)lisant Le prix de l'idiot et Le
Journal d'Edith de Patricia Highsmith
Il est de basses méchancetés, comme il en est de bonnes, qui procèdent de l’innocence bafouée et de la révolte contre l’injustice. Les vraies méchantes gens affectent volontiers des airs de belles âmes, tandis que certains êtres foncièrement bons en arrivent à se montrer méchants à seule fin de résister à ce que la vie a d’insupportable, et tel me semble le cas de Patricia Highsmith, dont les personnages se défendent comme ils peuvent des iniquités subies, ainsi qu’on le voit dans la terrible nouvelle intitulée Le prix de l’idiot.
C’est l’histoire d’un homme comme les autres qui s’attendait à couler une bonne petite vie avec sa femme Jane, intellectuellement vive et sexy lorsqu’il l’a rencontrée, et qui s’est empâtée et se traîne en savates depuis que la fatalité les a gratifiés d’un enfant trisomique auquel elle se consacre comme à une “mission à plein temps”.
Un soir de grisaille où lui pèse également son job de conseiller fiscal, l’idée d’étrangler son enfant lui passe par la tête, et c’est sur cette lancée d’obscure fureur que, se retrouvant par les rues de Manhattan, il se jette soudain sur un passant qu’il tue de cette façon et traîne dans un coin sombre non sans lui arracher un bouton de son pardessus.
Sur quoi la méchante Patty note, sans forcer pour autant le trait, que Roland Markow s’est retrouvé “en pleine forme” le lendemain de son meurtre, et que c’est avec un sentiment de dignité restaurée qu’il reprend goût à la vie avec son bouton en poche, et je comprends cela très bien, pas un instant je ne suis tenté de lui jeter la pierre même si le bouton a coûté cher à un pauvre type passant par là, dont le sort pourrait alors faire l’objet d’une autre nouvelle: la story d’un certain Francisco Baltar, quarante-six ans, ingénieur espagnol en voyage d’affaires à New York et se trouvant ce soir-là par hasard dans la 47e Rue Est...
En l’occurrence cependant, c’est de Roland Markow qu’il s’agit, dont l’enfant (un cas sur sept cents) a décroché un chromosome surnuméraire à la loterie Pas-de-chance. Un type comme nous tous, qui eût aimé voir son gosse jouer avec les autres et lire un jour les histoires de Robert Louis Stevenson, alors que le petit crapaud (c’est la méchante Patty qui parle de “crapaud”) ne sera jamais capable même de déchiffrer la notice d’un paquet de corn flakes.
La méchante Patty l’a noté sans pitié: “Bertie avait de fins cheveux roux, une petite tête au sommet et à la nuque aplatis, un nez court, épaté, une bouche pareille à un trou rose, à jamais ouverte, d’où pendait presque sans trêve une langue énorme. Sa langue était traversée à l’horizontale de bourrelets d’allure plutôt repoussante. Bertie bavait en permanence, bien entendu”.
Ce méchant “bien entendu” est une réponse aux belles âmes qui argueront que Bertie, bien entendu, fait partie de l’admirable plan de Dieu. Et le bouton dans la main du père n’a pas d’autre signification symbolique: c’est le tribut repris par le père humilié au méchant Dieu. (En lisant Le prix de l'idiot)
Il me semble que c’est un certain goût du bonheur terrestre, et la tendresse bienveillante qu’elle voue à ceux qui en bénéficient tranquillement, ou qui en rêvent, qui rend Patricia Highsmith si intransigeante et même si féroce à l’égard de ceux que leurs frustrations ou leur puritanisme poussent à décrier toute jouissance ou toute joie spontanée, et tel est le sourd combat qui se mène dans son dernier roman, sur fond de délire sectaire à l’américaine, entre une jeune homme plein de santé et son père glissant tout à coup dans le fanatisme religieux pour compenser l’infériorité dans laquelle le relègue le développement de son fils.
Ce qui est significatif là-dedans, c’est que la dérive religieuse du père, comme celle de toute une partie de la société locale à la même époque, découle d’un besoin compulsif très élémentaire, qui se nourrit d’une littérature de bas étage et va de pair avec le retour en force des Républicains de l’ère Reagan. Rien là-dedans de vraiment profond. Rien non plus du fanatisme mystique détaillé vingt ans plus tôt par Flannery O'Connor dans les Etats du Sud, alors même que la romancière elle-même ne touche jamais aux profondeurs métaphysiques, se bornant à l’observation de la vie comme elle va. Les paumés de Flannery et ceux de Patty se ressemblent, mais le point de vue de la catholique est évidemment tout différent de celui de l’agnostique, même si toutes deux manifestent la même attention à la détresse humaine, et la même compassion. (En lisant Ceux qui frappent à la porte)
Il n’y a pas trace, chez Patricia Highsmith, de ce qui fait un grand style ou une grande ambition littéraire au sens classique d’un Henry James qu’elle admirait tant, et pourtant ses meilleurs livres, comme Le Journal d’Edith, relèvent bel et bien de ce qui fait l’honneur de la littérature par la résonance émotive qui s’en dégage et par le sérieux de son approche de la réalité humaine, enfin par la beauté “intérieure” d’une écriture tirant du langage courant les mêmes ressources que celle d’un Simenon.
Au fil des pages du Journal d’Edith se dessine, dans un milieu qu’on présume d’abord émancipé d’intellectuels américains libéraux à l’époque de la guerre du Vietnam, le portrait d’une femme sensible et intelligente que ses positions “de gauche” portent à croire que tout va forcément bien tourner, à proportion de sa foncière bonne foi. Or ce qu’elle va découvrir, c’est ce qu’on pourrait dire le froid du monde. Incapable de pallier seule l’absence du mari et père très-pris-par-son-job, elle-même n’a pas assez de force ni de rayonnement affectif pour retenir son fils sur la face lumineuse de la vie. Or ce qui est poignant, et très bien trouvé du point de vue de l’invention romanesque, c’est de lire parallèlement, dans son journal intime, le récit de l’épanouissement progressif du garçon, alors que nous voyons celui-ci sombrer en réalité dans l’imbécillité et l’abjection.(En lisant Le journal d'Edith)
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Comme une douce folie
Sur Une femme sous influence de John Cassavetes
Qui est fou et qu’est-ce que la folie ? Comment vivre une vie « normée » par les codes familiaux et sociaux sans devenir dingue ? Y a-t-il un équilibre possible entre ce qu’on peut dire une vie poétique, intense et belle, où il y ait place pour la beauté et la bonté, la créativité et les échappées de l’amour, et une existence quotidienne dite ordinaire ?
Telles sont les questions, entre autres, que pose ce film toujours aussi extraordinairement vif, tendre, socialement percutant, psychologiquement pertinent et artistiquement accompli dans son mélange de simplicité et de beauté brute, que représente Une femme sous influence de John Cassavetes, réalisé en 1974, qui valut un Golden Globe de la meilleure actrice à Gena Rowlands et nous rappelle quel grand comédien est aussi Peter Falk dont on sourit en passant des quelques tics familiers à un certain inspecteur Columbo...
Ce qu’il y a peut-être de plus fou dans Une femme sous influence, c’est sa sagesse et son humanité profonde. À peu près à la même époque, une autre forme d’hystérie déchirait le couple de Taylor et Burton dans un film tiré d’une pièce d’Edward Albee, Qui a peur de Virginia Woolf ? Or, cet épisode de la guerre des sexes ne laisse en mémoire qu’une brûlure acide, d’une douleur noire, tandis que le film de Cassavetes, sans édulcoration pour autant ni happy end, inscrit chaque implosion – qu’on dirait aujourd’hui pétage de plomb – dans un contexte nuancé par la présence de la famille, des potes ouvriers de Nick, des enfants surtout, sous le signe de l'amour.
Ce film est d'abord un merveilleux portrait de femme sensible, à la fois bonne fille pas snob et bonne mère, à laquelle Gena Rowlands donne toutes les nuances de la malice et de la naïveté feinte ou réelle, du besoin de fantaisie et de tendresse, autant que des capacités de s’occuper de la maison et des mômes de façon conséquente. Dès le début on la sent au bord d’un gouffre, autant que son jules accablé de travail sur ses chantiers, en contremaître souvent retenu la nuit. Ils se sont d’ailleurs trouvés, et mutuellement élus, sur un fond de douce folie, plus radical chez elle il est vrai – probablement lié à une réelle faiblesse nerveuse. Or, la mère de Nick, qui n’a jamais encaissé le rapt de son fils par cette femme « bizarre », fera la décision pour son enfermement en institution psychiatrique, avec l’aide du médecin de famille – pouvoirs conjoints, auquel s’allie celui du Pater familias accumulant les gestes « tout faux » malgré sa nature naturelle et pour mieux se conformer à l’image qu’il se fait du chef.
Ce qui est également réjouissant, à relever après les « innovations » de Dogma, c’est que le film de Cassavetes soit si pur de toute idéologie et de tout dogmatisme. Dans les compléments, un passionnant entretien avec Michel Ciment confirme d’ailleurs ses priorités en matière d’observation et de jugement, et la philosophie qui la sous-tend. Il y a du Raymond Carver là-derrière, donc du Tchékhov. Ces auteurs-là ne démontrent pas tant qu’ils montrent. Voici le gâchis de nos vies pourries par des normes trop rigides, trop soumises au Système et à ses règles pseudo-morales ou pseudo-religieuses. À la fin d’Une femme sous influence, Mabel étant revenue de l’asile et des électrochocs, la mère de Nick comprend et semble admettre qu’elle est aussi dingue qu’avant et plus aimante encore et que rien n'y fera. De son côté, le pauvre père se voit rejeté par ses enfants jusqu’à comprendre qu’il ne les retrouvera pas sans passer par l’amour de Mabel - et de proposer alors tranquillement de « ranger ce bordel ». C’est cela même : ce film nous aide à « ranger le bordel ». Cinématographiquement cela se fait par des images simples, intimes et chaleureuse (même un chantier peut sembler intime et chaleureux), des plans alternant plages de tendresse et fureur criseuse en cadrages hyper-rapprochés, des hors- champs pour montrer ce qui se montre sans image, bref un film de purs sentiments-sensations qui fait autant mal au corps et à l’âme qu’il fait du bien au cœur…John Cassavetes. Une femme sous influence, 1974. Le film est intégré dans un coffret contenant 5 DVD, avec Shadows, Faces, Meurtre d’un bokkmaker chinois et Opening night, et autant de suppléments très appréciables. Ocean, 2009.
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La beauté sur la terre
Carnets de Thierry Vernet
Thierry Vernet s’est éteint au soir du 1er octobre 1993, à l’âge de 66 ans, des suites d’un cancer. Genevois d’origine, le peintre avait vécu à Belleville depuis 1958 avec Floristella Stephani, son épouse, artiste peintre elle aussi. Thierry Vernet avait été le compagnon de route de Nicolas Bouvier durant le long périple que celui-ci évoque dans L’Usage du monde, précisément illustré par Vernet.
A part son œuvre peint, considérable, Thierry Vernet a laissé des carnets, tenus entre sa trente-troisième année et les derniers jours de sa vie, qui constituent une somme de notations souvent pénétrantes sur l’art et la vie.
« La beauté est ce qui abolit le temps »
« Je ne sais pas qui je suis, mais mes tableaux, eux, le savent ».
« Mille distractions nous sollicitent. La radio, le bruit, le cinéma, les journaux Autrefois on devait être face à face avec son démon, on devait patiemment élucider son mystère. Maintenant, vite, entre deux distractions, on doit tout dire, avec brio de chic, faire son œuvre en coup de vent. A moins… à moins de résister aux distractions ».
« L’Art commence quand, après une longue et patiente partie d’échecs, d’un coup de genou sous la table on fait tout valser ».
« D’heureux malgré le doute, arriver à être heureux à cause du doute ».
« Faire la planche sur le fleuve du Temps ».
« C’est dans les larmes qu’on parvient à la géométrie ».
« Aux gens normaux le miracle est interdit ».
« Il suffit de voir qui réussit, et auprès de qui, pour être rassuré et encouragé ».
« Nous vivons, en ce temps, sous la théocratie de l’argent ; et malgré soi on sacrifie de façon permanente à ce culte hideux ».
« D’ailleurs c’est bien simple : ou bien les hommes sont ouverts, autrement dit infinis, ou bien ils sont fermés, finis, et dans ce cas on peut les empiler. Ou en faire n’importe quoi ».
« Nous qui avons une patte restée coincée dans le tiroir de l’adolescence, nous en garderons toujours, sous nos rides, quelque chose ».
« D’abord la sensation est souveraine, ensuite le tableau est souverain. Entre ces deux souveraientés, il y a la révolution ».
« Dieu est éternel, le diable est sempiternel ».« En matière de peinture, la lumière n'a rien à voir avec l’éclairage ».
« Quand son corps devient infréquentable, il convient de le servir poliment, juste ce qu’il demande, et de penser à autre chose, avec enthousiasme ».
« Les visages : des ampoules électriques plus ou moins allumées ».
« Les gens de la rue sont des bouteilles, des quilles, les automobiles des savons échappées de mains maladroites ; Dieu que le monde est beau ! »
« Monsieur Pomarède, mon voisin retraité de la rue des Cascades, me voyant porter un châssis, me dit : « Vous faites de la peinture, c’est bien, ça occupe ! »
« Une forme doit avoir les yeux ouverts et le cul fermé ».
« Je me bats, et il est normal qu’à la guerre on prenne des coups ».
« Ajouter ne serait-ce que sur 10cm2 un peu de beauté au monde, ce qui diminuera d’autant et probablement bien plus de sa laideur ».
« Si l’on tue en soi-même l’espérance du Paradis, on n’hérite que de l’Enfer. C’est, me semble-t-il, le choix de notre civilisation ».
« La foi en le vraisemblable ne nous sauvera pas de grand-chose ».
« Votre société s’ingénie à rendre le désespoir attrayant ».
« La mort, ma mort, je veux la faire chier un max à attendre devant ma porte, à piétiner le paillasson. Mais quand il sera manifeste que le temps est venu de la faire entrer, je lui offrirai le thé et la recevrai cordialement ».
« Je suis un chiffon sale présentement dans la machine à laver. Lâche, hypocrite, flagorneur, luxurieux, cédant au moindre zéphyr de mes désirs et tentations diverses, comptant sur un sourire et mes acquiescements pour conquérir quelques cœurs utiles (et cela enfant déjà pour « m’en tirer » !). La machine à laver à de quoi faire. Mieux vaut tard que jamais.
Le 4 septembre 1993, et ce fut sa dernière inscription, Thierry Vernet notait enfin ceci : « Je peins ce que je crois avoir vu. 4/5 de mon élan m’attache à notre vie et à tout ce qu’elle nous donne de merveilleux, mais 1/5 m’attire vers la vie éternelle d’où tant de bras se tendent pour m’accueillir ».
À lire aussi: Correspondance des routes croisées, de Nicolas Bouvier et Thierry Vernet (1946-1964), fabuleux "roman" dialogué d'une amitié. -
Ceux qui lisent le journal
Celui qui va direct aux pages sportives / Celle qui est déçue par la météo du jour et le fait remarquer à son conjoint Ernest qui rouspète à son tour / Ceux qui constatent que l’édito du journal auquel ils sont abonnés depuis 1963 confirme une fois de plus leur désaccord avec la nouvelle ligne d’icelui et décident de rédiger une lettre de lecteurs cosignée au niveau du couple / Celui qui allume le feu avec l’édito de celui qu’il appelle le Tapir / Celle qui s’intéresse essentiellement aux pages conso et déco et les découpe et les colle dans un Cahier Pratique qu’elle compulse quand elle s’ennuie / Ceux que la dérive de l’info vers la conso a ramené à la lecture des Classiques / Celui qui affirme que la lecture matinale du journal lui tient lieu de rencontre avec l’Humain et sa compagne Arlette précise: le Trop Humain, mais leurs voisins de palier les Amiguet Paul et Simone ne pigent pas l’allusion à Nietzsche (philosophe allemand) ce qui ne les empêchent pas tous quatre de partager de bons moments à la canasta / Celle qui a trouvé un job au Centre de jeu excessif où elle tombe amoureuse d’un addict au trictrac / Ceux qui fuient la prétendue réalité dans le prétendu virtuel mais se retrouvent plus volontiers au café Les Bosquets / Celui qui attaque le testament de sa tante afrikaner dont le journal a célébré les gains au casino à la grand époque de Rika Zaraï / Celle que son veuvage a rendu plus cupide que le défunt / Ceux qui ont compris très tôt à quoi correspondaient les postures de gauche de leurs camarades des beaux quartiers / Celui qui affirme que ce que le journal appelle sa génération est un abus de langage / Celle qui des jumeaux Duflon a choisi le militant trotskyste futur avocat d’affaires alors que sa sœur se rabattait sur l’apolitique aujourd’hui au chômage / Ceux qui se reconnaissent dans la rue puis se ravisent en se rappelant qu’ils se sont insultés trente ans plus tôt et qu’aucun ne s’est excusé à l’autre et inversement s’entend / Celui qui a préféré reprendre la fabrique de chaussures de son père plutôt que de céder au chantage affectivo-politique de son ex Arlette actuellement syndicaliste au plus haut niveau et remariée à un homo notoire ce qu’elle ignore ou feint d’ignorer on ne sait jamais avec elle / Celle qui te dit au Buffet de la Gare qu’il faudrait que tu la relances avec un message subliminal dans le regard affirmant le contraire que tu reçois 5 sur 5 et qui t’arrange vu que les intellectuelles languides n’ont jamais été ton fort et qu’elle sent un peu la nonne transie / Ceux qui se lèvent tôt pour jouer une rôle dans l’économie mondiale / Celui qui fait des patiences dans son coin pendant que Badiou parle à la télé à l’indifférence manifeste des plantes vertes / Celle qui n’a jamais aimé l’ambiance des réus du Parti avec toute cette fumée et ces mec agressifs / Ceux qui te trouvent politiquement suspect mais n’osent pas te le dire vu que tu peux leur être socialement utile / Celui qui rappelle à tout moment qu’il était en Afrique du Sud en 1975 ce qui en impose de moins en moins aux jeunes camarades nés en 1985 et suivantes / Celle qui a croisé le futur prix Nobel J.M. Coetzee dans une supérette du quartier de Tokai où il lui a ramassé un paquet de chips tombé de son caddie / Ceux qui se disaient racistes à dix-sept ans mais dans un sens punk enfin tu vois quoi / Celui qui se promet de faire aujourd’hui un grand tour dans la neige pour se laver de la lectures des tabloïds / Celle qui prépare une soupe à la courge dans la maison bien chauffée / Ceux qui lisent les journaux avec attention et sans sauter la page des morts, etc.
Image : Philip Seelen -
2666
Pour tout dire (116)
Une lecture traversante du fascinant dernier roman-gigogne de Roberto Bolano, paru un an après sa mort et constitué de cinq livres en un.
1. Sur La partie des critiques, première section.
Ce n’est pas sans réserve qu’on entre dans ce roman de 1352 pages, mais une fois qu’on y est on y est bien. Une première hésitation tient à la dimension de l’ouvrage, constitué de cinq romans collés ensemble pour n’en former qu’un, cela donnant un énorme volume tout à fait mal pratique dans son édition de poche. Et puis, et surtout, certaine adulation plus ou moins convenue, typique aujourd’hui des engouements suscités par les livres qu’on dit « cultes », voire « cultissimes », ne peut qu’engendrer certaine méfiance – du moins est-ce mon cas. Or, sans entrer vraiment « à reculons » dans la lecture de 2666, j’attendais tout de même d’être séduit ou séduit sans aucune contrainte extérieure, et ce fut le cas dès les dix ou vingt premières pages, me régalant aussitôt et sans discontinuer jusqu’au terme de la première section intitulée La partie des critiques et lisible comme un tout cohérent, non sans appeler aussitôt la suite.
Ce qu’il faut dire en premier lieu, c’est que 2666 sent bon la littérature. J’y ai retrouvé, pour ma part, ce mélange de bien-être profond et de griserie, de confort mystérieux et de vive curiosité qui a marqué mes lectures d’enfant et d’adolescent, de Vincenzo à Michel Strogoff ou de Moravagine à Alexis Zorba, entre cent autres livres découverts de dix à dix-huit ans, avant d’accéder à une littérature, disons : plus littéraire, dont les premiers grands moments furent la lecture d’Au-dessous du volcan de Malcolm Lowry ou, beaucoup moins connus, de Je ne joue plus ou du Retour de Philippe Latinovicz de Miroslav Karleja,.
La première partie de 2666 nous replonge, ainsi, dans le climat de ferveur inconditionnelle lié aux découvertes plus ou moins exclusives d’une espèce de club occulte se transmettant, par dessus les frontières, des noms et des titres - et voici redéfiler L’institut Benjamenta de Robert Walser ou Le métier de vivre de Cesar Pavese, Miss Lonelyhearts de Nathanaël West ou Hordubal de Karel Capek, Le pavillon d’or de Yukio Mishima ou Le Bonheur des tristes de Luc Dietrich, entre tant et tant d’autres.
Le mystère du romancier invisible, voire inaccessible, moins photographié qu’un Blanchot ou qu’un Michaux, et pourtant considéré comme le plus grand auteur allemand de la seconde moitié du XXe siècle, forme ce qu’on pourrait dire le trou noir de la première partie de 2666, dans lequel s’engagent crânement quatre jeunes critiques européens réunis par leur commune passion. Celle-ci s’incarne en la personne de Benno von Archimboldi, dont les nombreux livres suscitent un peu partout un croissant intérêt, à commencer par celui de nos quatre critiques, à savoir Pelletier le Français, Espinoza l’Espagnol, Morini l’Italien et Liz Norton l’Anglaise de Londres qui partagera son cœur et son corps avec les trois autres.
On le sait évidemment : les critiques littéraires, et notamment ceux de de la caste universitaire, ne représentent pas, du point de vue romanesque, les plus captivantes incarnations du cheptel humain. Les quatre protagonistes de 2666 ne font pas vraiment exception à la base, mais l’auteur va les « travailler » au corps en sorte de donner, au fil de leurs expériences, consistance humaine et « poétique » à leur inconsistance. À travers les années, devenant bonnement les spécialistes mondiaux de l’œuvre d’Archimboldi, en concurrence directe avec leurs rivaux allemands, l’on suit l’évolution, de colloques internationaux en réunions de toute espèce aux quatre coins de la planète, de tout un petit monde de touristes universitaires de plus ou moins haute volée accroché aux « basques » de l’écrivain « culte », candidat au Nobel et fuyant comme le furet du bois joli. Pendant ce temps, l’on assassine des centaines de jeunes femmes au nord du Mexique, où nos critiques finissent par débarquer en s’imaginant que l’écrivain y rôde…
Malgré les apparences, le vrai sujet de La Partie des critiques ne se borne pas à un tableau balzacien des facultards se la jouant « spécialistes de » et se royaumant de par le monde en multipliant les intrigues. À part ses innombrables digressions enchâssant moult histoires étonnantes dans le corps du récit, le roman progresse, quasi souterrainement, vers on ne sait quel « cœur des ténèbres » ponctué, de loin en loin, par des épisodes d’une soudaine violence sur fond de menées « purement littéraires ». Ainsi voit-on Espinoza et Pelletier, qu’on pourrait taxer de « puceaux de la vie », se révéler soudain de possibles tueurs en s’acharnant sur un malheureux chauffeur de taxi pakistanais…
De même voit-on se développer, sous la narration fluide et plaisante en apparence, un sous-récit plus inquiétant, ponctué de séquences parfois délirantes, lyrique ou oniriques, auquel s’ajoute la voix d’un nouveau protagoniste, critique chilien celui-ci, au nom également italianisant d’Amalfitano et qui commandera la partie suivante…
2. Sur La Partie d'Amalfitano
Une douce folie littéraire imprègne La partie des critiques, première section de 2666,qui va s’accentuer crescendo dans La partie d’Amalfitano, dont le protagoniste, professeur et critique chilien, apparaît à Santa Teresa, au nord du Mexique, où ont débarqué les spécialistes d’Archimboldi sûrs de trouver celui-ci en ces lieux perdus.
Or, avant de poursuivre, on remarquera que, sur les 248 premières pages de La Partie des critiques, pas une seule n’aura jamais évoqué le contenu des œuvres d’Archimboldi, comme si cela constituait le dernier des soucis des commentateurs du grand écrivain, en revanche impatients de le rencontrer et de se faire photographier avec lui.
Ceci rappelé, l’observation de Roberto Bolano va porter, dans La partie d’Amalfitano, sur des réalités » littéraires » encore plus extérieures, voire décalées, dans le sillage de personnages échappant en outre aux normes académiques, à commencer par Lola, l’extravagante épouse d’Amalfitano, mère de la jeune Rosa et fuyant à n’en plus finir à la recherche d’on ne sait quoi, folle d’un poète qui l’a baisée avant de se retrouver dans un asile psychiatrique où il l’ignore quand elle vient l’y relancer.
Lola est en somme le type de la « groupie » littéraire, qui n’en finit pas de se féliciter d’avoir été baisée par un poète et rêve ensuite de le sauver de lui-même. Plus précisément,le poète en question, au demeurant sans intérêt particulier, est supposé coucher avec un ami philosophe, du moins à en croire les ragots. Ainsi Lola se sent-elle la mission sacrée de le « délivrer ». On connaît ce genre de délire…
L’épisode s’inscrit dans une longue suite de péripéties racontées par Lola à Amalfitano au fil de lettres constituant autant de digressions romanesques. Ensuite,le récit va basculer du côté d’Amalfitano et de sa fille Rosa qui, d’Espagne où ils vivaient jusque-là, vont migrer au Mexique où le prof est appelé à enseigner à Santa Teresa. Du coup, le thème des filles assassinées resurgit, dont on sent qu’il préoccupe sourdement le père de Rosa.
Rien cependant du roman noir dans La partie d’Amalfitano, qui voit le protagoniste évoluer vers des états alternés de déséquilibre psychique et de lucidité aux manifestations des plus singulières. C’est ainsi que, dans l’esprit de Marcel Duchamp, il va suspendre un traité de géométrie à l’étendage, en plein air, afin de le mettre à l’épreuve de la pluie et du vent, non sans amener sa fille à se poser, comme lui d’ailleurs, des questions sur son état mental.
Le rapport entre « la littérature » et « la vie » est d’ailleurs un thème récurrent dans 2666, dont la progression narrative, dans ce deuxième volume, accentue d’ailleurs le glissement du récit vers « la vie », notamment avec l’apparition d’un jeune homme assez inquiétant, fils du recteur de l’université professant le nihilisme le plus cynique et se flattant de participer à des jeux violents.
À la littérature, la vie se mêle aussi par le truchement de la politique, dans La partie d’Amalfitano, mais là encore « par la tangente », s’agissant des rapports des écrivains mexicains avec le pouvoir ou d’un livre creusant la question des origines de l’homme américain, plus précisément chilien, en rapport avec la vieille culture des Araucans, ou Mapuches, dont Amalfitano finit par se demander si l’auteur n’est pas un certain Pinochet…
Formellement moins accomplie, et surtout plus déroutante, que la première section de 2666, La Partie d’Amalfitano nous captive cependant, avec ses errements entre folie et phénomènes paranormaux (où le rêve continue de jouer un rôle majeur), dans la mesure où nous lui savons une suite, qu’elle appelle de toute évidence. Ce deuxième roman tiendrait-il « la route » en tant que tel ? On peut se le demander. Chose certaine en revanche : son magma narratif bouillonne comme dans un chaudron, duquel on s’attend à voir surgir... ce qu’on va voir.
3. Sur La partie de Fate.
Il est toujours intéressant de voir, ou de sentir plutôt, de l’intérieur, à la lecture d’une roman d’envergure, à quel moment ce qu’on pourrait dire le « grand dessein » de l’auteur cristallise embarquant véritablement le lecteur.
Dans la suite du roman-gigogne que représente 2666, la chose se précise et s’amplifie puissamment dans la troisième section intitulée La partie de Fate, dont le protagoniste va retrouver, au Mexique, ceux de La Partie d’Amalfitano sur fond de sombre drame marqué par les disparitions et les assassinats de femmes déjà cités à plusieurs reprises jusque-là.
Ce troisième roman-dans-le-roman commence à New York, dans le quartier noir de Harlem, lorsque Quincy William, connu sous le nom d’Oscar Fate dans la revue où il travaille, perd sa mère et s’apprête à partir en reportage à Detroit pour y rencontrer un certain Barry Seaman, auteur d’un livre de cuisine intitulé Mangez des côtelettes avec Barry Seaman.
Comme on l’aura déjà deviné, puisque la revue Aube noire traite surtout de politique et des « frères » Blacks, ce n’est pas la gastronomie qui intéresse Fate mais le passé de Seaman, lié à la fondation des
Black Panthers. Or le personnage va se déployer de la manière la plus inattendue, puisque, emmenant Fate dans une église, c’est du haut de la chaire de celle-ci qu’il prononce une suite de discours portant sur les thèmes du danger, de l’argent, des repas, des étoiles et de l’utilité… digressions constituant autant d’éclairages sur Barry Seaman tout en rappelant à Fate son premier papier consacré au dernier vieux communiste authentique de Brooklyn, qui l’a fait classer dans les chroniqueurs du « pittoresque
sociologique ».
Par la suite, Fate va se trouver envoyé, par la rédaction d’Aube noire, au nord du Mexique où, en remplacement d’un chroniqueur sportif récemment décédé, il est supposé rendre compte d’un match de boxe entre deux illustres inconnus.
Aussi « improbable » que l’installation d’Amalfitano, prof de philo espagnol et critique, dans la ville mexicaine de Santa Teresa, proche du désert de Sonora où ont été retrouvés de nombreux cadavres de femmes, le voyage de Fate en ces mêmes lieux s’inscrit pourtant dans la logique un peu somnambulique, et tout à fait cohérente au demeurant, de ce roman-labyrinthe se peuplant peu à peu de nombreux personnages de premier ou de second plan dont chacun trimballe une autre histoire. À Santa Teresa, Fate va d’abord découvrir l’univers de la boxe, en compagnie de divers autres chroniqueurs sportifs avérés, et tout un petit monde plus ou moins interlope dont se détache le nommé Chucho Flores, en lequel il va découvrir l’amant d’une jeune femme d’une grande beauté, prénommée Rosa et fille du professeur Amalfitano, dont lui-même s’éprendra.
Si le match de boxe auquel Fate est supposé assister pour en rendre compte dans sa revue est expédié en un rien de temps et n’aura intéressé le journaliste que par ses à-côtés, c’est dans l’ univers des bars et de boîtes de Santa Teresa, qu’il fréquente la nuit, que l’idée lui vient d’enquêter sur la disparition des femmes. Dans le même temps, s’étant rapproché de Rosa Amalfitano, il accepte d’accompagner une consoeur au pénitencier de Santa Teresa où elle compte interviewer un suspect des assassinats.
Passons cependant sur les multiples péripéties du récit, pour insister sur la trame narrative à la fois limpide et complexe, fluide et buissonnante, et sur l’atmosphère de plus en plus étrange, inquiétante, folle parfois, de cette troisième section où le Mal court et s’incarne, soudain, comme dans telle ou telle pages des Démons de Dostoïevski, à l’apparition du tueur présumé…
On se trouve alors au seuil de La partie des crimes, dont traiteront les 400 pages suivantes…
4. Sur La partie des crimes, quatrième section de 2666, roman-gigogne de Roberto Bolaño.
À la fin du troisième roman-dans-le-roman que constitue La partie de Fate, il est écrit que les multiples assassinats de femmes commis dans la région de Santa Teresa, auxquels on ne semble guère accorder d’attention en haut lieu, cachent le « secret du monde ».
Or La partie des crimes, quatrième section de 2666, va consacrer quelque 430 pages à ces morts atroces. Dans le roman, le premier crime répertorié date de janvier 1993, et le dernier de 1997, et le nombre des mortes est estimé à 200 ou 300. Mais en réalité, les faits se sont étalés sur une plus longue période, et le nombre des victimes est parfois estimé à plus de 2000. Car les faits sont là : le roman de Roberto Bolaño ne procède pas d’une imagination morbide, tout nourri d’une tragédie contemporaine innommable, dont Ciudad Juarez (le Santa Teresa du roman) fut (et reste) l’infernal décor.
Selon les chiffres d’Amnesty International, plus de 2000 femmes ont disparu à Ciudad Juarez depuis une vingtaine d’années. Selon d’autres sources, plus de 2500 femmes auraient disparu. Les chiffres concernant l’intervalle de 1993 à 2003 font état de 300 femmes assasinées. La plupart avaient entre 12 et 25 ans, étaient d’extraction sociale modeste et furent enlevées, torturées, violées, parfois mutilées, toujours étranglées, selon un rituel répétitif en de très nombreux cas. Ainsi a-t-on pu parler de deux serial killers, dont aucun ne fut pourtant identifié formellement.
De cette terrifiante histoire criminelle, le journaliste et écrivain Sergio Gonzalez Rodriguez, spécialisé jusque-là dans le domaine culturel ( !) a tiré une longue enquête sur le terrain, maints articles et un livre, Des os dans le désert, publié au Mexique en 2002 et traduit en français en 2007 aux éditions Passage du nord/ouest.
Quant à Roberto Bolaño, dont le livre parut en 2004, donc un an après sa mort, c’est en romancier-moraliste, et parfois en romancier-poète, qu’il ressaisit cette inhumaine matière humaine d’une rare cruauté et d’une non moins insondable tristesse.
S’il cite précisément un journaliste-écrivain du nom de Sergio Gonzalez, comme il relate la venue, à Santa Teresa, d’un certain Albert Kessler, expert américain dans le domaine des tueurs en série (Robert K. Ressler en réalité, auteur de Chasseurs de tueurs et consultant pour Le silence des agneaux ), Roberto Bolaño transpose les faits en fiction plus-que-réelle avec une saissante puissance d’évocation, combinant une topologie hyper-précise (quoique fictive) et toutes les composantes sociales et psychologiques d’un grand roman à multiples personnages.
Il y a, d’abord, la cohorte des victimes, dont nous saurons chaque nom et chaque détail des sévices subis, et dont la litanie évoque une sorte de Livre des Mortes. Mais la plupart n’étant « que » des ouvrières des maquiladoras de la zone industrielle, ou « que » des prostituées, seront vite jetées à la fosse commune, et leur affaire classée. Comme le relèvera le« vrai » Sergio Gonzalez, les autorités minimiseront la portée de ces morts, quand ils ne les nieront pas, sur fond de corruption ou de terreur exercée par les narcotrafiquants. De même les journalistes trop curieux seront-ils surveillés de près, et parfois liquidés.
Du côté des criminels, présumés ou avérés, seul le personnage de Klaus Haas, dans le roman, se trouve développé. Ingénieur en informatique, commerçant un peu louche, ce « gringo » est emprisonné comme le fut, en 1995, un chimiste égyptien soupçonné de multiples meutres et qui ne fut probablement qu’un bouc émissaire pour la police et le gouvernement. Dans le roman, Haas pose en victime innocente tout en manipulant la presse et la police en témoin des ténèbres carcérales.
Si le vrai Sergio Rodriguez a pointé l’incurie des autorités mexicaines avec virulence – et au péril de sa vie -, Roberto Bolaño, en romancier de grand souffle, vise plutôt l’immersion et la perception progressive du mal profond de toute une société, impliquant à la fois la corruption étatique et sociale, la culture et les mentalités découlant d’une tradition machiste du viol et de la domination masculine en général.
Il n’est point vraiment de « héros positif » tout pur dans La partie des crimes, dont le plus attachant, jeune policier de vocation du nom de
Lalo Cura, représente le dernier né d’une famille dont les mères ont toutes été violées, une génération après l’autre. Non moins capable d’attention compatissante, l’inspecteur Juan de Dios Martinez, amant de la directrice d’un asile psychiatrique d’une remarquable solidité, connaîtra des vertiges de tristesse proportionnels aux abominations qu’il découvre. Autres figures activement opposées à tout consentement : la voyante Florita qui « sait les choses » et défend courageusement les femmes assassinées à la télévision, ou cette ancienne journaliste devenue députée qui, à la suite de la disparition d’une amie proche- elle-même mêlée à l’organisation de parties fines dans le milieu hyper-contrôlé des narcos -, entreprend de mener l’enquête puis enjoint son confrère Sergio Gonzalez d’écrire la vérité réclamée depuis des années par des associations de femmes solidaires refusant d’admette le pire.
Or à quoi tient «le pire » ? Où est donc ce fameux « secret du monde » ? Dans l’archaïque cruauté de l’homme ? Dans la domination masculine qui se résume, à un moment donné, par la sidérante anthologie de blagues misogynes débitée lors d’une beuverie de flics épuisés ? Dans l’acculturation désastreuse d’une ville-monde faisant office de dépotoir social au seuil des States et de plaque tournante du trafic de drogue ? Dans le pouvoir sans partage d’une classe dirigeante pourrie ? Dans le mal ancré au cœur de l’homme ?
Roberto Bolaño ne prêche pas plus qu’il ne démontre quoi que ce soit : il montre, et La Part des crimes, comme les derniers romans-fables de Cormac McCarthy (Non ce pays n’est pas pour le viel homme ou La Route), nous fait traverser les plus sombres ténèbres, non pour ajouter au désespoir ambiant (ou à quel complaisant nihilisme) mais pour aiguiser au contraire, au plus profond de l’âme du lecteur, son rejet de l’abjection et sa nostalgie de la lumière.
5. Sur La Partie d’Archimboldi, cinquième section du roman-gigogne de Roberto Bolaño.
On se rappelle la noire tirade du cinquième acte de Macbeth en arrivant au terme de la lecture des 1353 pages de 2666 de Roberto Bolaño, dernier roman en cinq livres de l’écrivain chilien mort en 2003, en Espagne, à l’âge de 50 ans :« La vie n’est qu’une ombre errante ; un pauvre acteur /Qui se pavane une heure sur la scène / Et qu’ensuite on n’entend plus ; c’est une histoire / Racontée par un idiot, pleine de bruit et de furerur. / Et qui ne signifie rien ».
Ce qui donne, dans la langue de Shakespeare : « Life’s but a walking shadow ;a poor player , / That struts and frets his hour upon the stage,/ And then is heard no more : it is a tale / Told by an idiot, full of sound and fury, / Signifying nothing ».
« Rien » vraiment ? Ce n’est pas, cela va sans dire, à quoi se réduit la signification de la tragédie, dont la conclusion nihiliste de Macbeth n’est qu’un aspect, recoupant la désespérance, à la fin de 2666, de la vieille sœur chérie du protagoniste, Lotte de son prénom, confrontée à un nouvel avatar du Mal, quelque part au Mexique et cinquante ans après la chute du Reich…
À vrai dire, le dernier roman de Roberto Bolaño, paru à titre posthume en 2004, est l’un des livres contemporains les plus riches de sens et de (sombre) poésie qui se puissent trouver, dont la quatrième et la cinquième partie ne cessent de se densifier et de s’intensifier. Après la terrible Partie des crimes, déployée comme un hypnotisant Livres des mortes, en lugubre rappel romanesque des centaines de meurtres de femmes perpétrés aux abords de Ciudad Juarez (Santa Teresa dans le roman), La partie d’Archimboldi nous ramène au début du XXe siècle en Allemagne où, en 1920, une borgne et un boiteux revenu de la Grande Guerre mettent au monde un enfant pas comme les autres, géant ressemblant à une algue à sa naissance et qui développera, bientôt, une étrange propension à l’apnée, un intérêt marqué pour les fonds marins et une vie onirique intense.
Tel est en effet le jeune Hans Reiter, dont l’évocation des premières années rappelle les bons vieux romans d’apprentissage de l’Allemagne romantique, du côté de Jean Paul Richter. Après lecture, c’est d’ailleurs comme une grande courbe qu’on distingue dans l’évolution du livre, du romantisme allemand très imprégné de nature aux convulsions extrêmes de l’expressionnisme. Pour le dire autrement, on pourrait préciser que le roman allemand du Chilien transite de Novalis au Tambour de Günter Grass ou même aux Bienveillantes de Jonathan Littell, ou encore de Döblin (explicitement cité par le protagnoiste) à W.G. Sebald. Plus précisément encore, s’agissant de celui-ci,l’évocation hallucinante des bombardements en tapis, dans 2666, rappelle les pages insoutenables que Sebald consacre, dans Une destruction, à l’anéantissement vengeur des villes allemandes par les Alliés, à la toute fin de la guerre.
Roberto Bolaño est un fou de littérature (fou de lecture et fou d’écriture), et pourtant rarement un écrivain contemporain, dans le sillage (style non compris) du Voyage au bout de la nuit, n’aura brassé tant de matière vivante avec autant de puissance évocatrice, à croire qu’il est allé partout en personne, sur le front de l’Est et dans les souterrains de tel château des Carpates, dans le fouillis d’un éditeur berlinois de l’immédiat après-guerre ou dans le dédale des jardins intérieurs vénitiens, entre autres innombrables lieux hantés par de non moins innombrables personnages merveilleusement présents, à tous les étages de la société.
À la fin de La partie des critiques, premier des romans-dans-le-roman de 2666, le fameux romancier allemand Benno von Archimboldi, pressenti pour le Nobel, se trouvait plus ou moins localisé à Santa Teresa, sans apparaître vraiment, aussi insaisissable qu’un Salinger ou qu’un Pynchon des décennies durant. Sur les 250 premières pages de la quintuple fresque, le protagoniste, tout « écrivain culte » qu’il fût, n’était qu’un objet faire-valoir pour Madame et Messieurs les critiques spécialistes mondiaux de son œuvre, dont le contenu n’apparaissait guère plus – suprême ironie de l’auteur.
Or c’est du côté de la vie que nous ramène La Partie d’Archimboldi, au fil d’un roman qu’on pourrait dire picaresque mais qui n’est pas plus un « roman de guerre » que La Partie des crimes n’était un thriller à serial killers. En fait, Roberto Bolaño se joue des genres autant qu’il joue avec ceux-ci, sans donner jamais dans ce qu’on pourrait dire l’exercice de style ou l’ acrobatie littéraire. Il y a chez lui la candeur des vrais passionnés, communiquée au merveilleux Hans Reiter – le futur Benno von Archimboldo, dont le pseudo renvoie (vendons la mèche !) au réformateur mexicain Benito Juarez et à l’archiconnu peintre de fruits et légumes italien, et qui écrira livre sur livre après avoir vécu plusieurs vies en une.
Si c’est devenu un lieu commun que de parler du « cauchemar » du XXe siècle, avec ses guerres et ses génocides, le plus étonnant est qu’on parcourt ce « tunnel du temps », au côté du jeune Hans Reiter, avec la sensation de rêver éveillé sans cesser de se rappeler la « vérité »historique. Ainsi de l’épisode tout à fait saisissant du fonctionnaire d’Etat, dans un bled de Poméranie, qui voit soudain débarquer un train de Juifs grecs supposés finir à Auschwitz, et qu’il lui faut « gérer » par ses propres moyens, en « opérant » comme il le peut avec peu de personnel, la nuit en douce. Dans la même veine, oscillant entre réalisme et fantastique, la destinée tragi-grotesque du général roumain Entrescu, au membre viril mythique, et finissant crucifié par ses hommes, rend puissamment le mélange détonant d’érotisme et de fureur démente de l’insensé carnage.
Or le plus étonnant peut-être, et le plus manifeste dans cette dernière partie aux dehors parfois apocalyptiques et fuligineux, tient à la remarquable limpidité de la narration et à sa profonde poésie.
Hemingway dit quelque part que le plus difficile, pour un écrivain, consiste à fondre la poésie et la prose (comme on le voit chez un Faulkner ou un Céline), et sans doute est-ce à ce mélange de réalisme fantastique et de lyrisme, de lucidité tranchante et de tendresse, de force expressive quasi brute et de délicatesse (notamment filtrée par les trois personnage féminins magnifiquement dessinés de l’éditrice érotophile, de l’amante tuberculeuse et de la sorella dolorosa), de tragique et d’humour, que tient la grandeur et l'originalité incomparable de 2666.
S’il n’est pas styliste à ciselures comme un Céline, Roberto Bolaño n’en atteint pas moins, dans la masse mouvante de 2666,et jusque dans ses imperfections formelles et autres longueurs occasionnelles, une forme ressortissant à la transfiguration poétique. Sous les dehors d’un raconteur inépuisable en matière de digressions et d’histoires enchâssées, Roberto Bolaño ne cesse d’affronter, enfin, la question du Mal. Question sans autre réponse, en l’occurrence, que celle du roman lui-même. Dont le titre est lui-même question…
Roberto Bolano. 2666. Gallimard, Folio, 1358p.
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Du Temps qui nous tisse
Du Diabolo. - Trois heures et demie du matin. Réveillé par un drôle de rêve. Adolescents en bande et confusion d’une tournante. Ensuite visions de dissolution. Et cette pensée: que la dissolution est l’Ennemi. L’Ennemi qui rôde et raille. Le Satan qui disperse. Le Diabolo parasite. D’un autre point de vue l’on dira que ce sont les violents qui l’emportent, et pourtant quelque chose se prépare en secret.
En ville, ce 4 novembre, soir. — Une assez mauvaise journée a été sauvée, ce soir, par une très grande secousse poétique, sous l’effet du verbe prodigieux du Michaux de La marche dans le tunnel, proféré au théâtre par ce fou furieux de Jacques Roman. Je ne connaissais pas cette suite de chants, tirés d’Epreuves, exorcismes, et inspirés en partie par la guerre, mais j’ai été saisi, physiquement autant que psychiquement par la force de cette pensée et de cette sensibilisation de toute douleur humaine. Il y a là une extraordinaire incantation, d’une puissance de vision et d’une profondeur, d’une plasticité, d’une drôlerie parfois d’une virulence contre la bêtise sous toutes ses formes — d’une humanité surtout qui m’a réellement attrapé.
En revenant à la source je découvre ces phrases carabinées, par exemple : « Dès ce moment, la mort, ses fauchées furent grandes ». Ou ceci : Les idées, comme des boucs, étaient dressées les uns contre les autres. La haine prenait une allure sanitaire. La vieillesse faisait rire et l’enfance fut poussée à mordre. Le monde était tout drapeau ». Il me semble qu’il n’y a que Céline à avoir trouvé ces raccourcis.
Celui qui se fie strictement à l’organigramme / Celle qui esquive toute discussion à contenu / Ceux qui se raccrochent à l’acupuncture virtuelle, etc.
À La Désirade, ce 23 novembre. - En lisant Le mot Musique d’Alexandre Voisard, je me dis que là se trouve l’un des deux centres vitaux de ma vie vivante, consistant à lire et annoter un beau livre dont je m’attacherai à dégager et à transmettre la substance - l’autre centre étant ma table matinale à écrire. Or c’est à ce double foyer que je dois m’en tenir tous les jours et rigoureusement, opiniâtrement, sans me laisser distraire ou décontenancer par rien.
Du temps retourné. - Le temps coule autour de nous et en nous. Le temps nous tisse. Les hommes filtrent le temps et le fertilisent. La culture est notre façon de tisser le temps qui nous tisse.
Top Matin. - La Une du Matin d’un jour de la semaine dernière était consacrée à la comparaison de la longueur des verges des hommes de France et d’Allemagne, d’Europe et d’Amérique. Je me demande tous les jours jusqu’où ce journal infâme va s’abaisser et abaisser ses lecteurs, et tous les jours je constate un progrès inattendu. Conserver précieusement le document en question, pour mémoire de l’abjection.
Paul aux Romains: tu veux te glorifier, ce n’est pas toi qui portes la racine, c’est la racine qui te porte.
Nous restons en vie mais pas pour longtemps.
Ceux qui pensent religion comme on pense magot ou ce qui n’est pas mieux: assurance tous risques.
Je ne sais rien de la mort, sinon qu’elle n’existe pas. La mort est: c’est tout ce qu’on en peut dire.
La médiocrité est reine de la planification. Tout est balisé par l’organigramme. Tout se veut cadré et mesuré. Mais la vie déborde de partout.
De l’amitié. - Dans ses Papiers collés, Georges Perros orthographie: l’amythié. C’est vrai qu’il y a de ça, en tout cas j’ai toutes les raisons personnelles de le penser cette année, sans amertume pour autant. Cela étant, plus que de l’écrire, je voudrais décrire ce processus qui de l’amitié mythifiée tire la justification de comportement injustifiables. Par amitié tricherais-je avec toi? Refuseras-tu de me rendre ce service si je te le demande par amitié? Puis-je ne pas être respecté si j’ai commis telle ou telle saloperie par amitié?
J’ai vu que l’amitié, souvent, n’était qu’une sujétion ou qu’un leurre. Je vois qu’on me ménage, ou qu’on me berce, qu’on me flatte pour se servir de moi, et si je ne sers pas on me juge alors inamical. J’ai fait maintes observations de cette sorte depuis quelques années, et me tiens par conséquent sur mes gardes, tout en souriant désormais de ce genre de sollicitations.
A La Désirade, ce 25 novembre. – Tôt réveillé ce matin, j’ai passé deux heures à annoter la nouvelle somme d’Alfred Berchtold, consacrée aux multiples avatars de la figure de Guillaume Tell; et je me suis pointé chez lui vers midi. Or, le retrouvant, lui et sa chère épouse, après sept ans sans nous voir, il m’est apparu aussi vif d’esprit que lors de nos entrevues de La passion de transmettre, et sa conversation toujours aussi intéressante m’a fait beaucoup de bien. Dans l’atmosphère délétère des temps qui courent, c’est une bénédiction.
La foi te construit, l’espérance te fait parier pour l’avenir, la charité te réconcilie avec tous.
Peu importe que je ressuscite avant ou après la mort. Ce qui compte est que je ressuscite chaque jour pour annuler la mort.
Du nationalisme. - Ce que Michel Serres appelle « la libido d’appartenance » qui fait « aussi mâle rage que chez les rats », je l’ai vue à l’oeuvre de tout près et je crois en avoir été guéri pour jamais.
En ville, ce 22 novembre.- Accablé ce matin par une espèce de terrible tristesse, à la fois physique et psychique, qui m’a tenu au bord des larmes jusqu’à notre arrivée en ville – et je pensais au pauvre Jean-Claude Fontanet assis sur sa chaise de dépressif et pleurant du matin au soir pendant des mois et des années, trouvant cependant l’énergie miraculeuse de tirer enfin un livre admirable, L’Espoir du monde, de son chaos physique et mental. Après quoi, ayant déposé ma bonne amie à la HEP, une émission, consacrée à la psychologie du chien, sur la radio de la voiture, m’a fait éclater de rire et j’ai rebondi.
De la mesquinerie. - Je suis redevable aux mesquins, cette année, de s’être montrés si mesquins qu’ils m’ont donné la force de m’arracher à jamais à leur emprise. Je me ris désormais des mesquins. Je les ignore. Chaque fois que j’aurai affaire à l’un d’eux, je lui répondrai, sans lui répondre justement: je t’ignore. Mais cela surtout: ne plus répondre. Et ne plus être, soi, jamais mesquin non plus.
A La Désirade, 16 décembre 2004. – On voudrait écrire juste, mais le plus souvent ce n’est qu’à peu près ou à côté – j’entends : dans l’expression des sentiments délicats ou des idées complexes.
Ceci de Georges Perros: « Il faut écrire pendant que c’est chaud », à quoi j’ajouterai qu’il faut écrire pour se tenir chaud.
Les Français ont le sexe froid et méchant en littérature. Sade en est la meilleure preuve. Très peu d’auteurs français sont réellement sensuels et chaleureux dans leur érotisme, sauf peut-être un Restif de la Bretonne.
Du naturel. - Perros semble exclure le naturel du journal intime, mais ça se discute. Ce qu’on appelle naturel, pour un véritable écrivain, genre Léautaud ou Jouhandeau, s’agissant de « journaliers », est certes déjà composé, mais quelle importance ? On voit avec Céline que l’apparente spontanéité est également le résultat de tout un travail. Pareil avec Ramuz. Le contre-exemple exemplaire pourrait être Amiel qui écrivait son Journal intime au fil de la plume et sans penser qu’il ferait jamais l’objet d’une publication, et donc avec un naturel parfait. Mais est-ci si sûr ? Je n’en crois rien…
Celui qui n’a plus de goût à la vie / Celle qui se fixe des programmes / Ceux qui se taisent, etc.
À la Désirade, ce vendredi 31 décembre.- Réveil tardif, dans les bras de ma bonne amie, par grand beau temps hivernal. Très intéressé par la lecture d’Avec Marcel Proust d’Edmond Jaloux, dont j’apprécie autant l’écriture si belle que l’intelligence si pénétrante. C’est vraiment le grand style de la critique comme il n’y en a plus de nos jours. Jaloux est le moins jaloux des jaloux ; on sent que sa joie et son bonheur sont de partager une admiration longuement et finement détaillée.
Écrire comme on respire. - Ce n’est pas le chemin qui est difficile, disait Simone Weil, mais le difficile qui est le chemin. Cela seul en effet me pousse à écrire et tout le temps: le difficile.
Difficile est le dessin de la pierre et de la courbe du chemin, mais il faut le vivre comme on respire. Et c’est cela même écrire pour moi : c’est respirer et de l’aube à la nuit.
Le difficile est un plaisir, je dirai : le difficile est le plus grand plaisir. Cézanne ne s’y est pas trompé. Pourtant on se doit de le préciser à l’attention générale: que ce plaisir est le contraire du plaisir selon l’opinion répandue, qui ne dit du chemin que le pantelant des pulsions, de gestes impatients et de jouissance à la diable, chose facile.
Le difficile est un métier comme celui de vivre, entre deux songes. A chaque éveil c’est ma première joie de penser : chic, je vais reprendre le chemin. J’ai bien dormi. J’ai rêvé. Et juste en me réveillant ce matin j’ai noté venu du rêve le début de la phrase suivante et ça y est : j’écris, je respire…
Tôt l’aube arrivent les poèmes. Comme des visiteurs inattendus mais que nous reconnaissons aussitôt, et notre porte ne peut se refermer devant ces messagers de nos contrées inconnues.
La plupart du temps, cependant, c’est à la facilité que nous sacrifions, à la mécanique facile des jours minutés, à la fausse difficulté du travail machinal qui n’est qu’une suite de gestes appris et répétés. Ne rien faire, j’entends ne rien faire au sens d’une inutilité supposée, ne faire que faire au sens de la poésie, est d’une autre difficulté; et ce travail alors seul repose et fructifie.
(Ces notes sont extraites de Chemins de traverse; lectures du monde 2000-2005, à paraître en avril 2012 chez Olivier Morattel)
Image: Vers Donneloye, aquarelle JLK.
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De colère et d’espoir
Entretien avec Boualem Sansal. À relire près de vingt ans après...
Boualem Sansal est l’une des grandes voix de la littérature algérienne francophone, dont les romans ressaisissent la tragique et complexe réalité contemporaine avec une porosité et une faconde sans pareilles. Après Le serment des barbares (1999), L’enfant fou de l’arbre creux (2000) et Dis-moi le paradis (2003), son quatrième roman, Harraga, s’attache à deux destinées de femmes avec autant d’empathie que de lucidité révoltée. Au printemps 2006, cet auteur qui a « mal à l’Algérie » adressait une lettre ouverte à ses compatriotes intitulée Poste restante : Alger, d’un courage civique impressionnant.
- Comment, Boualem Sansal, vivez-vous aujourd’hui en Algérie ?
- Plutôt mal, après une amnistie marquant la réhabilitation des criminels d’hier, qui se retrouvent à plastronner en ville avec une arrogance extraordinaire. La chape d’un ordre moral intolérant se fait de nouveau ressentir, parallèlement à la réintroduction de l’enseignement religieux et à l’occupation des mosquées. Or la population semble l’accepter, tant elle est respectueuse de l’islam.
- Quelle a été votre éducation personnelle ?
- Je suis né dans une famille où l’on pensait que l’instruction était essentielle. Ayant perdu mon père très tôt, j’ai été soumis, avec mes trois frères, à la discipline rigoureuse d’un grand-père chef de gare qui avait fait la guerre de 14-18, laïc et profondément attaché à la France et à sa culture. Après un début d’études classiques en latin-grec, j’ai cependant bifurqué sur une formation d’ingénieur, l’Algérie de l’indépendance ayant besoin de bâtisseurs et de techniciens plus que de « beaux parleurs », comme on disait alors. C’est pourquoi je me suis retrouvé, en 1992, au poste de Directeur de l’industrie, où m’avait appelé un condisciple devenu ministre.
- Qu’avez-vous appris dans les allées du pouvoir ?
- Ce qui m’a le plus frappé, c’est la morgue, la corruption, les luttes entre clans et, d’une manière générale, le mépris de la population, ainsi qu’une formidable incompétence des apparatchiks du parti unique.
- En avez-vous un exemple ?
- Le plus éloquent est ce rapport qu’un ministre m’a chargé d’établir, sur les relations entre l’endettement des pays du Sud méditerranéen et leur niveau de développement. Me fiant aux chiffres de la Banque mondiale et du FMI, j’ai constaté que les pays les plus endettés à régimes autoritaires, à commencer par l’Egypte, étaient aussi les plus déficients en matière de développement, alors qu’Israël, super-endetté, affichait un développement constant. Ce constat a mis le ministre en fureur, qui m’a prié de supprimer la mention d’Israël, ce que l’honnêteté m’interdisait. Je lui ai donc proposé ma démission immédiate, qui a été refusée en même temps qu’on enterrait le rapport. Par la suite, mes positions et mes livres m’ont valu d’être limogé.
- Comment en êtes-vous venu au roman ?
- Cela s’est fait comme ça, pendant la terreur islamiste qui nous cloîtrait. Or que fait-on dans ces conditions ? On tourne en rond, on remâche les dernières horreurs du jour, on prend des notes sur ce qu’on observe, et tout à coup le « roman » est là, dicté par la vie. C’est ainsi qu’est né Le serment des barbares.
- Décrire la réalité si fidèlement, comme l’a fait aussi votre ami Rachid Mimouni, ne représentait-il pas un risque ?
- Bien entendu, mais sortir dans la rue était déjà risqué. A propos de mon ami Rachid, la nuit suivant son enterrement en Algérie, des fanatiques ont exhumé son cadavre pour le livrer aux chiens. Ce n’est pas du roman : c’est la réalité, comme Harraga relève d’une réalité vécue.
- Dans votre lettre ouverte aux Algériens, vous vous en prenez violemment à l’amnistie…
- Pour aboutir à une vraie réconciliation, il fallait enquêter et rendre la justice. Je ne suis pas contre le pardon, au contraire, mais cette amnistie était une insulte aux victimes et un déni de justice.
- Pensez-vous être entendu ? Et menacé ?
- On m’a appris récemment que le livre faisait l’objet d’une mesure de censure, mais de nombreux compatriotes partagent mon point de vue, même si mes adversaires me font passer pour un « agent de la France » Menacé ? L’Algérie est un grand pays, dans lequel je reste à peu près invisible. Par ailleurs, comme Mimouni, je suis protégé par ma notoriété. Mais vous savez : un voyou payé peut me descendre demain de façon anonyme, surtout dans le contexte actuel où, comme je vous le disais, l’islamisme radical repique de plus belle…
Le serment des Barbares, L’enfant fou de l’arbre creux et Dis-moi le paradis, parus chez Gallimard, sont disponibles en poche Folio.
Du coté
des femmes
« Il faut en finir avec ces bêtes immondes, avec ces barbares des temps obscurs, ces porteurs de ténèbres, oublier les serments pleins d’orgueil et de morgue qu’ils ont réussi à nous extorquer au sortir de ces longues années de guerre. La lumière n’est pas avec eux et les lendemains ne chantent jamais que pour les hommes libres ». Ainsi Boualem Sansal s’exprimait-il dans Le serment des barbares, dont Harraga prolonge les constats du côté des femmes. Chérifa, enfant de la perdition enceinte de plusieurs mois, débarque un jour chez Lamia la pédiatre solitaire, sur l’indication de Sofiane le frère aimé et fuyant de celle-ci. Lasse « de la violence ambiante, des foutaises algériennes, du nombrilisme national, du machisme dégénéré qui norme la société », Lamia recueille l’adolescente en espérant l’aider à s’en sortir, jusqu’au moment où la sauvageonne s’esquive et disparaît. Malgré l’âpreté du tableau, ce roman magnifique vibre d’émotion, avec une ultime touche d’espoir.
Boualem Sansal, Harraga. Gallimard, 271p.
Par amour
de l’Algérie
Boualem Sansal est un écrivain, au verbe justement dit « rabelaisien » tant il brasse la vie à pleins mots, bien plus qu’un imprécateur. Il y a pourtant de l’exhortation dans cette Lettre de colère et d’espoir qu’il adresse à ses compatriotes, les enjoignant d’abord à se (re)parler. « Le nom même de notre pays, Algérie, est devenu, par le fait de notre silence, synonyme de terreur et de dérision et nos enfants le fuient comme on quitte un bateau en détresse ». Or revenant sur les dernières décennies, de « règne de fer » en embellie et de guerre civile en paix de cimetières, l’auteur s’en prend à une série de « constantes nationales » qui ne visent selon lui qu’à mieux asservir le peuple algérien. Ainsi celui-ci est-il notamment décrété massivement arabe (alors qu’il ne l’est qu’à 16-18%) et massivement musulman, dans un glissement qui aboutit à un fatal « qui n’est pas musulman n’est pas de nôtres ». D’inspiration démocratique, l’appel de Boualem Sansal est une incitation au débat. Puisse celui-ci s’ouvrir un jour…
Boualem Sansal, Poste restante : Alger. Gallimard, 57p.Cette page a paru dans l'édition de 24Heures du 9 mai 2006.
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Cherpillod frondeur mystique
Entretien avec Gaston Cherpillod.
Gaston Cherpillod, au tournant de ses 85 ans, n’a rien perdu de sa sainte colère de révolutionnaire, ni de sa verve de poète. Né en 1925 dans une famille d’ouvriers, poussé par son père aux études et devenu lui-même professeur, il fut de la Promotion Staline, comme l’indique le titre d’un de ses livres, et viré de l’enseignement pour cela même. Avec Le Chêne brûlé, qu’il publia en 1969 la quarantaine passée, il s’imposa par la force et la singularité d’une voix en marge de la littérature « bourgeoise», après un essai d’inspiration marxiste consacré à Ramuz l’alchimiste (1958).
Ayant rompu avec le Parti ouvrier populaire en 1959, de plus en plus critique envers la gauche institutionnelle et les mouvances contestataires issues de mai 68, Gaston Cherpillod est toujours resté actif dans les marges de la Cité, à l’extrême-gauche proche des Verts. Dans son œuvre, cependant, la célébration de l’Eros, au sens très plein, passe avant le discours politique. Le trait polémique le dispute à la confession candide au fil d’une vaste chronique autobiographique où la plus tendre empathie (surtout marquée à l’égard des humbles) va de pair avec la rage du moraliste resté fidèle à l’idéal foulé au pied par ses anciens camarades. Les étapes marquantes de cet ensemble kaléidoscopique seront le récit d’Alma Mater (1971), les nouvelles du Gour noir (1972), le roman plus ambitieux, peut-être son chef-d’œuvre, que représente Le Collier de Schanz (1972), suivi de nombreux autres livres frappés au même sceau d’un style sans pareil, à la fois puissant et chantourné, mêlant une façon de verve populaire et de recherche précieuse.
Or ce qui nous semble caractériser la démarche et l’écriture de Gaston Cherpillod est cette «manipulation alchimique» dont il parle lui-même, consistant à transmuter son expérience vécue en légende, au fil d’une opération qui engage à la fois la porosité fluide du poète et les tours de mains de l’infatigable artisan des lettres. Il y a du mystique inspiré et du croisé rouscailleur chez cet empêcheur de lénifier en rond, de l’aristocrate chez ce fils de prolétaires jamais guéri des humiliations subies par les siens - du contemplatif et du juste aussi.
- Qu’évoque pour vous le mot de carrière ?
- Le mot carrière, pour moi, n’a aucun sens. Un écrivain, ou un artiste, fait une œuvre, qui est reçue, ou pas. La mienne a été plutôt fraîchement accueillie. Je ne demanderais pas mieux que d’être considéré - je ne suis pas un monstre, n’est-ce pas ? Mais mon aspect rédhibitoire a voulu qu’on se signât à ma seule vue, naguère. Aujourd’hui l’on s’en fout. Mais on ne se refait pas. À ce propos, quand on me demande, non sans reproche, pourquoi j’ai tout le temps les yeux fixés sur les vilenies des hommes, je réponds que je ne peux pas m’en abstenir pour complaire à ma prochaine ou mon prochain. C’est comme ça. Et puis j’objecte qu’il n’y a pas que ça dans mes livres : il y a le rire aussi, il y a la tendresse, il y a les jaculations érotiques, il y a les merveilles de la nature et de la vie. Mais pour en revenir à la carrière, je dirais que l’œuvre a tous les droits, et quant à l’homme, il n’a qu’à s’en arranger. Ai-je voulu devenir écrivain ? Je dirais plutôt que j’ai eu le courage, que j’appellerais la vertu, au sens latin, de ne pas refuser ce qui se présentait bel et bien comme une vocation. Pourtant je dirais un peu brutalement que ce n’est pas moi qui ai choisi la vertu mais que c’est elle qui m’a choisi.
- Qu’est-ce qui vous a valu d’être chassé de l’enseignement ?
- Au cœur de la guerre froide, on m’a demandé de choisir entre mes convictions et l’idéologie bourgeoise dominante, et sans nuances, à l’allemande : vous vous rendez ou vous vous en allez. Donc je m’en suis allé.
- Qu’est-ce qui vous dégoûte aujourd’hui encore ?
- Deux choses : d’abord la cupidité, qui se répand de plus en plus et qu’on caresse de tous les côtés. Jetez un œil sur cette infâme émission télévisée, soutenue par la Loterie romande et animée par un certain Jean-Marc Richard (1) : c’est d’une ignominie rare. Cette façon dont le public, qui n’est plus un peuple, se jette sur le pognon, me fait bonnement vomir. Quand je pense à tous ceux, dont je ne suis d’ailleurs pas, qui ont tant de peine à survivre, et que je vois ces enfarinés ramasser 50.000 balles en un soir à ne rien faire du tout, je me sens bouillir. Et puis il y a, aussi, cette volonté de plus en plus affirmée de ne rien apprendre, qui me semble une crucifixion pour un homme de pensée et de sentiment. Cela me semble prouver, autant chez les dominants actuels que dans ce qu’on appelle le peuple, qu’on n’a plus aucun sens du futur ! Un livre qui se vend aujourd’hui à 500 exemplaires deviendra peut-être, demain, un classique. Après ça, il est facile de se gausser de ceux qui n’ont pas reconnu Stendhal en son temps…
- Croyez-vous au Diable ?
- Je suis, religieusement parlant, presque un juste. Il est vrai que le Diable ne m’a jamais fait l’honneur de paraître, mais il est probable qu’il y ait un redoutable principe du Mal qui nous inspire, en masse et en détail, depuis notre enfance. Ce qu’il y a de sûr, en tout cas, c’est que j’ai rencontré dans ma vie des méchants constitutionnels. Malgré ce que disaient les Anciens, il y a des gens qui font le Mal pour lui-même, avec délectation. On dit que les hommes sont mauvais, par intérêt ou par passion : c’est en somme excusable. Mais j’ai vu des gens, et parfois de mon sang, faire le mal pour le mal en choisissant leur victime - un enfant par exemple ! Et puis il y a ceux qui font du mal en se cachant derrière une institution, comme on la vu sous le nazisme. L’esprit diabolique est là ! Bernanos a saisi cette présence mais Barbey d’Aurevilly (2), dans ses Diaboliques certes admirables, y a échoué.
- Vous sentez-vous des accointances avec Léon Bloy (3) ?
- Ce que j’aime chez Bloy, c’est sa folie. Son absence totale de concessions, qui va jusqu’à l’injustice, voire jusqu’au crime littéraire. Au moment où meurent Hugo ou Vallès, il se déclare heureux que la Terre soit débarassés de ces deux charognes. Léon, tout de même…
- Baudelaire a-t-il compté pour vous, alors que votre « maître » Jules Vallès (4) le vomit…
- Vallès n’a rien compris à Baudelaire, ni rien compris à la poésie en général, Pour moi, Baudelaire a énormément compté quand j’étais jeune, et puis il y a eu le grand coup de balai du début du XXe siècle avec Rimbaud et les surréalistes, mais c’est un très grand poète, incontestablement, qui tient le coup alors que je ne trouve plus que deux ou trois poèmes supportables de ce faux-cul catholard de Verlaine. Ceci dit, je trouve que Baudelaire ne sait pas parler d’amour. Mais quel visionnaire fabuleux quand il parle de la mort ! Il y a chez lui un ton jamais entendu et, par exemple dans L’Invitation au voyage, de merveilleuses illuminations…
- Aimez-vous la chanson, vous qui connaissez des milliers de vers par cœur ?
- Je considère la chanson comme un art en soi, tout à fait distinct de la poésie. A cet égard, il y a quelqu’un que je n’aime pas, figurez-vous, et c’est Georges Brassens, anar de salon et bâtard des deux genres. Mais il y a de vrais génies de la chanson, et notamment en France, de longue tradition, jusqu’à un Trenet qui a peut-être eu le tort de ne pas s’arrêter sur La Mer, et Ferré que je respecte plus que Brassens pour sa personnalité et ses vraies convictions, enfin il y a aussi le grand Brel dont les chansons dégagent une vraie poésie sans être des poèmes…
- Quels sentiments vous inspirent les trois auteurs romands les plus considérés que sont Maurice Chappaz, Georges Haldas ou Jacques Chessex ?
- Il y a un vrai poète en Maurice Chappaz, mais il ne faut pas me parler de son Portrait de Valaisans, d’un folklorisme aussi douteux que celui du Portrait des Vaudois, ni de son verbeux Evangile de Judas. Pour Chessex, un journaliste qui le haïssait m’a appelé six fois après sa mort pour aller clamer ma joie, mais je ne danse pas sur les tombes. J’eusse juste pissé, volontiers, sur celle d’Yves Montand, mais c’était au Père-Lachaise, trop loin de chez moi. Quant à Chessex, je l’ai trouvé bon prosateur sous-érotique dans Carabas, après quoi je n’ai guère suivi le développement de ses écrits, et puis un pornographe répond en somme à la demande actuelle de tous ceux qui ont la trouille du véritable Eros dans lequel on n’engage pas que sa vie et son corps mais aussi son âme !
- Parlons alors de l’âme de Georges Haldas…
- De Georges Haldas, j’ai aimé les chroniques, comme Boulevard des Philosophes, en hommage à son père, notamment. Mais j’ai été gêné, par la suite, de voir l’ancien compagnon de route des communistes abjurer un totalitarisme, comme je l’ai fait moi aussi, pour en embrasser un autre, en l’espèce du catholicisme, ce parangon mondial du totalitarisme. Et puis une certaine exaltation de la Présence, avec un grand P, chez Haldas, m’agace en cela que l’homme est aussi un être de la fuite, du manque, du rêve, de l’obsession, de l’indifférence à l’autre et de la solitude - et tout cela nous constitue ! Mais il y a bien pire dans la bondieuserie, et je la trouve dans nos partis de gauche, par exemple chez notre cher Joseph Zysiadis (5), théologien fondu en démagogie qui a voulu nous vendre les Jeux olympiques ! De fait, quel pire avatar de l’opium du peuple, je vous le demande, que le sport mercantile ? En d’autres temps, pareille forfaiture eût valu à ce Pantalon les foudres et l’exclusion de nos chers Bolchos locaux Muret (6) ou Vincent (7), dont j’ai subi les foudres ! Or j’ai plus de respect et plus de tendresse pour un Jean Ziegler qui, dans le domaine politico-financier, est un polémiste magistral. On me dira que ça fait une belle jambe au peuple, dont on me dira qu’il n’a pas accès à la culture, mais je répondrai, moi fils d’ouvrier et de servante, que le peuple d’aujourd’hui se complaît lui-même dans son ignorance ! J’ai connu une époque où des gens qui n’avaient que peu de moyens financiers et qui n’avaient passé que par l’école primaire, absorbaient avec ferveur les chefs d’œuvre du temps présent ou passé en sorte de mieux damer le pion au bourgeois. Mais je sais que ce souci est toujours une minorité qui ne s’est pas soucié que de son ventre et de son bas-ventre, et je ne serai pas l’homme à tirer l’échelle derrière lui, ignorant d’ailleurs ce que sont et ce que font les jeunes gens d’aujourd’hui. Et puis il y a tout ce qui se passe dans le reste du monde, loin de nos pays de nantis amortis, qui me rend un peu d’espoir. Je découvre ainsi tel grand auteur turc, ou tel romancier négro-africain, latino-américain, et je salue !
- Et Ramuz ?
- Je ne suis pas dupe de la vénération académique qui le ressuscite pour mieux l’embaumer, mais les nouvelles de Ramuz, je ne citerai que Le cheval du sceautier ou Mousse, sont d’un pur génie - d’une profondeur de sentiment sans pareille.
- Vous avez dit être « presque un juste ». Qu’entendez-vous par là ?
- Je dirai qu’un juste est quelqu’un qui ne supporte pas que ses semblables soient traités comme des objets. Un juste sait qu’il est un cannibale involontaire. Qu’il profite, quelle que soit sa peine, quelle que soit sa probité, du malheur de la majorité. Cela fait partie de notre situation historique : on l’admet ou on en est consterné. Le juste en est consterné. Pour ma part, si l’espoir de voir le monde s’améliorer pour les hommes, en égalité et en savoir, devait passer par la restriction de mon très modeste train de vie, je l’accepterais avec des pleurs de joie. Hélas, je crois que je ne risque rien pour le moment…
Notes
1) Jean-Marc Richard. Animateur de radio et de télévision très populaire en Suisse romande. Le jeu télévisé en question s’intitule La Poule aux œufs d’or.
2) Jules Barbey d’Aurevilly. Ecrivain et critique français (1808-1889) majeur . Romancier et nouvelliste, auteur des Diaboliques et d’Une vieille maîtresse, notamment. Son approche métaphysique de l’érotisme et du mal est proche de Baudelaire.
3) Léon Bloy. Ecrivain et penseur français de la droite catholique anarchisante. Romancier (La femme pauvre) et essayiste, il a signé les pamphlets les plus virulents contre l’esprit bourgeois, dont l’Exégèse des lieux communs. Son travail d’orfèvre sur la langue évoque parfois celui de Cherpillod.
4) Joseph Zysiadis. Politicien vaudois. Théologien de formation, il a siégé au plus haut niveau cantonal et suisse du Parti ouvrier populaire (POP). Conseiller national.
5) André Muret. Figure marquante du communisme vaudois, représentant du Parti Ouvrier Populaire (POP) à la Municipalité de Lausanne, et conseiller national.
6) Jean Vincent. Figure marquante du communisme genevois, membre fondateur du Parti suisse du travail.
Pour lire Gaston Cherpillod
Une voix parmi d’autres…
« En tant que tel, le scribe n’agit point. Son efficacité ? Incommensurable ; en tout cas, médiate. Quelquefois, il incite à la mise en cause pratique. Son monde imaginaire alors provoque à la reconstruction du monde réel. Moi, je ne pèche point avec les belles-lettres.» Telle est, crâne, la profession de foi de l’écrivain dans le collectif Pourquoi j’écris, recueil de dix-neuf témoignages paru à l’enseigne de La Gazette Littéraire, en 1971, avec une préface de Franck Jotterand. Le texte a été repris dans Album de famille. (cf. ci-dessous).
Le rebelle déclaré
On redécouvre une Suisse insoupçonnée, à tout le moins oubliée de nos jours, dans ce premier récit autobiographique de l’écrivain né en milieu ouvrier, dont la mère et le père s’échinaient à travailler dur sans parvenir à nouer les deux bouts. Su ce fond d’âpre nécessité, qu’adoucissent cependant les sentiments et les valeurs défendus par les siens, l’auteur raconte, dans sa langue à la fois directe et chantournée, lyrique et rebelle, son parcours de fils de prolétaire accédant à l’Université, dont l’engagement (au POP de 1953 à 1959) lui vaudra l’exclusion de l’enseignement public.
Le Chêne brûlé. L’Age d’homme, coll. Poche suisse, No 14.
Maître de l’autofiction
Au nombre des ouvrages de Cherpillod relevant de l’autobiographie romancée, tel Alma Mater (1971), ce roman-autofiction constitue sans doute la ressaisie la plus ample des expériences sociales, professionnelles, littéraires et « privées » de l’écrivain, avançant ici sous le masque de François Péri. Tableau vivant et souvent mordant de la « société-fric » d’une époque, où la place de l’écrivain est en question, Le collier de Schanz est également une plongée dans les profondeurs de la relation érotique, au sens le plus large, entre homme et femme, et une belle évocation de l’amitié. À relever aussi la fusion constante de l’univers verbal du poète et de l’environnement naturel omniprésent.
Le collier de Schanz. L’Age d’Homme, collection Poche suisse, No 121.
Sourcier de mémoire
Gaston Cherpillod n’a jamais vraiment été romancier, au sens d’une narration « objective » à multiples personnages. Plutôt chroniqueur de faits vécus, mémorialiste minutieux, il excelle dans le portrait acéré et parfois adouci par la tendresse, autant que dans l’évocation lyrique ou la bouffée gaillarde. Souvenirs du militant de gauche ou de l’enseignant, démêlés sociaux ou professionnels avec les philistins du conformisme bourgeois ou de la bureaucratie, retours de mémoire en multiples méandres, mélancolie du « conjoint survivant » et de l’éternel amoureux se rappelant les « minutes heureuses » de sa jeunesse : il y a de tout cela dans ce recueil de quatre récits reliés les uns aux autres par un acharné travail de mémoire.
Une écrevisse à pattes grêles. L’Age d’Homme, coll. Poche suisse, No 208.
Le mémoraliste
Le titre de ce recueil d’une quarantaine de textes annonce-t-il une remémoration parentale ? Nullement. La famille est ici politique et poétique, et le propos relève de l’explication plus que de l’implication. Sous l’égide de Politica, l’écrivain y salue d’abord Davel, le héros (récupéré) de l’indépendance vaudoise, que Cherpillod compare au prêtre et guerillero Camillo Torres confondant la cause des opprimés et celle du Seigneur. « Je suis et reste un vieux républicain », affirme-t-il ensuite en « fils d’esclave » affranchi, qui tend parfois à se répéter dans son plaidoyer pro domo de rebelle incompris. À L’enseigne de Poetica, en seconde partie, les thèmes de la désillusion politique cèdent le pas aux préoccupations du littérateur « poète et paysan » avec une révérence appuyée aux dames de son cœur .
Album de famille. L’Age d’Homme, 1989.
Le conteur
C'est bien « le » cloche de Minuit qu’il faut lire, désignant un clochard, un « guenillard » se tenant à la porte d’une église, le soir de Noël, auquel l’agnostique Pimor « file dix balles » alors que les bons chrétiens regardent ailleurs. La nouvelle éponyme, dernière d’une douzaine, évoque celles que Léon Bloy a réunies dans Le sang du pauvre. La comparaison ne vaut pas toujours, hélas, pour le style, parfois à la limite du galimatias: « L’hôpital non plus n’était le lieu où les pauvres étaient accueillis au son des fifres dont l’exaltation se communiquait des apprentis-cadres aux badauds qui s’étaient massés sur le parcours qu’emprunta le cortège dont l’incision de son abdomen, récente, l’évinçait, Michaël »…
Le cloche de Minuit et autres contes. L’Aire, 1998.
Le poète « classique »
Après qu’il eut publié deux sonnets de forme toute classique dans l’Almanach du Groupe d’Olten, l’un de ses pairs écrivains lui reprocha ces « futiles, voire coupables essais », mais Cherpillod n’en a pas moins persisté et signé dans cette lignée quadri-centenaire dont Baudelaire a marqué le dernier sommet. Or, cette trentaine de sonnets va bien au-delà du vain exercice de style, où le poète se joue d’une forme rigoureuse avec un peu plus que de la virtuosité : de la grâce. Ainsi du premier quatrain de ce Souvenir d’enfance : « Mes douze ans sont entrés sur la pointe des pieds / Ce n’est là cependant qu’une triste demeure / Mais le vieillard qui veut que son trésor ne meure / Ne distingue plus trop l’église du clapier »…
Idées et formes fixes. Sonnets. L’Age d’Homme, 2001.Cet entretien a paru dans la dernière livraison de la revue ViceVersa, d'avril 2011. L'ouvrage sera disponible au Salon du Livre de Genève.
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Pavese, notre ami fragile, nous attend à l’Hôtel Roma...
Merveille de sensibilité mimétique, de substance documentaire et de justesse d’expression dans son approche d’un grand écrivain retrouvé à l’été (1950) de son suicide, l’ouvrage de Pierre Adrian restitue à la fois les aspects contradictoires de la personne, complexe et combien âprement attachante, et le génie du poète, avec ses racines piémontaises et de constantes et pertinentes références à ses œuvres relues.Il y a des gens, comme ça, à de certains moments particuliers, que vous éprouvez l’irrépressible besoin de prendre dans vos bras, et cette impulsion soudaine se trouve précisément exprimée par le jeune écrivain français Pierre Adrian, à la fin de son Hôtel Roma, dans ces lignes marquant la fin d’une intense recherche menée par lui sur les traces d’un des plus grands auteurs italiens du XXe siècle, en la personne de Cesare Pavese : « Je m’attachais à l’homme à mesure que je l’accompagnais vers la mort. Il me semblait, à retracer pointilleusement ses derniers jours, escorter un jeune condamné. Je voulais lui taper sur l’épaule, peut-être même le pendre dans mes bras. Oui, je voulais prendre Pavese dans mes bras. Dans ma tête, je le dessinais d’après les images que j’en avais. Pavese marchait les épaules rentrées, en bras de chemise, le dos suant, les yeux gênés par la lumière, les souliers usés, la pipe entre paume et pouce, une petite valise dans l’autre main, Pavese s’épuisait en vagabondant dans sa ville poussiéreuse, ses odeurs saturées de quais de gare, d’arrière-cuisines mal ventilées, sa couleur ballast, son ciel fouetté par les câbles des tramways où, pour mettre un peu de gaîté, on voudrait pendre du linge bariolé. Je le dessinais sans couleurs, me fiant à une confidence d’Ernesto Ferrero, l’écrivain qui disait de Pavese qu’il était un homme en noir et blanc »…Du noir et autres couleursCe « noir et blanc » ne laisse d’évoquer toute une époque, à l’évidence, et c’est à la fois la « couleur » du néoréalisme italien, faisant écho aux romans américains plus ou moins « noirs » qui ont fasciné le jeune Pavese, grand lecteur par ailleurs de Walt Whitman et futur traducteur (faisant autorité aujourd’hui encore) de l’immense Moby Dick, baleine à long sillage blanc dans la mer dont le Piémontais rêve tout en la détestant – donc on verra bientôt que le « noir et blanc » n’a rien de binaire ni de réducteur pour celui qui gardera toujours au cœur les feux de septembre, d’or et de pourpre, des vignobles des Langhe, ces collines des hauts de Turin dont il évoque le paradis retrouvé dans Les Mers du sud, premier poème de Travailler fatigue, au début de son journal amorcé en relégation, en novembre 1935 : « S’il y a une figure dans mes poèmes, c’est celle de celui qui s’est enfui de chez lui et qui revient avec joie à son petit village, après en avoir vu de toutes les couleurs et rien que des choses pittoresques, avec très peu envie de travailler, prenant un grand plaisir à des choses très simples, toujours large, débonnaire et net dans ses jugements, incapable de souffrir profondément, content d’obéir à la nature et d’être heureux avec une femme, mais content aussi de se sentir seul et dégagé, prêt chaque matin : les Mers du Sud en somme »…Mais non camarade : travailler repose ! Et si vous pensez que le geste de prendre Pavese dans vos bras va vous en rapprocher en moite tendresse, déchantez car le mec est aussi distant, voire impossible avec ses semblables qu’avec les femmes, comme il le sous-entend dans ce fragment du Métier de vivre daté de ses vingt-sept ans : «Comme les grands amants, les grands poètes sont rares. Les velléités, les fureurs er les rêves ne suffisent pas ; il faut ce qu’il y a de mieux : des couilles dures. Ce que l’on appelle également le regard olympien ».Hélas le péremptoire jeune homme ne sera jamais un « grand amant », mais il pressent en lui le « grand poète » non sans raison, malgré le « vice absurde » qu’il nourrit déjà, et qu’il maudit en toute lucidité. Ainsi le note-t-il aussi en novembre 1937 : « Le plus grand tort de celui qui se suicide est non de se tuer mais d’y penser et de ne pas le faire. Rien n’est plus abject que l’état de désintégration morale auquel amène l’idée – l’habitude de l’idée – du suicide. Responsabilité, conscience, force, tout flotte à la dérive sur cette mer morte, coule et revient futilement à la surface, jouet de n’importe quel courant. »L’incommunicable en partage…Et d’autres couleurs au cinéma, comme dans les films de Michelangelo Antonioni que Pierre Adrian évoque à propos de la mort de Monica Vitti qui vous a tous fait craquer, jeunes gens, entre seize et vingt ans, quand vous découvriez le mot « incommunicabilité » très prisé des intellos une dizaine d’années après la mort de Pavese…Le terme est au cœur du paradoxe de la relation de Pavese avec les autres, qu’il appelle et rejette en même temps, auxquels il offre sa poésie et qu’il fuit comme malgré lui.Or ce mélange d’attirance et de répulsion, Pierre Adrian l’a éprouvé lui-même après avoir trouvé, en sa vingtaine, l’écrivain selon son cœur en la personne de Pier Paolo Pasolini, l’opposé à maints égards de Pavese, qu’il suivra du Frioul à Rome avant, la trentaine venue, de repérer un autre « compagnon lucide » possible avec Pavese qu’il va « retrouver », de Rome où il vit, à Turin, en compagnie d’une amie-amante qu’il appelle « la fille à la peau mate » à la façon du poète parlant de sa « fille à la voix rauque », passion malheureuse entre tant d’autres…D’amitié et d’amourAutre paradoxe alors : que le récit-enquête-pèlerinage consacré à un poète mal barré en amour, entrepris en complicité avec une jeune Parisienne de joyeuse compagnie, transforme ce qui pourrait n’être qu’un fastidieux « docu » littéraire en histoire d’amitié et d’amour, où l’incommunicabilité fameuse – l’un des murs sur lesquels Pavese bute souvent dans Le métier de vivre – se transforme en vecteur de sympathies multiples, au fil des rencontres parfois très étonnantes qui ponctuent le parcours des deux « petits Français »…Cela commence à La Dernière plage, ce restau à salle de bal et terrasse estivale des hauts de Turin, anciennement Taverna dell’orso, où Pavese accoutumait de se rendre, à deux pas de la maison de sa mère, et dont le nouveau propriétaire farceur a conçu une anti-publicité typique de l’humour grinçant des Piémontais : « Si mangia male, si paga tanto », l’on mange mal et l’on paie cher…Premier lieu « à la Pavese », au seuil des Langhe, restau de province aux airs « défaits », avant une série d’escales significatives dans les collines, en Calabre où le poète a été exilé sept mois par les autorités fascistes, à Rome, ou encore à Bocca di Magra en face des falaises de marbre de Carrare où il foula sa véritable « dernière plage » en compagnie d’un improbable flirt…Les œuvres, bagages accompagnésValeur ajoutée inestimable à ce périple : les constantes références de l’auteur aux livres de Pavese, citations à l’appui tirées de La lune et les feux, son dernier livre apparié à une « divine comédie », des Dialogues avec Leuco, sur l’exemplaire duquel figurent les derniers mots manuscrits du désespéré («Je pardonne à tous et à tous je demande pardon. Ca va ? Pas trop de bavardages »), du Bel été (prix Strega en juin 1950, consécration à peine relevée par les médias sauf à Turin), Entre femmes seules aux si profondes intuitions psychologiques, Le Métier de vivre à des multiples reprises et la correspondance de l’écrivain d’où l’auteur tire la pages saisissante, à valeur d’autoportrait, d’une lettre à Fernanda Pivano, le 25 octobre 1950, où figurent ces mots d’une si terrible lucidité : «Or P. qui sans doute est un solitaire parce qu’en grandissant il a compris qu’on ne peut rien faire qui vaille sinon loin du commerce du monde, est le martyr de ces contradictions. Il veut être seul – et il est seul - , mais il veut l’être au milieu d’un cercle qui le sache (…)P. appelle même tout cela besoin d’expression, de communication, de communion ; sa privation, tragédie de la solitude, incommunicabilité des âmes, et ainsi de suite. Que pourra faire un tel homme devant l’amour ? »Enfin Pierre Adrian a retrouvé à Rome, géant nonagénaire, le dernier compagnon vivant de Pavese au nom de Franco Ferrarotti, qui nous vaut les pages les plus émouvantes d’Hôtel Roma, avec l’évocation des funérailles de Pavese, dont le cercueil fut suivi par des centaines de personnes, le message bouleversant du jeune Italo Calvino, atterré par la mort de son ami, et une conclusion qui oriente l’ensemble de l’ouvrage dans le même sens que les derniers mots de Pavese , le 18 aôut 1950 : « Un clou chasse l’autre. Mais quatre clous font une croix. Mon rôle public, je l’ai accompli – j’ai fait ce que je pouvais. J’ai travaillé, j’ai donné de la poésie aux hommes, j’ai partagé la peine de beaucoup ».Et Pierre Adrian de conclure : « Ferrotti m’avait conforté dans la conviction qu’un écrivain peut être l’ami qui vous réconforte et vous aide à tenir. Pavese était devenu un compagnon de route. Je m’étais lié à lui. On ne demande pas à nos amis de nous ressembler. On leur demande de nous aider à vivre »…Post scriptum : Amico fragile est l’une des plus belles chansons de Fabrizio de Andrè, autre géant « à la Pavese » dont la voix grave et douce fait écho à celle, sottovoce, qu’on entend entre les lignes du Métier de vivre…Pierre Adrian. Hôtel Roma. Gallimard, 2024. -
Arte Povera
… Après sa période Lichens et fibrilles, qui l’a propulsé au top du marché international, Bjorn Bjornsen a mené une longue réflexion, dans sa retraite de Samos, sur la ligne de fracture séparant la nature naturée de la nature naturante, et c’est durant cette ascèse de questionnement qu’est survenue l’Illumination dont procède la série radicale des Fragments d'ossuaire que nous présentons en exclusivité dans les jardins de la Fondation sponsorisé par la fameuse banque Lehman Brothers …Image: Philip Seelen
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De ces matins
(Le Temps accordé. Lectures du monde 2023)PAGES DE L'AUBE. – La Grand Rue déserte était ce matin belle noire de pluie nocturne récente, sur l’asphalte de laquelle j’imaginais tracer les fines lettres italiques de mes carnets de l’aube à l’insu de personne - il n’y a personne le dimanche matin sur la Grand Rue bordée de vitrines de luxe (le joaillier Christ jouxtant les boutiques de fringues et de pompes de femmes de cadres moyens à supérieurs), sur quoi, mon frère le chien ayant lâché sa bonde dans le buisson de cactées, je suis remonté dans notre cage à livres où j’ai repris la lecture alternée des cochoncetés lyriques et lubriques de Verlaine dans le volume de ses Œuvres libres préfacé par le toujours excellent Etiemble (édition de 1961, l’année de la mort de Céline et d’Hemingway, pilotée par Pascal Pia), la bio de Rimbaud et Les Heures heuresuses de Pascal Quignard qui me ramène à tous nos bonnes heures partagées à lire depuis Cavafis et Spinoza, Plutarque et Bob Morane, le Zibaldone de Leopardi (à la forme duquel ses séries font penser), et voilà qu’à neuf heures mon ami l’abbé V. me relance au téléphone pour un tour d’horizon qui nous conduit de l’arrière-pays vaudois à Gaza, puis en Ukraine et partout où la Force écrase l’humain au nom d’une idée de Dieu qu’il faudrait interdire dans les églises et les écoles, les familles et tous les vecteurs de propagande de la religiosité soumise aux pouvoirs établis – l’abbé n’a pas été pour rien l’ami et le disciple d’un Maurice Zundel suspect au yeux de la hiérarchie catholique dont le souci misérable est actuellement de se disculper, auprès des médias, de ses errances pédophiles…Cependant je suis impressionné, à tout coup, par l’attention que porte notre abbé nonagénaire, proche ami et confident de Gustave Roud et de Philippe Jaccottet, de Georges Haldas et de Jean Vuilleumier, de Jacques Mercanton ou de Crisinel, au monde actuel auquel il prétend ne plus rien comprendre et dont il parle avec plus de bon sens naturel que quiconque, invoquant la sagesse de nos aïeules et l'esprit de ses pères paysans. Haldas me l’avait dit : regardez les mains de l’abbé, sous-entendu : ses paluches de terreux !Non moins rigolo, l’abbé me raconte que, dans une ferme des hauts de Lausanne où il a passé son enfance de fils de fermier, un jeune garçon de 10 ans ans lui a expliqué, récemment, comment il gérait la traite et les déplacements de quelque 150 ruminants de l’exploitation familiale, tous munis de dispositifs numériques sophistiqués reliés au central du gamin. L’AB nest pas un geek du tout. Il parle des « machines magiques », dont je fais usage, avec certaine ironie, mais il n’exclut rien : il inclut.Une heure après notre téléphone-fleuve avec l’abbé V., je me retrouve chez nos vieux amis B. dans le village vigneron de Chardonne (dont un grand styliste français a fait son pseudonyme, aujourd'hui sujet à controverse de pleutres), où la conversation de tout à l’heure se poursuit dans une tonalité différente, les générations succesives n’abordant pas les mêmes thèmes de la même façon. Avec L’AB, les horreurs nationalistes ou théologiques aboutissant aux tueries d’Israël et de Gaza, étaient liées à leur source biblique ou coranique, tandis qu’avec nos amis le Réel affreux s’impose dans sa brutalité, et tous nous restons démunis devant l'innommable aux barbes interchangeables...Ce soir je regarde, sur Netflix, un film évoquant les menées d’un pétrolier du tournant du XXe siècle, intitulé There will be blood et qui fait penser à la fois au Géant d’Elia Kazan et au Malin de John Huston, avec une souffle réel mais des failles, dans la psychologie des personnages et un dénouement mélodramatique auquel on a autant de peine à croire qu’à s’attacher aux deux protagonistes, le pionnier victime de son hybris et le jeune prêtre fanatique, finalement caricaturés. (Ce dimanche 19 novembre)AU FOND DES MOTS. – Mon amie Marie-Laure me disait, à propos de mes récits et autres proses poétiques du Sablier des étoiles, que j’allais au fond des mots, et c’est ce que je me dis à chaque page des Heures heureuses de Pascal Quignard, qui non seulement va au fond des mots mais, à partir de leur noyau, souvent étymologique, en fait rayonner le sens et les virtualités multiples par ses évocations et mise en rapport, lesquelles me rappellent celles d’un Cingria.Je ne vois guère d’auteur contemporain de langue française, sauf un Pierre Michon ou un Christian Bobin parfois, qui concentre autant de poésie latente dans les développments patents d’une pensée à la fois hyper-érudite et nourrie par la vie quotidienne et ses rencontres – notamment d'Emmanuèle Bernheim dont il fait irradier la figure.Mais parler de ce livre sans en citer les phrases (un écrivain est quelqu’un qui aime les phrases, disait Annie Dillard) est insuffisant, donc je cite : « L’amour est la seule motivation, immotivée, qui se rapportd directement à l’élan de la vie. Il est l’heur. « Qui est aussi mal-heureux qu’il croit ? Qui est aussi heureux quil l’avait espéré ? » L’annonce d’une maladie mortelle qui nous frappe délimite soudain l’ombre du paradis ».C'est exactement ce que nous avons vécu huit mois durant après la mort annoncée de Lady L. : « Cette étrange ombre portée autour de nous consacre ce qui va être perdu mais en le consacrant elle le fait respendir, Ce relief merveilleux et subit importe plus que le seul décompte des jours qui restent à vivre ».Et puis après la mort ceci de si beau et si précis, si juste et si dépassé par la vie, à propos d’Emmanuèle précisément : «Debout, cambrée, arquée, dans la longue cuisine de l’ancien presbytère, totalement silencieuse, extraordinairement concentrée, chaque matin, avec un sérieux de pape – le pape Innocent VI dans sa capella de Villeneuve – avec la gravité d'un chat qui va à sa gamelle - Boubi le chartreux devenu blondinet avec l’âge -, elle consulte le fascicule horaire des marées qui vont affecter les anses autour de l’Ile aux Moines. Je regarde la brume qui s’échevelle, elle quitte les branches du figuier du jardin. Les paons courent. Les lapins s’enterrent tandis que s’organisent en elle, au fond du corps vigoureux de mon amie, en silence, spontanément, les heures et les lieux. Les marches forcées dans la durée du jour jusqu'aux criques, jusqu’aux rampes de bateaux, jusqu’aux plages. Tout se lisait sur son visage grave – comme dans les nuages d’un ciel de l’Eure toute la jourmée se découvre et se déçoit ».Et comme ça à jet continu, avec une chamane ouïgoure ou La Rochefaucauld (cité par Lacan : « Il y a des gens qui n’auraient jamais été amoureux s’ils n'avaient jamais entendu parler de l’amour », ce qui renvoie à Girard), ou Jacques Esprit ou Thomas Ferenczi (entre autres pages super-supérieures), etc.Bref, j’ai dit à l’AB qie j’allais lui acheter ce livre écrit pour lui autant que pour moi, il a protesté (« Je ne sais plus où me mettre » - « Eh bien mettez-vous sur écoute ! »), et là je me dis qu’il faudra que j’envoie mon propre opuscule à Alain Cavalier qui lui aussi avait fait ami-amie avec Emmanuèle Bernheim – comme tout se tient, hein ? (À la Maison bleue, ce mardi 21 novembre) -
Les Jardins suspendus dans Le Temps
Jean-Louis Kuffer rassemble une vie de lectures dans «Les jardins suspendus», invitation vibrante à vivre en lisant et à lire en vivant...
par Lisbeth Koutchoumoff
A se promener dans Les jardins suspendus de Jean-Louis Kuffer, on est pris de vertige comme on le serait devant une bibliothèque immense et accueillante, de celles qui donnent envie de poser son sac, et de fureter des heures durant, volant d’un monde à l’autre, d’îles en péninsules, au contact des mots. Car il s’agit bien de cela dans ce livre merveilleux. Jean-Louis Kuffer, écrivain et journaliste, figure de la scène littéraire de Suisse romande, longtemps responsable des pages Livres de 24 heures et nourrissant aujourd’hui son blog «Les carnets de JLK», rassemble ici ses critiques et ses interviews d’écrivains, comme on construit une bibliothèque, une vie durant. Avec émotion, au gré des éblouissements, des révélations. Avec reconnaissance.
Ainsi si ces Jardins suspendus – le titre désignant ce lieu à la fois calme et électrique où se produit la rencontre entre le lecteur et l’écrivain –, si ces Jardins donc déploient un charme puissant, c’est que Jean-Louis Kuffer y déploie, page après page, un art de lire qui n’est rien de moins qu’un art de vivre.
Le sésame du conte
Avant de débuter la visite, où chaque livre apparaît comme une rencontre, avant de pénétrer dans cette «Maison Littérature» aux mille et une pièces et recoins, Jean-Louis Kuffer a placé quelques textes en prologue, comme autant d’anti-chambres. Sur ce que la lecture ouvre en soi, tel le sésame du conte. Sur «l’imperceptible frontière entre les livres et la vie» dès lors qu’une «présence se manifeste par le seul déchiffrement des lettres inscrites sur une page».
Ainsi les mots de Blaise Cendrars, dans Vol à voile, qui ont révélé à l’adolescent que le voyage est d’abord «l’appel à la partance d’une simple phrase». «J’avais lu […]: «le thé des caravanes existe», et le monde existait, et j’existais dans le monde.» Sur le métier de critique, sorte de Noé «appelé à faire cohabiter, dans son arche, les espèces (d’écrivains) les plus dissemblables, voire les plus adverses» et qui doit distribuer «ses curiosités entre toutes les espèces sans tomber dans l’omnitolérance ou le piapia au goût du jour».
En inspirateur d’une critique créative et tonique pratiquée comme une palpitante «chasse aux trésors», Jean-Louis Kuffer choisit John Cowper Powys (1878-1963), qui, dans Les plaisirs de la littérature, évoque ces quelques livres où se concentre «la somme des rêves et des pensées que l’énigme du monde a inspirés à nos frères humains».
Le temps de l’oiseleur
L’aventure que constitue la lecture des Jardins suspendusdémarre avec les écrivains de langue française. Et c’est une fête vraiment de voir défiler, sous la plume précoce de Jean-Louis Kuffer (première critique à 19 ans dans La Tribune de Lausanne), Henri-Frédéric Amiel («Nombriliste cosmique»), Alexandre Vialatte («Le rebouteux mirifique»), Albert Cossery («Le dandy révolté»), Georges Haldas, Jacques Chessex ou Maurice Chappaz. A chaque fois, il est question de s’approcher de ce qui fait le cœur vivant d’une langue, d’une façon de transmettre le monde et d’être au monde. Une mention spéciale pour les pages que Jean-Louis Kuffer consacre à Charles-Albert Cingria, baptisées «Le temps de l’oiseleur» et qui saisissent la modernité «non voulue» du vélocipédiste.
Continent russe
Une mention aussi pour les pages dédiées aux auteurs du continent littéraire russe, à «l’ami Tchekhov», à Nabokov au moment de sa mort à Lausanne, à Soljenitsyne. Les écrivains américains sont rassemblés sous le chapitre «Le rêve éclaté» avec le chéri et trop oublié Thomas Wolfe, mais aussi Flannery O’Connor ou encore Philip Roth. Beaucoup de rencontres mémorables avec Doris Lessing en 1990 à l’occasion de la parution de son roman Le cinquième enfant, avec Imre Kertész lors d’une conférence de presse à Paris; avec Patricia Highsmith, chez elle au Tessin, en 1988; passionnante aussi l’interview de Milan Kundera, de passage à Genève, en 1979.
Avec Annie Dillard
Si Jean-Louis Kuffer fait bien entendre la voix écrite, la voix parlée de tous ces écrivains, il lui faut aussi, pour y parvenir si bien, le talent du poète. «Vivre, lire et écrire ne représentent à mes yeux qu’une seule démarche. Ecrire m’est devenu aussi vital que respirer, mais écrire sans vivre ou sans lire, qui renvoie à la vie et à l’écriture des autres, me semblerait tout à fait vain», précise-t-il, au tout début du recueil, lui le grand lecteur d’Annie Dillard. Et c’est bien cette ronde entre écriture, lecture et la vie au milieu qui donne à ces Jardins suspendus leur vibrant éclat.
CHRONIQUES
Jean-Louis Kuffer
«Les jardins suspendus. Lectures et rencontres 1968-2018»
Pierre Guillaume de Roux, 416 p. -
Une impossible quête de vérité menée par Erri De Luca
Par l’un des plus grands écrivains italiens actuels, Impossible nous confronte au passé des «années de plomb» italiennes, abordant les thèmes de la violence révolutionnaire, de l’amitié trahie et du clivage entre générations, notamment…Que s’est il vraiment passé ce jour-là, sur cette vire vertigineuse des Dolomites de laquelle tel homme a soudain déroché pour se fracasser dans les rochers, avant que tel autre, qui le suivait de plus ou moins loin, ne donne l’alerte conformément à la loi non écrite des montagnards ? Qui d’autre que ce dernier pourrait témoigner de ce drame ? Et pourquoi son appel à l’aide s’est-il transformé en geste suspect au regard d’un juge d’instruction, au point qu’il se retrouve incarcéré pour soupçon d’homicide après qu’un lien personnel «historique» a été établi entre les deux hommes, tous deux anciens révolutionnaires dont l’un, trahissant ses camarades, à valu à l’autre des années de prison.Et si c’était une vengeance ? Si la présence des deux hommes sur la «vire fatale» n’était pas une coïncidence, comme le prétend obstinément le narrateur ? Si celui-ci avait ourdi et camouflé une sorte de guet-apens ? C’est ce dont le magistrat est persuadé, mais comment établir la vérité ? Et qu’en est-il «au final» de celle-ci ? L’affirmer est-il possible ? C’est ce que se demanderont la lectrice et le lecteur d’Impossible, dernier roman paru d’un des auteurs italiens les plus vifs, en dépit de son âge, et les plus intéressants de l’heure, dont ce nouvel ouvrage, concis et d’une profonde résonance poétique, rappelle les fables de cet autre écrivain-grimpeur que fut Dino Buzzati et, pour ses connotations policières et politiques, les investigations romanesques d’un Leonardo Sciascia, lequel est d’ailleurs cité à plusieurs reprises par le protagoniste.Un récit à multiples facettesLe narrateur en question, comme Erri De Luca, est un ancien militant d’extrême-gauche et un frère de ces «conquérants de l’inutile» dont parlait l’alpiniste français Lionel Terray. Peu importe, au demeurant, dans quelle mesure les parcours des deux personnages coïncident, mais ce que dit le narrateur, de sa vie et du monde passé et présent, recoupe en tout cas ce que nous savons de l’écrivain: à savoir qu’il vient du Sud, est issu d’une famille modeste, n’a pas fait d’études universitaires mais a été ouvrier et néanmoins grand lecteur, a milité dans une organisation révolutionnaire sans participer pour autant à la lutte armée, etc.Ce qui est sûr, aussi, c’est qu’Erri De Luca est en mesure de comprendre son narrateur, alors que celui-ci pense que le jeune magistrat qui l’interroge ne le peut pas vraiment. Or cette question de la difficile compréhension entre générations - celle de l’écrivain et de son narrateur ayant été «la plus poursuivie par la justice de toute l’histoire d’Italie » n’exclut pas une possibilité de communication plus ou moins fraternelle, comme on le verra dans l’évolution des relations entre le prévenu et le magistrat -, ni bien sûr la compréhension affective éclairée par la relation amoureuse, comme on le voit au fil des très belles et très tendres lettres que le détenu envoie à sa compagne beaucoup plus jeune que lui…De la vérité et de ses interprétationsAffirmer qu’il n’y a qu’une Vérité, évidemment assortie d’un V majuscule, relève de l’autorité d’une doctrine de justice ou d’une dogme religieux qui se veulent indivisibles, au contraire des vérités à visages humains aux multiples approches et possibles interprétations ; et ce qu’on peut rappeler, dans la foulée, est qu’Erri De Luca est, depuis longtemps, un lecteur et un traducteur assidu de la Bible, même s’il se dit non croyant sans être athée…Dans son dernier roman, sans doute marqué par les démêlés judiciaires récents de l’écrivain, ex-communiste passé par l’anarchisme et rallié à la cause altermondialiste, la version du narrateur s’affronte aux convictions «intimes» du magistrat, au fil d’une enquête où interviennent des témoignages extérieurs, à vrai dire fragiles, des indices qui ne le sont pas moins, des investigations portant sur le passé commun de la «victime» supposée et du présumé suspect, à quoi s’ajoutent, au fil du temps, les réactions des anciens camarades du narrateur et des médias, etc.Un thème central d’Impossible, qui s’ajoute à celui de la quête de vérité, est celui de la trahison du «collaborateur de justice», qui a balancé ses camarades pour des raisons non précisées ici mais qui pourraient se discuter. De fait, certains révolutionnaires repentis avaient des raisons, devant les excès de la lutte armée, de se rallier à la répression du terrorisme. Et qui pourrait exclure que le jeune magistrat lui-même généreux et intelligent, cherchant à comprendre son prévenu, n’aurait pas été, cinquante ans plus tôt, du côté des contestataires ?Par sa forme même, alternant les interrogatoires (auxquels participe, contre la volonté du prévenu, un avocat d’office au rôle ambigu), les lettres du narrateur à sa compagne et une missive finale du magistrat lui-même, le roman de De Luca module en quelque sorte le débat auquel le lecteur se sent forcément convié, dont la conclusion splendide, évoquant quelque mythique combat ancestral, n’explique rien de façon «rationnelle», ressortit à la poésie et rappelle le titre d’une des pièces du grand analyste des ambigüités humaines que fut Luigi Pirandello, À chacun sa vérité…Erri De Luca. Impossible. Traduit de l’italien par Danièle Valin. Gallimard, coll. Du monde entier, 2020, 171p. -
Houellebecq sérotonique
Comment Michel Houellebecq module son voyage au bout de la vie.
Regard amont à l'instant d'aborder Anéantir ...
Roman f… intéressant, à l’image de notre p… de société, Sérotonine distille une «petit musique » qui relance, en tout différent, celle de cet autre malappris controversé que fut Louis-Ferdinand Céline, avec autant d’émotion barbelée…
L’effet de meute n’a pas manqué de se manifester, avant même la parution de Sérotonine, faisant dire tout et n’importe quoi aux laudateurs aveugles ou aux détracteurs automatiques d’un roman que nul n’est obligé, au demeurant, de lire – cela va de soi – et qu’on pourra trouver aussi déplaisant que son auteur si l’on est attaché au p… de beau style ou à la séduction suave d’un Jean d’Ormesson, mais qu’il faut lire bien attentivement pour s’en faire une idée personnelle et fondée, sinon fermez votre g…
Trois petits points pour un f… de m…
Le fameux truc des trois petits points, caractérisant la «petite musique» de Céline à son top, peut servir de façon parodique dans une présentation non ordurière d’un romancier peu soucieux pour sa part de censurer la b… de son protagoniste quand elle se lève au passage d’un c…, ou plus exactement en l’occurrence quand elle tombe en berne.
Michel Houellebecq a été le premier auteur «culte» de sa génération à parler précisément comme celle-ci, n’hésitant pas à qualifier une femme de pét… ou le charmant Jacques Prévert de c...
Est-ce à dire que l’auteur des Particules élémentaires ait « libéré » le langage en appelant une chatte par son nom figuré ? Ce serait lui accorder trop de crédit, car de nombreux auteurs de langue française, depuis Rabelais et même avant, et après Céline, ont pratiqué la langue verte avant lui, mais Houellebecq, dès Extension de la lutte, alla plus loin que la dégoise verbale en montrant crûment, et somme toute honnêtement, sans se planquer sous sa capuche d’ado attardé, des gens qui en chient et baisent, ou se branlent, comme ils respirent ou rêvent à Byzance.
Un réaliste agronomique à large spectre
Louis-Ferdinand Céline n ‘est pas devenu écrivain sur les bancs d’une fac de lettres, mais d’abord au front de la Grande Guerre, sous l’uniforme du cuirassier Destouches, puis autour des tables de dissection de l’école de médecine, sa thèse de carabin étant consacrée à l’hygiéniste autrichien Semmelweiss et révélant illico un styliste hors pair.
De son côté, Michel Houellebecq a fait des études d’ingénieur agronome, comme le narrateur de Sérotonine, lequel a travaillé «sur le terrain» pour Monsanto avant de rallier une task force de Basse-Normandie chargée de la revalorisation mondiale du fromage local, ensuite en mission à Bruxelles et jusqu’au ministère national de l’agriculture où ses compétences sont appréciées. Assassiné par les islamistes le 7 janvier 2015, le très regretté Bernard Maris, alias l’Oncle Bernard de Charlie-Hebdo, a révélé en outre, et commenté en expert, dans Michel Houellebecq économiste, les connaissance réelles de celui-ci en cette matière le plus souvent inconnue des littérateurs. De surcroît, dans un premier essai sur l’auteur américain de SF poétique, H.P. Lovecraft, Houellebecq a montré un goût prononcé pour une littérature conjecturale qui le situe, assez loin de ses compatriotes, dans la mouvance des observateurs « behaviouistes » à la manière anglo-saxonne dont un J.G. Ballard est un exemple qu’il cite d’ailleurs lui-même.
Or tous les romans de Michel Houellebecq, dont il faut souligner le fait qu’ils se constituent en œuvre cohérente et en expansion constante, développent la même observation réaliste hypersensible au «fantastique social» tragi-comique, qu’il s’agisse des premiers clubs d’échangistes de Cap d’Agde (dans Les Particules élémentaires) ou de la fonction abêtissante des humoristes de télé tournant tout en dérision (dans Plateforme), du clonage humain (dans La possibilité d’une île) ou du consentement des «élites» à l’acclimatation d’une idéologie mortifère (dans Soumission), enfin du double déclin personnel et collectif de la libido dans une société oscillant entre obsession sexuelle numérisée et néo-puritanisme, etc.
Entre déprime personnelle et tragédie sociale
Certains auteurs, même sans galons académiques, sont de véritables médiums en matière de pathologie sociétale, pour parler comme dans les administrations et les magazines, tels les Américains Patricia Highsmith ou Bret Easton Ellis, tel aussi Houellebecq. Chez ces trois auteurs cohabitent en effet ce qu’on pourrait dire l’implacable lucidité d’enfants blessés et l’esprit de conséquence qui les fait refuser de «dorer la pilule», alors que le mensonge ambiant tend à «positiver».
Des reproches médiocres, voire nuls, ont été faits à Michel Houellebecq au motif que son personnage lâche au passage que « Niort est l'une des villes les plus laides qu'il m'ait été donné de voir », que le même narrateur baffe gentiment au passage cette tête à claques avérée que représente le bateleur médiatique Laurent Baffie, ou qu’il décrit la vidéo réalisée par un Allemand pédophile à dégaine d’universitaire qui s’en prend à une fillette de dix ans - comme si parler de l’abjection, en cette dernière occurrence, revenait à l’exalter. Mais que ne ferait-on pour ne pas voir la réalité de ce monde, même si celle-ci n’est certes pas «toute» la réalité, et même si Niort et le marais poitevin ne sont pour rien dans la méchante humeur passagère de Florent-Claude Labrouste…
L'auteur et son double, ou la confusion bien entretenue...
Faut-il attribuer à Michel Houellebecq tout ce que ce Florent-Claude, qui se taxe lui-même d’ «inconsistante lopette» en voie de « flasque et douloureux effondrement », nous balance au long du roman, que ce soit sur Niort ou sur « ce vieil imbécile de Goethe », sur la domination féminine à tel moment ou les vaches normandes à tel autre, comme en interview l’amer Michel déclara bel et bien que «l’islam est quand même la religion la plus con » ?
On le peut évidemment, et d’autant plus que l’écrivain joue de ces glissements, mais l’important est ailleurs, qui requiert la sensibilité fine de la lectrice et du lecteur point trop pressés de conclure.
De fait, Sérotonine ne se borne pas à la déploration d’un mâle blanc en crise personnelle à l’approche de ses cinquante balais. Ce n’est ni un roman «nombriliste», comme on l’a écrit sans parler du contenu complexe de l’ouvrage, ni non plus la complainte d’un «décadent», voire d’un «réac», pour user du langage délateur au goût du jour. Le fond de Sérotonine est beaucoup plus ferme et sérieux que ne le dit le lecteur de surface: c’est le tableau plutôt comique des tribulations plus ou moins tragiques vécues par un type au «milieu du chemin», selon la formule de Dante. Labrouste a certes « foiré » toutes ses relations féminines, non sans connaître ce qu’on appelle le bonheur ici et là, et la plus belle amitié qu’il ait vécue, avec son compère d’études Aymeric, descendant de haute lignée normande passionné de musique et revenu à l’agriculture, lui laisse aussi des souvenirs lumineux soudain plombés par la terrible réalité: largué par sa femme fatiguée, convaincu que sa vie est foutue, ce fou de musique s’immole finalement au cours d’une scène déchirante, sur un barrage routier des agriculteurs confrontés aux CRS, qui fait écho immédiat à la détresse actuelle de toute une France dite d’en bas - la même d’ailleurs que Michel Houellebecq sillonnait dans La carte et le territoire.
Ce bon vieux Conan Doyle à la rescousse…
La valeur d’un livre se mesure à l’empreinte qu’il laisse en nous. Dans une scène « médicale » qui est du pur Houellebecq, le docteur Azote, un type plus sympa que le « con » méprisant qui a conseillé la première prise de Captorix au sieur Labrouste, explique à celui-ci que son problème ne se borne pas à une libido plombée par l’antidépresseur, alors que son taux alarmant de cortisol signale qu’il est en voie de mourir de chagrin.
Et comment cela se soigne-t-il, docteur ? En dosant mieux la sérotonine et en ayant recours à des «escorts» performantes ? Ou vaut-il mieux se jeter du haut de la tour où l’on a trouvé refuge après que sa piaule du Mercure a été déclarée 100% non-fumeurs ? Divers palliatifs se succéderont : les émissions culinaires de la télé, vite ennuyeuses; la lecture de La Montagne magique de Thomas Mann, pas vraiment la panacée non plus. Ou peut-être Conan Doyle, « une âme noble, un cœur sincère et bon » ?
Du coup, vous vous rappelez ce cher vieux Sherlock Holmes, sauvé de la coke par son ami le docteur Watson. Mais qui sauvera les gilets jaunes ? Bonne question...
Les trois dernières pages de Sérotonine ne donnent point de réponses mais une lumière en émane, qui n’a rien d’artificiel ou de convenu, et dont on se gardera de tirer des conclusions du genre «retour au Seigneur» de la brebis perdue.
Et voila ce que ça donne, sœurs et frères aux âmes nobles et aux cœurs sincères et bons : «J’aurais pu rendre une femme heureuse. Enfin, deux ; j’ai dit lesquelles. Tout était clair, extrêmement clair, dès le début ; mais nous n’en avons pas tenu compte. Avons-nous cédé à des illusions de liberté individuelle, de vie ouverte, d’infini des possibles ? Cela se peut, ces idées étaient dans l’esprit du temps ; nous ne les avons pas formalisées, nous n’en avions pas le goût ; nous nous sommes contentés de nous y conformer, de nous laisser détruire par elles ; et puis, très longuement, d’en souffrir.
Dieu s’occupe de nous à chaque instant, et il nous donne des directives parfois très précises. Ces élans d’amour qui affluent dans nos poitrines jusqu’à nous couper le souffle, ces illuminations, ces extases, inexplicables si l’on considère notre nature biologique, notre statut de simples primates, sont des signes extrêmement clairs. Et je comprends, aujourd’hui, le point de vue du Christ, son agacement répété devant l’endurcissement des cœurs : ils ont tous les signes, et ils n’en tiennent pas compte. Est-ce qu’il faut vraiment, en supplément, que je donne ma vie pour ces minables ? Est-ce qu’il faut vraiment être, à ce point, explicite ?
Il semblerait que oui ».
Michel Houellebecq. Sérotonine. Flammarion, 352p. 2019.
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Voisard le grappilleur
Alexandre Voisard égrène l'or de ses Riches Heures poétiques : sur ses chemins d'homme des bois, dans les trains, par les rues ou les rêves, le poète filtre la substance qu'il absorbe par les mots et leur admirable musique.
Ce sont homme d'abord des carnets d’un homme des bois qui n'en finit pas de consigner les menus événements survenant au long de ses promenades solitaires, et maintes gens sans doute, dans ce pays, se reconnaîtront dans ce contemplatif saluant le renouveau printanier que symbolise la «tache folle» d'un premier papillon hardi sur la neige ou l'apparition de la «tête douce» du «camarade» Orpin Reprise, «petite plante au nom claudélien», le «bai tout frais» d'un chevreuil qui ranime dans son œil «une gamme oubliée», avec ce «privilège de tout recommencer sans cesse» que se partagent le poète et la brodeuse invisible aux vitres de l'hiver: «Amour de l'art, humour du givre».
Humilité
C'est cet amour de l'art, et cette humilité devant la nature, qui fait dire au poète que «Le plus insoupçonnable / Frise l'extraordinaire /À la surface des choses». Saluer la «Véronique, tendre, nuptiale, impatiente», ou le «tussilage à la barbe d'or» pourrait certes n'être qu'une aimable diversion de littérateur aux champs n'ayant rien à dire, tandis que chaque piécette vibrante de ces carnets se relie à un noyau vivant et vibrant où le tout-venant de l'observation se transforme en or fin.
Dans la foulée, Voisard suggère lui-même que «la bonne poésie pourrait être celle qui impérativement ramène au réel». Et de fait, la première vertu de ces notations elliptiques ou plus amples, oscillant entre l'aphorisme à la René Char («La transparence d'un chant d'oiseau à elle seule fait la légèreté du ciel et la liberté de l'air») ou le haïku («Soulève la pierre de tes paupières / Sors de l'âge de granit /Sois truite avant d'être /La paume qui l'étreint») et le chant ou le récit plus développés, tient à leur capacité à tout rendre plus réel, parce que redéfini sous un regard neuf, dans une langue cristallisant avec autant d'acuité sensible que d'humour («les orties de mes amis ne sont pas mes amies») ou de vérité («que de chemins perdus sous l'entêtement des feuilles mortes»).
La forêt est aussi bien forêt de signes. Lorsque sont évoqués trois chênes constituant «un seul être qui se prolonge sans cesse en atomes et en intelligence avec le ciel et la terre», nous vient l'idée que le monde vu par le poète se résume aussi à «un seul être» dont chaque partie serait reliée au tout par de multiples correspondances.
L'âme des chanterelles évoque ainsi le caractère du père du poète, une grive musicienne est rencontrée comme un véritable personnage, l'imperceptible mouvement des herbes annonce le vent qui se lève sur le monde, bref tout communique, les ombres du bois «tout mystère» disent l'angoisse du flâneur, et la clarté de l'azur rafraîchit l'âme, de multiples sensations sont ressaisies avec un bonheur rare comme dans ces évocations d'un merle qui «élève une fonction naturelle au rang d'art énigmatique» ou de l'automne dont les couleurs annoncent que le «livre se referme dans un froissement d'ailes», et c'est «Ainsi que passe une vie entière / Lentement sous vos yeux /Une vie d'aquarelliste frivole /Une vie de commérage /Sauvée par une soif d'absolu».
La musique de chaque instant
Cependant notre quêteur d'absolu est aussi un homme de désir, un amateur de trains aux belies voyageuses et de villes vivantes, un amoureux impénitent (la scène étonnante de ses Carnets furtifs, où une femme le remercie d'un poème par l'offre d'un sein nu), un rêveur abondant à la mémoire saisissante, un troubadour reconnaissant envers tel maître (ses rencontres de René Char aux Busclats, et l'épilogue d'une fâcherie décevante), un homme comme les autres enfin qui sent les années dans ses artères — et toutes ces facettes se combinent en kaléidoscope mouvant, dans une suite de variations et de reprises substituant le temps du poète à la chronologie ordinaire.
«Ce n'est pas assez de lui donner du temps, c'est toute la place qu'elle demande, tout notre temps», écrit Voisard à propos de la musique, dont il dit la nostalgie, «toujours, en tout lieu, comme une blessure lancinante», et qui pourtant «ne cesse d'être proche, accessible, fraternelle».
Et de même pourrait-on dire, du dernier livre d'Alexandre Voisard, constitué par la substance cristallisée de ses Riches Heures, qu'il requiert tout le temps du lecteur, pour le vivifier cependant par sa constante musique également proche et fraternelle.
Alexandre Voisard, Au rendez-vous des alluvions. Carnets 1983-1998. Editions Bernard Campiche, 474 pp.
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Mon âme fille de joie
Pour Shmuel T. MeyerMon âme, cette juive errantetombée en ce bas mondeet projetée dans les tournantes,en tous sens égaréet’appelle, toi Méchant immondequi a permis tout ça,en moi lové comme un serpentsans peur et sans remordsjuste assoiffé du sang des morts...Mon âme en son corps de dentelleest à jamais frivoleet danse au jardin bagatelleou rêve sur l’oreiller mol,comme une joue d’enfantjaloux du baiser de Maman...Mon âme monte tous les soirs,sans peur et sans remords,avec le soldat le plus noirdes armées d’innocentsque le vampire encule -chacun nimbé de pureté :les corps ont la légèretéde l’Être sans férule...Mon âme toute dépouilléene se lasse jamaisde vous adresser l’oraisonde sa naïveté;son cantique de toute chairne fait que vous louer,Seigneur saignant vos univers...Mon âme fière, jamais servile,toute joie et lumière...Peinture: Louis Soutter -
To blog or no to blog
A propos de Riverbend et de la blogosphère. 666e note de ce blog.
D’aucuns se sont émus, ces derniers temps, du fait que le blog d’une jeune Irakienne fût nominé pour l’attribution d’un prestigieux prix littéraire anglais : le Samuel Johnson Prize de la BBC-Four, récompensant les ouvrages hors fiction et doté de plus de 40.000 euros, pour lequel 19 autres titres sont en lice, l’attribution étant fixée au 14 juin prochain. Etait-ce à dire que, désormais, les prix littéraires consacreraient n’importe quoi par conformité à l’esprit du temps ? Un blog aurait-il donc quoi que ce soit à voir avec un vrai livre ?
Or justement, c’est un livre, tiré d’un blog, intitulé Bagdad brûle et racontant, de l’intérieur, trois ans d’occupation, de massacres et d’attentats, qui a été sélectionné en l’occurrence. Sous le pseudonyme de Riverbend, une jeune universitaire de Bagdad a entrepris, dès le 17 août 2003, de décrire au quotidien ses craintes et ses colères dans l’Irak occupé. Ayant perdu son poste de programmatrice en informatique, du fait de l’impossibilité de se déplacer dans la ville en feu, la jeune femme s’est attelée à la rédaction de ce blog pour témoigner de ses tribulations au jour le jour. Or on notera qu’à la même époque Elisabeth Horem, épouse de l’ambassadeur de Suisse à Bagdad, entreprenait la même démarche, dont elle tira le journal intitulé Shrapnels, paru chez Bernard Campiche en 2005. Quelle différence entre les deux ?
Dans un cas comme dans l’autre, l’écrit reste la base des deux démarches, dont l’une est propagée dans les grands espaces du web tandis que l’autre restera confinée dans les pages d’un livre. Mais le blog remplace-t-il le livre ? Nullement, et la meilleure preuve en est que Bagdad brûle atteindra le grand public par les voies traditionnelles de l’édition.
Cela étant, on relèvera deux atouts de ce nouveau moyen de communication que représente le blog, non négligeables et loin s’en faut. En premier lieu, c’est l’extension de la diffusion du « message », qui fait que les notes de la jeune Irakienne peuvent être lues simultanément dans le monde entier. En outre, c’est le caractère interactif du blog, qui permet à quiconque de réagir dans l’instant aux écrits de la jeune femme, et à celle-ci d’être confortée, encouragée peut-être ?
La littérature de demain va-t-elle se trouver modifiée par les blogs ? Ce n’est pas impossible, dans la mesure où l’instrument correspond à une nouvelle perception du monde, immédiate et globalisée. Mais comme il en va du téléphone ou de la télévision, c’est l’auberge espagnole : à message débile, réponse inepte ; à parole sensée, échange souvent gratifiant. Autant dire qu’on espère plutôt que les blogs soient modifiés par la littérature…C’est d’ailleurs ce qu’on voit déjà : si le papotage est exponentiel dans la blogosphère, les îlots de parole originale résistent étonnamment. Un véritable archipel créatif se développe, dont les atolls se relient les uns aux autres par mille liens et lignes. De grands écrivains, comme un John Updike, ont innové naguère en ouvrant leur site-atelier « en ligne », mais le blog permet aujourd’hui plus de légèreté et de souplesse dans l’échange. Tout à l’heure cette chronique sera casée sur le blog du soussigné. Avant d’être publiée dans 24 heures, elle aura atteint l’Australie où la lira tel ami Jef, tandis que nous dormirons tous, et peut-être Rachid, l’exilé irakien francophone à Sapporo, sera-t-il intéressé de constater qu’un plumitif suisse signale la chronique de Riverbend que les Anglais ex-coloniaux ont nominée ? Le blog est une bouteille à la mer dont les messages disent (parfois) la ressemblance humaine...
Cette chronique a paru dans l'édition de 24Heures du mardi 4 avril, en complémenet d'une page entière consacrée à la blogosphère.
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Comme une alliance
(All'Amica cara)Le type au bord du ciel vacille:il ne voit plus la terrenoyée là-bas dans le brouillard,et c’est aussi sa vieque son regard à l’instant perd…Où êtes vous jeunes amants,hier encore immortels,craignez-vous aussi ce présentqui nous brûle les ailes ?Nulle tristesse au demeurant,à l’instant ne me vienne:que votre joie reste la mienne,à la grâce du Temps…Affresca: al Duomo di Orvieto, da Luca Signorelli. -
As a welcome
(Le Temps accordé. Lectures du monde VII, 2024)À La Désirade, ce lundi 20 juillet. – Neuf heures du matin : après deux heures de mise en ordre et de premières notes à l’encre verte dans mon exemplaire des Fulgurances de Georges Haldas, Buddha Ghale se pointe avec son grand sourire himalayen, salut rituel mains jointes et cadeaux, soit quatre drapeaux de prière grand format aux cinq couleurs traditionnelles et un t-shirt au motif Climb Up acheté à la boutique Juju de Katmandou dont la publicité recommande : Wear it with Pride. Mais pas moyen de lui offrir un café de welcome : déjà le voici qui empoigne la débroussailleuse à longue perche et me demande, Mister, par où commencer…HALDAS. – Il ne cesse de m’énerver, et je ne cesse d’y revenir, comme je reviens en pensée à ma chère mère, née en 1916 une année avant lui, tous deux représentant, et mon père de 15 à la même enseigne, un monde disparu de principes et de pratiques dont je suis issu et que je continue à ma façon, adhérant physiquement à Facebook mais métaphysiquement rétif à Tiktok…DIACHRONIES. – M’attardant ce matin à relire, dans mes archives numérique, des notes datant de 2023 puis de 20218, je prolonge cette expérience curieuse des rapprochements diachroniques que j’ai souvent vécue en remplissant les pages vides de carnets anciens avec des notes plus récentes, comme le cahier chinois amorcé en 1973, l’année de la parution de mon premier livre, et repris ces derniers mois, en voie d’achèvement ces prochains jours à la page 100, où l’on rencontre le Dimitri quadra mort en 2009 (comme l’évoque un autre cahier) ou celle que j’appelle Merline, exilée au Canada depuis des décennies et dont je ne sais si elle a survécu à son époux indien.Paul Léautaud se targuait d’avoir vécu deux vies en comptant celle de son Journal littéraire, mais je serais plutôt du genre Proust aux cent avatars de tous les sexes en ma nature ondoyante mais tenue ensemble par une seule entité personnelle, et peu importe que je n’offre qu’un visage à voir à notre ami Buddha, un autre ou plusieurs à l’AB, d’autres encore dans les mémoires de ceux qui m’ont aimé ou subi, et je pourrais étendre l’observation à mes deux filles de 7 ou 37 ans (comme divers carnets en gardent trace) ou plus exactement à « nos » deux filles puisque ma bonne amie reste à tout moment présente avec ses diverses coupes de cheveux de 18 (coupe à la garçonne) ou 28 ans (style Angela Davis à son époque du Groupe Afrique), blonde en 1989 après avoir été brune auburn à nos retrouvailles de 1982, dix-huit ans après notre classe commune de bac, etc. -
Adieu l'ami, à la mort à la vie...
(Dernier salamalec à Rafik Ben Salah)À La Désirade, ce vendredi 18 octobre. - La nouvelle m’est arrivée hier soir par le réseau social, que j’ai prise comme un double reproche, à lui autant qu’à moi.Rafik mort, non mais des fois, nous faire ça ! Rafik se barrer sans crier gare, alors que je m’apprêtais à le relancer après des années d’éloignement involontaire comme il s’en fait dans «la vie» pour aucune bonne ou mauvaise raison, après avoir retrouvé, l’autre jour, dans la bibliothèque de Lady L. qui les avait beaucoup appréciés, La prophétie du chameau, Le Harem en péril et son impayable histoire de Gayoum Ben Tell, découverts bien avant notre périple en commun de juillet 2011, dans l’effervescence de la « révolution du jasmin », où nous avions partagé, avec les siens, entre Tunis et son bourg natal de Moknine, des espérances aussi vives que fragiles – lui-même en voyant surtout la fragilité, plus que son frère Hafhed le futur ministre…Rafik barré, alors que nous aurions eu, ces derniers temps d’horreur, à propos de son pays et de son étrange nouveau despote, mais plus encore sur l’affreuse guerre relancée au nom des intégrismes qu’il exécrait, tant de choses à nous dire, Rafik dont je me rappelle soudain, les yeux tournés à l’instant vers le temps affreux de ce matin - pluie et brouillard sur les ors et les pourpres des arbres d’automne où la vie continue dans un insolant tourbillon d’oiseaux -, que c’est à la « cérémonie de lumière » marquant les adieux à Lady L. que remonte notre dernière rencontre, le 20 décembre 2021, Rafik tout désolé, et moi donc ce matin…Pour mémoire, sur le ton qui s'impose...Rafik Ben Salah était un auteur d’origine tunisienne, venu en Suisse via la Sorbonne et établi dans le bourg de Moudon, dans le canton de Vaud, où il avait enseigné, signant en outre de nombreux livres qui lui avaient valu, parfois des menaces de mort de la part de ses compatriotes.Neveu d’un ancien ministre de Bourguiba qu’Edgar Faure disait « ministre de tout », et qui avait été chassé avant d’échapper de justesse à la peine de mort, Rafik avait commencé par aborder la politique dictatoriale menée en Tunisie, dans ses deux premiers livres (Lettres scellées au Président, puis La prophétie du chameau), avant de traiter plus largement de ses répercussions sur la vie quotidienne, et notamment en décrivant la vie des femmes par le détail, dans Le harem en péril, Récits de Tunisie ou La mort du Sid.L'écrivain avait vu de près ce que l’homme fort de la Tunisie avait fait de ceux « dont le rôle serait d’agir », puisque sa propre maison fut surveillée pendant des mois, avant que des pressions extérieures n’obtiennent la commutation de la peine de mort prévue pour son oncle en travaux forcés…Rafik Ben Salah parlait de l’analphabétisme de sa mère, qui a été sciemment maintenu du vivant de son grand-père, après la mort duquel les tantes plus jeunes de l’écrivain s'étaient lancées dans les études. «Mais que font-elles donc à l’école ? » demandait la mère de Rafik. Et d’évoquer son rôle d'écrivain, consistant à donner une voix à tous ceux qui en étaient privés, et à trouver une langue particulière pour traduire le « sabir » de ceux qui ne peuvent s’exprimer autrement.Les livres de Rafik Ben Salah étaient truffés de ces «détails» qui n’ont rien à voir ni avec la couleur locale ni avec ces clichés dramatiques dont les médias font usage, diluant le sens dans le cliché. La peinture de la société arabo-islamique à laquelle se livrait Rafik Ben Salah n’était en rien une caricature faite pour plaire aux Occidentaux, pas plus qu’elle ne visait à édulcorer la réalité ou à prouver quoi que ce soit.Tant dans ses romans que ses nouvelles, l’écrivain restituait la vie même, comme s’y emploient les nouvelles de Tchékhov, avec une frise de personnages qui sont nos frères humains au même titre que les personnages des Egyptiens Naguib Mahfouz ou Albert Cossery.Avec Le Harem en péril, que je l'ai vu présenter aux étudiants de la Manouba, en conteur savoureux, mais développant aussi de féroces observations sur la société dont il était issu, et notamment sur la condition de la femme et la régression obscurantiste, l’écrivain nous avait captivés avec dix nouvelles également marquées au sceau de la vitalité et de l’authenticité, à commencer par l’insoutenable premier récit (La viande morte) des atroces souffrances endurées par Selma, atteinte d’une tumeur et que les siens accusent d’avoir « fauté » parce que son ventre gonfle. La vie, toujours, la vie belle et cruelle, la putain de vie qui vient de nous priver d'un ami...(La plupart des ouvrages de Rafik Ben Salah ont été publiés par les éditions L'Age d'Homme) -
N'importe quoi
(À la Fantaisie)Je me permettrais un peu tout:je serais tout oiseau;mais ayant de fines narines,aux rivages certainsje peindrais aussi des marines…Selon les règles matinales,aux pays de sourireoù ne règne point trop l’Important,nous autres bonnes féesd’un peu tout vous ferons pouffer,et tout payé content…Oiseaux et chevaux de concert s’ébrouent,dit le décasyllabe,et toi, sous le parapluie vert,telle Sheherazade,tu resterais bon camaradeà l’humour de travers…À Lesbos avant l’avaniedu Violent qui l’emporte,nous nous aimions bien entre filles,accueillantes aux garçonsaux attriibuts de pucerons,mais fuyant les cloportes…De tout ce qu’ici nous importe,nous ferons des chansons,sans rimes ni raisons,et pour dire quoi de bonne foi ?Vraiment n'importe quoi !("Le secret, c’est d’écrire n’importe quoi,c’est d’oser écrire n’importe quoi,parce que lorsqu’on écrit n’importe quoi,on commence à dire les chosesles plus importantes".Julien Green, Journal, 15 juillet 1956)Peinture: Michael Sowa. -
Ceux qui font la paire
Celui qui te disait que l’obsession d’avoir le dernier mot est le fait des curés et de leurs semblables / Celle qui taxe de paranos ceux qui prennent la peine d’argumenter leurs positions en matière d’écologie préalpine / Ceux qui profitent de leur état grabataire pour écrire des poèmes de cul / Celui qui prend goût au chlorhydrate de tramadol / Celle qui essaie tous les chapeaux du Bon Marché / Ceux qui louent un cabanon solitaire pour faire leur bilan de cadres moyens dans les PME / Celui qui refuse toujours avant d’accepter / Celle qui estime que tous les écrivains sont suffisants ou mesquins sauf Jean d’Ormesson qui l’a complimentée sur son tailleur bleu nuit à la signature de l’HyperU d’Annecy / Ceux qui vous disent qu’ils prient pour vous / Celui qui rêve de séjourner dans un hôtel donnant sur un abîme / Celle qui s’achète de nouvelles boucles d’oreille en forme de petits kangourous pour le colloque sur la notion d’exterritorialité dans l’œuvre de J.M.G Le Clézio qu’elle doit présider à l’université de Séville / Ceux qui nient leur angoisse à l’approche de la Femme / Celui qui raconte à son coiffeur sa première rencontre avec Ophélie Winter dans un ascenseur du Sheraton de Houston (Texas) / Ceux qui espèrent qu’il y aura une piscine intérieure à l’hôtel de Washington D.C. où ils vont débattre des rapports entre réalité et fiction dans les derniers romans de Philip Roth / Celui qui estime que s’endormir pendant un film de Tarkovski est une expérience unique au niveau de l’absorption non consciente / Celle que la misogynie de Strindberg fait éclater de rire dans sa baignoire en forme de haricot rose / Ceux qui estiment que la baraka ça se mérite et tant pis pour les perdants / Celui qui parle de la métaphysique de l’absence devant un auditoire d’étudiants à moitié vide dont les derniers rangs dorment plus ou moins / Celle qui se demande où va le cinéma belge avant de s’apercevoir que le lit de la chambre d’amis dans lequel Benoît Poelvoorde est censé passer la nuit risque d’être trop court / Ceux qui se réunissent dans la maison de paroisse du quartier des Mésanges pour réfléchir à une phrase de Comte-Sponville sur l’Harmonie au Quotidien / Celui qui ne peut s’empêcher de te sourire au moment même où il a résolu de te trahir / Celle qui regrette ce qu’elle appelle la grande époque de la jupe plissée / Ceux qui reconnaissent dans les vestiaires du club de squash de l’Entreprise que le patron c’est le patron, etc. -
L'empathie lancinante de William Trevor
Le Rêveur solidaire (47)À propos de Lucy...Le sentiment mêlé de l’incroyable cruauté, parfois, de la destinée, et de la non moins incroyable capacité de l’être humain à la surmonter, se dégage de la lecture du plus déchirant et du plus beau des romans de l’écrivain irlandais William Trevor, déclaré “le plus grand auteur vivant de nouvelles de langue anglaise” par le New Yorker et qui manqua de peu, avec Lucy, le Booker Prize en novembre 2002.Encore peu connu des lecteurs de langue française, soutenu par un “petit” éditeur qui s’acharne héroïquement à défendre la qualité plus que la quantité, William Trevor n’en est pas pas moins de ces quelques auteurs contemporains dont on se transmet le nom comme un secret, parce que ses livres échappent au bruit du monde et à la fugacité des modes, tout en nous plongeant au coeur du monde et dans le présent incandescent. Un sentiment profond du tragique et du caractère mystérieux de chaque existence, la perception très aiguë de ce qui lie les destinées individuelles et les drames collectifs, un mélange de lucidité placide et de tendresse imprègnent autant les nouvelles de Trevor, dont le recueil anglais compte plus de mille pages, que ses romans, tel le mémorable En lisant Tourgueniev, évocation poignante et poétique d’une destinée de femme qu’on pourrait dire la parente sensible de la protagoniste de Lucy. Mais ce nouveau roman ne s’en tient pas à la seule destinée de Lucy. De fait, c’est à tous les personnages directement frappés par ce drame apparemment absurde, et si riche de significations, que l’auteur voue son attention compassionnelle, tous étant à la fois coupables et victimes, responsables à certains égards et innocents. Roman de la fatalité et de la fidélité, de la faute et du pardon, de l’attachement à une terre et de l’exil, de l’amour empêché et de sa sublimation, Lucy entremêle enfin l’histoire d’une femme et celle de l’Irlande contemporaine, du début de l’ère dite “des troubles” à nos jours.“C’est notre drame, en Irlande, dit l’un des personnages du roman, que pour une raison ou pour une autre nous soyons encore et toujours obligés de fuir ce qui nous est cher”. En l’occurrence, c’est à cause de l’insécurité croissante que le capitaine Everard Gault, rescapé de la Grande Guerre, et sa femme Héloïse, Anglaise d’origine, décident en 1921 de quitter leur propriété côtière proche de Kilauran, dans le comté “rebelle” de Cork. A l’origine de leur angoisse et de leur décision de s’exiler dans le Sussex: l’empoisonnement de leurs chiens et la tentative nocturne de trois jeunes gens d’incendier leur maison, qui a poussé le capitaine Gault à tirer sur l’un d’eux, le blessant et risquant alors de probables représailles. Le souci des conjoints est évidemment de protéger leur enfant unique, la petite Lucy, agée de presque neuf ans. Or ce qu’ils n’ont pas prévu, c’est que celle-ci, vivant en symbiose avec la nature, se refuse absolument de quitter ce coin de terre et de mer. A la veille du départ annoncé, elle disparaît ainsi avec quelques victuailles, sans s’imaginer du tout qu’elle scelle son malheur et celui des siens. De fait, ceux-ci en arrivent à se convaincre, après des semaines de recherches, que la petite s’est noyée, comme le leur suggère un unique vêtement retrouvé dans les rochers. Désespérée, poignée par la culpabilité (elle s’imagine que l’enfant s’est suicidée) et craignant plus que tout d’avoir à identifier un cadavre, la mère de Lucy entraîne alors son mari à une fuite qui les conduit, effaçant toute trace derrière eux, en Suisse puis en Italie. Ce qu’ils ignorent, c’est que Lucy est retrouvée entretemps par le gardien de leur maison, vivante et bientôt gagnée à son tour par un sentiment de culpabilité qui va la poursuivre toute sa vie durant.Car la vie, désormais, va reprendre dans la séparation. Si invraisemblable que cela paraisse (mais ce ne l’est pas du tout en réalité), Lucy ne reverra jamais sa mère, qui se refuse à tout retour et se réfugie, en Italie, dans le culte de la beauté magnifiée par les peintres. Les années vont ainsi passer, l’approche de la guerre poussera le couple à se replier au Tessin, et la maladie finira par terrasser Héloïse Gault, laissant son compagnon anéanti mais résolu, pour sa part, à revenir au pays. Entretemps, prise en charge par les fermiers Henry et Bridget (lesquels incarnent un autre type de totale fidélité), Lucy a grandi non sans subir l’opprobre de ses camarades et de certains adultes l’estimant “possédée”, puis est devenue la réplique belle et cultivée de sa mère dont elle partage, en outre, le sentiment lancinant d’une faute dont seul le retour de ses parents la délivrera. Ainsi se refuse-t-elle de vivre l’amour que lui offre un jeune homme, et qu’elle partage, s’estimant indigne de tout bonheur avant d’être pardonnée. Un troisième personnage, en outre, est poursuivi par la même hantise de la faute commise, et c’est le dénommé Hoharan, sur lequel le père de Lucy a tiré, que tous considèrent comme une victime alors qu’il s’estime le premier coupable, torturé par des rêves et finissant à l’asile.Développé à fines et douces touches, tout en délicatesse, ce roman de William Trevor nous semble traversé, en dépit de la profonde mélancolie qui l’imprègne, par une lumière indiquée par le prénom même de la protagoniste, en laquelle on peut voir l’émanation ou l’aura d’une âme pure. Or la beauté intérieure et la noblesse de coeur ne se borne pas à ce personnage, qu’on retrouve aussi bien chez sa mère et son père que chez ses parents adoptifs et l’homme dont elle aurait pour faire le bonheur, et jusque chez le pauvre Hoharan qu’elle ira visiter des années durant à l’asile sous le regard perplexe des gens raisonnables. Si le moment des retrouvailles du père et de la fille est particulièrement bouleversant, c’est cependant au fil du temps et de la vie ordinaire, dans l’acceptation progressive et, pour Lucy, dans la pure jubilation qu’elle éprouve à réaliser de belles broderies et à les offrir, que William Trevor module sa propre vision de romancier à la si pénétrante compréhension et au si profond amour.Wiliam Trevor. Lucy. Traduit de l’anglais (Irlande) par Katia Holmes. Editions Phébus. -
Ceux que leur gaîté protège
Celui qui n’arrive pas à rester fâché / Celle qui a l’art guerrier de dévier les traits / Ceux que tout atteint mais qui n’en montrent rien / Celui qui sourit dans le vague avec la fixité précise de l'Archer / Celle qui lit Le Trottoir au soleil de Philippe Delerm dans la salle d’attente du train de nuit / Ceux qui rebondissent comme des ballons sur la pelouse du jour vert électrique / Celle qui fait la vaisselle en chantant l’air de Mimi de La Bohême (« Mi chiamano Mimi », etc.) pendant que ses jeunes invité pioncent encore après les excellents excès de la veille / Ceux qui restent pensifs après le départ de tous les clients du bar gay Au Soleil levant tenu par la famille vietnamienne qui en a superchié pendant les guerres dont les gamins ne savent plus foutre rien / Celui qui a écrit « la lumière est en vous aussi » et que les gens liront avec reconnaissance quand le bouquin sera en vente / Celle qui se console de n’avoir pas été invitée à la noce pipole du présentateur de la télé et de la Miss Météo en apprenant qu’on s’y est fait hyper-tartir / Ceux qui jurent qu’ils n’en sont pas quand on leur demande s’ils en sont / Celui que la vision des abattoirs déprimait à chaque fois qu’il prenait le TGV Lyria et qui déprime maintenant de ne plus avoir assez de ronds pour se payer Paris-Folie / Celle qui se défoule dans la foule du métro après sa sortie du couvent motivés par Dieu sait quoi / Ceux qui prient le Seigneur avec une ferveur de 3 janvier sans trop savoir qui c’est çui-là mais Lui doit le savoir alors ça va / Celui qui se rappelle son premier Happy Meal au goût de petite madeleine / Celle qui fête le Nouvel An avec les Chinetoques d’à côté qui s’intéressent à ses années de musicologie à l’Academia Chigi de Siena (Italia) / Ceux qui offrent des figues sèche sà la tante Glouton / Celui qui va skier ce matin aux Portes du Soleil où il tombe sur quelques aveugles en luges guidés par une monitrice à sifflet / Celle qui envoie promener ceux qui lui recommandent de fermer la porte aux Soucis alors qu’y que ça de bon dans la vie répond-elle sur le ton de la plus pure mauvaise foi paléochrétienne / Ceux qui sont trop actifs et réactifs pour regarder quoi que ce soit alentour où que c’est si beau n'est-ce pas Mado / Celui qui se rebiffe quand on le regarde malgré qu’il est si beau que ça fait même pas d’jaloux / Celle qui sourit sans écouter ce que radote son conjoint rouquin qui bégaie dans ses bretelles / Ceux que soucient grave plusieurs kilos de surpoids consécutifs aux Fêtes mais tu verras Betty je me réabonne au Fitness Hyperforme / Celle qui aime la bonne méchanceté de certaines fortes femmes fragiles style Flannery la dompteuse de poules / Ceux qui ont dansé le Fox-trot en 1953 tandis que Staline cannait pour de bon mais les kids des Lycées Béjart et Aragon n’ont entendu parler ni de l’un ni de l’autre / Celui qui remonte en danseuse la côte du Grand Sabot Breton / Celle qui tient le bar lesbien Au Bon Gigot / Ceux qui draguaient nos sœurs à la sortie du ciné en plein air de Levanto et qui sont aujourd’hui de vieilles peaux berlusconisées à mort ou qui sont morts ou va savoir avec la Nave qui va / Celui qui a pas mal fait l’amour en groupe et se retrouve pas mal seul à l’heure qu’il est mais sans que Dieu s’en soit mêlé qu’allez vous croire cancrelats ? / Celle qui se tenait au piquet de Valerio quand il fonçait sur sa Vespa par les monts de La Spezia / Ceux qui reviennent sur les lieux dont les livres les ont fait rêver genre Balbec ou Sils Maria / Celui qui nourrit des projets brésiliens après que Jean Ziegler lui a raconté ses nuits de candomblé à la Mère Royaume / Celle qui médite devant une pomme lisse comme une conne / Ceux qui peignent à l’ancienne des sujets sociaux genre Jed Martin se défonçant à la disco avec Olga la Ruskova / Celui qui se réjouit de retrouver à Salonique ses jeunes amis fous de La Callas et de Cavafy / Celle que tout met en joie même la perspective de retrouver la cafète de l’Entreprise où l’Alcool est proscrit mon chéri / Ceux dont la bonne humeur inaltérable entretien une ambiance du tonnerre aux RH de l’Entreprise et surtout quand tous se retrouvent sur le toit pour cloper, etc.Peinture: Robert Indermaur -
L'Auteur est dans la malle
(Dialogue schizo)
Moi l’autre : - Donc il n’y a, selon toi, que l’Auteur ?
Moi l’un : - Il n’y a que l’Auteur à majuscule radieuse, et qui n’a pas de nom ou qui a tous les noms, c’est du kif.
Moi l’autre : - Qu’entends-tu par là ?
Moi l’un : - J’entends que, dès l’Origine dont nous ne savons rien, aux fins dernières qui n’ont pas encore trouvé de mots pour les dire, il n’y a qu’un souffle de Verbe et qu’une signature dont le Nom ne se dit pas. L’auteur de la Genèse n’a pas de nom. L’auteur de l’Apocalypse est peut-être Jean, mais c’est juste pour l’Etat-Civil alors qu’il n’est même pas sûr que ce soit le Jean auquel on pense… Le Jean de l’Apocalypse désigne sûrement, en effet, un tas de gens. Et tu sais bien que le nom d’Homère a été discuté. Le gag, que raconte Umberto Eco, dont le nom n’est lui-même qu’un écho d’Ecco, c’est que ceux qui ont mis en doute l’attribution de l’œuvre en deux volumes d’Homère à Homère ont abouti finalement à la conviction que l’œuvre d’Homère n’était pas d’Homère lui-même mais d’un parent d’Homère, du nom d’Homère...
Moi l’autre : - Ainsi le nom de l’auteur, pour ainsi dire interchangeable, n’a-t-il aucune importance à tes yeux, et cette notion de tiers inclus ne serait qu’une faribole ?
Moi l’un : - On pourrait le penser en oubliant la malle, mais tu le sais autant que moi : tout est dans la malle, et c’est là que ça devient intéressant, pour l’identification fine de l’auteur, libéré de sa majuscule, et pour ce qui touche au tiers inclus. On entre là dans la comédie littéraire. Divine comédie : Dante Alighieri a bel et bien un nom, et je le vois bien signer à la FNAC, avec sa couronne de lauriers, comme Amélie Notoire en chapeau de sorcière à la Potter. Sinon, l’Auteur à majuscule ne serait qu’une marque comme celles qu’on voit aujourd’hui dans le ciel du marché mondialisé : UBS ou MICROSOFT über Alles. Dans cette logique marchande MOZART est une marque cotée en Bourse, tandis que la malle recèle un trésor pareil à celui de l’île fameuse, et l’expédition n’est autre que le tiers inclus. Cela n’a rien à voir, soit dit en passant, avec la théorie barjo de la disparition de l’auteur, pas plus qu’avec la surévaluation démagogique du tiers inclus qui fait dans l’hommage aux petites mains.
Moi l’autre : - Tu me sembles passer un peu vite sur le dévouement sans bornes des invisibles qui travaillent à la seule gloire de l’Auteur, mais passons. Parlons plutôt de ce que tu reconnais bel et bien comme le tiers inclus…
Moi l’un : - Si je ne m’étends pas sur la noble cohorte des assistants de l’Auteur à majuscule et gilet coin-de-feu, entre Admirable Compagne, et Coach amical ou professionnel, plus toute la kyrielle de parents et amis qu’une nouvelle vogue consiste à remercier désormais au titre du tiers inclus, ce n’est pas du tout par mépris mais parce que cette attention aux invisibles cache, je le crains, autre chose. Nier la réalité de l’auteur, sans majuscule, au profit du Texte, devenu seule Origine et seule Fin de l’écriture, relève d’une esthétique que je récuse, car c’est nier implicitement le primat de la voix, c’est nier le rythme, c’est nier l’aura d’une personne unique et irremplaçable, corps et esprit sans lesquels le texte serait lettre morte. Cela étant j’aime bien l’idée que le non moins irremplaçable Carl Seelig soit une sorte de tiers inclus dans la survie de Robert Walser. Hommage aussi à tous les invisibles – hommage à l’invisible et non moins irremplaçable dactylographe de Georges Haldas, mais demande-t-elle seulement qu’on lui bricole une statue ?
Moi l’autre : - Par extension, ne pourrait-on pas dire que la Petite Mère d’Haldas, comme il l’appelle, ou l’Homme Mon père, participent aussi du tiers inclus ?
Moi l’un : - Cela va de soi, comme le grand-père de Thomas Bernhard, Madeleine Gide même quand elle brûle les lettres de son mari la trompant avec Marc Allégret, ou Berthe Ramuz qui accepte de ne plus peindre pour se consacrer au seul ravaudage des bas bruns du Maître.
Moi l’autre : - D’autres exemples, Malus ou Bonus, qui aient joué dans ton propre travail ?
Moi l’un : - Trois exemples entre mille : le premier est cette admirable déclaration du Doyen grave de la Faculté des Lettres de Lausanne nous déclarant, en 1967, dans sa séance d’accueil, que nous n’étions guère bienvenus en ces lieux si nous aimions la littérature, car en ces lieux la littérature s’étudierait scientifiquement. Je me le suis tenu pour dit et ne me suis plus consacré désormais qu’à mon Amour majuscule de la Littérature. Le second fut cet autre mot de Vladimir Dimitrijevic qui me dit, après avoir publié mon premier livre, que j’allais réaliser tous ses rêves d’écrivain. Le même Dimitri a opposé un déni total aux livres que j’ai publiés, vingt ans plus tard, après notre séparation pour motifs graves, chez Bernard Campiche, mais l’élan était donné et ma reconnaissance à Dimitri reste entière. Et le troisième cadeau d’un tiers inclus, entre tant d’autres, fut le désir de l’homme de théâtre Henri Ronse de me voir écrire une série de proses fuguées, qui m’a inspiré Le Sablier des étoiles, écrit pour Henri en peu de mois, comme une lettre à un ami.
Moi l’autre : - Il y a là du mimétisme décrit par René Girard, qui estime que notre désir procède, pour beaucoup, du désir de l’autre. Nous écrivons forcément par et pour l’autre, et cet autre est légion, qui écrit à travers nous.
Moi l’un : - Comme je le disais tout à l’heure : tout est dans la malle. Je fais allusion, bien entendu, à la malle de Fernando Pessoa, contenant son œuvre non encore publiée. La malle contient aussi les manuscrits de Walter Benjamin non publiés de son vivant et les manuscrits non publiés de son vivant de Franz Kafka. L’Auteur est dans la malle avec parents et enfants, libraires et bibliothécaires, censeurs et encenseurs - tout est dans la malle…
PS. Le titre de ce texte me vient de mon ami René Zahnd, tiers inclus à son insu.
Images: Béatrice, Tierce incluse de Dante Alighieri; la malle de Fernando Pessoa.
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Eros calviniste
(Jacques Chessex)
Le plus célèbre des écrivains romands de la fin du XXe siècle s'est effondré, au soir du 9 octobre 2009, dans le bourg vaudois d'Yverdon-les-Bains, durant une causerie consacrée à l'un de ses livres, La Confession du pasteur Burg. Une interpellation virulente d'un spectateur sur l'affaire Polanski, dont l’écrivain avait pris la défense, est à l'origine de son effondrement. Il avait 75 ans. Il s’appelait Jacques Chessex.
«La conduite d’un homme avant sa mort a quelque chose d’un dessin au trait aggravé », écrit Jacques Chessex dans le roman paru peu après sa mort, Le Dernier crâne de M. de Sade. «Il y acquiert un timbre à la fois plus mystérieux et plus explicite de son destin. Dans la lumière de la mort, dont le personnage ne peut ignorer entièrement la proximité, chacune des ses paroles, chacun de ses actes résonne plus fort, de par la cruauté du sursis».
À lire ces mots, la dernière scène du « roman » que constitua la vie de l’écrivain résonne étrangement, prolongeant les analogies entre la fin pressentie de Sade, à 74 ans, et la mort subite de l’écrivain.
On peut rappeler alors plus précisément que Jacques Chessex, venu à Yverdon-les-Bains au soir du 9 octobre 2009 pour y parler en public de La Confession du pasteur Burg, histoire d’une jeune fille abusée par un pasteur calviniste, fut soudain interpellé par un auditeur de la causerie à propos du viol commis par Roman Polanski sur la personne d’une adolescente, que Chessex, interrogé par les médias, avait réduit à « une affaire minime ».
Le contradicteur s’identifia comme médecin généraliste, familier des cas d’abus sexuels. Jacques Chessex commença de lui répondre sur un ton ironique, en disant exactement: "voilà un généraliste qui généralise", puis il tomba comme une masse pour ne plus se relever.
On me dira peut-être qu’il est malséant de rappeler un tel épisode, mais comment ne pas voir que le thème de l’éros calviniste, tel que je vais essayer de l’illustrer, y est présent, avec cette double instance de la luxure et de la mort, du désir sexuel et de la transgression sociale, de la liberté artistique et de la censure morale, que nous retrouvons à tout moment dans l’œuvre de Jacques Chessex, autant que dans sa vie.
Nous retrouvons également ces composantes dans le dernier roman de Jacques Chessex, paru deux mois après sa mort et lui aussi marqué par ce qu’on pourrait dire l’antinomie de l’érotisme et d’un certain puritanisme que figure, de façon souvent caricaturée, le calvinisme.
C’est ainsi que Le dernier crâne de M. de Sade, paru dans un climat de scandale annoncé, fut vendu en Suisse sous cellophane par crainte de suites judiciaires. Les mauvais esprits, dont je suis évidemment, auront pensé que la recherche de la publicité n’était pas étrangère à cette démarche, mais passons...
Et revenons plutôt à la littérature, ou plus précisément au noyau vif, ardent, incandescent même de l’écriture de Jacques Chessex, où le couple antinomique de la luxure et de la mort joue à l'évidence un rôle central, plus fondamental encore que celui du Désir et de la Loi, non moins présent.
Cette antinomie aura hanté Jacques Chessex jusqu’au dernier mot de son dernier roman. En quatre lettres de feu et de glace : c’est le mot de MORT. Ce mot est tiré de deux vers du poète romantique Eichendorff que cite à la fin du livre une «rose doctoresse» de la clinique lausannois La Cascade, assise sur un mur dominant le lac Léman, le long du quai d’Ouchy, et tenant sur son ventre doux le crâne biend ur de ce M. de Sade qu’on appela le « divin marquis », tenu pour le Diable par l’Eglise et dont la mâchoire semble bouger encore:
« Comme nous sommes las d’errer ! Serait-ce déjà la mort ? »
La réponse du Commandeur, que représentait sans s’en douter évidemment, ce soir-là le pauvre généraliste, foudroya prématurément Jacques Chessex, mais la question demeure, qui traverse Le dernier crâne de M. de Sade et cristallise en figure de contemplation que des siècles d’art et de littérature ont appelée Vanité : crâne exhumé de la tombe de Yorick (titre d'un recueil de poèmes de Chessex, soit dit en passant) devant lequel Hamlet psalmodie son «être ou ne pas être », têtes de mort peintes ou moulées que le mortel contemple avec mélancolie.
La mort et le sexe, plus précisément le sexe à mort dont le plaisir est aussi torture, constituent en effet la substance explosive du dernier roman de Jacques Chessex dont la fascination pour Sade, athée absolu, contredit absolument son propre « désir de Dieu » maintes fois réaffirmé et donnant son titre à l’un de ses plus beaux livres.Le dernier crâne de M. de Sade relate les derniers mois de la vie du philosophe, de mai à décembre 1814, à l’hospice des fous de Charenton où il est enfermé depuis onze ans en dépit de son «âme claire». Donatien-Alphonse François de Sade est alors âgé de 74 ans. Son corps malade est brûlé dedans et dehors, « et tout cela qui sert d’enveloppe, de support corporel déchu à l’esprit le plus aigu et le plus libre de son siècle ». Il n’en continue pas moins d’assouvir ses désirs fous.
Or, précise Chessex: «Un vieux fou est plus fou qu’un jeune fou, cela est admis, quoi dire alors du fou qui nous intéresse, lorsque l’enfermement comprime sa fureur jusqu’à la faire éclater en scènes sales ».
Lesdites « scène sales » se multiplient avec la très jeune Madeleine, engagée dès ses douze ans, fouettée, piquée avec des aiguilles et qu’il force à dire « ceci est mon corps » quand elle lui offre ses étrons à goûter. Et Sade de se faire sodomiser par la gamine en poussant d’affreux cris. Et de la payer à grand renfort de « figures », comme il appelle, sur son Journal, les pièces de monnaie qui suffisent à calmer la mère…
Pour faire bon poids de perversité et de sacrilège, le « vieux fou » exige du jeune abbé Fleuret qui le surveille, autant que de ses médecins, de ne pas autopsier son cadavre et de ne pas affliger sa tombe d’aucune « saloperie de croix ». Et de conchier enfin la « sainte escroquerie de la religion »…
Alors le lecteur, et pas seulement le lecteur calviniste, de s’interroger : mais pourquoi diable Jacques Chessex est-il si fasciné par l’extravagant blasphémateur dont il compare le crâne à une relique, et dont il dit qu’il y a chez lui « la sainteté de l’absolu ».
Le démon de l’écriture, et le défi à la mort, sont sans doute les clefs de ce quasi envoûtement, que l'écrivain fait passer à travers son fétichisme personnel (très explicite aussi dans sa peinture) autant que dans ses fantaisies baroques frottées d'une sorte d'humour macabre.
« M. de Sade parle, les murs tombent, les serrures et les grilles cèdent, la liberté jaillit des fosses », écrit Jacques Chessex par allusion évidente à sa propre liberté d’artiste, dont on comprend mieux alors sa défense de Polanski autant que, en d'autres temps, de Pier Paolo Pasolini cité dans un poème.
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On l’aura déjà constaté dès cette première évocation : il y a du forcené en Jacques Chessex, et j’ajouterai, avec une liberté qu’on m’a parfois reprochée, à commencer par l’intéressé: pour le pire autant que pour le meilleur.
Pourtant je me garderai bien de classer les livres de Chessex selon les critères du «meilleur» et du «pire», tant la contradiction lui est inhérente, quasi consubstantielle, brassée par une écriture certes composite, souvent baroque, aux intensités très variables, mais finalement tenue ensemble comme un organisme vivant et résistant.
De fait, Jacques Chessex est écrivain dans la masse, pourrait-on dire, sans discontinuer et depuis toujours à ce qu’il semble, à l’imitation d’un père fou de mots avant lui - Pierre Chessex était historien, rappelons-le, spécialiste des étymologies. Rien de ce qui est écrit n’est étranger à cet écrivain flaubertien par sa passion obsessionnelle, quasiment religieuse, du Monumentum littéraire. Toute sa vie a été mise en mots et sa carrière d’homme de lettres fut l’objet d’une stratégie tissée de plans et de calculs, de flatteries et de rejets, d’avancées sensationnelles (le premier Prix Goncourt romand, en 1973) et de faux pas signalant la passion désordonnée d’un grand inquiet peu porté, au demeurant, à s’attarder dans les mondanités.
Jacques Chessex carriériste, pour parler un peu vulgairement ? Jacques Chessex pontife des lettres vaudoises et romandes ? Jacques Chessex seul grand écrivain du landerneau littéraire romand ? Tout, et son contraire, a été dit à son propos et lui-même a beaucoup fait, aussi, pour constituer une image publique qui relève plus du folklore que de la réalité. Or celle-ci est sans doute plus intéressante et complexe, que ce qu’en ont montré de multiples images médiatisées, surtout dans les dernières années d’une certaine gloire relancée.
Or tâchons, avec un peu de distance, de considérer la chose avec plus de légèreté.
Jacques Chessex s’est portraituré maintes fois en renard, et c’est en effet la figure de bestiaire qui lui convient le mieux, même s'il y a aussi chez lui du chat et du poisson, ou de l'ours veillant sur son miel...
On peut rappeler alors, au jeu des analogies animales, la distinction que faisait le critique anglais Isaiah Berlin, entre auteurs-renards grappilleurs, semblables par exemple à un Charles-Albert Cingria, et auteurs-hérissons concentrés sur leur table et constituant leur oeuvre en un seul massif, qu’évoquerait plutôt un Ramuz.
Or Chessex a certainement du renard, par son œuvre de poète en prose, multipliant fugues et fragments et touchant à tous les genres, qu’on peut rattacher à la filiation d’un Cingria, mais il y a aussi chez le romancier du hérisson bardé de piquants, groupé sur lui-même et rapportant tout à son Œuvre, comme un Ramuz
L’œuvre de Jacques Chessex n’a rien, pour autant de statique ni de prévisible: elle impressionne au contraire par son évolution constante et son enrichissement, sa graduelle accession à une liberté d’écriture aux merveilleuses échappées, rappelant à l’évidence le meilleur Cingria ou, parfois, les envolées lyriques d’un Aragon ou d’un Audiberti.
Aux sources de l’oeuvre
L’œuvre de Jacques Chessex tire l’essentiel de sa dramaturgie et de sa thématique d’un scénario existentiel marqué par le suicide du père, évoqué et réinterprété à d’innombrables reprises, à la fois comme une sombre nue zénithale et un horizon personnel dégagé, un poids de culpabilité et une mission compensatoire, une relation particulière avec la mort et un appel à la transgression.
La démarche de l’écrivain procède à la fois d’un noyau poétique donné et d’un geste artisanal hors du commun, d’un élan obscur et d’un travail concerté sans relâche.
Dès la parution du premier de ses recueils, l’année de ses vingt ans, et avec les trois autres volumes qui ont suivi rapidement, le jeune poète se montre à la fois personnel, déterminé et bien conseillé, visant aussitôt la double reconnaissance romande et parisienne. Après quatre premiers recueils de poèmes qui s’inscrivent sans heurts sur la toile de fond de la poésie romande, l’écrivain va s’affirmer plus nettement dans les récits de La tête ouverte, publié chez Gallimard en 1962, et surtout avec La confession du pasteur Burg, paraissant en 1967 chez Christian Bourgois et qui amorce la série des variations romanesques sur quelques thèmes obsessionnels, à commencer par celui de l’opposition de l’homme de désir et des lois morales ou sociales.
De facture plutôt classique, La confession du pasteur Burg, que l’auteur appelle encore récit, représente bel et bien le premier avatar d’un ensemble romanesque à la fois divers et très caractéristique en cela qu’il «tourne» essentiellement et presque exclusivement autour d’un protagoniste masculin constituant la projection plus ou moins directe de l’auteur.
Cette cristallisation, à caractère autobiographique, sera la plus dense dans Jonas, grand livre de l’expérience alcoolique, mais le romancier saura rebondir parfois à l’écart de l’autofiction, comme Le rêve de Voltaire l’illustre de la manière la plus heureuse.
Ce qui me paraît en revanche plus limité, chez le Chessex romancier, tient au développement des personnages et surtout des figures féminines, qui relèvent plus du type que de la figure romanesque autonome. Dans une monographie consacrée à l'écrivain, l'essayiste et critique Anne-Marie Jaton a souligné, la première, cet aspect de l'oeuvre romanesque, entre autres déclinaisons du féminaire chessexien.
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Le lendemain de l’attribution du prix Goncourt 1973 à L’ogre, un certain Jean-Louis Kuffer publiait, dans La Tribune de Lausanne, un article intitulé Un roman fait pour le Goncourt, dont le ton de juvénile impudence contrastait évidemment avec les vivats locaux, et pourtant il y avait du juste dans la mise en exergue du côté fait de L’ogre, et je dirais plus précisément aujourd’hui, et sans intention critique malveillante pour autant: fait pour la France.
A l’évidence, et de son propre aveu d’ailleurs, Jacques Chessex a conçu son œuvre comme une suite de batailles, et le lui reprocher serait vain, même s’il est légitime de préférer tel aspect de son œuvre à tel autre. A cet égard, ses «romans Grasset» participant, peu ou prou, de la veine d’un certain réalisme français, issu de Flaubert et de Maupassant, auquel Edouard Rod s’est également rattaché, ont sans doute compté pour l’essentiel dans la reconnaissance de Jacques Chessex par la France, même s’ils ne représentent pas, à mes yeux, la véritable pointe de son œuvre. Cela étant, celle-ci est à prendre dans son ensemble multiforme, marqué par des hauts et des bas mais intéressant en toutes ses parties.
Jacques Chessex n’a cessé, de fait, de creuser plusieurs sillons, en alternance ou simultanément: la poésie, rassemblée chez Bernard Campiche en 1999 dans la collection référentielle de L’Oeuvre, en 3 volumes comptant quelque 1500 pages; le roman ou les nouvelles, dont certains recueils (Où vont mourir les oiseaux ou La saison des morts) comptent parmi les plus belles pages de l’auteur; les proses, autobiographiques le plus souvent, mais tissées de digressions et portraits constituant un autre aspect du grand art de Chessex, du (trop) fameux Portrait des Vaudois à L’Imparfait si délié dans sa libre inspiration et respiration, ou de Carabas à l’admirable Désir de Dieu; enfin de nombreux essais, dont un Charles-Albert Cingria qui a fait date et un très remarquable Flaubert, ou encore Les saintes écritures, consacré aux auteurs romands et nettement plus daté, entre autres écrits sur des peintres et lieux divers.
Un tempérament et un style
Jacques Chessex, pour l’essentiel, fut un styliste étincelant de la langue française, ainsi qu'un personnage quasi légendaire du monde des lettres romandes. Je veux évoquer, brièvement, le personnage. Cela aussi m’a été reproché au lendemain de sa mort : qu’on puisse parler de l’homme et non seulement de l’œuvre soudain exaltée, non sans hypocrisie tardive…
Or on peut rappeler que la querelle, l’invective dans les cafés et les journaux, voire la bagarre à poings nus, n’auront point trouvé de représentant plus acharné que le meilleur des prosateurs romands apparus dans la filiation directe de Ramuz.
Le dernier exemple d’un conflit spectaculaire auquel le Goncourt romand aura été mêlé remonte à la parution, en 1999, de son fameux pamphlet, Avez-vous jamais giflé un rat?, en réponse à un essai non moins virulent s’attaquant à lui sous la plume (à vrai dire médiocre) de l’enseignant lausannois Charles-Edouard Racine, intitulé L’imposture ou la fausse monnaie.
Dans la postérité de Ramuz, l’œuvre de Jacques Chessex est incontestablement, avec celles d’Alice Rivaz, de Maurice Chappaz ou de Georges Haldas, des plus marquantes de la littérature romande et francophone. Du seul point de vue des pointes de son écriture, Chessex nous semble n’avoir qu’un égal, en la personne de Maurice Chappaz.
Or ce qui saisit, chez cet écrivain littéralement possédé par le démon de la littérature est, malgré des hauts et des bas, sa capacité de rebondir, de se rafraîchir et d’entretenir un véritable jaillissement créateur continu, comme dans la formidable galerie de portraits de ses Têtes ou dans Le Désir de Dieu, qu’on pourrait dire son provisoire testament existentiel, esthétique et spirituel. Plus récemment, Jacques Chessex avait renoué avec la faveur du grand public au fil de narrations réalistes pleines de relief, tel Le vampire de Ropraz, en 2006, l'hommage émouvant intitulé Pardon Mère, en 2008, ou la reprise, en 2009, d'un récit consacré à un meurtre raciste des années de guerre en Suisse, intitulé Un Juif pour l'exemple...
Dans la perspective d'une illustration des littératures francophones, nous devons, assurément, une reconnaissance réitérée à Jacques Chessex. Et pour l’illustrer, j’aimerais revenir à l’un de ses plus beaux livres, très personnel et très épuré, intitulé L’Imparfait et paru sous l’appellation de chronique en 1996.
L’écrivain s’y retrouve comme à tâtons, comme dans un rêve, mais pour une ressaisie à la fois très concrète et sublimée, qui nous touche de près dès les premières lignes où affleure la maison de l’enfance et de l’adolescence - et d’emblée c’est la musique d’un poète :
«À Pully la maison était austère, d’un gris foncé étrangement lumineux, sur la hauteur d’un jardin en petite pente jusqu’à la route. De l’autre côté de la route il y avait le lac, il brillait, il bougeait, il jetait ses reflets dans les chambres, on sentait son odeur en toute saison ».
D’emblée nous nous retrouvons en terre connue, du côté de Ramuz. Mais Chessex a sa voix propre, évocatrice pour tous. Nous nous rappelons tous, en effet, ce jardin «en petite pente». Ils sont aussi à nous tous, ces reflets de lac dans les chambres. Or nous voici à l’orée d’un monde dont les images vont émerger peu à peu comme d’une camera oscura et nous relier à la vie et aux livres qui ponctuent cette vie, mais aussi à nos propres ombres et à nos propre lumières.
Tout à l’opposé de mémoires anecdotiques, l’œuvre déploie des images vivantes qui cristallisent les sensations primordiales autant que les questions essentielles: le vertige d’être, la souffrance du manque, le « sentiment aigu de l’inutilité de la vie » et, inversement, cette « force organisatrice de plaisir et de décision » qui va dresser la pyramide de l’œuvre dans le désert, et le sentiment de l’infini, enfin l’aspiration à l’allègement et à l’élévation : «Comme si j’étais capable à la fois de côtoyer le espaces les plus désolés et la clarté, le feu, le torrent, l’air ».
Tel étant le sol physique et métaphysique d’un Jacques Chessex élémentaire. Terrien. Mais esprit subtil. Dont le style est tantôt chargé, jusqu’au baroque, comme dans Carabas, et tantôt fluide, voire cristallin, comme dans L'imparfait, précisément. Poids du monde et chant du monde y alternent, mêlées et fusées.Il y a donc, dans L'Imparfait, cette maison où l’adolescent apprend à écrire et à dessiner, à peindre, à écouter et à jouer le blues, mais sur laquelle pèse déjà le poids d’une menace. Du moins le fils rend-il hommage au père initiateur : « Dedans, l’écriture, c’était mon père, ses livres d’étymologie et d’histoire, sa bibliothèque, ses corrections d’épreuves, le latin, la toponymie, les dossiers des contes, les dictionnaires. Il était mon encyclopédie bienveillante et mon initiateur à toutes sortes de formes et de sens. Je sais que si j’écris aujourd’hui, c’est parce que j’ai imité mon père dès que j’ai eu six ou sept ans ».
Plus tard, il dira sa reconnaissance, aussi, à l’aîné providentiel qui encouragea le garçon dans sa singularité d’écrivain déjà perceptible : le professeur de collège et l’écrivain Jacques Mercanton.
Sa reconnaissance se manifeste encore, à l’autre sens du terme, envers la terra incognita des parents. Et combien de détails déchirants remonteront alors des fonds obscurs. Tout un monde que filtre à distance, dans L’Imparfait, le regard d’un homme désormais plus âgé que son père suicidé.
Une remarque me renvoie, ici, à ma perplexité de naguère, que d'autres ont pu ressentir en voyant l'écrivain ressasser le thème de la mort du père, à commencer par L'Ogre: «On a pu croire, à tel de mes premiers romans, que j’avais un problème littéraire avec mon père, ou que le thème du père était chez moi tout littéraire, et que j’exploitais en homme de lettres une mythologie balisée et confortable ».
Or j’en suis venu à croire, en lisant L’Imparfait, à l’entière sincérité de sa défense: «Il y a en moi un poids de douleur que rien, je le sais calmement, n’épuisera ». Et comment douter, au regard des récits et des poèmes que Jacques Chessex a publiés depuis lors, tels L’économie du ciel, Le désir de Dieu ou Pardon mère, qu’il n’a cessé de vivre la relation au père disparu « comme une élégie interminable ».
Quelque chose a été brisé qui instaure à jamais le règne de l’imparfait, et le ressouvenir du seul mot jardin suffit à exacerber la peine: « Mots douloureux, relève-t-il: « Papa est au jardin », « on goûtera au jardin », « les premières cerises du jardin », toujours cette cloche grêle, fêlée, au fond de la phrase. À jamais le non-réalisé, l’interrompu, le non-vécu – l’imparfait ».
L’imparfait comme temps de l’enfance, mais qui détermine aussi le premier écart et la première tangente personnelle. Je suis seul et vous êtes tous, dit le héros du Souterrain de Dostoïevski, que pourrait lancer aussi le jeune Chessex.
Telle est aussi bien la situation du solitaire qu’on regarde de travers à la pension de la respectable veuve Augustine Lequatre, dans La Tête ouverte, et telle aussi la situation du pasteur Burg et tous les avatars romanesques de l’auteur.
L’imparfait, Jacques Chessex l’évoque en poète aux vertiges physiques et métaphysiques à la fois. Plutôt que le temps sentimental de la mélancolie, c’est celui d’un « vertige nauséeux » dont on doit s’arracher pour survivre.
« Autrefois les dieux se faisaient comprendre par des signes, puis Dieu devint parole dans un homme. Puis il y eut l’orgue, le violoncelle, il y eut « Ich hab genug», Don juan et ensuite il y eut le blues. Et un samedi d’hiver, à une heure de l’après-midi, la vrille entra dans les os d’un enfant de douze ans, alors qu’il faisait morne sur le lac et dans la maison, froide lumière de décembre, soleil pâle, traits accusés des meubles dans la pâleur de la chambre, et tout à coup il y a cette trompette et ce chant, et les tambours qui battent au fond de son corps et coulent un violent flux chaud dans son torse, torrent, concert de joie blessée et ardente, plainte et cri, appel et écho de l’appel et la résonance encore de cet appel et de ce chant qui ne se taira plus, qui module sa propre enfance à lui, le garçon de douze ans dans la grisaille froide de la famille qui se déglingue et de la trop belle maison trop aimée et qui craque déjà sur ses ruines et de sa vie qu’il faudra inventer sur ces ruines et l’amour blessé et la solitude à marcher au plus près et à persévérer sur les confins, et le père qui va mourir, la mère qui se tait, la lumière froide monte du lac, vient dans les chambres, met ses reflets aux parois, aux miroirs, aux plafonds blafards comme les figures des morts pas encore morts, des déchus, des aimants qui hantent le passé du garçon tout à coup ivre de ce blues, et le présent au désert et le triste avenir. Comme si le blues à la seconde même récupérait tout l’imparfait, et l’abrogeait, l’anéantissait, installant à sa place, une fois pour toutes, l’élégie de l’origine exactement reconnue, fondée, accusée dans la musique la plus douée de regret qui fut jamais ».
À cette plongée s'accordant celle de la chair et du désir. Car le temps de la maison sur le jardin «en petite pente» est aussi celui des premières échappées du corps à la recherche d’une certaine odeur entêtante. Odor di femina... Dès l’adolescence s’est ouvert cet autre à-pic, mais à présent c’est dans le temps que va se prolonger cette fringale d’une nourriture terrestre aux implications quasi sacrées. C’est que là aussi s’est révélé le sentiment d’une séparation initiale : «Le corps des femmes est autarcique. C’est-à-dire qu’il est un monde, ou un territoire, un lieu, une circonstance, une évidence qui se suffit à soi-même. Ainsi sa supériorité, sa nuit, sa gloire».
Ce que nous devons à Jacques Chessex
L’œuvre de Jacques Chessex s’est construite, de part en part, sur une faille. Mais celle-ci n’est-elle pas notre part à tous ? D’où peut-être, aussi, le rejet que suscite parfois cette œuvre ? Pourtant son mimétisme fait de l’écrivain un médium de nos exultations et de nos misères, de nos appétits multiples et de nos angoisses, exorcisées par le verbe.
Et puis il faut dire, également le courage, l’obstination et la santé de cette œuvre. Si l’imparfait subi est le temps de l’enfance, l’imparfait retourné, sublimé et dépassé sera celui du baroque et de la vie profuse, du mouvement et de la lumière, des ombres mais signifiant aussi la vie, du chaos vivant mais transmuté par le style.
Reconnaissance alors à Jacques Chessex pour notre langue qui est celle à la fois de Pascal et d’Agrippa d’Aubigné, de Rousseau et de Benjamin Constant, de Ramuz et de Chappaz, de Mallarmé et de Gustave Roud.
Reconnaissance aussi pour notre pays, non pas au sens d’un esthétisme du repli, mais dans la présence proche du Jorat et l’ouverture européenne qui associe Jacques Mercanton et Vladimir Nabokov, Flaubert et Cingria qu’il prolonge également, ou cet ouvert obscur très suisse « par en dessous » qui lie Robert Walser et Louis Soutter, ou Wölffli et Jean-Marc Lovay à l’enseigne de la « société des êtres » dont parle Georges Haldas.Reconnaissance enfin pour ce que Jacques Chessex nous fait reconnaître en nous. À tout instant la même ruine nous menace, mais il y a le blues et le psaume, et le poète « plein de Dieu » qui n’en finit pas de conjurer l’imparfait : « Me suivra-t-on si j’affirme y voir une vraie résurrection de l’être à l’instant même où il croyait se perdre ? Je me défaisais dans le spectacle du non-visible et l’esprit me revient comme une gorgée neigeuse qui me soulève au-dessus de l’indistinct. Le doute, à chaque fois, cède à cette force et fait place à une joie tout de suite habitable ».
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Cārtārescu le visionnaire se la joue archange de roman
Avec Théodoros, roman historico-poétique d’une fascinante splendeur verbale, combinant une épopée conquérante marquée par autant de faits glorieux que de crimes sanglants commis au nom de Dieu comme il continue d’en proliférer, et le récit d’une destinée aux multiples dédoublements, Mircea Cārtārescu signe un chef-d’œuvre porté par un souffle irrépressible, avec un art de l’évocation sans pareil. Poème romanesque d’une beauté saisissante dans ses grandes largeurs autant que dans la polyphonie profuse et savoureuse de ses détails, cette saga à l’orientale, frottée de théologie parfois déroutante, voire délirante, paraît dans une traduction française, signée Laure Hinckel, d’une merveilleuse musicalité.Fabuleux : tel est Théodoros. Relevant alors de la fable autant que de l’affabulation, où le talent de romancier et de poète de l’auteur roumain Mircea Cārtārescu, très fécond (plus de trente livres parus ) et largement consacré par de multiples prix littéraires, fusionne ici dans un (pseudo) roman historique aux fondements partiellement «réels» mais aux développements aussi extravagants que la vie du protagoniste-modèle, à savoir : Téwodros IIDans l’immédiat, à propos de cet extraordinaire personnage, l’on ne peut que recommander, à la lectrice et au lecteur non moins probablement ignorants en la matière que le soussigné, de consulter, sur Internet, la longue notice consacrée à Téwodros II à l’enseigne de Wikipédia, comme ils gagneront en assises documentaires à l’écoute des explications, sur Youtube, de l’écrivain lui-même. Ces précautions ne risquent en aucune façon de « spoiler », comme on dit aujourd’hui, leur intérêt et leur plaisir de lire : disons que baliser le fonds documentaire de Théodoros permettra de mieux apprécier, dès ses premières pages, l’envolée de la narration, en admettant d’emblée que l’auteur prend toutes les libertés avec la « vérité » historique.Pour celle et celui qui ne peut accéder à Wikipédia d’un clic, précisons vite fait : que le « vrai » Téwodros II, né Kassa Hailou en 1818 à Charghe (province du Qwara, en Ethiopie très morcelée à l’époque par les guerres des seigneurs locaux), a marqué l'Histoire, au point de fasciner un certain Arthur Rimbaud, par sa fulgurante ascension de chef de guerre et fin stratège visant à l’unification d’un pays déchiré, puis s’efforçant d’appliquer des réformes de modernisation tous azimuts : contre l’esclavage et la corruption des élites politiques et religieuses, pour une redistribution des terres aux paysans, avec l’appui d’une armée elle-même réorganisée selon des normes plus « occidentales », tout cela bel et beau et qui lui vaudra la stature posthume d’un héros, mais autant de déboires de son vivant, à peu près tenu pour un macaque déguisé par la reine Victoria, contesté par les seigneuries locales et combattu, malgré le Christ qu’il adore, par les hiérarques de la « douce orthodoxie » aux dents acérées. Et le roi des rois d’Éthiopie, le negusse negest, de se donner finalement la mort avec le pistolet que lui a offert la « grand-mère de l’Europe ». Cela pour l’Histoire et ses faits avérés d’ores et déjà magnifiés par moult légendes et « narratifs », selon l’expression chic du moment.Or, laissant là la «vérité » selon Wikipédia, voici qu’une autre histoire se raconte, commencée par la fin, dont l’idée est venue au jeune Mircea Cāstārescu il y a quatre décennies de ça (il le raconte dans la note finale concluant le roman), jusqu’au moment où, en deux ans, sur fond de dépression, de confusion, de pandémie et de guerres, il a trouvé la force de nouer la gerbe de trente ans de notes prises dans son Journal - et voilà le job, le travail d’une vie pourrait-on dire, avec la transmutation d’une lointaine histoire de « sauvage africain qui singeait son titre sur un trône usurpé », comme le voyait Sa Gracieuse Majesté britannique, en épopée européenne, voire eurasienne, englobant la Grèce des archipels et la Valachie natale de l’auteur, l’Éthiopie et la Judée de la Bible – en attendant la Jérusalem céleste...Je est un autre, ici ou ailleurs…L’idée, dans sa version poétique, aurait pu venir au vélocipédiste Einstein (prénom Albert) au cours de ses virées dans la campagne argovienne : à savoir qu’un garçon qui rêve de devenir empereur dans les neiges de Valachie, disparu tel jour pour motif de rêverie, pourrait réapparaître au même instant dans la peau d'un Juif errant, à San Francisco, après avoir partagé la condition des pirates dans les eaux frémissantes de l’Hellade ou environs.Entre les âges de trois et sept ans, le jeune Tudor (variante valaque du prénom de Téwodros, anticipant le Théodoros du roman) a entendu, modulées par la bouche de sa mère Sofiana, ces histoires qui vous ont tous fait rêver en enfance en vous ouvrant avec le sésame fameux d’il était une fois, les portes du multivers.En affirmant que « Je est un autre », un gamin mal élevé au prénom d’Arthur ne faisait que formuler une vérité vieille comme la nuit des temps, rompant avec les évidences et nous ouvrant, avec transfusion de sang ou non, à tous les dédoublements. Cette histoire du sang, autant que l’histoire du sperme qu’on dit parfois le sang de l’espèce, comptera pour beaucoup dans les motifs métaphoriques du roman Théodoros, comme l’histoire du double. Réclamez-vous du sang du roi Salomon, avec documents à l’appui même trafiqués, et vous verrez l’effet.Le petit Tudor, à sept ans, s’est identifié au grand Alexandre dont sa mère lui lisait les faits et gestes : détail courant de la vie, mais qui peut devenir destin ; tout dépend de notre façon de vivre la lecture. La poésie suppose cette identification et ce dédoublement. Et c’est ainsi que, dès les premières pages de Théodoros, nous sommes littéralement pris par la gueule sans bien savoir qui parle au protagoniste, si c’est sa conscience, le double valaque de Téwodros ou un ange – voire sept archanges d’Apocalypse…« Au commencement était le Verbe », dit l’apôtre, et c’est reparti en forme de question initiale à laquelle tout un roman tâchera de répondre: « Si tu te signes avec trois doigts poisseux de sang, en te marquant le front au-dessus des sourcils (une goutte glisse le long de ton nez bistre et aquilin jusqu’à ta moustache nouée du côté gauche avec un fil d’or, et tombe sur les dalles de malachite de la forteresse royale) en déposant ensuite une tache au bas de ta chemise d’un atlas si blanc qu’il semble doré, et deux autres sous tes épaulettes en opale, d’abord à droite, puis à gauche, au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, Amen, ton signe de croix sera-t-il reçu ? »La question est posée à lui-même par celui qu’on tient pour « une croix de preux », croix d’orgueil et de désir (« tu as crucifié en tout premier ta pauvre âme »), homme de sang qui a transformé la croix en un char de guerre, qui s’est toujours prosterné à ses propres pieds, mais qu’on ne s’attende pas à une autoflagellation de la part de ce possédé de l’Hybris, car le roman n’est pas un confessionnal mais le lieu aux parfums suaves de l’impureté même et des délices, des péchés très affreusement délicieux, de la Vitalité et du Verbe incarnés. « Sans couilles pas de chef-d’œuvre », écrivait Albert Cohen…Un livre à vivre plus qu’à comprendre…Théodoros ne se raconte pas : il se mérite, ou disons, en moins moralisant qu’il se vit, une page après l’autre, et ça fera 600 feuillets à savourer, obstacles compris, surtout si vous cherchez à tout comprendre.Le roman d’aventures est revigorant au possible, comme si vous y étiez, comme au bon jeune temps de Long John Silver, dans L’Ile au trésor, ou comme dans les soieries des Mille et une Nuits. Je pourrais vous raconter les épisodes de la fringante piraterie sur le bateau joyeusement bordélique des forbans auxquels les filles tiennent la dragée haute, dans une espèce de phalanstère sexuel flottant , ou je pourrais vous raconter la terrifiante bataille menée par le guerrier présomptueux contre le Gel valaque, ou encore l’inénarrable mine de sel aux immenses statues souterraines, mais non : c’est à vous de vous y coller, pour le plaisir, et quel !Plus délicate en revanche, mais à prendre le pied léger : la théologie dans tout ça. L’on sait que le vrai Téwodros était un homme religieux, et son double romanesque ne le lui cède en rien, avec un même séjour monacal et des relations pour le moins problématiques avec les religions voisines ou adverses et les confessions et sectes chrétiennes de tout acabit. Calvinistes et papistes ? Tous des chiens ! God soit leur copilote, mais notre seul et unique chef est le Christ. Pantocrator cela va de soi.Ceci dit, faut-il être catholique pour comprendre La Divine Comédie de Dante ? La connaissance de la pensée du docte Thomas d’Aquin, substrat dogmatique du poème, est-elle nécessaire pour apprécier celui-ci ? Faut-il comprendre, et d’abord connaître le Kebra Nagast, livre saint de l’église orthodoxe d’Éthiopie, pour démêler les « signifiés » subtils de Théodoros ? Je n’en crois rien, ni ne crois d’ailleurs que Mircea Cāstārescu le croie. L’humour soit plutôt notre guide, et l’amour de la Littérature. Enfin l’amour de l’Amour, par quoi tout aurait dû commencer, et les lettres de Théodoros à sa mère en sont le fil rouge – rouge sang sublimé -, le fil d’or de pure poésie.Mircea Cāstārescu. Théodoros. Traduit du roumain par Laure Hinckel. Éditions Noir sur blanc, 599p. 2024 -
D'une échappée l'autre
À propos de L'Échappée libre,
par Sergio Belluz.
Nous vivons une époque où le roman est à l’honneur, et c’est très bien ainsi. Il y a de gros vendeurs (Guillaume Musso, Marc Levy, Katherine Pancol, Amélie Nothomb, notre compatriote Joël Dicker…) et une multitude de prix littéraires qui récompensent les romans de l’année et profitent à l’ensemble de l’économie éditoriale. Bestsellers ou confidentiels, géniaux, talentueux ou habiles, certains romanciers créent des univers littéraires particuliers ou extraordinaires, d’autres renouvellent le genre ou l’utilisent pour exprimer la réalité et on voit bien, à l’arrivée, que dans ses multiples subdivisions (jeunesse, formation, amour, aventure, policier, fantastique, historique, autofiction…) et sous ses divers avatars (bande dessinée, cinéma, série télévisée), le roman, et la fiction en général, répondent à la fois à un besoin de représentation, de reformulation, de synthèse, de personnification de la réalité, et à un besoin de divertissement, d’évasion, d’échappatoire, même, en lien direct avec (et en réaction contre) une société qui a fait de l’information un produit comme un autre, vendable et rentable, que les médias transmettent en fil continu, commentée ou brute, quotidienne et constante, proche et lointaine, humaine et déshumanisée, difficile à comprendre et souvent difficile à supporter.
Mais on confond roman et littérature. La littérature n’est pas nécessairement le roman ni la fiction. Casanova et ses Mémoires de ma vie sont au premier rang de la littérature dans ce qu’elle a de plus humain et de plus raffiné, comme les Mémoires de Saint-Simon, comme le Candide de Voltaire, comme les Lettres de Mme de Sévigné, comme les Essais de Montaigne, ou les Journaux littéraires de Gide, de Julien Green, ou de Paul Léautaud. On peut s’y intéresser pour diverses raisons, mais ces œuvres n’auraient jamais passé le temps sans ce quelque chose dans le texte, dans le style, dans la manière de voir et de s’exprimer, qui retient l’attention, qui accroche, qui séduit, qui amuse, qui émeut, qui continue d’intéresser et d’émouvoir bien après la disparition de leur auteur et qui, par l’expression d’un univers à la fois personnel et littéraire, estompe la distinction entre ce qui serait fiction et ce qui serait réalité et rend caduques les jugements de valeur sur la supériorité d’un genre par rapport à l’autre.
En fin de compte, seul ce qui est vrai et la manière d’exprimer ce vrai sont intéressants, une vérité qu’on trouve sentie et exprimée tout autant dans un bon roman que dans tout autre genre littéraire, autobiographique ou pas.
Le journal littéraire
Avec son ironie coutumière, Paul Léautaud a intitulé « Journal littéraire » ses notes quotidiennes sur la vie, l’amour et la littérature. Dans le même temps, il y réfléchissait sur la langue française, et y travaillait sans cesse à la forme, sans penser qu’un jour ce serait ce même fameux journal, tenu toute sa vie, qui deviendrait une œuvre littéraire à part entière et son chef-d’œuvre, bien plus que Le Petit ami, In Memoriam et Amours, ses trois « romans » autobiographiques.
De son côté, Jean-Louis Kuffer écrivait, dans Les Passions partagées : « Je rêve d’un livre qui ne serait ni journal intime, ni roman, pas plus que recueil d’essais ou d’aphorismes, et qui serait ensemble tout cela ». À la publication du gros dernier, on peut dire que ce rêve est réalisé et que ce livre, ces carnets, ces notes, ce journal kaléidoscopique et littéraire distillé sur plusieurs volumes – L’Échappée libre (1999-2013), Riches Heures (2005-2008), L’Ambassade du Papillon (1993-1999), Les Passions partagées (1973-1992) –, est à la hauteur de cette ambition, une petite merveille qui, par la grâce du style et l’intelligence du regard, restera à la fois comme la chronique fouillée, précise, d’une époque passionnante et comme le témoignage émouvant du parcours personnel d’un écrivain dont on connaît la méfiance à l’encontre des idées toutes faites ou de la critique jargonnante, dont on aime l’humour et la lucidité qui le porte à vivre chaque instant à fond et dont on savoure le style sans fioriture, net, presque sec, mais riche, subtil et virtuose, qui tient en laisse une hypersensibilité qui affleure partout.
Entre parenthèse, on espère que, dans une future réédition, tous les volumes de cet indispensable chronique littéraire seront regroupés et bénéficieront, comme les journaux littéraires des frères Goncourt, d’André Gide, de Léautaud ou de Julien Green, d’un index général des noms cités – il ne figure, pour l’instant, que dans le dernier, L’Échappée libre – qui mettrait en valeur le magnifique travail de mémorialiste de Jean-Louis Kuffer, et permettrait à la fois de trouver facilement une référence, et de s’adonner frénétiquement au plaisir ou au vice d’aller piocher par-ci par-là un portrait ou un ragot. Le journal littéraire est à la littérature ce que Voici est au salon de coiffure : un irrésistible plaisir coupable.
Fermons la parenthèse et revenons à Léautaud, qui a souvent répété que pour lui, « écrire, c’est vivre deux fois ». Lire un journal littéraire de la qualité de celui de Jean-Louis Kuffer, c’est-à-dire une œuvre littéraire qui parle de littérature, c’est, en tant que lecteur, avoir la chance de vivre ou de revivre une troisième vie, qu’on découvre et redécouvre grâce au talent d’un observateur hors pair, dont on aime les notations honnêtes, franches, sans mensonges à soi-même, sur la vie, sur la perte d’un père, sur la naissance d’un enfant, sur la mort d’un ami, sur les doutes quant à sa propre valeur en tant qu’homme et en tant qu’écrivain, sur les moments de bonheur intense, sur les curiosités, sur les amitiés qui naissent et sur celles qui meurent, le tout agrémenté par-ci par-là, presque dans les marges, de délicieux « Ceux qui… », les fameuses improvisations humoristiques et virtuoses de l’auteur autour d’un thème donné, de facétieux exercices de style à la Raymond Queneau et à la Pierre Dac, qui mériteraient à eux seuls, par leur verve et par leur qualité littéraire, une publication à part, entre les aphorismes de Cioran et les Brèves de comptoir de Gourio.
L’Échappée libre (L’Âge d’Homme, 2014)
Le dernier volume en date, L’Échappée libre, couvre la période 1999-2013, et on a la suite de cette superbe chronique littéraire du monde vu de Suisse, dont les dates de publication ne suivent pas une chronologie stricte puisque Riches Heures, le volume précédent, publié en 2008, traite des années 2005-2008 et recoupe en partie la période évoquée dans L’Échappée libre, et que L’Ambassade du Papillon, qui traite des années 1993-1999, a été publié en 2000, avant Les Passions partagées (2004), qui couvre les années 1973-1992. Ça n’a d’ailleurs aucune sorte d’importance et sert même le propos de l’auteur qui, comme tout être humain, revient de manière naturelle, par association d’idées, par réminiscence, par nostalgie, sur les événements qui ont profondément marqué son existence, et les évoque et les analyse sous des angles changeants, en une sorte de « Je est un autre » qui s’appliquerait aux différentes évolutions du moi du narrateur.
En parallèle, au fil de rencontres privées ou professionnelles, et avec ses portraits extraordinairement sensibles et précis, quelquefois drôles et vachards, mais toujours justes, Jean-Louis Kuffer arrive à restituer toute une époque. Dans ce volume, on s’entretient avec Paul Morand, ou Philippe Sollers, on y évoque les relations (houleuses !) avec Jacques Chessex et la mort de l’écrivain, on y découvre Quentin Mouron ou Max Lobe, une nouvelle génération de jeunes auteurs.
On y sent aussi la tristesse de Jean-Louis Kuffer lorsqu’il apprend la mort de Dimitrijevic, l’ami et l’éditeur, dont des divergences d’opinion, politiques surtout, l’avaient séparé. C’est Dimitrijevic qui, il n’y a pas si longtemps, lorsque l’URSS condamnait ses meilleurs écrivains, avait fait connaître Vassili Grossman au monde entier et avait fait de L’Âge d’Homme, dans l’aire francophone, la référence absolue pour les magnifiques littératures slaves, que la prestigieuse maison a fait traduire et qu’elle continue à défendre sous la direction de la fille du fondateur.
En passant, Jean-Louis Kuffer y parle aussi, en toute franchise, de ses rapports avec les éditeurs, de ses moments de découragement profond, de ses amitiés remises en cause, de ses doutes, de ses moments de plénitude, en couple, en famille ou en voyage. Et de ses relations compliquées avec sa famille, cette famille qu’on a déjà rencontrée dans d’autres œuvres (Le Pain de coucou, Le Sablier des étoiles …) et qu’on retrouve ici avec émotion, notamment ce père, si délicatement évoqué à travers le souvenir d’une balade sans paroles, à deux, du côté de Begur, sur la Costa Brava.
Riches Heures (Poche suisse, L’Âge d’Homme, 2009)
C’est à l’initiative de Jean-Michel Olivier, écrivain et directeur de la collection Poche suisse qu’on doit la Riche Idée de la publication de Riches Heures, qui propose quelques 2000 textes écrits dans les années 2005-2008. Ces Riches Heures, intercalées entre L’Échappée libre et L’Ambassade du papillon, font chronologiquement partie des années couvertes dans l’Échappée libre (1999-2013), mais lui font comme une parenthèse littéraire qui serait une sorte de bande annonce de l’ensemble, puisqu’il s’agit d’un superbe florilège du blog littéraire de Jean-Louis Kuffer (http://carnetsdejlk.hautetfort.com/), créé en 2005.
Ces Riches Heures sont la suite de L’Ambassade du papillon, mais une suite qui prend un nouveau départ, et dont l’écriture s’enrichit de l’immédiateté de l’Internet et de l’interaction avec les lecteurs, fidèles ou ponctuels : « Pasternak disait écrire 'sous le regard de Dieu', et c’est ainsi que je crois écrire moi aussi, sans savoir exactement ce que cela signifie. Disons que ce sentiment correspond à l’intuition d’une conscience absolue qui engloberait notre texte personnel dans la grande partition de la Création. Ce sentiment relève de la métaphysique plus que de la foi, il n’est pas d’un croyant au sens des églises et des sectes, même s’il s’inscrit dans une religion transmise. J’écris cependant, tous les jours, 'sous le regard de Dieu', et notamment par le truchement de mes Carnets de JLK. Cela peut sembler extravagant, mais c’est ainsi que je le ressens. En outre, j’écris tous les jours sous le regard d’environ 500 inconnus fidèles, qui pourraient aussi bien être 5 ou 5000 sans que cela ne change rien : je n’écris en effet que pour moi, non sans penser à toi et à lui, à elle et à eux. »
L’Ambassade du Papillon (Campiche, 2000)
Dans L’Ambassade du Papillon, l’ouvrage qui précède L'Échappée libre et les Riches Heures, et qui traite des années 1993-1999, Jean-Louis Kuffer évoque ses rapports personnels, en tant que critique et en tant qu’écrivain, avec le monde littéraire romand, notamment la grande brouille avec Dimitrijevic, la fin d’une très grande amitié et la fin d’une époque. L’auteur y parle aussi de son activité de journaliste au quotidien 24 heures et de rédacteur en chef du Passe-Muraille, son magazine littéraire, un témoignage passionnant sur ce qu’est ou non l’engagement politique – l’information, la désinformation, la manipulation, le nationalisme, les médias, le vrai, le faux – lié aux rapports humains, rendus plus complexes encore par les ambigüités qui font se mêler amitié et édition, sentiment et pragmatisme.
On y retrouve ces magnifiques moments de solitude et d’introspection quelquefois joyeux, quelquefois douloureux, cette lucidité sur soi-même, ces doutes personnels de l’auteur quant à ses qualités humaines ou ses capacités littéraires, cette fantaisie aussi, et ces pages extraordinaires de tendresse triste sur la maladie et la mort de Thierry Vernet, compagnon de route de Nicolas Bouvier dans L’Usage du monde et superbe peintre. On y savoure cet art du portrait littéraire ou humain, celui, en filigrane, de sa compagne, celui de ses filles, qu’il regarde grandir, mais aussi ceux fins, rageurs quelquefois, désabusés aussi, de Dimitrijevic ou de Jacques Chessex. On y éprouve ce sentiment du temps, et de la mort, cette conscience aigüe de l’importance de ce que l’on vit au moment où on le vit.
En parallèle, on y rend compte de l’intérieur de toute une époque qui se terminait, celle de la guerre froide, et d’une nouvelle époque qui naissait, avec sa géostratégie complexe et sournoise incluant les médias et une partie de l’intelligentsia, dont les populations de l’ex-Yougoslavie et de bien d’autres pays – la Tchétchénie, la Géorgie, l’Irak, l’Egypte, la Syrie, l’Ukraine, le Soudan… –, continuent à faire les frais sous couvert de nationalisme ou de désir de démocratie, pendant que les grandes puissances s’arrangent entre elles pour préserver chacune leur importance régionale, leurs sources d’énergie et leur pouvoir d’achat. Diviser pour mieux régner…
Les Passions partagées (Campiche, 2004)
Dans ce volume, qui retrace les années 1973-1992, c’est la 'période Dimitrijevic' qui est évoquée, avec les grands auteurs serbes qu’on y publiait, et les vedettes-maison, Grossmann, Zinoviev, Volkoff, dont Jean-Louis Kuffer fait des portraits vivants, sophistiqués, musicaux, visuels, tactiles presque, n’hésitant pas à parler de leurs petitesses à plusieurs reprises. Il remarque, à propos de Zinoviev : « Le génie est incapable de se faire un œuf au plat ». Quant à Volkoff, il apparaît en chasseur, et ça lui va comme un gant. Lucien Rebatet fait l’objet d’un étonnant entretien, Denis de Rougemont ne peut s’empêcher de faire semblant d’ignorer l’existence de Friedrich Dürrenmatt, Gore Vidal fait une apparition élégante et pleine d’humour, Michel Tournier reste d’une politesse glaciale et fermée, Patricia Highsmith apparaît au contraire primesautière.
En parallèle, l’auteur assiste à la mort de son père, à celle de sa mère, à la naissance de ses filles. L’enfance est évoquée à travers ses conditionnels – « Le conditionnel de notre enfance, c’était la clef des mondes. On serait sur une île, Toi, tu ferais les Indigènes et moi je serais Surcouf » – et à travers des notes comme « La maison de mon enfance avait une bouche, des yeux, un chapeau. En hiver, quand elle se les gelait, elle en fumait une » ou comme « La douceur bouleversante d’après les larmes de notre enfance, que nous cherchons peut-être à retrouver, de temps en temps, en essayant de pleurer sans raison ».
On y parle aussi de voyage – « Le voyage indispensable pour se décentrer, avant de se recentrer » –, des allers-retours « sur » Paris – « J’ai besoin de ces deux pôles, de solitude et de multitude » – , et de la Suisse, enfin, dont il fait un portrait si terrible et si juste : « Les deux faces de la Suisse que je redoute le plus : tea-rooms d’un côté, chiens policiers de l’autre. »
C’est d’ailleurs dans Les Passions partagées qu’on trouve peut-être une des clés de ce magnifique journal littéraire, dont on espère qu’il va continuer encore longtemps : « La seule bonne façon d’écrire me semble d’écrire tout le temps, non par automatisme mais par attention ». -
Divtseserimnet aotomunal
Le creaveu hmauin lit dnas le dsérorde
Sleon une étdue de l’Uvinertisé de Cmabrigde, l’odrre des lteetrs dans les mtos n’a pas d’ipmortncae. La suele coshe ipmortnate est que la pmeirière et la drenèire ltetre sionet à la bnone pclae. Le rsete puet êrte dans un désrorde ttoal snas cuaser de prbolème de letcure. Cela prace que le creaveu himaun ne lit pas chuaq ltetre dstinciteemnt et à la stuie, mias le mot cmome un tuot.
Cttee rvéélaiton ve-t-lale ficaliter la tchâe des cnacres dans les éocles ? Et les hmomes se cmoprenrdont-ils miuex en s’exrimpant dans le désrorde ? Le dréosdre mnodial va-t-il bnéfiécier de ce nuovaeu mdoe d’exrpession en nuos fisanat vior la réatilé d’un oiel noavueu ? L’vaneir de l’epsèce hamuine s’en truoerva-t-il chngaé, voire aémiolré ?
L’édtue de l’Uerisnivté de Cibramdge plare de leutcre mias pas d’esspreixon olrae. Si vorte ceervau lit chqaue mot cmmoe un tuot, tuot se cpmlioque au memont de vuos empxrier de vvie voix !
Si vuos lsiez : « Le cehin oibét à son mtaîre », vuos ne pvouez oodnrner à votre cbles : « Moédr, dnone la pttapae à pnapouet ! » Le pruave Mdéor n’y pgiera que piouc ! De mmêe la crtlaé du Tjéléouarnl rsqiue de piâtr du pssaage des mtos éicrts aux mtos écnonés à 20 hurees par Pactrik Pvoire de Cazhal. Rien que Mdaame, Msonieur, Boionsr ! » jetetra la csonfuion dnas le caerevu des téésltpeucaters les puls déots en la mtraièe…
On viot arlos la litmie de l’iérntêt de l’édtue fauemse. Ce qui se lit frot bien ne psase pas à la tléé. Est-ce à drie que le cevreau huiamn n’a pas été cçnou pour fonnonctier à plein rmiége en fcae d’un piett écran ? Tllee est puet-êrte la quioestn fonnemdatale à mteédir suos le cauqse de la cousfeife...Peinture: Pierre Omcikous