
Livre
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Les coeurs flagadas
Le cœur à la fin se fatigue,ne bat plus que d’un aile:un vieux ridé comme une figueau tabac d’à côté,une guitare qu’on abandonne,le regret d’un baiser perdu,ou le geste amorcéd’une maldonne survenue...Tu lui parlais de beaux lointains,et vous aurez rêvé:vous serez partis le matinvers les mondes ensoleillésde vos claires années;des mots inhabités de chairvous avez séparéles ombres et la lumière,et les enfants là-basdans l’insouciance radieuse,faisant les innocents,jouaient comme jouent les enfants...Les enfants l’aident à traverser:la vieille reste làUn peu lasse de n’avoir plusassez de force en ellepour se relever en rebellecontre tout ce qui clochedans le monde parfois si moche...Puis je m’en fiche, se dit-elle:je danse encore un peu,je lui souris même au-delàde notre doux trépas -et l’étoile là-haut clignotecomme un vieux qui radote...Dessin: Albrecht Dürer -
Ceux qui imposent leur narratif
Celui qui dicte son récit à sa femme de ménage sibérienne / Celle qui infuse le discours quotidien du ministre de transition / Ceux qui ont rallié le récit national après les concessions du parti vert / Celui qui parle pour les gens d’en bas et même de tout en bas si ça se trouve / Celle qui en tant que juriste du parti affirme que le dire exprime le sentir des camarades qui n’osent même y penser / Ceux qui voient ce qu’il il y a d’historique dans ce qu’ils sont en train de vivre et que verbalise la journaliste hystérique / Celui qui prétend écrire l’histoire avec son sang après s’être égratigné dans la manif retransmise à la télé / Celle qui décrit son trauma générationnel au vieux psy en jeans troués / Ceux qui racontent la grande déprime des militants à leurs kids nés pendant ou juste après / Celui qui déconstruit le narratif du politologue en pointant son non-dit pulsionnel de représentant patent des mâles dominants blancs / Celle qui a souffert du patriarcat comme tu peux pas l’imaginer mon pauvre Jean-René / Ceux qui sans transition ont passé de l’état de mecs branchés à celui de fiotes larguées, etc. -
Czapski le juste
IReconnaissanceLe premier mot que m’inspire le nom de Joseph Czapski est celui de reconnaissance, et ceci au triple point de vue de la relation humaine, de la ressaisie du monde par la peinture et de la réflexion sur toutes choses à quoi renvoient son expérience vécue et ses écrits.Le nom de Joseph Czapski, autant que son exceptionnelle destinée, son œuvre de peintre et ses livres restent aujourd’hui relativement méconnus en Europe et dans le monde, si l’on excepte quelques cercles de fervents amateurs en Suisse et en France, et bien sûr en Pologne où il fait pour ainsi dire figure de héros national mais sans que son œuvre de peintre n’ait vraiment été, jusque-là, évaluée à la hauteur qui est la sienne.Est-il exagéré de parler de méconnaissance à propos de la réception de l’œuvre de Joseph Czapski par les milieux de l’art européen de la deuxième moitié du XXe siècle, et particulièrement en France, s’agissant autant des spécialistes plus ou moins avérés du « milieu » que des relais médiatiques ?Je ne le crois pas, et ne prendrai qu’un exemple pour l’illustrer en consultant l’ouvrage, visant les amateurs supposés avisés autant que le grand public, intitulé Dictionnaire amoureux de l’Art moderne et contemporain et signé Pierre Nahon , qui passe pour un connaisseur avéré.Or l’index des noms cités dans ce «dictionnaire» de plus de 600 pages ne réserve aucune place à Czapski, alors qu’y sont célébrés certains des pires faiseurs dûment consacrés par le Marché de l’art et les médias aux ordres, et pire encore: par ceux-là même qui, dans les institutions les plus officielles, seraient censés défendre l’art vivant dont Joseph Czapski, même tout modestement dans sa soupente, fut un représentant combien plus significatif que le très indigent Jeff Koons concélébré de Versailles à Beaubourg, pour ne citer que lui.Cela étant, il serait faux de conclure à l’injustice absolue qu’aurait subie Czapski, d’abord parce que les signes de reconnaissance réelle se sont bel et bien manifestés de son vivant, et ensuite du fait même de son humilité fondamentale et de son refus instinctif de participer à quelque forme que ce soit d’inflation publicitaireQuelques livres, en outre, depuis une quarantaine d’années ont amorcé la défense et l’illustration de l’œuvre du Czapski peintre en ses divers aspects, à commencer par l’ouvrage de MurielleWerner-Gagnebin publié sous le titre de La main et l’espace . Combinant un premier aperçu substantiel de la vie et des vues du peintre à travers les années, en historienne de l’art mais aussi en amie recueillant les propos de l’artiste en son atelier, l’auteure genevoise s’attacha particulièrement à la question du «cadrage» caractéristique d’une partie des tableaux de Czapski, signalant l’originalité de son regard.Tout autre devait être l’approche, en 2003, de Wojciech Karpinski, dans un Portrait de Czapski élargissant et approfondissant, sous ses multiples facettes, la découverte d’un univers à la fois intellectuel et artistique, notamment à la lumière du monumental Journal rédigé quotidiennement par l’exilé de Maisons-Laffitte.Dans la même veine de l’hommage rendu par des proches s’inscrivent les témoignages des écrivains Jil Silberstein, dans ses Lumières de Joseph Czapski , l’auteur incarnant le jeune poète à l’écoute d’un aîné en constante attention, Adam Zagajeswki, dans un chapitre de son Éloge de la ferveur , et Richard Aeschlimann, avec ses Moments partagés s’exprimant en sa double qualité d’artiste-écrivain éclairé par sa pratique personnelle autant que par d’innombrables conversations avec Czapski, et de galeriste défenseur du peintre, au côté de son épouse Barbara, avec une fidélité sans faille.Enfin, et tout récemment, a paru la première grande biographie, aussi fouillée que nourrie de réelle admiration posthume, conçue par le peintre américain Eric Karpeles, tellement impressionné par la figure et l’art de Joseph Czapski qu’il a multiplié, pendant des années, les recherches sur le terrain ponctuées de rencontres, en Pologne ou en France, pour aboutir à deux ouvrages monumentaux, à savoir : Almost nothing, traduit en français sous le titre de Presque rien, et le tout récent Apprenticeship of looking marquant, devant la peinture de Czapski très somptueusement illustrée, la reconnaissance d’un artiste contemporain à son pair disparu.IIDe l’ApparitionLa premier tableau de Czapski que j’ai acquis dans ma vingtaine, représentant six poires cernées de noir sur fond rouge carmin, daté de 1973 mais faisant d’emblée, à mes yeux, figure d’icône profane intemporelle, m’a suivi partout, à travers les années, après qu’il me fut apparu, comme une nouvelle réalité m’a été dévoilée par le regard de Czapski dont je ne cesse de me répéter ce qu’il m’a inspiré dès qu’il m’a été donné de découvrir un premier ensemble de ses œuvres, à savoir que ce que je vois me regarde, et c’est cela que j’aimerais à mon tour, sous le signe de la reconnaissance, m’efforcer d’exprimer.Le monde nous regarde, les gens que nous voyons nous regardent, les objets nous regardent – mais regarder n’est pas seulement voir, c’est garder avec soi, prendre avec. Tel étant le premier enseignement que j’ai tiré en découvrant la peinture de Joseph Czapski.Ce tableau, sans pareil à mes yeux, que je regarde depuis plus de quatre décennies, me tient lieu à la fois de miroir et de fenêtre, de figure de contemplation et de concentré de formes et de couleurs, construit et pioché – c’est Czapski lui-même qui utilise volontiers ce verbe de terrassier ou de jardinier très concret de piocher – au sens d’un travail du matériau pictural –, foison de fines touches dans les trois couleurs dominantes du vert, du rouge et du noir, dont procède le résultat semblant donné de l’apparition.Et j’insiste sur ce terme de résultat, à distinguer d’une donnée immédiate. Le tableau me regarde et c’est un miroir; et regarder suppose alors, de ma part, une approche détaillée de l’objet.M’approchant donc de ces Poires sur fond rouge, probablement encadré à Lausanne puisque le nom de cette ville figure dans l’inscription que je lis au dos du tableau, ce que je voyais, de loin, comme une composition puissamment expressive, mais en somme toute simple puisque réduite à six fruits verts à reflets estompés en valeurs pâlies, disposés sur un guéridon noir adorné de dorures et campé sur deux pieds seuls, se met à vibrer et à exister, je dirais presque à parler différemment à mesure que je regarde le tableau de plus près, lequel de miroir devient fenêtre sur cent, mille nuances colorées apparues à leur tour dans la textures des fruits, le plateau du guéridon noir offrant comme un miroir au fond rouge où scintillent de minuscule points roses ou gris, les multiples noirs à nuances bleues du guéridon aux ornements à la fois précis et vagues dans leur dessin gracieusement esquissé d’un pinceau danseur, bref tout cela frémissant de sensibilité vibratile sur un socle solide évoquant un présentoir plus qu’un meuble fidèlement représenté - sinon pourquoi deux pieds seulement et des fruits pareillement agrandis dans cette espèce de figuration grave et lyrique à la fois où les couleurs de la passion clament leur présence sur la noire base impérieuse et fragile à la fois, ornementée comme la caisse d’un cercueil d’apparat que je dirai plutôt espagnol que flamand, du côté du Goya le plus ardent, autrement dit et sans autre référence : intensément physique et métaphysique.J’ai parlé de résultat à propos de ce tableau qui me regarde le regarder depuis tant d’années, et ce miroir me rappelle certaine intensité grave de mes vingt-cinq ans, et cette fenêtre s’ouvre sur le monde d’un homme de septante-sept ans qui vient à la fois de Cézanne et de Soutine – ce qui est dire aussitôt la tension apparente entre deux contraires -, de Pankiewicz à ses débuts et de Bonnard, mais aussi des jardins de son enfance et des camps de prisonniers, des déserts du Moyen-Orient et des campagnes de France dont certains paysages qu’il en recomposera évoqueront tantôt Vuillard et tantôt Nolde.Cependant l’apparition de ces Poires sur fond rouge n’appelle aucune de ces références picturales de manière explicite, que j’indique juste en sorte de situer, plus qu’une position de Joseph Czapski dans les courants de la peinture européenne du XXe siècle, une série de repères liés à un parcours que le peintre lui-même, dans ses écrits – hautement explicites, ceux-là –, et plus précisément dans les essais de L’œil , ne cesse de commenter au fil d’une espèce de dialogue continu.Czapski néo-impressionniste ? Czapski plutôt expressionniste ? Czapski aux dessins plus proches d’un Daumier que d’un Delacroix ? Czapski peintre du quotidien ? Czapski témoin des gens humbles et des oubliés de la société ? Czapzki paysagiste tendant à l’abstraction lyrique ? Czapski spectateur ou metteur en scène de quel « théâtre du monde » ?À vrai dire, chacune de ces appréciations pourrait se justifier par rapport à tel ou tel moment, à tel ou tel aspect, à telle ou telle solution apportée par l’artiste à tel ou tel problème rencontré au fil de sa quête, mais séparer celle-ci en «genres» ou en «périodes», plus ou moins en résonance avec les mouvements se succédant au XXe siècle, me semble artificiel et par trop académique alors qu’une instance permanente, à caractère ontologique, fonde assurément l’unité de sa démarche d’artiste et d’homme pensant et agissant, qu’on pourrait dire l’attention vive à cela simplement qui est.La véritable situation de Joseph Czapski, me semble-t-il alors, est celle d’un veilleur posté au cœur de l’être.L’apparition de six poires sur un guéridon, disposé lui-même devant l’espèce de toile de fond dont le rouge évoque un rideau de théâtre, ne relève en rien, dans sa finalité essentielle, de l’ornement conventionnel : l’apparition en question procède d’un noyau, me semble-t-il, qui nous permet, le touchant, de toucher en même temps tous les points de la circonférence et donc tous les aspects de la vie et de la quête artistique et spirituelle de Czapski.Ce motif de l’apparition vaut aussi bien pour tous les aspects de la représentation du monde que nous propose le peintre, qu’il s’agisse de portraits, de natures mortes, de scènes de rue ou de cafés, de personnages ou de paysages ; et l’on pourrait dire aussi qu’un choc sensible à caractère immédiatement pictural, cristallisé le plus souvent par la touche colorée d’un objet, est à l’origine de cette apparition ensuite ressaisie et modulée par le jeu des formes.Au début était l’émotion, pourrait-on dire plus simplement encore, réagissant à la surprise d’un regard avant d’être réinvestie en objets qui nous regardent.(Extrait de l'essai de JLK intitulé Czapski le juste, à paraître en 2023) -
Comme un autre murmure
J’ai perdu la femme de ma vie...Nul à dire n’est-ce pas,mais ça m’est venu comme ça:nature, berce-le,se dit on quand on a mal au cœur,et cette femme-là, j' te dis,et tu sais que j’abonde:c’était ma nature seconde...Enfin nature : je ne sais pas...Mais j’aimais bien ses bras,la douceur de sa peau,son parfum sans autres apprêts:verte était son odeurde prairie au soleil d’été,rien chez elle de renfermé,mais alors rien de ça,et se promenant toute nuesans chercher le regard:plus naturel il n’y a pasdans le vaste jardinje dirais: comme la gazelle...Et tout à coup on te l’arrache...On dit que c’est la vie,alors qu’on t’arrache le cœur;on se croit parfois seul au mondemais quand on te le prend,le monde tout à coup est làavec ces bras qui te proclamentqu’être seul est immonde...Tu fais tes phrases en solitaire,mais elle t’écoutait:elle te disait cause toujours,mais c’était sa chansonen écho à ton bel cantos’écoutant un peu trop;et son ironie te plaisaitqui te disait : écoute !Écoute en moi la rivière,écoute le torrent,le vent du fleuve roulant -écoute la clairière en toiécoute ma lumière,ou plutôt: écoute à travers nousla musique passer...(ce 7 janvier 2022) -
Ceux qui sont au-dessus de ça
Celui qui met du bien de côté pour après si jamais / Celle qui exige que son cercueil reste entrouvert / Ceux qui marchent au plafond dans le vaisseau retourné / Celui qui se réveille dans le rêve de son grand frère Œdipe aux manies complexes / Celle qui surfe en silence sur le blog d'Oceania / Ceux dont les chats se taisent sur les fourneaux flamands / Celui qui peint des oiseaux aux murs de sa case en moins /Celle qui fantasme sur les faisans sans ombres / Ceux qui demandent au mort de saluer leurs voisins de palier accidentés sur la route d'en haut / Celui qui loupe le virage quantique et se retrouve coincé entre deux dimensions / Celle qui se duplique pour échanger / Ceux qui sourient toujours sur leurs blogs désaffectés / Celui qui s'est projeté dans le nouvel espace de faisabilité virtuelle / Celle qu'on a débranchée sans la mettre au courant / Ceux qui estiment que mieux vaut guitare que jamais / Celui qui jalouse le chant du rossignol sans se l'avouer / Celle qui étudie sa façon de clore les paupières genre vierge au rocher de Léonard de Vinci / Ceux qui conseillent le martinet au moine intempérant / Celui qui a l'instant d'Isaac Newton a dix-neuf ans s'interdit d'être glouton quand il a la grippe / Celle qui a crocheté un filet à fiancés / Ceux qui dans l'Arche de Noé restent à l'écoute de la perce-oreille, etc.
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La Leçon interrompue
Nouvelles de Hermann Hesse
Après la publication, en traduction française, d’ Enfance d’un magicien, du Dernier été de Klingsor et de Berthold, notamment, voici paraître un nouveau recueil de nouvelles de Herman Hesse qui, toutes, ont pour arrière-fond l’enfance ou les années d’apprentissage de l’auteur, dans un climat mêlé d’effusions radieuses et de mélancolie.De l’un à l’autre des cinq récits très judicieusement rassemblés ici et traduits par Edmond Beaujon sous le titre de celui qui clôt le volume, l’on se balade, de fait, dans le même univers de sensations et de rêveries, dont on dirait qu’elles émanent des paysages d’Allemagne méridionale chantés par les romantiques, de Tübingen à Calw, et jusqu’au lac de Constance.Loin de constituer pourtant des souvenirs d’enfance ou de jeunesse, au sens conventionnel, ces récits nous proposent, sous des angles fort différents – deux d’entre eux datant des débuts de l’écrivain, tandis que les trois autres sont du septuagénaire –, une méditation marquée au sceau du temps sur les événement apparemment insignifiants qui ont contribué à façonner la personnalité de l’auteur.On sent à l’évidence, dans les trois nouvelles extraites des Proses tardives (composées en 1948 et 1949), des préoccupations faisant écho à la crise de conscience de l’époque dont Hesse fut un témoin solitaire et non-conformiste, mais le fond de la perception du monde et des êtres n’en apparaît pas moins d’un seul tenant dans l’ensemble de l’ouvrage, et notons alors la remarquable maturité intérieure du jeune écrivain qui composa, entre 19 et 26 ans, les deux parties de Mon enfance.Déjà alors, Hermann Hesse a de son enfance une image ou le symbole prime sur l’anecdote. Interrogeant ses souvenirs les plus reculés, à la façon d’un Andrei Biély, dans Kotik Letaev, et ce jusqu’en deça de de la troisième année, il cherche à cristalliser la figure de contemplation de cet âge d’or.L’enfant essentielCela étant, l’écrivain se garde bien d’idéaliser une enfance ou le mal à sa part, sa nostalgie l’y portant non parce qu’il y situe le lieu de la parfaite innocence, mais parce que chaque chose y a encore sa fraîcheur et sa densité, sa part de gravité et de mystère. L’enfant que sa mère berce de conte merveilleux, et dont le père dirige la curiosité avec la plus grande bienveillance, pose en toute ingénuité les premières grandes questions de la vie : d’où viennent la pluie et la neige, pourquoi sommes-nous riches alors que notre voisin ferblantier est pauvre, et quand on meurt est-ce pour toujours ?Autant d’interrogations qui associent, sous le même signe de l’Absolu, l’enfant et le sage. Et l’écrivain de relever alors que « l’existence de bien des personnes gagnerait en sérieux, en probité, en déférence, si elles conservaient en elles, au-delà de leur jeunesse, quelque chose de cet esprit de recherche et de ce besoin de questionner et de définir ».Rien de mièvre dans cette remémoration des expériences enfantines de l’auteur : qu’il s’agisse du premier affrontement sérieux opposant le garçon aux siens, du souvenir de la mort précoce d’un de ses camarades de jeux, de certaine mission le délivrant momentanément de sa prison scolaire (dans La Leçon interrompue) pour le confronter aussitôt après à la fatalité qui s’acharne sur certains destins, ou d’une scène lui révélant (dans Le mendiant) la probité digne et charitable à la fois de son père, Hermann Hesse se garde, dans ces rêveries méditatives, et du prône moralisateur et du seul charme incantatoire de la narration.Une réelle magie se dégage pourtant de la plus accomplie de ces nouvelles, intitulée Histoire de mon Novalis. Dans une tonalité qui l’apparie aux romantiques allemands, ses frères en inspiration, le jeune Hesse (qui avait alors 23 ans) se plaît, par la voix d’un aimable bibliophile, à retracer, de mains en mains, l’itinéraire d’une « quatrième augmentée » datant de 1837, des œuvres de Novalis, imprimée à Stuttgart sur papier Java. L’on fait alors connaissance, à Tübingen, de de braves étudiants jurant « par le Styx » et rêvant à de blondes et pures fiancées, de studieux précepteurs et de compères chantant leur joyeux refrain sous les tonnelles –tout cela fleurant bon les nuits claires et mélancoliques.La perte de l’innocenceTrois des récits insérés dans La leçon interrompue datent d’après la Deuxième Guerre mondiale. Il réductible non-converti, le vieux sage, auquel fut décerné le prix Nobel 1946, parle non sans amertume de l’impossibilité de raconter des histoires en toute innocence, comme cela se pouvait encore au siècle passé. L’ambiguïté et le doute frappant désormais toute chose, la narration ne peut plus, décemment, ne pas tenir compte des bouleversements de l’époque.« Ce n’est que très lentement, note l’écrivain, et malgré moi que j’en arrivais, avec les années, à constater que mon mode d’existence et ma conception du récit ne correspondait plus l’un à l’autre ; que, par amour de la narration bien faite, j’avais plus ou moins déformé la plupart des événements et des expériences de ma vie, et que je devais ou bien renoncer à écrire des histoires ou bien me résoudre à devenir un mauvais narrateur. Mes tentatives en ce sens, à partir de Damien, jusqu’au Voyage en Orient, me conduisirent toujours plus loin hors des voies de la bonne et belle tradition narrative »Dans La leçon interrompue, le lecteur sentira tout particulièrement ce passage d’un monde à l’autre, d’une conception de l’homme à l’autre, en dépit de la fidélité à soi-même d’une des grandes consciences de ce temps.Hermann Hesse, La Leçon interrompue. Nouvelles traduites de l’allemand par Edmond Beaujon. Éditions Calmann-Lévy, 1978 -
Te retrouver dans le temps
(À mon double de 18 ans)Ce sont autant de personnages,de ces brèves figuresdes âges survenusde loin en loin dans la natureet bientôt disparusou peut-être effacés, la nuit,par l’accident qu’on sait,ou revenus masquésavec ces yeux qu’on sait aussi...On sait qui était à la garequand il s’en est allé,on l'a perdu de vue plus tard,quand le train des annéessans mémoire et sans freindans les brouillards du temps passéa paru s’éloigner...Mais un seul visage de toime revient ce matin,qui a ta voix et me regardeet qui sait mon prénom:ton ombre n’a fait que passersur le mur de bonne heure,à l’heure qu’on diraitde ces moments de vérité -peu m’importe en cet instantoù tu reviens pour m’emporter... -
Au Barbare
Au Barbare c'était le style velours côtelé, cafés serrés, filles émaciées parvtrop d'énervements politico-sentimentaux, et cette fatigue métaphysique répandant du matin au soir, dans l'atmosphère, son gaz subtil de doc désespérance, ce genre miné que nous nous devions d'afficher, qui tissaient àé la fois notre emblème bohème et notre confort. C'était le rendez-vous du vague à l'âme; à longueur de cigarettes nous y remâchions notre insondable mal d'exister; nus ne pouvions concevoir de nous agglomérer à l'abominable société; les plus ours d0entre nous parlaient de tout mettre é sac, ou bien ils se taisaient, farouches, sobrement déterminés à se précipiter tantôt du haut du pont aux suicidés qu'il y a à un jet de pierre de là - ce qu'attendant ils commandaient un nouveau café à Gino.
Ils avait là comme une chaleur. On se sentait en complicité même sans rien dire. D'ailleurs le jazz parlait pour nous: Thelonius Mon égrenait son chapelet de perles de bois de lune, ou c'était Billie Holiday qui pleurait dans le gilet du Seigneur. On était bien. Ce n'était pas le confort mollusque des tea-rooms de rombières: cela grinçait parfois; il y avait de l'impatience théâtrale dans l'air et de la verve, de la véhémence, voire même du venin. Du fond de sa barbe le barbouilleur Melchior lançait des sentences définitives, comme quoi la nuit dernière le Sphinx lui était apparu, qui s'enfonçait dans les sables du désert. Or sacrebleu, ne savait-on pas, de longue date, qu'il s'agissait là d'un signe annonciateur de cataclysme prochain ? Ou voici que débarquait le timonier de la Jeunesse communiste et quelque émule qu'il chapitrait en gesticulant. Sans cesse furibond, le sectateur de la Révolution permanente maniait, comme personne, sa rhétorique de guerre tandis que Jacques Brel, dans sa boite à musique, n'en finissait pas, lui non plus, de vitupérer le Bourgeois.
Ainsi les mots affûtés, brandis, chargés jusqu'à la gueule nous aident-ils, en adolescence, à ne pas désirer. Car le monde est inhabitable, intolérable la convenance de se lever le matin, prendre le tramway, se rendre au bureau, reprendre le tramway et recommencer tous les jours ce manège - impensable qu'on se contente de ça...
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Elégie au bord de la nuit
Nous n’avons pas encore fini:de moment en momentnous nous attarderons encoreparmi les éboulisà nous émerveiller de tousces bijoux de vermeil ;le monde est une vraie merveille,lançons nous à l’immondequi serpente en démon sournoissans nous désespérer...Notre faiblesse est un rempartsurmontant la prairieoù survivent les ancolies:bleu profond reflétant le ciel,douces au toucher des yeux,parfumées de musiqueet constellant le noircomme au fond d'un ciboireouvert à la voûte angélique ...Nous tenons le soleil en laisse,et qu’il nous obéissequand des yeux nous le fixeronspour les lui faire baisser;et que de l'astre de la nuitles rayons mélodieuxveuillent éclairer nos mélodiesde leur douce mélancolie. -
Par nos racines et nos sources, le paysan survit en nous…
Une série alémanique diffusée à l’international, Neumatt, et deux livres de grande qualité, Faire paysan de Blaise Hofmann et Les sources de Marie-Hélène Lafon, constituent trois approches d’une réalité souvent problématique voire douloureuse à de multiples égards, mais qui restera, à l’avenir, notre affaire à tous…
« La Suisse trait sa vache et vit paisiblement », écrivait Victor Hugo dans La légende des siècles, et la formule – cliché obsolète pour d’aucuns mais qu’on aurait tort de rejeter avec mépris, comme l’a compris Isabelle-Loyse Gremaud qui en a fait le titre (assorti d’un point d’interrogation…) d’un spectacle-témoignage auquel ont participé une trentaine d’agriculteurs de nos régions et qui tourna en Suisse romande il y a deux ou trois ans de ça.Or cette même citation réapparaît dans le dernier livre de Blaise Hofmann, intitulé Faire paysan, relançant lui aussi le dialogue avec quelques paysans de sa connaissance, et j’y ajouterai ici trois vers en bonus: « La Suisse trait sa vache et vit paisiblement. / Sa blanche liberté s’adosse au firmament », et en début de strophe : « La Suisse dans l’histoire aura le dernier mot. / Puisqu’elle est deux fois grande, étant pauvre, et là-haut ; / Puisqu’elle a sa montagne et qu’elle a sa cabane »…Dans la foulée des anti-clichés farouches, je me rappelle en outre le vif agacement de certaine ministre de la culture lausannoise à la seule évocation de la formule fameuse de notre cher Gilles pour qui Lausanne était « une belle paysanne qui a fait ses humanités ».Comme s’il y avait honte à cela ! Et comme s’il n’y avait pas du vrai dans ce raccourci malicieux de poète : comme si, même citadins de naissance, nous n’avions pas tous des liens filiaux, même lointains, avec des aïeux paysans, comme si Les petites fugues d’Yves Yersin, et Pipe son valet de ferme, ou L’âme sœur, chef-d’œuvre de Fredi M. Murer, ne participaient pas de la même culture de souche terrienne – comme si la énième interprétation du Ranz des vaches, à la Fêtes des vignerons, ne nous tirait pas, à toutes et tous, des larmes qui n’ont rien pour autant de chauvin. Et pas besoin, au demeurant, de «faire paysan» pour le ressentir. Mais lire Faire paysan de Blaise Hofmann devrait relever du « devoir citoyen », comme on le dit aujourd’hui pompeusement, à programmer dans les écoles et les universités pour sa formidable synthèse, à la fois subjective et très documentée – chiffres éloquents à l’appui-, appelant au débat pacificateur.Entre la chaise d’écrivain et le botte-cul…« Faire paysan » n’est pas une pose ou une posture : c’est un métier. Blaise Hofmann, fils et petit-fils de paysan, a connu la campagne par le nez avant de la reconnaître par son intelligence sensible et son esprit d’investigation. Comme celle de beaucoup d’entre nous, la mémoire de son enfance est pleine d’odeurs, avec celle, en premier lieu, du fumier-roi.C’est en évoquant son grand-père le Bernois, débarqué de son Belpberg natal chez les « Welches » et fier de son fumier « à la bernoise », aujourd’hui remplacé par une place de parking, que Blaise Hofmann amorce son travail de mémoire englobant ses souvenirs personnels et l’aperçu détaillé d’une évolution dont quelques chiffres précisent l’accélération : « En 1905, il y avait 243.000 exploitations en Suisse. L’agriculture concernait 30% de la population. En 1950, elle représentait encore 20% de la population. En 1970, plus que 6,7%. En 2003, 3%. En 2021, il subsiste 48.864 exploitations, soit 2% de la population. Depuis dix ans, 1500 fermes disparaissent chaque année. Quatre par jour ».De quoi désespérer ou se réfugier dans les images d’un passé maquillé en idylle ? Telle n’est pas du tout la conclusion de Blaise Hofmann au terme de ses nombreuses et souvent belles et enrichissantes rencontres, témoignages parfois contradictoires voire vifs (les sujets qui fâchent ou divisent les générations), au gré desquels s’incarnent les thèmes relevant de l’économie et de la politique, également éclairés par de nombreuses lectures technique ou littéraires, l’écrivain se faisant tantôt historien et tantôt polémiste (mais toujours nuancé), chroniqueur et poète au verbe limpide.Une réconciliation difficileComme on ne cesse de le constater, et que confirment les votations populaires : le clivage ville-campagne ne cesse de s’accentuer dans notre pays, et les préjugés négatifs réciproques, et autres malentendus ne cessent d’altérer les discussions.Réaliste de bonne volonté, Hofmann ne dore pas la pilule, ni ne fait dans l’abstrait idéologique, moins encore dogmatique. Non sans obstacles (pudeur, méfiance de celui qui s’est senti trahi par un reportage télévisé auquel il a participé, etc.), il fait parler les gens, les écoute, compare les expériences, en transmet la substance. « Faire paysan », lui dit un jeune qui débute dans le métier, « c’est travailler plus que tout le monde et gagner moins que tout le monde pour nourrir des gens qui croient qu’on les empoisonne ».Mais c’est, aussi, auprès de (plus ou moins) jeunes agriculteurs entreprenants – femmes et hommes cela va sans dire – que notre enquêteur trouve des raisons de ne pas désespérer.Et d’introduire ces braves : « Il existe plusieurs types de paysans. Il y a le « résigné », un besogneux qui s’acharne dans ses choix, dans le déni de la situation actuelle. Il y a le « nostalgique », un désillusionné qui espère en secret la chute du système et le retour de l’ordre ancien lors de la prochaine grande crise mondiale. Enfin il y a « l’entrepreneur », celui qui a compris les règles su système en vigueur et travaille à y trouver sa place, à répondre aux attentes de la population, en inventant une nouvelle manière de faire. Et voici, après d’autres beaux exemples, Nicolas Pavillard et son entreprise collective, ou voilà le trentenaire Alix Pécoud aux vues largement ouvertes sur le monde en devenir où la qualité primera sur la quantité à tout prix, ou encore c’est Anne Chenevard la courageuse qui envoie promener Migros Suisse et autres distributeurs à marges éhontées ; ce sont les animateurs de la Ferme des Savanes, ou c’est Urs Marti l’écolo « dont le lait végétal n’émet aucun méthane et ne fait souffrir aucun animal », etc. Dans le sillage des figures de haute volée à la Fernand Cuche, également rencontré par Blaise Hofmann, ces divers personnages illustrent la variété des «réponses» à une situation dont l’avenir est aussi «notre affaire», selon l’expression de Denis de Rougemont…Ô rage, ô désespoir…Le chapitre le plus sombre, et le plus émouvant de Faire paysan, est consacré à ceux qui, n’en pouvant plus, ont choisi de se donner la mort, et c’est là qu’en est arrivé, aussi, le paysan Kurt Wyss, très endetté et trompé par sa femme, dont la série alémanique Neumatt (à voir sur Netflix) retrace, en huit épisodes, les tribulations de la famille confrontée à la succession, avec la grand-mère qui s’accroche au domaine et l’épouse prête à céder celui-ci à la commune qui lui en offre plusieurs millions.Marquant immédiatement le contraste brutal entre l’univers urbain mondialisé et néolibéral, qu’incarne le fils aîné Michi - cadre dans une boîte de gestion d’entreprises, gay et rêvant de se déployer en Asie ou aux Etats-Unis -, et le monde de la ferme où son frère cadet Lorenz vient de voir naître son premier veau sous le regard de son père encore vivant, le premier épisode de cette série, signée Sabine Boss et Pierre Monnard, bénéficiant par ailleurs d’une interprétation de tout premier ordre, constitue un véritable concentré des thèmes abordés par Blaise Hofmann.De fait, le discours qu’improvise la veuve à l’église, contre toute attente - son fils aîné ayant renoncé à s’exprimer -, dit autant le désespoir impuissant de la femme de paysan que sa rage envers son conjoint et, avec des accents soudain polémiques, sa révoltante condition…Or celle-ci se trouve précisément documentée dans le chapitre de Faire paysan consacré aux suicides de paysans (un taux de 40% supérieur à la moyenne nationale), où l’aumônier Pierre-André Schütz énonce, comme une litanie déchirante, les raisons qui poussent les agriculteurs même débutants à se donner la mort, tels ces quatre jeunes paysans de la même volée de l’école de Grange Verney, en 2015…Ce qu’il faut pourtant ajouter, à ce sombre tableau, c’est qu’il a son envers lumineux. Le titre du chapitre en question est d’ailleurs Moins de cordes autour des poutres des granges, correspondant à une diminution des suicides de paysans depuis 2018, et l’on se réjouit aussi de la fin heureuse de Neumatt où le fils aîné choisit, contre la volonté de sa mère, de reprendre la ferme avec son frère cadet…La source, les racines et les mots pour le dire…Douleurs paysannes était le titre du premier livre de Corinna Bille, dont les nouvelles se passent en Valais, alors que le très âpre et poignant récit de Campagnes de Louis Calaferte se déroule dans le Dauphiné de l’auteur et que Marie-Hélène Lafon situe la ferme isolée de son dernier roman, Les Sources, sur les hautes terres du Cantal, pour faire parler un drame taiseux, comme le Polonais Ladislas Reymont fait parler ses bouseux sans langage dans la fresque des Paysans, aussi mémorable que La terre d’Emile Zola ou que le premier roman de Ramuz, l’inoubliable Aline, et maints autres ouvrages qu’on pourrait dire de la mémoire paysanne, conçus par des « gratte-papier » qui n’ont jamais mis « la main à la pâte », dont une vingtaine, avec ou sans beau style, sont cités dans la bibliographie de Faire paysan.« Quand on entre dans une étable bien tenue, l’odeur large des bêtes est bonne à respirer, elle nous remet les idées à l’endroit, on est à sa place », écrivait Marie-Hèléne Lafon dans son Joseph (2014), cité par Hofmann qui dit, par ailleurs, avoir été touché par les mots de Gustave Roud dans Campagne perdue, etc.Dans Les sources, où l’écriture si prodigieusement suggestive de Marie-Hélène Lafon parvient à exprimer ce que n'ose dire la femme de Pierre, qui l’a engrossée dès leur mariage et a commencé de la cogner en même temps, et ce qu'elle ressent dans le silence et la peur, entre ses trois enfants terrifiés, ses sœurs qui ont « leur vie », la tante instruite de son mari qui comprend et s’éloigne, son père à elle qui voit tout et se tait, et sa mère lui reprochant de se laisser aller, de grossir, de ne pas «tenir son rang », de n’être en somme que « ce tas » sur lequel son infernal époux se déchaîne.Typique de la vie paysanne que cette violence muette ? Évidemment pas ! Et sachons gré, tous tant que nous sommes, «glébeux » ou pas, à ces fichus écrivains à la langue bien pendue, à ces écrivaines bavardes comme des pies, de savoir dire la merveille que c’est aussi de « sentir le sec après la pluie » ou de voir venir, demain, les grandes journées de printemps…Blaise Hofmann. Faire paysan. Zoé, 2023.Neumatt. Série de Sabine Boss et Pierre Monnard, à voir sur Netflix.Marie-Hélène Lafon, Les sources. Buchet-Chastel, 2023. -
Non, ce monde-là n'est pas fait pour l'enfant hypersensible...
Dans le même esprit, et la même immersion naturelle illustrés par L’Arbre-monde (Prix Pulitzer 2019), le nouveau roman de Richard Powers, Sidérations, fait figure de double quête initiatique d’un jeune garçon aussi génial que fragile, et de son père astrobiologiste, à l’école du Vivant et malgré les forces de la régression arrivant au pouvoir avec un certain président…La magie de nos lectures de jeunesse nous ressaisit dès les premières pages de Sidérations, où se posent illico les petites et les grandes questions découlant de notre présence sur terre, relançant les harcelant «pourquoi ?» de la petite enfance.Question du fils : « Combien d’étoiles tu as dit qu’il y avait ? ». À qui le père répond : « Multiplie tous les grains de sable de la Terre par le nombre d’arbres. Cent mille quatrillions »…Et tout de suite advient une première échappée pour «faire une pause», le fils ayant eu des problèmes avec ses camarades d’école et le père décidant de l’emmener en forêt toute une semaine.Donc celui qui raconte est le père d’un kid de neuf ans, qui en avait sept quand Alyssa (la mère) leur a été arrachée accidentellement, et qui, par sa seule présence a aidé son père à «tenir le coup», comme on dit. Ainsi père et fils vont-ils se «ressourcer» dans la nature avec leur petit barda de campeurs. Le gosse rêve, évidemment, de dormir à la belle étoile ; et là haut-haut ça pullule, au propre et au figuré vu que le père, astrobiologiste, en sait déjà un bout sur les choses du ciel et n’hésite pas à en imaginer une quantité de variantes, notamment à propos des «habitants du plafond», inventant alors des planètes et leurs biotopes possibles ou imaginables. Or Robin (c’est le nom du bout d’homme, qui lui vient du surnom de l’oiseau préféré de sa mère) est loin d’être un niais à qui l’on fait avaler n’importe quoi. Tenant de sa mère très militante écolo, autant que de son scientifique de père, c’est sur du vrai qu’il veut rêver, quitte à s’impatienter de ne pas voir ses rêveries s’avérer.Quant aux «problèmes», à l’école, ils sont liés aux crises de rage transformant parfois le doux Robin en fou furieux, pour peu par exemple qu’on l’ait «cherché» à propos de sa mère ou de son père, là où ça fait trop mal ; et quand il y a problèmes, à l’école, avec « coups et blessures », il y a forcément réponse des professionnels concernés, médecins ou psys, peut-être recours à l’Etat, et l’on verra plus loin en quoi l’Etat peut interférer avec l’éducation d’un gosse sujet à telle ou telle « pathologie ».Mais pour le moment on est loin de «tout ça», dans la Nature. On est avec la tortue tabatière dont la carapace est couverte de lettres cunéiformes qui énoncent « d’illisibles messages en alphabet martien », on est dans une clairière où le père fait humer à son môme une feuille de gommier en forme d’étoile, puis un mille-pattes jaune et noir qui sent l’extrait d’amande comme quand maman préparait un gâteau ; on est dans un Eden terrestre comptant six types de forêts différents, mille sept cents plantes à fleurs et «davantage d’essences d’arbres que dans toute l’Europe »; on est dans la forêt des philosophes américains à la Henry Thoreau, Waldo Emerson ou Annie Dillard, on est dans la chambre du monde dont le plafond « crépite » de luminaires fabuleux, et c’est dans ce monde aussi que des espèces rares disparaissent à la vitesse grand V, qu’on maltraite les animaux en batteries, que des virus vicieux se répandent, que les glaces fondent et que le climat se détraque - ce dont se fout complètement un certain milliardaire en passe de devenir président…Un apprentissage réciproqueCe qu’il y a de très beau, et même de profondément émouvant, dans les presque 400 pages, à la fois poétiques et marquées au sceau du tragique, du parcours initiatique (en filigrane) de Sidérations, c’est l’osmose des curiosités et des passions nourries et vécues par les deux protagonistes, tant il est vrai que toutes les questions posées par Robin à Théo, qui a évidemment quelques longueurs d’avance sur son fils en matière de connaissance scientifique et d’expérience du monde, le confrontent à la fois aux limites, précisément, de son savoir, et surtout à une autre façon, proprement «géniale», de ressentir les chose et de les mettre en consonance.Robin, à l’esprit rebelle et au scepticisme radical le rapprochant de ses deux parents, est à la fois une nature artiste, laquelle se traduit par une fringale d’expression qui le pousse à dessiner et à peindre en marge de ses devoirs scolaires, avec un talent qui époustoufle son entourage ; et puis Alyssa reste aussi très présente, à tout moment, comme une référence affective et morale mais aussi politique.Témoin à charge et poèteCelles et ceux qui ont lu, déjà L’Arbre-monde, vaste roman choral qui a été comparé à une symphonie « forestière » à la Melville, sans parler des romans précédents de Richard Powers, savent à quel point ce romancier américain aussi franc-tireur qu’un Cormac McCarthy, vit sa relation à notre environnement naturel, il faudrait dire: terrien, voire cosmique, et non en idéologue mais en poète-gardien de la forêt millénaire aussi à l’aise dans les domaines de la science que dans ceux de la conscience et de l’affectivité. On se dit, à lire Sidérations qu’un physicien ouvert à la spiritualité et à la créativité littéraire tel que Freeman Dyson (auteur de La vie dans l’univers) , aurait été passionné par le dialogue de Theo et Robin. Par ailleurs, pour se faire une idée plus précise de ce lien concret avec l’Environnement dans son acception la plus large, on peut lire le long et bel entretien que l’écrivain a accordé in situ à Francois Busnel, paru dans la revue America en 2020Dans Sidérations, le romancier-poète concentre son attention sur une sorte de trinité familiale profane qui ressaisit, dans une vibrante intimité cernée par le froid social et plombée par les fragilités humaines, tous les thèmes chers à l’auteur sur fond de «récit» politique où Theo joue, brièvement, son rôle de témoin à charge, poursuivant ainsi l’action de sa chère disparue.Après le vieil homme de Cormac McCarthy, qui ne se reconnaissait plus dans «ce pays», c’est un ado à fois adorable et «ingérable», d’une hypersensibilité catastrophique et combien révélatrice, qui fait ici figure sacrificielle de lanceur d’alerte aux Terriens…Richard Powers. Sidérations. Roman traduit de l’anglais (USA) par Serge Chauvin. Actes Sud, 397p. 2021.America, No 13/16, 2020. Le grand entretien de François Busnel avec Richard Powers. -
Les zombies sont parmi nous
Entretien, de JLK avec Livia Mattei, à la casa Rossa de Trieste, à l'occasion de la parution d’un libelle carabiné
Vient de paraître, chez Pierre-Guillaume de Roux, le 25e livre de JLK, intitulé Nous sommes tous des zombies sympas et constituant, sous l’appellation de «libelle», un brûlot virulent visant la massification globalisée (Nous sommes tous des Chinois virtuels), le nivellement de la littérature par les stéréotypes et la quête du succès à bon marché (Nous sommes tous des auteurs cultes), l’acclimatation de tout esprit critique à l’enseigne d’une nouveau conformisme «décalé» (Nous sommes tous des rebelles consentants), l’abaissement de l’Art au niveau d’un produit structuré soumis à la plus juteuse spéculation (Nous sommes tous des caniches de Jeff Koons), le déploiement d’une forme nouvelle de lynchage public à grande échelle (Nous sommes tous des délateurs éthiques), la dégradation du langage poétique devenant bavardage sentimental où chacun se la joue Rimbaud ou Minou Drouet sur les réseaux sociaux (Nous sommes tous des poètes numériques) et enfin le glissement progressif de l’humanité sympathique vers une espèce de plus en plus formatée, uniformisée et fardée à la manière des Anges de la télé et autres sous-produit du feuilleton Kardashian (Nous sommes tous des zombies sympas).
Composé dans l’urgence en moins de trois mois, ce livre dédié à la mémoire de Cristina Campo, Dominique de Roux et Philippe Muray - trois esprits supérieurement éclairés rompant d’avec la veulerie de temps qui courent -, l’ouvrage demandait, tant pour sa conception que pour sa réalisation, quelques explications que Livia Mattei, bien connue en Mitteleuropa cultivée pour l’alacrité sagace et la pénétration de ses lectures, a tenu à recueillir auprès de son vieil ami invité pour l’occasion dans sa demeure, dite Casa rossa, des hauts de Trieste…
1. Nous sommes tous des Chinois virtuels
Livia Mattei: - Votre dernier livre, caro, est immédiatement mordant par son écriture et la charge de son contenu, qui relèvent du pamphlet. Alors pourquoi l’appeler « libelle » alors même que, dès le premier chapitre, vous attaquez durement les deux Présidents de la Chine néo-maoïste et de la Suisse capitaliste participant au déni de mémoire de celle-là par opportunisme ?JLK: - Il se trouve que, par nature tant que par éducation, je préfère le judo au karaté. Autour de mes dix-huit ans, j’ai été marqué par l’enseignement d’un prof d’italien du nom de François Mégroz, qui nous faisait lire la Commedia de Dante et, au titre de ceinture noire, initia les garçons de la classe intéressés aux rudiments des mouvements élémentaires dits Uki-goshi ou Kesa-Gatame. Ce que j’en ai retenu est essentiellement qu’au lieu de frapper pour faire tomber son adversaire, mieux vaut préparer et accompagner sa chute en douceur en combinant Uki-Goshi (6emouvement du premier groupe du gokyo) avant de l’immobiliser au sol (Kesa gatame). En outre, tout s’oppose chez moi à la pratique binaire en matière de langage. Le pamphlet cogne de manière le plus souvent univoque. Le libelle pointe, pique et n’est pas sans s’inspirer, en tançant, de la danse immobilement vibratile de la libellule.
Lorsque Ueli Maurer, le Président de la Confédération helvétique en exercice, de passage à Pékin, déclare servilement qu’il faut « tirer un trait » sur le massacre de Tian’anmen, il incite aussi vivement à la pique que lorsque le président chinois à vie Xi Jinping donne aux Occidentaux plus ou moins pleutres, au forum économique de Davos, des leçons de libre échange. Mais cette entrée en matière « politique » ne tarde à déboucher, dans mon libelle, sur une réflexion beaucoup plus générale opposant ces « chinoiseries » très réelles à ce que j’appelle les Chinois virtuels que nous devenons tous peu ou prou.
L.M. : - Vous distinguez nettement, en effet, le Chinois virtuel du Chinois «plus que réel». Qu’est-ce à dire plus précisément ?
JLK: - Nous nous sommes écrits des billets bleus et verts, chère Livia, pendant plus de cinquante ans, et désormais nous « échangeons » par MESSENGER ou par SKYPE, et d’un CLIC nous « partageons » sur FACEBOOK. C’est ce que j’appelle devenir des Chinois virtuels. Par l’extension de la machine et par sa soumission à l’Empire commercial, quel qu’il soit. Je ne parle donc pas du Péril Jaune mais d’une uniformisation virtuelle qui, par la multiplication des images lisses et des mots sans chair, nous coupe de ce que j’appelle le plus-que-réel. Il va de soi que le massacre de Tian’anmen, ou la catastrophique pseudo-révolution pseudo-culturelle et ses millions de victimes, ne sont que des images symboliques, mais renvoyant à des faits combien réels. Plus-que-réels, mais qui ont été et continuent d’être niés, sauf par les esprits libres que je cite – un Simon Leys dans Les habits neufs du Président Mao,ou un Jean Pasqualini dans Prisonnier de Mao que lisait mon père dans les années 70 alors que je me débarrassais, de mon côté, de mes illusions de progressiste virtuel marxisant…
L.M: - Vous prétendez que vous avez cessé d’être gauchiste en mai 68 après avoir vu de près les barricades parisiennes. N’est-ce pas un raccourci ?
JLK: - Bien entendu. Je me suis éloigné du progressisme en m’efforçant de parler son langage, que j’ai vite ressenti comme une langue de bois, et surtout, à 19 ans, donc en 1966, en découvrant le socialisme réel en Pologne et l’usine à exterminer d’Oswiecim – Auschwitz en bon allemand. Mais j’ai mis bien plus longtemps à me défaire de toute idéologie, gauchiste ou réactionnaire, et c’est essentiellement contre l’idéologie que je ferraille dans ce nouveau livre…
L.M. : Qu’entendez-vous exactement par idéologie ?
JLK: Disons que c’est l’usage des idées soumis à tel ou tel système religieux, philosophique, politique, social ou commercial, plus généralement : utilitaire. L’idéologie marque la pétrification de la pensée. Tout langage argumentatif y succombe. La poésie seule y échappe, sauf quand elle retombe dans le prône, le catéchisme religieux ou politique ou la publicité.
L.M.: Vous vous en prenez violemment à ceux que vous appelez les jobards de l’intelligentsia parisienne, chantres du maoïsme dans les année 70, Sollers et consorts…
JLK: - L’épisode de la visite de la bande de la revue parisienne Tel Quelen Chine maoïste, relaté sans aucun recul par Julia Kristeva dans Les samouraïs, est en effet un moment emblématique de l’aveuglement des idiots utiles occidentaux, immédiatement pointé par Simon Leys, l’exemple à mes yeux de l’intellectuel intègre, mais traîné dans la boue par Le Monde où il était taxé d’agent d’influence américain. Philippe Sollers est retombé sur ses pattes avec l’habileté acrobatique qu’on lui connaît, mais un Alain Badiou n’en démord pas et les témoignages accablants sur cette époque se sont multipliés.
L.M.- Passons donc à la Chine plus que-réelle de Xi Jinping, que vous évoquez à propos du roman China Dreamde l’exilé Ma Jian…
JLK: - Oui, et là encore c’est au très regretté Simon Leys que je suis gré d’avoir découvert cet auteur, dont la satire du bonheur chinois actuel est carabinée, à la fois déchirante et salubre. Ma Jian est certes un intellectuel de haut vol, mais c’est d’abord un écrivain en pleine pâte, et c’est en quoi il relaie les fables contre-utopiques de Zamiatine (Nous autres), des Anglais Aldous Huxley (Le meilleur des mondes), et George Orwell (La ferme des animaux et 1984) ou du Polonais Witkiewicz (L’Adieu à l’automne etL’Inassouvissement), en travaillant sur la langue de bois du néo-communisme hyper-capitaliste de la Chine actuelle, avec laquelle la Suisse prétendument hyper-démocratique fricote par « pesée d’intérêt », comme elle fricote avec l’Arabie saoudite en fermant les yeux sur l’assassinat de Jamal Khashoggi…
L.M.: - Avez-vous honte d’être Suisse ?
JLK: - Pas plus que vous ne devez avoir honte d’être Italienne, bonne femme et restée bien belle. D’ailleurs je ne sais pas trop ce que signifie «être Suisse» dans un pays aussi composite que l’Europe où le paraître compte plus, en nombre, que l’être, et je sais assez quelles tueries séculaires, religieuses ou politiques, claniques ou idéologiques de tous bords ont abouti à cette entité viable qu’est la Suisse réelle d’aujourd’hui, que j’aime de plus en plus…
- Nous sommes tous des auteurs cultes
Livia Mattei:- Après la massification collectiviste, vous vous en prenez à l’idolâtrie publicitaire. Mais où et quand est apparu selon vous ce qu’on appelle l’auteur culte, voire cultissime ?
JLK.- Il me semble que le lancement du jeune Raymond Radiguet, vendu dans les années 1920 comme un savon par Grasset, annonce la couleur, en phase avec la première idolâtrie hollywoodienne d’importation. Le personnage devient plus important que son œuvre, ou plutôt son image fantasmée, comme celle de Sagan en voiture de sport.
L.M.: - Le type de succès même immense qu’ont connu un Victor Hugo ou un Edmond Rostand change alors de nature par le truchement de la publicité et des médias...
JLK: - Exactement, et le culte à l’américaine fabrique des mythes à foison qui seront recyclés dès les années 1960 par des modes impliquant les écrivains autant que les stars du cinéma ou de la chanson. Curieusement cependant les livres cultes et les auteurs cultes ne sont pas forcément les plus lus du grand public, notamment en France où un certain sens de la qualité et un certain snobisme font encore le tri avant le règne de la seule quantité. Un Henri Michaux est célébré comme un auteur culte à sa mort : quinte pages dans Libé ! C’est dire!
L.M.: - Vous amorcez votre aperçu des auteurs cultes contemporains avec Joël Dicker. Pourquoi cela ?
JLK: - Parce que la success story de ce wonderboy suisse idéalement mal rasé me semble emblématique. D’abord du fait de l’indéniable talent de storytellerdu jeune auteur, dont le premier succès est due aux libraires et aux lecteurs plus qu’à la publicité et aux médias , ensuite par le formatage du deuxième roman au niveau d’une série aussi niaise que fade, même si l’habileté technique y était encore. Mais tel est bien l’auteur culte des temps qui courent: c’est un habile. Votre Umberto Eco en est d’ailleurs un exemple probant, en plus smart que notre mini-Federer feuilletoniste...
L.M.:-Selon vous Joël Dicker ne serait pas un écrivain mais plutôt un écrivant...
JLK: - De fait, je reprends la distinction faite par Audiberti entre écrivains - auteurs de pleine pâte qui imposent un ton unique -, écriveurs- gens de plume faisant le meilleur usage de la langue mais sans originalité foncière, et écrivants qui usent d’un langage standard et fabriquent souvent des livres plus vendables que maints écrivains. On ne fera pas de ce classement un système, mais ça peut aider à un repérage graduel qui se perd aujourd’hui faute d’esprit critique ...
L.M : - Vous donnez ensuite l’exemple d’Anna Todd et de ses sex-sellersvendus par millions...
JLK: - C’est le fond de la nullité à succès, sur la base d’un journal de collégienne publié sur Internet, plébiscité par des millions de gamines et récupéré par un grand éditeur américain d’un opportunisme typique. Plus indigente qu’une Barbara Cartland, la bimbo texane préfigure le degré zéro du feuilleton ou la notion même d’auteur n’a plus de sens. L’obsession sexuelle n’y est d’ailleurs plus qu’une sanie de compulsion puritaine mais ça cartonne chez les zombies...
L.M. : - Et voici Michel Houellebecq. Tout autre animal !
JLK: - Et sûrement un écrivain, ça ne fait pas un pli, avec un ton et une tripe sans pareils. Vaut-il pour autant l’appellation d’ écrivain national comme l’a tiré récemment un magazine de la droite française ? Pauvre France alors : «pays défait» comme l’appelle Pierre Mari dans une salutaire lettre ouverte aux élites présumées et autres importants de l’insignifiance établie... Et poète, comme on l’a intronisé ? Mais quelle poésie de gadoue si l’on excepte quelques rayons sur la poubelle genre Bukowski chez les Deschiens. Cela étant le lascar est un médium social et psychologique remarquable, et son observation portée sur le langage actuel et les faux semblants idéologiques et culturels est d’une pertinence unique. Et puis il n’a cessé d’évoluer, et son bilan dermatologique semble s’améliorer...
Mais grand écrivain ? Comparez sa phrase et sa poétique à celles de Céline ou Proust, à Bernanos ou à dix autres stylistes du niveau d’Audiberti ou de Paul Morand, Giono ou Jacques Chardonne et revenons à la considération fine du degreehiérarchique chère à Shakespeare, etc.L.M.: - Vous prenez aussi la défense de l’auteur culte norvégien Karl Ove Knausgaard, contre ses détracteurs français, dont un Pierre Assouline...
JLK: - On a parlé à son propos d’un Proust norvégien, ce qui fait bondir nos chers Parisiens, qui le réduisent au rang d’un graphomane à santiags, ce qui me semble injuste même si son immense journal intime n’a rien de la tenue poétique de la Recherche ni de l’extraordinaire densité de l’univers proustien. Mais l’hypermnésie de son récit a bel et bien quelque chose de proustien, même si l'auteur lui-même se défend de cette écrasante comparaison, et je lui trouve une remarquable honnêteté dans son approche des êtres et un charme de vieux jeune homme plein de tendresse.
L.M. : - Enfin vous vous moquez plutôt de cette étiquette d’auteur culte ...
JLK: - Et comment, carissima ! Culte de quoi ? Plutôt cuculte, pour singer Gombrowicz ! Et qui en décide ? Voyez et concluez, en n’oubliant pas de tirer la chasse d’eau !
3. Nous sommes tous des rebelles consentants
Livia Mattei : - Avec ce troisième chapitre, vous abordez le thème contemporain du simulacre, maintes fois traité par Philippe Muray, et vous introduisez quelques personnages de la comédie médiatico-littérature de votre cru.
JLK : Philippe Muray, et avant lui un Jean Dutourd – un peu plus à droite – ou un Jacques Ellul – plutôt libéral protestant-, ont eu le mérite, dans le sillage du tonitruant Léon Bloy de l‘increvable Exégèse des lieux communs, de montrer, dans les formules du langage quotidien, comment est vécu et parlé le simulacre des nouveaux bien pensants. Bloy s’en prenait au bourgeois matérialiste et philistin, remplacé aujourd’hui par les faux rebelles qui prétendent « vivre dangereusement », si possible en « bravant les tabous ». Les fameux « bourgeois bohèmes », dits aussi « bobos » - dont on nous rebat un peu trop les oreilles à mon goût vu qu’il y a aussi plein de gogos dans les anti-bobos -, figurent cette posture du pseudo-rebelle célébrant tout ce qui « dérange ». Or j’ai trouvé, dans les rédactions que j’ai fréquentées, et surtout depuis ces vingt ou trente dernières années, les plus belles incarnations du genre. C’est ce qui m’a donné l’idée d’animer, dans un « open space » emblématique, quelques figures de ce petit théâtre de marionnettes sociales dont j’esquisse la satire sans trop forcer le trait…
- LM. :- Toute de même vous n’y allez pas avec le dos de la louche ! Vitre Douairière lettreuse, surveillante sourcilleuse du littérairement correct, ou votre Glandeur, dans le genre du journaliste culturel à tout faire du cynique et désabusé, ne sont pas dans un sac. C’est d’après modèle ?
JLK. : - Pas vraiment. Ou disons qu’il y a plusieurs personnages en un. Sauf celui que j’appelle le Tatoué, qui est unique et dont vous retrouverez l’extravagante figure sur Internet au nom d’Etienne Dumont. Or lui ne donne pas dans le simulacre : d’ailleurs c’est presque un artiste à sa façon, et la critique d’art qu’il pratique est la moins « branchée » qui soit. Quant à sa rébellion, elle se limite à peu près, en littérature, à la célébration aveugle du style de Jean d’Ormesson. Perversion sublime !
L.M. : - En matière de perversion, et pour en revenir au simulacre, c’est surtout le diluement de l’esprit critique que vous pointez sous les dehors d’un nouveau conformisme.
JLK :- Il faut (re)lire aujourd’hui la Lettre ouverte à ceux qui ont passé du col Mao au Rotary, de Guy Hocqenghem, datant de 1986. Cinq ans avant de mourir du sida, Hocqenghem fait le procès des rebelles de sa génération, de Cohn-Bendit à Finkielkraut en passant par Jack Lang, Serge July, BHL, Duras et bien d’autres. Mais les générations suivantes ont-elle tiré profit de cette amère missive ? Bien sûr que non…
L.M. : - Vous refaites aussi la trajectoire qui part du culte de Che Guevara, le révolutionnaire, à la mode des t-shirts ou des posters à la gloire de ce pseudo-messie politique.
JLK : - Et tout le folklore pseudo-rebelle, tout le micmac politico-commercial, et le putanat d’une culture prétendue « décalée » alors qu’elle obéit à tous les poncifs politiquement corrects et au triomphe de l’habileté creuse. À cet égard, le personnage que j’appelle l’Agitée, dans mon « open space » fictif, représente exactement ce nouvel avatar d’un journalisme culturel aux ordres des plans commerciaux de l’édition ou de la distribution cinématographique, revenant en somme à une sorte d’agent de publicité, non sans se dire rebelle évidemment au commerce et à l’industrie… Il va de soi que l’Agitée a son équivalent masculin dans les magazines et es radios, les librairies où elle et il multiplient les coups de cœur imposés par la tendance du moment, tout étant de plus en plus tendance et de plus en plus « du moment »…
- Nous sommes tous des caniches de Jeff Koons
Livia Mattei : - Le quatrième chapitre de votre libelle, consacré à l’art dit contemporain, même s’il n’en représente qu’une partie, démarre à fond de train puisque vous y taxez Jeff Koons, le plus grand «vendeur» actuel de charlatan…
JLK : - Charlatan est bien le mot dans l’absolu que représente l’Art méritant une majuscule et une révérence point forcément pieuse mais non moins sincère, de Lascaux à Nicolas de Staël, mais vous aurez remarqué que je nuance le terme en présentant notre ami Jeff comme un manager capable et un spéculateur cynique aussi avisé que le bateleur actuel de la Maison-Blanche. En fait, plus que cet habile crétin milliardaire qui a su recycler à sa façon toutes les resucées pseudo-avant-gardistes de son époque, dans la lointaine filiation de Marcel Duchamp ou sur les traces plus récentes de Warhol & Co, ce sont ses laudateurs extraordinairement complaisants que je vise, galeristes en vue ou conservateurs, critiques ou historiens d’art, qui ne cessent de glorifier ses babioles de luxe, jusqu’à la dernière enchère du Balloon Dogvendu à plus de 55 millions de dollars. Je vise les pontes de Beaubourg ou de la Fondation Beyeler qui se foutent du public avec des hymnes d’une vacuité prétentieuse sans pareils, et toutes celles et tous ceux qui en rajoutent comme à propos d’un Damian Hirst et de pas mal d’autres stars momentanées du Marché de l’Art. Faites un tour dans les archives de la Toile et vous verrez que pour un Jean Clair, lucide et implacable connaisseur à qui on ne la fait pas, la majorité des commentateurs se couchent…
L.M. - Votre premier coup de gueule date de 1992, à Lausanne. C’était encore du temps de notre délicieuse Cicciolina…
JLK : - C’était l’hiver, il faisait froid, nos amies les Brésiliennes ou les Roumaines se les gelaient sur les trottoirs de l’ancien quartier industriel du Flon, et c’est là, dans un ancien atelier de tanneur recyclé en loft de luxe, j’ai découvert, au milieu de toute une société de snobards de nos régions, les fellations ravissantes et les sodomies reluisantes de Jeff et sa putain mauve, traité en délicates teintes sulpiciennes, à 75.000 dollars la pipe et 150.000 dollars le caniche de bois polychrome, la truie ou la verge du Maître en matière polymère…
L.M.- Vous étiez alors chroniqueur littéraire à 24 Heures,mais vous avez commis un édito d’humeur qui vous a presque valu un procès…
JLK : - Comme je traitais la galerie de porcherie modèle et plaignais les péripatéticiennes de la rue voisine moins bien traitées, l’épouse de trader new yorkais qui tenait la boutique a failli me traîner en justice, mais un abondant courrier de lecteurs m’a valu d’y couper, alors même qu’un artiste branché de la place me taxait de censeur à la Goebbels. Mais ça n’est qu’un début anecdotique, avec la série porno de Made in Heaven, après laquelle Jeffie allait frapper beaucoup plus fort « à l’international »…
L.M. – Ce qui me touche, c’est que vous parlez surtout, entre vos diatribes, de l’Art qui vous tient à coeur…
JLK : Je ne suis pas un spécialiste ni un critique d’art, mais j’aime la peinture depuis l’âge de treize ou quatorze ans, quand j’ai découvert les coulures vert sombre ou les moires à multiples noirs des murs de Paris d’Utrillo, et un bon prof à lavallière m’a entraîné ensuite dans les jardins provençaux de Cézanne, les jardins marins de Gauguin et les jardins méditerranéens de Bonnard, et c’était parti pour rencontrer un jour Joseph Czapski et devenir l’ami de Thierry Vernet, très humbles et très admirables artistes partageant en outre une admiration presque sans bornes pour l’un des derniers représentants de la grand peinture occidentale en la personne de Nicolas de Staël. Donc au pamphlet s’oppose l’exercice amoureux…
L.M. - Comme vous rappelez le conformisme des pseudo-rebelles, dans le chapitre précédent de votre libelle, vous vous en prenez à ce qu’on pourrait un nouvel académisme à verni progressiste, consacré par des collectionneurs fortunés et répertorié comme dans une Bourse…
JLK :- Jean Clair, dans cet essai salubre qui s’intitule L’Hiver de la culture, décrit assez exactement le processus qui a permis à un pseudo-artiste comme Jeff Koons - dont on peut rappeler qu’il a fait lui aussi ses débuts comme trader à Manhattan -, de développer ses sociétés de bricolage de luxe « à l’international », citant ce bunker bâlois, nommé le Schaulager, où sont stockées les œuvres les plus intéressantes du point de la spéculation, au gré des décideurs qui manipulent le Marché de l’Art à leur guise. En Suisse, nous avons ensuite de sports-francs qui facilitent le transit de ces « produits structurés » en 3 D, si j’ose dire. Tout cela pour convenir, carissima Livia, que le prétendu progressisme de Jeff Koons, si proche du peuple n’est-ce pas, célébré par l’impayable Bernard Blistène, lors de la rétrospective Koons à Beaubourg relève de la pure foutaise…
L.M. : Après Lausanne, Bilbao, Versailles, Beaubourg et Bâle, vous revenez en votre pays pour administrer une taloche posthume au très officiel influenceur local que fut Pierre Keller en terre vaudoise…
JLK : Bah, c’est en effet le serpent qui se mord la queue, et je ne vais pas cracher sur le joli cercueil de Pierre Keller décoré par le plasticien millionnaire John Armleder, mais le fait est que, des pissotières de Los Angeles, constituant son premier sujet de photographe-plasticien, au culs de chevaux et autres étapes dans le pseudo-conceptuel, avant sa vraie carrière de manager post-scolaire et de notable concélébré par tous les amateurs de vins et de beaux discours, ce Vaudois parfaitement aligné, jusque dans sa gay-attitude joviale, n’aura pas manqué de célébrer verbalement les idoles du Marché de l’Art que sont devenus un Jeff Koons ou un Damian Hirst, proclamant lui-même en tant que fondateur et directeur de l’ECAL Ecole cantonale d’art de Lausanne) : « Avant de leur apprendre à devenir artistes, j’apprends à nos élèves à se vendre »…
- Nous sommes tous des délateurs éthiques
Livia Mattei : - Après les faux rebelles et les faux artistes, vous vous en prenez aux moralistes à la petite semaine, et là ça semble vous faire plus mal, non è vero caro ?
JLK : - On ne peut rien vous cacher, et c’est vrai que ce chapitre m’a donné pas mal de fil de fer barbelé à retordre vu que le sujet de la dénonciation est aujourd’hui aussi compliqué que délicat. Mais je le devais à Pierre-Guillaume, qui est devenu mon ami principal en un peu plus d’une année et qui a subi, à travers l’un de ses auteurs, un épisode de lynchage médiatico-littéraire d’une indescriptible violence…
L.M. - Vous voulez parler de Richard Millet…
JLK : - Précisément. Un auteur que je connaissais assez mal alors que j’ai dans ma bibliothèque plusieurs de ses livres, et qui m’avait un peu agacé avec ses prises de positions publiques sur la mort du roman et la nullité de la littérature française actuelle. J’avais en outre lu, avec un réel intérêt, son essai intitulé Langue fantôme, où il évoque le délabrement de la langue et du style, et son « éloge littéraire » d’Andres Breivik, malgré son titre évidemment choquant au lendemain de l’ignoble massacre d’Utoya, ne m’était pas apparu pour autant comme une défense du terroriste en question, mais je n’avais guère suivi « l’affaire Millet » que de loin, et voilà que Pierre-Guillaume me raconte en détail ce qu’il en a été et m’offre Ma vie entre les ombres, admirable roman de chair et de terre qui me ramène à La Confession négativeet me fait réviser mon jugement avec pas mal de bémols sur le côté parano et catastrophiste des essais de l’auteur, tel L’Opprobre…
L.M.- Richard Millet n’occupe cependant qu’une partie de votre réflexion sur la délation, qui remonte pour vous en enfance…
JLK. - J’en ai même fait une affaire personnelle, et c’est en quoi mon libelle est autre chose qu’un pamphlet, puisque j’y implique mon infime personne, évoquant la honte que j’ai éprouvée, à dix ans, dans une chambre d’hôpital partagée avec une vingtaine de jeunes lascars très bruyants, après que j’ai alerté la veilleuse de nuit pour qu’elle fasse taire ces emmerdants qui empêchaient de dormir le petit martyr que j’étais au lendemain de mon opération. J’avais dénoncé et plusieurs jours durant j’ai subi le juste mépris de mes compagnons, et le plus fort est que je leur ai donné raison, et le résultat est que j’en ai tiré depuis un onzième commandement personnel : tu ne cafteras point…
L.M. : - Vous ne mettez pas pour autant en cause la dénonciation pour juste cause…
JLK : - J’ai été un lecteur du Canard enchaînédepuis l’âge de 14 ans et ne renie rien des mes indignations, mais la délation est autre chose, et j’en donne des exemples précis…
L.M : - Vous rappelez le sort subi par votre ami Dimitrijevic, dont vous ne partagiez pas pour autant la passion nationaliste…
JLK : - Je me suis éloigné de Dimitri pendant quinze ans, mais jamais ne l’ai dénoncé dans mon journal, et ce sont des raisons humaines bien plus que politiques qui m’ont éloigné de lui. En revanche, j’ai trouvé infâme l’attitude de certains, à commencer par le littérateur Yves Laplace, dans un livre hideux, qui l’a accablé et a vilipendé L’Âge d’Homme en se la jouant justicier vertueux. Par ailleurs, il est très intéressant de voir, à ces moments-là, le délateur sortir du bois – on en apprend alors un peu plus sur l’abjection humaine.
L.M. Vous citez aussi le cas étonnant du cinéaste Fernand Melgar traîné dans la boue par « la profession » alors qu’il dénonçait lui-même les dealers de rue à Lausanne…
JLK : - On peut discuter de la façon un peu maladroite de Melgar de s’en prendre sur Facebook, avec des images non floutées, aux dealers illico assimilés à des victimes par les nouveaux bien pensants, et j’ai trouvé répugnante la lettre collective le dénonçant, mais un autre procès, non moins ignoble, lui avait été intenté au festival de Locarno quelques années plus tôt par le président portugais du jury Paulo Branco - la vertu socialisante incarnée , qui avait taxé son film Vol spéciald’ouvrage fasciste au motif qu’il ne dénonçait pas assez les petits fonctionnaire suisses chargés d’encadrer les requérants d’asile déboutés. Il va de soi que le film en question n’est en rien fasciste, mais Branco illustrait parfaitement les relents de stalinisme de sa génération… Tout ça fait mal quand on pense que Melgar est l’un de nos cinéastes qui documente la réalité d notre pays avec le plus d’attention et non sans sensibilité plutôt « de gauche »…
L.M : - Vous abordez aussi, sans trop vous y attarder, à la vague de dénonciations découlant de l’abus sexuel, et là encore vous y allez d’anecdotes personnelles…
JLK : - De fait, je me sens pas du tout à l’aise dans ce qui se veut un immense et salutaire débat, et je comprends tout à fait que nos filles abondent dans les sens des indignées pour les motifs qu’on sait ; j’évoque d’ailleurs en passant le classique épisode de l’adolescent mignon pris en auto-stop par un adulte barbu et couillu qui lui fait des propositions, puisque je l’ai vécu, ou cet épisode familial qui nous a forcés à traîner un abuseur caractérisé au procès où il a écopé de quatre ans de prison, mais je me méfie des grand mouvements de vertu collectifs, des gesticulations dans un sens ou l’autre, de l’utilisation opportuniste de ces nobles causes et de tout ce que camoufle ce vertueux combat en matière de ressentiment ou de vengeance. Je ne sais pas… J’ai lu il y a quelque temps Mon père, je vous pardonne, le témoignage de Daniel Pittet qui, enfant de chœur issu de famille défavorisée, se faisait violer quatre ans durant par le curé Joël Allaz de si bonne réputation, et le fait est que Daniel Pittet a dénoncé et fait reconnaître d’autres crimes trop souvent enterrés, et comment le lui reprocher ? Cependant je persiste à croire que la délation est autre chose, et la figure humaine du corbeau me reste odieuse, allez savoir pourquoi…
L.M. Ne comptez pas sur moi pour vous répondre, caro, et reprenons donc plutôt un verre de cet excellent Brunello di Montalcino…
- Nous sommes tous des poètes numériques
Livia Mattei : - Il me semble ressentir, dans ce chapitre où vous en prenez à la banalisation de la poésie, autant qu’à ses aspects guindés voire prétentieux, une implication très personnelle, voire affective, de votre part…
JLK : - Je tiens en effet à ce chapitre plus qu’à tous les autres, qui achoppe au noyau de la littérature de tous les temps et de partout, d’abord à l’oral puis à l’écrit. Je me suis adonné sans conseil ni pression de quiconque, entre l’âge de 13 et de 15 ans environ, à l’exercice d’apprendre par cœur des milliers de vers dont j’empruntais le contenu à une vaste anthologie de la Guilde du livre trouvée dans la bibliothèque paternelle, avec une préférence marquée pour la poésie imprégnée de sentiments délicats de Verlaine et de Musset, tous deux musiciens de la langue s’il en fut, mais aussi de Baudelaire et avant lui du sommital Victor Hugo dont Audiberti affirme qu’après lui plus grand chose ne résiste, et des choses d’Apollinaire ou plus longues de Saint-John -Perse dont ce vers qui ne veut rien dire me reste en mémoire : « Les spasmes de l’éclair sont pour le ravissement des princes en Tauride…
- Vous écriviez-vous-même de la poésie ?
JLK : - Non, du tout, ou alors plus tard, quand je me suis passionné pour l’œuvre de René Char, très riche elle aussi en beaux morceaux obscurs, sinon macaroniques voire incompréhensibles à la façon surréaliste, dont je retenais surtout la sensualité tellurique et les aphorismes tranchants ou lumineux, à quoi je m’essayais à mon tour. Entretemps j’avais oublié tout ce que j’avais appris par cœur, mais l’attention la plus vive à la matière et à la musicalité de la langue m’est restée, ressurgie quand j’ai découvert le lyrisme inouï d’un Charles-Albert Cingria, qui n’a pas pondu le moindre vers mais qui écrit et décrit le monde en poète inspiré, en rupture instinctive avec le « voulu poétique »…
L.M. – Le Printemps de la Poésie, que vous attaquez immédiatement dans ce chapitre, c’est du « voulu poétique » ?
JLK. -C’est forcément du « voulu poétique » à partir du moment où l’institution plus ou moins étatique s’impose en subventionnant toute sorte d’actions visant à visibiliser du « voulu poétique » sur les murs de Paris ou dans les couloirs des piscines de province, et je brocarde immédiatement l’Université de Lausanne qui fait de son Printemps de la poésie une opération marketing avec cheffe de projet et flopée d’« events ».
L.M. :-Vous êtes contre la popularisation de la poésie ?
JLK : - Pas du tout, au contraire, mais le « voulu poétique » est le contraire de la poésie, tant au dévaloir quotidien des réseaux sociaux où le moindre coucher de soleil et le moindre état d’âme font ruisseler les sentiments sentimentaux de pacotille, qu’au pinacle de la prétention « poéticienne ». Il existe en effet, ma chère Livia, dans les universités en train de « réseauter » la poésie du monde entier, des unités, voire des pôles de « poéticiennes » et de « poéticiens » qui se prennent très au sérieux – et j’évoque la terrible gravité d’un de ces « poéticiens», du nom de Philippe Beck, ponte respecté de l’institution littéraire française au plus haut niveau et dont je détaille les perles du recueil intitulé Dans de la nature, d’une prétention pseudo-novatrice et d’une nullité musicale confinant au plus haut comique. D’un côté, vous avez donc le « voulu poétique » affligeant du tout-venant numérique, et de l’autre celui des élites se congratulant entre « frères » et « sœurs » de la congrégation poétique où, soit dit en passant, les faux modestes et les vrais teigneux s’affrontent plus fielleusement que dans aucune autre sphère du milieu littéraire.
L.M. : - Mais là encore, carissimo, vous ne vous en tenez pas aux piques, puisque la vraie poésie vous tient à cœur…
JLK : - Je ne sais pas plus que vous ce qu’est exactement la « vraie poésie », mais je sais distinguer, je crois, ce qui n’en est pas. Je cite, à ce propos, un extrait d’un essai d’Adam Zagajewski, poète polonais qui est de de ceux aujourd’hui qui me touchent le plus, et qui formule la même perplexité. Je cite aussi le pamphlet de Gombrowicz Contre la poésie, qui sait lui aussi ce qui n’est pas de la poésie mais dont je crains qu’il ne m’apprenne rien de bien intéressant sur la « vraie » poésie, au contraire d’un Mandelstam ou d’un Brodsky, d’un Yves Bonnefoy ou d’un Claudel qui sont à la fois poètes et penseurs de la poésie sans poser aux « poéticiens ».
L.M. : La poésie est-elle traduisible ? Vous citez un poème de Zagajewski traduit en italien, puis un autre en français. Pensez-vous que l’un ou l’autre restituent la version polonaise ?
JLK : - Probablement pas, mais ce que me disent ces poèmes traduits me touche plus que d’innombrables poèmes composés en vers libres ou réguliers français, et je lis le Canzoniere d’Umberto Saba, votre voisin triestin, dans sa jolie version manuscrite italienne avant de consulter la traduction française pour corriger ou compléter le texte dont j’ai goûté la musique sans percevoir mainte nuances et détails.
L.M. - Que pensez-vous de l’appréciation d’un Michel Houellebecq, qui prétend que la poésie de Prévert est d’un « con ».
JLK : - Je pense que c’est le jugement d’un occasionnel imbécile, lui-même très mauvais poète et jugeant Prévert sous l’aspect de son petit message anar plus que de son lyrisme réel. Houellebecq intronisé dans la collection Poésie de Gallimard, c’est de la pure foutaise, même si quelques-unes de ses strophes ont un certain charme déglingué à la Bukowski, ceci dit je trouve que les romans de l’amer Michel découlent bel et bien d’une certaine « poétique », qi n’a rien précisément de « voulu poétique »…
L.M. - Voulez vous enfin, à l’heure du limoncello. Nous citer ce que vous tenez pour un beau poème.
JLK. Mais bien volontiers, et je le cite d’ailleurs in extenso dans la foulée de mon libelle, que j’emprunte au très pur et très nervalien poète romand Edmond-Henri Crisinel, et qui s’intitule La Folle.
« Elle a les cheveux blancs, très blancs. Elle est jolie
Encore, dans sa robe aux chiffons de couleur.
Elle emporte, en passant, des branches qu’elle oublie :
Les jardins sont absents et morte est la douleur.
Elle a des yeux d’enfant qui reflètent les jours,
eaux transparente où passe et repasse une fuite.
Sa sagesse est donnée avec des mots sans suite.
Des mots divins qui vont mourir dans le vent lourd ».- Nous sommes tous des zombies sympas
Livia Mattei : - Le dernier chapitre de votre libelle achoppe, plus encore que les précédents, aux pires aspects de la crétinisation contemporaine, du feuilleton des Kardashian aux expositions « artistiques » de cadavres plastinés importés de Chine, entre beaucoup d’autres exemples. Cependant, comme votre concept du « Chinois virtuel », vos « zombies » englobent une humanité en déroute qui ne se borne pas aux « freaks » du cinéma américain...
JLK :- Le premier titre du libelle était « Nous sommes tous des génies sympas », par allusion à l’idéologie du tout-culturel chère à Jack Lang, notamment, qui proclamait que tout un chacun est un Rimbaud ou un Mozart en puissance et que le street artdes tags vaut bien les fresques de la Renaissance. Puis, en me rappelant la jeunesse californienne dorée et dévertébrée que décrit Bret Easton Ellis dans un recueil de nouvelles paru en français sous le titre de Zombies, précisément, alors que le titre anglais était The Informers- et cela tombait au moment où je lisais l’espèce de journal rétrospectif autocritique de White, du même « auteur culte », qui disait en interview que les vrais maîtres d la Maison-Blanche étaient actuellement le clan glamour des Kardashian, milliardaires par excellence de l’empire du vide -, ainsi me suis-je dit que l’image du mort-vivant « sympa » serait mieux appropriée à l’évocation d’une humanité en voie de déshumanisation qu’une «star » de la philosophe américaine se félicite de voir accéder au stade suprême de l’épanouissement « naturel » sous forme de compost…
L.M. : Vous achoppez au pire de la culture américaine, mais aussi au meilleur…
JLK : - J’ai cité la géniale Annie Dillard dès le premier chapitre du libelle, et ce n’est pas pour me faire bien voir des néo-féministes d’outre-Atlantique, dont je ne sais d’ailleurs ce qu’elles pensent de cette étrange paroissienne imprégnée par la lecture d’Emerson et des hassidim, de Teilhard de Chardin et des traités de sciences naturelles, sans parler de ses multiples explorations personnelles aux quatre coins du monde. Ce dont je suis sûr est que la pensée d’Annie Dillard – et quand je dis pensée j‘englobe son écriture hautement poétique, ses récits de voyages et ses méditations, ses romans et ses observations sur toutes choses - est à mes yeux, aujourd’hui, l’une des plus vivifiantes et je dirai même l’une des plus belles, comme je le dirai à propos de la pensée et de l’écriture de Cristina Campo que Pierre-Guillaume m’a fait découvrir récemment et à laquelle j’ai aussitôt adhéré: la pensée est portée par la beauté.
L.M.- Vous ne vous réclamez d’aucun système philosophique ?
JLK :Hélas, dès que je perçois le système, j’ai la même réaction de rejet qu’envers l’idéologique : je décline poliment. Cela m’est même arrivé avec un penseur que j’estime du premier rang, à savoir René Girard, dont la théorie relative au mimétisme devient parfois trop systématique, comme je le regrette en lisant la suite de ses essais sur Shakespeare, dans Les feux de l’envie,si passionnant au demeurant. Mes philosophes sont tous des écrivains, et mes penseurs à peu près tous des poètes, de Pascal à Chestov, de Montaigne à Rozanov, ou de Sénèque à cet étonnant brasse-tout de Peter Sloterdijk, de Witkiewicz le catastrophiste à Cingria le psalmiste. Et la perception du monde d’un Tchekhov ou d’un Jules Renard, et leur simplicité toute limpide d’expression, m’ont accompagné dès mes 18 ans alors que l’étudiant raté que j’ai été bâillait aux explications du prof husserlien qui nous chantait de l’Hegel ou de l’Heidegger…
L.M. – Vous vous flattez, cabotin que vous êtes, de n’être titré que de votre université buissonnière, mais ce dernier chapitre accorde un place notable au Sorbonnard Jean-François Braunstein, auteur de La Philosophie devenue folle paru à la fin de l’an dernier…
JLK : J’ai reconnu en Jean-François Braunstein un honnête homme au sens le plus élevé, un prof comme j’eusse aimé en avoir à vingt ans au lieu des bonnets de nuit que j’ai subis ( ou bien apprendre la philo avec un Bachelard, un Jankélévitch ou un Gilson…), je l’ai d’abord rencontré en 3 D chez Yushi, à la table de Roland, ce venu par la suite un ami épistolaire après lecture et présentation de son ouvrage, mais mon enthousiasme n’a rien à voir avec du copinage : sa présentation polémique des dérives mortifères de la philosophie américaine et du nivellisme qu’elle opère au niveau des genres et des gens confrontés à la vie ou à la mort, est des plus toniques. Je ne connaissais mal ou que de loin les théories « starisées » d’un Peter Money, gourou délirant se faisant le chantre « scientifique » de la « pédophilie douce » et de « l’inceste consenti », ou d’une Donna Haraway flanquée de sa chienne Cheyenne qui m’a rappelé les dérives parascientifiques ou pseudo-mystiques d’un Philip K. Dick, et je sais donc gré à notre ami de nous avoir éclairés sur ces diverses théories qui me semblent préfigurer le monde nivelé des zombies… Il me suffit par ailleurs de lire trois pages de Judith Butler, une autre de ses cibles, dont l’écriture est un aussi illisible salmigondis que celle d’un Bourdieu dans ses Méditations pascaliennes,pour m’en détourner autant que des absurdes excès « animalitaires » d’un Peter Singer…
L.M. : Quel rapport avec les Kardashian ?
JLK :À mes yeux bien plus profond qu’on ne croirait, s’agissant d’une sorte de fuite de la vraie Réalité, à la fois mortelle et immortelle. Chez les Kardashian mondiaux je sens le zombie transhumaniste, comme dans les contes de fées flapies de la vieille Barbie Donna Harraway je constate que le survivant est une tautologie. Sacraliser notre compost est la négation même de toute poésie, qui m’horrifie plus encore que la vision des sorcières botoxées du clan Kardashian devenu le clan des pilleurs de tombeaux de partout aux lèvres dégoulinantes de pétrole.
L.M. - La poésie serait alors le contre-poison, plus que la philosophie ?
JLK : - À condition de ne pas « poétiser » la réalité. Ludwig Hohl, génie suisse allemand mal embouché et peu porté à dorer la pilule, affirme que « Celui qui n’a pas vu qu’il est immortel n’a pas droit à la parole », et je trouve le même genre de paradoxes apparents chez une Simone Weil, dans La Pesanteur et la grâce, ou dans cette autre suite d’essais d’Adam Zagajeski intitulée La Trahison et qui postule en passant que nous sommes tous, de naissance, des traîtres à notre vocation, laquelle est de ne rien faire d’autre que de renaître tous les matins et ressusciter comme si c’était Pâques, et c’est en effet Pâques tous les matins au ciel de la poésie, n’est-ce pas Livia ?
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Mater furiosa
À propos de Campagnes de Louis Calaferte
Une sombre beauté se dégage de cet affreux tableau de la vie paysanne, qui me fait penser aux souliers et aux gueules du premier Van Gogh de la glèbe hollandaise. La Marie de Calaferte, dans Campagnes, est un personnage de mater furiosa qui réunit à peu près tous les vices, exacerbés par l’alcool, et pourtant il y a une sorte de grandeur dans sa mesquinerie teigneuse, et comme une dimension dostoïevskienne dans la violence de sa passion destructrice, qui nous la rend presque aussi proche, malgré sa rouerie et sa méchanceté, que son Joanny tout droit et consciencieux, qui s’acharne à planquer l’argent qu’elle lui vole en douce et à réparer tout ce qu’elle dégrade ou démolit à mesure, battant ses enfants dès l’aube, vidant le poivrier dans la soupe et menaçant à tout moment les siens de s’égorger ou de se jeter à l’eau.
On n’aime pas cette sale carne, mais le personnage reste terriblement humain, comme Alceste ou Tartuffe, avec ce mélange d’épique et de comique, mais aussi de faiblesse et de détresse, qui fascine autant sinon plus que les figures de victimes ou de justes.
Plus que la Marie, c’est la condition même de ces paysans pauvres de l’époque de la Grande Guerre qui nous semble cruelle et dégradante, et le constat me rappelle ce qu’on m’a raconté des paysans de notre famille fuyant la terre à la même époque : « Des sept enfants, pas un ne restera sur cette terre à laquelle leur père a consacré sa vie. »
Lorsque, après avoir failli tuer Marie, Joanny se retrouve mourant à ses côtés, elle en arrive à boire encore l’eau de Cologne nécessaire à sa toilette, mais sa propre fin à elle ne manquera pas pour autant de gueule, stupéfiant ceux qui la soignent par le courage qu’elle montre face à la Douleur.
Louis Calaferte. Campagnes. Nouvelles. Denoël. -
En réalité
Ne plus rien dire enfin:nous avons trop parlé,tout se mêle, les mots,le miel et le fiel noir,au ciel de sang caillé,ce ne sont plus que criset que sanglots hagards...Je vais errant sans poids ;il n’est plus de langueque de bois en cendre,âcre au palais sans lèvres...L’âme se tait, aux mursles slogans effacésne rêvent plus à rien;dans le grand jour obscur :pas un chant de regret ;juste une femme au puits,et son enfant muet...Image: l'ange de Dresde. -
Ceux qui monétisent leur influence
Celui dont les images du nombril sont devenues aussi cultes que l’Anus Mundi / Celle qui prône à la fois Chanel et Toyota dans son bain moussant / Ceux qui se font des couilles en or avec les images de leurs triplés devenues porteuses à l’international / Celui qu’enchante cette ubérisation du travail des enfants / Celle qui négocie les vidéos de son fils adoptif devenu la coqueluche du groupe de K-pop Astro / Ceux qui attendent qu’on reconnaisse aussi leurs peluches sympas via le crowdfunding / Celui qui accompagne sa transistion d’une réappropriation du concept de perversion narcissique / Celle qui lisant la BD Gargamelle apprend qu’à l’époque on pouvait accoucher par l’oreille / Ceux qui ont causé pas mal de traumas en cessant de poster sur Insta / Celui qui a installé une webcam open minded dans son confessionnal multigenres / Celle qui se demande s’il y a une vie après Twitter / Ceux qui militent à fond pour leurs sponsors écoresponsables / Celui qui demande à son hamster de sourire à sa rhubarbe / Celle qui presse sa Zoé de trois mois de choisir son camp / Ceux qui ont décidé de ne plus être influencés par leurs parents bios / Celui qui gère la mise en ligne des scanners de sa tumeur / Celle qui demande avant son noviciat s’il y a le wifi au couvent / Ceux qui restent connectés après leur décès qui devrait faire le buzz, etc. -
Ceux qui l'emporteront en enfer
Celui qui la traite de tas pour mieux lui taper dedans / Celle qui grossit au lieu de répondre / Ceux qui détournent le regard tellement ça fait mal / Celui qui la redresse vu qu’elle courbe l’échine au travail / Celle qui a déjà trois cicatrices quand le Docteur lui conseille les ligatures / Ceux qui savent tout jusque dans la vallée d’à côté / Celui qui sait cogner sans laisser de traces / Celle qui l’entend venir à sa façon silencieuse de monter l’escalier / Celles qui sont tentées de l’aider mais se demandent si ça se saura / Celui qui lui reproche de n’être même pas à la hauteur du tas de vaisselle qu’elle laisse traîner pendant qu’il fait tout à sa place / Celle qui sait qu’elle est pour quelque chose dans le désastre de sa vie que son silence n’a fait qu’augmenter de jour en jour et les nuits à l'avenant / Ceux qui lui conseillent de parler sans les mentionner / Celui qui lui reproche de ne pas arriver à la cheville de sa mère à lui et de ressembler a son père à elle cette chiffe qui vote Mitterrand à ce qu’on sait / Celle qui pense au cyanure puis se dit qu’elle ferait mieux de ne plus penser / Ceux qui en concluent qu’elle aurait dû réfléchir avant pour éviter ce qui s'est passé par après, etc.(Liste établie après la lecture du dernier roman de Marie-Hélène Lafon dont la lancinante douleur évoquée se trouve modulée par une écriture admirable de concision suggestive et de précision dans la façon de restituer la langue des terriens taiseux...) -
Ceux qui se disent occupés
Celui qui l’est autant que le lieu d’aisance où il réfléchit à ce qu’il est en ce moment précis / Celle qui n’a pas que ça à faire dit-elle à son bidet / Ceux qui lancent à celui qui leur avoue qu’il écrit de la poésie : ça occupe ! / Celui qui demande à sa secrétaire d'expliquer une bonne fois à ses clients que sa sieste dure parfois toute la journée / Celle qui occupe les lieux comme à la grande époque des auditoires de Nanterre / Ceux qui déprogramment leurs séquences de méditation / Celui qui lit un poème de Dominique de Villepin dans son espace de confort puis se rendort / Celle qui gère ses endorphines avec méthode / Ceux qui écoutent ce qui se dit dans l’open space avant d'en tirer les conclusions sur la hotline / Celui qui est né avec une cuillère dans la bouche et un couteau dans le beurre / Celle qui ne s’occupe que des oignons de son Gaston / Ceux qui ont fait leur pelote pendant l’Occupation sans en tirer d’autres profits n'est-ce pas / Celui qui n’a pas une minute à te consacrer te dit-il au téléphone avant de retourner sur Tinder / Celle qui délègue de plus en plus sans rien lâcher pour autant / Ceux qui ne produisent plus guère que des déchets que d’autres s’occupent à recycler, etc. -
Choses promises
À la fin tout va s'éclairerla lumière se feraau fond des villes et par les mersbientôt auréolées...Ce qu'on voyait était voilépar les mots du format,les mots du seul utilitaireet des us militaires,les mots de la seule fonction,les mots du seul profit,les mots du succès délétère,les mots des journaux -raisons ou déraisonsdes réseaux en surnuméraire,les mots gelés des cimetières...Mais les choses ont gardé le goûtde ce qu'elles sont icidans le silence de la vie:les choses délicieusesde saveurs et parfums,à jamais choses capricieuses,mêmes choses à jamaiset chaque fois tout à fait autres,choses et gens allant de pairaux minutes heureuses...Ce que tu vois en revenantà toi chaque matinte regarde et te rendun peu mieux capable du ciel...Sans te payer de mots,très humble sera ton bonheurdans la beauté des heureset des mots écrits sur les eaux...Peinture: Pierre Bonnard. -
Prends garde à la douceur
(Pensées de l'aube, XXXV)De la personne. – Le jour se lève et la bonne nouvelle est que ce jour est une belle personne, j’entends vraiment : la personne idéale qui n’est là que pour ton bien et va t’accompagner du matin au soir comme un chien gentil ou comme une canne d’aveugle ou comme ton ombre mais lumineuse ou comme ton clone mais lumineux et sachant par cœur toute la poésie du monde que résume la beauté de ce jour qui se lève…De la solitude. – Tu me dis que tu es seul, mais tu n’es pas seul à te sentir seul : nous sommes légion à nous sentir seuls et c’est une première grâce que de pouvoir le dire à quelqu’un qui l’entende, mais écoute-moi seulement, ne te délecte pas du sentiment d’être seul à n’être pas entendu alors que toute l’humanité te dit ce matin qu’elle se sent seule sans toi…Des petits gestes.– Ne vous en laissez pas imposer par un bras d’honneur ou le doigt qui encule : c’est un exercice difficile que de se montrer plus fort que le violent et le bruyant, mais tout au long du jour vous grandirez en douceur et en gaîté à déceler l’humble attention d’un regard ou d’une parole, d’un geste de bienveillance ou d’un signe de reconnaissance…De la rêverie. – C’est peut-être de cela qu’ILS sont le plus impatients de t’arracher : c’est le temps que tu prends sur leur horaire à ne rien faire que songer à ta vie, à la vie, à tout, à rien, c’est cela qu’ils ne supportent plus chez toi : c’est ta liberté de rêver même pendant les heures qu’ILS te paient - mais continue, petit, continue de rêver à leurs frais…Des chers objets. – ILS prétendent que c’est du fétichisme ou que c’est du passéisme, ILS ont besoin de mots en « isme » pour vous épingler à leurs mornes tableaux, ILS ne supportent pas de vous voir rendre vie au vieux tableau de la vie, cette vieille horloge que vous réparez, cet orgue de Barbarie ou ce Pinocchio de vos deux ans et demie, un paquet de lettres, demain tous vos fichiers de courriels personnels, d’ailleurs ILS supportent de moins en moins ce mot, personnel, ILS affirment qu’il faut être de son temps ou ne pas être…Aquarelle JLK: Tôt l'aube ce jour-là... -
Mémoire de la rose
Lièvre fuyant, douce mémoirequi s’esquive là-basentre les heures écoulées,passe le mot encorequi rappelle le nom des rosesje dirai : baccara -la rose à l’éclat de diva...Ne pas oublier les bouquetsquand finit l’opéra,aussi rappelle-toi le nomdu parfum des allées,aux jardins de nos rendez-vousd’étudiants en amour -le rose aux pétales glamourest une mélodie,et dans le falbala finaldes salutations,lance les noms des couturiers:tous les noms déhanchésdes mémorable défilés...A la fin de sa vie ma doucecherchait, dans le silence,les mots éparpillés,et les noms attachés aux danses;elle se rappelle: Isadora !et le théâtre, à l'infini,au seul grand nom de Nijinsky,ressuscite la transe...Les sentiers bleus des soirs d’étévont s’estompant un peu,après tant d’années écouléescomme aux épaules des collinesles ruisseaux argentés -brassée de roses blanchesaux soirées douces et divinesoù les dieux se déhanchentles yeux perdus aux origines... -
Philippe Lafitte, en réaliste lyrique, traverse la banlieue en fusion
À l’écart de tout « discours sur l’immigration », le romancier nous confronte, dans une narration très visuelle et physique, aux affrontements de jeune chefs de meute issus de deux communautés – Tsiganes roumains et banlieusards arabo-musulmans - par le truchement de personnages ressaisis entre soumission imposée (pour les femmes surtout) et tentatives d’y échapper, espérances d’une vie meilleure et déceptions amères. Avec le souffle épique d’une fable…
C’est un livre étrangement prenant et même envoûtant par sa beauté crépusculaire et son mélange de violence latente et d’âpre tendresse, que le dernier roman de Philippe Lafitte dont le seul titre de Périphéries, géolocalisable au bout de nulle part ou à côté de chez nous, s’étend aujourd’hui à une nébuleuse de banlieues planétaires rejetées par les centres homologués downtown - ici Paris en pôle magnétique toujours hyper-attirant, et la banlieue parisienne devenue territoire excentré que se disputent certains des individus issus de communautés particulières, plus précisément encore en l’occurrence: Roms en clan d’une quarantaine planqués dans un bidonville naguère démantelé et reconstitué depuis un an, et fratrie arabo-musulmane élargie dont le lien est à la fois traditionnel et déliquescent, le territoire du roman étant à la fois celui des identités tribales et des trafics illicites - leur similitude réduite à la rage de survivre, où le commerce de la drogue reste une base commune et le premier motif de la guerre - le roman de Philippe Lafitte étant aussi bien d’amour et de guerre...
Au présent de l’indicatif incarné
L’incarnation romanesque de Périphéries est immédiate avec l’apparition, torse nu dans la froide nuit industrielle, du jeune Virgile en plein effort de musculation tandis qu’alentour vrombissent les moteurs et se percutent les éclairs de lumière - Virgile à fleur de vingtaine et dont on apprend dans la foulée qu’il nourrit le grand projet de ramener son clan des Monescu au pays après trop de galères partagées en la présumée Terre promise, et comme un souffle biblique à valeur de fable se dégage de ces premières pages au présent de l’indicatif où planent déjà les ombres de diverses menaces.
Au-delà des stéréotypes
Autant par sa substance que par sa forme, sa narration très visuelle et le trait percutant de chaque mot, la suite de ses séquences suivant l’évolution des quatre personnages principaux - deux hommes et deux femmes entre vingt et trente ans -, son découpage temporel et ses dialogues à l’arraché, le roman évoque un film à possible extension en série, stéréotypes inclus.
Mais ceux-ci ne figent pas la vie pour autant, et ce que le « discours sur les banlieues » peut avoir de convenu, voire de démagogique, se trouve ici en butte à une réalité tissée de violence et de contraintes qui font que dans chaque communauté chacune et chacun reste plus ou moins sous emprise, questions d’honneur pour la galerie et de raisons moins avouables en réalité.
Puisqu’il y a du cinéma partout désormais, et que Virgile le Rom et Nuri son potentiel ennemi sur le terrain du deal, se balancent des amabilités en verlan dont le sujet est une Yasmine voilée de force par son frère et donc interdite au Manouche, on pense évidemment aux deux clans opposés se défiant dans West side story, donc aux petits amants de Vérone, même si l’on n’en est même pas ici aux préliminaires. N’empêche que la tension monte vite aux extrêmes, et d’abord au sein d’une des deux communautés, entre Yasmine qui se tape tout le job familial (la mère est morte, et le père grabataire) après avoir lâché ses études à regret, et son frère Nuri, chef de bande aux investissements quasi mafieux, et lui imposant soumission au nom de l’honneur, de foulard en hidjab.
Que les exclus s’excluent entre eux et que l’ostracisme périphérique rime avec le racisme franchouille que Virgile et Nuri subiront forcément, chacun de son côté: voilà qui complique la situation, au risque de fâcher les simplificateurs - mais Lafitte montre sans démontrer, ce qui ne veut pas dire qu’il se débine, se dédouane ou renvoie tout le monde dos à dos. C’est plutôt face à face , dans l’emportement des violents et les tentatives d’échappées libres, que le drame se joue et se noue dans la lueur sinistre des brasiers.
La paradoxale beauté du réel
Une étrange aura de pureté, mélange de naïveté et d’aspiration vitale à se sortir du piège de la réalité, se dégage de ces Périphéries et cette « lumière » est ce qui nous attache particulièrement aux trois protagonistes positifs du roman et donne sa beauté à celui-ci.
Beauté du rêve candide de Virgile, loup solitaire qui souffre de l’exclusion des siens et leur offre un avenir de rêve aussi splendide que chimérique - et le personnage s’incarne bel et bien en figure de héros romantique, alors même qu’il a été blessé dès sa tendre enfance.
Beauté de la rage et du désarroi d’Yasmine, dont l’émancipation de femme intelligente est écrasée par la domination d’un frère aussi moralisant dans sa justification pseudo-religieuse que cynique dans ses menées de chef de gang; enfin beauté fragile de Léna la Roumaine à qui la maladie a interdit de suivre Virgile en France et dont le piège est la pauvreté - beauté de cette humanité fragile, sans rien de complaisant par évocation misérabiliste, mais qui garde quelque chose de sacré, comme dans la scène poignante et magnifique des funérailles nocturnes de la vieille Luana, aïeule et mère de substitution de Virgile dont la dépouille en feu est abandonnée au flux de la Seine, accompagnée par les chants et les prières du clan des Monescu...
Tout cela, une fois encore, pourrait nourrir une belle fresque vidéo ou cinématographique, mais avec un « plus » qui tient au roman et à ce que la littérature imprime de mémorable à notre rétine psychique ou affective. À cet égard, tant par sa connaissance et ses intuitions liées à son « expérience » latérale de la banlieue, qu’il a côtoyée pendant des années, que par son travail littéraire d’observateur du réel contemporain, amorcé dans ses livres précédents – une plongée mémorable dans l’univers intime et méconnu d’un Andy Warhol transformiste -, et surtout dans les précédents, Belleville Shanghai Express et sa communauté chinoise de Ménilmontant, suivi de Celle qui s’enfuyait, portrait en courant d’une Black en quête de résilience , Philippe Lafitte reprend et développe, dans une écriture de plus en plus suggestive, le thème qui le passionne de la rupture, chez ses personnages, d’avec les déterminismes sociaux, politiques ou idéologiques, telle que le lui a inspiré L’Eloge de la fuite du biologiste Henri Laborit. Où le roman renoue donc, avec la touche sensible appropriée, avec les fondamentaux de la condition humaine…
Philippe Lafitte. Périphéries. Mercure de France, 174p. 2023.
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Ceux qui vous rasent
Celui qui a déjà eu toutes tes maladies et t’explique comment il s’en est sorti / Celle qui voudrait que tu partages ton ressenti de cancéreux en rémission par rapport au plan spirituel / Ceux qui vous demandent où vous en êtes avec le Seigneur / Celui qui a fait la Tunisie et la Thaïlande avant tous les autres seniors du club des Horizons Lointains / Celle qui est accro aux karaokés de Benidorm / Ceux qui ont des adresses de fournisseurs fiables en matière de gazon artificiel / Celui qui ne manque pas de citer Emmanuel Levinas ou Hannah Arendt pour rappeler à elles et ceux qui le lisent d’où il parle / Celle qui est influenceuse à Dubaï et donc reçue de toutes les nullités se retrouvant entre Bulgari et Versace / Ceux qui sont partis de rien avant de se retrouver au top de la Success Tower de Dubaï où gravitent les préférés et préférées du Miséricordieux pour qui la question du genre n’est qu’une affaire de voile / Celui qui est impressionné par l’intelligence de ce Spinoza notoirement juif et juste polisseur de verres de lunettes et autres télescopes / Celle qui est d’accord avec les idées de Baruch sans le crier sur les toits vu ce qu’il a subi lui-même à son époque / Ceux qui s’en remettent aux Docteurs de la Loi et autres expert de la FIFA / Celui qui est sincèrement déçu par ce qu’il apprend de Pierre Palmade dans le journal gratuit qu’il consulte volontiers à la salle d’attente de sa dentiste d'origine andalouse / Celle qui a vu ce Palmade en compagnie d’un jardinier sodomiste connu pour sa tendance à Sanary-sur-mer où sa cousine lui prêtait son studio en basse saison / Celles qui enquêtent discrètement avant de lancer leurs invitations aux goûters fort appréciés des têtes blanches du quartier des Mulots / Celui qui menace de tout te dire du lupus érythémateux de sa compagne hélas décédée - ou peut-être cela valait-il mieux pour elle si tu y réfléchis - il y a sept ans à Courchevel / Celle qui en avait encore une bien bonne a vous raconter après que vous avez raccroché en soupirant / Ceux qui vous promettent de revenir sur le ton jovial de Séraphin Lampion cet imbécile trop sympa n’est-ce pas, etc.Peinture: Michael Sowa. -
Ce fut ainsi notre chance
Nous parlions la langue des dieux,enfin comme, tout comme,mais comment le dire un peu mieux:comme un léger murmureentre les ondes et les lieuximportants de l'errance;nous étions toute danse ensemblepar delà les ramureset les observances du temps -nous passion tous les murs...Nous n’étions pas tout à fait là,ni vraiment décidésà nous attarder sous le ventqui nous portait ailleursqu’aux refuges des certitudes;nous poursuivionsl’étudeen tendre comitéde ce grand langage oubliéaux formules transmisespar les sentiments messagers...Tu me parles et je te comprends:c’était miraculeuxde t’entendre ainsi murmurersans aucune intention,juste pour la simple raisonqu’ensemble nous étionsplus légers à ce qu’il semblait -nous nous étions trouvéscomme ça, et pas autrement... -
Ceux qui vous rasent
Celui qui a déjà eu toutes tes maladies et t’explique comment il s’en est sorti / Celle qui voudrait que tu partages ton ressenti de cancéreux en rémission par rapport au plan spirituel / Ceux qui vous demandent où vous en êtes avec le Seigneur / Celui qui a fait la Tunisie et la Thaïlande avant tous les autres seniors du club des Horizons Lointains / Celle qui est accro aux karaokés de Benidorm / Ceux qui ont des adresses de fournisseurs fiables en matière de gazon artificiel / Celui qui ne manque pas de citer Emmanuel Levinas ou Hannah Arendt pour rappeler à celles et ceux qui le lisent d’où il parle / Celle qui est influenceuse à Dubaï et donc reçue de toutes les nullités se retrouvant entre Bulgari et Versace / Ceux qui sont partis de rien avant de se retrouver au top de la Success Tower de Dubaï où gravitent les préférés et préférées du Miséricordieux pour qui la question du genre n’est qu’une affaire de voile / Celui qui est impressionné par l’intelligence de ce Spinoza notoirement juif et juste polisseur de verres de lunettes et autres télescopes / Celle qui est d’accord avec les idées de Baruch sans le crier sur les toits vu ce qu’il a subi lui-même à son époque / Ceux qui s’en remettent aux Docteurs de la Loi et autres expert de la FIFA / Celui qui est sincèrement déçu par ce qu’il apprend de Pierre Palmade dans le journal gratuit qu’il consulte volontiers à la salle d’attente de sa dentiste d'origine andalouse / Celle qui a vu ce Palmade en compagnie d’un jardinier sodomiste connu pour sa tendance à Sanary-sur-mer où sa cousine lui prêtait son studio en basse saison / Celles qui enquêtent discrètement avant de lancer leurs invitations aux goûters fort appréciés des têtes blanches du quartier des Mulots / Celui qui menace de tout te dire du lupus érythémateux de sa compagne hélas décédée - ou peut-être cela valait-il mieux pour elle si tu y réfléchis - il y a sept ans à Courchevel / Celle qui en avait encore une bien bonne a vous raconter après que vous avez raccroché en soupirant / Ceux qui vous promettent de revenir sur le ton jovial de Séraphin Lampion cet imbécile trop sympa n’est-ce pas, etc.Peinture: Michael Sowa. -
Prends garde à la douceur
(Pensées de l'aube, XXIX)Des humbles. – Mais vous, et je vous en sais gré, vous ne direz rien de vos doutes : vous ne ferez que faire votre job du matin au soir, et vous en serez même reconnaissants vu que le job vous l’avez, vous plaindre vous paraîtrait indécent tant il est d’infortunés qui n’ont même pas ça ni point de toit ni rien de rien, ainsi passez-vous toute votre vie comme si tout allait bien – ça doit bien faire des siècles que ça va comme ça…De l’herbe.– Parfois le paysage t’en met trop plein la vue, au point que tu éprouves un manque ou une gêne, le besoin de voir des gens ou de n’entendre les yeux fermés que le merle de ce matin, et tu te rappelles alors l’herbe première, au bord du désert, l’herbe seule et têtue d’avant les cavaliers, l’herbe foulée et oubliée de partout avant la touffe en gloire de Monsieur Dürer…Del cammin di nostra vita.– Il y a tant encore en nous de chemin dans notre forêt obscure, tant de chemin à poursuivre ou à tracer sans savoir où l’on va, mais tu as dû voir une fois une clairière quelque part, peut-être la musique que votre père se passait le dimanche, peut-être vos mères ou vos enfants, peut-être la réminiscence d’un cours d’italien sur la Divine Comédie, enfin Dieu sait quoi nous fait, bœufs et cons, continuer à cheminer dans l’obscurité du jour…De l’attention. – Si le monde, la vie, les gens – si tout le tremblement te semble parfois absurde, c’est que tu n’as pas bien regardé le monde, et la vie dans le monde, et que tu n’as pas assez aimé les gens dans ta vie, alors laisse-toi retourner comme un gant et regarde, maintenant, regarde cela simplement qui te regarde dans le monde, la vie et les gens…Peinture: Albrecht Dürer, La grande touffe d'herbe. -
Ceux qui disparaissent
Celui qui s’est retiré après le rapport / Celle qui ne l’a pas vu partir / Ceux qui n’ont pas laissé d’adresse ni la moindre note impayée / Celui qui n’a rien fait non plus pour ne pas être oublié / Celle qui a oublié les vidéos où elle leur dit ce qu’elle pense de la nouvelle ligne du Parti / Ceux qui eussent aimé marqué la décennie de leur empreinte mais ma foi tant pis / Celui qui a fait semblant de disparaître en le faisant savoir aux médias infoutus de lui consacrer même un entrefilet dans la rubrique Les Gens / Celle qui se retrouve dans la page des morts sans l’avoir cherché / Ceux qui reviennent sur Facebook sous le nom de l’amant de leur dernière ex / Celui qui demande au Destin de lui accorder une Seconde chance si possible croyante et vegan / Celle que ses intermittences sexuelles ont fait appeler l’éclipse du 29 février / Ceux qui reviennent avec l’haleine chargée des revenants , etc.Image: Philip Seelen -
Les bons enfants
(Chanson en mémoire de Thomas Platter)Ils vont marchant d’un pas joyeux:ce sont les escholiers,les petits savants renaissantsaux souliers recollés...Descendus des monts enneigés,chantant et mendiant,ils vont là-bas par les vergers,priant et grappillant...Les pays en guerre et la pestene les arrêtent pas,et jamais ils ne sont en restede nouveaux débats...Les Maîtres les ont accueillisde Bâle à Cracovie,plus que jamais tout réjouis,jusques aux Pays-Bas...Le latin n’a plus de secretspour ces gais chenapans,et Platon l’éveilléles conduit à travers le temps...À nos seize ans les rencontrantau détour d’un chemin,à mon tour je suis devenu,plus libre que jamais en erre,bon enfant autoproclaméet dûment diplôméDe l’université buissonnière...(Contrerimes advenues en marge de la lecture du Problème Spinoza, très remarquable roman d’Irvin Shalom évoquant les apprentissages contrastés de Baruch à Amsterdam et d’Alfred Rosenberg le futur genocidaire de la Solution finale qui fit main basse sur la bibliothèque du philosophe en 1941) -
Ceux qui ne sont pas (vraiment) reconnus
Celui qui se retourne dans la rue pour voir si il y en a un (ou une, va savoir), qui se retourne pour voir s'il (ou elle) l'a reconnu / Celle qui se reconnaît dans la photo de la foule anonyme sortant de la gare avec entrain / Ceux qui se reconnaissent à l'odeur / Celui qui goûte son quart d’heure de célébrité pendant la pause café / Celle qui gagne à être connue au sens biblique et plus si affinités / Ceux qui attendent un retour à la publication de leurs poèmes codés sur Facebook / Celui qui prétend n’en avoir rien à scier vu qu’il ne se chauffe pas à ce bois-là / Celle qui t’ayant vu à la télé te salue sur le palier / Ceux qui affirment que la reconnaissance du ventre n’est pas à négliger non plus / Celui qui demande juste le respect des autres conseillers de paroisse après son coming out courageux / Celle qui craint la mauvaise influence de son beau-frère macho dans le jury du concours de tango / Ceux qui feraient tout pour avoir leur statue de chat signée Gelück / Celui qui n’ose dire tout haut que Gelück à côté de Rodin c'est juste un bronze qu'on a coulé / Celle qui n'a pas été reconnue par son père biologique devenu représentante trans des femmes voilées du quartier des Mimosas / Ceux qui ont laissé pousser une barbe fournie sous leur moustache à la Nietzsche pour n'être pas reconnus de l'inspecteur Derrick, etc. -
Prends garde à la douceur
(Pensées de l'aube XXVIII)De ton moi. – Et là, ce matin, devant le miroir de ta salle de bain, tu regarderais ce prétendu proche prétendu familier et tu lui demanderais : et qui t’es toi ? tu te crois le proprio du miroir ou quoi ? et ce corps que tu dis à toi t’en sait quoi ? et ce que tu dis ton âme, pompier que tu es, tu la vois avec les yeux de qui, dis-moi ?...De la nature.– Le tout malin (je pense par devers moi le tout mariole) affirme que nous avons soumis à jamais l’élément naturel et le voici trépigner dans sa Japonaise écolo sur la route étroite de Notre-Dame des Hauts barrée par deux avalanches, juste sous le couloir où menace la troisième, et voilà qu’il commence à prier comme une de ces vieillottes dont il ricane : Mon Dieu fasse un miracle, Mon Dieu je t’en supplie, Mon Dieu pas moi ! sur quoi le prétendu Dieu lui répond pour la première et dernière fois : du balai…Des allumées.– Mais qu’ont-elles donc à la ramener, ces fichues bonnes femmes, j’veux dire : ces illuminées, Simone Weil ou Flannery O’Connor, Annie Dillard ou Charlotte Delbo, mais qu’ont-elles donc à remuer terre et ciel – ou bien encore Etty Hillesum ou l’illuminée Aloyse aux yeux pleins de cieux, mais de quoi je me mêle au lieu de tricoter : sondent l’infini du camp à l’étoile, pèsent les nuées à l’écoute des déserts, se clouent aux murs et se saignent pour les autres, enfin nous font plus légers que nos enfances jamais guéries, comme l’écrit Françoise Ascal dans son Carré de ciel : «Masquée sous ma vieille peau qui tant bien que mal colmate les brèches, je tente de ne rien laisser apparaître de cette honteuse anomalie : n’avoir pas su grandir »…De l’amour. – C’est aujourd’hui que tout commence, c’est aujourd’hui qu’on reprend tout à zéro, c’est aujourd’hui qu’on efface cet affreux tableau à l’éponge d’eau claire, je veux que ce tableau noir soit blanc comme une âme d’enfant - c’est aujourd’hui que nous allons, petits, apprendre la lettre A et ce qui s’ensuit…Aquarelle JLK: vers Donneloye. -
Ceux qui divaguent
Celui qui à l’instigation de l’excellent Julien Green (1900-1998) écrit n’importe quoi au motif que c’est en écrivant n’importe quoi que l’on va dire quelque chose / Celle qui vaticine en apnée / Ceux qui parlent en langue comme les prophète biblique mais sans la barbe / Celui qui pète les codes de la rationalité morose et fait un malheur chez Léa Salamé / Celle qui a connu Ménie Grégoire à la thalasso et n’hésite pas à la qualifier rétrospectivement d’assez belle personne / Ceux qui peignent la girafe dans le tunnel jaune à taches noires / Celui qui pratique la libre association verbale à la manière des émules bavarois de Sigmund Freud / Celle qui a posé pour Lucien Freud dans le plus simple appareil au ravissement de quelques veufs mal voyants /Ceux qui incarnent la libre expression de l’ère prélogique et ne se gênent pas de passer à l’acte / Celui qui s’exprime en octosyllabes parfois entrecoupés de pentamètres ïambiques appréciés des esthète mais pas que / Celle qui improvise volontiers ses sermons du culte dominical à la chapelle des Mal Lavés / Ceux qui émaillent leur discours de fin d’année de citationsdont chacune et chacun se plaît à identifier les auteurs à la séance de debriefing qui s'ensuit / Celui qui rêve tout haut même quand il parle tout bas / Celle qui a la parole si facile qu’on croirait que c'est emballé / Ceux qui délirent sur demande moyennant un grand cru en bouche et quelques fruits confits, etc.