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Livre - Page 2

  • À l'obscur dépli

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    (Pour Mario Martín Gijón)
     
    Tout perdre aurait été facile,
    nul besoin d’affecter:
    au premier retour en ton île
    te laisser affaler…
     
    Les oiseaux n’ont point de répit
    aux derniers horizons
    où les vents des anciens récits
    s’épuisent sans raison…
     
    Et pourtant tu as résisté
    contre vents et marées
    sans raison non plus d’affronter
    le dépli des saisons…
     
    L’hiver t’accueille en ses allées
    et le printemps là-bas
    te fait revenir aux étés
    qui ne reviendront pas…
     
    Là-bas le chant des matelots
    te ferait rebrousser
    le chemin vague sur les eaux
    si le passé n’était passé...
     
    Image: Philip Seelen.

  • Toupie de Chine ancienne

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    Le Temps est un enfant, là-bas,
    devant son tas de sable ,
    que la mer en son doux fracas
    pas un instant n’accable…
     
    Le Temps ne joue pas à passer
    ni jamais ne se lasse
    de voir le sable s’écouler
    sans laisser nulle trace...
     
    Le Temps vous attend quelque part
    sans que vous sachiez l’heure,
    vous souriant avec son art
    d’éluder la douleur…
     
    D’ailleurs Le Temps n’aime point trop
    qu’on fasse tout un drame
    du moment où, tout à vau-l’eau,
    le vieil enfant rend l’âme…
     
    Le Temps est un arbre là-bas
    sous lequel l’enfant joue
    sans ressentir rien du tracas
    qui dans l’ombre se noue…
     
    Dans le temps, l’enfant aimait bien
    le vieux grabataire
    qui lui filait un peu d’argent
    dont il n’avait que faire…
     
    Le Temps est un château de cartes
    dont l’enfant tout distrait
    ne saura jamais, où qu’il parte,
    que son sort est joué…
     
    Et si le Temps n’existait pas ?
    persifle le vieux sage
    à barbiche d’enfant chinois
    remuant son potage...

  • Sollers à Salzbourg

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    Le camouflet le plus cuisant de sa carrière publique serait-il évoqué dans ses Mémoires ? La question en contient une autre : l'écrivain est-il capable d’autodérision ? La lecture d'Un vrai roman, récit autobiographique paru en 2007, n'a pas permis de répondre par l'affirmative... 
    La publication des Mémoires de Philippe Sollers, intitulés Un vrai roman, n'a pas révélé, à propos d’un épisode de son cursus public vécu par l’écrivain à l’hiver 1983 à Salzbourg, la part d’autodérision qu’on eût pu attendre d’un auteur septuagénaire et qui en a vu d'autres, comme on dit. Tel est le constat que je relance un lustre plus tard et non sans malice, moi qui ai assisté à la scène pour en goûter tout le sel, alors que Sollers lui-même ne pouvait qu’en éprouver la part mortifiante, sans se douter de l’identité de celui qui lui fit subir alors le camouflet le plus cuisant de sa carrière, qui plus est en Autriche.
    Je résume les faits : le 31 novembre 1983, au Mozarteum de Salzbourg, Philippe Sollers, qui s’apprêtait à connaître la griseries de la popularité débondée, après la parution de Femmes, était invité par l’Alliance française locale pour une conférence toute consacrée à Mozart, dans la salle dite die Kleine, la Petite. Or ce même soir, dans la salle du Mozarteum dite die Grosse, la Grande, le Goethe Institut conviait l’écrivain autrichien Thomas Bernhard à parler d’un livre en chantier dont la lectures des pages inédites serait, selon le vœu de l’auteur, agrémentée de parties jouées à l’accordéon, en allemand ZiehHarmonika.
    Je reste objectif : ainsi ne puis-je que souligner le fait que Philippe Sollers, qui n’avait rien lu de TB à cette date, ne pouvait par ailleurs subodorer l’identité de celui qui allait lui voler la vedette, en attirant irrésistiblement le public salzbourgeois de la Petite vers la Grande, au fur et à mesure que la soirée passait et que s’amplifiaient les improvisations de TB à l’accordéon, parfaitement audibles de la Petite comme l’a compris le lecteur moyen. Or il va de soi que Frau Doktor Gesualdo Von Bock, directrice de l’Alliance française de Salzbourg, autant que moi-même, Herr Doktor Ebehard Safranski, son trésorier, avons tout fait pour empêcher Philippe Sollers de quitter la Petite pour la Grande afin d’y protester contre la nuisance que représentait assurément l’accordéon traité à la manière d’un instrument percussif, entre Bartok et Boulez, tant notre souci d’éviter le moindre désaccord avec le Goethe Institut nous tient lieu d’éthique de proximité.
    Philippe Sollers ne subit donc, ce soir-là, qu’une humiliation restreinte, qu’il ne tarda à compenser en séduisant, au dîner qui suivit, la fille aînée de Frau Gesualdo, cette peste de Ludivina à la diabolique beauté, qui se sera fait un plaisir, en l’épuisant sous ses ruades et palotades, de lui révéler QUI était à l’origine de sa déconfiture. En tout état de cause, l’incident a tant fait jaser à Salzbourg que Paris n’a pu qu’en avoir vent, et comme rien de ce qui est de Paris n’est étranger à Sollers…

  • Celles qui ont le coeur à l'ouvrage

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    Celui qui estime sans arrière-pensée que le travail libère / Celle qui chante en faisant les vitres / Ceux qui bossent à plein temps libre / Celui qui à l’instar du docteur Destouches alias Céline ne respecte que les constricteurs / Celle qui a connu Stefan Zweig à l’poque où il envisageait une trilogie consacrée à Dickens, Dostoïevski et Balzac sous le titre de Trois Maître ou Les Constructeurs / Ceux qui ne supportent pas la négligeance que représente la funeste Coquille / Celui qui ne donnera pas son bon à tirer à un peloton d’exécution non attitré / Celle qui affirme qu’elle s’est « fait » la Comédie humaine « à l’époque » / Ceux qui  affirment sur Facebook que Gérard Depardieu a fait réécrire Le Colonel Chabert par un nègre / Celui qui sue sang et eau sur des poèmes minimalistes / Celle qui met la dernière main à un sonnet en langue inclusive / Ceux qui poursuivent leurs études genre à l’insu de leurs gendres autoproclamés / Celui qui fait subventionner ses intermittences /  Celle qui travaille au noir à la Maison-Blanche / Ceux qui se donnent à leur ouvrage qui le leur rend au centuple / Celui qui se concentre tous azimuts / Celle qui dit que tout l’amuse en tant que nouvelle cheffe de projet au Musée de l’Homme / Ceux qui font le job sans cracher sur le taf, etc.

  • Kaléidoscope

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    … Quand j’étais môme je voyais le monde comme ça: j’avais cassé le vitrail de la chapelle avec ma fronde et j’ai gardé les morceaux que j’ai recollés comme ça, tout à fait comme ça, j’te dis, et c’est depuis ce moment-là que je vois le monde en couleurs, et c’est réellement comme ça, j’te dis, qu’il est, le monde…


    Image : Philip Seelen

  • Moi parler joli français...

    Les francophones peuvent-ils déjouer le provincialisme parisien ? Note de 2006. 

    La francophonie littéraire est-elle un reliquat du colonialisme hexagonal, ou l’expression d’une réalité multiculturelle en voie de plus ample reconnaissance ? Un festival francophone largement déployé en France, qui fut aussi l’invité d’honneur du récent Salon du livre de Paris, suscitant une quantité de publications et, dans les médias, moult dodus dossiers (tels ceux du Magazine littéraire et de Libération), constituent autant de signes apparemment positifs, notamment pour la meilleure information du public. Celui-ci découvre, chez des auteurs rarement étudiés à l’école ou cités dans les anthologies, un usage de la langue souvent plus proche de son expérience vivante que le français plus « châtié » des écrivains de France. En outre, une circulation transversale s’établit entre les diverses communautés francophones à l’occasion de telles manifestations. « La langue française a un rôle fédérateur pour beaucoup d’auteurs hors de France», remarquait ainsi le romancier congolais Alain Mabanckou lors d’un débat public, où Bernard Pivot se félicitait pour sa part de l’enrichissement de la littérature française actuelle par ses « périphéries ».
    Pourtant, la seule opposition d’un « centre » et d’une « périphérie » ne signale-t-elle pas une distinction de fait entre écrivains français de France, ou auteurs « naturalisés » par l’instance de consécration de Paris, et « francophones » d’outremont ou d’outremer dont seul Paris, une fois encore, désigne les mérites ? L’Académicien ex-avant-gardiste Robe-Grillet ne peut réprimer un sursaut d’horreur lorsque le romancier marocain Tahar Ben Jelloun a le front de lui demander s’il se considère lui aussi comme un francophone. Et quand Edmonde-Charle Roux, de l’Académie Goncourt, constate que Maurice Chappaz s’exprime dans « un très joli français », sans doute estime-t-elle lui rendre justice. De la même façon, les rédacteurs des nouveaux dictionnaires de littérature française qui accueillent désormais les francophones se considèrent-ils probablement bons princes en se « penchant » sur tel Vaudois, tel Antillais ou tel Algérien.
    Du point de vue de l’édition, de la répercussion médiatique et de la diffusion en librairie, les francophones (province française comprise) restent cependant les éternels oubliés du centralisme parisien, et tous les débats lénifiants n’y changeront rien. Le Tunisien vaudois Rafik Ben Salah, dont le talent vaut bien celui de moult auteurs reconnus à l’enseigne de Gallimard ou du Seuil, reste ignoré en France du seul fait qu’il publie à L’Age d’Homme. De la même façon, lorsque Anne-Lou Steininger publie chez Gallimard un premier livre, les médias la célèbrent à Paris, qui ignorent aujourd’hui son nouvel ouvrage paru chez Campiche, pourtant meilleur que le premier…
    Est-ce à dire que les francophones n’ont plus qu’à désespérer ? Si la gloire momentanée est leur seul objectif : nul doute. Mais les cultures francophones ont-elles forcément à se couler dans le moule français ? N’est-ce pas au contraire dans leur authenticité respective qu’elles vont produire des œuvres fortes, reconnues ou pas ? Un Georges Haldas, un Maurice Chappaz, un Jacques Mercanton, un Gaston Cherpillod, une Alice Rivaz ont-ils « perdu » quelque chose à ne pas quêter l’assentiment de Paris ?
    Le grand écrivain mexicain Carlos Fuentes me disait un jour qu’en Europe, la France lui semblait aujourd’hui le pays le moins ouvert, le plus nombriliste,le plus provincial à certains égards. Et si rester soi-même constituait la meilleure parade au provincialisme parisien ?

  • Le virtuel selon JLK: pas joli-joli...

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    À propos du Viol de l'ange,
     
    par Laurent Nicolet
     
    Dans Le Viol de l'Ange de Jean-Louis Kuffer, tout est possible: un romancier rabroué par s es personnages, un sériai killer qui tient son journal secret ou l'amour grandi par le sida. C'est toujours l'innocence qui trinque tandis que le futur, déjà présent, montre son vilain museau.
     
    «L'idée d'endosser d'autres peaux remplit le romancier d'une vague horreur, et pourtant c'est cela seul qui l'attire depuis
    quelque temps.» Dur métier en effet que celui d'écrire des romans, sauf qu'ici le romancier n'est qu'un personnage parmi d'autres et pas celui dont le nom s'étale sur la couverture, Jean-Louis Kuffer.
    N'empêche: c'est bien cet écrivain fictif, auteur d'un roman virtuel, qui conduit les personnages, pense dans la première partie à une réplique qu'il attribuera à tel ou tel dans la troisième. il arrive pourtant qu'une marionnette se révolte, telle Marjo, une Parisienne traquant l'âme soeur sur minitel, en précisant qu'elle doit, cette âme, dépasser le mètre quatre-vingts et faire preuve d'un sens avéré du romantisme.
    Allez donc vous mettre dans la peau de ça! Il essaie quand même, le romancier, «alors il pense: être petite, un peu trop de culotte de cheval, les ongles fissurés par les nerfs, plus très jolie because des ans l'outrage mais du charme encore pas mal, et ce terrible besoin d'un bras mâle la soutenant, le désir romantique et l'autre aussi de la pointe virile fichée en elle comme un tenon de solide charpente, et la voici qui se rebiffe en pensée, non mais des fois, moi gynéco, moi larguée, moi communiste déçue, moi faite toute menue et c'est à me bagarrer que j'en suis tous les jours, et dans le mouvement Marjo se met à renauder contre le sort que lui fait le romancier: et de quoi que je me mêle, l'écrivassier, quoi que tu veux piger à mes hormones, quoi que tu entraves à ma vie camouflée et d'abord en quoi ça te regarde crénom de voyeur?»
    Fichu métier, on vous dit. Qu'importe, le romancier ne renâcle pas: dans son chalet qui surplombe un décor lacustre, ce 12 juillet 1995, en fin d'après-midi, il médite devant sa table en merisier, imagine le plan de la cité virtuelle où le roman virtuel - sauf quelques anicroches parisiennes - est censé se dérouler.
    Et en effet, le même jour au matin - celui de la chute de Srebrenica -, le roman commence, dans la Cité des Hespérides, sous l'oeil d'un voyeur cul-de-jatte nommé Jobin, ficheur de locataires et accro du Mac: un couple, les Kepler, sainement sportif, s'apprête à débouler en 4X4 vers la Grande Bleue pour des vacances naturellement actives. On verra qu'en route la femme - Muriel - avouera sa séropositivité. Et l'homme alors - Jo - pour toute réponse, inaugure sur-le-champ une toute nouvelle façon de copuler: aimer à mort, «à présent c'est vraiment de la folie pure, bien plus que fourrer, que tringler, que tirer et que tous les mots bêtes.»
    Ce jour-là, dans le quartier des Hespérides, comme chaque jour,
    les événements cascadent et grouillent, bien que virtuels, sur la
    page blanche et réelle, dont le moindre n'est sans doute pas,
    puisqu'il donne son titre au livre, la disparition d'un garçonnet
    blond de 12 ans.
    Disparition? Meurtre évidemment, d'ailleurs il y en a eu d'autres, un sériai killer rôde, gourmand de blondeur et d'angélisme. On aura même droit régulièrement à des extraits plutôt gratinés de son journal secret, tout en enflure religieuse et prophétique - «or rien n'est comparable, de l'enfllement vulgaire des tripoteurs d'immatures, et de la pénétration de l'Elu»...
    Au fil des mois - nous voici le 12 juillet 1996 - et avant que le cadavre de l'ange ne soit retrouvé dans un glacier - on saura du monstre qu'il ressemble à Eichmann à Jérusalem, qu'il arbore
    le profil d'un fonctionnaire modèle et que probablement, autrefois, sa mère lui faisait renifler ses pollutions nocturnes en le sommant de demander pardon à Jésus.
    D'autres personnages encore, nombreux, trop nombreux regrette
    le romancier pour pouvoir à tous leur donner juste place, s'agitent dans le quartier virtuel: un palefrenier serbo-croate déchiré entre fidélité paternelle et nationale, une veuve au grand coeur, un journaliste quinquagénaire au sourire flottant - tiens donc - alcoolique bien sûr (une sacrée constante dans la prose kufférienne, le folliculaire poivrotant) et qui traquera le tueur jusqu'aux Amériques; un infirmier proche de la sainteté, un homo sidéen et son chien, un corbeau travaillant sur Olivetti, un libraire à l'ancienne et sa femme, permanent miracle de douceur - bref un couple exemplaire; une loque américaine, un gourou mielleux, un fils de concierge portugais bientôt philosophe et tant d'autres. Il y a même, tombé du ciel ou d'allez savoir quelle machine appliquée, un hypertexte qui déchiffre par exemple l'avenir, lorsqu'il sera possible, avec casque, console et palpeurs, sans rien écorner du réel, de satisfaire tout ce qui peut l'être: «Et t'imagines la thérapie pour les tarés genre serial killer? Les mecs ils ont tout à disposition: ils peuvent se défouler tant qu'ils veulent. Tous les complexes que ça explose et les fantasmes pas possibles! Imagine le pire dégueulasse! Il voudrait bouffer des foetus de mômes? Il n'a qu'à louer le programme!»
    Tout cela on le voit, réel ou virtuel, n'est pas joli-joli, mais c'est
    déjà un peu, beaucoup le petit monde d'aujourd'hui, un univers
    de créatures mécaniques faisant face sans arme à la maladie, à la violence qui découpe les anges, à l'amour qui n'est jamais que ce qu'il devrait être, au cynisme facile, aux singeries du jeu social, à ce goût tenace de la vie qui se confond avec celui de la mort.
    Bref, ce «Viol de l'Ange» tourne au bouillonnement furieux et
    contemporain, un livre solidaire qui prend le lecteur par la gueule
    d'un bout à l'autre, et dont on regrettera juste certaines envolées
    hâtives, comme lorsque l'auteur trébuche dans le tapis trop noué
    des conjonctions et des relatives («... que le liquide brunâtre qui fumait dans le verre que le physicien tenait de la main gauche, tandis qu'il se massait le paquet génital de la droite...»).
    Qu'importe, un bel avenir se profile pour le roman
    virtuel, à mesure que l'innocence crédule du lecteur et la puissance démiurgique de l'écrivain s'amenuisent de concert, chaque jour un peu plus..
    Jean.Louis Kuffer, Le viol de l'ange. Bernard Campiche éditeur, 1997.
    (Ce texte de Laurent Nicolet a paru dans Le Nouveau Quotidien en date du 13 novembre 1997).

  • Concerto

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    Il n’est plus là même pour moi,
    quand il est au piano,
    et j’ai beau me faire oublier:
    cela même est de trop
    comme si l’ombre d’un cheval
    piétinait l’idée seule
    que je puisse ne pas écouter
    le divin concerto…
     
    L’univers est tout harmonie,
    tout armes et mélodies,
    tout vacarme et polyphonies,
    mais je suis d’avant la musique:
    je chantais innocente,
    et parlais doucement aux orages
    avant tous vos tapages .
    À l’usine ils m’auront donné
    le nom de Mélusine…
     
    Moi je suis plutôt opéra:
    j’ouvre les bras au monde,
    j’aime à l’unisson des divas
    moi je ne suis que mélodies
    de musique légère,
    moi les fanfares militaires
    moi les tendres Lieder -
    et l’ombre immense danse
    au piano des années…
     
    Peinture: Théodore Géricault, Mazeppa. 

  • Ni les mots pour le dire

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    Nous ne savons pas le savoir,
    ni ne désespérons,
    nous ne sommes que visiteurs,
    amateurs de chansons
    et voyant au gré des couleurs
    ce qui du ciel demeure…
     
    Nous demeurons les yeux ouverts:
    comme aux oiseaux passant
    nous ne savons que demander,
    nous sommes envoyés
    d’on ne sait où ni quel poème
    saurait jamais le dire…
     
    Vous nous écouterez le soir
    quand le jour aux ailleurs
    flamboie dans l’ultime lenteur
    qui va se fondre dans le noir
    où l’ange en vous demeure -
    et le dire ne se dira pas...
     
    Paul Klee, Angelus Novus.

  • Si tu étais là...

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    (Autres bribes du désarroi)
     
    Le silence advenu,
    juste le souffle de la nuit,
    et peut-être là-bas
    la rumeur d’une rue
    ou celle de la proche forêt...
     
    Ou là-haut, au rebord
    de notre balcon sur les eaux,
    l’autre silence du Haut Lac;
    et dormir et partir -
    demain nous ferions notre sac...
     
    Au-delà du sommeil
    nous attend un autre voyage;
    attends-moi donc que je m'éveille
    et reprenne courage...
     
    La nuit ne peut se taire ainsi:
    dans l’ombre je t’entends,
    j’entends la rumeur de la vie -
    dis-moi que tu m’attends...
     
    Je t’entends t’inquiéter, déjà,
    du temps qui se réveille;
    je t’entends respirer
    au tréfonds de ton grand sommeil -
    dis-moi que tu m'entends...
     
    (Peinture: Thierry Vernet)

  • Ce mot qui ne se dira pas

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    On ne devrait le prononcer
    que les yeux fermés,
    sans penser à ce qu’il veut dire
    ni vouloir de chair...
     
    Ce mot à jamais impossible
    ne sait se dévoiler
    pas plus que l’enfant ne saurait
    dénommer l’indicible...
     
    Lorsque la musique a surgi
    dans ta vie de mendiant,
    tu t’es agenouillé
    sans savoir rien ni rien vouloir...
     
    Le nom de Dieu n’y est pour rien:
    rien de ce qui se nomme
    ne rend vraiment la somme
    de cela qui sans lieu
    rayonnne absolument...
     
    La tête ainsi vous tournera:
    vous en deviendrez fou
    comme devant l’enfant donné
    par la vie à la vie...
     
    Aussi ne le prononcez pas:
    ne faites que le vivre
    comme le rêve d’un enfant ivre
    de n’être rien que là...

  • Woke or not

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    À propos de Paul B. Preciado, de Jean-François Braunstein et de notre regretté Snoopy...
     
    (Le Temps accordé. Lectures du monde VII, 2023)
     
    LE CHIEN. - Je me réveille ce matin avec une tête de chien sur mon oreiller, et peu après, dans le livre reposant à côté du chien endormi, je lis le récit d’un type qui parle du matelas de sa chienne Justine avec laquelle il a vécu pendant onze ans, comme d’une sorte d’objet affectif transitionnel : «Ce matelas - les souvenirs qu’il contient - est désormais mon seul véritable amant »...
    Ce type qui écrit vient de rentrer dans son nouvel appartement parisien où s’entassent des centaines de cartons contenant les milliers de livres qu’il a fait venir des divers points de chute de ses vies antérieures, Athènes et Barcelone, New York ou Kassel ; hier soir je lisais les pages du même livre évoquant la découverte à la télévision, par la petite fille qu’était alors l’auteur à onze ans, à Burgos, dans la cuisine familiale où elle se trouvait avec ses parents, du mot homosexuel prononcé à la télé à propos d’une nouvelle maladie frappant une catégorie de personnes violemment identifiées par le père comme des dégénérés, ce souvenir d’enfance amorçant un chapitre consacré à l’émergence, en 1981, d’un nouvel ordre somatopolitique mondial identifié sous le nom de sida : « La description de la maladie à la télévision avait été une séance de destruction de mon enfance. Là, à cet instant précis, en écoutant ce reportage , tout en mangeant ma soupe , je suis devenu adulte »...
     
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    Le type qui écrit à gardé en partie son corps de fille, et parlant du rapport qu’il entretient avec ses livres il se qualifie de lecteurice, terme dont je m’interdis absolument de faire usage tant cette greffe me semble non seulement artificielle mais esthétiquement laide, comme il en irait d’un.e fillarçon, etc.
    Or je me suis pourtant senti, hier soir , très proche de ce monstre à tête de chien en lisant ses pages consacrées aux rapports intimes ou extimes que nous entretenons avec nos bibliothèques et aux relations qu’entretiennent entre elles les bibliothèques de celles ou ceux (Preciado écrirait celleux) que nous aimons, avec qui nous couchons ou nous rompons - toute une rêverie personnelle me venant alors à la lecture de ces pages existentiellement intenses où les noms de Gomez de La Serna ou de Vila-Matas m’auront rappelé tant de moments magiques; et voici que ce matin ce même auteur-auteure-autorelle-autriceur se rappelle les poèmes de Cernuda qu’il lisait dans son lit d’enfant, juste avant de revenir au présent, dans son nouvel appartement parisien, en 2020, où , nu dans son lit, l’ordinateur sur ses genoux, il regarde le documentaire de Rithy Panh intitulé L’image manquante et décrivant l’atroce répression exercée par les khmers rouges sur le peuple cambodgien - et je me dis ce matin que je pourrais contresigner ces mots, si j’excepte la testostérone et y rajouterais plutôt l’Ukraine: « Je me sens impuissant, terrifié par la conscience d’appartenir à cette histoire, à l’histoire humaine de l’horreur qui se répète encore et encore. Je pleure presque sans interruption bien que je me sois fait une injection de testostérone il y a deux jours - je crois que la testostérone me rend plus résistant à la douleur morale ou psychologique »...
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    Relevant les yeux de ma lecture sur le portrait de Lady L. par le serbe Pierre Omcikous, je me rappelle mon escale à Korcula, ville dalmate natale de notre ami, en pleine guerre balkanique, et tant d’autres horreurs, et tant de larmes amères, et notre amour là-dedans, nos livres et nos enfants - le chien soupire (À la Maison bleue, ce 6 janvier 2023, en lisant Dysphoria de Paul B. Preciado)
     
    TRANSITS ET AUTRES TRANSES.- En reprenant ce matin la lecture des admirables Portraits de femmes de Pietro Citati, je me dis qu’en bonne logique woke je devrais rejeter ce livre au motif qu’un mâle blanc ne saurait écrire sur des femmes, pas plus que cet escroc de Flaubert n’est en droit de prétendre qu’Emma Bovary et lui c'est tout un, non mais !
    Il y a bien vingt ans de ça que l’éditeur Christian Bourgois me disait que, désormais, certains de ses confrères américains refusaient de publier des romans d’auteurs blancs contenant des personnages noirs, mais on n’en était pas encore aux généralisations du wokistan qui voit partout l’abus du pouvoir patriarcal blanc et le règne coercitif de ce que Paul B. Preciado, auteur trans faisant désormais référence au Wokistan, appelle le capitalisme pétro-sexo-racial.
    Je lis justement ces jours Dysphoria mundi de Preciado, en même temps que je lis les portraits de sainte Thérèse ou de Katherine Mansfield, de Flannery O'Connor ou de Virginia Woolf qui m’intéresseraient tout autant s’ils étaient le fait d’une Pietra au lieu de l’être d’un Pietro Citati dont je lis aussi Le mal absolu qui traverse le XIXe littéraire avec une intelligence sensible toute féminine (!) même si la nature et la biologie viriliste exigent que ce très grand sourcier du génie littéraire bisexuel se rase tous les matins contrairement à la Bienheureuse d’Avila qui se contentait de joindre ses fines mains pour complaire au Seigneur.
    Béatriz Preciado qui, dans un rêve, à reçu l’ordre de semer sa bonne parole sous le prénom de Paul, moyennant une injection de testostérone tous les douze jours (tout ira par douze dans la nouvelle religion comme dans les anciennes) a vu dans l’incendie de Notre-Dame de Paris un Signe, et c’est pour lui faire écho qu’elle/il invoque, en plurielle multitude, les 1200 avatars de Notre-Dame, à commencer par Notre-Dame des Riches, Notre-Dame du Viol, Notre-Dame du Fascisme - toi qui veilles sur notre sécurité, etc.
     
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    Jean François Braunstein, que j’ai eu le bonheur un soir de rencontrer à la table de Roland Jaccard, avant qu’il ne m’envoie dédicacée sa Philosophie devenue folle, a-t-il raison de parler du transgenre comme d’un héros de notre temps, dans La religion woke ? Je n’en suis pas sûr sauf à parler une fois de plus d’un antihéros, comme dans la littérature pré-wokiste du XXe siècle fertile en révolutions catastrophiques - jusqu'à celle, combien meurtrière et dorlotée par l'intelligentsia occidentale, des gardes rouges auxquels les gardiennes et gardiens du temple wokiste font parfois penser...

  • Antonin Moeri au conditionnel du plus-que-présent

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    À propos de L'Homme en veste de pyjama

    Le dernier livre d’Antonin Moeri est à mes yeux son premier roman. L’homme en veste de pyjama marque en effet la conclusion provisoire d’une recherche ponctuée par une douzaine d’autres livres, dont trois sont déjà qualifiés de romans, mais ce roman l’est plus que les autres, de même que Le temps retrouvé qui clôt la Recherche proustienne, est le départ reconnu de celle-ci.

    L’Homme en veste de pyjama est une espèce de quête des heures de la sensation vraie, une espèce de grappillage de « minutes heureuses », pour citer Haldas citant Baudelaire, une espèce de description des débuts et des développements d’une espèce d’écrivain, une espèce d’histoire de fou qui se jouerait sur la scène d’un vaste asile de dingues parlant à tort et à travers mais gravement, doctement, correctement et pour ainsi dire scientifiquement, sans aucun sens du comique, à l’inverse du discours de L’Homme en pyjama dont la vis comica est la vertu.

     

             Quand le comique ouvre ses vannes

    Le comique est rare dans les lettres romandes, et guère plus fréquent dans les lettres françaises - si l’on excepte évidemment Proust et Céline, ou Rabelais et Molière avant ces deux joyeux drilles -, mais les lettres mondiales sont moins avares en la matière, surtout dans leurs souches antiques et populaires. Quant à l’humour, dont la littérature de tous les temps et de partout est pleine, autant que de tendresse (couple sympathique incessamment valorisé dans les prières d’insérer de romans contemporains), il n’est pas à confondre avec le comique en veste de pyjama ou en caleçon long.

    Quand je dis que L’Homme en veste de pyjama est à mes yeux le premier roman d’Antonin Moeri, j’entends par là que pour la première fois je lis un roman de cet auteur qui n’est pas spécifiquement un «roman de Moeri» comme les romans de Philippe Sollers, qui ne sont pas à mes yeux de vrais romans, sont spécifiquement des «romans de Sollers». Plus précisément, les personnages de L’Homme en veste de pyjama se sont affranchis, à mes yeux de leur tutelle implicitement autobiographique, comme les personnages des nouvelles d’Antonin Moeri se distinguent des figures de ce qu’on pourrait dire les autofictions de l’auteur.

    L’Homme en veste de pyjama est à mes yeux un vrai roman par l’écart soudain que l’auteur marque par rapport à lui-même, et surtout par la modulation nouvelle, théâtrale et poétique, d’une écriture qui se ressaisit elle-même dans les tenants de sa motivation existentielle et se projette dans les aboutissants d’une forme à la fois plus consciente d’elle-même et plus libre – plus librement volubile et plus riche en bifurcations virtuelles et précisions non-dites, de coqs-à-l’âne en points de suspension.  

    Ceux-ci marquent-ils, chez le Moeri lecteur féru de Céline, l’influence de celui-ci ? Non : c’est autre chose : les points de suspension de L’Homme en veste de pyjama ne sont pas les ponctuations rythmiques d’un discours en flux tendu mais les espaces réservés, les parenthèses entrouvertes au lecteur, les échappées virtuelles, les possibilités de découvrir une autre île derrière la vague de la phrase, les innombrables suggestions perceptibles dans la folâtre et bientôt torrentielle foulée des mots.

     

     

     

    Vie et destin de l’homme qualifié

     

    Il y a la vie, qui est une base de données, et le destin qui en fait une affaire personnelle, l’un et l’autre formant une espèce de croix.

    De la vie aux multiples avatars, Antonin Moeri n’a cessé d’achopper dans ses douze livres précédents, dès Le fils à maman dont plusieurs analystes, jusqu’au Japon, ont relevé le caractère œdipien, et l’avant-dernier ouvrage de l’auteur, familièrement intitulé Pap’s, marque la rencontre du fils en question avec cet autre fils que fut son père en sa jeunesse, constituant alors, si l’on ose dire, la sortie par le haut de L’homme en pyjama dont le protagoniste est pensé pour la première fois, il me semble, comme un artisan actif de sa petite destinée.

    Si j’ai évoqué Le Temps retrouvé à propos de la décision d’écrire du petit fonctionnaire à main potelée destiné à devenir l’homme en veste de pyjama, ce n’est pas pour comparer l’incomparable mais pour indiquer ce moment de la vie

    qui fait de l’homme sans autre qualification que celle d’individu quelconque, dit aussi pékin, un potentiel potier, un espion en mission ou un preneur de notes anticipant la formidable, vaniteuse ou peut-être sacrée prétention d’écrire. Pour le Narrateur du Temps retrouvé, l’alternative se réduira implicitement à la formule secrète: devenir Marcel Proust ou s’abstenir. De la même façon, avec le grain de sel du comique d’autodérision bonnement exacerbé dans ce premier roman d’une destinée, si modeste fût-elle, se fonde-t-il sur la décision d’endosser la fameuse veste de pyjama, sinon rien.

    Certains analystes, dont un Finlandais notoire, prétendront peut-être que la qualification de l’homme en veste de pyjama, comme celle de la femme à la frange de gamine, découle d’une manière de typologie inspirée par l’homme au loup ou la femme au cigare de Freud lui-même - celui-là même que Vladimir Nabokov qualifiait de « charlatan de Vienne » ? La question est ouverte, mais ce qui est sûr est que le procédé littéraire en question, comme celui des points de suspension, contribue à la meilleure identification des rôles en jeu et des masques portés.

     

    Une story d’époque et ce qui s’ensuit

    La lectrice et le lecteur s’impatientent alors, à bon droit, de connaître au moins le pitch de L’Homme en veste de pyjama. Ce qui donne ceci en moins de 280 caractères : «Deux compères, un ancien fonctionnaire fondu en littérature de niche, et un sculpteur connu à l’international, échangent, le temps d’un gros orage, à propos de l’amour fou vécu par le plus empoté et le plus volubile des deux – le futur homme en veste de pyjama. »

      À mi parcours de la narration de L’Homme en veste de pyjama, assumée par diverses voix (un Nous semi-divin succédant à un Je aussi mobile que les regards des protagonistes se croisant ou s’inversant), le futur écrivain se reproche de ne pas filer son feuilleton en storyteller soucieux de prendre le lecteur par la main, pure ironie on s’en doute alors que ce qui se raconte là-dedans pourrait se résumer à l’histoire d’une écriture dressant sa vitalité « contre la vie ».

    Là encore on retrouve le projet proustien consistant à inventer un langage vivant sans se borner au copier /coller du reportage décrié par Mallarme, et le vivant déferle alors de façon nouvelle, imprévisible parfois et suivant pourtant sa logique narrative comme un cours d’eau à multiples ramifications et rebonds, lesquels proposent autant de suggestions de lecture. C’est la, à mon sens, l’aspect le plus intéressant de L’Homme en veste de pyjama, qui nous force la main plus qu’il ne nous la prend, convoquant notre propre mémoire et nos affects, nos Minutes heureuses et nus vertiges récurrents. Tout cela par les vecteurs de situations et autres scènes, au fil du jeu de rôles et des délires plus ou moins contrôlés par l’attention flottante de l’auteur et du lecteur, personnages à l’appui.

     

    Je ne sais plus qui a dit que tout un pan de la littérature russe du siècle passé était sorti du manteau de Gogol, mais ce que je constate est que d’une veste de pyjama peut aussi sortir une flopée de personnages en mouvement dans le temps.

    L’homme en veste de pyjama, lui-même, a passé par divers avatars socialement définis et en évolution. Sa propre story est médiatisée par son ami le sculpteur de boules mobiles, dit aussi l’artiste aux pompes jaunes, conjoint d’une journaliste à la coule portée sur l’opéra wagnérien. Quant aux figures transitionnelles de la story amoureuse du futur homme en veste de pyjama, elles sont typées physiquement en fille de feu pour celle qui a marqué la vie du protagoniste au point de le transformer , et en femme à frange de gamine s’agissant d’une voisine soumise à son voyeurisme actuel de Romancier en pyjama.

    Le portrait à facettes de celui-ci se constitue donc, en creux,à partir des regards et des dits ou écrits (les lettres enflammées ou accusatrices de la fille au regard de feu) des intermittents de ce drôle de spectacle en déconstruction, dont le texte romanesque se produit à la débridée.

     

     

     

     

     

  • Du côté de la vie

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    (Le Temps accordé. Lectures du monde VII, 2024)
     
    À La Désirade, ce jeudi 19 septembre.– Il est 8h du matin par grand ciel bleu, je me suis réveillé, déjà, à 5h du matin, et c’est à ce moment que j’ai eu l’idée d’appeler ce moment le Moment de l’Être, un moment-charnière, un moment qui fait le lien entre le subconscient et la conscience, un moment où le langage venu d’ailleurs afflue, un moment où l’on dirait que l’être même devient langage, un moment qui est en somme le pur moment de la poésie.
    C’est en effet dans cet état, qu’on pourrait dire, après Haldas et Baudelaire l’état de poésie, le moment de l’involontaire inspiration, le moment de l’émergence du langage, ce moment que je cherche aussi et trouve dans la littérature, dans la poésie, comme la cristallisation de l’être, de la beauté et de la radieuse effusion à mélodies...
    L’être est, à ce moment-là, « parole de la parole ». J’emprunte cette formule, qui semble tautologique, aux commentaires de la Commedia de Dante, dans les entretiens intitulés La Divine comédie non sans outrecuidance, signés du seul nom de Philippe Sollers alors que Benoît Chantre, son interlocuteur, y est d’une intense présence et parfois contradictoire à bon escient - formule qui semble apparemment du verbiage et qui correspond pourtant à une expérience vécue de la conscience et de la parole, renvoyant ici doctement, par Heidegger et ses bretelles à la tyrolienne, à Parménide et Héraclite.
    C’était donc ce matin à 5h, à fleur de sommeil, mais je le vis tous les jours, tous les jours je retrouve ce moment, et désormais, je vais concentrer la suite de mes carnets, mes carnets de 2021 en décembre, après la mort de Lady L., et mes carnets d’aujourd’hui, en septembre 2024, en alternance soumise à la même quête simple et limpide, du moment poétique. Ce sera ces prochaines semaines, ces prochains mois, si je survis à ces prochains jours, le fil rouge de mon travail…
    Je pense à Lambert Schechter mon ami, qui se soumet au même genre de discipline quotidienne, je pense à mon amie la Professorella, dont le récit de vie ne laisse de m’inciter à ne pas me payer de mots, je pense à ceux qui me lisent tous les jours - ce que j’écris recoupant de plus en plus précisément ce que je vis - telles étant aussi bien mes Lectures du monde, et maintenant, je vais me faire du café…
    À La Désirade, ce vendredi 20 septembre. – C’est demain, il y a trois ans de ça, que l’ami Roland boit la ciguë, ou plus exactement son fameux sirop mexicain, ma bonne amie m’avait appris la nouvelle qu’elle tenait d’un gratuit, j’en avais été impressionné plus que triste - respect Roland, enfin tu t’es montré conséquent – et trois mois après c’était elle, sans avoir jamais flirté avec l’idée de suicide alors que « la vie » se montrait avec elle d’une effroyable cruauté, qui nous quittait en douceur et sans trop de douleurs, tout cela me revenant par l’insomnie de cette nuit de 2 à 3 heures du matin, où j’ai passé de la plus sombre déprime à une sorte de retour de gaîté faisant écho à l' habituel « c pas grave », de Lady L. quand tout était tellement désespérant que la conclusion à la Pollyanna, personnage dont la psychologie l’avait toujours hérissée, devenait son leitmotiv gravement comique – hein quoi, la tuile nous arrive dessus, mais tant que ce n’est pas le toit entier qui menace, c pas grave, hein quoi ?
    À Roland j'avais « dealé » plusieurs fois du Stilnox, plus accessible en Suisse qu’à Paris, mais je n’ai jamais subi moi-même la hantise froide de l’insomnie, sauf parfois sous l’effet de la lune – comme cette nuit précisément -, et cette fois c’est presque avec curiosité, comme sous l’effet de je ne sais quelle drogue genre mescaline chez un Henri Michaux, que j’ai observé mon transit mental entre désespoir à métastases personnelles (ma nullité de vieille peau ) et mondiales (la société massifiée et vile, partout l’effondrement et la médiocrité réseautée, l’épouvantable Poutine à gueule de vampire et l’abominable patriarche de Moscou concentrant sous sa mitre d’inquisiteur tous les vices de l’hypocrisie cléricale, sans parler de l’ignoble Donald aux troupes imbéciles), et soudain, comme j’ai toujours opposé mon bon naturel au nihilisme de Roland trop gavé de Schopenhauer et autres, le « c pas grave » de ma bonne amie m'est revenu comme un lutin ludique en me faisant valoir l’insupérable beauté candide de notre petite dernière, et l’allègre rebond de nos lascars de cinq et sept ans crépitant de vie bonne entre moutons de laine et sauterelles, enfin basta là-dedans, foin de plaintes loin de Gaza, assez de lamentations et reprenons un peu de cette excellente tarte aux pruneaux de notre querida Hermana Grande… No, la desesperación no pasará, seguimos, con nuestros queridos difuntos, más vivos en muchos sentidos que tantos sonámbulos y otros zombies, del lado de la vida...

  • Tendres objets

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    (Le Temps accordé. Lectures du monde, 2021)
    À la Maison bleue, ce 16 décembre 2021. - Le plus ancien souvenir qui me revienne, à propos des objets restant là après la mort de quelqu’un, date de l’école primaire, dans la classe de Mademoiselle Chammartin, qui nous apprit un matin que notre camarade Toupie ne reviendrait pas, et je me souviens qu’à cet instant les objets qui se trouvaient sur son pupitre me sont apparus avec une sorte de présence accrue, et j’ai pensé que c’était triste et que c’est ça que me disaient les objets de Toupie, bien rangés comme il les avait laissés, toujours très ordré, avec ce quelque chose d’un peu terne qu’il avait lui aussi, de modestes objets peu voyants, un plumier gris et une gomme, des crayons bien taillés et un taille-crayons qui maintenant avaient un air abandonné ; jamais je n’avais ressenti cela, ce qu’on nous avait dit de la maladie de Toupie, comme quoi son sang avait trop de globules blancs, ne m’avait pas vraiment touché, tellement notre camarade était pâle, mais à présent c’était autre chose, et beaucoup plus réel à mes yeux au point que je m’en souviens tant d‘années après - et ce matin je regarde ses objets à elle et constate que les objets d’une femme sont différents des objets d’un enfant, etc.
     
    LES GESTES ADÉQUATS. – Il y en a qui savent y faire, y ayant été formés, et les autres. Ceux qui ont tout de suite le geste approprié, et pour chaque situation. Pompiers et médecins urgentistes, ou mieux : ambulanciers. Formels sanitaires ou d’exercices militaires de base : c’est à peu près tout un. Mais la plupart, citadins d’aujourdh’hui, sont désemparés. N’ont pas appris. Ne s’y attendaient pas, et le blessé grave , lui n’attendra pas non plus. Et le défunt reste là, qu’on ne peut pas laisser comme ça sans rien faire. Mais faire quoi et comment ? Avec notre père, déjà, ce soir-là, après tout un dimanche à nous faire à l’idée que ce serait le dernier, après son dernier râle, nous nous étions regardés, les frères et la mère, avant de nous y mettre, et c’est venu comme ça, « sur le tas », comme si nous retrouvions les gestes des pères de nos pères et des tribus qui continuent, aujourd’hui encore, à savoir y faire…
     
    FAIRE-PART. – Cela sortira demain dans le journal où, plus de vingt ans durant, j’ai délivré leur billet de sortie à maints écrivains, non sans y annoncer la mort de nos père et mère, et je m’y désigne comme «son bon ami », ainsi qu’elle m’appelait depuis toujours dans le langage des jeunes gens de ce pays non encore fiancés et moins encore mariés – jamais d’ailleurs je n’ai parlé d’elle comme de «ma femme», comme d’autres parlent de « mon chirurgien » ou de « ma Ferrari », ni non plus de « mon épouse » à la manière bourgeoise, et puis, sans être resté trop attaché à Paul Eluard comme je l’étais à seize ans, partageant le goût marqué des femmes seules, j’ai trouvé bien trouvée la citation du poète que m’a proposée notre fille aînée : « Je cherche par delà l’attente / par delà moi-même / Et je ne sais plus tant je t’aime / Lequel de nous deux est absent »… (Ce 16 décembre)
     
    MISS YOU. – Elle me manque déjà, mais elle est déjà partout, je sais qu’elle n’est pas là où elle est, que ce corps allongé et ce visage fermé ne sont plus vraiment celle qu’elle est déjà et sera, je ne vais pas m’attarder à les regarder même si je sais qu’ils sont tout ce qui me reste d’elle, mais j’étais plus proche d’elle quand elle dormait qu’en les regardant à présent, elle me disait il y a quelque temps qu’elle avait l’impression que son corps se glissait hors d’elle après lui avoir été parfois une torture, mais son visage restait le même jusqu’à l’autre soir, après qu’elle est entrée dans le noir, nous ayant signifié qu’elle n’aspirait plus qu’à dormir mais que nous pouvions laisser la lumière, son visage alors s’est comme tourné et comme éteint, et maintenant son visage ne reflète plus rien, son visage ne ressemble plus du tout à elle, jamais je ne lui ai vu ce visage sans lumière alors que sa lumière irradie déjà d’une façon qui n’est qu’à elle.
     
    COMPASSION. – Les gens sont souvent mal pris à ces moments-là, mais tu compatis. Ils te disent « courage », ou pire : « on continue », comme ils lui souhaitaient de « remonter la pente » alors qu’ils savaient que nous n’avions plus le moindre espoir de guérison, ils te disaient « ne te laisse pas abattre », d’un ton qui laissait entendre que te voir te laisser abattre leur serait pénible, mais au lieu de leur en vouloir tu avais compati…

  • L'écrivain peut-il tout dire ?

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    Édito du dossier spécial du Passe-Muraille
    consacré aux limites du droit des écrivains à tout dire,
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    L’écrivain a-t-il, plus que n’importe quel autre citoyen, le droit de dire tout et n’importe quoi? Tel n’est pas du tout notre sentiment. Mais la liberté d’expression de l’écrivain coïncide-t-elle à tout coup avec celle du quidam ? Certainement pas, dans la mesure où son rapport à la langue et à l’écrit relève d’une implication qui ne se réduit ni à l’idéologie politique ou religieuse, ni non plus aux conventions morales en vigueur dans la société qui l’entoure.

    Deux affaires récentes, qui ont défrayé la chronique médiatique, ont alimenté un « débat » vite noyé dans la confusion. D’une part, c’était le refus d’adhésion opposé, par le comité de l’association Autrices et Auteurs de Suisse, à un «requérant» de toute évidence provocateur : le député UDC (droite dure) Oskar Freysinger, auteur d’un premier livre dont le contenu, sûrement discutable, faisait moins problème que ses prises de position publiques. D’autre part, la dénonciation (dans les colonnes du Monde, puis du Temps), par les écrivains Bernard Comment et Olivier Rolin, des propos antisémites tenus par un des personnages de Pogrom, roman du jeune auteur Eric Bénier-Bürckel.
    Or, peut-on condamner un auteur sur la base de ses positions de citoyen ou d’homme public ? Est-il légitime de stigmatiser un romancier pour la conduite d’un de ses personnages ? Et qu’en est-il de l’éthique de l’écrivain dans sa pratique personnelle?
    A cette dernière question, treize auteurs sollicités ont bien voulu répondre à l’écart des estrades.
    Le ton de leurs réponses, autant que leur contenu, le son de leurs voix, le rythme de leurs phrases, méritent la même attention que le poète Fabio Pusterla, dans une belle évocation de notre dossier, prête au rythme, à la voix particulière de Robert Walser. Celui-ci était-il « de gauche » ou « de droite » ? Pusterla nous éclaire également en rappelant la tragédie historique du XXe siècle dont le promeneur inspiré ne s’occupe guère: « Walser nous parle d’autre chose ou mieux : il nous parle d’une autre façon, avec une autre musique ; et dans son altérité se découvre l’une des formes d’opposition les plus extrêmes et lancinantes qu’il nous soit donné d’imaginer »… (JLK)
     
    La parole aux écrivains
     
    La liberté des écrivains a-t-elle des limites ? Telle est la question que nous avons posée à quelques-uns d’entre eux après les turbulences médiatiques provoquées, ces derniers mois, par deux « affaires » illustrant diversement le problème. D’une part, ce furent les démêlés d’Oskar Freysinger, député valaisan de l’UDC et auteur d’un premier recueil de nouvelles, dont la candidature à l’association Autrices et Auteurs de Suisse fit l’objet d’un examen idéologique préalable avant d’être rejetée; d’autre part, la mise en accusation, par Bernard Comment et Olivier Rolin (dans Le Monde du 11 février 2005), du jeune écrivain français Eric Bénier-Biirckel, et de son éditeur Flammarion, au prétexte que des propos violemment antisémites sont tenus, dans le roman intitulé Pogrom, par l’un des personnages de celui-ci. Plus de quinze ans après la Fatwah islamique condamnant Salman Rushdie à mort pour avoir écrit Les Versets sataniques, et alors même que la liberté d’expression reste lettre morte dans tant de pays, la question des limites de celle-ci se (re)pose bel et bien par rapport à certaine éthique de la littérature. Par-delà les débats portant sur lesdites « affaires », le plus souvent bruyants ou confus, et ne visant qu’à l’effet momentané ou à la déclaration plus ou moins convenue ou démagogique, nous tenions à relancer ici une réflexion de fond sur le thème du droit mais aussi du devoir de l’écrivain ; de sa liberté impliquant une égale responsabilité. Les réponses sérieuses et nuancées qui nous sont parvenues témoignent, à l’évidence, que la question valait d’être posée. (JLK)
     
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    Etienne Barilier: une question de qualité…
     
    La question la plus brûlante aujourd’hui, ce n’est peut-être pas celle de la liberté d’expression, mais celle de la qualité littéraire. Car il est hors de doute que la littérature, la bonne, est libre de tout dire : c’est ce qu’elle fait depuis toujours, par définition, par vocation ; et c’est ce qu’elle fait pour le bien de la société, j’en suis convaincu, pour autant évidemment que l’écrivain ne dissimule pas un prêcheur, un politicien, un idéologue ou un publicitaire. Pour autant qu’il ne confonde pas la liberté d’expression avec le goût intéressé de la provocation.
    Où sont les limites à la liberté de la littérature? Nulle part, dès lors que la littérature est pure de toute volonté de démontrer, de prêcher, d’insinuer ou de provoquer, loin de toute intention de poursuivre un « but moral », comme le disait Baudelaire — il faudrait plutôt dire aujourd’hui, mais c’est la même chose, «un but immoral ». La littérature digne de ce nom ne cherche ni l’édification ni la destruction. Elle est simplement habitée par le souci de l’humain. Et même quand elle est hantée par la mort, elle est du côté de la vie parce qu’elle est créatrice de formes, et que les formes sont ennemies du chaos. C’est encore Baudelaire qui invoque « cet admirable, cet immortel instinct du beau», qui a partie liée avec le goût du bien et le sens du vrai.
    La pleine liberté d’expression ne saurait nuire, parce que dans la vraie littérature, l’esthétique est solidaire de l’éthique, même lorsqu’elle ne le veut pas, surtout lorsqu’elle ne le sait pas. En revanche, la fausse littérature, ou la mauvaise, quelles que soient ses intentions, ne véhicule que platitudes, illusions, mensonges et provocations vaines, parce que lui fait défaut «l’immortel instinct du beau». La qualité, qui désigne aussi bien la valeur humaine que la perfection esthétique, voilà ce qui distingue la vraie littérature. Et la qualité seule mérite la liberté. E.B.
     
     
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    Rafik Ben Salah: une question de société
    Pour moi, il n’y a peut-être pas lieu de séparer le droit de l’écrivain à la libre expression et ce même droit appliqué au citoyen ; la seule différence dans cette affaire me paraît relever du degré de notoriété de l’un par rapport à l’autre. Le problème ne me paraît pas se poser très différemment selon qu’on est écrivain ou non. Aujourd’hui, une multitude de citoyens écrivent. Cependant, un aspect de cette question me paraît devoir être signalé. Jusqu’où peut-on exercer la liberté de s’exprimer ? Cette question ne se pose pas de la même manière, selon qu’on se trouve en pays où les droits de l’homme sont, en principe, respectés, et dans un autre où les Autorités n’ont que faire de ces droits et encore moins de leur respect. C’est une question qui me touche. Dans le premier cas, la société a codifié les excès inhérents à l’exercice de la liberté d’expression; elle a légiféré, réglementé et quiconque se trouve en infraction connaît le salaire de ses forfaits. Il reste tout ce qui est permis et qui est en deçà des limites fixées par la loi. Cela, à mes yeux, relève de la seule appréciation de l’écrivain et se mesure à son sens des responsabilités, à ce qu’il considère comme inséparable de son honneur ou de sa crédibilité. Lui seul sait s’il peut écrire sur tout ou sur rien. On ne doit ni lui interdire, ni l’expulser de quelque cénacle, cercle, club ou société. Dans les sociétés où la parole est étroitement surveillée, cela change du tout au tout. De tout ce que la loi n’interdit pas est permis, on passe à plus rien n’est permis qui n’ait l’assentiment prévisible du Prince. Plus aucune règle, c’est la règle. Il n’est donc plus besoin de mesurer sa liberté à l’aune des lois ou à son code personnel de l’honneur. Dans tous les cas, l’écrivain doit plaire; dans le meilleur des cas, il peut laisser indifférent, mais jamais il ne peut déplaire impunément. Et plaire, c’est aboyer avec la meute, entende le Prince ou n’entende pas, l’humiliation est toujours au bout du calame. Alors tant qu’on le peut, laissons à chacun fixer ses propres limites. RBS.
     
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    Jacques-Etienne Bovard: un vain mot?
     
    La liberté d’expression n’a de sens que dès lors que sont exprimées des idées déplaisantes, sinon elle n’est qu’un gargarisme. L’absence actuelle de grand débat aurait-elle fait oublier que cette liberté-là, comme toute autre, implique un prix à payer, et un certain nombre de risques, donc de responsabilités de part et d’autre ? On préférerait bien sûr un monde parfait, mais l’histoire montre que toute société, si bien pour-vue qu’elle soit d’écoles, de journaux, de prisons et de cliniques, comptera toujours aussi ses pervers, ses illuminés, ses opportunistes, ses dissidents, ses génies visionnaires, ses artistes — avec ou sans guillemets. Elle montre aussi qu’il faut pourtant les laisser dire, et sans doute contaminer nombre de têtes faibles ou intéressées ; oser regarder de près ce qui suppure sous les mots, en faire l’analyse froide en pleine lumière, et critiquer, condamner, anéantir par d’autres mots, jamais par le silence ; accepter de devoir éternellement recommencer la lutte contre la peste, sans du reste aucune garantie de succès. Du moins évite-t-on d’aller à fins contraires, puisque la censure, qu’elle soit administrée par des fanatiques ou des pleutres, n’a jamais empêché une idée, une croyance ou une angoisse de se répandre. De tout temps, le marteau qui a voulu les écraser les a aiguisées comme des lames, et fait retentir au loin les bonnes comme les abjectes. Non, bien sûr que non, il n’est pas permis de dire n’importe quoi, à l’artiste pas plus qu’à un autre ; mais accepter de débattre de tout est le prix à payer pour pouvoir continuer à dire sérieuse-ment qu’on soutient la liberté d’expression. Cela implique lucidité, vigilance, courage, ainsi qu’une aptitude constante à se remettre en question, exactement ce qui a manqué dans les récentes «affaires» qu’on connaît. On s’est offusqué, on a eu peur; on a été tracassé dans son petit cocon de certitudes proprettes, et, avant même de savoir de quoi il s’agissait, on a censuré, à la sulfateuse. Résultat : on s’est déconsidéré soi-même, et, avec l’aide des médias ravis de l’aubaine, un Prix Nobel n’eût peut-être pas attiré beaucoup plus de publicité à ce qu’on voulait enfouir. On aura au moins réussi à ne pas débattre. Jusqu’à quand? J.-E.B
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    Jacques Chessex: trois réponses qui n’en font qu’une
    1. Il m’est très difficile de répondre à cette question, parce que ce n’est pas moi qui choisis, c’est le livre qui est en train de s’écrire en moi et par moi. Tout dépend donc du livre, de son ton, de sa densité, de son unité à lui, rien qu’à lui, outre toute décence ou obédience civique, politique, religieuse, etc.
    2. Ceci dit, l’écriture de ce livre tolère-t-elle l’aberration ? le racisme, non. L’exaltation de la bassesse d’âme, non. Le mépris de l’autre, non. Mais de ces laideurs je n’ai rien à craindre : elles n’occupent pas les âmes bien nées.
    3. Pour revenir à ma première proposition, celle du livre en train de se faire, elle suppose évidemment la grande part du style. C’est le style qui décide — choisit, élimine, met en place, donne forme et sens. Je crois que j’ai raison de lui faire confiance. J.C.
     
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    Anne Cuneo: l’espace de la liberté
     
    S’il est vrai que je revendique la liberté d’écrire pour l’écrivain, il est tout aussi vrai que ma liberté d’écrivain est limitée par plusieurs facteurs. Les plus évidents sont ceux que je m’impose à moi-même.
    Il faudra par exemple attendre longtemps pour que je tienne ou que j’écrive consciemment des propos racistes. Ce n’est pas parce que je me l’interdis. C’est parce que je suis convaincue que le racisme est néfaste. Ou des propos militaristes. Ou des propos machistes. En d’autres termes, ma liberté d’écrire est limitée tout d’abord par ma vision du monde.
    L’autre barrière à la liberté d’écrire qui me vient de moi-même, c’est l’exigence de qualité : je m’interdis d’écrire n’importe comment, je travaille et retravaille jusqu’à la dernière seconde par respect du lecteur, pour lui offrir ce que je fais de mieux.
    Le lecteur — voilà l’autre horizon de mon espace de liberté. En tant qu’écrivain, je cherche par définition un public. Qu’on écrive pour soi ou pour la postérité, le simple fait qu’on écrive, cela implique qu’on a envie, aujourd’hui ou demain, d’être lu. Lorsque mon texte arrivera au public, celui-ci peut être indifférent : je sais que cela peut ne pas être définitif. De grands textes de la littérature mondiale sont sortis dans l’indifférence et son devenus des best-sellers par la suite. Sur le moment, cela peut limiter mes possibilités d’être publiée (et lue).
    Quelqu’un peut se sentir blessé par mes propos, et le faire savoir : dans ce cas-là, il est de mon devoir de les examiner, de les mesurer à mes exigences personnelles et, le cas échéant, de m’expliquer, de me corriger.
    Mais je sais d’avance que je ne pourrai pas plaire à tout le monde. Exemple extrême, je ne pour-rai jamais répondre à un raciste qui me reproche de ne pas être raciste : nous ne sommes pas dans le même monde — et dans un sens ce n’est pas pour cette personne-là que j’écris.
    On pourrait énumérer pas mal d’autres facteurs qui limitent la liberté de l’artiste (l’écrivain n’étant qu’une partie du problème) depuis l’intérieur, si je puis dire. La réponse à la question est, sur ce plan-là, claire : non, l’écrivain n’est pas libre d’écrire n’importe quoi, il est responsable face à sa propre conscience.
    Il est cependant une autre limitation possible : celle imposée par les pouvoirs. Qu’elle soit politique, étatique, ou parfois même médiatique, face à cette limite-là, qui s’appelle en dernière analyse censure, il n’est qu’une réponse possible : toute liberté en art. A.C.
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    Christophe Gallaz: une (relative) liberté absolue
     
    Il est difficile de répondre dans les termes techniques qu’impose la notion de limite. Essayons.
    D’abord : la liberté d’expression de l’écrivain est absolue. La condition d’artiste requiert de ce der-nier qu’il accomplisse une exploration discrétionnaire des formes et de la pensée. Ce principe est d’autant plus vrai qu’il est impossible de graduer l’usage qui est fait de toute liberté — de même qu’il est impossible de graduer cette liberté-là. Admirer ou mépriser l’oeuvre produite en fonction de cette liberté, oui; la juger et la condamner, non.
    La spécificité de la littérature renforce d’ailleurs cette impossibilité. La littérature jaillit en permanence hors d’elle-même. D’une part elle est tissée de fictions, générant des significations dont chaque lecteur est l’auteur au moins partiel. D’autre part elle est porteuse d’un style, qui confère au texte un rayonnement sémantique presque autonome.
    Telle est la situation idéale. La situation sèche. Elle se complique évidemment dès lors que nous glissons la question de la liberté d’expression littéraire dans la pratique. Parmi des humains connus ou non, cultivés ou non, et vivants ou morts. Dans la pâte organique. Il me semble qu’un seul principe doit valoir à ce stade : il faut protéger, contre l’écrivain doué de parole et s’en servant pour agresser les vivants autour de lui, ceux d’entre eux qui ne la possèdent pas. Qui n’ont pas les moyens de lui répliquer. Et ne disposent d’aucun porte-voix pour le faire à leur place. Les secourir alors est sacré.
    Pour le reste… les signes typographiques ne sont pas des pistolets. Venez donc dans l’arène, messieurs Freysinger et Bénier-Bürckel! On vous répondra sec et sonnant sur la manière et le fond. Ainsi les lecteurs seront-ils de grandes personnes et la littérature adviendra-t-elle — puisqu’on ne la confond pas avec la police, qu’on n’a pas douze pasteurs ou curés dans la tête, et qu’on se méfie de la bien-pensance haineuse et perverse qui ravage notre époque C. Gz
     
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    Michel Layaz: Une question de sensibilité
    Il serait tellement simple d’avoir un avis arrêté, de pouvoir affirmer, comme Vaneigem dans le titre de son dernier livre, rien n’est sacré, tout peut se dire, ou alors d’être capable de définir les avis, les domaines et les mots à bannir. Dans mes textes, je ne suis régi que par ma sensibilité. Bien sûr il faudrait savoir ce qui la forge, la constitue, mais peu importe, disons seulement que je suis allergique à ce que Mallarmé dénonçait sous l’expression du « grand reportage universel ». Là réside fondamentalement ce qui me dégoûte et que, de fait, je m’interdis. Mais dans ces bas-fonds, l’art est beaucoup moins sordide que la réalité. Ceux qui dans les médias se délectent par exemple d’affaires pédophiles — de les écrire, de les décrire, de les commenter, de les détailler, de les donner à lire —, s’en repaissent à longueur de pages. Ce sont les puritains de la pire espèce, toujours prêts à expliquer à la population ce qui est bien et ce qui ne l’est pas alors que leur seule intention est de remuer les instincts les plus bas pour vendre leur camelote. Tentons une expérience : interdisons pendant vingt ans toute liberté d’expression. Plus de livres, plus d’expositions, mais également plus de médias, plus d’Internet, plus de publicité. Une vraie purge. Un silence réflexif. Au bout de vingt ans, j’ai bon espoir que les gens — apaisés, reposés — décrètent à l’unisson que la vraie obscénité, ce sont les paroles de Patrick Le Lay, directeur de TF1, qui l’été dernier expliquait que son métier consiste à « vendre à Coca-Cola du temps de cerveau humain disponible ». Je ne doute pas que l’horreur et le cynisme de ce genre de propos enthousiasme Peter Rothenbühler, le rédacteur en chef du Matin. Mais après vingt ans de purge, du Matin, plus personne n’en voudra et il n’y aura plus un seul abruti pour rire si un quelconque Dieu-donné déclare que les sionistes «c’est toujours dans le dos qu’ils attaquent ». Les gens découvriront que les artistes, eux, ont le droit de dépasser les bornes, qu’ils ont peut-être même tous les droits, mais que pour cela, il faut avoir du génie. Et tout le monde ne s’appelle pas Sade, Apollinaire, Genet, Bataille, ou Klossowski, n’en déplaisent aux Patrick et aux Peter prêts à parler des pires livres et des pires auteurs pour autant qu’il y ait un quelconque pen-chant morbide à mettre en évidence. M. Lz.
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    Pierre Yves Lador: liberté d’expression
     
    Il ne s’agit pas tant de jeter des flamboiements sur la liberté immense ou sur sa prochaine extinction, mais plutôt de voir humblement quelques cas concrets. En quarante ans d’expression, je n’ai jamais rencontré quelqu’un qui fût contre la liberté d’expression, mais des centaines qui censuraient vertueusement, laborieusement, voire joyeusement.
    Dans les bibliothèques, des maîtres réservaient et réserveront certains livres aux bibliothèques scientifiques et nationales où ils sont introuvables sans montrer patte diplômée. Et pas seulement Mon combat du connu Hitler Adolf, des livres de Le Pen ou d’Escriva de Balaguer, il y a d’autres exemples plus faciles à celer car de plumes moins médiatisées. Dans les librairies et dans la presse on vous dit plus habilement qu’il faut choisir, qu’on manque de place, de temps, qu’ils sont épuisés, qu’il n’y a pas d’amateurs pour des penseurs comme Gomez Davila qui mort il y a plus de dix ans à plus de nonante ans voit avec peine deux livres paraître en France (bien après l’Allemagne qui en a traduit cinq). C’est ça les manques de la liberté d’expression, les prescripteurs à la langue de bois arborent un masque de bois. Je ne crois pas au complot comme Freysinger (le libre chanteur) mais à une contagion rhizomique, une aboulie générale, beaucoup de lâcheté, le goût d’une vertu qui sent les relents des sacristies du PC, le mépris classique de ceux qui veulent protéger le peuple pour ne pas désespérer Billancourt et autres billevesées qui fleurent l’angélisme sans ailes et de sexe indéterminé du type l’un est l’autre…
    Au nom de l’ouverture, ne parlons plus de portes, ni de murs, ni de toits, ni de frontières, ni des livres de gens que nous ne connaissons pas ou n’aimons pas ou qui disent autre chose que ce que nous savons être juste et vrai, ils peuvent être dangereux, ne méritent aucun respect et sont d’ailleurs des fascistes.
    Encore un mot du jeune Onfray que j’ai pu entendre dans deux émissions de la RSR et une d’Espace 2. C’est dire si l’on a écarté deux autres auteurs différents au profit de ce falsificateur de l’histoire et de la philosophie, amuseur triste et pompeux qui devait sans doute compenser par anticipation les centaines d’heures consacrées au pape. La liberté c’est la variété…
    Vous pouvez tout dire, on n’a rien entendu, on ne le redira pas, on ne vous invitera plus et vous pouvez être content d’être en vie car on n’est pas des sauvages contrairement à vos amis. Si on n’était pas pour la liberté d’expression, les gens comme vous on les fusillerait ! Ah Orwell, Tocqueville, Spooner, où êtes-vous? P.Y.L.
     
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    Janine Massard; sous condition d’empathie
    Pour moi, la liberté d’expression n’est pas négociable, il n’est pas question de retourner à l’époque des mises à l’index et autres joyeusetés de ce genre, quand la classe bien-pensante surnommait un vase de nuit un « Zola », parce que la population qui y était représentée la débectait, persuadée sans doute que la littérature était son seul apanage.
    Je fais partie des écrivains qui s’inspirent de la réalité et pour qui un roman doit montrer des personnages dans leur totalité, qu’ils soient odieux ou angéliques, et dans cet ordre d’idée Dostoïevski nous fournit de beaux exemples : quelles similitudes entre les héros des Démons et ceux des attentats du 11 septembre ! L’écrivain a donc tous les droits dès lors qu’il fait parler une créature, pour autant qu’elle soit cohérente dans sa démarche, et cela, c’est la responsabilité de l’auteur de donner vie à qui est en phase avec les temps qui courent (et changent).
    Pour développer un personnage, l’auteur doit posséder un pouvoir d’empathie qui permette de l’aimer, même s’il est à la limite de la normalité car comment le rendre crédible et digne d’intérêt au regard des autres sans éprouver soi-même de la compassion ? Pourrais-je laisser parler un cracheur de détestation ? Je ne sais pas même si de curieux personnages s’imposent parfois à moi, et puis, peut-être ai-je un petit côté fleur bleue — ou est-ce un obscur souhait de ne pas mourir pessimiste ? —qui me pousse à croire en un monde où l’humanité serait en train d’évoluer. Les certitudes sont séduisantes, mais où se place-t-on dès lors qu’elles engendrent violence et haine, crime et délation, « nuit et brouillard» ? Ceci dit, en tant que personne persuadée de vivre en démocratie, je refuserai toujours, lorsqu’on me demandera mon avis, d’accorder mon vote à toute personne tenant des propos qui sont des appels au meurtre. J.M.
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    Jean-Michel Olivier: Les années molles
    Quand André Gide, au coeur des années folles, s’aventure à parler, dans Si le grain ne meurt, de son goût prononcé pour les garçons (de préférence mineurs), c’est bien sûr à mots couverts qu’il le fait. La censure officielle sommeille. Mais le regard des lecteurs anonymes le suit depuis longtemps. On peut parler de ces choses-là, en 1927, mais discrètement, en y mettant les formes. La liberté d’expression existe, mais elle a des limites : celles de la bienséance et du bon goût.
    Pourtant, lorsqu’il publie son livre, Gide sait qu’il va faire scandale et qu’il pousse cette liberté à ses limites.
    Aujourd’hui, au coeur des années molles, il me semble que les choses ont bien changé. Un auteur peut écrire ce qu’il veut, car, au fond, tout le monde s’en fout. Il peut insulter les hommes politiques, traîner ses contemporains dans la boue et proférer les pires blasphèmes. Au mieux, il recevra une ou deux lettres d’injures (anonymes, comme il se doit). Au pire, il provoquera un haussement d’épaules. Dans les deux cas, son brûlot sera oublié dans les deux mois. Et s’il ne l’était pas, les critiques littéraires veilleraient personnellement à ce qu’il soit enterré.
    La liberté d’expression, pour un écrivain, aujourd’hui plus que jamais, est intangible et absolue. Elle lui donne droit à la provocation, au blasphème, au cri primai, à l’attentat littéraire — et même à l’erreur, s’il le faut. Car elle ne s’use que si l’on ne s’en sert pas.
    Et aujourd’hui, me semble-t-il, peu de monde s’en sert.
    Nous vivons sous la coupe du politiquement correct, c’est-à-dire de la dictature des bons sentiments. Nous sommes tous des anges et nous avons le droit — que dis-je : le devoir — de l’exprimer.
    Cette croisade morale, qui touche tous les domaines de la société, appauvrit considérablement la littérature, comme les arts en général. Les vraies audaces sont rares. Les auteurs vraiment libres, également. Il faut les chercher loin : Salman Rushdie, Philip Roth, Antonio Tabucchi — et bien sûr quelques autres. Si Gide publiait ses mémoires aujourd’hui, il serait encensé par Le Temps et Le Courrier pour sa défense des groupes minoritaires, et son éloge d’une sexualité alternative. Cela ne veut pas dire qu’il serait beaucoup lu. Bien au contraire. Mais il recevrait certainement le Prix des Droits de l’Homme. J.-M- O.
     
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    Giovanni Orelli: Un pas de plus et…
     
    Il y a aussi un revers à la médaille. J’ai toujours été frappé par cette phrase de Kafka: «Nous autres juifs sommes comme les olives; plus on nous pressure, plus nous donnons le meilleur de nous. » Moi, Suisse, je n’ai pas à déplorer de trop pesantes limitations. Si je me fixe des limites à moi-même, c’est en suivant un conseil de Swift : on ne peut empêcher quelqu’un d’avoir des poisons à la mai-son, mais il faut l’empêcher de les vendre comme remèdes. Mais quand j’ai voulu publier Concertino per rane, (paru en 1990: une traduction française, de Jeanclaude Berger, Concertino pour grenouilles, vient de paraître à La Dogana) ce fut le boycott d’une Fondation «libérale» qui mit son veto à une publication estimée suicidaire, ladite fondation se trouvant dérangée par certains vers par trop «inspirés d’Amnesty». Et cela, pour un écrivain issu d’une minorité telle que la Suisse italienne, pourrait peser… Un pas de plus en avant et l’on retrouve la situation magnifiquement décrite par Tocqueville dans De la démocratie en Amérique, du pouvoir qu’exerce la majorité en Amérique sur la pensée (voir page 152, coll. Idées Gallimard, 1968). G.O.
     
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    Jean Romain: le tragique de répétition en peu de mots
    La question la plus intéressante de la littérature romanesque, celle qui constitue le fait littéraire même est, à mon sens, «Que se passe-t-il ? » Que se passe-t-il dans notre monde ? Qu’arrive-t-il à l’homme ? Les grands romanciers de l’histoire ont posé cette question et ont tous tenté d’y répondre.
    Aujourd’hui qu’il s’est passé un véritable cataclysme dans le monde, que la destruction systématique de tous les repères s’est effectuée sous la pression de la haine du passé et de la culture, qu’on a organisé le vide le plus total pour que rien ne nous empêche de vivre comme des bulles à la surface des choses, qu’on a mis sur pied une entreprise de purification des âmes et des consciences, et que la fin du monde est derrière nous, nous imaginons mal qu’un écrivain puisse rendre compte par ses écrits de ce qui se passe. On a conspué Renaud Camus, on a craché sur Houellebecq. Quelle horreur, ils ne sont pas comme il faut ! Ils refusent d’applaudir à la marche du monde comme il va. Pas solidaires ! Pas alter-mondialistes ! Pas compatissants ! Ils ne s’associent pas au jamboree tiers-mondiste ! Haro donc, jetons le bobo avec l’eau du bain!
    Pour faire taire qui refuse de faire la fête et qui l’écrit, qui rechigne à se réjouir de la nouvelle version des « droits humains » (puisqu’il n’y a plus de substance humaine, l’homme est rabaissé à un simple adjectif) et qui le dit, qui n’entend pas associer son phallus à la ronde des joyeux bandeurs et qui les envoie gentiment se faire voir, une néo-censure est née. Il ne s’agit plus d’une censure qui interdit comme c’était le cas à l’époque de l’histoire (vous vous souvenez ? à l’époque où il y avait du temps), mais celle qui intimide, caractéristique de la modernité tardive.
    Cette censure traite de réactionnaires tous ceux qui tentent soit de limiter soit de décrire les dégâts qu’Homo correctus a infligé au monde, et elle taxe de conservateurs ceux qui contredisent ses antivaleurs à elle. Parce qu’Homo correctus est le champion de la nouvelle vision du monde postmoderne : le relativisme dogmatique.
    Ce courant est en fait une machine à trier les jugements autorisés et les jugements non autorisés. Il n’est pas autorisé de remettre en cause le dogme de la tolérance ni celui de l’égalitarisme ambiant. En d’autres termes, cette logique aberrante prône :
    — d’une part, l’affirmation que nul critère objectif ne permet de distinguer les jugements, qui sont ainsi tous légitimes;
    — d’autre part, l’affirmation d’un argument d’autorité, qui trie dans les jugements ceux qui sont acceptables, c’est-à-dire ceux qui ne heurtent pas l’affirmation dogmatique de l’égalitarisme.
    Mais que gagne-t-on alors à penser ainsi ? C’est évident : la légitimité d’exister en groupe d’élus autoproclamés dans un monde effondré. Cette censure postmoderne ne fonctionne plus comme l’ancienne censure : en coupant avec des ciseaux. Douce et d’apparence bienveillante, elle met en place un corset d’intimidation par injection massive de moraline. Elle n’avance même pas masquée car elle sait le Bien de son côté : Comment ? Vous pensez qu’il existe une hiérarchie des valeurs ? Bah! Que vous êtes réac!
    Ne pas entrer dans le prêt-à-penser relativo-dogmatique, c’est ne pas aller dans le sens de l’Histoire, émettre des doutes, résister au monde comme il va, ne rien comprendre à la dictature des sondages d’opinion. Bref, se montrer vieux jeu.
    Or cette censure n’échappe pas à la croyance que la croyance (en l’égalitarisme) échappe à la censure. Lavenir est déjà là: il tourne en rond. J.R.
     
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    Jacques Roman: répondre ou ne pas répondre?
    De nos jours, la liberté d’expression fait d’un écrivain inoffensif un bon écrivain… Exit la censure, entrée de la sensure. Pour un peu on regrette-rait le totalitarisme à visage inhumain. Là, pas d’illusion sur la liberté d’expression : interdit ou fusillé ! Reste la liberté de penser.
    Ce que je peux exprimer en toute liberté est aujourd’hui un produit, une marchandise, une apparence. Quand le sens a pour base la marchandise, il est périssable, si périssable qu’il doit être constamment consommé, renouvelé. Il n’est plus qu’un leurre, le leurre auquel aujourd’hui notre société est prise. Sur la liberté de penser s’exerce l’entraînement d’un mouvement irréversible où notre opposition voit ses effets effacés, diluée dans le consensus.
    Si j’écris, je veux le dire, c’est pour donner à penser jusqu’au vertige loin de la hargne, de la haine, de l’injure et de l’insulte. Ma liberté est foncière, elle est ma propriété ; limitée elle donnerait de l’assise à la censure, la confiscation de l’activité mentale au profit d’une adhésion servile à l’ordre régnant demeurant la plus sûre garantie du main-tien de cet ordre et, dans la foulée… l’enculture prise pour la culture.
    Le plus souvent, je n’exprime que ce que je peux et non ce que je veux parce qu’il y aura toujours un incurable retard des mots sur la pensée, un incurable retard de la pensée sur le corps. Du sensé à l’insensé, du pensé à l’impensé, il y a un passage que nous sommes encore quelques-uns à habiter, assez nombreux encore pour que la langue de bois de la haine, la langue de bois du pouvoir et du consensus virent à l’aigre. Nous n’avons que faire d’une illusion de la liberté d’expression. Nous nous risquons pour cela qui grouille de bonheur en l’homme et attend de se lever encore illisible. Peut-être faudrait-il dire: là est notre responsabilité d’expression.
    Quand aujourd’hui l’apprentissage de la langue passe par le contact avec la mince écume du présent, il m’arrive souvent d’exercer ma liberté d’expression par la pratique du silence, me dégageant de la circonstance pour disparaître et payer de ma vie la foi donnée par le sens de la langue des morts qui encore me dicte l’expression de la liberté.
    Depuis quelques instants, je me rends compte écrivant ces lignes qu’un tourment, lentement, m’envahit : répondre ou ne pas répondre à votre adresse ? Répondre ou ne pas répondre à cette incitation à exercer ma liberté ?
    Contre la peur des pièges, responsable au risque de me tendre mon propre piège… J.R.
     
    (Le Passe-Muraille, Nos 64-65, Avril 2005)
     

     

  • La douceur en partage

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    À propos du dernier opuscule de JLK,

    par Francis Vladimir

    "Dans Arles où sont les Alyscans,

    Quans l'ombre est rouge, sous les roses,

    Et clair le temps,

    prends garde à la douceur des choses.

    Lorsque tu sens battre sans cause

    Ton coeur trop lourd;

    Et que se disent les colombes:

    Parle tout bas, si c'est d'amour,

    Au bord des tombes."

    (Paul-Jean Toulet)

     

    L'exergue de Paul-Jean Toulet pare le livre de JLK d'une ineffable aura. À lire d'un trait, le vertige m'a pris, longue dévalée nocturne avec au bout les mots, les mots, toujours les mots qui cernent et disent tant de la vie passée, en allée, que de celle qui demeure toujours à nos côtés, en embuscade en dépit de sa rosserie, de ses moments de grâce, de ses instants fugaces jouant d'éternité. Dans ce long texte qui se décline page après page en 587 pensées, déclinées à la mode classique, qui se prêtent à l'aube, au cheminement et au soir, l'écrivain ne dévoile rien que nous ne pressentions déjà, une vie d'homme tournée opiniâtrement vers le sens de la vie qui revêt chez lui une interrogation jamais muette, mais assumée par ce que les mots sous sa plume entendent révéler à ceux qui, aveugles ou sourds, en ces temps de misère, sont frappés d'incapacité majeure dans le dévoilement d'eux-mêmes.

     

    Dans l'art d'écrire - ( Tchékhov a su dire :... l'art et surtout la scène est un monde où il est impossible d'avancer sans trébucher)- il y aurait donc ce trébuchement sans lequel l'écriture ne saurait aboutir à la luminosité qui se tient dans chacune des pages du livre de JLK. Pour les lecteurs attentifs et fidèles, l'auteur dresse tout un panorama intérieur où le regard est invité à s'arrêter sur chacun des apophtegmes – nommer ainsi ces courts textes est hasardeux – mais il me faut admettre que l'écho de chacun d'eux, d'une langue lyrique, veloutée, âpre, mordante, déposée, conduit le lecteur à un apaisement de lui-même. Il est drôle de consentir à cet état constaté comme si, finalement, les mots dès lors qu'ils sont plus que choisis, justes et ajustés au pourquoi de la chose, le paysage mental, l'expérience de la vie, le sentiment et la douleur, l'accompagnement, le chaos et la respiration profonde, nous réajustent à nous mêmes, nous ré-assemblent aux autres et au monde. De l'éternel présent . - Ceux qui veillent depuis toujours, veilleuses et veilleurs des quatre coins des nébuleuses, le savent à jamais: qu'il n'y a que le présent des choses qui puisse vous révéler votre éternité... Dans le grand théâtre l'écrivain joue le rôle de sa vie, liant et déliant les mots et leur sens, secrets et publics, se confrontant à son intime conviction, changeante et forte, car nul ne sait ce qu'il en sera de demain, de la prochaine aurore, du chemin se perdant dans les bois, du crépuscule de feu sur le lac, et l'écrivain s'il prend au présent et à bras le corps la destinée du monde, tel qu'il va, cahin-caha, a ce rien de bravache, de foudre de guerre errant ( par les mers et les monts, les vallons et les plaines... et la voix au désert ) le disputant tout à la fois à Don Quichotte et au chevalier inexistant.

     

    « De la page vécue.- Pour moi, la frontière fut toujours imperceptible entre les livres et la vie dès lors qu'une présence se manifestait par le seul déchiffrement des lettres inscrites sur une page, et j'entrais dans une forêt, j'étais sur la route d'Irkoutsk avec Michel Strogoff, soudain la chanson de ce vieux babineux éthylique de Verlaine tirait de mes yeux d'adolescent de treize ans des larmes toutes pures, ou j'avais seize ans sur les arêtes d'Ailefroide et je prenais chez Alexis Zorba des leçons de vie. » L'écrivain se tiendrait donc à la frontière, cette ligne brisée pour certains ou ligne bleue des Vosges pour d'autres, en-deça de laquelle la pièce retombe pile, au-delà de laquelle elle est face. Au jeu du bonneteau de la vie on y voit que du feu. Dans l'obscurité environnante des grands arbres il faut regarder haut, percer la canopée pour retrouver la lumière. Cet entre-deux constant où se joue l'existence, le livre en ces pages les plus sombres ou en ces pages vives, nous est la meilleure des sources pour s'abreuver, humer, jouer avec la fluidité ou le rocher des mots. Sisyphe montait et remontait sans répit la pente. La gangue, qui enserre, l'écrivain en vient à bout, c'est à dire qu'il commet le premier acte d'apprentissage, l'essentiel, celui de buriner le temps. Et JLK laisse échapper ses volutes d'enfance, ses regains d'adolescence, ses attentes de jeune homme, ses attaches d'homme mûr, cette violence de sang et de violence, toutes choses en elles-mêmes qui font et contrefont le souvenir, le visitant et le revisitant, ne se départant jamais de ce qui tient ce texte de bout en bout, l'émotion, le sourire, la tendreté et la douceur malgré sa mise en garde, le rugueux, la colère rentrée, le deuil.

     

    Les mots, peut-on l'exprimer, fomentent des répits et des transes, déplacent des montagnes, apaisent ou désespèrent, ramènent au silence. Souffles primordiaux sans lesquels l'écriture n'advient pas. Je disais, en aparté de ma lecture de nuit, que l'égrènement de ces courts textes qui font une vraie somme, - à faire des jaloux – relève des abysses et tutoie des hauteurs. Sans doute, le dit-on avec facilité, la catharsis se fait dans l'emploi des mots, dans cette ré-architecture incessante érigeant le propos. Ici il est intime et universel, chuchoté à l'oreille par une voix amie. Il donne à entendre le monde aujourd'hui dans les échos et les accents d'hier, dans l'évidence de l'autre, la toute proche, l'ailée.

    « De l'évidence. - Ton mystère ne résidait pas dans ce qui m'était caché de toi, tes secrets ou tes obscurités, mais dans ce que je découvrais chaque jour de toi de nouveau, qui me semblait chaque jour plus beau d'être révélé en pleine lumière... ». Le livre de JLK se retourne à l'épaule, et nous retourne les sens, nous accablant et nous allégeant, mêlant indistinctement les raisons et les déraisons qui mènent au bout du chemin, à la dernière page du livre. « tu t'en es allée une nuit après nous avoir signifié ton désir de dormir et la nuit depuis lors m'est une autre tombe... De ma tristesse.-Ton visage s'est refermé pendant que tu dormais et pourtant je le savais déjà : que ce n'était pas le sommeil qui l'avait refermé... mais une fois de plus les mots vous manquaient alors même que vous vous compreniez et plus que jamais en ces déclins du jour...

     

    Du plus tendre aveu.-Tu m'as manqué dès que j'ai su que je m'en irais, lui dit-elle... » L'omniprésence de l'intime et du fugace confère à ces pages le noir et le blanc, couleurs de deuil, non pour enfouir l'âme endolorie, la triturer à l'excès, mais bien plutôt pour glisser sous les pas de celui qui reste, une autre portée musicale, lui tendre un arc où réapparaîtront les couleurs, les poinçons d'espérance, l'écriture de feu, la réparation. C'est à cela sans doute que s'attache le livre de JLK, hors- champ, mais dans la lumière matinale sur le chemin des bois, s'en revenant au soir. Avec légèreté, sans emphase, avec les mots sacrés pour le dire, ces sacrés mots, l'empyrée et le refuge qu'il s'est choisis, à la Désirade, sur les hauts de Lausanne, pour continuer et faire entendre...

     

    De la permanence.- Ce que nous laissons semble n'être rien, mais c'est cela que nous vous laissons et cela seul compte : que ce soit vous....

    Francis Vladimir, le 09 décembre 2023

     

    Jean-Louis Kuffer, Prends garde à la douceur. Editions de l'Aire, 2023.

     

  • Par les prés et les villes

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    (Pour L. la nuit venue)
     
    Le silence n'a pas duré:
    nous nous parlons la nuit:
    dès que je me suis endormi,
    elle est là dans le pré
    le grand pré d'herbe sous la lune
    où nous restons pieds nus
    seulement à nous écouter...
     
    La nuit, l'autre vie continue,
    l'air a fraîchi la-bas,
    tous deux revenant sur nos pas
    embrassés comme au souvenir,
    nous sourions à la lumière
    de la ville endormie
    de l'autre coté des rivières
    où des gens vivants vont mourir...
     
    Peinture: Félix Vallotton

  • Le combat de Salman Rushdie est d’un Quichotte voltairien

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    Dans un premier récit détaillé, à glacer le sang, de la tentative d’assassinat qu’il a subie le 12 août 2022, puis au fil d’une remémoration de son retour à la vie, secondé par les siens (dont l’admirable Eliza, son épouse), et plus largement ensuite dans la réflexion que lui inspire un acte apparemment dément quoique soumis à la logique implacable des fous de Dieu islamistes, Salman Rushdie, avec Le couteau, laisse entrevoir, avec la possibilité d’une seconde chance, une espérance vitale…
     
    27 secondes. C’est à peu près le temps qu’il vous faut, précise Salman Rushdie, pour dire le Notre Père ou réciter un sonnet de Shakespeare. Et l’écrivain en sait quelque chose et y a même perdu un œil, vu que c’est exactement 27 secondes qu’a duré l’attaque sauvage qu’il a subie le 12 novembre 2022 à 10h.45 du matin sur la scène de l’amphithéâtre de Chautauqua, 27 secondes qui auraient dû lui être fatales après la quinzaine de coups de couteau qui lui lacérèrent le visage, le torse et les membres, jusqu’au moment où son agresseur fut maîtrisé et menotté par un policier passant par là en l’absence, par ailleurs, de tout dispositif de sécurité.
    27 secondes chronométrées : la scène a donc été filmée par tel ou telle des plus de mille spectateurs présents pour entendre la conférence de l’auteur des Versets sataniques – entre vingt autres livres -, censé parler des villes-refuges pouvant accueillir aux States, des écrivains menacés dans leur propre pays, initiative à laquelle Rushdie avait participé entre autres nombreuses activités solidaires, et voilà que le refuge présumé était devenu le piège tendu par un forcené de 24 ans qui avouerait plus tard qu’il n’avait jamais lu que deux ou trois pages des écrits de ce mécréant et vu deux ou trois vidéos sur Youtube consacrées au même « hypocrite », comme il qualifierait Salman Rushdie, décidément pas « une bonne personne », donc à supprimer au nom du Dieu superbon…
     
    Comme dans un roman de Rushdie
     
    Entre les 27 secondes qu’a duré l’exécution ratée et les trente-trois ans de tribulations vécues par Salman Rushdie depuis sa condamnation à mort, en février 1989, par le Grand Inquisiteur chiite Rouhollah Moussavi Khomeini, un abîme fantastique s’est creusé à la barbe posthume de l’ayatollah défunt (il est mort en juin 1989), dans lequel un écrivain aux fictions extravgantes s’est vu rattrapé par « la réalité ».
    Aux dernières nouvelles, une récompense de deux millions de dollars reste offerte à celui qui, enfin, fera la peau à l’infâme mécréant – mais cet âne d’A. (pseudo vengeur du Libanais Hadi Matar dans Le couteau) n’en verra pas la couleur, alors même qu’il passe pour un héros aux yeux des islamistes radicaux. Au demeurant, son procès a été ajourné au motif que sa défense exigeait d’accéder au livre paru, alors même que l’homme au couteau continue de plaider non coupable et n’a pas émis le moindre signe de repentir envers sa victime « hélas » survivante…
    D’ailleurs le terme de « victime » se discute aux yeux de certains, et Le couteau illustre, dans un mélange de juste colère et de jubilation sarcastique, quel révélateur de la bassesse humaine aura été « l’affaire Rushdie », où nombre de politiciens – de Jimmy Carter à Boris Johnson, entre autres) et de chers confrères en littérature, ou de journalistes mal intentionnés, n’ont cessé de pointer la caractère « illisible » de ses livres et son opportunisme, son besoin d’être remarqué, sa frivolité de viveur après son installation aux Etats-Unis, bref l’exagération monstrueusement coûteuse qu’aura représenté sa protection alors qu’il était supposé ne plus rien risquer – à cela près que les services secrets britanniques ont quand même déjoué six complots visant à la liquider !
    Ce que ses détracteurs « éclairés » n’avaient pas vu, guère plus en somme que ses ennemis aveuglés par le fanatisme religieux, c’est la prodigieuse capacité d’amour que recèle l’œuvre littéraire de Salman Rushdie, déployant, en sa foison baroque, les multiples aspects de la vie, et les ressources de bonté et de beauté de celle-ci qui s’opposent à ses penchants mortifères.
    Comme nous tous, et comme le Candide de Voltaire, le cher Salman, Indien de naissance, métèque de sa Majesté après avoir fui les colères alcoolique de son paternel, et désormais citoyen américain, n’aspire à rien d’autre qu’à la paix et à la liberté, au bonheur consistant à « cultiver son jardin » au milieu des siens, à parler avec ses amis (nous tous ) des livres qu’il lit et à en ajouter puisque tel est son plus vif plaisir. Cela étant, dans une version moderne du Quichotte de Cervantès, l’auteur des Versets sataniques n’en a pas moins continué de se battre contre « l’infâme » (encore ce Voltaire !) qui prétend détenir la seule vérité, et prône la mise à mort de tout mécréant. Or l’Artiste, chez lui, a toujours précédé le polémiste et, souvent, brouillé les cartes.
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    Et voici qu’on le poignarde, comme on a bastonné Voltaire. Et voilà qu’il s’en sort par miracle et que d’aucuns invoquent une protection céleste. Alors lui, intraitable, d’opposer au couteau un livre au titre impliquant le double usage de l’instrument – couteau à pain des familles, couteau suisse des picnics sympas, couteau à cran d’arrêt du voyou, poignard mortel - comme le mot peut détruire ou sauver…
    « Pendant un demi-siècle, écrit Rushdie à propos de la supposée « force supérieure » qui l’aurait protégé, moi qui croyais en la science et la raison, qui n’avais pas de temps à consacrer aux dieux et aux déesses, j’avais écrit des livres dans lesquels les lois de la science étaient souvent subverties, dont des personnages étaient télépathes, se transformaient en bêtes meurtrières quand venait la nuit ou bien tombaient d’un avion d’une altitude de près de dix mille mètres, survivaient et se voyaient pousser des cornes, des livres dans lesquels un homme vieillissait deux fois plus vite que la normale, où un autre homme se mettait à flotter un centimètre et demi au-dessus de la surface de la terre, où une femme vivait jusqu’à l’âge de deux cent quarante-sept ans. Qu’ avais-je donc fabriqué pendant cinquante ans ? Je voulais dire : je pense que l’art est un rêve éveillé. (…) Je ne crois pas aux miracles mais ma survie est miraculeuse. Bon, d’accord, qu’il en soit ainsi. La réalité décrite dans mes livres, oh appelez-la réalisme magique si vous voulez, est devenue la véritable réalité dans laquelle je vis ». Et comme c’est vrai pour Le couteau !
     
    Bienvenue au club des poignardés…
     
    Ce qu’on apprend en lisant ce « livre de la vie » tenant à la fois d’exorcisme et de réponse (fermement) pacifique aux violents, c’est qu’avant Salman Rushdie, deux grands écrivains au moins ont subi le couteau et y ont survécu : à savoir le Nobel de littérature égyptien Naguib Mahfouz, coupable d’avoir défendu… un certain Rushdie ( !) dans un ouvrage où une centaine d’écrivains et d’intellectuels avaient pris son parti contre le terrorisme religieux, et poignardé en pleine rue du Caire à l’âge de 82 ans, en octobre 1994 ; et Samuel Beckett, le 7 janvier 1938, qui subit le même sort après avoir refusé de donner de l’argent à un voyou le menaçant dans une rue de Paris - ledit agresseur se prénommant Prudent. Or Beckett tint, au procès de celui-ci, à faire face à son agresseur et à lui demander la raison de son agression, Prudent lui répondant, le neuz baissé, qu’il ne savait pas, et qu’il s’en excusait.
    Or cette confrontation, que Rushdie appelle « le moment Beckett », et qu’Eliza lui déconseille vivement, le romancier l’imagine de toutes pièces dans un chapitre majeur du Couteau où il dialogue avec A. dont l’essentiel de l’argumentation tient en un mot qui plairait à Michel Houellebecq : soumission. Soumission à Dieu, soumission à l’unique vérité proclamée et ressassé par l’imam Youtubi. Soumission et mort à l’insoumis !
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    L’amour plus fort (si, si) que la mort…
     
    Si son meurtrier raté lui lance qu’il est haï par deux milliards de personnes, Salman Rushdie lui répond qu’il a toujours cru, pour sa part, en la force de l’amour, et c’est la force principale du Couteau, soeurs et frères : c’est l’amour.
    L’amour d’une femme, d’abord, merveilleuse de présebce angoissée. Laquelle Eliza est accueillie par la famille de Salman, en 2017, avec ce mot plein de tendresse : « enfin ! ». L’amour de ses fils chéris, de sa soeur et des enfants de celle-ci. L’amour de ses amis, à commencer par son agent, dit le Chacal, Andrew Wylie qui l’a défendu mieux que personne à l’époque de sa condamnation à mort. L’amour-amitié de ses amis écrivains, dans un biotope où règnent souvent jalousie et défiance. Et c’est Martin Amis en train de mourir du cancer, et qui lui adresse un message si fraternel. C’est Philip Roth et son propre crabe. C’est Ian Mc Ewan. Ce sont les innombrables messages qui font suite à l’attentat, où Biden et Macron , mais aussi Boris Johnson faisant amende honorable, y vont de leurs hommages à coté de tant d'anonymes émouvants.
    L’amour qui lui vient, dit-il, lui l’athée, de la Bible autant que de sa culture indo-musulmane. L’amour de la littérature. L’amour de son corps qui a décidé, avec lui voire malgré lui, de vivre. Sait-on assez quelle merveille est un corps ?
    Tout cela qui fait ressentir, par contraste, la solitude de son agresseur soumis à la haine des imams vociférant sur Youtube. Mais Salman ne va pas jusqu’à absoudre le malheureux. La seule chose qu’on puisse souhaiter à celui-ci, c’est de lire Le Couteau dans sa triste prison et, comme Prudent à Beckett, d’implorer le pardon de son frère humain…
     
    Salman Rushdie, Le couteau. Traduit de l’anglais par Gérard Meudal Gallimard, collection « Du monde entier », 268p. 2024.
    À lire aussi : Quichotte, de Salman Rushdie, aux édition Actes Sud. 2020.
     
     
     
     
     
     
     
     
     

     

  • À la rencontre de Rimbaud par divers sentiers de traverse...

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    A l’opposé de toutes les formes de récupération du mythe, Sylvain Tesson et Frédéric Pajak, personnellement très impliqués, mais sans narcissisme pour autant, retracent, chacun, des parcours marqués par une commune intelligence du cœur et comme une prescience de ce qu’est vraiment la poésie. Deux livres qu’on peut dire «inspirés» par leur sujet, pour passer d’un millésime à l’autre…

    La poésie, ou ce qu’on désigne par ce terme à la fois précis et vague, englobe aujourd’hui tout et son contraire — et particulièrement dans la culture à dominante française —, à savoir l’émotion esthétique primesautière la plus largement partagée (poésie de l’aube, poésie de l’enfance, poésie des couchers de soleil, etc.), parfois limitée à des clichés fleurant le kitsch, ou la manifestation la plus élaborée, épurée et raffinée, du langage humain à sa pointe sensible affleurant l’indicible, aboutissant à des excès de sophistication qu’illustrent certains «poéticiens» et autres «poéticiennes» actuels qui eussent amusé Rabelais autant que Molière, et qu’un certain Arthur Rimbaud, malotru plus que ceux-ci, eût simplement conchiés comme il le fit, de son vivant, des bimbelotiers parnassiens, entre autres confrères plus ou moins éminents auxquels échappaient tout juste Hugo et Baudelaire, ou Verlaine son amant…

    Or Rimbaud lui-même, en son angélique et calamiteuse dualité, et par delà le cliché démago de l’ado révolté et les interprétations talmudiques de ses poèmes, illustre bel et bien cette réalité schizophrénique de ce qu’on dit la poésie, que ceux qui l’aiment savent tout ailleurs… 

    C’est cela: la poésie est ailleurs, et notamment celle-ci: «Lire Rimbaud vous condamne à partir un jour sur les chemins», écrit Sylvain Tesson au début d’un périple amorcé «sur le terrain», dans la foulée du jeune fugueur ralliant Bruxelles depuis Charleville. Signe du temps: le grand voyageur qu’est Tesson doit passer un test sanitaire avant de se mettre en route, remarquant que la «mise en batterie de l’humanité» est en passe de s’accomplir dans le monde sous le régime de la «congélation techno-sanitaire». 

    A sa première étape belge, il relève incidemment une enseigne qui signale la récupération locale de l’idole: «Rimbaud Tech, incubateur d’entreprises»… Puis c’est l’effigie du poète sur les murs de tel Hôtel de Paris ou de tel bistro. Le ton est donné: très attentif et non moins informé, chaleureux et souvent caustique pour couper court à toute jobardise. 

    Et quant à l’ailleurs, va-t-on donner dans le tourisme culturel? Absolument pas. Car ledit ailleurs sera, surtout, celui de la poésie, la présence de Rimbaud selon Tesson étant à chercher essentiellement dans ses poèmes. Or les citations de ceux-ci, brèves mais toujours parfaitement choisies (et reproduites en fine typographie bleue) seront comme les cailloux d’un Poucet fort avisé, les mains aux poches et la (dé)marche vive. En allons-nous!

    La crâne et tragique marche au réel

    Sylvain Tesson n’y va pas par les quatre chemins de la psychanalyse sourcilleuse, de la sociologie à pieds plats, de l’obsessionnelle politisation de tout et n’importe quoi, ni de l’explication explicative de la textualité du texte. C’est un lecteur de grande erre, qui sait le poids des mots et ne s’en paie pas à bon marché mais nous en régale quand il y a de quoi — et l’affreux Arthur est un geyser momentané qui crache des étoiles entre ses glaviots.

    Je dis bien: l’affreux Arthur, génial et qui le sait, avec un ange et un serpent en lui qui se mordent et s’emmêlent les ailes et les couilles. Entre seize et vingt ans, l’adolescent à dégaine dangereusement angélique, qui s’en défend par d’immondes grossièretés de défense, est habité par un génie qui ne visite pas tout le monde, au dam de ceux qui prétendent que chaque môme est un Rimbe qui s’ignore — et ses mots le prouvent. 

    Pas besoin d’avoir un diplôme pour voir que Le Bateau ivre est, dixit Tesson, l’«un des plus mystérieux poèmes» qui soient, jeté sur le papier par un enfant à grosses pognes et zyeux bleu glacier dans la brume. Or l'Arthur n'a jamais vu pouic d'océan...

    D’où vient le môme, le père absent, le frère aîné gommé de la photo de groupe, la «mother» à la fois «bouche d’ombre» et giron vers quoi retourner quand ça craint vraiment trop — Tesson l’aime bien quand même, la paysanne aux abois —, le Gavroche du temps de la Commune à Paname chez les zutiques, le fugueur de quinze ans et le fuyard de la vingtaine tardive aux ailes noircies qui voit son salut dans les choses et s’ennuie à crever en Arabie: tout cela, que chacune et chacun sait déjà plus ou moins, notre Sylvain marcheur le rappelle en insistant (exemple à l’appui «sur le terrain») sur l’importance de la marche, justement, éclairée par le génie et non moins contrariée par ce diabolique semeur de poux.

    Quant au génie, on «fait avec»…

    Qu’on menace Rimbaud du Panthéon ou qu’on en fasse, ce qui ne vaut guère mieux en somme, un «icône gay»; que Claudel le théophore le messianise à l’instar d’Isabelle la sœur cadette très catholique qui eut la charité dernière de l’assister dans son très dégoûtant martyre de Marseille: peu importe, n’est-ce pas? si la joie jaillie de la tragédie de vivre demeure et luit, comme disait l’autre, tel un brin d’espoir dans l’étable, une paille d’or dans le tout-venant, une fleur d’innocence sur le fumier dégôutant.

    Citons alors: «Je suis le piéton de la grand’roue par les bois nains; la rumeur des écluses couvre mes pas. Je vois longtemps la mélancolique lessive d’or du couchant». Ou surgis de l’enfance rêveuse dans son trou d'ennui: «J’espérais des bains de soleil, des promenades infinies, du repos, des voyages, des aventures, des bohémienneries enfin». Ou se penchant sur Ophélie pour toujours endormie: «Les nénuphars froissés soupirent autour d’elle /Elle éveille parfois, dans un aune qui dort, /Quelque nid, d’où s’échappe un petit frisson d’aile:/ - un chant mystérieux tombe des astres d’or»… 

    Le génie poétique? Sylvain Tesson en propose, au passage, une esquisse de définition: «savoir avant de voir, connaître avant de goûter, entendre avant d’avoir écouté», etc. Compte tenu du fait, cela va sans dire, que le génie multiforme virevolte, comme son homonyme persan des Mille et une nuits, entre indéfini et défi à l’infini…

    Et l’envers du génie, la part d’ombre, voire d’abjection? Sylvain Tesson préfère ne pas trop s’y attarder, sans édulcorer du tout la période plombée par les «hommeries» de la fameuse saison en enfer; et ce qu’il dit de la longue marche finale du Rimbaud revenu à la «case réel», marqué au coin du sens commun et de la compassion non sentimentale, restitue parfaitement la dimension tragique de cette destinée.

    «Je m’en allais, les poings dans mes poches crevées»…

    Nés à un siècle de distance, Arthur Rimbaud et Frédéric Pajak, entre autres points communs à détailler un soir autour d’un bock virtuel, ont partagé le goût et l’art (une façon d’art de vivre) de ce qu’on appelle la bohème, mais là encore gare au cliché recyclé: ces deux-là seraient les premiers à moquer le «bourgeois bohème» en sa fade «coolitude»...

    Le bon vieux cliché de la bohème parisienne artiste et littéraire, en revanche, comme Puccini l’a chantée, de la bamboche des artistes sous les toits à la mort de Mimi la beauté tubarde, convient parfaitement, pour le décor stylisé, à ce qu’auront vécu le jeune Arthur à l’aube de la Commune, ou Frédéric au temps des barricades de mai 68.

    Poésie tocarde que La Bohème chantée par Aznavour ou Léo Ferré dans Quartier latin ou Salut beatnik ? Pas plus que l’imagerie liée aux «vilains bonshommes» auxquels s’agrégea Rimbaud. Mais la réalité que stylise, idéalise ou masque le cliché est la seule chose intéressante. Et si la vraie poésie échappe aux clichés en sublimant «le réel» par la musique et les images ou le «sens augmenté», le poète reste un de nos «frères humains» jusques et y compris dans sa pire dèche, qu’on peut se passer d’exalter.

    Cent ans après Rimbaud, Pajak a (re)vécu la révolte dionysiaque de celui-ci en phase avec une génération, et c’est en somme cela qu’il raconte, avec autant de fortes intuitions que de savoir acquis d’expérience, en entremêlant, dans le roman-photo de sa propre histoire, les éléments biographiques reliant trois poètes dont chacun fut «bohème» à sa façon, à savoir Isidore Ducasse, statufié sous le nom de Lautréamont, Germain Nouveau, figure moins connue mais aux foucades et aux folies et repentirs significatifs, dont la quête existentielle et spirituelle tourmentée, parallèle à la marche inexorable de Rimbaud vers son propre «désert», est ressaisie avec autant d’émotion.

    Frédéric Pajak, pas plus que Sylvain Tesson, n’est ce qu’on dirait un «spécialiste», au sens technique actuel. Tous deux, cependant, en amateurs (au sens de ceux qui aiment) plus qu’éclairés, ont le mérite de nous ramener à la Poésie dans ce qu’elle de plus pur, en illustrant le «miracle Rimbaud», équivalent en plus foudroyant du «miracle Verlaine», sans jamais découpler ce qui surgit par le Verbe de ce qui se vit par la chair. 

    Tous deux, avec ce qu’on pourrait dire le sens du «milieu juste» cher à Montaigne, évitent autant la sacralisation que l’acclimatation du poète, lequel s’efface en somme, transmetteur, devant la poésie elle-même: «La main d’un maître anime la clavecin des prés; on joue aux cartes au fond de l’étang, miroir évocateur des reines et des mignonnes, on a les saintes, les voiles, et les fils d’harmonie, et les chromatismes légendaires, sur le couchant»…


    «Un été avec Rimbaud», Sylvain Tesson, Equateurs/France Inter, 217 pages.

    «J’irai dans les sentiers», Frédéric Pajak, Editions Noir sur Blanc, 293 pages.

  • Ainsi soit-il

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    (Le Temps accordé. Lectures du monde, 2021)
    À La Maison bleue, ce 14 décembre 2021. - Ma bonne amie est mourante, à la fois avec nous et déjà partie, comme notre mère l’a été pendant son long coma. Les visites des anges des soins palliatifs se suivent, je les vois passer comme en rêve, tout ce qui nous arrive, une heure après l’autre (elle disait en mai dernier : avançons désormais un pas après l’autre), me semble irréel et impensable à dire ou écrire, cela se passe comme hors de notre portée et de toute volonté - plus réel tu meurs suis-je tenté de dire mais je m’en abstiens -, c’est à la fois atrocement « comme ça », tout est fait « pour son confort » et la voici au mur des fusillés me dis-je en me reprochant cette formule qu’elle trouverait d’un pathos déplacé, plus juste serait le simple constat : que les heures passent et qu’elle trépasse.
    Un léger accroc, avec Sophie, sûrement lié à notre état de fatigue et d’émotion, nous a opposés dans une discussion sur le « compostage » des défunts, auquel je suis viscéralement réfractaire et qu’elle défendait, puis nous avons pleuré et sommes tombés dans les bras l’un de l’autre…
    Vers onze heures ce soir, après le départ de la belle soignante au prénom de Maeva qui lui avait administré une piqûre de morphine, je me trouvais dans la chambre voisine quand Sophie m’a appelé sur un ton alarmé, j’ai regardé ma montre et me suis dit que c’était arrivé, et c’était en effet arrivé : ma bonne amie, ma chérie avait cessé de respirer, et la suite de mes gestes et de mes pensées s’est enchaînée comme ceux d’un automate, j’ai donc appelé la centrale des soins qui m’a promis de nous envoyer quelqu’un, et ce quelqu’un nous a rappelés et a parlé à Sophie « comme à sa secrétaire », puis ce quelqu’un du genre quadra barbu visiblement contrarié par le timing de la prestation s’est pointé et, nous saluant à peine, a demandé où se trouvait « la personne décédée », alors que j’attendais quelques mots d’éventuelle compassion voire de condoléance, mais rien, aussi, me retenant de le prier de foutre le camp, c’est moi qui me suis éclipsé pendant qu’il expliquait à notre fille aînée qu’il lui fallait récupérer ses instruments dans sa voiture afin de retirer le pacemaker du corps dûment identifié, etc.
    DE L’EFFICACITÉ. - Tel préposé de nuit à la fonction du constat, se montra ce soir-là d’une impassibilité glaciale tranchant dans la mare de pleurs au point que la défunte ou le défunt eussent été tentés de pleurer de concert avec les survivantes et les survivants – mais le constat fut le constat…
    DE LA FORMALITÉ. – Il n’y a pas, au demeurant, à se formaliser du fait que le professionnel s’exécute selon les normes, ou alors ce serait céder à l’émotionnel informe, voire au pulsionnel difforme…
    DE LA GESTION DES AFFECTS. – Dès le constat protocolé vous serez pris en charge par les diverses structures professionnelles à disposition, pour autant que vous le souhaitiez, vu que la gestion du deuil reste à option, mais n’hésitez pas à vous sentir libres d’être encadrés…
    DU PLUS TENDRE AVEU. - Tu m’as manqué dès que j’ai su que je m’en irais, lui avait-elle dit…
    SES DERNIERS MOTS. - On n’est pas triste : on est abattu, on est mort de fatigue tout en constatant qu’on respire encore. Donc je me suis réveillé ce matin à côté d’une morte enveloppée dans le linceul de son drap de vivante, je me suis rappelé ses derniers mots à Sophie : « À présent je voudrais dormir », et c’est notre fille aînée aussi qui a trouvé l’intitulé de nos adieux prochains : Cérémonie de lumière… (À La Maison bleue, ce mercredi 15 décembre 2021)
    QUE DES DETAILS. – Le plus ancien souvenir qui me revienne, à propos des objets restant là après la mort de quelqu’un, date de l’école primaire, dans la classe de Mademoiselle Chammartin, qui nous apprit un matin que notre camarade Toupie ne reviendrait pas, et je me souviens qu’à cet instant les objets qui se trouvaient sur son pupitre me sont apparus avec une sorte de présence accrue, et j’ai pensé que c’était triste et que c’est ça que me disaient les objets de Toupie, bien rangés comme il les avait laissés, toujours très ordré, avec ce quelque chose d’un peu terne qu’il avait lui aussi, de modestes objets peu voyants, un plumier gris et une gomme, des crayons bien taillés et un taille-crayons qui maintenant avaient un air abandonné ; jamais je n’avais ressenti cela, ce qu’on nous avait dit de la maladie de Toupie, comme quoi son sang avait trop de globules blancs, ne m’avait pas vraiment touché, tellement notre camarade était pâle, mais à présent c’était autre chose, et beaucoup plus réel à mes yeux au point que je m’en souvient tant d‘années après - et ce matin je regarde ses objets à elle et constate que les objets d’une femme sont différents des objets d’un enfant, etc.
    Dessin Thierry Vernet: Portrait de Lady L. en 1987.

  • Ceux qui pensent climat

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    Celui que la disparition du permafrost groenlandais inquiète / Celle qui répète à ses amies du groupe tricot du quartier des Oiseaux que c’est surtout aux enfants qu’il faut penser / Ceux qui en concluent que nous vivrons bientôt tous dans des pays chauds comme les Africains à l’époque / Celui qui redoute les particules fines de l’air qui te rentrent jusque dans les poumons précise-t-il / Celle qui suit l’évolution de la déforestation en Amazonie où elle se rend tous les soirs via Google Earth / Ceux qui se méfient des faux anticyclones / Celui qui prétend que la nature reste la nature / Celle qui a rêvé qu’il neigeait dans l’église la nuit de Noël / Ceux qui font leur bilan carbone après chaque « rapport » / Celui qui parle franchement de son ressenti climatique à ses camarades du groupe de conscience / Celle qui a toujours dit qu’il n’y avait plus de saisons / Ceux qui sont en froid avec leurs collègues niant le réchauffement climatique / Celui qui voit dans la dernière pluie un signe de plus / Celle qui impose le zéro déchet à ses locataires immigrés / Ceux qui affirment qu’ils ont mal à la planète / Celui qui se dit une espèce en voie de disparition / Celle qui ne reconnaît plus la mer de glace de son enfance / Ceux qui demandent à leurs héritiers de composter leurs restes dûment triés on est bien d’accord, etc.

  • Tel fils, tel père

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    (Le Temps accordé. Lectures du monde VII, 2024)
     
    À La Désirade, ce vendredi 6 septembre. – Besoin d’ordre. Grand besoin d’ordre. Très grand besoin d’ordre, me dis-je ce matin en me reprochant de céder trop souvent, ces derniers temps, à la tentation du néant...
    Hier encore je lisais les pages incomparables d’André Suarès consarées à Bach et à Shakespeare, et précisement je me comparais à cet immense plumitif pour conclure : cloporte...
    Ce qui me ramène à Bouvard et Pécuchet : cloportes s’il en est. Mais Flaubert en a fait un palais à la manière du facteur Cheval ramenant les cailloux de partout avec sa brouette pour en faire ce qu’il en a fait : le Monumentum à la sainte bêtise, quelque chose à partir de rien, l’imbécillité du Garçon devenant poème à se fendre la malle tout en brossant de l’époque le tableau le plus sérieux, comme qui dirait « en creux » ou « par défaut ».
    Sur quoi, je ne sais diable pourquoi, je me suis récité le Notre-Père en hésitant sur les derniers mots…
    Or mon besoin d’ordre de ce matin, c’est plutôt du côté de notre mère qu’il faut en chercher l’origine, et c’est avec notre fille aînée que tout à l’heure nous allons nous régaler à ma nouvelle cantine de la Valsainte - familles !
    Et toi, cloporte, rappelle-toi le programme du poète (Henri Michaux) au seuil du jour: «Le matin, quad on est abeille, pas d'histoire, faut aller butiner»...

  • Calet à la paresseuse

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    Le Rêveur solidaire (9)
    Le journalisme français actuel manque terriblement d’un Henri Calet. Entendons par là: d’un homme de plume qui soit à la fois un reporter et un poète, capable de parler du monde actuel et des gens sans cesser de donner du temps au temps, et dont l’expression se reconnaisse comme une petite musique sans pareille.
    Or Calet, dans une époque certes moins soumise à la frénésie que la nôtre, avait ce double talent du témoin engagé et du rêveur, de l’observateur acéré et de l’humoriste anarchisant. On en trouvera une superbe illustration dans Les deux bouts (Gallimard, 1954), série d’une vingtaines de reportages-entretiens réalisés auprès de gens peinant, précisément, à «nouer les deux bouts», et que le journaliste aborde avec autant de souci du détail véridique que de malicieuse empathie; ou dans le premier recueil de chroniques, souvent merveilleuses, d’Acteur et témoin (Mercure de France, 1959).
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    Ecrivain avant que de prêter sa plume au journalisme, Henri Calet se fit connaître en 1935 avec La belle lurette, premier roman très nourri de sa propre enfance en milieu populaire et qui l’apparente, par son ton âpre et vif et sa vision du monde douce-amère, aux écrivains du réalisme «noir» à la Raymond Guérin ou à la Louis Guilloux.
    Après ce premier livre régulièrement redécouvert, Henri Calet publia Le mérinos en 1937 et Fièvre des polders, en 1940, qui lui valurent l’estime du public lettré sans toucher le grand public. Paru en 1945, Le bouquet, où ses souvenirs de captivité nourrissent l’un des meilleurs tableaux de la France occupée, faillit décrocher le Prix Goncourt, mais ce fut plutôt par le journalisme que le nom d’Henri Calet gagna en notoriété publique à la même époque. Par la suite, l’oeuvre du chroniqueur et celle du romancier-autobiographe n’allaient cesser d’interférer, pour aboutir parfois (notamment dans Le tout sur le tout, l’un des plus beaux livres de Calet, datant de 1948) à des collages inaugurant une forme nouvelle, ainsi que le relève Jean-Pierre Baril, omniconnaisseur de l'oeuvre et de la vie de Calet, dans sa préface à Poussières de la route.
    Ce dernier recueil, précisons-le, fait suite à la publication d’un autre bel ensemble de chroniques rassemblées par Christiane Martin du Gard, dernière compagne et exécutrice testamentaire de Calet (De ma lucarne, Gallimard, 2001), et le lecteur découvrira, dans les notes bibliographiques, quel jeu de piste et quel travail de recomposition a été celui du jeune éditeur biographe - Jean-Pierre Baril prépare en effet une biographie d’Henri Calet à paraître. Ainsi qu’il me l’a rapporté, les papiers laissée par Calet après sa mort (en 1956), et notamment sa correspondance, constituent une véritable mine, encore enrichie par d’inespérées découvertes sur le passé souvent obscur de l’écrivain.
    C’est en décembre 1944 qu’Albert Camus, sur proposition de Pascal Pia, invita Calet à collaborer au journal Combat, inaugurant un activité qui allait se disperser (un peu à la manière d’un Charles-Albert Cingria) entre de nombreux journaux et revues, à commencer par les publications issues de la Résistance. De cette période de l’après-guerre en France profonde, où sévissait l’épuration, Calet se fait l’écho dans deux reportages en Avignon et à Dunkerque, en 1945-1946, racontant respectivement une tournée houleuse (et qui faillit très mal tourner) du président Daladier, puis une confrontation de Paul Reynaud avec les communistes enragés et autres veuves de guerre. «On exécute beaucoup ces jours-ci», note Calet en passant, avant que Daladier, évoquant les «mégères exorbitées», ne lui rappelle les furies du Tribunal révolutionnaire.
    Au passage, le lecteur aura relevé la totale liberté de ton du reporter, qui commence son récit par l’aperçu d’une terrible séance chez un dentiste d’Avignon lui arrachant une dent sans lâcher sa cigarette. De la même façon, qu’il décrive un monument aux morts faisant office simultané de wc public, tire sa révérence à un obscur soldat tombé pour la France en 1940 («Ici repose un inconnu, dit Fenouillet»), acclame la nouvelle tenue des fantassins français «chauffée électriquement à l’intérieur au moyen de piles», raconte ses débuts à Berlin dans l’enseignement non dirigiste selon la méthode de Maria Montessori, visite les «dessous de grand navire» de l’opéra de Paris, échappe de justesse à un pervers lausannois ou vive avec la Garonne une sorte d’idylle poétique, Henri Calet ne cesse de combiner l’observation surexacte et la fantaisie, parfois pour le pur et simple plaisir d’écrire ou de décrire, selon la formule de Cingria, «cela simplement qui est».
    Comme «notre» Charles-Albert ou comme Alexandre Vialatte, comme un Raymond Guérin ou un Louis Calaferte, Henri Calet se rattachait en somme à cette catégorie peu académique des grands écrivains mineurs, dont le style résiste parfois mieux au temps que celui de maints auteurs estimés suréminents de leur vivant.
    Ce qui saisit à la lecture de Calet, c’est que le moindre de ses écrits journalistiques est marqué par le même ton, inimitable, qui fait le charme à la fois piqûant et nostalgique de Rêver à la Suisse ou de L’Italie à la paresseuse. Ces promenades littéraires, de fil en bobine, relient enfin la partie digressive de l’oeuvre à sa partie narrative, dont on commence seulement à évaluer l’ampleur, la cohérence et la qualité.
    Mais Lison, lisez donc Calet: c’est un régal!
     
    Henri Calet. Préface et notes de Jean-Pierre Baril. Poussières de la route. Couverture (magnifique) de Massin. Le Dilettante, 317p.
    A lire aussi : la Correspondance d’Henri Calet avec Raymond Guérin (1938-1955), établie et préfacée par Jean-Pierre Baril. Le Dilettante, 347p.

  • Votre attention s'il vous plaît...

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    (Le Temps accordé. Lectures du monde VII, 2024)
     
    À La Désirade, ce mercredi 4 septembre. – Le brouillard était remonté ce matin jusqu’à la Désirade quand je me suis aperçu, damned, que j’avais oublié hier soir, sur le rebord d'un des bacs de permacuture de la terrasse, mon carnet Leonardo de 222 pages rempli de mes notes à l’encre verte et une cinquantaine d’aquarelles que la pluie aurait pu diluer affreusement mais non : la solide couverture de la collection Paper Blanks a tenu bon, et le dommage se limite à quelques coulures vertes ici et là, entre le 30 octobre 2021 et le 27 avril 2022 - avec toutes les pages que j’ai consacrées aux derniers mois de la vie de ma bonne amie, puis à notre deuil…
    Dans la foulée, cela m’a rappelé un autre « deuil » qu’il m’a fallu faire, et cette fois pour de bon, puisque le carnet n’a jamais réapparu dans les bureaux d’objets trouvés de Paris et environs, lorsque, un certain 11 septembre sortant de chez Marina Vlady que je venais d’interviewer, et juste avant d’apprendre ce qui se passait à New York, j’ai oublié, à un guichet de métro, cet autre carnet contenant des mois de notes et de croquis aquarellés…
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    Ce jeudi 4 septembre. - Au temps moche et limite glacial qu’il fait ce matin de la Sainte Rosalie (ermite retirée près de Palerme et morte en 1170, dont le corps ne fut découvert qu’en 1624, et ce fut alors que cessa l’épidémie de peste), j’oppose la plus joyeuse humeur en dépit des détails atroces évoqués par Salman Rushdie dans Le Couteau, récit de la tentative d’assassinat qui a failli lui coûter la vie en août 2022, et que j'ai commencé de lire hier; et ce matin j’ai relu le récit déjà saisissant, daté de 1993, que nous avons publié dans Le Passe-Muraille une année après la fondation de celui-ci, et je lis à l’instant, dans mon Almanach de la mémoire des coutumes que «les plus jolies choses ne sont que des ombres » à en croire Dickens, mais on pourrait dire le contraire et là c’est moi qui signe sans donner dans l’optimisme béat, mais la lecture du Couteau en dit autant sur la bonté des gens que sur leur éventuelle abjection.
     
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    Ce qui est sûr est que l’affaire Rushdie a été un révélateur au niveau mondial, un sismographe de la haine et plus qu’un symbole : un fait qui nous révèle tous les jours, encore et encore, ce qui se passe aujourd’hui dans le monde partout où il y a des prisons pour ceux qui pensent librement, à savoir presque partout...
    J’ai publié hier, avant de me lancer dans la lecture de Surveiller et punir de Michel Foucault, dont les premières pages sur la torture et les supplices ont de quoi nous réjouir (!), le récit de Rushdie consacré aux années d’après la Fatwah, mais ce matin : que deux likes sur Facebook, à croire que tout le monde s’en fiche, ou peut-être ce texte est-il trop long, ou peut-être les gens en ont-ils leur claque de cet emmerdeur comme les Anglais à l’époque qui ne voyaient en lui qu’un dommage collatéral alors qu’on était en pleine crise des otages…
    Or les remarques, dans Le couteau sur l’état actuel de la vie privée à l’ère des réseaux sociaux où tout un chacun n’existe qu’en fonction des likes et autres followers, où la privacy est considérée comme un défi à la transparence, où réseaux et médias se liguent pour une inquisition de tous les instants, font que le nom même de Salman Rushdie se confond à mes yeux à la voix secrète et personnelle du sage inconnu, et c’est mon frère humain que j’entends en le lisant ici, au bord du ciel, alors que le brouillard monte et submerge notre val suspendu, etc.

  • Le méchant Dieu

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    Pour Philippe Rahmy

    Cependant des affres des nuits d’enfants me revenaient des cris que ma double nature souriante et révulsée ne parvenait pas toujours à acclimater, comme ce matin la sombre nature du jour plombé de pluies acides me porte à me rappeler d’autres mots de nos enfances à travers les années et les siècles, et tous les maux dispensés par Celui que mon trop sage ami Lesage appelait le méchant Dieu.

    Au chevet de l’enfant de verre, le méchant Dieu veillait. L’enfant de verre était l’instrument du méchant Dieu : l’un de ses préférés. Le méchant Dieu n’aimait rien tant que les pleurs et les cris de l’enfant de verre. Le méchant Dieu appréciait certes toutes les merveilles de la nature, selon l’expression consacrée, le méchant Dieu laissait venir à lui l’enfant sirénomèle et le nain à tête d’oiseau, mais une tendresse particulière l’attachait à l’enfant de verre dont les os produisaient, à se briser, un doux son de clavecin qui le ravissait. En outre, le méchant Dieu se régalait des accès de rage et de révolte de l’enfant de verre, qui lui rappelaient sa propre rage et sa propre révolte envers l’Autre, dit aussi le Parfait. L’enfant de verre était la Tache sur la copie du Parfait. Avec l’enfant de verre, le méchant Dieu tenait une preuve de plus que l’Autre usurpait cette qualité de Parfait que lui prêtait sa prêtraille infoutue de prêter la moindre attention à l’enfant de verre, sauf à dire : Volonté du Seigneur, thank you Seigneur.

    °°°

    Un jour qu’il pleut de l’acide, il y a tant d’années de ça, je me trouve, interdit, à regarder les planches coloriées du garçon à face de crocodile et de la fille aux ailerons de requin, dans l’Encyclopédie médicale de nos parents, et jamais depuis lors cette première vision ne m’a quitté, que le méchant Dieu se plaît à me rappeler de loin en loin sans se départir de son sourire suave et ricanant, me désignant à l’instant, tant d’années après, ces mots de l’enfant de verre sur le papier : une voix s’élève, puis s’interrompt, sans mélodie, ni vraie ligne rythmique, en suivant l’arête des dents…

    Les dents de la nuit sont le cauchemar de tout enfant, mais ce ne sont que des lancées, comme on dit, tandis que l’enfant de verre continue de se briser tous les jours que Dieu fait, comme on dit. Les dents de la nuit de l’enfant de verre ne cesseront jamais de le dévorer, pas un jour sans un cri, c’est un fait avéré mais que je te propose d’oublier vite fait, mon beau petit dont nous avons compté toutes les côtes, sous peine de douter du Parfait, tandis que la prêtraille dicte à la piétaille ce qu’il faut penser : que ce sont les Voies du Seigneur.

    °°°

    Il pleut, ce matin, une espèce de pétrole, et les mots de l’enfant de verre me reviennent, je n’invente pas, la parole est besoin d’amour, je le sens enlacé par le mauvais Dieu, peu à peu le mauvais Dieu le serre en le baisant aux lèvres et en le serrant dans ses anneaux d’invisible boa denté, et doucement, imperceptiblement, comme de minuscules biscuits qu’on émiette dans la langoureuse buée des tisanes de nos maladies d’enfance, doucement les os de l’enfant de verre se brisent en faisant monter, aux lèvres du méchant Dieu, ce sourire que nul ne saurait imaginer avant de le voir, ce qui s’appelle voir – mais l’enfant de verre me garde de l’imposture de dire quoi que ce soit que je prétendrais savoir sans l’avoir enduré et que je lui déroberais – je te hais de préférer ma souffrance à la tienne ; je suis né en me fracturant le crâne et le coeur à l’arrêt ; j’ai perdu très jeune les êtres que j’aimais… il me reste une mère… ma mère s’est assise entre les deux fenêtres, elle me tend une tasse de thé au jasmin : j’embrasse ses mains et l’odeur de la pluie…

    Les serpents de pluie de ce matin sont les larmes de je ne sais quel Dieu, je ne sais ce matin quel corps j’habite, je reste ici sur cette arête du crétacé de Laurasia où je reviens prendre l’air, bien après que les mers se furent retirées, laissant alentour moult débris d’enfants de mer aux os brisés dans le grand sac du Temps, mais la voix de l’enfant de verre me revient une fois encore : c’est presque trop beau ; le ciel grogne au loin ; un fort vent se lève, gorgé d’écailles et de perles ; une fenêtre claque, un rire traverse les étages…

    Mes larmes sur ton front, méchant drôle, quand tu écris enfin : une mouche vient boire au bord des yeux ; on dirait une âme se lavant du péché…



    (Extrait de L'Enfant prodigue, récit paru en 2011 aux éditions d'autrepart)



    Les citations en italiques sont extraites du Chant d'exécration de Philippe Rahmy intitulé Demeure le corps et publié chez Cheyne, en 2007, grand livre de douleur et d'amour. 

    Image vidéo: Philippe Rahmy.

  • Ceux qui vont aux nouvelles

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    Celui qui se demande ce que mijotent ses voisins avec leurs visiteurs basanés / Celle qui te demande s’il y a eu des coups de canifs dans ton contrat de mariage avec Yolande / Ceux qui répètent tout haut qu’ils n’en ont rien à souder de ce qui bout dans la casserole des autres et pourtant on se pose des questions / Celui qui téléphone à la sœur du moribond pour lui demander « où ça en est » / Celle qui aimerait en savoir plus sans oser te le demander ce soir de deuil / Ceux qui promettent que « ça restera entre nous » / Celui qui répète à Suzanne que c'est pour son bien qu’il lui pose toutes ces questions / Celle qui a perdu de vue Marie-Rose depuis leur catéchisme et n’a rien su de sa transition vers ce Robert qu’on dit un chic type et dont la moustache rappelle celle du Clark Gable de la grande époque / Ceux qui se font renseigner sur le voisinage par le facteur qu’on appelle Verge d’or / Celui qui pourrait faire chanter tout le quartier avec ce qu’on dit qu’il sait / Celle qui fait celle qui n'en sait rien tout en relayant la rumeur / Ceux qui balancent tout sur Facebook et les médias aussi doivent être au courant si ça se trouve, etc.

  • De l'humour au pays des nains de jardin

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    Le Rêveur solidaire (8 )
     
    Avec les « histoires à voix haute » d’Ernst Burren parues sous le titre de Feu d’artifice, le plus détonnant cocktail de comique suisse d’essence populaire, après Emil et Zouc, Le Laitier de Peter Bichsel et les Nains de jardin de Jacques-Etienne Bovard, crépite de malice drolatique au fil d’une fresque villageoise savoureusement détaillée...
    L’humour helvète existe : le monde entier l’a rencontré en mars 2016 lorsque, à l’occasion de la Journée des malades, le président de la Confédération suisse Johann Schneider-Ammann, sérieux comme un pasteur à l’enterrement de sa vie de garçon, a prononcé une allocution consacrée au rire et à ses vertus thérapeutiques. Sans le vouloir, notre brave ministre fit se gondoler la Toile tout en relançant, à son insu de plein gré, une forme de doux ahurissement et de terrienne gaucherie qui constituent, entre autres et dans une veine très particulière, ce qu’on peut dire l’humour helvétique.
    Or celui-ci se retrouve à chaque page du Feu d’artifice de l’instituteur soleurois retraité Ernst Burren, rassemblant un peu plus de vingt « histoires à voix haute » où les multiples locuteurs (et trices) d’un village, en pur dialecte tribal, racontent la vie du lieu en constante relation avec la vie du monde. Irrésistible !
    Cela commence par l’inénarrable histoire de la mémé en fin de vie dont le petit-fils, à qui l’on a dit que les morts de récente date pouvaient transmettre des nouvelles aux plus anciens déjà casés au ciel, se demande s’il est indiqué de lui faire raconter au pépé les dernières péripéties de la vie de la famille, à savoir l’arnaque financière que le père a évité de justesse après qu’on lui a annoncé le gain d’une énorme somme, ou comment la mère s’est résolue à en finir avec le chien Sami sans le brusquer.
    En dialecte soleurois dans le texte cela donne : « jetze isch s grosi / schon e wuche im schpitau /und d mueter het gseit / äs läbi äuä nümme lang / s häre wöui eifach nümme », ce que vaillamment Ursula Gaillard traduit sans majuscules par : « une semaine déjà / que mémé est à l’hôpital / et maman a dit / qu’elle devait plus en avoir pour longtemps / que son cœur n’en pouvait plus », etc.
    Or il faudrait l’entendre, puisque aussi bien il s’agit d’histoires à voix haute : il faudrait entendre toutes ces voix entremêlées en récit choral, avec l’accent, comme on a un bonus avec l’accent des hauts jurassiens de Zouc, du traînant accent vaudois d’Oin-Oin ou de la bonne dame de François Silvant recevant les témoins de Genova…
    Séquences juste plaisantes, à la manière d’Emil, que les tableautins de Feu d’artifice ? Bien plus que ça : suite vivante et vibrante de mini-récits reflétant autant de mentalités en mutation et de mœurs se télescopant, où se concentrent moult observations aiguës sur les faits et gestes d’une société naguère bien ancrée dans sa terre et désormais en voie d’urbanisation mondialisée, genre classe moyenne s’éloignant de l’église mais s’accrochant à des restes de principes, où les caves familiales servent parfois de fumeries aux ados laissés à eux-mêmes, où tel jeune forcené sème la panique en fracassant les fenêtres d’une maison et des voitures avec un sabre tandis que Marysa se guérit de l’alcoolisme grâce à une médaille à l’effigie du padre Pio et que Sabine raconte comment un Allemand lui a proposé de jeunes escorts noirs , non mais des fois !
    Mimer plus que dénoncer
    L‘humour helvète à la Burren vient de la terre et de la forêt. Il ne s’assied pas à la table des moqueurs. Il est mimétique plus que sarcastique. Pas plus intelligent que les autres, mais au milieu d’eux, et pas fade ni moralisant pour autant. Jamais vache à la vacharde façon française, quitte parfois à faire plus mal en riant noir.
    On ne rit pas du tout, ainsi, à l’évocation de l’enterrement d’Antonio, le fils adoptif des Flüeli, Brésilien d’origine et qui s’est fait tabasser par deux ordures jamais identifiées, quand une femme du village profite de l’occasion pour dire que « comme que comme » il y a trop d’étrangers en Suisse et que si vous ne pouvez pas avoir d’enfant vous pouvez vous y faire sans. On rit noir vu qu’Antonio, handicapé à vie à la suite de l’agression, s’est finalement ôté la vie avant ses vingt-cinq ans et que tout le village l’accompagne à l’église pour épauler les Flüeli malgré cette femme sans cœur.
    Ensuite on rit jaune quand la riche héritière, larguée le jour de son mariage, invite un tas de gens en Engadine à un feu d’artifice pour fêter son départ de cancéreuse en phase terminale, alors même qu’elle n’a pu rallier personne à sa conviction obsessionnelle que le prince Philip a manigancé la mort de Lady Diana…
    Ces histoires disent à voix haute tout ce qui se chuchote dans les recoins, et de leur ensemble concertant se dégage une sorte de polyphonie vocale à multiples échos internes, relevant d’une véritable invention littéraire sous ses dehors spontanés. Jouant souvent sur plusieurs lignes narratives entremêlées, comme dans une conversation où l’on a l’air de sauter du coq à l’âne sans perdre le fil, c’est enfin le reflet d’une Suisse moyenne bien actuelle qui montre sans chercher à rien démontrer, rappelant les mémorables nouvelles de Si Dieu était Suisse de Hugo Loetscher, en moins « intello », ou Les Nains de jardin de Jacques-Etienne Bovard, avec plus d’empathie.
    À propos des nains de jardin, la séquence éponyme de Feu d’artifice est tendrement désopilante, qui évoque la décision d’un certain Erwin, pourtant très bien considéré dans la commune à l’époque, de garder ses beaux nains de jardin à la cave tant ils pleurent la disparition de sa femme , laquelle savait leur parler comme personne.
    On se console en imaginant le Président de la Confédération, ce Monsieur Schneider-Ammann si capable dans sa partie, expliquer à ces gentils nains que, dans la vie, c’est comme ça, on peut dire que « niene geit’s so schön u luschtig wie deheim », ainsi que le dit la chanson - que nulle part la vie n’est si belle et si gaie que chez nous, mais voilà que même en Suisse il peut y avoir des pépins : par exemple la maladie dans les hôpitaux, et votre maman s’en est allée, mais maintenant elle est au ciel et elle vous voit, et elle pleurera si elle ne vous voit pas rire, etc.
    Ernst Burren, Feu d’artifice ; histoires à voix haute. Traduit du soleurois par Ursula Gaillard. Editions d’En Bas, 172p, 2017.

  • Allegria

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    (Au minigolf avec Mallarmé)
     
    La liesse est comme une liane
    qui ondule de joie
    dans le pur élan de la flamme
    montée des vagues à vive écume
    comme à ces lèvres ou tout essor
    délie et se résume…
     
    Ton corps est joyeux dans l’effort,
    en athlète des dieux
    tu soulèves et jettes ton poids,
    t’envoles et cabrioles,
    et sans jamais forcer ta voix,
    tu sais parler au fauve,
    au reptile rampant en toi
    que ta chanson d’enfant trouvère
    apaise étrangement…
     
    Nous nous retrouvons tôt matin
    au salon de musique
    à relancer ces airs de rien,
    ces mélodies en tresses
    qui de toujours et pour toujours,
    défiant les optiques,
    tourneront en nos allégresses...
     
    Image. Trisha Brown & Co.

  • Éloge du brouillard

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    D’aucuns vont prétendant que le brouillard est l’ennemi Numéro Deux, après la pluie givrante, de la déambulation radieuse. Or je m’inscris en faux contre cette vision des choses. Le brouillard, que Gustave Roud disait le Seigneur de l’Automne, et qui agit à vrai dire quand il veut et partout où il veut, jusqu’à Salamanque - le brouillard est un révélateur de visions précisément.
    De ma fenêtre haute de Sent, en basse-Engadine, d’où se déploie ordinairement la vue du val splendide à tendres gazons jusqu’au château de Tarasp, sous le promontoire duquel l’Inn descend en gracieux méandres dont les multiples S annoncent Scuol et Seraplana et Sbruck en Autriche, on ne voyait ce matin-là qu’une grande présence de velours de suie aux reflets d’anthracite et j’étais comblé : je me revoyais en Cornouailles et à Salamanque.
    Le brouillard de Cornouailles est aussi remarquable, on le sait, que celui qui remonte soudain le long des flancs du Machu Pichu, mais le brouillard le plus étonnant au monde (in the World) est le brouillard à Salamanque, qui flotte à moyenne hauteur de passants et coupe ceux-ci à la taille, au tronc ou à fleur de tête, produisant dans ses meilleurs moments d’intéressantes variations à la Magritte...
    A Sent, ce matin-là, le brouillard était également inventif, traversé de longues grandes formes inquiètes cheminant comme des âmes en peine, sans doute sortie des légendes du Trentin voisin, peut-être montées des contes de Dino Buzzati, soudain dissipées par un coup de dague de la lumière matinale ouvrant une faille vers les hauteurs de Guarda, à trois coups d’ailes de choucas, et de nouveau plus rien, autant dire : tout à imaginer…