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Livre - Page 2

  • Ce qui chante en nous

    littérature

     



    Que tout est bien. - Je me trouvais ce soir-là dans la lumière accordée de Cortone, et de ce balcon je voyais le monde, et je me disais que tout était bien. Je ne connaissais personne et nul ne savait où je me trouvais à l’instant précis dans ce lieu de beauté. Je me sentais pure liberté et pure bonté dans cette lumière intemporelle. Je n’étais que réceptacle, ou qu’alambic, ou que vase communicant. Je ne voyais alors que la face claire du monde, j’absorbais et j’étais absorbé.

    littérature

    De la seconde naissance. - Un jour je m’étais éveillé à cette conscience et à cette effusion de l’ être qui se reconnaît, et cette seconde naissance m’avait vu commencer de balbutier et de griffonner sur des paperoles avec la gravité de l’aspirant druide retrouvant les antiques formules au bois sacré. A Cortone, ce soir-là, je ne voyais de l’Univers que les couleurs du tableau qui s’estompaient dans la lumière d’éternité : tous les verts assourdis des petits prés suspendus, de l’autre côté de la plaine du fond de laquelle montaient quelques fumées pensives, les touches d’ocre tendre ou de gris rouillé des murets, le gris bleuté des oliviers, les flammèches noir océan des cyprès solitaires ou groupé en rangs de croches sur la partition, et la couleur orange de l’heure diluant les tuiles tièdes et les murs terre de Sienne, et la paille dans le bleu du vert, et le blanc dans l’argile rougeoyante, et tantôt comme un voile de gaze, tantôt comme une feuille de papier huilé brouillaient la vision, puis se distinguaient de nouveaux détails et de nouveaux rapports dont la totalité plénière m’apparaissait comme une figure de l’harmonie pure.

    littératureDe l'état chantant. - C’était à Cortone, ce pouvait être partout mais ce soir-là c’était à Cortone que je m’étais retrouvé dans cet état chantant. J’avais sous les yeux l’image même du jardin humain : non la mythique prairie originelle mais le bocage et le pacage, le champ labouré, la haie, l’amenée d’eau, le plant de vigne arraché aux jachères, et subsistant aussi là-dedans le pavot et l’ortie, la ronce et l’odeur sauvage, la vipère là-bas sous les rocs et, là-haut, le martinet fusant comme une serpe sur le champ d’azur coupé d’or.

    littérature

  • Comme un Rembrandt

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    (Aux Maîtres anciens)
     
    La nuit au grand museau muet,
    s’avance en lent silence
    entre les tombes et les bombes,
    sans se blesser dans les rochers,
    aux clochers effondrés,
    ni récuser l’énorme bruit
    de tout le bataclan
    que la vie arrache à la vie…
     
    La nuit broyeuse au grand sourire
    d’amoureuse édentée,
    te regarde dormir
    ou classer tes monnaies antiques
    en regardant ailleurs -
    le Grand Ailleurs, disait-elle ironique
    en visant le Faiseur…
     
    La nuit convulsive d’un Bosch,
    ou d’un Goya camé
    aux effluves de tequila,
    s’agrippe à vous de ses caresses
    et de ses dents vous blesse,
    vous fait soupirer à confesse
    et de votre tréfonds remonte,
    épurée par la liesse ,
    la douce et sainte incantation
    d’un Rembrant en sa ronde …
     
    Peinture: Rembrandt van Rijn.

  • L'amour des prochains

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    Sur le nouveau livre de Pascal Rebetez, galerie de portraits incisifs et tendres. 

    Pascal Rebetez aime les gens, et de préférence les gens ordinaires, ou alors sortant carrément de l’ordinaire. La tonalité affective de son écriture a marqué ses livres en prose, et plus que d’autres les sept lettres mémorables (notamment à son père et à sa fille danseuse) de Je t’écris pour voir, et l’on se rappelle aussi la qualité d’empathie du monologue intitulé On m’appelait Judith Scott, évoquant une figure émouvante de l’art brut. 

    Ce goût des « vies minuscules » cher à Pierre Michon, mais abordées ici avec plus d’élan personnel, à caractère autobiographique,  et sans souci stylistique excessif, se retrouve dans Les prochains, constituant une frise de personnages à la fois « comme tout le monde » et hors normes. Les lecteurs du Passe-Muraille se rappellent le portrait magnifique du vieil employé homo Hubert dit « le Baron », belle figure de dandy provincial croquée à la veille de son trépas, avec autant de malice affectueuse que de sourde attention à une destinée rattrapée par la camarde.

    De la même façon, les vingt-cinq portraits rassemblés ici - de la petite Madame Mai, octogénaire rescapée de la guerre du Vietnam et bienheureuse dans le plus ancien restau vietnamien du Quartier latin, à Paul le barbu de la Gruyère le vieux « pas grand-chose » orphelin malmené par la vie – relèvent-ils tous de la « tranche de vie », parfois bouleversante et souvent cocasse, souvent aussi entremêlée avec la vie de l’écrivain lui-même, voire du journaliste « sur le terrain ».

    S’ils ne sont pas ciselés à l’esthète, ces portraits n’en dégagent pas moins une émouvante beauté, avec l’impression que Pascal Rebetez les « parle », nous associant à tout coup au partage affectueux, mais jamais sucré (la vie ayant été « vache » pour plus d’un d’entre eux) de la sympathie qu’il voue à ces frères humains.  (jlk)

    Pascal Rebetez, Les prochains, éditions d’autre part, 164p.

    Cet article est inséré dans Le Passe-Muraille, No 88, d'avril 2012, à paraître ces jours.

  • Les damnés


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    …Ils nous ont dit que la barque était pleine, ils ne nous ont même pas demandé qui nous étions ni d’où nous venions, d’ailleurs ils étaient en train de regarder la télé où il était question du virus dont nous serions porteurs et des terroristes se cachant parmi nous, ils nous ont dit de nous montrer dignes et de nous rappeler, enfin, que les derniers un jour seront les premiers…


    Image : Philip Seelen

  • Au vocabillard

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    Académinable. - Se dit, chez les gens de lettres envieux ou non conformistes, de tout candidat à l'Académie.
     
    Ambiglu. - Substance physiopsychique indéfinissable, dont on ne saurait établir le genre non plus que la fonction, qui explique cependant certain état, ou qualité d'indétermination chez le sujet. "Où en est Dominique ? Va-t-il (elle) enfin se décider entre la jupe et le pantalon, ou marinera-t-il (elle) encore longtemps dans cette espèce d'ambigu ?
     
    Amorosité. - Etat de prostration lancinante que connaissent les jeunes gens en proie au malheur d'aimer.
    Amouroir. – Maison de retraite destinée aux séducteurs décatis et aux courtisanes chenues.
    Anarchevêque. – Dignitaire ecclésiastique prônant la libération sexuelle dans les couvents et les jardins d’enfants, l’abolition des dogmes et l’hostie à la mescaline.
    Barthouse. – Partie fine rassemblant de jeunes sémiologues et de vieux lotophages. Par extension: sauterie durant laquelle des individus des trois sexes échangent force propos sémiorotiques en toute alacrité ludique.
    Bigotoir. - Lieu clos dans lequel on entreprend de déligoter une dame des liens trop étroits de sa bégueulerie.
    Biseauter. - Embrasser, dans la langue du Moyen Âge. "Sa gente Dame étant de glace, il la biseauta".
    Boudisme. – Religion faite de bouderie et de quiétisme, où se sont réfugiés certains chrétiens déçus de leur Eglise.
    Bourdieusard. – Variété germanopratine et / ou provinciale du bondieusard, également signalée dans les universités d’Amérique du Nord et du Japon urbain.
    Chalumette. - Bergère pleine de grâce.
    Chaordre. - Etat dans lequel s'est trouvé le monde après que la première paire humaine eut fauté "Les événements ne sont jamais absolus, leurs résultats dépendent entièrement des individus. Le malheur est un marchepied pour le génie, une piscine pour le chrétien, un trésor pour l'homme habile, pour les faibles un abîme. Tantôt nous nous croyons au ciel, et tantôt en enfer. En réalité, nous sommes en plein chaordre." (Joseph de Maistre in Rien n'est à sa place)
    Chômerie. - Situation sociale endémique et perdurante de chômage et de mômerie.
    Confessoir. - Antichambre où les dames se déshabillent et se rhabillent avant et après la confessée.
    Courtoiseau. - Jeune gandin gourmé qui s'essaie à la séduction: "Où sont les gentils damoiseaux ?/ Gente saillies et joie passées / Plus ne voit -on que courtoiseaux / Enflant paroles compassées".
    Crédole. - À la fois créole et crédule. "Toutes les femmes ont un charme spécial et particulier qui leur convient en propre. Pour Mahaut d'Orgel, c'est le charme crédole". (Raymond Radiguet)
    Crédulerie. - "L'oisiveté de certains peuples n'a d'égale que leur crédulerie". (Guizot, Le Protestantisme en Navarre)
    Crinoline (sainte). - Aux jours de sainte Crinoline, les femmes, entraînées dans un tourbillon de plaisirs, vont de bal en bal et de souper en souper, vivant vite,ne restant jamais chez elles, se donnant beaucoup. Hélas, quand la fête est finie, peu d'entre elles ont l'art de bien vieillir, cet art exquis d'achever de vivre à la façon des damnes de jadis qui, sages enfin, mais toujours coquettes, abritaient pieusement, sous la dentelle, les débris de leur beauté fanée et souriaient, doucement souriaient à la jeunesse dans laquelle elles retrouvaient les figures de leurs souvenirs.
    Croulettes (patins à) .- Escarpins munis de talons à ressorts et dispositif roulant, qui accélèrent les successions en régime monarchique.
    Dandillero. – Jeune élégant de naissance bourgeoise, très soucieux de sa chère personne et poussant néanmoins le raffinement pervers jusqu’à faire croire, dans les salons où il fréquente, que rien ne lui importe tant que le sort des damnés de la terre.
    Dégauche. - Excès pendable dans la déliquescence égalitaire. Saturnales vérolutionnaires. "Le grand plaisir du dégauché est d'entraîner dans la dégauche" (André Gide, Mes Autocritiques, encore inédit).
    Démophilie. - Maladie de langueur qui atteint les principautés exsangues.
    Égalitière. - Couche de paille grossière destinées aux joncherie de l'intelligentsia dégauchée.
    Érotaille. - Libidinage prolongé, confinant au métier. "Monsieur vécut dans l'érotaille et mourut dans le cognac". (Saint-Simon, Mémoires apocryphes)
    Freudaine. – Ecart de conduite d’un genre à la fois ancillaire et scabreux, quoique sans conséquence connue.
    Frisqueton. - Archaïque. N'est plus usité que dans la locution: prendre un frisqueton. Chez les dames de l'entourage des reines: s'enrhumer en prenant son plaisir sur de la neige, ce qu'on appelle de nos jours un chaud-froid. "Le vieux Duc d'Alençon, averti de ce que sa femme s'estoit amourachée d'un postillon, feignit de se faire conduire aux eaux pour s'en retourner sitôt après et la surprendre. Mais elle,le devinant, s'en alla aux champs avec son amy au risque de prendre un frisquet on". (Le Nonaméron, scènes de la vie des provinces).
    Funébricité. - Lubricité inspirée par le voisinage des tombeaux.
    Funérailler. - Brocarder aux services funéraires.
    Gobiner. - Cultiver les différences, les inégalités, les cloisonnements; redresse les barrières de classes et de races.
    Groupustule. - Cellule pathogène du tissu social à laquelle est imputable partie du processus vérolutionnaire. Par extension: symptôme inflammatoire et purulent qui apparaît à la surface des sujets atteints de vérolution.
    Happy Fuel. – Appellation dont s’affublent les parvenus de l’or noir. « L’arrogance des ces happy fuel nous fait sourire de commisération, nous autres, quand la véritable aristocratie ne se chauffe qu’à l’antique bûche ». (Mémoires de Monsieur du Foyer).
    Informer. - Rendre les populations informes et leur ôter toute jugeote personnelle par contamination massive de l'opinion.
    Kafkan. – Grand manteau d’ombre.
    Lacancaner. - Se dit d'une façon de clabauder en termes à la fois précieux et obscurs, dans les milieux où se distille le snobisme intellectuel.
    Laitudiant. - Variété de légume qui pullule sans croître dans les démocraties avachies par le bien-être.
    Lapidonder. - Redoubler de lapidité. ""En lisant les Philippiques, le roi de Macédoine disait à ses courtisans que ses cailloux l'auront fait lapidonder" (Plutarque)
    Larmiller. - Garder les yeux humides afin d'en obtenir plus d'éclat séducteur. "Elle (la Reine) larmillait à tout ce qu'on lui disait, s'attachant le monde par ce procédé-là". (Perrault)
    Léninifier. – Endormir par de belles paroles. Dorer la pilule. Faire passer les lendemains qui déchantent pour des lanternes vénitiennes, etc.
    Luthernaire. - Lucarne si étroite qu'elle ne permet pas même de deviner la couleur diu ciel. "L'Eglise réformée, outre qu'elle doit s'élever sur une roche aride et darder vers les cieux un clocher tout sec de l'allure d'une trique, sans le moindre ornement, n'aura la toiture percée que de luthernaires afin que les fidèles s'exercent à distinguer le Bien du Mal dans la ténèbre. (Calvin, De l'esprit de clocher).
    Orgastule. - Cellule très rembourrée dedans quoi se laissent volontiers enfermer gentes dames et damoiseaux, tourbe rurale et patriciat tout emmêlés. "Jouxte la rivière estoit le beau jardin de plaisance; au milieu d'icelluy le beau labyrinthe et l'orgastule". (Rabelais, Comment estoit le le manoir des Thélémites)
    Pierrlotter: - Grelotter sur des mers inconnues.
    Pieuvrer. - 1) Violer après avoir ligoté solidement les quatre membre de la victime. "L'attirance des contraires entre si fort dans l'esprit humain qu'il n'est pas une femme, menue et gracile, qui ne rêve de pieuvrer un Hercule". (La Bruyère).
    2) Sucer les pendus. "Pie III créa l'ordre religieux des filles de la Pie Oeuvre, chargées de consoler les condamnés, mais cet ordre tomba dans les relâchements que vous savez, dont nous vient le verbe pieuvrer". (Furetière)
    Pinochet. - Sorte de petit hochet en forme d'épingle grâce auquel l'empereur Domitien torturait ses esclaves.
    Pompoiseux. - Pompier dans le genre vaniteux, à un degré qui navre l'honnête homme. "Pour donner une idée du ton pompoiseux du prince de Kaunitz sans cesse en galanterie envers lui-même, il dit un jour à un Russe que je lui présentai: - Je vous conseille d'acheter mon portrait, Monsieur, parce que dans votre pays on sera bien aise de connaître la figure admirable d'un homme qui sait tout, s'entend à tout." (Prince de Ligne, Fragments)
    Pontifidence. - Défiance particulière à la cour de Rome.
    Pornicieux. - "Le Bienheureux Julien, celui-là même qui souffrit le martyre parmi les onze mille vierges, ne haïssait rien tant que les arguments pornicieux". (Voragine, La Légende dorée)
    Pornoir. - Vêtement d'intérieur ajusté, ordinairement de velours noir et brodé des scènes suggestives, parfois aussi ajouré en de surprenants endroits. "Elle était coiffée à la garçonne et vêtue d'un pornoir. Deux caméristes tenues en laisse par un nègre lui suçaient les doigts pour les effiler, et ses regards alanguis tournaient autour d'un vase imité de la Grèce antique". (Elémir Bourges, Venise toxique)
    Prince-sans-rire. – Monarque souriant en permanence lors même qu’il se distingue par la rigueur souveraine de sa justice et de son gouvernement. Jules Renard, dans son Journal, donne un exemple démocratique de certaine mesure typiquement prince-sans-rire : « Au moment où le condamné a la tête dans la guillotine, il devrait y avoir un silence avant que le couteau ne tombe. Un garde républicain sortirait des rangs et remettrait au bourreau une enveloppe et celui-ci dirait au condamné : « C’est ta grâce » ! » Et il ferait tomber le couteau. Ainsi le condamné mourrait dans la joie ».
    Puteau. – Adolescent vierge encore, en lequel sommeille un gigolo.
    Putine. - "Oui, répondit Julie, avec cette grâce putine qui ne la quittait point". (Marcel Schwob, Julie jolie)
    Rococotte. - Courtisane aux atours tarabiscotés, et posant à la sainte flagellée de bonbonnière, qui se rencontre parfois, encore, dans certains salons de thé de province et, à l'état de représentation idéale, sur la jaquette des romans à l'eau de rose se distillant dans les kiosques du Levant.
    Sartrose. – Dégénérescence des articulations cérébrales de l’entendement diurne.
    Sauciologie (ou sotciologie). - Procédé de réduction culinaire des conflits sociaux.
    Sensuline. - Médicament qui fait palpiter les coeurs et s'animer les sens
    Sodomythe. – Théorie nouvelle selon laquelle l’homoparentalité masculine serait une résurgence naturelle des pratiques arcadiennes décrites dans les mémoires perdus du Béotarque Epaminondas.
    Stucre. - Variété de stupre dans sa version édulcorée.
    Suceau, sucelle. – Jeunes gens qui ont encore un peu d’innocence.
    Théophobe. - "Elle était à ce point théophobe que de gros boutons verts lui venaient au nez si quelqu'un, devant elle, en arrivait à parler de la Vierge, voire de l'Enfant", (Marquis de Sade)
    Torticoler. Séduire par des oeillades répétées quelque belle fidèle se trouvant derrière soi à l'office religieux. Torticoler ne doit être confondu en aucun cas avec le verbe torticuler, qui proprement signifie forniculer à l'instar de la tortue. Ainsi dira-t-on qu'Octave voulait torticuler, et non torticoler en compagnie de Cléopâtre, sans quoi sa mort ne ferait point sens.
    Turchidée. - Nom vulgaire de la Vanilla vallaca, petite fleur originaire de Transylvanie. La manière dont les pétales de la turchidée s'écartèlent sur sa tige rappelle les supplices infligés aux Infidèles par Baldus Dracula, grand Hospodar de Valachie.
    Tyranarchie. - Mode de gouvernement qui consiste à tout balayer d'autorité. Après leur séjour en Macédoine, les janissaires acquis à la tyranarchie firent de Constantinople une salade.
    Tolérance. – « Nous n’aimons rien de ce qui est rance ». (Monsieur de Rancé, confidences inédites).
    Urbanité. - "Il y a deux formes d'urbanité: celle qui creuse les distances et celle qui les diminue" (Ninon de l'Enclos).
    Valliconne. - Antonyme de monticule. Petit vallon aux ombrages imprégnés d'humidité.
    Ventripotence. - Gibet tout spécialement dévolu à la pendaison des ventripotentats.
     
    Vérolution. - Maladie honteuse affectant les sociétés. "Les meurtres juridiques, les entreprises hasardées, les choix extravagants, et surtout les guerres civiles fondées sur l'envie d'un chacun sont éminemment l'apanage des vérolutions (Joseph de Maistre, Propos de table d'un réactionnaire savoyard).
     
    Zanzibougre. - Athlète du libidinage à l'africaine.
     
    Image: Le billard de Bilbao, aquarelle de JLK.

  • Questionnaire Marcel Proust

     

     


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    1. Quel est pour moi le comble de la misère?

    -         C’est l’imbécillité et l’impossibilité d’y échapper (coincé dans un ascenseur en panne ou n’importe quel lieu emmuré avec un, voire, pire : deux imbéciles. « L’enfer, c’est les imbéciles » (retouche à Huis Clos)
    2. Quel est le principal trait de mon caractère?

    -           C’est la dualité et le refus d’en sortir ; l’indécision et la paresse d’en sortir.


    3. Quelle est la qualité que je préfère chez l'homme ? Et chez la femme?

    -           Chez l’homme c’est la douceur courageuse et la porosité sensible, enfin tout ce qui brise l’imbécile, donc l’humour. Chez la femme, les mêmes qualités vont pour ainsi dire de soi: elle les a naturellement, donc peu de mérite.


    4. Quel est mon idéal de bonheur terrestre?

    -           Un être aimé et un livre, des enfants petits de tous les âges, le samedi soir au cinéma, des amis pas trop longtemps, le silence de l’aube, la nuit sur le lac. Ce que je vois me regarde.

    -          
    5. Quelles fautes m'inspirent le plus d'indulgence?

    -           Toutes sauf le manque d’indulgence.


    6. Si vous n'étiez pas vous-même, qui auriez-vous aimé être?

    -           Qui je suis sans me regarder.


    7. Où aimeriez-vous vivre ?

    -           Partout avec l’équipement requis : radiateur ou ventilateur.


    8. Ce que j'apprécie le plus chez mes amis ?

    -           L’attention, le rire et la gentillesse.

    -           9. Mon principal défaut

    -           L’indécision.


    10. Mon occupation préférée ?

    -           Faire, et ne rien faire.


    11. Mon rêve de bonheur

    -           M’endormir de bonne heure.

    -           12. Quel serait mon plus grand malheur?

    -           Perdre celle ou ceux que j’aime.


    13. Ce que je voudrais être en ce moment précis

    -           Être en ce moment précis.

    -         14. Mets et boissons préférés ?

    -           Ce qu’il y a sur la table.

    -            Couleurs, fleurs, oiseaux préférés ?

    -           Celles et ceux  qu’il y a au jardin, le long des chemins et dans le ciel.


    15. Mes auteurs favoris ?

    -          Charles-Albert Cingria, Marcel Proust, Louis-Ferdinand Céline, Stanislas Ignacy Witkiewicz, Robert Walser, Vassily Rozanov, Thomas Wolfe, Léon Tolstoï, Anton Tchékhov, Thomas Bernhard, Naguib Mahfouz, Flanery O’Connor, Jean Genet, Raymond Carver, Cormac McCarthy, Constantin Cavafy, Paul Bowles, Ramon Gomez de La Serna, Franz Kafka, Walter Benjamin, W.G. Sebald, Guido Ceronetti, Georges Simenon, Paul Léautaud, Pierre Jean Jouve, Paul Morand, Annie Dillard, Alice Munro, W.G. Sebald + une centaine de viennent ensuite.    

     
    16. Mes héros fictifs ? Mes héroïnes fictifves ?

    -           Tintin, Zorba, Oblomov, Bartleby. Heidi, Marie de Magdala.  

    -          
    17. Mes compositeurs, mes peintres préférés ?

    -           Beethoven, Mozart, Bach, Schubert, Purcell, Puccini, Verdi, Haydn, Mendelssohn, Arvo Pärt.

    -           Lascaux, Giotto, Fra Angelico, Paolo Uccello, Piero della Francesca, Cézanne, Bonnard, Rembrandt, Goya, Munch, Soutine, Hodler, Soutter.

    -            
    18. Le mot que je préfère ? Mon juron préféré ?

    -           Lumière. Pétard de sort de tronc de sang de feu de merdre.


    19. Mes héros, mes héroïnes dans la vie réelle ?

    -           Dieter Bonhoeffer. Betty Hillesum.


    20. Mon personnage historique favori ?

    -           Little Nemo

    -          
    21. Mes prénoms favoris

    -           Pascal, Sophie et Julie.


    22. Ce que je déteste par dessus tout (ou ma bête noire)

    -           La mesquinerie et la duplicité.


    23. Personnages historiques que je méprise le plus

    -           Légion.


    24. Le fait militaire que j'admire le plus ? La réforme que j'estime le plus ?

    -           Aucun. Aucune.

    -           25. Le don de la nature que je voudrais avoir

    -           La présence absolue.


    26. Comment j'aimerais mourir.

    -            Au milieu de ceux que j’aime, avec un peu de morphine vers la fin, comme mon père.


    27. État présent de mon esprit

    -           La reconnaissance sereine.


    28. Ma devise

    -           Ama et quod vis fac.


    29. Si Dieu existe, que voudriez-vous lui entendre dire en vous accueillant?

    -           Bonjour, petit.


    30. Si Dieu existe, que lui dites-vous en arrivant?

    -           Salut, grand.

    (JLK, ce dimanche 22 juin 2014) 

  • Philippe Lafitte, en réaliste lyrique, traverse la banlieue en fusion

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    894304733.jpgÀ l’écart de tout  « discours sur l’immigration », le romancier nous confronte, dans une narration très visuelle et physique,  aux affrontements de jeune chefs de meute  issus de deux communautés – Tsiganes roumains  et banlieusards arabo-musulmans -  par le truchement de personnages ressaisis  entre soumission imposée (pour les femmes surtout) et tentatives d’y échapper, espérances d’une vie meilleure et déceptions amères. Avec le souffle épique d’une fable…   

    C’est un livre étrangement prenant et même envoûtant par sa beauté crépusculaire et son mélange de violence latente et d’âpre tendresse, que le dernier roman de Philippe Lafitte dont le seul titre de Périphéries, géolocalisable au bout de nulle part ou à côté de chez nous, s’étend aujourd’hui à une nébuleuse de banlieues planétaires rejetées par les centres homologués downtown -  ici Paris en pôle magnétique toujours hyper-attirant, et la banlieue parisienne devenue territoire excentré que se disputent certains des individus issus de communautés particulières, plus précisément encore en l’occurrence: Roms en clan d’une quarantaine planqués dans un bidonville naguère démantelé et reconstitué depuis un an, et fratrie arabo-musulmane élargie dont le lien est à la fois traditionnel et déliquescent, le territoire du roman étant à la fois celui des identités tribales et des trafics illicites - leur similitude réduite à la rage de survivre, où le commerce de la drogue reste une base commune et le premier motif de la guerre - le roman de Philippe Lafitte étant aussi bien d’amour et de guerre...

    Au présent de l’indicatif incarné

    L’incarnation romanesque de Périphéries est immédiate avec l’apparition, torse nu dans la froide nuit industrielle, du jeune Virgile en plein effort de musculation tandis qu’alentour vrombissent les moteurs et se percutent les éclairs de lumière - Virgile à fleur de vingtaine et dont on apprend dans la foulée qu’il nourrit le grand projet de ramener son clan des Monescu au pays après trop de galères partagées en la présumée Terre promise, et comme un souffle biblique à valeur de fable se dégage de ces premières pages au présent de l’indicatif  où planent déjà les ombres de diverses menaces.

    Au-delà des stéréotypes

    Autant par sa substance que par sa forme, sa narration très visuelle et le trait percutant de chaque mot, la suite de ses séquences suivant l’évolution des quatre personnages principaux - deux hommes et deux femmes entre vingt et trente ans -, son découpage temporel et ses dialogues à l’arraché, le roman évoque un film à possible extension en série, stéréotypes inclus.

    Mais ceux-ci ne figent pas la vie pour autant, et ce que le « discours sur les banlieues » peut avoir de convenu, voire de démagogique, se trouve ici en butte à une réalité tissée de violence et de contraintes qui font que dans chaque communauté chacune et chacun reste plus ou moins sous emprise, questions d’honneur pour la galerie et de raisons moins avouables en réalité.

    Puisqu’il y a du cinéma partout désormais, et que Virgile le Rom et Nuri son potentiel ennemi sur le terrain du deal, se balancent des amabilités en verlan dont le sujet est une Yasmine voilée de force par son frère et donc interdite au Manouche, on pense évidemment aux deux clans opposés se défiant dans West side story, donc aux petits amants de Vérone, même si l’on n’en est même pas ici aux préliminaires. N’empêche que la tension monte vite aux extrêmes, et d’abord au sein d’une des deux communautés, entre Yasmine qui se tape tout le job familial (la mère est morte, et le père grabataire) après avoir lâché ses études à regret, et son frère Nuri, chef de bande aux investissements quasi mafieux, et lui imposant soumission au nom de l’honneur, de foulard en hidjab.

    Que les exclus s’excluent entre eux et que l’ostracisme périphérique rime avec le racisme franchouille que Virgile et Nuri subiront forcément, chacun de son côté: voilà qui complique la situation, au risque de fâcher les simplificateurs - mais Lafitte montre sans démontrer, ce qui ne veut pas dire qu’il se débine, se dédouane ou renvoie tout le monde dos à dos. C’est plutôt face à face , dans l’emportement des violents et les tentatives d’échappées libres, que le drame se joue et se noue dans la lueur sinistre des brasiers.

    La paradoxale beauté du réel

    Une étrange aura de pureté, mélange de naïveté et d’aspiration vitale à se sortir du piège de la réalité, se dégage de ces Périphéries et cette « lumière » est ce qui nous attache particulièrement aux trois protagonistes positifs du roman et donne sa beauté à celui-ci.

    Beauté du rêve candide de Virgile, loup solitaire qui souffre de l’exclusion des siens et leur offre un avenir de rêve aussi splendide que chimérique - et le personnage s’incarne bel et bien en figure de héros romantique, alors même qu’il a été blessé dès sa tendre enfance.

    Beauté de la rage et du désarroi d’Yasmine, dont l’émancipation de femme intelligente est écrasée par la domination d’un frère aussi moralisant dans sa justification pseudo-religieuse que cynique dans ses menées de chef de gang; enfin beauté fragile de Léna la Roumaine à qui la maladie a interdit de suivre Virgile en France et dont le piège est la pauvreté - beauté de cette humanité fragile, sans rien de complaisant par évocation misérabiliste, mais qui garde quelque chose de sacré, comme dans la scène poignante et magnifique des funérailles nocturnes de la vieille Luana, aïeule et mère de substitution de Virgile dont la dépouille en feu est abandonnée au flux de la Seine, accompagnée par les chants et les prières du clan des Monescu...

    Tout cela, une fois encore, pourrait nourrir une belle fresque vidéo ou cinématographique, mais avec un « plus » qui tient au roman et à ce que la littérature imprime de mémorable à notre rétine psychique ou affective. À cet égard, tant par sa connaissance et ses intuitions liées à son « expérience » latérale de la banlieue, qu’il a côtoyée pendant des années, que par son travail littéraire d’observateur du réel contemporain, amorcé dans ses livres précédents – une plongée mémorable dans l’univers intime et méconnu d’un Andy Warhol transformiste -,  et surtout dans les précédents, Belleville Shanghai Express et sa communauté chinoise de Ménilmontant,  suivi de Celle qui s’enfuyait, portrait en courant d’une Black en quête de résilience , Philippe Lafitte reprend et développe, dans une écriture de plus en plus suggestive, le thème qui le passionne de la rupture, chez ses personnages, d’avec les déterminismes sociaux, politiques ou idéologiques, telle que le lui a inspiré L’Eloge de la fuite du biologiste Henri Laborit. Où le roman renoue donc, avec la touche sensible appropriée, avec les fondamentaux de la condition humaine…       

    Philippe Lafitte. Périphéries. Mercure de France, 174p. 2023.

     

     

  • Notre rire à travers les larmes

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    (Le Temps accordé. Lectures du monde VII, 2024)
     
    À la Maison bleue, ce mardi 3 décembre. – Comment Boualem Sansal se porte-t-il ce matin ? Que ressent-il dans sa cellule ou sa chambre de la section pénitentiaire de l’hôpital algérois où il se trouve confiné à ce qu’on sait ? Est-il vrai qu’il aurait apprécié le fait de ne pas être maltraité ? Est-il vrai qu’il aurait affirmé ces derniers temps qu’il en avait assez de vivre ? Et que voit-il par la fenêtre, si tant est que les murs qui l'enferment soient pourvus de la moindre ouverture ? S’inquiète-t-il de son sort autant que ses proches, amis et lecteurs, ou prend-il les choses avec détachement, comme l’écrivain-visionnaire qu’il est, à la fin de Vivre, son dernier roman, incite ses lecteurs à considérer les choses: l’univers incommensurable en général et notre destinée personnelle en particulier ?
     
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    Telles étaient les questions confuses que je me posais ce matin, après avoir achevé hier soir la lecture annotée de Vivre et avant de reprendre celle de La Vie dans l’univers du physicien rebelle Freeman Dyson (lequel a été délivré de la pesanteur terrestre en 2020) dont certains thèmes se retrouvent dans le roman de Sansal, à commencer par la situation de l’infime créature humaine dans l’immensité des galaxies, l’origine de la vie et ses fins dernières, l’importance de la biotechnologie au XXe siècle et nos relations avec d’éventuelles présences extraterrestres, etc.
    Le dernier chapitre de La Vie dans l’univers est le plus surprenant, auquel je reviens ce matin pour la 42e fois (l’importance du nombre 42 est d’ailleurs relevée par le narrateur matheux de Vivre ), et qui postule la nécessité prochaine, pour l’humanité, de (ré)concilier son penchant religieux et les savoirs de la Science, avec un aperçu du goût de ce scientifique de haut vol pour les échappées imaginaires de quelques auteurs de science fiction, où Sansal aurait sans doute sa place aujourd’hui.
    Boualem Sansal ennemi de la religion, au prétexte qu’il y aurait chez lui du Voltaire algérien ? Mais pas du tout : maintes fois, en effet, l’auteur du redoutable 2084 l’a répété : ce n’est pas à l’islam qu’il en veut, mais à l’islamisme et à l’instrumentalisation sociale et politique du « message » musulman, comparable à l’instrumentalisation faite par tous les fanatiques césaro-papistes des confessions diverses, etc.
    Freeman Dyson rend hommage à l’auteure de SF Madeleine L'Engle , très prisée des enfants et des ados anglo-saxons (elle a écrit une trentaine de romans les visant en priorité) et qui accorde, en chrétienne atypique, plus d’importance aux scientifiques qu’aux théologiens, coupables selon elle de limiter la notion de Dieu alors que « les scientifiques, avec leurs questions, avec leur émerveillement face à la gloire de l’Univers », l’ont aidée dans sa quête de méditation et de contemplation, tant il est vrai qu les spécialistes de biologie cellulaire ou d'astrophysique traitent de la nature de l'existence même au fil de questions d’ordre théologique : « quelle est la nature du temps ? de la création ? de la vie ? Qu’est-ce que la créativité humaine ? Quelle est notre part dans l’œuvre de Dieu ? », etc.
     
    Le nom de Dieu, dans le roman de Boualem Sansal, est repris du « point de vue de Sirius », si l’on peut dire, car le personnage «médiateur » de l’intrigue interstellaire, identifié sous le nom de l’Entité par le narrateur (prof de maths en rupture d’activité universitaires, quadra typique des quadras mâles blancs occidentaux super-éduqués du début du XXIe siècle, dont la compagne Nelly prof de français en zone urbaine sensible combat la décadence de l’enseignement en farouche syndicaliste), n’est elle-même qu’une instance secondaire de la grande horlogerie universelle à peine perturbée, à la fin du roman de Boualem Sansal, par le fracas « provincial » d’une troisième guerre nucléaire dévastant la planète Terre avant sa destruction par effet collatéral « naturel »…
     
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    Deux semaines avant qu’elle ne nous dise - ses derniers mots -, qu’elle désirait juste s’endormir, Lady L. me faisait remarquer, en souriant, qu’il était bon de pouvoir encore rire un peu dans notre situation, et c’est cela que je me dis ce matin, trois ans après cet affreux arrachement, en pensant à Boualem Sansal avec lequel je partage cette si belle parole du Coran : Qu'«il mérite le paradis, celui qui fait rire ses compagnons »...

  • À l'instant retrouvé

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    « Moi, c’était autre chose que j’avais à écrire... »
    (Marcel Proust, Le Temps retrouvé)
     
     
    Pour Mario Martín Gijón
     
    Tu te demandes si le Temps
    restera quelque part,
    et si des années écoulées
    dans l’océan, là-bas,
    où des ombres sombres remuent
    un chant se lèvera
    dont tu ne sais ni d’où il vient
    ni où il portera...
     
    La pluie, en ce matin de guerre,
    lave les mains salies
    en ce monde tant avili
    par vous, par nous, par tous,
    des enfants qui n’en peuvent rien -
    la pluie, le vent, le Temps...
     
    À présent te ravit, petit,
    à la fin de ce jour,
    confiné dans la tour
    des illusions toujours fécondes -
    à la fenêtre du passé,
    la fraîcheur d'un instant
    que tu reçois pour la donner...
     
    Peinture: Rembrandt, Titus

  • Un trésor littéraire à transmettre

     
     
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    La Bibliothèque de LK & JLK, à La Désirade.
     
    (Offre globale gracieuse ou vente détaillée à bas prix)
     
    Aperçu d’une proposition de cession gracieuse ou de vente partielle à prix réduits de notre bibliothèque, comptant plus de 20.000 volumes à caractère principalement littéraire.
     
     
    Cette bibliothèque revêt un caractère tout personnel lié à sa constitution, sur plus de cinquante ans, où la passion de mes jeunes années s’est poursuivie et enrichie du fait de mon activité de critique littéraire et d’écrivain, dès le début des années 1970.
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    Ce corpus, fondé sur ce que j’ai gardé, est le résultat de choix incessants qui m’ont fait donner – notamment à l’institution Bibliomedia - ou vendre, à prix symbolique, des milliers de livres reçus au titre de services de presse durant toutes ces années. Il se distingue donc par une cohérence interne et une « personnalité » qui justifierait, dans l’idéal, une transmission intégrale et gratuite, en l’état, à telle ou telle institution, médiathèque ou centre culturel, qui l’accueillerait tel quel et le mettrait à la disposition du public.
    Idéalement, j’imagine un espace aménagé accueillant les sections diverses de cette bibliothèque (littérature de langue française, littérature romande, domaines russe et slave, domaine germanique, domaine anglo-saxon, domaine italien, domaine hispanique, essais, sciences humaines, collections multiples (Pléiade, Bouquins, Cahiers rouges, Le Dilettante, Quarto, etc.) à consulter ou à emprunter selon le système ordinaire des bibliothèques publiques.
    L’idéal se réalisant, je m’engage à transmettre ce véritable trésor de mémoire sans aucune forme de compensation financière. L’espace en question serait du moins intitulé Bibliothèque de la Désirade, avec la mention souhaitée en lettres discrètes : Donation de LK et JLK.
    Faute de trouver preneur, cette offre « totale » se transformera en offre partielle ou en vente détaillée à prix réduits. 
    Inventaire de la bibliothèque de LK & JLK. A La Désirade.
    Inventaire sommaire
     
    1. À la Datcha
    Au lieudit La Désirade, domicile principal de LK et JLK, sis au vallon de Villard.
    Littérature romande : (nombreux ouvrages dédicacés),
    Environ 2500 volumes.
    Littérature française : (nombreux ouvrages dédicacés)
    Environ 1500 volumes en ce lieu, collections non comprises.
    Littérature russe :
    Environ 700 volumes
    Littératures slaves :
    Environ 400 volumes
    Littératures italienne, espagnole et portugaise :
    Environ 700 volumes
    Littérature allemande et alémanique
    750 volumes.
    Poésie :
    200 volumes
    Collections
    La Pléiade, 150 volumes
    Actes Sud, 400 volumes
    Bouquins, 200 volumes
    Quarto, 50 volumes
    Voyage, 50volumes
    Montagne, 20 volumes
    Beaux-Arts, 250 volumes
    Poches divers
    Folio, 10/18, Rivages, Cahiers rouges, etc., 1000volumes.
    2. À l’isba d’été, bergerie de montagne réaménagée par JLK en bibliothèque
    - Environ 2000 volumes, tous genres et domaines confondus.
     
    3. À l’Atelier de la Ruelle du Lac, à Vevey.
    - Ce lot d’environ 2700 volumes se subdivise en 1200 volumes de la collection blanche des éditions Gallimard, généralement à l’état de neuf.
    + 5oo volumes environ des collections d’essais de Gallimard Sciences Humaines, Bibliothèque de l’inconscient et autres ouvrages de référence en matière philosophique ou historique,
    + 200 volumes de Journaux intimes
    + 500 volumes du domaine littéraire anglo-saxon
    + 200 volumes distribués entre les collections littéraires du Dilettante, de L’Imaginaire, de la Haute Enfance du Promeneur et de L’Un et l’autre, notamment.
    Nota bene : ce troisième lot occupe une pièce et demie non habitable mais pourvue d’un évier et de l’électricité indispensable à son éclairage, au deuxième étage d’une modeste maison du XVIIIe siècle dont les fenêtres donnent sur une cour intérieure. Le coût de sa location est de 300 CHF par mois. À qui reprendrait la location de cet espace, moyennant accord avec la gérance, l’intégralité de son contenu serait acquise gratuitement.

  • Ce qu'étaient nos étés

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    Les soirées d’été s’allongeaient,
    nous nous couchions plus tard,
    nos corps étaient abandonnés ;
    la mer, en vieux seigneur
    rêvait de nous envelopper
    de ses vagues langueurs…
     
    Tu marcherais au bout du sable,
    ce serait ton désert :
    tu tracerais ta propre piste,
    tu aurais seize ans maintenant,
    tu lèverais le tendre voile
    de tes timidités –
    tu te ferais artiste…
     
    Les étés restent déposés
    en nous comme de l’or ;
    il peut se faire qu’on nous dérobe
    notre sang passager,
    mais les étés en nous demeurent,
    à nous bronzer le cœur,
    semblant d’éternité…
     
    Peinture: Cézanne.

  • Une ronde initiatique

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    Sur les Rondes de nuit d'Amaury Nauroy.

     

    L’amour de la littérature est un phénomène tout à fait particulier, qui ne se limite pas plus à un goût esthétique qu’à une passion intellectuelle, mais touche à tous les points de la sphère sensible et filtre les expériences les plus diverses.

    Certains individus ont la foi, comme on dit, et d’autres pas ; certains entendent la musique ou voient la peinture mieux que d’autres; et puis il y a ceux qui aiment la littérature, s’en nourrissent et se plaisent à la partager. Amaury Nauroy est de ceux-ci, qui semble vivre pour et par la littérature, à la fois en lecteur, en passeur et en écrivain se révélant superbement dans ce premier livre intitulé Rondes de nuit.

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    Ce titre découle de la «commotion» ressentie par le jeune homme, il y a une quinzaine d’années, devant le chef-d’œuvre de Rembrandt, au Rijksmuseum, et c’est à partir d’une reproduction de celui-là, sortie d’un de ses tiroirs, qu’il amorce une présentation des «petites proses» constituant son ouvrage, évaluant leur «bien fondé» à la lumière d’un des « détails mystérieux » de l’immense tableau.

    Le détail révélateur, en l’occurrence, irradie de la poudroyante lumière émanant de la toute jeune fille (à vrai dire sans âge si l’on y regarde bien, enfant et future petite vieille), «comme une fée parmi ces soldats», l’air de se demander ce qu’elle fait là, son visage exprimant «la solitude immense d’une personne surprise dans son rêve, comme si elle avait été seule à voir la ronde des poètes en marche».

    Dans sa vision poétique re-créatrice, Amaury Nauroy ajoute que « l’humble petiote ne sait pas encore comment transformer en mots le feu, ni l’étrange source claire qui scintille au milieu de certaines têtes», et d’ajouter que «la parole lui manque», comme on ne manque de conclure que c’est pour pallier le manque de sa propre parole que Nauroy s’est engagé dans ses «petites proses».

    De fait, glissant ensuite d’une image à l’autre, sans se comparer vraiment à «la môme», c’est bel et bien à la propre «scène primitive» de ses Rondes de nuit qu’il s’attache en évoquant, au soir orageux du 26 janvier 2005, à Lausanne, une «soupe chic» donnée en l’honneur de Philippe Jaccottet, au Palais de Rumine, où le poète précise une fois de plus le sens de sa poétique, visant à écrire «tout ensemble contre les désordres du monde et plus modestement contre sa propre mélancolie, dans l’ordre de la lumière».

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    Or, la « sobre dignité » de Jaccottet saisit bonnement le jeune Nauroy et lui donne ensuite envie, en amoureux de la littérature, d’en savoir plus sur un certain Henry-Louis Mermod, premier éditeur de Jaccottet qualifié par d’aucuns de «Gallimard helvétique » et auquel le poète proposait, ce soir-là, que la Ville de Lausanne attribuât le nom d’une de ses rues…

     

    Amaury Nauroy avait 23 ans en 2005, lors de son «espèce d’illumination première», et 35 ans à la parution de Rondes de nuit, dont l’enquête à multiple ramifications va bien au-delà d’un portrait du «Gallimard helvétique», même si plus de 100 pages sont consacrées à cette figure d’éditeur-industriel-mécène genre dandy «coiffé d’un chapeau de beau feutre assez mou (on songe à un beignet au sucre)» et au «visage poupon», selon le qualificatif piquant de Nauroy qui voit d’emblée en Mermod «un drôle de type».

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    La partie Fantaisie de l’investigation – du nom de la fameuse demeure lausannoise de Mermod - est très intéressante, au demeurant, autant par l’aperçu du personnage que par le récit de la solide et fidèle relation amicale et professionnelle nouée avec Ramuz, l’éclairage plus détaillé donné par la petite-fille de l’éditeur ou la digression romanesque voire un brin canaille consacrée au fils Jean-Blaise, dit Pipo, qui de la littérature se «tamponnait l’oreille avec une babouche»…

    De Gustave Roud à Charles-Albert Cingria, du peintre Gérard de Palézieux au fondateur de la Guilde du livre Albert-Louis Mermoud, du journaliste Frank Jotterand à Philippe Jaccottet et Jacques Chessex, tout un univers littéraire et, plus précisément, une famille sensible revivent au fil de la plume du jeune Amaury débarquant d’abord à l’auberge de jeunesse d’Ouchy puis se faisant recevoir à Fantaisie par l’amicale héritière.

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    csm_CRLR01297_5e74d7bdae.jpgSon projet déclaré était de «restituer l’existence, en vérité le pouls d’une tribu de poètes et d’artistes», mais Rondes de nuit nous mène bien au-delà d’un panorama littéraire local, tant le jeune auteur s’implique lui-même selon la chair et l’esprit, mais aussi par la lettre vivante et vibrante.

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    Photo_Jean_Mayerat_2003.jpgIl vit positivement sa quête et la ressaisit, merveilleusement, par l’écriture: il rencontre Maître Jacques à Ropraz, pontifiant un peu entre cimetière et lointains bleutés: on le retrouve dans la cuisine des Jaccottet ou dans le bureau de Ramuz à La Muette ; puis c’est à Grignan une fois de plus qu’il emboîte le pas du peintre Hesselbarth - et la figure aimée de son propre grand-père complétera ce «roman» à valeur initiatique dont l’écriture est déjà d’un styliste accompli – avec le sens du détail cocasse d’un Cingria et des bonheurs d’évocation d’une rare finesse, jusqu’à l’envoi final au vieux maître et frère d’écriture Pierre Oster qu’il retrouve à l’enseigne du même amour partagé de la littérature, et dont il dit simplement : «Le poème du monde entier vibre autour de lui».

    Amaury Nauroy. Rondes de nuit. Le Bruit du Temps, 282p. 2017.

    Ce texte a paru dans la deuxième livraison de La Cinquième saison, en janvier 2018.

    ©JLK 

  • Les zombies au scanner

     

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    J.-F. Duval. Copyright Yvonne Bohler JPEG copie.jpeg

    par Jean-François DUVAL

    « NOUS SOMMES TOUS DES ZOMBIES SYMPAS»: C’est ce qu’annonce le titre du nouveau livre de Jean-Louis Kuffer (éd. Pierre-Guillaume de Roux, 2019).

    Comment nier qu’il dit juste, tant les temps nouveaux sont à bien des égards à la fois fantomatiques, robotiques, déréalisés ? Jean-Louis Kuffer le décline encore autrement : nous sommes tous des Chinois virtuels, tous des caniches de Jeff Koons, tous des auteurs culte. Et plus. Après tout, n’étions-nous pas déjà « tous Charlie » ? Notre époque est une époque de foule, et donc de contamination, où le « Je » ne tend plus qu’à se confondre avec la masse d’un « nous » fort indistinct et indifférencié.

    C’est un livre de colère et de combat – d’une colère paradoxale puisque (lui-même le dit, on le croit et on le sait), Jean-Louis Kuffer est par essence d’un caractère gentil. N’empêche, certaines choses doivent être posées. Et il arrive des moments où un auteur n’en peut plus de toute la poudre qu’on jette effrontément aux yeux de tous, sur tant et tant de sujets. « Nous sommes tous des zombies sympas » est une invite à s’en débarrasser. En rejoignant par exemple et parmi d’autres résistants un Ma Jian, selon lequel, rappelle JLK, la vérité et la beauté sont les seules « forces transcendantes » qui nous permettront de survivre « aux tyrannies des hommes ».
    Comme il est désormais impossible d’explorer la totalité du champ qu’il s’agirait de remettre en question, JLK, en sept chapitres, choisit d’examiner quelques points focaux et révélateurs. L’ambition est, comme on dit, de « mettre le doigt où ça fait mal ».
    Par exemple (on est au chapitre deux du livre), va-t-on considérer qu’un Joël Dicker (au même titre qu’un nombre incroyable d’auteurs très lus aujourd’hui) appartient à la catégorie des écrivains ? Pour être bien comprise, notre époque réclame des distingos, même si personne n’en veut plus. Dicker n’appartiendrait-il pas plutôt à celle des écrivants ? ou des écriveurs ? La question n’est pas du tout anecdotique, de détail. Au contraire ! Dans la mesure où un écrivain, un vrai, DIT à peu près tout de notre société, elle est fondamentale. Comment en effet écrit-on aujourd’hui le monde ? Et quel est à cet égard le rôle décisif de la vraie littérature ? JLK nous rappelle qu’un John Cowper Powys la concevait « comme une sorte de journal de bord de l’humanité ». Sa fonction étant celle d’un miroir révélateur, autorisant une connaissance plus fine de soi, des autres et du réel ?
    Notre problème : dans ce miroir-là, les « zombies sympas » que nous sommes devenus ne peuvent plus guère découvrir que d’autres zombies, en leurs multiples reflets. Autant en prendre acte. Finkielkraut le faisait déjà voici trois décennies, quand il insistait sur le fait que sur le plan culturel, tout n’est pas équivalent, « tout ne vaut pas tout » – quand bien même, dès qu’on quitte ce champ-là, un Joël Dicker est tout aussi sympa qu’un Federer.
    Mais sur son terrain propre (l’écriture), dira-t-on que Dicker est aussi génial que Federer sur le sien (le sport)? Et où placer un Jean d’Ormesson, dans la confusion ambiante des valeurs ? Que valent réellement ses livres dans le vaste domaine de l’histoire littéraire ? (D’Ormesson lui-même n’était pas du tout dupe et ne se leurrait aucunement). JLK juge à raison que D’Ormesson est à ranger, au même titre qu’un George Steiner, au rang des écriveurs (un peu plus doués que les écrivants, car ils font profession d’écrire). Des personnages brillants, dont la plume l’est tout autant, mais qui, au fond ne dépassent guère leur propre flamboyance (derrière celle-ci, qu’y a-t-il ?). Bref, en regard d’un Flaubert, d’un Proust ou de tout écrivain véritable, de simples brasseurs de mots, si éblouisssants et sympathiques soient-ils. Ainsi le livre de JLK va-t-il de questions en interrogations – à une époque où l’on ne s’en pose plus aucune, sinon celles qui obéissent aux très circonstancielles et éphémères exigences du moment.GFWD0923.jpg

    Dans la foulée et pour rester encore un peu dans le domaine de la littérature, JLK pose cette autre question : Michel Houellebecq, si intéressants que soient ses livres en tant que reflet d’un certain état de la société, serait-il, lui, un véritable écrivain ? (c’est-à-dire, pour reprendre les distingos de JLK, non pas un écriveur ou un écrivant) : oui, « un Grand Ecrivain, au sens où un Victor Hugo, un Chateaubriand ou un Balzac » l’étaient ? C’est une vaste question, puisqu’à l’heure actuelle, elle vaut non seulement en littérature, mais dans à peu près tous les domaines censés traduire et révèler ce qui fait le propre de la sensibilité de notre espèce (une faculté dont on se demande parfois si elle n’est pas en train de s’évaporer, à force d’indifférence, de bêtise, de conformisme, d’aliénation consentie, etc). Pour nous aider à penser la chose, JLK cite judieusement quelques vers de Houellebecq qui ne semblent pas entièrement remplir les exigences requises. On les cite :

    « Les hommes cherchent uniquement à se faire sucer la queue / Autant d’heures dans la journée que possible / Par autant de jolies filles que possible / Etc. » )

    Ne serait-on pas assez loin de l’univers d’un Robert Walser ? D’un Eluard ? Mais qui est le coupable ? Où le chercher ? A moins que la poésie et les alexandrins de Houellebecq ne soient de la plus fine, de la plus indétectable ironie? Passons. Après tout, Houellebecq est un homme de son temps, et ne prétend d’ailleurs à rien d’autre (c’est justement ce qui fait tout son succès). Donc voilà : aujourd’hui, au même titre que Sartre en son temps, Houellebecq est en 2020 un homme semblable à tous les autres, un homme qui (humblement) « les vaut tous et que vaut n’importe qui » (magnifique conclusion de Sartre, à son propre propos, dans «Les Mots »). C’est-à-dire, en infléchissant certes un peu l’idée de Sartre, un zombie. Car le phénomène n’est pas nouveau, il se manifeste simplement sous des avatars différents. L’avatar sartien se distinguait simplement en ce que le personnage se voulait un philosophe de la LIBERTE. Un zombie libre (son «pour-soi» qui à la fois « est » et « n’est pas » appartient forcément à la catégorie des morts-vivants – cela c’est moi qui le glisse en passant, JLK n’est pour rien dans cette incartade, petite tentative de me « singulariser »). Zombies nous étions, zombies nous sommes, zombies nous serons. De plus en plus.

    Y a t-il jamais eu rébellion contre cette propension, peut-être innée chez nous, inscrite dans notre espèce ? Sur le sujet de la rébellion possible, et cela me fait plaisir, JLK évoque au passage la figure de James Dean (tous deux nés en en 1947, JLK et moi aurions pu nous retrouver côte à côte au cinéma à regarder «La Fureur de vivre ». Mais aujourd’hui, à l’heure de « Black Mirror » sur Netflix, pouvons-nous encore espérer en cette « adorable trinité de youngsters» (comme dit JLK) composée par James Dean, Natalie Wood, Sal Mineo, dont par instant on aimerait tant qu’ils resurgissent dans le monde d’aujourd’hui ? Sauraient-ils semer quelque zizanie dans notre univers de zombies – ou d’aspirants zombies ? S’y débattraient-ils mieux que nous ? On peut en douter, tant nous les avons rejoints dans leur statut de « rebelles sans cause ». Comme le dit Philippe Muray, cité par JLK : « La rébellion, depuis longtemps déjà, est devenue une routine, un geste machinal du vivant moderne. Elle est son train-train ordinaire. » 1958881849.2.jpeg
    Le bon marquis de Sade disait : Français, encore un effort si vous voulez devenir républicains ! (in «La Philosophie du Boudoir»). Une certaine évolution veut que désormais l’ambition soit devenue tout autre : « Français (mais pas seulement), encore un effort si vous voulez devenir « fun » (des millions de magazines et guides sont là pour nous en donner la recette chaque matin). Comme le dit JLK, le fun est désormais « le liant fluide du consentement par euphorie auditive et visuelle, mais aussi sensorielle et consensuelle. » Du coup, disparition du tragique, et avec lui, de la condition humaine elle-même. Bientôt, autant que des zombies, nous ne serons plus que des animaux très heureux, bâillant aux corneilles (quand bien même en d’autres terribles coins de la planète on continuera d’être en prise avec les vraies difficultés du réel, avec des questions de vie ou de mort, mais à chacun ses soucis.)
    De fait, nous nous trouvons en présence d’un double dispositif : d’un côté un discours qui n’admet plus rien d’autre que le consensus, d’autre part une rébellion qui n’en est plus une. Double dispositif dans lequel une nouvelle forme de langue de bois prolifère toujours davantage, et qui même, s’incrustant plus profondément dans notre être profond, dans notre substance même, cesse d’être langue de bois pour devenir « pensée» de bois. Vrai qu’il est difficile de faire autrement quand il s’agit d’accommoder, sur cette planète, la présence de 8 milliards d’individus condamnés à s’entendre, sauf s’ils se résolvent unanimement à disparaître de sa surface. Sur ce globe envahi (par notre présence), plus rien n’ira de soi qui ne doive tenir du compromis. Mais jusqu’où aller dans le compromis ?
    Si bien que dans «Nous sommes tous des zombies sympas», JLK en vient à prendre résolument la défense de quelques parias. Un Richard Millet par exemple, autrefois encensé, édité chez Gallimard, désormais considéré comme un pestiféré, un paria des lettres françaises. JLK y voit un effet de l’esprit de «délation» qui caractériserait les temps modernes. En soi, le phénomème n’aurait rien d’étonnant : quand tout le monde pense en troupeau, comment pourrait-on éviter que telle ou telle manifestation d’individualité suscite tout à coup de hauts cris d’orfraie. Le mot d’ordre, aujourd’hui, est à La Curée. Pauvre humanité. Une immense partie de celle-ci, parce qu’elle est mise en contact avec elle-même (ce n’était jamais arrivé dans l’histoire de l’humanité), ne supporte tout simplement plus qu’on prenne une opinion CONTRAIRE à la sienne (et c’est bien pourquoi menacent les totalitarismes et les fascismes). Tout se passe un peu comme si, par nature, la société se devait de ne plus admettre le plus minime écart ou excès d’individualité. N’en voulait tout simplement plus. Chacun étant tenu de ne jamais franchir certaines limites acceptables, digestibles. Herman Hesse insistait déjà dans son fabuleux «Loup des steppes» sur le rôle des marginaux, des artistes, et des loups de steppes (le prodigieux et actuel succès de « La panthère des neiges » de Sylvain Tesson m’apparaît pour le coup très révélateur d’une sorte de nostalgie que nous avons d’un mode d’être devenu rare et impossible).

    A lire « Nous sommes tous des zombies sympas», on a l’impression un rien désespérante que seuls seraient tenus à cet impossible des gens qui n’ont pas tous bonne réputation : Peter Handke, Richard Millet et autres « infréquentables » du genre Polanski. (Mais aussi : ces infréquentables doivent-ils s’étonner de l’être quand les gens fréquentables ont aujourd’hui nom Jeff Koons et autres ? )06dillard-articleLarge-v3.jpg

    JLK a l’heureuse idée de nous proposer encore d’autres pistes. Ses principales admirations vont à Anne Dillard, à Zamiatine, à Tchekhov, à Bret Easton Ellis. A Joseph Czapski aussi. Et, en art (puisque on parlait de Jeff Koons), à Nicolas de Staël, Thierry Vernet, Soutine, Munch, Bacon ou Lucien Freud (liste non exhaustive).

    On l’aura compris : il n’est pas sûr – mais ce n’est aucunement requis – que le livre de JLK soit perçu et reçu « comme il convient » dans l’époque qui est la nôtre. Cela ne le rend que d’autant plus nécessaire.

     

    Jean-Louis Kuffer, «Nous sommes tous des zombies sympas », Ed. Pierre-Guillaume de Roux, 2019.

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  • 2666

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    Pour tout dire (116)

     

    Une lecture traversante du fascinant dernier roman-gigogne de Roberto Bolano, paru un an après sa mort et constitué de cinq livres en un.

    1. Sur La partie des critiques, première section.

    Ce n’est pas sans réserve qu’on entre dans ce roman de 1352 pages,  mais une fois qu’on y est on y est bien. Une première hésitation tient à la dimension de l’ouvrage, constitué de cinq romans collés ensemble pour n’en former qu’un,  cela donnant un énorme volume tout à fait  mal pratique dans son édition de poche. Et puis, et surtout, certaine adulation plus ou moins convenue, typique aujourd’hui des engouements suscités par les livres qu’on dit « cultes », voire « cultissimes », ne peut qu’engendrer certaine méfiance – du moins est-ce mon cas. Or, sans entrer vraiment « à reculons » dans la lecture de 2666, j’attendais tout de même d’être séduit ou séduit sans aucune contrainte extérieure, et ce fut le cas dès les dix ou vingt premières pages, me régalant aussitôt et sans discontinuer jusqu’au terme de la première section intitulée La partie des critiques et lisible comme un tout cohérent, non sans appeler aussitôt la suite.

    Ce qu’il faut dire en premier lieu, c’est que 2666 sent bon la littérature. J’y ai retrouvé, pour ma part, ce mélange de bien-être profond et de griserie, de confort mystérieux  et de vive curiosité qui a marqué mes lectures d’enfant et d’adolescent, de Vincenzo à Michel Strogoff ou de Moravagine à Alexis Zorba, entre cent autres livres découverts de dix à dix-huit ans, avant d’accéder à une littérature, disons : plus littéraire, dont les premiers grands moments furent la lecture d’Au-dessous du volcan de Malcolm Lowry ou, beaucoup moins connus, de Je ne joue plus ou du Retour de Philippe Latinovicz de Miroslav Karleja,.

    La première partie de 2666 nous replonge, ainsi, dans le climat de ferveur inconditionnelle lié aux découvertes plus ou moins exclusives d’une espèce de club occulte se transmettant, par dessus les frontières, des noms et des titres - et voici redéfiler L’institut Benjamenta de Robert Walser ou Le métier de vivre de Cesar Pavese, Miss Lonelyhearts de Nathanaël West ou Hordubal de Karel Capek, Le pavillon d’or de Yukio Mishima ou Le Bonheur des tristes de Luc Dietrich, entre tant et tant d’autres.

     

    images-4.jpegLe mystère du romancier invisible, voire inaccessible, moins photographié qu’un Blanchot ou qu’un Michaux, et pourtant considéré comme le plus grand auteur allemand de la seconde moitié du XXe siècle, forme ce qu’on pourrait dire le trou noir de la première partie de 2666, dans lequel s’engagent crânement quatre jeunes critiques européens réunis par leur commune passion. Celle-ci s’incarne en la personne de Benno von Archimboldi, dont les nombreux livres suscitent un peu partout un croissant intérêt, à commencer par celui de nos quatre critiques, à savoir Pelletier le Français, Espinoza l’Espagnol, Morini l’Italien et Liz Norton l’Anglaise de Londres qui partagera son cœur et son corps avec les trois autres.

    On le sait évidemment : les critiques littéraires, et notamment ceux de de la caste universitaire, ne représentent pas, du point de vue romanesque, les plus captivantes incarnations du cheptel humain. Les quatre protagonistes de 2666 ne font pas vraiment exception à la base, mais l’auteur va les « travailler » au corps en sorte de donner, au fil de leurs expériences, consistance humaine et « poétique » à leur inconsistance. À travers les années, devenant bonnement les spécialistes mondiaux de l’œuvre d’Archimboldi, en concurrence directe avec leurs rivaux allemands, l’on suit l’évolution, de colloques internationaux en réunions de toute espèce aux quatre coins de la planète, de tout un petit monde de touristes universitaires de plus ou moins haute volée accroché aux « basques » de l’écrivain « culte », candidat au Nobel et fuyant comme le furet du bois joli. Pendant ce temps, l’on assassine des centaines de jeunes femmes au nord du Mexique, où nos critiques finissent par débarquer en s’imaginant que l’écrivain y rôde…

    Malgré les apparences, le vrai sujet de La Partie des critiques ne se borne pas à un tableau balzacien des facultards se la jouant « spécialistes de » et se royaumant de par le monde en multipliant les intrigues. À part ses innombrables digressions enchâssant moult histoires étonnantes dans le corps du récit, le roman progresse, quasi souterrainement, vers on ne sait quel « cœur des ténèbres » ponctué, de loin en loin, par des épisodes d’une soudaine violence sur fond de menées « purement littéraires ». Ainsi voit-on Espinoza et Pelletier, qu’on pourrait taxer de « puceaux de la vie », se révéler soudain de possibles tueurs en s’acharnant sur un malheureux chauffeur de taxi pakistanais…

    De même voit-on se développer, sous la narration fluide et plaisante en apparence, un sous-récit plus inquiétant, ponctué de séquences parfois délirantes, lyrique ou oniriques, auquel s’ajoute la voix d’un nouveau protagoniste, critique chilien celui-ci, au nom également italianisant d’Amalfitano et qui commandera la partie suivante…

    images-3.jpeg2. Sur La Partie d'Amalfitano

    Une douce folie littéraire imprègne La partie des critiques, première section de 2666,qui va s’accentuer crescendo dans La partie d’Amalfitano, dont le protagoniste, professeur et critique chilien, apparaît à Santa Teresa, au nord du Mexique, où ont débarqué les spécialistes d’Archimboldi sûrs de trouver celui-ci en ces lieux perdus.    

    Or, avant de poursuivre, on remarquera que, sur les 248 premières pages de La Partie des critiques, pas une seule n’aura jamais évoqué le contenu des œuvres d’Archimboldi, comme si cela constituait le dernier des soucis des commentateurs du grand écrivain, en revanche impatients de le rencontrer et de se faire photographier avec lui.

    Ceci rappelé, l’observation de Roberto Bolano va porter, dans La partie d’Amalfitano, sur des réalités » littéraires » encore plus extérieures, voire décalées, dans le sillage de personnages échappant en outre aux normes académiques, à commencer par Lola, l’extravagante épouse d’Amalfitano, mère de la jeune Rosa et fuyant à n’en plus finir à la recherche d’on ne sait quoi, folle d’un poète qui l’a baisée avant de se retrouver dans un asile psychiatrique où il l’ignore quand elle vient l’y relancer.

    Lola est en somme le type de la « groupie » littéraire, qui n’en finit pas de se féliciter d’avoir été baisée par un poète et rêve ensuite de le sauver de lui-même. Plus précisément,le poète en question, au demeurant sans intérêt particulier, est supposé coucher avec un ami philosophe, du moins à en croire les ragots. Ainsi Lola se sent-elle la mission sacrée de le « délivrer ». On connaît ce genre de délire…

    L’épisode s’inscrit dans une longue suite de péripéties racontées par Lola à Amalfitano au fil de lettres constituant autant de digressions romanesques. Ensuite,le récit va basculer du côté d’Amalfitano et de sa fille Rosa qui, d’Espagne où ils vivaient jusque-là, vont migrer au Mexique où le prof est appelé à enseigner à Santa Teresa. Du coup, le thème des filles assassinées resurgit, dont on sent qu’il préoccupe sourdement le père de Rosa.

    Rien cependant du roman noir dans  La partie d’Amalfitano, qui voit le protagoniste évoluer vers des états alternés de déséquilibre psychique et de lucidité aux manifestations des plus singulières.  C’est ainsi que, dans l’esprit de Marcel Duchamp, il va suspendre un traité de géométrie à l’étendage, en plein air, afin de le mettre à l’épreuve de la pluie et du vent, non sans amener sa fille à se poser, comme lui d’ailleurs, des questions sur son état mental.

    Le rapport entre « la littérature » et « la vie » est d’ailleurs un thème récurrent dans 2666, dont la progression narrative, dans ce deuxième volume, accentue d’ailleurs le glissement du récit vers « la vie », notamment avec l’apparition d’un jeune homme assez inquiétant, fils du recteur de l’université professant le nihilisme le plus cynique et se flattant de participer à des jeux violents.

    À la littérature, la vie se mêle aussi par le truchement de la politique, dans La partie d’Amalfitano, mais là encore « par la tangente », s’agissant des rapports des écrivains mexicains avec le pouvoir ou d’un livre creusant la question des origines de l’homme américain, plus précisément chilien, en rapport avec la vieille culture des Araucans, ou Mapuches, dont Amalfitano finit par se demander si l’auteur n’est pas un certain Pinochet…

    Formellement moins accomplie, et surtout plus déroutante, que la première section de 2666, La Partie d’Amalfitano nous captive cependant, avec ses errements entre folie et phénomènes paranormaux (où le rêve continue de jouer un rôle majeur), dans la mesure où nous lui savons une suite, qu’elle appelle de toute évidence. Ce deuxième roman tiendrait-il « la route » en tant que tel ? On peut se le demander. Chose certaine en revanche : son magma narratif bouillonne comme dans un chaudron, duquel on s’attend à voir surgir... ce qu’on va voir.

     

    images-4 2.jpeg3. Sur La partie de Fate.

    Il est toujours intéressant de voir, ou de sentir plutôt, de l’intérieur, à la lecture d’une roman d’envergure, à quel moment ce qu’on pourrait dire le « grand dessein » de l’auteur cristallise  embarquant véritablement le lecteur.

    Dans la suite du roman-gigogne que représente 2666, la chose se précise et s’amplifie puissamment dans la troisième section intitulée La partie de Fate, dont le protagoniste va retrouver, au Mexique, ceux de La Partie d’Amalfitano sur fond de sombre drame marqué par les disparitions et les assassinats de femmes déjà cités à plusieurs reprises jusque-là.

     

    Ce troisième roman-dans-le-roman commence à New York, dans le quartier noir de Harlem, lorsque Quincy William, connu sous le nom d’Oscar Fate dans la revue où il travaille, perd sa mère et s’apprête à partir en reportage à Detroit pour y rencontrer un certain Barry Seaman, auteur d’un livre de cuisine intitulé Mangez des côtelettes avec Barry Seaman.

    Comme on l’aura déjà deviné, puisque la revue Aube noire traite surtout de politique et des  « frères » Blacks, ce n’est pas la gastronomie qui intéresse Fate mais le passé de Seaman, lié à la fondation des

    Black Panthers. Or le personnage va se déployer de la manière la plus inattendue, puisque, emmenant Fate dans une église, c’est du haut de la chaire de celle-ci qu’il prononce une suite de discours portant sur les thèmes du danger, de l’argent, des repas, des étoiles et de l’utilité… digressions constituant autant d’éclairages sur Barry Seaman tout en rappelant à Fate son premier papier consacré au dernier vieux communiste authentique de Brooklyn, qui l’a fait classer dans les chroniqueurs du « pittoresque

    sociologique ».

    Par la suite, Fate va se trouver envoyé, par la rédaction d’Aube noire, au nord du Mexique où, en remplacement d’un chroniqueur sportif récemment décédé, il est supposé rendre compte d’un match de boxe entre deux illustres inconnus.

    Aussi « improbable » que l’installation d’Amalfitano, prof de philo espagnol et critique, dans la ville mexicaine de Santa Teresa, proche du désert de Sonora où ont été retrouvés de nombreux cadavres de femmes, le voyage de Fate en ces mêmes lieux  s’inscrit pourtant dans la logique un peu somnambulique, et tout à fait cohérente au demeurant, de ce roman-labyrinthe se peuplant peu à peu de nombreux personnages de premier ou de second plan dont chacun trimballe une autre histoire. À Santa Teresa, Fate va d’abord découvrir l’univers de la boxe, en compagnie de divers autres chroniqueurs sportifs avérés, et tout un petit monde plus ou moins interlope dont se détache le nommé Chucho Flores, en lequel il va découvrir l’amant d’une jeune femme d’une grande beauté, prénommée Rosa et fille du professeur Amalfitano, dont lui-même s’éprendra.

    Si le match de boxe auquel Fate est supposé assister pour en rendre compte dans sa revue est expédié en un rien de temps et n’aura intéressé le journaliste que par ses à-côtés, c’est dans l’ univers des bars et de boîtes de Santa Teresa, qu’il fréquente la nuit, que l’idée lui vient d’enquêter sur la disparition des femmes. Dans le même temps, s’étant rapproché de Rosa Amalfitano, il accepte d’accompagner une consoeur au pénitencier de Santa Teresa où elle compte interviewer un suspect des assassinats.  

    Passons cependant sur les multiples péripéties du récit, pour insister sur la trame narrative à la fois limpide et complexe, fluide et buissonnante, et sur l’atmosphère de plus en plus étrange, inquiétante, folle parfois,  de cette troisième section où le Mal court et s’incarne, soudain, comme dans telle ou telle pages des Démons de Dostoïevski, à l’apparition du tueur présumé…

    On se trouve alors au seuil de La partie des crimes, dont traiteront les 400 pages suivantes…

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    4. Sur La partie des crimes, quatrième section de 2666, roman-gigogne de Roberto Bolaño.

    À la fin du troisième roman-dans-le-roman que constitue La partie de Fate, il est écrit que les multiples assassinats de femmes commis dans la région de Santa Teresa, auxquels on ne semble guère accorder d’attention en haut lieu, cachent le « secret du monde ».

     

    Or La partie des crimes, quatrième section de 2666, va consacrer quelque 430 pages à ces morts atroces. Dans le roman, le premier crime répertorié date de janvier 1993, et le dernier de 1997, et le nombre des mortes est estimé à 200 ou 300. Mais en réalité, les faits se sont étalés sur une plus longue période, et le nombre des victimes est parfois estimé à plus de 2000. Car les faits sont là : le roman de Roberto Bolaño ne procède pas d’une imagination morbide, tout nourri d’une tragédie contemporaine innommable, dont Ciudad Juarez (le Santa Teresa du roman) fut (et reste) l’infernal décor.

    Selon les chiffres d’Amnesty International, plus de 2000 femmes ont disparu à Ciudad Juarez depuis une vingtaine d’années. Selon d’autres sources, plus de 2500 femmes auraient disparu. Les chiffres concernant l’intervalle de 1993 à 2003 font état de 300 femmes assasinées. La plupart avaient entre 12 et 25 ans, étaient d’extraction sociale modeste et furent enlevées, torturées, violées, parfois mutilées, toujours étranglées, selon un rituel répétitif en de très nombreux cas. Ainsi a-t-on pu parler de deux serial killers, dont aucun ne fut pourtant identifié formellement.

     

    images-17.jpegDe cette terrifiante histoire criminelle, le journaliste et écrivain Sergio Gonzalez Rodriguez, spécialisé jusque-là dans le domaine culturel ( !) a tiré une longue enquête sur le terrain, maints articles et un livre, Des os dans le désert, publié au Mexique en 2002 et traduit en français en 2007 aux éditions Passage du nord/ouest.

     

    Quant à Roberto Bolaño, dont le livre parut en 2004, donc un an après sa mort, c’est en romancier-moraliste, et parfois en romancier-poète, qu’il ressaisit cette inhumaine matière humaine d’une rare cruauté et d’une non moins insondable tristesse.

    S’il cite précisément un journaliste-écrivain du nom de Sergio Gonzalez, comme il relate la venue, à Santa Teresa, d’un certain Albert Kessler, expert américain dans le domaine des tueurs en série (Robert K. Ressler en réalité, auteur de Chasseurs de tueurs et consultant pour Le silence des agneaux ), Roberto Bolaño transpose les faits en fiction plus-que-réelle avec une saissante puissance d’évocation, combinant une topologie hyper-précise (quoique fictive) et toutes les composantes sociales et psychologiques d’un grand roman à multiples personnages.

     

    images-16.jpegIl y a, d’abord, la cohorte des victimes, dont nous saurons chaque nom et chaque détail des sévices subis, et dont la litanie évoque une sorte de Livre des Mortes. Mais la plupart n’étant « que » des ouvrières des maquiladoras de la zone industrielle, ou « que » des prostituées, seront vite jetées à la fosse commune, et leur affaire classée. Comme le relèvera le« vrai » Sergio Gonzalez, les autorités minimiseront la portée de ces morts, quand ils ne les nieront pas, sur fond de corruption ou de terreur exercée par les narcotrafiquants. De même les journalistes trop curieux seront-ils surveillés de près, et parfois liquidés.

    Du côté des criminels, présumés ou avérés, seul le personnage de Klaus Haas, dans le roman, se trouve développé. Ingénieur en informatique, commerçant un peu louche, ce « gringo » est emprisonné comme le fut, en 1995, un chimiste égyptien soupçonné de multiples meutres et qui ne fut probablement qu’un bouc émissaire pour la police et le gouvernement. Dans le roman, Haas pose en victime innocente tout en manipulant la presse et la police en témoin des ténèbres carcérales.

    Si le vrai Sergio Rodriguez a pointé l’incurie des autorités mexicaines avec virulence – et au péril de sa vie -, Roberto Bolaño, en romancier de grand souffle, vise plutôt l’immersion et la perception progressive du mal profond de toute une société, impliquant à la fois la corruption étatique et sociale, la culture et les mentalités découlant d’une tradition machiste du viol et de la domination masculine en général.

    Il n’est point vraiment de « héros positif » tout pur dans La partie des crimes, dont le plus attachant, jeune policier de vocation du nom de 

    Lalo Cura, représente le dernier né d’une famille dont les mères ont toutes été violées, une génération après l’autre. Non moins capable d’attention compatissante, l’inspecteur Juan de Dios Martinez, amant de la directrice d’un asile psychiatrique d’une remarquable solidité, connaîtra des vertiges de tristesse proportionnels aux abominations qu’il découvre. Autres figures activement opposées à tout consentement : la voyante Florita qui « sait les choses » et défend courageusement les femmes assassinées à la télévision, ou cette ancienne journaliste devenue députée qui, à la suite de la disparition d’une amie proche- elle-même mêlée à l’organisation de parties fines dans le milieu hyper-contrôlé des narcos -, entreprend de mener l’enquête puis enjoint son confrère Sergio Gonzalez d’écrire la vérité réclamée depuis des années par des associations de femmes solidaires refusant d’admette le pire.

    Or à quoi tient «le pire » ? Où est donc ce fameux « secret du monde » ? Dans l’archaïque cruauté de l’homme ? Dans la domination masculine qui se résume, à un moment donné, par la sidérante anthologie de blagues misogynes débitée lors d’une beuverie de flics épuisés ? Dans l’acculturation désastreuse d’une ville-monde faisant office de dépotoir social au seuil des States  et de plaque tournante du trafic de drogue ? Dans le pouvoir sans partage d’une classe dirigeante pourrie ? Dans le mal ancré au cœur de l’homme ?

    Roberto Bolaño ne prêche pas plus qu’il ne démontre quoi que ce soit : il montre, et La Part des crimes, comme les derniers romans-fables de Cormac McCarthy (Non ce pays n’est pas pour le viel homme ou La Route), nous fait traverser les plus sombres ténèbres, non pour ajouter au désespoir ambiant (ou à quel complaisant nihilisme) mais pour aiguiser au contraire, au plus profond de l’âme du lecteur, son rejet de l’abjection et sa nostalgie de la lumière.

     

    5. Sur La Partie d’Archimboldi, cinquième section du roman-gigogne de Roberto Bolaño.

    On se rappelle la noire tirade du cinquième acte de Macbeth en arrivant au terme de la lecture des 1353 pages de 2666 de Roberto Bolaño, dernier roman en cinq livres de l’écrivain chilien mort en 2003, en Espagne, à l’âge de 50 ans :« La vie n’est qu’une ombre errante ; un pauvre acteur /Qui se pavane une heure sur la scène / Et qu’ensuite on n’entend plus ; c’est une histoire / Racontée par un idiot, pleine de bruit et de furerur. / Et qui ne signifie rien ».

    Ce qui donne, dans la langue de Shakespeare : « Life’s but a walking shadow ;a poor player , / That struts and frets his hour upon the stage,/ And then is heard no more : it is a tale / Told by an idiot, full of sound and fury, / Signifying nothing ».

    « Rien » vraiment ? Ce n’est pas, cela va sans dire, à quoi se réduit la signification de la tragédie, dont la conclusion nihiliste de Macbeth n’est qu’un aspect, recoupant la désespérance, à la fin de 2666, de la vieille sœur chérie du protagoniste, Lotte de son prénom, confrontée à un nouvel avatar du Mal, quelque part au Mexique et cinquante ans après la chute du Reich…

    Bolano-R..jpgÀ vrai dire, le dernier roman de Roberto Bolaño, paru à titre posthume en 2004, est l’un des livres contemporains les plus riches de sens et de (sombre) poésie qui se puissent trouver, dont la quatrième et la cinquième partie ne cessent de se densifier et de s’intensifier. Après la terrible Partie des crimes, déployée comme un hypnotisant Livres des mortes, en lugubre rappel romanesque des centaines de meurtres de femmes perpétrés aux abords de Ciudad Juarez (Santa Teresa dans le roman), La partie d’Archimboldi nous ramène au début du XXe siècle  en Allemagne où, en 1920, une borgne et un boiteux revenu de la Grande Guerre mettent au monde un enfant pas comme les autres, géant ressemblant à une algue à sa naissance et qui développera, bientôt, une étrange propension à l’apnée, un intérêt marqué pour les fonds marins et une vie onirique intense.

    Tel est en effet le jeune Hans Reiter, dont l’évocation des premières années  rappelle les bons vieux romans d’apprentissage de l’Allemagne romantique, du côté de Jean Paul Richter. Après lecture, c’est d’ailleurs comme une grande courbe qu’on distingue dans l’évolution du livre, du romantisme allemand très imprégné de nature aux convulsions extrêmes de l’expressionnisme. Pour le dire autrement, on pourrait préciser que le roman allemand du Chilien transite de Novalis au Tambour de Günter Grass ou même aux Bienveillantes de Jonathan Littell, ou encore de Döblin (explicitement cité par le protagnoiste) à W.G. Sebald. Plus précisément encore, s’agissant de celui-ci,l’évocation hallucinante des bombardements en tapis, dans 2666, rappelle les pages insoutenables que Sebald consacre, dans Une destruction, à l’anéantissement vengeur des villes allemandes par les Alliés, à la toute fin de la guerre.

    images-19.jpegRoberto Bolaño est un fou de littérature (fou de lecture et fou d’écriture), et pourtant rarement un écrivain contemporain, dans le sillage (style non compris) du Voyage au bout de la nuit, n’aura brassé tant de matière vivante avec autant de puissance évocatrice, à  croire qu’il est allé partout en personne, sur le front de l’Est et dans les souterrains de tel château des Carpates, dans le fouillis d’un éditeur berlinois de l’immédiat après-guerre ou dans le dédale des jardins intérieurs vénitiens, entre autres innombrables lieux hantés par de non moins innombrables personnages merveilleusement présents, à tous les étages de la société.

    À la fin de La partie des critiques, premier des romans-dans-le-roman de 2666, le fameux romancier allemand Benno von Archimboldi, pressenti pour le Nobel, se trouvait plus ou moins localisé à Santa Teresa, sans apparaître vraiment, aussi insaisissable qu’un Salinger ou qu’un Pynchon des décennies durant. Sur les 250 premières pages de la quintuple fresque, le protagoniste, tout « écrivain culte » qu’il fût, n’était qu’un objet faire-valoir pour Madame et Messieurs les critiques spécialistes mondiaux de son œuvre, dont le contenu n’apparaissait guère plus – suprême ironie de l’auteur.

    Or c’est du côté de la vie que nous ramène La Partie d’Archimboldi, au fil d’un roman qu’on pourrait dire picaresque mais qui n’est pas plus un « roman de guerre » que La Partie des crimes n’était un thriller à  serial killers. En fait, Roberto Bolaño se joue des genres autant qu’il joue avec ceux-ci, sans donner jamais dans ce qu’on pourrait dire l’exercice de style ou l’ acrobatie littéraire. Il y a chez lui la candeur des vrais passionnés, communiquée au merveilleux Hans Reiter – le futur Benno von Archimboldo, dont le pseudo renvoie (vendons la mèche !) au réformateur mexicain Benito Juarez et à l’archiconnu peintre de fruits et légumes italien, et qui écrira livre sur livre après avoir vécu plusieurs vies en une.   

    bolac3b1o-portrait.jpgSi c’est devenu un lieu commun que de parler du « cauchemar » du XXe siècle, avec ses guerres et ses génocides, le plus étonnant est qu’on parcourt ce « tunnel du temps », au côté du jeune Hans Reiter, avec la sensation de rêver éveillé sans cesser de se rappeler la « vérité »historique. Ainsi de l’épisode tout à fait saisissant du fonctionnaire d’Etat, dans un bled de Poméranie, qui voit soudain débarquer un train de Juifs grecs supposés finir à Auschwitz, et qu’il lui faut « gérer » par ses propres moyens, en « opérant » comme il le peut avec peu de personnel, la nuit en douce. Dans la même veine, oscillant entre réalisme et fantastique, la destinée tragi-grotesque du général roumain Entrescu, au membre viril mythique, et finissant crucifié par ses hommes, rend puissamment le mélange détonant d’érotisme et de fureur démente de l’insensé carnage.

    Or le plus étonnant peut-être, et le plus manifeste dans cette dernière partie aux dehors parfois apocalyptiques et fuligineux, tient à la remarquable limpidité de la narration  et à sa profonde poésie.

    Hemingway dit quelque part  que le plus difficile, pour un écrivain, consiste à fondre la poésie et la prose (comme on le voit chez un Faulkner ou un Céline), et sans doute est-ce à ce mélange de réalisme fantastique et de lyrisme, de lucidité tranchante et de tendresse, de force expressive quasi brute et de délicatesse (notamment filtrée par les trois personnage féminins magnifiquement dessinés de l’éditrice érotophile, de l’amante tuberculeuse et de la sorella dolorosa), de tragique et d’humour, que tient la grandeur et l'originalité incomparable de 2666.

    S’il n’est pas styliste à ciselures comme un Céline, Roberto Bolaño n’en atteint pas moins, dans la masse mouvante de 2666,et jusque dans ses imperfections formelles et autres longueurs occasionnelles, une forme ressortissant à la transfiguration poétique. Sous les dehors d’un raconteur inépuisable en matière de digressions et d’histoires enchâssées, Roberto Bolaño ne cesse d’affronter, enfin, la question du Mal.  Question sans autre réponse, en l’occurrence, que celle du roman lui-même. Dont le titre est lui-même question…  

    Roberto Bolano. 2666. Gallimard, Folio, 1358p.

     

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  • Ce que dit le silence

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    « Qui sait, dit Euripide, il se peut que la vie soit la mort et que la mort soit la vie »
    (Léon Chestov, Les révélations de la mort)
     
     
    Pour Emilia, en mémoire de Pierre-Guillaume.
     
    La suprême ignorance est là,
    de ne plus savoir si
    de la nuit avant l’heure,
    ou du jour et ses leurres
    sont ce qu’ils sont ou ne sont pas…
     
    L’étrange chose qu’une rose
    qui ne parle qu’en soi
    et dont jamais aucune foi
    n’osa dire qu’elle dispose…
     
    Les mots ne voulaient dire que ça:
    qu’ils savent qu’ils ignorent
    que le silence dort,
    et que la mort n’existe pas…
     
    Peinture JLK: Al Devero.

  • Les Jardins suspendus dans Le Temps

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    Jean-Louis Kuffer rassemble une vie de lectures dans «Les jardins suspendus», invitation vibrante à vivre en lisant et à lire en vivant...

    par Lisbeth Koutchoumoff

    A se promener dans Les jardins suspendus de Jean-Louis Kuffer, on est pris de vertige comme on le serait devant une bibliothèque immense et accueillante, de celles qui donnent envie de poser son sac, et de fureter des heures durant, volant d’un monde à l’autre, d’îles en péninsules, au contact des mots. Car il s’agit bien de cela dans ce livre merveilleux. Jean-Louis Kuffer, écrivain et journaliste, figure de la scène littéraire de Suisse romande, longtemps responsable des pages Livres de 24 heures et nourrissant aujourd’hui son blog «Les carnets de JLK», rassemble ici ses critiques et ses interviews d’écrivains, comme on construit une bibliothèque, une vie durant. Avec émotion, au gré des éblouissements, des révélations. Avec reconnaissance.

    Ainsi si ces Jardins suspendus – le titre désignant ce lieu à la fois calme et électrique où se produit la rencontre entre le lecteur et l’écrivain –, si ces Jardins donc déploient un charme puissant, c’est que Jean-Louis Kuffer y déploie, page après page, un art de lire qui n’est rien de moins qu’un art de vivre.

    1204726962.2.jpgLe sésame du conte

    Avant de débuter la visite, où chaque livre apparaît comme une rencontre, avant de pénétrer dans cette «Maison Littérature» aux mille et une pièces et recoins, Jean-Louis Kuffer a placé quelques textes en prologue, comme autant d’anti-chambres. Sur ce que la lecture ouvre en soi, tel le sésame du conte. Sur «l’imperceptible frontière entre les livres et la vie» dès lors qu’une «présence se manifeste par le seul déchiffrement des lettres inscrites sur une page».

    Ainsi les mots de Blaise Cendrars, dans Vol à voile, qui ont révélé à l’adolescent que le voyage est d’abord «l’appel à la partance d’une simple phrase». «J’avais lu […]: «le thé des caravanes existe», et le monde existait, et j’existais dans le monde.» Sur le métier de critique, sorte de Noé «appelé à faire cohabiter, dans son arche, les espèces (d’écrivains) les plus dissemblables, voire les plus adverses» et qui doit distribuer «ses curiosités entre toutes les espèces sans tomber dans l’omnitolérance ou le piapia au goût du jour».

    En inspirateur d’une critique créative et tonique pratiquée comme une palpitante «chasse aux trésors», Jean-Louis Kuffer choisit John Cowper Powys (1878-1963), qui, dans Les plaisirs de la littérature, évoque ces quelques livres où se concentre «la somme des rêves et des pensées que l’énigme du monde a inspirés à nos frères humains».

    Le temps de l’oiseleur

    L’aventure que constitue la lecture des Jardins suspendusdémarre avec les écrivains de langue française. Et c’est une fête vraiment de voir défiler, sous la plume précoce de Jean-Louis Kuffer (première critique à 19 ans dans La Tribune de Lausanne), Henri-Frédéric Amiel («Nombriliste cosmique»), Alexandre Vialatte («Le rebouteux mirifique»), Albert Cossery («Le dandy révolté»), Georges Haldas, Jacques Chessex ou Maurice Chappaz. A chaque fois, il est question de s’approcher de ce qui fait le cœur vivant d’une langue, d’une façon de transmettre le monde et d’être au monde. Une mention spéciale pour les pages que Jean-Louis Kuffer consacre à Charles-Albert Cingria, baptisées «Le temps de l’oiseleur» et qui saisissent la modernité «non voulue» du vélocipédiste.

    Continent russe

    Une mention aussi pour les pages dédiées aux auteurs du continent littéraire russe, à «l’ami Tchekhov», à Nabokov au moment de sa mort à Lausanne, à Soljenitsyne. Les écrivains américains sont rassemblés sous le chapitre «Le rêve éclaté» avec le chéri et trop oublié Thomas Wolfe, mais aussi Flannery O’Connor ou encore Philip Roth. Beaucoup de rencontres mémorables avec Doris Lessing en 1990 à l’occasion de la parution de son roman Le cinquième enfant, avec Imre Kertész lors d’une conférence de presse à Paris; avec Patricia Highsmith, chez elle au Tessin, en 1988; passionnante aussi l’interview de Milan Kundera, de passage à Genève, en 1979.

    Avec Annie Dillard

    Si Jean-Louis Kuffer fait bien entendre la voix écrite, la voix parlée de tous ces écrivains, il lui faut aussi, pour y parvenir si bien, le talent du poète. «Vivre, lire et écrire ne représentent à mes yeux qu’une seule démarche. Ecrire m’est devenu aussi vital que respirer, mais écrire sans vivre ou sans lire, qui renvoie à la vie et à l’écriture des autres, me semblerait tout à fait vain», précise-t-il, au tout début du recueil, lui le grand lecteur d’Annie Dillard. Et c’est bien cette ronde entre écriture, lecture et la vie au milieu qui donne à ces Jardins suspendus leur vibrant éclat.


     


    CHRONIQUES


    Jean-Louis Kuffer
    «Les jardins suspendus. Lectures et rencontres 1968-2018»
    Pierre Guillaume de Roux, 416 p.

  • Une femme sensible

     

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    En (re)lisant Le prix de l'idiot et Le

    Journal d'Edith de Patricia Highsmith

    Il est de basses méchancetés, comme il en est de bonnes, qui procèdent de l’innocence bafouée et de la révolte contre l’injustice. Les vraies méchantes gens affectent volontiers des airs de belles âmes, tandis que certains êtres foncièrement bons en arrivent à se montrer méchants à seule fin de résister à ce que la vie a d’insupportable, et tel me semble le cas de Patricia Highsmith, dont les personnages se défendent comme ils peuvent des iniquités subies, ainsi qu’on le voit dans la terrible nouvelle intitulée Le prix de l’idiot.
    C’est l’histoire d’un homme comme les autres qui s’attendait à couler une bonne petite vie avec sa femme Jane, intellectuellement vive et sexy lorsqu’il l’a rencontrée, et qui s’est empâtée et se traîne en savates depuis que la fatalité les a gratifiés d’un enfant trisomique auquel elle se consacre comme à une “mission à plein temps”.
    Un soir de grisaille où lui pèse également son job de conseiller fiscal, l’idée d’étrangler son enfant lui passe par la tête, et c’est sur cette lancée d’obscure fureur que, se retrouvant par les rues de Manhattan, il se jette soudain sur un passant qu’il tue de cette façon et traîne dans un coin sombre non sans lui arracher un bouton de son pardessus.
    Sur quoi la méchante Patty note, sans forcer pour autant le trait, que Roland Markow s’est retrouvé “en pleine forme” le lendemain de son meurtre, et que c’est avec un sentiment de dignité restaurée qu’il reprend goût à la vie avec son bouton en poche, et je comprends cela très bien, pas un instant je ne suis tenté de lui jeter la pierre même si le bouton a coûté cher à un pauvre type passant par là, dont le sort pourrait alors faire l’objet d’une autre nouvelle: la story d’un certain Francisco Baltar, quarante-six ans, ingénieur espagnol en voyage d’affaires à New York et se trouvant ce soir-là par hasard dans la 47e Rue Est...
    En l’occurrence cependant, c’est de Roland Markow qu’il s’agit, dont l’enfant (un cas sur sept cents) a décroché un chromosome surnuméraire à la loterie Pas-de-chance. Un type comme nous tous, qui eût aimé voir son gosse jouer avec les autres et lire un jour les histoires de Robert Louis Stevenson, alors que le petit crapaud (c’est la méchante Patty qui parle de “crapaud”) ne sera jamais capable même de déchiffrer la notice d’un paquet de corn flakes.
    La méchante Patty l’a noté sans pitié: “Bertie avait de fins cheveux roux, une petite tête au sommet et à la nuque aplatis, un nez court, épaté, une bouche pareille à un trou rose, à jamais ouverte, d’où pendait presque sans trêve une langue énorme. Sa langue était traversée à l’horizontale de bourrelets d’allure plutôt repoussante. Bertie bavait en permanence, bien entendu”.
    Ce méchant “bien entendu” est une réponse aux belles âmes qui argueront que Bertie, bien entendu, fait partie de l’admirable plan de Dieu. Et le bouton dans la main du père n’a pas d’autre signification symbolique: c’est le tribut repris par le père humilié au méchant Dieu.
    (En lisant Le prix de l'idiot)

    Il me semble que c’est un certain goût du bonheur terrestre, et la tendresse bienveillante qu’elle voue à ceux qui en bénéficient tranquillement, ou qui en rêvent, qui rend Patricia Highsmith si intransigeante et même si féroce à l’égard de ceux que leurs frustrations ou leur puritanisme poussent à décrier toute jouissance ou toute joie spontanée, et tel est le sourd combat qui se mène dans son dernier roman, sur fond de délire sectaire à l’américaine, entre une jeune homme plein de santé et son père glissant tout à coup dans le fanatisme religieux pour compenser l’infériorité dans laquelle le relègue le développement de son fils.

    Ce qui est significatif là-dedans, c’est que la dérive religieuse du père, comme celle de toute une partie de la société locale à la même époque, découle d’un besoin compulsif très élémentaire, qui se nourrit d’une littérature de bas étage et va de pair avec le retour en force des Républicains de l’ère Reagan. Rien là-dedans de vraiment profond. Rien non plus du fanatisme mystique détaillé vingt ans plus tôt par Flannery O'Connor dans les Etats du Sud, alors même que la romancière elle-même ne touche jamais aux profondeurs métaphysiques, se bornant à l’observation de la vie comme elle va. Les paumés de Flannery et ceux de Patty se ressemblent, mais le point de vue de la catholique est évidemment tout différent de celui de l’agnostique, même si toutes deux manifestent la même attention à la détresse humaine, et la même compassion. (En lisant
    Ceux qui frappent à la porte)

    Il n’y a pas trace, chez Patricia Highsmith, de ce qui fait un grand style ou une grande ambition littéraire au sens classique d’un Henry James qu’elle admirait tant, et pourtant ses meilleurs livres, comme Le Journal d’Edith, relèvent bel et bien de ce qui fait l’honneur de la littérature par la résonance émotive qui s’en dégage et par le sérieux de son approche de la réalité humaine, enfin par la beauté “intérieure” d’une écriture tirant du langage courant les mêmes ressources que celle d’un Simenon.

    Au fil des pages du Journal d’Edith se dessine, dans un milieu qu’on présume d’abord émancipé d’intellectuels américains libéraux à l’époque de la guerre du Vietnam, le portrait d’une femme sensible et intelligente que ses positions “de gauche” portent à croire que tout va forcément bien tourner, à proportion de sa foncière bonne foi. Or ce qu’elle va découvrir, c’est ce qu’on pourrait dire le froid du monde. Incapable de pallier seule l’absence du mari et père très-pris-par-son-job, elle-même n’a pas assez de force ni de rayonnement affectif pour retenir son fils sur la face lumineuse de la vie. Or ce qui est poignant, et très bien trouvé du point de vue de l’invention romanesque, c’est de lire parallèlement, dans son journal intime, le récit de l’épanouissement progressif du garçon, alors que nous voyons celui-ci sombrer en réalité dans l’imbécillité et l’abjection.

    (En lisant Le journal d'Edith)

  • De colère et d’espoir

    ee2b351ca87713202686e9ed07d9adfe.jpgEntretien avec Boualem Sansal. À relire près de vingt ans  après...

    Boualem Sansal est l’une des grandes voix de la littérature algérienne francophone, dont les romans ressaisissent la tragique et complexe réalité contemporaine avec une porosité et une faconde sans pareilles. Après Le serment des barbares (1999), L’enfant fou de l’arbre creux (2000) et Dis-moi le paradis (2003), son quatrième roman, Harraga, s’attache à deux destinées de femmes avec autant d’empathie que de lucidité révoltée. Au printemps 2006, cet auteur qui a « mal à l’Algérie » adressait une lettre ouverte à ses compatriotes intitulée Poste restante : Alger, d’un courage civique impressionnant.

    - Comment, Boualem Sansal, vivez-vous aujourd’hui en Algérie ?
    - Plutôt mal, après une amnistie marquant la réhabilitation des criminels d’hier, qui se retrouvent à plastronner en ville avec une arrogance extraordinaire. La chape d’un ordre moral intolérant se fait de nouveau ressentir, parallèlement à la réintroduction de l’enseignement religieux et à l’occupation des mosquées. Or la population semble l’accepter, tant elle est respectueuse de l’islam.
    - Quelle a été votre éducation personnelle ?
    - Je suis né dans une famille où l’on pensait que l’instruction était essentielle. Ayant perdu mon père très tôt, j’ai été soumis, avec mes trois frères, à la discipline rigoureuse d’un grand-père chef de gare qui avait fait la guerre de 14-18, laïc et profondément attaché à la France et à sa culture. Après un début d’études classiques en latin-grec, j’ai cependant bifurqué sur une formation d’ingénieur, l’Algérie de l’indépendance ayant besoin de bâtisseurs et de techniciens plus que de « beaux parleurs », comme on disait alors. C’est pourquoi je me suis retrouvé, en 1992, au poste de Directeur de l’industrie, où m’avait appelé un condisciple devenu ministre.

    - Qu’avez-vous appris dans les allées du pouvoir ?
    - Ce qui m’a le plus frappé, c’est la morgue, la corruption, les luttes entre clans et, d’une manière générale, le mépris de la population, ainsi qu’une formidable incompétence des apparatchiks du parti unique.
    - En avez-vous un exemple ?
    - Le plus éloquent est ce rapport qu’un ministre m’a chargé d’établir, sur les relations entre l’endettement des pays du Sud méditerranéen et leur niveau de développement. Me fiant aux chiffres de la Banque mondiale et du FMI, j’ai constaté que les pays les plus endettés à régimes autoritaires, à commencer par l’Egypte, étaient aussi les plus déficients en matière de développement, alors qu’Israël, super-endetté, affichait un développement constant. Ce constat a mis le ministre en fureur, qui m’a prié de supprimer la mention d’Israël, ce que l’honnêteté m’interdisait. Je lui ai donc proposé ma démission immédiate, qui a été refusée en même temps qu’on enterrait le rapport. Par la suite, mes positions et mes livres m’ont valu d’être limogé.
    - Comment en êtes-vous venu au roman ?
    - Cela s’est fait comme ça, pendant la terreur islamiste qui nous cloîtrait. Or que fait-on dans ces conditions ? On tourne en rond, on remâche les dernières horreurs du jour, on prend des notes sur ce qu’on observe, et tout à coup le « roman » est là, dicté par la vie. C’est ainsi qu’est né Le serment des barbares.
    - Décrire la réalité si fidèlement, comme l’a fait aussi votre ami Rachid Mimouni, ne représentait-il pas un risque ?

    - Bien entendu, mais sortir dans la rue était déjà risqué. A propos de mon ami Rachid, la nuit suivant son enterrement en Algérie, des fanatiques ont exhumé son cadavre pour le livrer aux chiens. Ce n’est pas du roman : c’est la réalité, comme Harraga relève d’une réalité vécue.
    - Dans votre lettre ouverte aux Algériens, vous vous en prenez violemment à l’amnistie…
    - Pour aboutir à une vraie réconciliation, il fallait enquêter et rendre la justice. Je ne suis pas contre le pardon, au contraire, mais cette amnistie était une insulte aux victimes et un déni de justice.
    - Pensez-vous être entendu ? Et menacé ?
    - On m’a appris récemment que le livre faisait l’objet d’une mesure de censure, mais de nombreux compatriotes partagent mon point de vue, même si mes adversaires me font passer pour un « agent de la France » Menacé ? L’Algérie est un grand pays, dans lequel je reste à peu près invisible. Par ailleurs, comme Mimouni, je suis protégé par ma notoriété. Mais vous savez : un voyou payé peut me descendre demain de façon anonyme, surtout dans le contexte actuel où, comme je vous le disais, l’islamisme radical repique de plus belle…
    Le serment des Barbares, L’enfant fou de l’arbre creux et Dis-moi le paradis, parus chez Gallimard, sont disponibles en poche Folio.


    Du coté
    des femmes

    « Il faut en finir avec ces bêtes immondes, avec ces barbares des temps obscurs, ces porteurs de ténèbres, oublier les serments pleins d’orgueil et de morgue qu’ils ont réussi à nous extorquer au sortir de ces longues années de guerre. La lumière n’est pas avec eux et les lendemains ne chantent jamais que pour les hommes libres ». Ainsi Boualem Sansal s’exprimait-il dans Le serment des barbares, dont Harraga prolonge les constats du côté des femmes. Chérifa, enfant de la perdition enceinte de plusieurs mois, débarque un jour chez Lamia la pédiatre solitaire, sur l’indication de Sofiane le frère aimé et fuyant de celle-ci. Lasse « de la violence ambiante, des foutaises algériennes, du nombrilisme national, du machisme dégénéré qui norme la société », Lamia recueille l’adolescente en espérant l’aider à s’en sortir, jusqu’au moment où la sauvageonne s’esquive et disparaît. Malgré l’âpreté du tableau, ce roman magnifique vibre d’émotion, avec une ultime touche d’espoir.
    Boualem Sansal, Harraga. Gallimard, 271p.

    Par amour
    de l’Algérie

    Boualem Sansal est un écrivain, au verbe justement dit « rabelaisien » tant il brasse la vie à pleins mots, bien plus qu’un imprécateur. Il y a pourtant de l’exhortation dans cette Lettre de colère et d’espoir qu’il adresse à ses compatriotes, les enjoignant d’abord à se (re)parler. « Le nom même de notre pays, Algérie, est devenu, par le fait de notre silence, synonyme de terreur et de dérision et nos enfants le fuient comme on quitte un bateau en détresse ». Or revenant sur les dernières décennies, de « règne de fer » en embellie et de guerre civile en paix de cimetières, l’auteur s’en prend à une série de « constantes nationales » qui ne visent selon lui qu’à mieux asservir le peuple algérien. Ainsi celui-ci est-il notamment décrété massivement arabe (alors qu’il ne l’est qu’à 16-18%) et massivement musulman, dans un glissement qui aboutit à un fatal « qui n’est pas musulman n’est pas de nôtres ». D’inspiration démocratique, l’appel de Boualem Sansal est une incitation au débat. Puisse celui-ci s’ouvrir un jour…
    Boualem Sansal, Poste restante : Alger. Gallimard, 57p.

    Cette page a paru dans l'édition de 24Heures du 9 mai 2006.

  • Tout à la fois fée et sorcière, Rose-Marie Pagnard nous enchante…

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    L’esprit d’enfance, où la fantaisie transfigure le quotidien, imprègne L’enlèvement de Sarah Popp, merveille d’imagination poétique et de douce folie humoristique sublimant la platitude et les épreuves de la vie. Au premier rang des romanciers-poètes de francophonie, la Jurassienne fait irradier « la lumière sous chaque mot »…
    De quoi l’écrivain contemporain, pour être « crédible », doit-il parler aujourd’hui ? Faut-il qu’il s’ « engage », comme le recommandait Jean-Paul Sartre crépitant de son aigre voix comme une mitraillette, au mitan du siècle dernier, ou peut-il se contenter de « raconter des histoires » à la Harry Potter ou à la Marc Levy ? Doit-il « témoigner », ou « l’art pour l’art » suffit-il à le justifier, ou le « fun » inspiré par la « cool attitude » ? Et qu’en est-il de son rapport à la fiction ? Celle-ci l’éloigne-t-elle du réel, ou lui permet-elle au contraire de se libérer du « nombrilisme » et de mieux accéder à l’ «universel» ?
    De telles questions auront peut-être « fait débat », cet hiver-là, tandis qu’il neigeait sur Vilnius, à tel festival de littérature auquel venait de participer Sarah Popp (quel nom, n’est-ce pas ? pour une auteure, autrice, auteuse ou autorelle en langage d’inclusion), qui se réjouissait de revenir en Suisse pour y retrouver, à la veille de son cinquante-neuvième anniversaire, son compagnon Tobie, aussi à l’aise à son piano que devant les fourneaux, et leur fille Matild associée à une mini-troupe d’animateurs de robots-marionnettes au goût dernier cri de la nouvelle génération théâtrale.
    Alors quoi, un roman de plus sur les « problèmes du roman » ? Mais quelle barbe ! Et pourtant non : grâce à la neige et au gel, aux avions cloués au sol et donc à l’imprévu illico salué par Tobie (« accepte ce qui arrivera » lui chante-t-il au téléphone quand elle lui expose son retard de deux ou trois jours), et Sarah de se réjouir de l’imprévisible occasion de vivre elle ne sait encore quoi alors que, de la fenêtre du bus qui la ramène de l’aéroport en ville, elle voit sans le voir un grand camion blanc dont la cabine figure une petite maisonnette, prélude à un conte à dormir debout.
    De fait, c’est de ce même camion que, quelques pages plus loin, va surgir le personnage le plus imprévu qui soit, au prénom d’Aimé et au nom d’Anders, messager comme tombé du ciel et kidnappant pour ainsi dire la romancière (qu’il connaît et suit depuis longtemps) pour l’enjoindre d’écrire enfin LA vérité, disons plus précisément ce qu’il voudrait lire sous sa plume de « témoin », d’écrivaine « engagée », question de rétablir la justice comme s’y employa longtemps sa maman juriste désormais plus que nonagénaire, rangée des prétoires et veuve d’un marchand de cornichons, qui a passé par la prison (crime d’avoir porté à l’époque un « enfant du péché ») sans en être à vrai dire traumatisée (ah le « trauma » dont les médias actuels raffolent ) au motif qu’elle y a découvert de l’imprévu, elle aussi…
    Des débats publics entre auteurs et autrices, peut-être assommants (comme souvent) ou au contraire passionnants (comme parfois), l’on passe alors, via la fiction, à une discussion incarnée, ancrée dans la réalité par mille détails concrets et savoureux, avec une Sarah jouant et déjouant à la fois le jeu de son kidnappeur. Ainsi se met-elle bel et bien à écrire des fragments de sa « vraie vie » sur la table de la maisonnette roulante, tandis que la romancière module sa propre vision des choses, où la poésie se joue allègrement des règles de la théorie, autant que des conventions morales.
     
    Au dam du « poulailler paroissial »
    Comment une romancière d’aujourd’hui doit-elle parler de la violence faite aux femmes, ou des humiliations subies au nom de la morale courante ? Le kidnappeur de Sarah Popp, comme les gens « adultes et responsables », croit avoir la réponse, enjoignant la romancière de témoigner comme au commissariat ou au tribunal – aujourd’hui aux assises des médias friands d’accusations – « on veut des noms ! »
    Or ce n’est pas minimiser les souffrances que de les confronter à la complexité de la vie, jamais réductibles aux seules sentences morales. Dans le roman de Rose-Marie Pagnard, en tout cas, la morale des bien-pensants, de telle tante bigote ou de tels voisins malveillants dans un village « gonflé de méchanceté », pèse lourdement sur les jugements portés sur telle jeune fille libre ou, d’une génération antérieure, sur telle « fille-mère » passible de la prison. Mais Sarah Popp n’est pas du genre, en tant que romancière, à se contenter d’une « dénonciation » univoque. Est-ce dire qu’elle fuit dans l’équivoque ? Pas non plus. Il faudrait alors, par manière de réponse, détailler le roman et ses rebondissements, les multiples facettes de ses personnages, « raconter » le vieil Anders et le pourquoi de sa révolte remontant au calvaire social de sa mère, raconter celle-ci et sa propre façon de se libérer voire de se fiche de son passé, raconter l’amour fou de Sarah et de Tobie en butte au qu’en dira-t-on, raconter la sensualité persistante de Sarah la quasi sexa, raconter Sarah et sa fille, Sarah et l’angoisse, Sarah et les maux - Sarah et les mots, Sarah et la magie des objets, Sarah et la fantaisie de la fée-sorcière Rose-Marie.
    Rose-Marie Pagnard est poète autant sinon plus qu’elle est romancière, à savoir que chez elle les mots et les images passent avant les « scènes à faire », qui tissent une sorte de tapisserie « musicale » aux détails reproduisant à foison la joyeuse profusion de la réalité.
     
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    Féerie kaléidoscopique
    Et c’est alors qu’il faudrait citer à qui mieux mieux, quitte à tirer « la ficelle folie ». Citer le « sac de tristesse » de l’ancien voisin bûcheron, « vieux mais propre » et fleurant le savon, le bois et le citron. Citer le syndrome des jambes de Sarah dont les cauchemars l’empêchent de dormir car « chaque nuit est un piège », telle étant la part d’ombre de ce tourbillon lumineux de neige comme produite par une usine à farine. Citer les vitrines, les concerts, les biscuits de Noël qui peut être « poussent les pensées vers la mélancolie ». Citer la « tête osseuse » à « noblesse de cheval » du faux ogre estimant qu’on est tous des maltraités de la vie ». Citer le « cœur explosif » du passé de Sarah entrevu par Tobie, lequel inspire celle-ci quand il rage. Citer le souvenir pénible du « poulailler paroissial » de la mesquine petite ville. Citer les deux enfants morts emportés par le père dans un carton à chaussures – « il faut beaucoup de calme et de propreté pour que ces faits révèlent leur beauté ». Citer la beauté partout quand on a l’âme clame et propre à l’écart des « bandits en soutanes», ou citer par la fenêtre du bus les bonds de dauphins que suggèrent les ondulations d’un pipeline russe violet sur fond de neige, citer la forêt qui « se serre autour de l’histoire » avec « cette petite histoire humaine à l’intérieur », etc.
    Rose-Marie Pagnard a l’âge des seniors et la grâce des enfants, ou plutôt de l’enfance en tant qu’instance de l’imagination sans âge, et c’est à l’enfance grave des contes que la fugue dans la neige lituanienne de L’enlèvement de Sarah Popp fait penser, à l’enfance tissée d’émerveillements primesautiers et d’effrois secrets, à ce qui nous reste de bonne rage vivace après les déceptions et les larmes, à ce qui relance notre joie.
    Dans ce conte foisonnant qui ressemble si fort à la vie, peut-être même plus réel qu’elle, il y aurait, au conditionnel de l’enfance, un poney cinquantenaire aux yeux bleus, un drôle de type nommé Robert Louis Stevenson comme le conteur fameux mort aux îles Samoa d’un AVC après avoir fait rêver les jeunesses du monde à son île au trésor, un beau garçon surnommé Chasseur qui se fait draguer « grave » par Sarah, laquelle n’est plus à la fin qu’une poussière géante ou qu’une araignée en chocolat sous le balai de la mémoire passée et future, avec les mots de Sarah Pagnard, fée et sorcière-sourcière emmêlée dans ses pinceaux et autres stylos dans sa féerie évoquant «une danse de Lapons endormis», lapins d’Alice et compagnie, sous les étoiles dont les noms (Chevelure de Bérénice ou Petit Lion) « valent le coup de vivre cent ans », enfin Sarah, agitant son kaléidoscope, se dit comme ça, « qu’il ne lui est pas nécessaire de tout comprendre, seulement de vivre et d’être amie de l’imagination ».
    Rose-Marie Pagnard. L’enlèvement de Sarah Popp. Editions Zoé, 187p.
     
    Peinture: René Myrha.

  • Comme une douce folie

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    Sur Une femme sous influence de John Cassavetes

    Qui est fou et qu’est-ce que la folie ? Comment vivre une vie « normée » par les codes familiaux et sociaux sans devenir dingue ? Y a-t-il un équilibre possible entre ce qu’on peut dire une vie poétique, intense et belle, où il y ait place pour la beauté et la bonté, la créativité et les échappées de l’amour, et une existence quotidienne dite ordinaire ?
    Telles sont les questions, entre autres, que pose ce film toujours aussi extraordinairement vif, tendre, socialement percutant, psychologiquement pertinent et artistiquement accompli dans son mélange de simplicité et de beauté brute, que représente Une femme sous influence de John Cassavetes, réalisé en 1974, qui valut un Golden Globe de la meilleure actrice à Gena Rowlands et nous rappelle quel grand comédien est aussi Peter Falk dont on sourit en passant des quelques tics familiers à un certain inspecteur Columbo...
    Ce qu’il y a peut-être de plus fou dans Une femme sous influence, c’est sa sagesse et son humanité profonde. À peu près à la même époque, une autre forme d’hystérie déchirait le couple de Taylor et Burton dans un film tiré d’une pièce d’Edward Albee, Qui a peur de Virginia Woolf ? Or, cet épisode de la guerre des sexes ne laisse en mémoire qu’une brûlure acide, d’une douleur noire, tandis que le film de Cassavetes, sans édulcoration pour autant ni happy end, inscrit chaque implosion – qu’on dirait aujourd’hui pétage de plomb – dans un contexte nuancé par la présence de la famille, des potes ouvriers de Nick, des enfants surtout, sous le signe de l'amour.
    Ce film est d'abord un merveilleux portrait de femme sensible, à la fois bonne fille pas snob et bonne mère, à laquelle Gena Rowlands donne toutes les nuances de la malice et de la naïveté feinte ou réelle, du besoin de fantaisie et de tendresse, autant que des capacités de s’occuper de la maison et des mômes de façon conséquente. Dès le début on la sent au bord d’un gouffre, autant que son jules accablé de travail sur ses chantiers, en contremaître souvent retenu la nuit. Ils se sont d’ailleurs trouvés, et mutuellement élus, sur un fond de douce folie, plus radical chez elle il est vrai – probablement lié à une réelle faiblesse nerveuse. Or, la mère de Nick, qui n’a jamais encaissé le rapt de son fils par cette femme « bizarre », fera la décision pour son enfermement en institution psychiatrique, avec l’aide du médecin de famille – pouvoirs conjoints, auquel s’allie celui du Pater familias accumulant les gestes « tout faux » malgré sa nature naturelle et pour mieux se conformer à l’image qu’il se fait du chef.
    Cassavetes1.jpgCe qui est également réjouissant, à relever après les « innovations » de Dogma, c’est que le film de Cassavetes soit si pur de toute idéologie et de tout dogmatisme. Dans les compléments, un passionnant entretien avec Michel Ciment confirme d’ailleurs ses priorités en matière d’observation et de jugement, et la philosophie qui la sous-tend. Il y a du Raymond Carver là-derrière, donc du Tchékhov. Ces auteurs-là ne démontrent pas tant qu’ils montrent. Voici le gâchis de nos vies pourries par des normes trop rigides, trop soumises au Système et à ses règles pseudo-morales ou pseudo-religieuses. À la fin d’Une femme sous influence, Mabel étant revenue de l’asile et des électrochocs, la mère de Nick comprend et semble admettre qu’elle est aussi dingue qu’avant et plus aimante encore et que rien n'y fera. De son côté, le pauvre père se voit rejeté par ses enfants jusqu’à comprendre qu’il ne les retrouvera pas sans passer par l’amour de Mabel - et de proposer alors tranquillement de « ranger ce bordel ». C’est cela même : ce film nous aide à « ranger le bordel ». Cinématographiquement cela se fait par des images simples, intimes et chaleureuse (même un chantier peut sembler intime et chaleureux), des plans alternant plages de tendresse et fureur criseuse en cadrages hyper-rapprochés, des hors- champs pour montrer ce qui se montre sans image, bref un film de purs sentiments-sensations qui fait autant mal au corps et à l’âme qu’il fait du bien au cœur…

    Cassavetes5.jpgJohn Cassavetes. Une femme sous influence, 1974. Le film est intégré dans un coffret contenant 5 DVD, avec Shadows, Faces, Meurtre d’un bokkmaker chinois et Opening night, et autant de suppléments très appréciables. Ocean, 2009.

  • Comme un autre murmure

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    J’ai perdu la femme de ma vie...
    Nul à dire n’est-ce pas,
    mais ça m’est venu comme ça:
    nature, berce-le,
    se dit on quand on a mal au cœur,
    et cette femme-là, j' te dis,
    et tu sais que j’abonde:
    c’était ma nature seconde...
     
    Enfin nature : je ne sais pas...
    Mais j’aimais bien ses bras,
    la douceur de sa peau,
    son parfum sans autres apprêts:
    verte était son odeur
    de prairie au soleil d’été,
    rien chez elle de renfermé,
    mais alors rien de ça,
    et se promenant toute nue
    sans chercher le regard:
    plus naturel il n’y a pas
    dans le vaste jardin
    je dirais: comme la gazelle...
     
    Et tout à coup on te l’arrache...
    On dit que c’est la vie,
    alors qu’on t’arrache le cœur;
    on se croit parfois seul au monde
    mais quand on te le prend,
    le monde tout à coup est là
    avec ces bras qui te proclament
    qu’être seul est immonde...
     
    Tu fais tes phrases en solitaire,
    mais elle t’écoutait:
    elle te disait cause toujours,
    mais c’était sa chanson
    en écho à ton bel canto
    s’écoutant un peu trop;
    et son ironie te plaisait
    qui te disait : écoute !
    Écoute en moi la rivière,
    écoute le torrent,
    le vent du fleuve roulant -
    écoute la clairière en toi
    écoute ma lumière,
    ou plutôt: écoute à travers nous
    la musique passer...
     
    (ce 7 janvier 2022)

  • La beauté sur la terre

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    Carnets de Thierry Vernet


    Thierry Vernet s’est éteint au soir du 1er octobre 1993, à l’âge de 66 ans, des suites d’un cancer. Genevois d’origine, le peintre avait vécu à Belleville depuis 1958 avec Floristella Stephani, son épouse, artiste peintre elle aussi. Thierry Vernet avait été le compagnon de route de Nicolas Bouvier durant le long périple que celui-ci évoque dans L’Usage du monde, précisément illustré par Vernet.
    A part son œuvre peint, considérable, Thierry Vernet a laissé des carnets, tenus entre sa trente-troisième année et les derniers jours de sa vie, qui constituent une somme de notations souvent pénétrantes sur l’art et la vie.


    « La beauté est ce qui abolit le temps »

    « Je ne sais pas qui je suis, mais mes tableaux, eux, le savent ».

    « Mille distractions nous sollicitent. La radio, le bruit, le cinéma, les journaux Autrefois on devait être face à face avec son démon, on devait patiemment élucider son mystère. Maintenant, vite, entre deux distractions, on doit tout dire, avec brio de chic, faire son œuvre en coup de vent. A moins… à moins de résister aux distractions ».

    « L’Art commence quand, après une longue et patiente partie d’échecs, d’un coup de genou sous la table on fait tout valser ».


    « D’heureux malgré le doute, arriver à être heureux à cause du doute ».

    « Faire la planche sur le fleuve du Temps ».

    « C’est dans les larmes qu’on parvient à la géométrie ».

    « Aux gens normaux le miracle est interdit ».

    « Il suffit de voir qui réussit, et auprès de qui, pour être rassuré et encouragé ».

    « Nous vivons, en ce temps, sous la théocratie de l’argent ; et malgré soi on sacrifie de façon permanente à ce culte hideux ».

    « D’ailleurs c’est bien simple : ou bien les hommes sont ouverts, autrement dit infinis, ou bien ils sont fermés, finis, et dans ce cas on peut les empiler. Ou en faire n’importe quoi ».

    « Nous qui avons une patte restée coincée dans le tiroir de l’adolescence, nous en garderons toujours, sous nos rides, quelque chose ».

    « D’abord la sensation est souveraine, ensuite le tableau est souverain. Entre ces deux souveraientés, il y a la révolution ».

    « Dieu est éternel, le diable est sempiternel ».

    « En matière de peinture, la lumière n'a rien à voir avec l’éclairage ».

    « Quand son corps devient infréquentable, il convient de le servir poliment, juste ce qu’il demande, et de penser à autre chose, avec enthousiasme ».

    « Les visages : des ampoules électriques plus ou moins allumées ».

    « Les gens de la rue sont des bouteilles, des quilles, les automobiles des savons échappées de mains maladroites ; Dieu que le monde est beau ! »

    « Monsieur Pomarède, mon voisin retraité de la rue des Cascades, me voyant porter un châssis, me dit : « Vous faites de la peinture, c’est bien, ça occupe ! »

    « Une forme doit avoir les yeux ouverts et le cul fermé ».

    « Je me bats, et il est normal qu’à la guerre on prenne des coups ».

    « Ajouter ne serait-ce que sur 10cm2 un peu de beauté au monde, ce qui diminuera d’autant et probablement bien plus de sa laideur ».

    « Si l’on tue en soi-même l’espérance du Paradis, on n’hérite que de l’Enfer. C’est, me semble-t-il, le choix de notre civilisation ».

    « La foi en le vraisemblable ne nous sauvera pas de grand-chose ».

    « Votre société s’ingénie à rendre le désespoir attrayant ».



    « La mort, ma mort, je veux la faire chier un max à attendre devant ma porte, à piétiner le paillasson. Mais quand il sera manifeste que le temps est venu de la faire entrer, je lui offrirai le thé et la recevrai cordialement ».

    « Je suis un chiffon sale présentement dans la machine à laver. Lâche, hypocrite, flagorneur, luxurieux, cédant au moindre zéphyr de mes désirs et tentations diverses, comptant sur un sourire et mes acquiescements pour conquérir quelques cœurs utiles (et cela enfant déjà pour « m’en tirer » !). La machine à laver à de quoi faire. Mieux vaut tard que jamais.

    Le 4 septembre 1993, et ce fut sa dernière inscription, Thierry Vernet notait enfin ceci : « Je peins ce que je crois avoir vu. 4/5 de mon élan m’attache à notre vie et à tout ce qu’elle nous donne de merveilleux, mais 1/5 m’attire vers la vie éternelle d’où tant de bras se tendent pour m’accueillir ».

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    492232422.JPG1320679572.JPGÀ lire aussi: Correspondance des routes croisées, de Nicolas Bouvier et Thierry Vernet (1946-1964), fabuleux "roman" dialogué d'une amitié.

  • Force douce de la pensée

     

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    Après les multiples attentats d'inspiration islamiste commis ces dernières années, la lecture de Vertige de la force, essai documenté et pénétrant d'Etienne Barilier, paru en 2017 s'impose décidément.

    Dans la foulée, nous revenons, en cet été 2018, au Barilier romancier, avec un grand roman d'immersion historico-existentiel intitulé Dans Khartoum assiégée, qui sonde les tenants mystico-stratégiques de la dérive terroriste islamique actuelle, dans un Soudan de la fin du XIXe siècle où apparut le Mahdi se réclamant directement du Prophète, contre lequel les Anglais envoyèrent le fameux colonel Gordon, qui y laissa sa peau.  

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    Le contraire de la violence n’est pas tant la non-violence que la pensée, écrivait Etienne Barilier dans son mémorable essai intitulé La ressemblance humaine, et le nouvel ouvrage qu’il vient de publier sous le titre de Vertige de la force, bref mais très dense, et surtout irradiant de lumière intelligente, en est la meilleure preuve, qui conjugue la pensée de l’auteur et celles de quelques grands esprits européens, de Simone Weil à Thomas Mann ou de Goethe à Jules Romains ou Paul Valéry, notamment, contre les forces obscures du fanatisme religieux ou pseudo-religieux.

    Vertige de la force est à la fois un texte d’urgence, amorcé sous le coup de l’émotion ressentie lors des attentats du 7 janvier 2015, et conclu après le carnage du 13 novembre, et une réflexion s’imposant la mise à distance et le décentrage par rapport aux formules-choc et autres interprétations hâtives assenées sur le moment, les unes prenant la défense des assassins contre les caricaturistes de Charlie-Hebdo (« Ils ont vengé Dieu ! ») et d’autres invoquant un Occident qui n’aurait « rien à offrir » à la jeunesse en mal d’idéal, voire d’absolu.

    Etienne Barilier n’est pas du genre à se répandre sur les plateaux de télé ou par les réseaux sociaux, mais il n’est pas moins attentif aux débats intellectuels en cours, et c’est ainsi que sa réflexion recoupe ici celles de plusieurs figures de l’intelligentsia musulmane, tels Abdelwahab Meddeb et Abdennour Bidar,notamment.

    Humaniste immensément cultivé, traducteur et chroniqueur, romancier et conférencier, Barilier, auteur d’une cinquantaine de livres, a consacré plusieurs essais au dialogue ou aux confrontations entre cultures et (notamment dans Le grand inquisiteur) au thème de la violence commise au nom de Dieu.

    Or ce qui frappe, à la lecture de Vertige de la force, c’est la parfaite limpidité de son propos et la fermeté avec laquelle il défend l’héritage d’une culture qui nous a fait dépasser le culte des puissances ténébreuses et de la force, sans oublier la longue et sanglante histoire d’une chrétienté conquérante oublieuse de son fonds évangélique. 

    Les thèmes successifs de Vertige de la force sont la définition du crime de devoir sacré, le scandale d’une idéologie religieuse faisant de la femme une esclave de l’homme et de l’homme un esclave de Dieu, la difficulté pour les intellectuels musulmans de réformer leur religion « de l’intérieur », la conception particulière du temps musulman, la typologie du guerrier djihadiste et, faisant retour à l’Occident, l’étrange fascination exercée sur les meilleurs esprits (tel Ernst Jünger devant la guerre, ou Heidegger devant l’abîme) par la force et les puissances obscures ramenant au «fond des âges ».

    Le crime de devoir sacré

    images-12.jpegAinsi que l’a relevé un Albert Camus (premier maître à penser de Barilier, qui lui a consacré l’un de ses ivres), le XXe siècle a inventé le « crime de logique », aboutissant à l’organisation planifiée des camps de concentration et d’extermination. Ce crime « rationnel » de haute technicité rompt avec ce qu’on peut dire le « crime de passion », à caractère éruptif et sporadique, dont la jalousie (dès le Caïn biblique) est l’une des motivations récurrentes. 

    Or il est une autre sorte de crime millénaire, conjuguant la violence des deux espèces, qu’on peut dire le« crime de devoir sacré ». Parce qu’ils étaient blasphémateurs, les collaborateurs de Charlie Hebdo répondaient de l’offense faite à Dieu et à son prophète. Parce qu’elles étaient juives, les victimes de la Porte de Vincennes méritaient le châtiment des « infidèles », de même que les 140 étudiants chrétiens massacrés en mars 2015 dans la ville kényane de Garissa. Quant à la tuerie aveugle de novembre 2015, elle illustra finalement la force à l’état pur, dirigée contre tous ceux qui étaient supposés se vautrer dansl’impureté.   

    Mais l’obsession de la pureté n’a-t-elle pas fait, aussi , des ravages dans notre propre histoire ?

    À ceux qui, avec quelle démagogie nihiliste, affirment que nous n’avons« rien à offrir » à la jeunesse désemparée, Etienne Barilier répond qu’au contraire les leçons que nous pouvons tirer de notre histoire sont un legs précieux, tout au moins à ceux qui sont disposés à le recevoir.

    « Notre propre histoire montre que le crime de devoir sacré fut jadis, et même naguère, un de nos crimes préférés. Mais elle montre aussi qu’il ne l’est plus. Montesquieu, dans son Esprit des Lois, écrit cette phrase décisive :« Il faut faire honorer la divinité, et ne la venger jamais ». 

    Les martyrs écorchés vifs et brûlés pour la plus grande gloire du Dieu catholique et apostolique n’ont-ils « rien à voir » avec la chrétienté ? Ce serait pure tartufferie que de le prétendre. Mais accompagnant les conquérants espagnols, le moine Las Casas consigne un témoignage accablant qui exprime une révolte contre la force de l’Eglise, de même que Sébastien Castellion s’opposera à Calvin quand celui-ci fera brûler le médecin« hérétique » Michel Servet. C’est d’ailleurs à Castellion qu’on empruntera, en janvier 2015, sa fameuse sentence selon laquelle « tuer un homme, ce n’est pas défendre une doctrine, c’est tuer un homme ».

    Or, de la controverse de Valladolid opposant Las Casas au Grand Inquisiteur, notamment sur la question de savoir si les Indiens ont une âme, jusqu’au jour de 1959 où le bon pape Jean XXIII abrogea la formule de l’oraison du Vendredi saint évoquant les « perfides juifs », nous aurons fait quelques petits progrès dans l’esprit du Christ... 

    « S’il faut reconnaître ce que nous fîmes, ce n’est pas pour oublier ce que nous sommes », remarque Barilier.  Est-ce dire que nous soyons devenus meilleurs ? Disons plutôt que notre rapport avec la force s’est transformé.

    À cet égard, évoquant l’héritage décisif d’un Pierre Bayle, qui affirme, après la révocation de l’édit de Nantes et contre le « forcement des consciences » autorisant les dragonnades, que « tout sens littéral qui contient l’obligation de faire des crimes est faux », Barilier le souligne : « La voilà, la lecture en esprit, celle dont on attend qu’elle soit appliquée au Coran comme à la Bible. Ce n’est qu’une question de temps, disent les optimistes. Hélas, nous verrons que le temps de l’islam n’est peut-être pas le nôtre ».

    « Oui, nous avons fait la même chose, mais précisément, nous ne le faisons plus. Oui, nous avons comme le crime de devoir sacré, mais ce crime est désormais, pour nous, la chose la plus abominable qui soit ».

    Sacrées bonnes femmes !

    PHO19cbce58-b8ec-11e3-b80b-3bfae645a38e-805x453.jpgEntre autres qualités rares, Etienne Barilier a le génie des rapprochements éclairants. Ainsi de son recours, à propos du rapport souvent vertigineux que l’homme entretient avec la violence, relevant de la sidération, se réfère-t-il à ce qu’il considère comme « l’un des textes capitaux du XXe siècle », écrit par Simone Weil en pleine Deuxième Guerre mondiale, intitulé L’Iliade ou le poème de la force et dans lequel la philosophe juive d’inspiration christique met en lumière l’anéantissement moral, pour le vaincu mais aussi pour le vainqueur, que représente l’écrasement d’un homme par un autre. Et d’imaginer ce que Simone Weil aurait pu dire des crimes concentrationnaires nazis et des crimes terroristes au XXIe siècle... 

    Distinguant ces crimes de  devoir sacré des crimes « de raison » du communisme athée, Barilier relève que dans les deux cas (nazis et terroristes islamiques) « le pouvoir qu’on détient physiquement sur autrui fait procéder à sa destruction morale. Et cette destruction se fait dans l’ivresse sacrée ».  

    Par le crime de devoir sacré, le tueur exerce un pouvoir absolu, divinement justifié. Or ce pouvoir absolu est le même qui justifie la soumission de la femme à l’homme et l’esclavage de celui-ci au Dieu censé le« libérer ».

    Un chapitre à vrai dire central, intitulé Marguerite au rouet, puis sous la hache, constitue l’une des pierres d’achoppement essentielles de Vertige de la force, ou le double pouvoir de l’homme, en vertu de « la loi du plus fort », et de Dieu, continue aujourd’hui de s’imposer à la femme en vertu de préceptes prétendus sacrés.

    « Avec l’islamisme, religion qui s’est élaborée dans une société profondément patriarcale, Dieu frappe la femme d’infériorité. Les hommes, dit le Coran, prévalent sur les femmes ».

    Mais qui écrit cela ? Un infidèle fieffé ? Nullement : c’et l’Egyptien Mansour Fahmy, dans une thèse présentée en Sorbonne en 1913, sur La Condition de la femme dans l’islam, qui lui vaudra d’être interdit d’enseignement dans son pays et d’y mourir rejeté.

    Toujours étonnant par ses rapprochements, Etienne Barilier parle ensuite des souvenirs d’enfance de l’écrivain algérien Rachid Boudjedra, dans La prise de Gibraltar, qui évoque l’acharnement avec lequel un vieillard, « maître de Coran », l’oblige à répéter la fameuse sourate de la vache concluant à l’impureté de la femme, et donc de sa mère, quitte à le battre pour sa réticence avant que son propre père, voire sa mère elle-même, n’en rajoutent ! ».

    Sur quoi Barilier, après l’exemple d’un autre écrit éloquent de l’auteur sénégalais Cheikh Hamidou Kane, bifurque sur le sort tragique, et combien révélateur aussi, de Marguerite dans le Faust de Goethe : « La force dans le Dieu qui tue ; la force dans l’oppression des femmes. Ces deux violences se rejoignent étrangement, tout en paraissant se situer aux deux extrémités de l’humain ; le sacré, et les muscles. Mais on a vu que leur lien ne pourrait pas être plus intime : la violence la plus physique prend un sens moral dès lors qu’elle est humaine, et la violence qui prétend trouver sa source dans l’exigence la plus haute, celle de Dieu, est précisément celle qui débouche sur l’usage le plus meurtrier de la brutalité physique. »

    Du perdant au guerrier radical

    Etienne Barilier ne parle ni de ce qui, socialement ou culturellement, pousse tel jeune à se radicaliser, ni de la« gestion » française des banlieues ni de l’implication du complexe militaro-industriel de l’Empire américain dans la déstabilisation du Moyen-Orient, ni non plus de ce qui rapproche ou distingue un « fou deDieu » à l’ancienne manière russe d’un djihadiste du soi-disant Etat islamique.

    Pour autant, l'on ne saurait lui reprocher de se cantonner dans les nuées. Ainsi, à propos de Boko Haram, établit-il un parallèle entre les extrémistes iconoclastes ennemis de toute culture et de tout livre autre que le Coran, et l’Armée de résistance du Seigneur sévissant en Ouganda sous la direction  du redoutable Joseph Kony, mélange d’intégriste biblique et de sorcier animiste, terrorisant les populations avec son armée d’enfants soldats et dont on estime les massacres à plus de 100.000 personnes en 25 ans, au nom du seul Dieu juste…

    « Sans nul doute », écrit Barilier, moyennenat les distorsions qui s’imposent, n’importe quelle parole divine, y compris celle de l’Evangile, peut devenir un bréviaire de la haine ». 

    Cela étant, il faut reconnaître que la force n’a pas le même statut dans l’Evagile et le Coran.

    « Il n’est que trop vrai que la chrétienté a mis fort longtemps avant de commencer à comprendre le christianisme », écrit Barilier, qui cite l’historien Jean Flori auteur de Guerre sainte, jihad,croisade, violence et religion dans la christianisme et l’islam, établissant la légitimation, par le prophète, de l’action guerrière, au contraire du Christ : « La doctrine du Coran tout comme la conduite du prophète d’Allah sont, sur le point de la violence et de la guerre, radicalement   contraires à la doctrine des Evangiles et à l’attitude de Jésus ».

    Or à ce propos, les interprètes les plus progressistes du Coran n’en finissent pas (à nos yeux en tout cas) de tourner en rond dans une sorte de cercle coupé du temps, tel qu’on le constate dans les thèses de Mahmoud Mohammed Taha,  que Barilier surnomme le « martyr inquiétant », auteur soudanais d’Un islam à vocation libératrice, qui s’ingénie à voir dans l’islam la quintessence de la démocratie et de la liberté tout en prônant la soumission volontaire de l’homme à Dieu et de la femme à l’homme. Or découvrant des phrases de cet improbable réformateur affirmant, après avoir défendu l’usage du sabre « comme un bistouri de chirurgien » que « la servitude équivaut à la liberté », annonçant en somme la novlangue d'un Orwell ou d'un Boualem Sansal, l’on est interloqué d’apprendre que Taha, jugé trop moderniste ( !) finit pendu à Khartoum en janvier1985.

    La deuxième pierre d’achoppement fondamentale, dans Vertige de la force, tient à la conception du temps dans la vision musulmane, bonnement nié au motif qu’il n’y a pas d’avant ni d’après l’islam.

    « La temporalité islamique n’est ni linéaire ni circulaire ; elle est abolie », écrit Barilier en citant les assertions de Taha selon lequel l’Arabie du VIIe siècle était déjà dans la modernité, que L’islam en tant que religion « apparut avec le premier être humain » et que l’islam englobe toute la philosophie et toute la science qui prétendraient être nées après lui.

    Or cette conception « fixiste » n’explique pas seulement l’énorme « retard » pris, depuis le Moyen Âge, par les cultures arabo-musulmanes : elle justifie une prétendue« avance » qui se dédouane en invoquant la perte de toute spiritualité et de tout réel « progrès » dans la civilisation occidentale.

    En prolongement de ces observations sur ce profond décalage entre deux conceptions du monde, Barilier revient à un essai de l’écrivain Hans Magnus Enzensberger, datant de 2006, intitulé Le perdant radical et dans lequel était présenté une sorte de  nouvel homme du ressentiment fabriqué par notre société capitaliste et concurrentielle où le désir de reconnaissance exacerbe autant les envies que la frustration et l’intolérance.

    9791020902672.jpgPointant le retard accablant des sociétés arabes de la même façon qu’un Abdennour Bidar dans sa courageuse Lettre ouverte au monde musulman, Enzensberger faisait remonter au Coran les causes de ces retards en matière d’égalité et de condition féminine, de liberté de recherche et de développement du savoir, de vie privée et de démocratie réelle.

    Et de comparer les terroristes à ces « perdants radicaux » qui, en Occident, compensent leurs propres frustrations en mitraillant les élèves d’un collège ou en « pétant les plombs » de multiples façons.

    Or s’agissant des djihadistes islamiques, Etienne Barilier préfère, à la formule de « perdant radical », celle de« guerrier radical », dans la mesure où leur ivresse criminelle se déchaîne dans un cadre prétendu sacré. Or il va de soi que cette « force pure » n’a plus rien à voir avec l’islam que défendait un Mohammed Taha. « Oui, la rage de destruction et de mort – le « vive la mort » - des groupes terroristes islamistes est un moteur plus puissant et plus enivrant que les religions qui leur donnent base légale, caution morale ou verbiage justificatif ».

    Dans la lumière d’Engadine

    4489220_7_74a9_selon-peter-trawny-qui-les-a-edites-en_37f90ccbe00ccfad5789f475dc6f286e.jpgLa dernière mise en rapport fondant le thème le plus vertigineux de cet essai, à savoir la fascination de l’abîme, concerne le rapprochement du culte de la force sacrée chez les terroristes islamistes et la pensée du philosophe qui affirmait qu’il faut « faire du sol un abîme », à savoir Martin Heidegger.

    La base de cette dernière étape de l’essai de Barilier,avant sa conclusion beaucoup plus lumineuse, est la rencontre historique à Davos, en 1929, de deux grandes figures de l’intelligentsia allemande du XXe siècle, en les personnes d’Ernst Cassirer, modèle d’humaniste attaché à la Raison, à la noblesse du langage et au respect de la  forme dont Thomas Mann semble avoir préfiguré les positions dans le personnage du Settembrini de La Montagne magique, alors que l'ombrageux Naphta, mystique anti-bourgeois, annonce (plus ou moins...) un Heidegger rejetant ou dépassant les catégories kantiennes.

    thomas-mann-weg.jpgPar delà le rapprochement entre un roman composé entre 1912 et 1923 et la rencontre de 1929, Barilier précise que, plus que les positions antagonistes des deux personnages, c'est l'atmosphère claire, enivrante et mortifère de Davos qui compte en l'occurrence: "Le lieu où la vie semble à son comble de pureté, mais où la mort ne cesse de rôder, et va frapper"...

    Comme il s’est défendu ailleurs de procéder par« amalgames », épouvantail commode de ceux qui refusaient a priori de penser après les tragédies de l’an dernier, Barilier se garde d’établir un lien de causalité directe entre la pensée de Heidegger et le déchaînement de la force nazie, « modèle infâme de la force islamiste ». Et pourtant… Et pourtant, il se trouve que certains penseurs iraniens islamisants ont bel et bien fait de Heidegger leur maître à penser en matière de programme identitaire, qu’ils prétendent mieux connaître que tous les Infidèles.

    Heidegger ? « Le style de la nuit, donc. Et de  l’Abgrund, l’abîme. Un « Abgrund » évidemment sans commune mesure avec les abîmes nazis. Mais ce qui reste vrai, c’est que tout choix de l’abîme, tout refus de la raison humaine, de l’exigence des Lumières, du dialogue dans la lumière, menace d’asservir l’homme au pouvoir de la force ».

    Au moment de la libération de Paris, dans un texte intitulé Respirer, Paul Valéry écrivit ceci : « La liberté est une sensation. Cela se respire. L’idée que nous sommes libres dilate l’avenir du moment ».

    Parce qu’il est aussi artiste, romancier et musicien, Etienne Barilier sait d’expérience que la liberté est forme, qui doit certes accueillir la force pour exister. Mais « la force de la forme n’est plus force qui tue. C’est la force domptée par la forme, qui n’en garde que l’élan.Ou encore : la forme c’est la patience de la force ». De même Simone Weil parlait-elle d’ »une autre force qui est le rayonnement de l’esprit ».

    Tel étant le trésor de mémoire, et de pensée revivifiée, que nous pouvons redécouvrir et transmettre, au dam de ceux –là qui pensent que nous n’avons plus « rien à donner »…

    Etienne Barilier. Vertige de la force. Buchet-Chastel, 117p.

    Etienne Barilier. Dans Khartoum assiégée. Phébus, 495p. 

  • Ceux qui ont un grain

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    Celui qui est fou de sa folle / Celle que la musique habite / Ceux qui se réfugient dans les postures viriles / Celui qui évite les excès de sensibilité / Celle qui a décelé la démence de sa belle-mère dans sa façon de refaire la vaisselle qu’elle l’estime incapable de faire briller / Ceux qui ne comprennent pas les petits gestes complices et les grimaces qui unissent ces deux dingues dont la maison est pourtant bien tenue / Celui qui apprend des airs d’opéras aux ouvriers de l’équipe de nuit / Celle  qui conseille à ses enfants de danser ce qu’ils n’arrivent pas à dire / Ceux qui établissent les normes comportementales de la mère moderne socialement intégrée / Celui qui se la joue père sévère au risque de la violenter quand elle le regarde de son air mutin / Celle qui se fait interner de force par des gens aux sourires suaves / Ceux qui conseillent aux bien portants de garder les enfants à l’écart pour leur bien / Celui qui prétend qu’un véritable artiste ne peut qu’être fou tout en gérant son divorce des plus lucratifs avec cette dingue de Miranda / Celle qui entretient avec ses enfants une relation affective que l’Association des Parents Responsables a clairement condamnée / Ceux qui récusent l’idée selon laquelle la folie est une forme de norme alors qu’elle n’exprime que le rejet de celle-ci / Celui que la honte submerge en écoutant raconter celle qui revient de là-bas au fil d’un récit clair et net / Celle qui avait en effet besoin de se reposer et qui se repose maintenant de son repos forcé / Ceux que leur douce folie retrouvée fait le bonheur des enfants, etc.

    Dessin de Friedrich Dürrenmatt pour ses enfants.

  • Ceux qui lisent le journal

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    Celui qui va direct aux pages sportives / Celle qui est déçue par la météo du jour et le fait remarquer à son conjoint Ernest qui rouspète à son tour / Ceux qui constatent que l’édito du journal auquel ils sont abonnés depuis 1963 confirme une fois de plus leur désaccord avec la nouvelle ligne d’icelui et décident de rédiger une lettre de lecteurs cosignée au niveau du couple / Celui qui allume le feu avec l’édito de celui qu’il appelle le Tapir / Celle qui s’intéresse essentiellement aux pages conso et déco et les découpe et les colle dans un Cahier Pratique qu’elle compulse quand elle s’ennuie / Ceux que la dérive de l’info vers la conso a ramené à la lecture des Classiques / Celui qui affirme que la lecture matinale du journal lui tient lieu de rencontre avec l’Humain et sa compagne Arlette précise: le Trop Humain, mais leurs voisins de palier les Amiguet Paul et Simone ne pigent pas l’allusion à Nietzsche (philosophe allemand) ce qui ne les empêchent pas tous quatre de partager de bons moments à la canasta / Celle qui a trouvé un job au Centre de jeu excessif où elle tombe amoureuse d’un addict au trictrac / Ceux qui fuient la prétendue réalité dans le prétendu virtuel mais se retrouvent plus volontiers au café Les Bosquets / Celui qui attaque le testament de sa tante afrikaner dont le journal a célébré les gains au casino à la grand époque de Rika Zaraï / Celle que son veuvage a rendu plus cupide que le défunt / Ceux qui ont compris très tôt à quoi correspondaient les postures de gauche de leurs camarades des beaux quartiers / Celui qui affirme que ce que le journal appelle sa génération est un abus de langage / Celle qui des jumeaux Duflon a choisi le militant trotskyste futur avocat d’affaires alors que sa sœur se rabattait sur l’apolitique aujourd’hui au chômage / Ceux qui se reconnaissent dans la rue puis se ravisent en se rappelant qu’ils se sont insultés trente ans plus tôt et qu’aucun ne s’est excusé à l’autre et inversement s’entend / Celui qui a préféré reprendre la fabrique de chaussures de son père plutôt que de céder au chantage affectivo-politique de son ex Arlette actuellement syndicaliste au plus haut niveau et remariée à un homo notoire ce qu’elle ignore ou feint d’ignorer on ne sait jamais avec elle / Celle qui te dit au Buffet de la Gare qu’il faudrait que tu la relances avec un message subliminal dans le regard affirmant le contraire que tu reçois 5 sur 5 et qui t’arrange vu que les intellectuelles languides n’ont jamais été ton fort et qu’elle sent un peu la nonne transie / Ceux qui se lèvent tôt pour jouer une rôle dans l’économie mondiale / Celui qui fait des patiences dans son coin pendant que Badiou parle à la télé à l’indifférence manifeste des plantes vertes / Celle qui n’a jamais aimé l’ambiance des réus du Parti avec toute cette fumée et ces mec agressifs / Ceux qui te trouvent politiquement suspect mais n’osent pas te le dire vu que tu peux leur être socialement utile / Celui qui rappelle à tout moment qu’il était en Afrique du Sud en 1975 ce qui en impose de moins en moins aux jeunes camarades nés en 1985 et suivantes / Celle qui a croisé le futur prix Nobel J.M. Coetzee dans une supérette du quartier de Tokai où il lui a ramassé un paquet de chips tombé de son caddie / Ceux qui se disaient racistes à dix-sept ans mais dans un sens punk enfin tu vois quoi / Celui qui se promet de faire aujourd’hui un grand tour dans la neige pour se laver de la lectures des tabloïds / Celle qui prépare une soupe à la courge dans la maison bien chauffée / Ceux qui lisent les journaux avec attention et sans sauter la page des morts, etc.

    Image : Philip Seelen

  • Les bons enfants

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    (Chanson en mémoire de Thomas Platter)
     
    Ils vont marchant d’un pas joyeux:
    ce sont les escholiers,
    les petits savants renaissants
    aux souliers recollés...
     
    Descendus des monts enneigés,
    chantant et mendiant,
    ils vont là-bas par les vergers,
    priant et grappillant...
     
    Les pays en guerre et la peste
    ne les arrêtent pas,
    et jamais ils ne sont en reste
    de nouveaux débats...
     
    Les Maîtres les ont accueillis
    de Bâle à Cracovie,
    plus que jamais tout réjouis,
    jusques aux Pays-Bas...
     
    Le latin n’a plus de secrets
    pour ces gais chenapans,
    et Platon l’éveillé
    les conduit à travers le temps...
     
    À nos seize ans les rencontrant
    au détour d’un chemin,
    à mon tour je suis devenu,
    plus libre que jamais en erre,
    bon enfant autoproclamé
    et dûment diplômé
    De l’université buissonnière...
     
    (Contrerimes advenues en marge de la lecture du Problème Spinoza, très remarquable roman d’Irvin Shalom évoquant les apprentissages contrastés de Baruch à Amsterdam et d’Alfred Rosenberg le futur genocidaire de la Solution finale qui fit main basse sur la bibliothèque du philosophe en 1941)

  • Du Temps qui nous tisse

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    Du Diabolo. - Trois heures et demie du matin. Réveillé par un drôle de rêve. Adolescents en bande et confusion d’une tournante. Ensuite visions de dissolution. Et cette pensée: que la dissolution est l’Ennemi. L’Ennemi qui rôde et raille. Le Satan qui disperse. Le Diabolo parasite. D’un autre point de vue l’on dira que ce sont les violents qui l’emportent, et pourtant quelque chose se prépare en secret.

    Michaux.jpgEn ville, ce 4 novembre, soir.  — Une assez mauvaise journée a été sauvée, ce soir, par une très grande secousse poétique, sous l’effet du verbe prodigieux du Michaux de La marche dans le tunnel, proféré au théâtre par ce fou furieux de Jacques Roman. Je ne connaissais pas cette suite de chants, tirés d’Epreuves, exorcismes, et inspirés en partie par la guerre, mais j’ai été saisi, physiquement autant que psychiquement par la force de cette pensée et de cette sensibilisation de toute douleur humaine. Il y a là une extraordinaire incantation, d’une puissance de vision et d’une profondeur, d’une plasticité, d’une drôlerie parfois d’une virulence contre la bêtise sous toutes ses formes — d’une humanité surtout qui m’a réellement attrapé.

    En revenant  à la source je découvre ces phrases carabinées, par exemple : « Dès ce moment, la mort, ses fauchées furent grandes ». Ou ceci : Les idées, comme des boucs, étaient dressées les uns contre les autres. La haine prenait une allure sanitaire. La vieillesse faisait rire et l’enfance fut poussée à mordre. Le monde était tout drapeau ».   Il me semble qu’il n’y a que Céline à avoir trouvé ces raccourcis.

     

    Celui qui se fie strictement à l’organigramme / Celle qui esquive toute discussion à contenu / Ceux qui se raccrochent à l’acupuncture virtuelle, etc.

     

    À La Désirade, ce 23 novembre. - En lisant Le mot Musique d’Alexandre Voisard, je me dis que là se trouve l’un des deux centres vitaux de ma vie vivante, consistant à lire et annoter un beau livre dont je m’attacherai à dégager et à transmettre la substance -  l’autre centre étant ma table matinale à écrire. Or c’est à ce double foyer que je dois m’en tenir tous les jours et rigoureusement, opiniâtrement, sans me laisser distraire ou décontenancer par rien.

    Du temps retourné. - Le temps coule autour de nous et en nous. Le temps nous tisse. Les hommes filtrent le temps et le fertilisent. La culture est notre façon de tisser le temps qui nous tisse.

     

    Top Matin. - La Une du Matin d’un jour de la semaine dernière était consacrée à la comparaison de la longueur des verges des hommes de France et d’Allemagne, d’Europe et d’Amérique. Je me demande tous les jours jusqu’où ce journal infâme va s’abaisser et abaisser ses lecteurs, et tous les jours je constate un progrès inattendu. Conserver précieusement le document en question, pour mémoire de l’abjection.

     

    Paul aux Romains: tu veux te glorifier, ce n’est pas toi qui portes la racine, c’est la racine qui te porte.

     

    Nous restons en vie mais pas pour longtemps.

     

    Ceux qui pensent religion comme on pense magot ou ce qui n’est pas mieux: assurance tous risques.

     

    Je ne sais rien de la mort, sinon qu’elle n’existe pas. La mort est: c’est tout ce qu’on en peut dire. 

     

    La médiocrité est reine de la planification. Tout est balisé par l’organigramme. Tout se veut cadré et mesuré. Mais la vie déborde de partout.

     

    De l’amitié. - Dans ses Papiers collés, Georges Perros orthographie: l’amythié. C’est vrai qu’il y a de ça, en tout cas j’ai toutes les raisons personnelles de le penser cette année, sans amertume pour autant. Cela étant, plus que de l’écrire, je voudrais décrire ce processus qui de l’amitié mythifiée tire la justification de comportement injustifiables. Par amitié tricherais-je avec toi? Refuseras-tu de me rendre ce service si je te le demande par amitié? Puis-je ne pas être respecté si j’ai commis telle ou telle saloperie par amitié?

    J’ai vu que l’amitié, souvent, n’était qu’une sujétion ou qu’un leurre. Je vois qu’on me ménage, ou qu’on me berce, qu’on me flatte pour se servir de moi, et si je ne sers pas on me juge alors inamical. J’ai fait maintes observations de cette sorte depuis quelques années, et me tiens par conséquent sur mes gardes, tout en souriant désormais de ce genre de sollicitations.

     

    A La Désirade, ce 25 novembre. Tôt réveillé ce matin, j’ai passé deux heures à annoter la nouvelle somme d’Alfred Berchtold, consacrée aux multiples avatars de la figure de Guillaume Tell; et je me suis pointé chez lui vers midi. Or, le retrouvant, lui et sa chère épouse, après sept ans sans nous voir, il m’est apparu aussi vif d’esprit que lors de nos entrevues de La passion de transmettre, et sa conversation toujours aussi intéressante m’a fait beaucoup de bien. Dans l’atmosphère délétère des temps qui courent, c’est une bénédiction.

     

    La foi te construit, l’espérance te fait parier pour l’avenir, la charité te réconcilie avec tous.

     

    Peu importe que je ressuscite avant ou après la mort. Ce qui compte est que je ressuscite chaque jour pour annuler la mort.

    Du nationalisme. - Ce que Michel Serres appelle « la libido d’appartenance » qui fait « aussi mâle rage que chez les rats », je l’ai vue à l’oeuvre de tout près et je crois en avoir été guéri pour jamais.

     

    En ville, ce 22 novembre.- Accablé ce matin par une espèce de terrible tristesse, à la fois physique et psychique, qui m’a tenu au bord des larmes jusqu’à notre arrivée en ville – et je pensais au pauvre Jean-Claude Fontanet assis sur sa chaise de dépressif et pleurant du matin au soir pendant des mois et des années, trouvant cependant l’énergie miraculeuse de tirer enfin un livre admirable, L’Espoir du monde, de son chaos physique et mental. Après quoi, ayant déposé ma bonne amie à la HEP, une émission, consacrée à la psychologie du chien, sur la radio de la voiture,  m’a fait éclater de rire et j’ai rebondi.

     

    De la mesquinerie. - Je suis redevable aux mesquins, cette année, de s’être montrés si mesquins qu’ils m’ont donné la force de m’arracher à jamais à leur emprise. Je me ris désormais des mesquins. Je les ignore. Chaque fois que j’aurai affaire à l’un d’eux, je lui répondrai, sans lui répondre justement: je t’ignore. Mais cela surtout: ne plus répondre. Et ne plus être, soi, jamais mesquin non plus.

     

    A La Désirade, 16 décembre 2004. – On voudrait écrire juste, mais le plus souvent ce n’est qu’à peu près ou à côté – j’entends : dans l’expression des sentiments délicats ou des idées complexes.

    Ceci de Georges Perros: « Il faut écrire pendant que c’est chaud »,   à quoi j’ajouterai qu’il faut écrire pour se tenir chaud.

     

    Les Français ont le sexe froid et méchant en littérature. Sade en est la meilleure preuve. Très peu d’auteurs français sont réellement sensuels et chaleureux dans leur érotisme, sauf peut-être un Restif de la Bretonne.

     

    Du naturel. - Perros semble exclure le naturel du journal intime, mais ça se discute. Ce qu’on appelle naturel, pour un véritable écrivain, genre Léautaud ou Jouhandeau, s’agissant de « journaliers », est certes déjà composé, mais quelle importance ? On voit avec Céline que l’apparente spontanéité est également le résultat de tout un travail. Pareil avec Ramuz. Le contre-exemple exemplaire pourrait être Amiel qui écrivait son Journal intime au fil de la plume et sans penser qu’il ferait jamais l’objet d’une publication, et donc avec un naturel parfait. Mais est-ci si sûr ? Je n’en crois rien…

     

    Celui qui n’a plus de goût à la vie / Celle qui se fixe des programmes /  Ceux qui se taisent, etc.

     

    À la Désirade, ce vendredi 31 décembre.- Réveil tardif, dans les bras de ma bonne amie, par grand beau temps hivernal. Très intéressé par la lecture d’Avec Marcel Proust d’Edmond Jaloux, dont j’apprécie autant l’écriture si belle que l’intelligence si pénétrante. C’est vraiment le grand style de la critique comme il n’y en a plus de nos jours. Jaloux est le moins jaloux des jaloux ; on sent que sa joie et son bonheur sont de partager une admiration longuement et finement détaillée. 

    Écrire comme on respire. -  Ce n’est pas le chemin qui est difficile, disait Simone Weil, mais le difficile qui est le chemin. Cela seul en effet me pousse à écrire et tout le temps: le difficile.

    Difficile est le dessin de la pierre et de la courbe du chemin, mais il faut le vivre comme on respire. Et c’est cela même écrire pour moi : c’est respirer et de l’aube à la nuit.

    Le difficile est un plaisir, je dirai : le difficile est le plus grand plaisir. Cézanne ne s’y est pas trompé. Pourtant on se doit de le préciser à l’attention générale: que ce plaisir est le contraire du plaisir selon l’opinion répandue, qui ne dit du chemin que le pantelant des pulsions, de gestes impatients et de jouissance à la diable, chose facile.

    Le difficile est un métier comme celui de vivre, entre deux songes. A chaque éveil c’est ma première joie de penser : chic, je vais reprendre le chemin. J’ai bien dormi. J’ai rêvé. Et juste en me réveillant ce matin j’ai noté venu du rêve le début de la phrase suivante et ça y est : j’écris, je respire…

    Tôt l’aube arrivent les poèmes. Comme des visiteurs inattendus mais que nous reconnaissons aussitôt, et notre porte ne peut se refermer devant ces messagers de nos contrées inconnues.

    La plupart du temps, cependant, c’est à la facilité que nous sacrifions, à la mécanique facile des jours minutés, à la fausse difficulté du travail machinal qui n’est qu’une suite de gestes appris et répétés. Ne rien faire, j’entends ne rien faire au sens d’une inutilité supposée, ne faire que faire au sens de la poésie, est d’une autre difficulté; et ce travail alors seul repose et fructifie.

    (Ces notes sont extraites de Chemins de traverse; lectures du monde 2000-2005, à paraître en avril 2012 chez Olivier Morattel)

    Image: Vers Donneloye, aquarelle JLK.

  • Le Magicien de Colm Tóibín danse entre Lucifer et Dionysos…

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    La saga de Thomas Mann et des siens relève du mythe littéraire fascinant, autant que d’une réalité familiale et nationale à maints égards tragique. Après d’innombrables témoignages et affabulations, le romancier irlandais Colm Tóibín, avec autant de discernement documenté que de génie intuitif, nous fait vivre de plain-pied un roman captivant.
     
    Le Magicien du romancier irlandais Colm Tóibín est d’abord un roman à part entière de cet auteur poreux et puissant, d’une densité limpide sans égale et d'une fabuleuse pénétration psychologique, avant de représenter une ample chronique biographique de Thomas Mann et de sa famille - hautement romanesque elle-même -, de la fin du XIXe siècle à Lübeck (à l’ombre du père sénateur et capitaine d’industrie sans illusions sur sa descendance), aux années 50 où le plus grand écrivain vivant de langue allemande est devenu un symbole de la défense de l’Occident démocratique, antinazi tardif mais implacable, mort en Suisse en 1955 à l’âge de 80 ans, aussi conspué-adulé dans son propre pays qu’honoré-rejeté de par le monde...
     
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    Colm Tóibín s’est déjà illustré, dans Le Maître, par une biographie romancée du grand romancier anglo-américain Henry James, dont il a (notamment) mis en lumière un aspect peu connu voire occulté de la personnalité, à savoir son homophilie de célibataire endurci ; et de même s’attache-t-il à celle, plus documentée, d’un Thomas Mann nourrissant diverses passions masculines dès son adolescence et jusque tard dans sa vie, probablement demeurées à peu près platoniques en dépit de l’intensité de leur évocation dans son Journal.
    Mais si l’auteur irlandais du Magicien, notoirement gay, se plaît à illustrer cette composante intime rapprochant évidemment l’auteur de La mort à Venise de son protagoniste Gustav von Aschenbach, entre autres projection littéraires de ses fantasmes érotiques - et plus encore de son exaltation d’un fantasmatique « jouvenceau divin » - , cela ne l’empêche pas de rendre justice, dans les grandes largeurs d’une vie où la Littérature reste la maîtresse la plus exigeante de l’écrivain, à un génie littéraire doublé d’un homme fort et fragile à la fois dont l'auteur rend magnifiquement la présence de colosse cravaté à pieds d'argile, autant que celle de l'indomptable et douce Katia, son épouse issue de grande famille juive « assimilée », soutien quotidien et bonne fée-dragon assurant l’équilibre de ses relations avec le monde et avec leurs terribles enfants dont les deux aînés (Erika et Klaus), outrageusement libres dans leur vie personnelle et politiquement engagés, furent eux aussi des figures emblématiques de la littérature allemande en exil et de l'intelligentsia antinazie de premier rang.
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    La mise en abyme multiforme d’une vie
    Le magicien est un immense roman d’une totale simplicité en apparence, synthèse miraculeuse d’une quantité d’histoires personnelles complexes, sur fond de convulsions historiques marquant l’effondrement d’une certaine Allemagne et la transformation d’une incertaine Europe en deux blocs dont on voit aujourd’hui la persistante fragilité.
    Le titre du roman de Colm Toibin évoque la figure du pater familias qui aimait fasciner ses cinq enfants par ses tours d’illusion, quand bien même certains d’entre eux lui reprocheraient plus tard le caractère illusoire de sa présence, ou l’artifice écrasant d’une omniprésence de Commandeur littéraire mondialement reconnu mais parfois bien maladroit à reconnaître les siens en dépit de ses constantes aides financières.
    Le roman commence par ce qui pourrait être une nouvelle « nordique » de Thomas Mann lui-même qui s’intitulerait La mort du père, située en 1891 à Lübeck et racontant le double effondrement d’un homme et d’une firme commerciale auréolée de prestige. Peut-on croire Colm Tóibín quand il prête, à Thomas Mann, l’intuition selon laquelle l’entrée dans la famille Mann de Julia la Brésilienne, sa mère enchanteresse, belle et raconteuse d’histoires, qui oppose son rire latino à la sévérité guindées des Luthériens « nordiques », aura marqué le déclin de la dynastie ?
    Ce qui est sûr, après le désaveu d’un testament imposant une tutelle à l’épouse et à ses fils aînés, c’est que le rejet paternel, humiliant, va provoquer l’émancipation de l’aîné, Heinrich, qui fera ses premières armes d’écrivain en Italie, bientôt suivi de Thomas dont ses tuteurs tâcheront vainement de faire un sage employé d’assurance. En outre, la mort du père déplacera la famille vers le sud à l’initiative de Julia, à Munich où la bohème artistique fleurit plus généreusement que sur les rivages puritains de la Baltique – et Les frères ennemis pourrait être, alors, une nouvelle de Klaus Mann, futur aîné de Thomas, considérant, en lecteur marxisant, les destins parallèles et souvent opposés de Heinrich, compagnon de route des communistes, et de Thomas l’humaniste incessamment hésitant, d’abord nationaliste et ensuite se ralliant à l’Occident démocratique par dégoût viscéral du nazisme.
    Dès sa vingtaine, Thomas Mann va tisser, entre sa vie et ses écrits, des liens constants et profonds, qui laissent à penser que tout lui fait miel littéraire, et les effets spéculaires se multiplieront avec les livres de son frère et de ses enfants, autant que par les commentaires quotidiens de son Journal sur ce qu’il vit et le roman en chantier.
    Ainsi, le premier chef-d’œuvre, qui lui vaudra explicitement le Nobel de littérature en 1929, à savoir la saga familiale des Buddenbrook, constitue-t-il la projection balzacienne, quasiment « d’après nature », de la chute de la maison Mann à Lübeck, avec un jeune Hanno, trop délicat pour vivre longtemps, qui ressemble à la part la plus sensible de l’auteur lui-même. Ensuite, à Munich, dans l’extraordinaire nouvelle intitulé Sang réservé, le futur époux de Katia Pringsheim se servira, non sans énorme culot, de la relation gémellaire liant sa nouvelle amie à son frère Klaus, pour évoquer une relation incestueuse « wagnérienne » d’une sensualité et d’un raffinement proustien, à quoi s’ajoute une dimension symbolique où l’Allemagne et la judéité de sa famille sont clairement impliquées.
    À propos du seul prénom de Klaus, l’on relèvera dans la foulée qu’il est à la fois celui du beau-frère de Thomas, de son fils aîné et d’un jeune homme angélique qui comptera beaucoup dans sa vie secrète, dont le personnages de « divin jouvenceau » ressemble évidemment au Tadzio de La Mort à Venise, alors que l’ombre de Gustav Mahler plane également sur la lagune…
    De la même façon, comme le montre Colm Tóibín, plus attentif à la vie de Thomas Mann qu’au détail de ses œuvres, celles-ci ne cesseront de se nourrrir de la substance existentielle de l’écrivain et de son entourage, de La Montagne magique (après l’hospitalisation de Katia en Engadine) au Docteur Faustus où les relations de Mann et d’Arnold Schönberg joueront un rôle à la fois épineux et central.
     
    Boutons de culottes et autres détails intimes...
    À propos de Schönberg, précisément, Colm Tóibín fait dire à Thomas Mann que ce qui distingue les musiciens des romanciers tient à cela que les premiers en décousent avec Dieu et l’éternité, tandis que les seconds doivent achopper d’abord aux boutons de culottes de leurs divers personnages, autrement dit : au détail, jusqu’à l’intime, de la vie qui va et non seulement aux grands sentiments et autres sublimes idées.
    À la hauteur, quant au rayonnement intellectuel et moral, d’un Tolstoï et d’un Romain Rolland, ou d’un André Gide, ses contemporains, Thomas Mann est sans doute le seul grand auteur-intellectuel, des années 30 aux années 50 du XXe siècle, avant et après les crimes du nazisme et la débâcle de l’Allemagne et sa partition, à incarner, en son exil de Californie puis à son retour en Europe, la voix de la liberté et de la démocratie, notamment dans ses innombrables interventions en conférences ou émissions radiophoniques. Proche de Roosevelt, pressenti par certains comme un président de l’Allemagne à venir, il fut adulé par les Américains jusqu’au temps du maccarthysme où on lui supposa des accointances avec le communisme. On n’imagine guère, aujourd’hui, malgré l’influence d’un Sartre ou d’un Soljenitsyne, les attentes qu’a suscité le plus grand écrivain allemand du XXe siècle, et la violence des réactions que ses positions non partisanes ont suscitée, des injures de Brecht aux mesquineries du FBI, notamment. Son retour en Allemagne en 1950, pour célébrer la mémoire de Goethe à Weimar (à l’Est) autant qu’à Francfort, illustre l’indépendance et le courage exceptionnel du vieil homme.
    Cela étant, le roman de Colm Tóibín n’a rien d’un « reportage » historico-politique. Son Herr Doktor Mann mondialement connu, romancier fêté dont les ventes considérables lui permettent de bien vivre et d’aider nombre de ses confrères, sans parler de sa famille dont il assure la protection avec l’aide de son épouse – ce patriarche à cigares est aussi un Mister Hyde de désir entretenant, sous le regard ironique de Katia et de ses filles, une espèce de passion obsessionnelle , et qu’il juge lui-même « infantile », pour ce qu’il appelle lui-même le «divin jouvenceau» - tel Jupiter enlevant le mignon Ganymède - dont le dernier avatar sera un gentil serveur du palace Dolder, à Zurich, sur la main duquel le Magicien pose sa patte en croyant atteindre le paradis. Et puis quoi ?
    Et puis rien, ou tellement plus que ce rien fantasmagorique: le noyau-vortex du chapitre final de ce roman qui évoque, plus qu’il ne décrit, avec le souvenir revenu de la mère latino dévoilant, à ses enfants, un secret merveilleux dont la lectrice et le lecteur découvriront la nature renvoyant à la beauté d’une œuvre et du monde qui l’a inspirée…
    Colm Tóibín. Le Magicien. Grasset. Traduit (admirablement) de l’anglais (Irlande) par Anna Gibson. Grasset, 603p.
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  • Ceux que leur gaîté protège

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    Celui qui n’arrive pas à rester fâché / Celle qui a l’art guerrier de dévier les traits / Ceux que tout atteint mais qui n’en montrent rien / Celui qui sourit dans le vague avec la fixité précise de l'Archer / Celle qui lit Le Trottoir au soleil de Philippe Delerm dans la salle d’attente du train de nuit / Ceux qui rebondissent comme des ballons sur la pelouse du jour vert électrique / Celle qui fait la vaisselle en chantant l’air de Mimi de La Bohême (« Mi chiamano Mimi », etc.) pendant que ses jeunes invité pioncent encore après les excellents excès de la veille / Ceux qui restent pensifs après le départ de tous les clients du bar gay Au Soleil levant tenu par la famille vietnamienne qui en a superchié pendant les guerres dont les gamins ne savent plus foutre rien / Celui qui a écrit « la lumière est en vous aussi » et que les gens liront avec reconnaissance quand le bouquin sera en vente / Celle qui se console de n’avoir pas été invitée à la noce pipole du présentateur de la télé et de la Miss Météo en apprenant qu’on s’y est fait hyper-tartir / Ceux qui jurent qu’ils n’en sont pas quand on leur demande s’ils en sont / Celui que la vision des abattoirs déprimait à chaque fois qu’il prenait le TGV Lyria et qui déprime maintenant de ne plus avoir assez de ronds pour se payer Paris-Folie / Celle qui se défoule dans la foule du métro après sa sortie du couvent motivés par Dieu sait quoi / Ceux qui prient le Seigneur avec une ferveur de 3 janvier sans trop savoir qui c’est çui-là mais Lui doit le savoir alors ça va / Celui qui se rappelle son premier Happy Meal au goût de petite madeleine / Celle qui fête le Nouvel An avec les Chinetoques d’à côté qui s’intéressent à ses années de musicologie à l’Academia Chigi de Siena (Italia) / Ceux qui offrent des figues sèche sà la tante Glouton / Celui qui va skier ce matin aux Portes du Soleil où il tombe sur quelques aveugles en luges guidés par une monitrice à sifflet / Celle qui envoie promener ceux qui lui recommandent de fermer la porte aux Soucis alors qu’y que ça de bon dans la vie répond-elle sur le ton de la plus pure mauvaise foi paléochrétienne / Ceux qui sont trop actifs et réactifs pour regarder quoi que ce soit alentour où que c’est si beau n'est-ce pas Mado / Celui qui se rebiffe quand on le regarde malgré qu’il est si beau que ça fait même pas d’jaloux / Celle qui sourit sans écouter ce que radote son conjoint rouquin qui bégaie dans ses bretelles / Ceux que soucient grave plusieurs kilos de surpoids consécutifs aux Fêtes mais tu verras Betty je me réabonne au Fitness Hyperforme / Celle qui aime la bonne méchanceté de certaines fortes femmes fragiles style Flannery la dompteuse de poules / Ceux qui ont dansé le Fox-trot en 1953 tandis que Staline cannait pour de bon mais les kids des Lycées Béjart et Aragon n’ont entendu parler ni de l’un ni de l’autre / Celui qui remonte en danseuse la côte du Grand Sabot Breton / Celle qui tient le bar lesbien Au Bon Gigot / Ceux qui draguaient nos sœurs à la sortie du ciné en plein air de Levanto et qui sont aujourd’hui de vieilles peaux berlusconisées à mort ou qui sont morts ou va savoir avec la Nave qui va / Celui qui a pas mal fait l’amour en groupe et se retrouve pas mal seul à l’heure qu’il est mais sans que Dieu s’en soit mêlé qu’allez vous croire cancrelats ? / Celle qui se tenait au piquet de Valerio quand il fonçait sur sa Vespa par les monts de La Spezia / Ceux qui reviennent sur les lieux dont les livres les ont fait rêver genre Balbec ou Sils Maria / Celui qui nourrit des projets brésiliens après que Jean Ziegler lui a raconté ses nuits de candomblé à la Mère Royaume / Celle qui médite devant une pomme lisse comme une conne / Ceux qui peignent à l’ancienne des sujets sociaux genre Jed Martin se défonçant à la disco avec Olga la Ruskova / Celui qui se réjouit de retrouver à Salonique ses jeunes amis fous de La Callas et de Cavafy / Celle que tout met en joie même la perspective de retrouver la cafète de l’Entreprise où l’Alcool est proscrit mon chéri / Ceux dont la bonne humeur inaltérable entretien une ambiance du tonnerre aux RH de l’Entreprise et surtout quand tous se retrouvent sur le toit pour cloper, etc.
    Peinture: Robert Indermaur

  • L'Auteur est dans la malle

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    (Dialogue schizo)

     

    Moi l’autre : - Donc il n’y a, selon toi, que l’Auteur ?

    Moi l’un : - Il n’y a que l’Auteur à majuscule radieuse, et qui n’a pas de nom ou qui a tous les noms, c’est du kif.

    Moi l’autre : - Qu’entends-tu par là ?

    Moi l’un : - J’entends que, dès l’Origine dont nous ne savons rien, aux fins dernières qui n’ont pas encore trouvé de mots pour les dire, il n’y a qu’un souffle de Verbe et qu’une signature dont le Nom ne se dit pas. L’auteur de la Genèse n’a pas de nom. L’auteur de l’Apocalypse est peut-être Jean, mais c’est juste pour l’Etat-Civil alors qu’il n’est même pas sûr que ce soit le Jean auquel on pense… Le Jean de l’Apocalypse désigne sûrement, en effet, un tas de gens.  Et tu sais bien que le nom d’Homère a été discuté. Le gag, que raconte Umberto Eco, dont le nom n’est lui-même qu’un écho d’Ecco, c’est que ceux qui ont mis en doute l’attribution de l’œuvre en deux volumes d’Homère à Homère ont abouti finalement à la conviction que l’œuvre d’Homère n’était pas d’Homère lui-même mais d’un parent d’Homère, du nom d’Homère...     

    Moi l’autre : - Ainsi le nom de l’auteur, pour ainsi dire interchangeable, n’a-t-il aucune importance à tes yeux, et cette notion de tiers inclus ne serait qu’une faribole ?

    Moi l’un : - On pourrait le penser en oubliant la malle, mais tu le sais autant que moi : tout est dans la malle, et c’est là que ça devient intéressant, pour l’identification fine de l’auteur, libéré de sa majuscule, et pour ce qui touche au tiers inclus. On entre là dans la comédie littéraire. Divine comédie : Dante Alighieri a bel et bien un nom, et je le vois bien signer à la FNAC, avec sa couronne de lauriers, comme Amélie Notoire en chapeau de sorcière à la Potter. Sinon, l’Auteur à majuscule ne serait qu’une marque comme celles qu’on voit aujourd’hui dans le ciel du marché mondialisé : UBS ou MICROSOFT über Alles. Dans cette logique marchande MOZART est une marque cotée en Bourse, tandis que la malle recèle un trésor pareil à celui de l’île fameuse, et l’expédition n’est autre que le tiers inclus. Cela n’a rien à voir, soit dit en passant, avec la théorie barjo de la disparition de l’auteur, pas plus qu’avec la surévaluation démagogique du tiers inclus qui fait dans l’hommage aux petites mains. 

    Moi l’autre : - Tu me sembles passer un peu vite sur le dévouement sans bornes des invisibles qui travaillent à la seule gloire de l’Auteur, mais passons. Parlons plutôt de ce que tu reconnais bel et bien comme le tiers inclus…

    Moi l’un : - Si je ne m’étends pas sur la noble cohorte des assistants de l’Auteur à majuscule et gilet coin-de-feu, entre Admirable Compagne, et Coach amical ou professionnel, plus toute la kyrielle de parents et amis qu’une nouvelle vogue consiste à remercier désormais au titre du tiers inclus, ce n’est pas du tout par mépris mais parce que cette attention aux invisibles cache, je le crains, autre chose. Nier la réalité de l’auteur, sans majuscule, au profit du Texte, devenu seule Origine et seule Fin de l’écriture, relève d’une esthétique que je récuse, car c’est nier implicitement le primat de la voix, c’est nier le rythme, c’est nier l’aura d’une personne unique et irremplaçable, corps et esprit sans lesquels le texte serait lettre morte. Cela étant j’aime bien l’idée que le non moins irremplaçable Carl Seelig soit une sorte de tiers inclus dans la survie de Robert Walser. Hommage aussi à tous les invisibles – hommage à l’invisible et non moins irremplaçable dactylographe de Georges Haldas, mais demande-t-elle seulement qu’on lui bricole une statue ?

    Moi l’autre : - Par extension, ne pourrait-on pas dire que la Petite Mère d’Haldas, comme il l’appelle, ou l’Homme Mon père, participent aussi du tiers inclus ?

    Moi l’un : - Cela va de soi, comme le grand-père de Thomas Bernhard, Madeleine Gide même quand elle brûle les lettres de son mari la trompant avec Marc Allégret, ou Berthe Ramuz qui accepte de ne plus peindre pour se consacrer au seul ravaudage des bas bruns du Maître.

    Moi l’autre : - D’autres exemples, Malus ou Bonus, qui aient joué dans ton propre travail ?

    Moi l’un : - Trois exemples entre mille : le premier est cette admirable déclaration du Doyen grave de la Faculté des Lettres de Lausanne nous déclarant, en 1967, dans sa séance d’accueil, que nous n’étions guère bienvenus en ces lieux si nous aimions la littérature, car en ces lieux la littérature s’étudierait scientifiquement. Je me le suis tenu pour dit et ne me suis plus consacré désormais qu’à mon Amour majuscule de la Littérature. Le second fut cet autre mot de Vladimir Dimitrijevic qui me dit, après avoir publié mon premier livre, que j’allais réaliser tous ses rêves d’écrivain. Le même Dimitri a opposé un déni total aux livres que j’ai publiés, vingt ans plus tard, après notre séparation pour motifs graves, chez Bernard Campiche, mais l’élan était donné et ma reconnaissance à Dimitri reste entière. Et le troisième cadeau d’un tiers inclus, entre tant d’autres, fut le désir de  l’homme de théâtre Henri Ronse de me voir écrire une série de proses fuguées, qui m’a inspiré Le Sablier des étoiles, écrit pour Henri en peu de mois, comme une lettre à un ami.

    Moi l’autre : - Il y a là du mimétisme décrit par René Girard, qui estime que notre désir procède, pour beaucoup, du désir de l’autre. Nous écrivons forcément par et pour l’autre, et cet autre est légion, qui écrit à travers nous.   

    Moi l’un : - Comme je le disais tout à l’heure : tout est dans la malle. Je fais allusion, bien entendu, à la malle de Fernando Pessoa, contenant son œuvre non encore publiée. La malle contient aussi les manuscrits de Walter Benjamin non publiés de son vivant et les manuscrits non publiés de son vivant de Franz Kafka. L’Auteur est dans la malle avec parents et enfants, libraires et bibliothécaires, censeurs et encenseurs - tout est dans la malle…

     

     

    Pessoa2.jpgPS. Le titre de ce texte me vient de mon ami René Zahnd, tiers inclus à son insu.

     

     

    Images: Béatrice, Tierce incluse de Dante Alighieri; la malle de Fernando Pessoa.