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Livre - Page 2

  • Le pessimiste radieux

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    CVT_LEvangile-du-rien_333.jpegÀ propos de L’Évangile du rien, anthologie de Pierre Gripari

    Pierre Gripari rêvait depuis longtemps d’écrire ce livre, qui n’est cependant pas de lui… De fait, L’Évangile du rien rassemble des fragments de grands textes littéraire de tous les temps est de toutes les cultures, choisis en fonction de leur apport à un certaine sagesse désespéré, qu’on pourrait qualifier aussi de mystique sans Dieu.

    À en croire Pierre Gripari, « la Vérité c’est d’abord le Désespoir ». Ce n’est pas aux portes de l’enfer ainsi que nous y invite Dante, qu’il faut laisser toute espérance, mais devant celle de la sagesse, car « le sage est celui qui apprend à vivre, et à bien vivre, ici et maintenant, dans cet univers et non dans un autre», respectueux des deux vertus cardinales que sont « le refus de croire, et le refus d’espérer ».

    Au commencement fut le scandale, pour l’homme, seul animal conscient de cela, de se découvrir mortel, ce dont se fond écho, dans la première partie de l’ouvrage intitulée La question du malheur est posée,quatre morceaux brefs empruntés à Hérodote, àune chanson babylonienne d’une étonnante fraîcheur, au Livre de Job, et à Macbeth.

    À partir de cette expérience primordiale du tragique de la condition humaine, chacun va s’efforcer de répondre en son âme et conscience et selon ses fibres – « sa tripe », dirait Gripari – à la question de savoir « comment vivre ».

    Il y a d’abord celui qui ne voit en l’existence qu’un cadeau empoisonné, une sale farce, Pour ne pas dire une sombre trappe, et qui trouve le néant préférable finalement à l’affreuse vie.

     

    Telle n’est certes pas l’attitudes du sage ou du mystique, même négatif, mais du moins faut-il se garder de mépriser ce dégoût d’exister, propre aux hommes de tous les temps, ainsi que l’illustre la deuxième partie de l’ouvrage, réservé aux Amoureux du néant, et où voisinent un texte égyptien de toute beauté datant du troisième millénaire avant Jésus-Christ, un extrait du Second Faust de Goethe et l’admirable À moi-mêmede Leopardi, la fameuse strophe du Silence d’Alfred de Vigny est un passage des Démonsde Dostoïevski - où il est question du suicide philosophique vu par l’ingénieur Kirilov - , un fragment de La Nauséede Sartre et le testament en noir de l’humoriste Chaval, notamment.

    À celui qui a choisi de vivre, même désillusionné, s’offrent alors deux voies : celle de l’abstention, et celle de l’engagement.

    La première correspond à un raisonnement tout simple, consistant à se préserver de toute souffrance inutile, la réalité et les hommes étant ce qu’elles sont. « Cette attitude et noble chez les natures nobles, commente Gripari, vulgaire chez les gens vulgaires. Elle est basse où elle est héroïque. Elle est, suivant les caractères, dure ou sentimentale, souriante et indulgente ou, au contraire méprisante, agressive».

    Sans s’arrête aux présocratiques, qu’il eût  sans doute u inclure dans son anthologie, l’auteur réunit, à l’enseigne de Ceux qui s’abstiennent, des extraits de L’Apologie de Socrate,de la Lttre à Ménécie d’Epicure - chez lequel il se plaide d’ailleurs à saluer la sagesse « toute nue, sans aucun mélange de dogmes religieux, d’humanisme sentimental ou de préoccupations idéologique, chimiquement pure, si l’on ose dire », du Manueld’Épictète et de sentences des soufis, pour finir par quatre fables de La Fontaine.

    Si la doctrine de l’abstention peut séduire, force eet pourtant de reconnaître qu’elle ne prend en compte ni les incessantes transformations du monde, ni ce qu’il y a tout de même excitant dans les activités de l’homme. D’où la nécessité de trouver, pour Ceux qui luttent, « une formule qui concilie l’hygiène mentale d’un Epicure avec le besoin de réalisation qui fait partie de la nature humaine ».

    Et ce sont enfin, fort différentes les unes des autres, mais accordées au même bon sens réaliste de L’Évangile du rien(pour l’auteure duquel l’homme « n’est pas gentil » non plus que l’Histoire mais qui affirme néanmoins que « nous en sommes pourtant de cette race et de ce monde ») des citations de règles et autres relevés d’observation se rapportant à la façon de se comporter dans le monde tirés de Lao-Tseu et de L’Ecclésiaste, de Marc-Aurèle est de Jean-Paul Richter, de Staline (eh oui : quatre lois de la dialectique dont, philosophiquement Gripari enregistre le bien-fondé), de Nietzsche est de Kipling (une nouvelle excellente version du poème If...) ou de Montherlant, entre autres.

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    À relever enfin que le présent recueil ne réserve pas aux lecteurs que la découverte de superbes morceaux choisis émerveiller par leur qualité littéraire avant que de faire réfléchir, mais également une suite de gloses de haute tenue où nous retrouvons Pierre Gripari tel qu’en lui-même, avec son sens de la clarification et sa remarquable capacité de synthèse, sa verve et son franc-parler – sa parfaite sincérité de pessimiste radieux.

     Editions L’Âge d’Homme, 1980.

  • Vocabillard


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    Académinable. - Se dit, chez les gens de lettres envieux ou non conformistes, de tout candidat à l'Académie.

    Ambiglu. - Substance physiopsychique indéfinissable, dont on ne saurait établir le genre non plus que la fonction, qui explique cependant certain état, ou qualité d'indétermination chez le sujet. "Où en est Dominique ? Va-t-il (elle) enfin se décider entre la jupe et le pantalon, ou marinera-t-il (elle) encore longtemps dans cette espèce d'ambigu ?

    Amorosité. - Etat de prostration lancinante que connaissent les jeunes gens en proie au malheur d'aimer.

    Amouroir. – Maison de retraite destinée aux séducteurs décatis et aux courtisanes chenues.

    Anarchevêque. – Dignitaire ecclésiastique prônant la libération sexuelle dans les couvents et les jardins d’enfants, l’abolition des dogmes et l’hostie à la mescaline.

    Barthouse. – Partie fine rassemblant de jeunes sémiologues et de vieux lotophages. Par extension: sauterie durant laquelle des individus des trois sexes échangent force propos sémiorotiques en toute alacrité ludique.

    Bigotoir. - Lieu clos dans lequel on entreprend de déligoter une dame des liens trop étroits de sa bégueulerie.

    Biseauter. - Embrasser, dans la langue du Moyen Âge. "Sa gente Dame étant de glace, il la biseauta".


    Boudisme. – Religion faite de bouderie et de quiétisme, où se sont réfugiés certains chrétiens déçus de leur Eglise.

    Bourdieusard. – Variété germanopratine et / ou provinciale du bondieusard, également signalée dans les universités d’Amérique du Nord et du Japon urbain.


    Chalumette. - Bergère pleine de grâce.

    Chaordre. - Etat dans lequel s'est trouvé le monde après que la première paire humaine eut fauté "Les événements ne sont jamais absolus, leurs résultats dépendent entièrement des individus. Le malheur est un marchepied pour le génie, une piscine pour le chrétien, un trésor pour l'homme habile, pour les faibles un abîme. Tantôt nous nous croyons au ciel, et tantôt en enfer. En réalité, nous sommes en plein chaordre." (Joseph de Maistre in Rien n'est à sa place)

    Chômerie. - Situation sociale endémique et perdurante de chômage et de mômerie.

    Confessoir. - Antichambre où les dames se déshabillent et se rhabillent avant et après la confessée.

    Courtoiseau. - Jeune gandin gourmé qui s'essaie à la séduction: "Où sont les gentils damoiseaux ?/ Gente saillies et joie passées / Plus ne voit -on que courtoiseaux / Enflant paroles compassées". 

    Crédole. - À la fois créole et crédule. "Toutes les femmes ont un charme spécial et particulier qui leur convient en propre. Pour Mahaut d'Orgel, c'est le charme crédole". (Raymond Radiguet)

    Crédulerie. - "L'oisiveté de certains peuples n'a d'égale que leur crédulerie". (Guizot, Le Protestantisme en Navarre)

    Crinoline (sainte). - Aux jours de sainte Crinoline, les femmes, entraînées dans un tourbillon de plaisirs, vont de bal en bal et de souper en souper, vivant vite,ne restant jamais chez elles, se donnant beaucoup. Hélas, quand la fête est finie, peu d'entre elles ont l'art de bien vieillir, cet art exquis d'achever de vivre à la façon des damnes de jadis qui, sages enfin, mais toujours coquettes, abritaient pieusement, sous la dentelle, les débris de leur beauté fanée et souriaient, doucement souriaient à la jeunesse dans laquelle elles retrouvaient les figures de leurs souvenirs.

    Croulettes (patins à) .- Escarpins munis de talons à ressorts et dispositif roulant, qui accélèrent les successions en régime monarchique. 

    Dandillero. – Jeune élégant de naissance bourgeoise, très soucieux de sa chère personne et poussant néanmoins le raffinement pervers jusqu’à faire croire, dans les salons où il fréquente, que rien ne lui importe tant que le sort des damnés de la terre.

    Dégauche. - Excès pendable dans la déliquescence égalitaire. Saturnales vérolutionnaires. "Le grand plaisir du dégauché est d'entraîner dans la dégauche" (André Gide, Mes Autocritiques, encore inédit). 

    Démophilie. - Maladie de langueur qui atteint les principautés exsangues.

    Égalitière. - Couche de paille grossière destinées aux joncherie de l'intelligentsia dégauchée.  

    Érotaille. - Libidinage prolongé, confinant au métier. "Monsieur vécut dans l'érotaille et mourut dans le cognac". (Saint-Simon, Mémoires apocryphes)

    Freudaine. – Ecart de conduite d’un genre à la fois ancillaire et scabreux, quoique sans conséquence connue.

    Frisqueton. - Archaïque. N'est plus usité que dans la locution: prendre un frisqueton. Chez les dames de l'entourage des reines: s'enrhumer en prenant son plaisir sur de la neige, ce qu'on appelle de nos jours un chaud-froid. "Le vieux Duc d'Alençon, averti de ce que sa femme s'estoit amourachée d'un postillon, feignit de se faire conduire aux eaux pour s'en retourner sitôt après et la surprendre. Mais elle,le devinant, s'en alla aux champs avec son amy au risque de prendre un frisquet on". (Le Nonaméron, scènes de la vie des provinces).

    Funébricité. - Lubricité inspirée par le voisinage des tombeaux.

    Funérailler. - Brocarder aux services funéraires.

    Gobiner. - Cultiver les différences, les inégalités, les cloisonnements; redresse les barrières de classes et de races.

    Groupustule. - Cellule pathogène du tissu social à laquelle est imputable partie du processus vérolutionnaire. Par extension: symptôme inflammatoire et purulent qui apparaît à la surface des sujets atteints de vérolution.

    Happy Fuel. – Appellation dont s’affublent les parvenus de l’or noir. « L’arrogance des ces happy fuel nous fait sourire de commisération, nous autres, quand la véritable aristocratie ne se chauffe qu’à l’antique bûche ». (Mémoires de Monsieur du Foyer).

    Informer. - Rendre les populations informes et leur ôter toute jugeote personnelle par contamination massive de l'opinion. 

    Kafkan. – Grand manteau d’ombre.

    Lacancaner. - Se dit d'une façon de clabauder en termes à la fois précieux et obscurs, dans les milieux où se distille le snobisme intellectuel.

    Laitudiant. - Variété de légume qui pullule sans croître dans les démocraties avachies par le bien-être.

    Lapidonder. - Redoubler de lapidité. ""En lisant les Philippiques, le roi de Macédoine disait à ses courtisans que ses cailloux l'auront fait lapidonder" (Plutarque) 

    Larmiller. - Garder les yeux humides afin d'en obtenir plus d'éclat séducteur. "Elle (la Reine) larmillait à tout ce qu'on lui disait, s'attachant le monde par ce procédé-là". (Perrault)

    Léninifier. – Endormir par de belles paroles. Dorer la pilule. Faire passer les lendemains qui déchantent pour des lanternes vénitiennes, etc.

    Luthernaire. - Lucarne si étroite qu'elle ne permet pas même de deviner la couleur diu ciel. "L'Eglise réformée, outre qu'elle doit s'élever sur une roche aride et darder vers les cieux un clocher tout sec de l'allure d'une trique, sans le moindre ornement, n'aura la toiture percée que de luthernaires afin que les fidèles s'exercent à distinguer le Bien du Mal dans la ténèbre. (Calvin, De l'esprit de clocher).

    Orgastule. - Cellule très rembourrée dedans quoi se laissent volontiers enfermer gentes dames et damoiseaux, tourbe rurale et patriciat tout emmêlés. "Jouxte la rivière estoit le beau jardin de plaisance; au milieu d'icelluy le beau labyrinthe et l'orgastule". (Rabelais, Comment estoit le le manoir des Thélémites)

    Pierrlotter: - Grelotter sur des mers inconnues.

    Pieuvrer. - 1) Violer après avoir ligoté solidement les quatre membre de la victime. "L'attirance des contraires entre si fort dans l'esprit humain qu'il n'est pas une femme, menue et gracile, qui ne rêve de pieuvrer un Hercule". (La Bruyère). 

    2) Sucer les pendus. "Pie III créa l'ordre religieux des filles de la Pie Oeuvre, chargées de consoler les condamnés, mais cet ordre tomba dans les relâchements que vous savez, dont nous vient le verbe pieuvrer". (Furetière)

    Pinochet. - Sorte de petit hochet en forme d'épingle grâce auquel l'empereur Domitien torturait ses esclaves.

    Pompoiseux. - Pompier dans le genre vaniteux, à un degré qui navre l'honnête homme. "Pour donner une idée du ton pompoiseux du prince de Kaunitz sans cesse en galanterie envers lui-même, il dit un jour à un Russe que je lui présentai: - Je vous conseille d'acheter mon portrait, Monsieur, parce que dans votre pays on sera bien aise de connaître la figure admirable d'un homme qui sait tout, s'entend à tout." (Prince de Ligne, Fragments)

    Pontifidence. - Défiance particulière à la cour de Rome.

    Pornicieux. - "Le Bienheureux Julien, celui-là même qui souffrit le martyre parmi les onze mille vierges, ne haïssait rien tant que les arguments pornicieux". (Voragine, La Légende dorée)

    Pornoir. - Vêtement d'intérieur ajusté, ordinairement de velours noir et brodé des scènes suggestives, parfois aussi ajouré en de surprenants endroits. "Elle était coiffée à la garçonne et vêtue d'un pornoir. Deux caméristes tenues en laisse par un nègre lui suçaient les doigts pour les effiler, et ses regards alanguis tournaient autour d'un vase imité de la Grèce antique". (Elémir Bourges, Venise toxique

    Prince-sans-rire. – Monarque souriant en permanence lors même qu’il se distingue par la rigueur souveraine de sa justice et de son gouvernement. Jules Renard, dans son Journal, donne un exemple démocratique de certaine mesure typiquement prince-sans-rire : « Au moment où le condamné a la tête dans la guillotine, il devrait y avoir un silence avant que le couteau ne tombe. Un garde républicain sortirait des rangs et remettrait au bourreau une enveloppe et celui-ci dirait au condamné : « C’est ta grâce » ! » Et il ferait tomber le couteau. Ainsi le condamné mourrait dans la joie ».

    Puteau. – Adolescent vierge encore, en lequel sommeille un gigolo.

    Putine. - "Oui, répondit Julie, avec cette grâce putine qui ne la quittait point". (Marcel Schwob, Julie jolie)

    Rococotte. - Courtisane aux atours tarabiscotés, et posant à la sainte flagellée de bonbonnière, qui se rencontre parfois, encore, dans certains salons de thé de province et, à l'étrat de représentation idéale, sur la jaquette des romans à l'eau de rose se distillant dans les kiosques du Levant.

    Sartrose. – Dégénérescence des articulations cérébrales de l’entendement diurne.

    Sauciologie (ou sotciologie). - Procédé de réduction culinaire des conflits sociaux.

    Sensuline. - Médicament qui fait palpiter les coeurs et s'animer les sens 

    Sodomythe. – Théorie nouvelle selon laquelle l’homoparentalité masculine serait une résurgence naturelle des pratiques arcadiennes décrites dans les mémoires perdus du Béotarque Epaminondas.

    Stucre. - Variété de stupre dans sa version édulcorée.


    Suceau, sucelle. – Jeunes gens qui ont encore un peu d’innocence.


    Théophobe. - "Elle était à ce point théophobe que de gros boutons verts lui venaient au nez si quelqu'un, devant elle, en arrivait à parler de la Vierge, voire de l'Enfant", (Marquis de Sade) 

    Torticoler. Séduire par des oeillades répétées quelque belle fidèle se trouvant derrière soi à l'office religieux. Torticoler ne doit être confondu en aucun cas avec le verbe torticuler, qui proprement signifie forniculer à l'instar de la tortue. Ainsi dira-t-on qu'Octave voulait torticuler, et non torticoler en compagnie de Cléopâtre, sans quoi sa mort ne ferait point sens.

    Turchidée. - Nom vulgaire de la Vanilla vallaca, petite fleur originaire de Transylvanie. La manière dont les pétales de la turchidée s'écartèlent sur sa tige rappelle les supplices infligés aux Infidèles par Baldus Dracula, grand Hospodar de Valachie.

    Tyranarchie. - Mode de gouvernement qui consiste à tout balayer d'autorité. Après leur séjour en Macédoine, les janissaires acquis à la tyranarchie firent de Constantinople une salade.

    Tolérance. – « Nous n’aimons rien de ce qui est rance ». (Monsieur de Rancé, confidences inédites).

    Urbanité. - "Il y a deux formes d'urbanité: celle qui creuse les distances et celle qui les diminue" (Ninon de l'Enclos).

    Valliconne. - Antonyme de monticule. Petit vallon aux ombrages imprégnés d'humidité.

    Ventripotence. - Gibet tout spécialement dévolu à la pendaison des ventripotentats.

    Vérolution. - Maladie honteuse affectant les sociétés. "Les meurtres juridiques, les entreprises hasardées, les choix extravagants, et surtout les guerres civiles fondées sur l'envie d'un chacun sont éminemment l'apanage des vérolutions (Joseph de Maistre, Propos de table d'un réactionnaire savoyard).

    Zanzibougre. - Athlète du libidinage à l'africaine.  

     

    Image: Le billard de Bilbao, aquarelle de JLK.

  • Chroniques de Chaminadour


    Marcel Jouhandeau pour le meilleur
    On ne pouvait imaginer plus belle et bonne façon d’arracher l’œuvre de Marcel Jouhandeau à son purgatoire, un quart de siècle après la mort de ce très grand écrivain (1888-1979), qu’en publiant, en un volume, l’essentiel de l’immense chronique qu’il a consacrée, sous la forme de récits, de contes et de nouvelles, à la ville de Guéret dont il est natif et qui lui a inspiré une fresque provinciale extraordinairement vivante et savoureuse, où défilent quantité de personnages inoubliables, sous le regard mobile des trois avatars de l’auteur lui-même, à savoir Théophile dont le récit de la jeunesse inaugure le cycle, Juste Binche qui figure le Jouhandeau jeune homme et Monsieur Godeau en son aura sulfureuse de mystique pas très orthodoxe.
    Pas loin du Jules Renard aux champs des Frères farouches, en beaucoup plus ample par son spectre d’observation, et proche aussi d’un Marcel Aymé peignant les familles franc-comtoises, le Marcel Jouhandeau de Chaminadour ajoute, à ces regards naturalistes de sceptiques peu portés sur la religion et ses dramaturgies, un sens du tragique et une passion des vices et des vertus qui le rapprocheraient plutôt des inépuisables curiosités proustiennes, dans un rapport tout différent au Temps il est vrai. Mais il y a du paysan chez Jouhandeau le fils du boucher, autant qu’il y a du prêtre manqué chez le fils de sa mère bien aimante et brave (leur correspondance tenue pendant trois décennies et une merveille qui fut illustrée au théâtre par Marcel Maréchal, notamment), de l’humaniste citant Augustin dans le texte et du sybarite très porté sur le péché de chair (on l’imagine se flageller voluptueusement en sortant du bordel de garçons de Madame Made où il fréquentait) jusque tard dans sa vieillesse, tiraillée entre les vacheries de la terrible Elise, son acariâtre épouse, l’éducation de Marc son fils adoptif, ses élans de perpétuel amoureux et ses téléphones particuliers à Dieu et (moins souvent) à son Fils…
    Le Jouhandeau de Chaminadour est le moins encombré de narcissisme et de démonstrations mystico-érotiques, qui lassent à la lecture des pléthoriques Journaliers et de maints autres livres où la confession tourne parfois à la complaisance en dépit de pages sublimes. Le Jouhandeau de Chaminadour est essentiellement conteur, moraliste « en situation », peintre de mœurs à la Saint-Simon de bourgade, chroniqueur aux ressources comiques rares en littérature française.
    La présentation des 1534 pages de ce formidable volume est le fait de Richard Millet, qui s’en acquitte en sept fortes pages enthousiastes (lesquelles ne font pas l’économie d’un bémol lié à l’antisémitisme de l’écrivain et à son malheureux voyage en Allemagne nazie en compagnie d’autre idiots utiles) dont il faut citer ceci : « Chaminadour, c’est la vie spectrale et irradiée, il y a cent ans, d’une grise petite ville peuplée d’artisans, de fonctionnaires et de ruraux. Chaminadour est un « arbre de visages ». Un bouquet d’âmes pures, un roncier d’âmes damnées, un foisonnement de faits et gestes cocasses ou tragiques, éclatants, infâmes, arrachés au secret, des esprits traqués jusque dans leur ténèbre, et des noms par dizaines, à eux seuls déclencheurs de vérités autant que de rêverie : des noms souvent extraordinaires, à eux seuls des personnages et dont l’importance faisait qu’un Balzac pouvait passer toute une journée à courir dans Paris afin d’en trouver un qui sonnât juste ».
    Quels noms alors ? Les Brinchanteau et les Pincengrain, Prudence Hautechaume et Tite-le-long, Monsieur et Madame Sarciret, Ximènès Malinjoude, les soeurs Eulalie et Barberine du Parricide imaginaire, Madeleine la taciturne du Journal du coiffeur, les Jéricho-Loreille enrichis par la guerre, j’en passe et de tant d’autres…
    Et ceci encore de Richard Millet qui célèbre « l’extraordinaire bonheur de lecture donné par cette œuvre : une phrase sèche, coupante, irisée, comme du verre qu’on brise au soleil, et dont l’éclat garde quelque chose de la nuit éternelle : une phrase classique tendue à l’extrême et néanmoins baroque, au sens où Ponge dit du classicisme qu’il est la corde la plus tendue du baroque; une écriture de la mesure dans l’excès et de l’excès dans l’apparente mesure, nourrie des classiques français autant que des mystiques chrétiens, de la littérature gréco-latine et de la Bible.
    « Lire Jouhandeau, c’est entrer dans un chemin d’orties et de lis ; c’est aller de l’enfer au ciel et inversement, sourire et prendre en pitié ceux qui passent ou meurent dans cette comédie en réduction. Cest aussi accepter que le traique et la vérité sur soi puissent être saisi par le rire (…), le rire étant ici moins de l’humour ou un surcroît de grotesque qu’une manière de rendre les créatures à leur humanité (…) ».

    Marcel Jouhandeau. Chaminadour. Edition établie par Antoine Jaccottet sous la direction de Richard Millet. Ce volume contient (1921-1961): La jeunesse de Théophile - Les Pincengrain - Les Térébinthe - Prudence Hautechaume - Ximénès Malinjoude - Le parricide imaginaire - Le journal du coiffeur - Tite-le-long - Binche-Ana - Chaminadour - Chaminadour II - Le saladier - L'arbre de visages - L'Oncle Henri - Les funérailles d'Adonis - Un monde (2e partie) Cocu, pendu et content (2e artie) - Descente aux enfers. Et encore: Vie et oeuvre, illustré de photographies et de pages des albums composés et légendés par Marcel Jouhandeau. Gallimard, collection Quarto, 1534p. 

  • Michel Onfray sur un arbre perché

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    Thoreau le ronchon magnifique, dont on fête le bicentenaire alors que son Journal pléthorique « cartonne », est de nouveau tendance. Gourou (malgré lui) de la contre-culture américaine des années 60-70, Henry David Thoreau (1817-1862), alias « le philosophe dans les bois », pacifiste et prônant la résistance civile, individualiste, anti-raciste et écolo avant l’heure, fait figure de nouvelle star à l’heure du triomphant développement personnel. Libertaire comme moi ! s’exclame Michel Onfray, qui le récupère pour lui faire dire tout et son contraire. Jim Harrison et Annie Dillard l’ont fréquenté avec plus d’humilité et de réserve tendre, opposant la lenteur lucide de leur lecture à la précipitation et à la jactance.

    Thoreau est le super-héros de la philosophie dans les bois. Ce n’est pas moi qui le claironne, mais Michel Onfray qui est lui-même le super-héros de la philo dans le bocage.

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    À en croire le grappilleur de la pensée pour tous, Thoreau était plus sympa avec les loutres qu’avec ses sœurs et frères humains, car il pensait comme un Indien. D’une façon à peu près analogue, Michel Onfray est plus sympa avec la culture indienne ou tzigane qu’avec vingt siècles de civilisation judéo-chrétienne, mais son rêve de prendre des leçons du castor ou du rossignol ne l’empêche pas d’être aussi pesamment sermonnant que Thoreau l’eût été si on l’avait trainé sur un plateau de télé, à quoi Michel Onfray -la chair est faible-, consent et plus souvent qu’à son tour.

    Mais pourquoi donc associer les noms de Henry David Thoreau (qui ne se prononce pas comme Taureau ni comme Sorrow, mais un peu entre les deux) et de Michel Onfray ?

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    Pour la simple raison que celui-ci vient de consacrer son huitante-quatrième livre à celui-là, intitulé Vivre une vie philosophique et sous-intitulé Thoreau le sauvage, avec photo de Michel Onfray en couverture, posant modestement (!) dans un fouillis arboré évoquant une forêt de studio.

    On a bien lu: huitante-quatre ouvrages au compteur du super-héros de la philosophie-pour-tous, distillée tous les lundis à l’université populaire de Caen devant plus de mille personnes, et rien d’étonnant alors que ce vulgarisateur stakhanoviste, prêcheur mégalo se posant en opposant démago du prêchi-prêcha, entonne son hymne à Thoreau sur une envolée à la gloire des grands hommes («tu en seras un, mon fils», espère-t-il sans doute que son papa ouvrier agricole lui murmure du haut de son nuage) et de la volonté de puissance, pour mieux célébrer ensuite l’humble bouleau qui fait son job et la preste alouette, le doux murmure du ruisseau sous la fougère et la désobéissance civile dans les allées du pouvoir.

    Mode binaire et dégomme

    «Vivre la philosophie» au lieu de lire platement Platon ou de citer Lao-tseu dans les cocktails ? On est pour ! Comme disait en effet Lao-tseu, il n’y a que les imbéciles qui citent Lao-tseu! Ainsi vous qui citez Deleuze pour faire bien, vous ne vivez pas la philosophie, tandis que moi, je vous enjoins de la vivre comme Thoreau la vivait, nous dit en somme Michel Onfray, mais qu’en est-il de sa crédibilité ?

    «J’estime un philosophe dans la mesure où il est capable de donner un exemple», écrivait Nietzsche dans ses Considérations inactuelles, et c’est Onfray qui le cite en exergue de Vivre une vie philosophique. Or le même Onfray, à propos de Thoreau, affirme que «la corporation philosophante ne saurait apprécier un homme qui a écrit un jour que nous avions pléthore de professeurs de philosophie, mais nulle part des philosophes», tâchant ainsi de nous faire oublier qu’il est lui-même prof de philo, de même que ses anathèmes contre les médias ne l’empêchent pas de recourir à ceux-ci à tout moment.

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    Imagine-t-on le «philosophe dans les bois» se pointer chez Ruquier ? Et le nouvel apôtre de la décroissance et de la frugalité, inspiré par Thoreau, est-il conséquent lorsqu’il exige 2000 euros pour participer à une émission de télé ? Ah mais trêve de mesquinerie :qui le lui reprocherait, alors qu’il assure le show autant que les bateleurs qui l’invitent? En revanche, qui verra là l’exemple d’une vie philosophique à la Thoreau?

    À vrai dire, le pire n’est pas dans ces contradictions, comme on en trouve chez tout un chacun, mais   plutôt dans la façon systématique de Michel Onfray de dénigrer, voire d’exclure, selon le système binaire Bonus/Malus, tout ce qui déroge à sa simplification «libertaire». Bel exemple qui renvoie à la plaie des réseaux sociaux sur la distinction de ce qui est cool ou pas, du «bon bord» ou pas, émoticônes à l’appui.

    Cette façon de dégommer, on la constate ainsi dans le pavé amphigourique de Cosmos, quand Michel Onfray exalte la merveilleuse culture tzigane, si proche de la nature et si «libertaire» sans le savoir, si cool en somme, au détriment de vingt siècle d’oppression judéo-chrétienne rabat-joie. De fait, le Dieu du judéo-christianisme est exclusivement «jaloux et vengeur, punisseur et méchant», selon Michel Onfray, tandis que «les Indiens les plus frustes savent beaucoup plus de choses que les philosophes européens les plus aguerris».

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    Il est certes vrai que Thoreau montrait une véritable passion pour la culture indienne, mais là encore Onfray déraille quand il conclut : « Thoreau invite donc à laisser tomber Platon & Aristote, Cicéron & Sénèque pour leur préférer ces antiquités indiennes », alors que le philosophe dans les bois célèbre à tout moment les bienfaits de la lecture, Anciens compris, avec la même attention qu’il voue à ses plants de «fiers haricots».

     

    Unknown-2.jpegJim Harrison et Annie Dillard, après Bob Dylan et les beatniks

    À ce propos, Jim Harrison, dans la chaleureuse préface de la traduction française de Walden, remarque que «ceux qui se réfugient dans le monde naturel croient malin d’endosser une panoplie anti-intellectuelle, une pose que Thoreau n’a jamais eu l’intention d’adopter. Pour lui, la vie de l’esprit était aussi naturelle qu’un arbre».

    thoreau.jpgLa lecture de Walden, chef-d’œuvre homologué de Thoreau, est souvent un bonheur primesautier, mais pas que. Plus précisément, il s’agit d’une sorte de montage de textes épars, retravaillés en sept versions successives, relevant à la fois de l’autobiographie et du carnet de naturaliste, de la méditation poétique et du commentaire social ou politique, dont les têtes de chapitres (Economie, Lire, Bruits, Solitude, Visiteurs, Le champ de haricots, Le village, Les lacs, Des lois plus élevées, Voisins animaux, etc.) annoncent la couleur.

    De façon plus spontanée, le Journal de Thoreau, à peine moins surabondant (7.000 pages) que celui de notre cher Amiel - super-héros de l’introspection sur 12.000 pages -, est parfois aussi rasant que celui-ci, en son puritanisme moralisant, qu’éclairant sur la vie de l’auteur et de son époque ; surtout attachant par ses rêveries ou ses épiphanies quotidiennes, son observation rapprochée de la nature ou l’expression de sa révolte combien justifiée.

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    On sait, aussi bien, que Thoreau, fils spirituel de Ralph Waldo Emerson, grande figure du transcendantalisme américain, développa des idées explosives de désobéissance civile qui allaient marquer un Gandhi ou un Martin Luther King, notamment. De même refusa-t-il de payer ses impôts par manière de protestation contre l’invasion du Mexique, et milita-t-il pour l’abolition de l’esclavage jusqu’à défendre la violence politique dans son Plaidoyer pour John Brown.

    Ceci rappelé, comme s’y emploie d’ailleurs très bien Michel Onfray, Thoreau n’est lui-même ni un citoyen très engagé ni moins encore un activiste. Toujours resté en marge de la société, assez mal vu de ses concitoyens, vivant de peu, plus ou moins isolé durant deux ans dans une cabane, marchant beaucoup et contemplant la nature à n’en plus finir, c’est essentiellement un rêveur et un poète et, de loin en loin, un aussi merveilleux écrivain qu’Amiel.

    Pas étonnant que l’opposant radical ait été redécouvert par les contestataires américains des sixties choqué par la guerre au Vietnam et luttant pour les droits civiques. Mais une influence plus profonde, à caractère poétique et spirituel, aura marqué des artistes et des écrivains tels Bob Dylan ou Jack Kerouac, et Jim Harrison rappelle combien Thoreau a compté en son enfance de fils d’agent agricole du gouvernement confronté à la condition des paysans « esclaves », selon l’expression de Thoreau lui-même, autant que par les hymnes de celui-ci à la nature.

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    Et l’on retrouve l’inspiration profonde de l’auteur de Walden dans l’œuvre géniale d’Annie Dillard, qui lui a consacré sa thèse d’université et dont les livres développent d’incomparables méditations « devant la nature », comme dans Apprendre à parler à une pierre tout récemment réédité.
     

    Une vision réductrice

    C’est cependant le modèle de celui qu’il appelle un «Diogène de l’ère industrielle» que privilégie Michel Onfray le libertaire, tirant de l’exemple de Thoreau une première série de «paroles d’Indien» édifiantes au possible, avant d’établir un catalogue de règles de vie dont l’appel à la simplicité relève bonnement du simplisme.

    À l’image du philosophe dans les bois, sœurs et frères, simplifiez donc le logement, simplifiez le vêtement, simplifiez l’alimentation, simplifiez vos activités, simplifiez vos lectures - lisez peu de livres, mais les bons, «qui sont ceux qui contribuent au projet d’édification de soi», etc.

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    La «vie philosophique» selon Thoreau le sauvage consistera donc en l’application d’une sorte de nouveau catéchisme, pas loin de préceptes d’un développement personnel à la sauce gauchiste, qui me semble la façon la plus conventionnelle d’aborder une œuvre aussi dense et ouverte, à mille chemins de traverse, que le grand livre de la nature ou la Bibliothèque universelle multiple et chatoyante.  

    Faut-il jeter le livre de Michel Onfray avec l’eau de son bain moussant ? Pas forcément, vu qu’on y trouve aussi des pages intéressantes, voire caractéristiques des confusions de notre drôle d’époque.

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    Par exemple quand il cite l’éloge funèbre peu complaisant d’Emerson, mentor de Thoreau, devant la tombe de son disciple : «Il y avait dans sa nature quelque chose de militaire et d’irréductible, toujours viril, toujours apte, mais tendre rarement, comme s’il ne se sentait bien lui-même qu’en opposition». Or cette dernière phrase pourrait convenir aussi à Onfray, qui ne trouve rien à redire, humainement parlant, au fait qu’après avoir provoqué l’incendie des terres d’un voisin, Thoreau contemple le feu du haut d’un monticule sans aucune empathie pour le paysan dont il a dévasté les terres. «La beauté du spectacle, son caractère sublime, voilà qui compte plus, pour lui, que les dommages et les dégâts». Parole d’Indien ?

    Il y a, finalement, comme une persistante niaiserie chez Michel Onfray, ado romantique prolongé, quand il écrit : «Thoreau grimpe en haut des arbres : c’est là qu’il voit bien et mieux le monde, de là qu’il comprend ce qu’aucun livre ne permet de comprendre. Au sommet des frondaisons, loin du monde et des gens, loin des livres et des bibliothèques, il est vraiment « en sympathie avec l’intelligence».

    Or, entre seize et vingt ans, nous aussi nous montions «en haut des arbres» pour mieux fuir les « chiens de garde » de la philosophie académique, ces poussiéreux idéalistes honnis par le communiste Paul Nizan dans son fameux essai éponyme. Mais dire, aujourd’hui, que c’est Michel Onfray qui recommande à Emmanuel Macron, disciple lui-même de Paul Ricoeur, de grandir !

    «Vivre une vie philosophique» en s’inspirant de «Thoreau le sauvage» ? Et pourquoi pas, mais à condition de pratiquer à notre tour l’opposition aux simplifications abusives et au n’importe quoi pseudo-philosophique...

    Michel Onfray. Vivre une vie philosophique ; Thoreau le sauvage, Le Passeur, 105p.

    Henry David Thoreau. Walden, Traduit de l’américain par Brice Matthieussent. Préface de Jim Harrison. Le Mot et le reste, 381p.

    La désobéissance civile. Gallmeister, 2017.

    Le Journal de Thoreau, à paraître en quinze volumes, est accessible en quatre premiers tomes, aux éditions Finirude.

    Annie Dillard. Apprendre à parler à une pierre. Traduit par Béatrice Durand. Christian Bourgois, 2017.

    Cette chronique a paru sur le média indocile Bon Pour la Tête, avec ce dessin de Matthias Rihs.

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  • La France de Marcel Aymé


    J’ai conservé comme une relique la liste de lectures conseillées de Marcel Aymé que Pierre Gripari m’avait griffonnée dans le métro lors de nos premières rencontres de 1974, et c’est maintenant en connaissance de cause, après avoir à peu près tout lu de cette oeuvre à la fois connue et méconnue, que je puis apprécier, à sa valeur, le travail de défense et d’illustration auquel s’est livré Michel Lécureur dans La comédie humaine de Marcel Aymé.
    D’entrée de jeu, l’auteur précise l’orientation de son essai en affirmant que le rire, si souvent déclenché par Marcel Aymé, n’est jamais d’un amuseur complaisant mais d’un observateur ironique dont les moeurs du temps et les faits sociaux ou historiques les plus significatifs constituent, comme chez Molière, le matériau de base. “En fait, écrit Lécureur, c’est tout un siècle d’histoire que Marcel Aymé met en scène, du Second Empire (La jument verte) aux débuts de la Ve République (Les tiroirs de l’inconnu). Et de montrer comment, des petits détails de la vie quotidienne aux chamboulements qui ont transformé la société de ce siècle, l’oeuvre de Marcel Aymé déploie toute une fresque où le moraliste le dispute au conteur.
    Issu de la petite bourgeoisie provinciale franc-comtoise, Marcel Aymé est resté proche de la terre en dépit de son installation parisienne, mais ce qui le distingue à la fois des écrivains du terroir autant que des romanciers bourgeois, ou antibourgeois, tient à son point de vue détaché de toute idéologie religieuse ou politique et au mélange d’objectivité et de sympathie douce-amère avec lequel il observe ses semblables. A l’opposé du partisan ou de l’homme de foi, il apparaît comme “un être de bonté et de douceur qui souffre de ne pas observer un monde à son image”, et nul hasard enfin si ce franc-tireur, qui a invité un Président de la République le menaçant de la Légion d’honneur à se la “carrer dans le train”, s’est montré si gentiment attentif envers les animaux et les enfants, et tellement indulgent pour les fille perdues et les pauvres hères.

  • Le cimetière

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    Dans le foulée de Julien Green...
     
    Dans Adrienne Mesurat, le fameux roman de Julien Green, le cimetière représente la galerie de photos de famille dont les défunts font peser leurs regards sur les vivants. Et chacun de nous de l'invoquer à sa façon...
    Voici donc, dans le haut escalier de la Désirade, en photos bleutées et sépia, mes grands-parents maternels sur leurs chameaux devant les pyramides égyptiennes, au temps où ils espéraient reprendre là-bas un hôtel avec notre grand père paternel, ou voilà notre grand-mère Agatha au fin vieux visage harmonieusement ridé, mon grand-père Heinrich dont j’ai tiré le personnage du Grossvater dans mon deuxième livre , des vieux comme on disait alors sans se gêner de parler d’ «asiles de vieux » et non pas d’ «établissements médico-sociaux », des personnes qui même avant notre âge actuel avaient l’air bien plus vieilles que nous aujourd'hui
    Le cimetière est mon surmoi, ma conscience et mon tribunal moral que je défie tous les jours, mais il est là. Notre Grossvater lisait sa Bible tous les soirs et parlait sept langues, nous assommait de ses litanies édifiantes (« Une cigarette tue un lapin, dix cigarettes tuent un cheval », etc.), se faisait traiter comme un grand enfant maladroit par sa digne épouse et ses deux filles célibataires dont l’une avait un bec-de-lièvre (la moralisante Tante Greta), la Grossmutter tricotait pour les missions et tous les miséreux des hauts de Lucerne la tenaient pour une quasi sainte, etc.
     
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  • Lumières du coeur

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    (Le Temps accordé. Lectures du monde VII, 2024)
     
    À La Désirade, ce 10 juillet . – Il faisait tout gris ce matin dans le vert exultant de nos hautes prairies, et la fraîcheur m’a réjoui autant que la lumière dans les mots que j’ai trouvée dans le recueil de poèmes d’Estives que le compère Alain Allemand, féru de Vialatte et de poésie, m’a envoyé il y a quelque temps; et tout suite j'y ai grappillé en douce «le simple du sourire» et «le doux de quelques regrets », le « prisme paillette du déjà-vu » où « l’exquis est grand ouvert », alors que « parfois le temps a la cheville fine », quelque chose de sereinement naturel à la Jaccottet quand «le ciel lave – là-bas - / une nichée de lointains», tandis que « l’embellie rossignole - hors d'attente – maintient l’orée précoce »...
     
    Toute de lumière et de légèreté précieuse, cette suite d’Estives, comme on appelle chez nous les vacances travailleuses de nos armaillis à l’alpage (titre éponyme, par ailleurs, d’un récit de Blaise Hofmann) m’a tout de suite parlé de près en renvoyant très loin les arguties rhétoriques de Messieurs Jordan Mélanchon et Jean-Luc Bardella, me prouvant une fois de plus que le Verbe poétique échappe à la jactance ou au discours utilitaire du Politique...
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    Sur quoi j’ai retrouvé Georges Nivat dans la revue Kometa que m’a fait découvrir la Dame aux livres en sa boutique de L’Imprudence, vieux compagnon de route de la grande époque de L’Âge d’Homme dont il fut une des figures majeures, perdu de vue depuis tant d'années et s’attachant ici, véritable révélation pour moi, à la présentation d’un philosophe mythique du XVIIIe ukrainien du nom de Grigori Skovoroda (1722-1794), ignoré de la plupart de nous autres et vénéré dans son pays.
    DANS LES BOIS. – La figure du philosophe errant avec sa flûte, ses poèmes et sa gourde d’eau claire, savant et sage jaloux de son indépendance - il a envoyé promener la grande Catherine de Russie qui l’avait convoqué pour le décorer d'autorité - m’a tout de suite fait penser, dans l’évocation qu’en fait Georges Nivat, au penseur libertaire Thoreau dans sa cabane en forêt et à l’humaniste Thomas Platter descendu de nos vallées perchées pour sillonner l’Europe en homme de bonne volonté, et je ne suis guère étonné d’apprendre que Tolstoï lui-même s'est réclamé de ce sage prônant la «philosophie du cœur», me rappelant alors ce jour où, devant me présenter à mon premier examen universitaire, dont la matière était l’économie politique, à laquelle je ne comprenais rien et n’avait pas fait le moindre effort pour m’y préparer – au point qu’il était absolumet inimaginable que je comparaisse devant le vénérable professeur S.- j’ai quitté, ce matin-là, la maison de mes bons parents et, au lieu de me diriger vers la ville, ai bifurqué en direction des bois où, au bord de la rivière dite Chandelard, au pied d’un grand bloc erratique baptisé Rocher du Diable, je passai ma matinée d’examen à lire Je ne joue plus du romancier croate Miroslav Karleja...
    Or l’étudiant Skovoroda était d’un autre sérieux que le petit fumiste de dix-huit ans que j’étais, ayant fait de sérieuses études supérieures lui permettant de lire la Bible en hébreu et de rédiger ses propres textes en latin ou en vieux slave…
     
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    Bref, il y un jour encore je ne savais RIEN de Skovoroda, dont le musée a été bombardé en 2022 par les Russes, sa statue ayant été épargnée à ce que précise Georges Nivat, mais il n'est jamais trop tard pour apprendre me dis-je après avoir pris acte, hier soir surYoutube, du fait que 10.000 soldats ukrainiens meurent chaque semaine dans la guerre fratricide qui a déjà couté la vie à 500.000 Ukrainiens, à quoi s’ajoute plus d’un million de blessés – contre 50.000 morts russes morts eux aussi pour rien à la satisfaction des va-t-en-guerre maudits, des marchands d'armes et de leurs laquais cravatés...

  • Le sel des jours

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    (Le Temps accordé. Lectures du monde VII, 2020)
     
    DIVINES IDÉES. Ce matin clair me vient l’idée de couper court à toute forme d’amiélisation consistant à noter chaque jour ce qui se passe et ce qui passe ou ne passe pas, avec force détails privés et autres notations météorologiques, comment tout s’enfuit ou perdure, se répète ou pas, la marquise sortie tout à l’heure et moi qui la guette à la fenêtre en me grattant l’omphale - assez de ces selfies à n’en plus finir et de cette littérature tautologique de photomaton, plutôt viser le pot commun et la transmutation des métaux, foin d’idéologie rassurante et tout pour les divines idées… (À La Désirade, ce lundi 8 juin)
     
    DU VAGUE ET DES SENTIMENTS PRÉCIS. - À ses camarades qui s’invectivaient au nom d’idéologies opposées, les latinistes maurrassiens que figuraient les frères Cingria contre les germanistes fascisants à la Gonzague de Reynold et consorts, Ramuz, invoquant ce qui au contraire rapprochait les uns et les autres, à savoir la sensibilité littéraire et le gout du beau ou du vrai, affirmait que le monde des assertions idéologiquees était celui du vague, pulsions et opinions mêlées en nuages et vapeurs, alors que celui des sentiments imposait naturellement la clarté de l’analyse et la précision des nuances ; et c’est exactement ce que j’observe à tout moment, à l’heure actuelle des théories les plus fumeuses suscitées par la pandémie, où les uns et les autres criant au complot de la partie adverse en appelant spécialistes et scientifiques à la rescousse, lesquels experts brandissent autant d’arguments pour ou contre ; et l’on pourrait étendre l’observation à l’analyse critique des œuvres littéraires ou artistiques, souvent bien plus précise et pénétrante quand elle relève de l’intuition et de la sensibiité, du goût et des associations comparatives, que sous couvert d’autorité supposée scientifique réduisant les objets à la textualité du texte eou à la matérialité du matériau plastique, etc.
     
    DE L’ENCHANTEMENT. – Il n’y a pas de formule chimique ni d’équation physique de la joie, me dis-je en écoutant, sur Youtube, six jeunes chanteurs de la compagnie King’singers interpréter a cappella cet extrait de la liturgie de saint Jean de Nicolaï Kedrov (1871-1940) d’une puzreté de ligne mélodique et d’une densité polyphonique à tirer des larmes à une statue de pierre les yeux fermés. Le bond et les rebonds de nos petits lascars d’un et trois ans dans l’herbe, sur la terrasse ensoleillée où leurs parents leur ont installé un joli toboggan et une caisse à sable, ou la lecture de quelques pages alertes de Colette, de Roussel ou d’Audiberti, me semble ressortir à la même nature « divine » que je ressens à vrai dire sans guillemets en mon tréfonds.
     
    ÉCOUTER LIRE. – J’ai « lu » des centaines de pages de la Recherche proustienne, ces dernières années, en roulant seul à bord de notre Honda Jazz Hybrid, et c’est avec un bonheur tout particulier que j’y reviens sur le papier, comme si les personnages y trouvaient une nouvelle dimension, et la modulation diverse des voix des lecteurs (le moelleux Michel Lonsdale ou le précieux Guillaume Galienne, notamment) y aura sans doute ajouté un quelque chose qui me revient en redécouvrant les dialogues inouïs de ce prodigieux théâtre. Car c’est surtout cela, en effet qui ressort de ces lectures variées : c’est le théâtre, la comédie, la drôlerie, la plasticité en quasi 3D des situations qui fait bel et bien de la chronique proustienne un roman projeté dans l’espace, bien plus que Saint-Simon et parfois supérieur, dans sa profondeur de champ et ses variations de voix, au roman de Céline.
     
    AD PERSONAM. – X. me signifie son mécontentement à la lecture des pages de ce journal où je fais allusion à lui même sans le citer nommément, et je ne parlerai donc plus de lui (je vais me gêner, tiens…) que sous X. en lui conservant son identié complète dans la partie non publiée de ce même journal.
    Julien Green a très bien fait la part du privé et du publiable, et je conçois tout à fait le caractère importun de toute mention publique de choses personnelles – j’en serais le premier agacé. Mais l’écrivain est un pillard. Si le cher X. m’invitait chez lui, je m’empresserais de fouiner dans ses affaires dès qu’il aurait le dos tourné, j’ouvrirais ses placards et se tiroirs, je ferais la liste de ses lectures et si je trouve une chemise à mon goût dans son dressing, en douce je la lui chaparderais. Il paraît que ce genre de kleptomanie relève de la pulsion sexuelle. Tant mieux : c’est avec ça qu’on fait des livres, et X. lui-même, dans ses écrits, ne s’en prive pas quand il pille les cœurs et les secrets de ceux qui l’entourent, etc.
     
    L’INSTIT HELVÈTE. – La figure de l’instituteur au savoir bonnement universel, incluant la botanique et l’astronomie, la vie des continents ou des plantes et la survie des monuments, l’enseignement du chant et de la gymnastique me semble l’incarnation par excellence du génie helvétique, et j’y vois soudain un personnage de roman hors d’âge qui pourrait avoir fréquenté Anton Pavlovitch Tchekhov sur le tard, fait du vélo avec le jeune Albert Einstein, conversé à Pétersbourg avec Léon Chestov et Andréi Biély ou partagé un lunch avec Carl Gustav Jung. Pourquoi se gêner dans un roman ouvert à la fantaisie et au merveilleux ? De là aussi mon idée de revenir au Cantique des cantiques autant qu’au Livre de Job...
     
    CONCRET ET ABSTRAIT. - Alain Gerber trouvait singulière, dans mon écriture, la constante alternance du concret et de l’abstrait, sans rien de voulu de ma part mais signalant peut-être l’un des divers aspects de ma dualité de natif des Gémeaux partagée entre l’apollinien et le dionysiaque, l’animus et l’anima, le diurne épris de clarté et le nocturne à l’écoute des grandes ombres – et me revient alors cette page de Sodome et Gomorrhe où le Narrateur, à propos de la mort de sa grand-mère, évoque l’univers du sommeil : « Monde du sommeil, où la connaissance interne, placée sous la dépendance des troubles de nos organes, accélère le rythme du cœur ou de la respiration, parce qu’une même dose d’effroi, de tristesse, de remords agit, avec une puissance centuplée si elle est ainsi injectée dans nos veines ; dès que pour y parcorir les artères de la cité souterraine, nous nous somms embarqués sur les flots noirs de notre propre sang comme un Léthé intérieur aux sextuples replis, de grandes figures solennelles nous apparaissent, nous abordent et nous quittent, nous laissant en larmes », etc.
    Il y a là-dedans une forme de délire contrôlé qui me semble procéder du noyau pur de ce qu’on appelle la poésie, ou de ce qu’on appelle plus largement la littérature, ou de ce qu’est la vraie pensée en lien avec ce qu’on appelle le corps, l’esprit, le cœur et l’âme.
     
    OECUMÈNE. - Nous avons assisté ce matin au baptême du petit Timothy, à l’église catholique de Bellevaux, célébré selon le rite par le curé vietnamien de la paroisse, tout à fait dans son rôle à la fois digne et débonnaire, présent et transparent. Trois générations et diverses confessions se trouvaient réunies dans la belle lumière du grand cube de béton aux baies immenses donnant sur les arbres et les frondaisons, et la cérémonie m’a paru simple et vraie, comme une île de sérénité dans l’océan de l’actuel chaos. Le môme emmailloté dans les bras de la religieuse noire en costume de missionnaire de la Charité conforme à l’ordre fondé par Teresa la sainte albanais sujette à toutes les controverses, notre beau-fils à moitié français mitraillant les séquences avec son appareil japonais, son homologue père du bambin à moitié irlandais et notre Julie aux yeux embués de larmes sincères composaient un tableau d’époque bigarré à souhait et non moins radieux. (Ce samedi 21 juin)
     
    NOTRE JOIE. – Ma bonne amie passe aujourd’hui le cap de se 72 ans. 38 ans de partage « globalement positif » avec cette belle vieille ado, me disais-je ce matin en pensant aux deux sortes de vieilles peaux de notre génération : les vieux croûtons rassis et les vieux ados demeurés à mèches rebelles.
    Je viens de retrouver en outre, en feuilletant L’Ambassade du papillon auquel je suis revenu pour me rappeler diverses choses précises de notre vie commune, ces mots de Hofmannstahl plus que jamais de notre actualité : « La joie exige toujours plus d’abandon, plus de courage que la douleur ».
    Sacré livre au demeurant que L’Ambassade du papillon, où subsistent tant de traces de nos « minutes heureuses » à travers les années et un peu partout, avec les enfants et dans « la société », de nos voyages et rencontres, des heures parfaites et des moments plus troublés ou tourmentés - par ma seule faute il me semble, si tant est qu’il s’agisse de faute d’être ce que je suis ; or j’en étais presque à envier ces jours, en reprenant la lecture du Journal de Julien Green, la qualité de sérénité et de plénitude qu’il y a dans celui-ci, et puis je me dis que le mien vaut tout autant par sa qulité de sincérité et de fidélité par rapport à ce que nous vivons, toute vie étant digne d’être rapportée et l’important étant alors, dans un journal, de le rapporter bien – ce que je fais avec autant de soin et de précision que le cher nonagénaire. Bref, ces observations m’incitent, ce matin, à poursuivre la dernière tranche de mes Lectures du monde, intitulée Journal des Quatre Vérités et qui courra de mars 2019 à Dieu sait quand…
     
    QUENTIN DE CONFINEMENT.– Reprenant ce matin ma Fée Valse, je suis ravi par la plasticité de ces petits tableaux et la verdeur, l’humour de leur esprit ; et cet autre sujet de satisfaction : la lecture, dans Le Persil dont mon texte intitulé Journal sans date des premières quinzaines d’une quarantaine constitue l’ouverture sur trois pleines pages, d’un poème de Quentin Mouron qui m’épate par sa vivacité tout actuelle et sa découpe rythmique : Il y a là comme une ballade médiévale relookée qui me touche dès sa première strophe :
    « La chevelure d’or des contes fait désormais l’objet
    De prescriptions
    On interdit au prince
    D’y passer la main
    Sous peine
    De trahir Son royaume »
    Et la chute de la sixième strophe est à l’avenant mélancolique :
    « Il n’y a plus de boudours lascifs où l’or
    Se mêle aux reflets écarlates. Il n’y a plus
    Que des living rooms gluants et de plats
    Congelés qui collent sur le sol.
    l y a des sous-vêtements Calvin Klein sales
    Sous la table basse en verre et la console de jeu
    Ne s’éteint que la nuit et nous la désinfections
    Avec du gel hydro-alcoolique. Et tes cheveux
    Et ta bouche me manquent, parfois », etc.
    Oui, c’est bien cette odeur de gel hydro-alcoolique et sa gluance sanitaire que nous rappelleront ces temps étranges,à la fois hors du temps et des lieux et hyper-réels.
    Je lui envoie donc aussitôt un texto amical sur Messenger. Ensuite de quoi, relisant les vingt premières pages de Mémoire vive, sixième volume de mes Lectures du monde (2013-2019) prêt à l’édition, je me dis que, décidément, je n’ai plus rien à prouver et me lance crânement comme nous lançait notre cher et maudit Dimitri. « On continue »… (Ce mardi 23 juin)
     
    ORGUEIL ET VANITÉ. – Un auteur ou un artiste – un « créateur » quelconque, ou une « créatrice », sont-ils habilités à s’enchanter de leurs propres productions sans faire preuve de la plus douteuse vanité ? J’ose le croire, comme le pensait tranquillement une Flannery O’Connor prête à défendre becs et ongles l’excellence de ses écrits, comme elle l‘aurait fait des qualités de ses enfants si elle en avait eus au lieu d’oies et de paons.
    Faut-il alors parler de légitime orgueil, au lieu de vaine vanité, et quelle différence d’ailleurs entre celle-ci et celui là ? C’est ce que j’ai demandé un jour, en notre adolescence, à notre bon pasteur Pierre Volet qui m’a répondu, sous sa moustache de crin noir, que l’orgueil se justifiait quand « il y a de quoi » tandis que la vanité consiste à se flatter quand il n y a pas « de quoi »…
    Mais l’écrivain et l’artiste sont-ils à même de juger s’ils ont « de quoi » être fiers des produits de leurs firmes ? Là encore j’en suis convaincu, et Maître Jacques partageait cette conviction. « Nous sommes , toi et moi, de ceux qui savent ce qu’ils font », me dit-il un jour, et cela valait en somme autant pour ce que nous faisions que pour ce que font les autres, etc.
     
    MES PENSEURS. – Depuis ma seizième année je ne suis sensible qu’à des pensées cristallisées par le verbe ou le style et donc à des penseurs qui tous, d’Albert Camus à Simone Weil, de Charles-Albert Cingria à Stanislaw Ignacy Witkiewicz et Vassily Rozanov, de Léon Chestov et Nicolas Berdiaev à Annie Dillard, de Pascal et Montaigne à Peter Sloterdijk ou René Girard, entre tant d’autres, sont aussi, voire surtout, des écrivains ou des poètes à leur façon, à l’exclusion des philosophes à systèmes ou des idéologues.
     
    LES ENFANTS. – Le pauvre Robert Poulet, éminent critique littéraire et misérable idéologue d’extrême-droite, me dit un jour qu’il fallait se défier absolument de la perversité cachée des petits enfants, me recommandant en outre de ne pas « entrer dans le XXIe siècle » en procréant, alors que le « mal » était déjà fait – notre première petite fille se trouvant sur la bonne voie d’une prochaine venue au monde. Je ne sais pourquoi la fille de ce prophète de malheur, dont les jugements critiques souvent pénétrants vont de pair ave une sorte de morgue supérieure (même à propos de Céline ou de Bernanos, il y va de jugements à la limite de la condescendance), s’est donné la mort, et je présume que sa douleur est pour beaucoup dans son amertume absolue, et je ne le juge donc pas d’avoir été pour moi un si mauvais conseiller, comme l’a été le plus proche mentor de ma vingtaine, mais ce que je sais, fort de cette expérience, c’est qu’on est redevable des erreurs des autres autant que de leurs bons exemples ; et voyant les petits enfants de notre seconde fille, je me dis que rien n’est meilleur ni plus beau dans la vie que leurs yeux qui brillent.

  • Concerto

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    Il n’est plus là même pour moi,
    quand il est au piano,
    et j’ai beau me faire oublier:
    cela même est de trop
    comme si l’ombre d’un cheval
    piétinait l’idée seule
    que je puisse ne pas écouter
    le divin concerto…
     
    L’univers est tout harmonie,
    tout armes et mélodies,
    tout vacarme et polyphonies,
    mais je suis d’avant la musique:
    je chantais innocente,
    et parlais doucement aux orages
    avant tous vos tapages .
    À l’usine ils m’auront donné
    le nom de Mélusine…
     
    Moi je suis plutôt opéra:
    j’ouvre les bras au monde,
    j’aime à l’unisson des divas
    moi je ne suis que mélodies
    de musique légère,
    moi les fanfares militaires
    moi les tendres Lieder -
    et l’ombre immense danse
    au piano des années…
     
    Peinture: Théodore Géricault, Mazeppa. 

  • Mémoire vive (122)


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    « La poésie n’est pas dans l’émotion qui nous étreint dans quelque circonstance donnée – car elle n’est pas une passion. Elle est même le contraire d’une passion. Elle est un acte. Elle n’est pas subie, elle est agie. Elle peut être dans l’expression particulière suscitée par une passion, une fois fixée dans l’œuvre qu’on appelle un poème et seulement dans l’émotion que cette œuvre pourra, à son tour, provoquer. En dehors de l’œuvre poétique accomplie, il n’y a nulle part de poésie. Elle est un fait nouveau, certainement relié aux circonstances qui peuvent émouvoir le poète dans la nature, mais ce n’est que formé par les moyens dont dispose le poète que ce fait, chargé de poésie, viendra prendre la place qui lui revient dans la réalité. Ce n’est pas l’art que la nature imite, c’est la poésie, parce que la poésie nous a appris à y voir ce qu’elle y a mis ». (Pierre Reverdy, En vrac)

     

    Ce dimanche 1er juillet. - La poésie qui se veut poétique est à mes yeux la négation de la poésie, laquelle ne veut rien par définition si ce n’est apparaître par surprise. La poésie poétique pose, et la plupart de celles et ceux qui se disent ou se veulent poètes posent. À vrai dire les pires poseurs, parmi les gens de lettres, qui la plupart posent, sont les poètes et plus gravement souvent : les poétesses. Poètes et poétesses se tiennent cependant les coudes et se déclarent volontiers frères et sœurs, comme les membres d’une secte, se flattant les uns les autres et parfois se rejetant comme les membres de sectes concurrentes ou adverses, se jugeant et parfois s’anathématisant comme ce fut la pratique des églises rivales des premiers jours ou comme cela se voit encore dans les congrégations cultuelles ou culturelles de toute sorte, jusqu’aux grouillements tribaux des sectateurs de poésie pseudo-poétique des réseaux sociaux, etc.

    Ce lundi 2 juillet. - La (re)lecture de Langue fantôme[1] de Richard Millet m’enchante par sa lucidité, même si son catastrophisme me semble exagéré; mais il y a chez lui de l’artiste de l’exagération comme chez Thomas Bernhard.

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    D’ailleurs son texte me rappelle à tout moment Maîtres anciens et la présence du vieil homme de Tintoret, figurant l’héritage présent du Maître incontestable, m’a rappelé nos longues stations, avec François F., au Kunstmuseum de Vienne, devant cette figure et, plus longues encore, devant la Vierge de Mondsee.

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    Or je vais y revenir dans une réflexion que je voudrais développer sur l’art suisse et la littérature en prolongement de la lecture du livre de Michel Thevoz, L’Art suisse n’existe pas.

    Parler de l’inexistence de l’art suisse ne peut que déboucher sur l’inexistence de l’art contemporain, que Thévoz se garde bien de pointer, et sur l’inexistence proliférante de la littérature mondialisée où tout un chacun se pose en écrivain dans l’hébétude ravie des collectifs sympas.

             °°°

     

    Depuis hier je suis revenu à la peinture avec la reprise d’un premier état du Cervin resté en rade pendant des mois. Or j’ai une quinzaine d’ébauches du même acabit que je vais reprendre et améliorer ces prochains temps – autre façon de dire que le temps ne chôme pas.

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           Ce mardi 3 juillet. –Après avoir accompagné ma bonne amie à la clinique de La Prairie, je me suis arrêté ce matin au Rubis, sur la place de l’Hôtel de ville de Vevey, pour y prendre mon café au lait et y savourer la prose délectablement solennelle consacrée au match de qualification de la Suisse au huitième de finale du Mundial , cet après-midi, où l’on parle de l’Histoire en train de s’écrire et autres fadaises de circonstances…

    Ce mercredi 4 juillet. – J’aborde la lecture de Reconquêtes de Fabrice Pataut, que PG m’a dit un roman remarquable. Et ça part en effet très fort, brillant et concentrique, cinglant et de la même poésie corsée que les nouvelles d’Un Jeudi parfait ou le roman Valet de trèfle. Richard Millet, autre auteur de PG, proclame la fin du roman français, mais FB en est l’heureux contre-exemple et je m’en réjouis. Mais qui parlera de Fabrice Pataut ? Moi, justement !

    °°°

    À l’école, à chaque retour du jour, de la nature. Là que ça respire, pour autant que je respire.

    °°°

    Je suis frappé, et de plus en plus, de constater l’incapacité des auteurs de moins de trente ans, ou même de quarante ans, de prendre en considération le legs de leurs aînés, si l’on excepte quelques auteurs « cultes » adulés pour de plus ou moins bonnes raisons, tels Cendrars ou Nicolas Bouvier, dont l’usage relève le plus souvent du mimétisme folklorique.

    Ce jeudi 12 juillet. – La publication, sur Facebook, de la couverture du livre de Michel Thévoz, représentant une étude de fesses de Félix Vallotton, m’a valu d’être bloqué par le censeur automatique du réseau social, dont je ne sais trop comment il fonctionne mais qui m’a fait réagir avec véhémence, comme s’il s’agissait d’une personne, en remarquant que cette image est visible aux devantures des meilleures librairies. Mais à quoi bon argumenter ? Je m’étais déjà fait «attraper» en publiant une image de poitrine féminine dénudée, dont le haut était une burqa masquant le visage de la femme, et je présume que l’on ne sort pas de la logique du téton de la miss Jackson provoquant un émoi national dans ce même pays dont le budget de l’industrie pornographique dépasse celui de la NASA. Donc au temps pour moi, et jusqu’à la prochaine !

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    Ce lundi 16 juillet. – Après mon ordinaire quart d’heure de désespérance, je repique. Pour me dire que ce qui est à proscrire, s’agissant de la série prétendument pousse-au-suicide que représente 13 reasons why, est, bien plus que le sujet de la série (le suicide d’une ado stupide), l’image que la série donne de la société en ramassant tous les poncifs relatifs au mal-être des adolescents, en flattant ceux-ci au lieu de dire ce qui est en réalité. Et du coup c’est reparti pour une chronique que j’espère tonique.

    Ce mardi 17 juillet. – Me viennent aujourd’hui deux poèmes, comme ça, l’un après l’autre, venus d’on ne sait où – comme toujours.

    Le premier s’intitule Rêverie en forêt, et tous mes thèmes sont là, et le second Dans le bleu, qui me semble également couler de source, un peu malgré moi…

     


    Rêverie en forêt

    Le vieux flûtiste est mort.
    On n’entendra plus dans les bois,
    le temps de le pleurer,
    les roulades de Rossignol.
    La douleur oubliée
    sous les arches d’un long silence,
    par le temps qui s’en va,
    nous fera retrouver l’enfant
    d’une autre vie rêvée
    dans ces années d’avant le temps,
    quand nous n’y pensions pas.


    Le souvenir en attendant
    des jardins suspendus
    de Byzance, par les chemins
    d’un infini perdu -
    le souvenir nous reviendra.

     

     

    Dans le bleu 

    De multiples récits

    adviendront à n’en plus finir

    d’étages en étages,

    au nuancier de tous les bleus.

    Là-bas dans ses grandes largeurs

    au miroir de ses fosses

    s’ouvre le lac de nos mémoires,

    et le pic noir s’élance

    entre les sourdes pulsations

    d’un cœur qui ne dit pas

    s’il est d’ici ou des ailleurs

    ignorés des saisons. 

    Le jour se lève un peu partout;

    et tout à coup quelqu’un s’en va.

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    Ce mercredi 18 juillet. - Simplicité et frugalité. L’étoile ascétique cligne de l’œil. Une chose après l’autre en toute sérénité, sans peur et sans tricher. La façon de travailler de notre aide jardinier népalais Buddha m’impressionne et m’enchante. Voici l’humanité bonne : consciencieuse, respectueuse, travailleuse, joyeuse !

    Ce jeudi 19 juillet. - Deux nouveaux poèmes ce matin, que je trouve pas mal après en avoir liquidé deux autres.

     

    Le premier :

    Tout n’est pas dit

    J’aime bien aller le matin,

    les pieds dans la rosée,

    flairer l’odeur des derniers feux

    dont les fumées s’éventent

    là-bas où les gens se reposent

    encore à fleur de songes.

     

    Le silence et moi sommes seuls

    à déplier le premier rose

    de l’aube dans le bleu

    du temps retrouvé et des choses.

    J’aime aussi te savoir au monde,

    mais ça reste secret...

    Et le second :

    Atelier de réparation

    L’enfant n’est pas content:

    ce jouet qu’on lui a donné

    sans le lui demander

    n’est pas conforme au règlement;

    cela ne vole pas

    comme les oiseaux de papier;

    cela ne marche pas

    la tête en bas sans un viseur;

    cela n’obéit pas

    au dormeur dûment établi

    dans l’ancienne institution

    de la vie aux abris –

    cela tire n’importe où .

     

    L’enfant ne sourit pas

    au n’importe quoi qui agite

    la meute des parleurs;

    l’enfant ne souscrit

    pas aux arguments spécieux

    des émeutiers avides;

    l’enfant récuse tout avocat

    qui ne sache danser

    sur la corde des étonnés.

     

    Au labo de l’enfant j’entends

    la chanson douce des instruments.

             °°°

    La plupart des poètes actuels ne me parlent pas. Aucun (enfin presque) ne me semble avoir résolu le problème fondamental de la poésie (je parle de la langue fraçaise) qui touche à la fois (en même temps) au rythme et à la mélodie, à la fluidité et aux angles vifs, au sens manifeste et à tout l’obscur qui le prècède ou lui succède, au fruit et à la bête, etc.

    Sans doute y en a-t-il quelques-uns qui me parlent, de Jacques Réda à William Cliff ou de Franck Venaille à James Sacré, notamment, mais aucun ne m’éclaire autant que l’obscur Reverdy dont chaque page (ou presque) fait agir en moi ce que j’estime la poésie…

    Ce vendredi 20 juillet. – L’humiliation est bonne. C’est l’expérience qui m’a délimité, avec l’aspiration à la lumière. Je présume que mon écriture claire ou plus obscure en procède. Mon goût pour celles de Cingria et de Witkiewicz, que tout oppose, vient en tout cas de là.

    °°°

    Je reçois ce matin ce message réconfortant de Fabrice Pataud, à propos de La Fée Valse.

    « Cher JLK, Je souris et ris et réfléchis mélancoliquement à la lecture de La Fée Valse, dont j’apprécie plus chaque jour les masseurs, les polonais et les incestueux décontractés.

    Il y a des perles rares dans ces brèves. Je ne sais comment les appeler, nouvelles ? soties ?

    Ce sont des brèves je crois, pour lesquelles je tenais à vous dire non pas bêtement BRAVO, ni fastidieusement CHAPEAU, mais sincèrement mon admiration. Cordialement. Fabrice Pataut ».

    °°°

    Mon poème Apories et marteaux concrétise, il me semble, une pointe. C’est la combinaison parfaite, à mes yeux, d’une intuition flottante et d’un redressement par la pensée et la grammaire, qui aboutit à une forme – et cela seul compte en poésie…

     

    Apories et marteaux 

    En langue originale

    on ne peut vraiment tout dire:

    tanka ni lingala

    n’y suffiront quand se dément

    le plus clair des clairières,

    et que l’ombre sévit

    en feignant de se dévoiler.

    Seule la publicité

    semble alors à même de traduire

    ce qui ne se peut dire.

    Quant au grand langage oublié,

    même en langue il se tait.

     

    On attend le génie

    à construire la machinerie

    des machines à déconstruire

    le secret des machines.

     

    Ce samedi 21 juillet. – La lecture du roman de Barilier m’en impose et me conforte dans l’idée que non seulement rien n’est perdu, mais que tout reste à relancer et vivifier dans l’esprit de ce qui doit être transmis, et d’abord absorbé et transformé comme le roman le permet ici, etc.

    Ce dimanche 22 juillet. – Beethoven dans la nuit. La IXe au-dessus du lac et des forêts, sous un ciel crépitant de vieilles étoiles silencieuses. Que l’ode à la Joie, ce chant de la terre habitée, prière d’un sourd reprise par toutes les voix des vivants - que ce chœur émouvant soit ce soir notre doux linceul.

    Ce lundi 23 juillet. – J’ai composé ce matin une liste dédiée à Ceux qui se conforment, visant les nouveaux formels de mise au pas des réseaux sociaux, à commencer par Facebook et le mot d’ordre : souriez ! Et dans la foulée : échangez ! partagez votre chat et votre cancer !

    Ce mardi 24 juillet. – Beethoven, Rembrandt et Proust d’un côté (que j’écoute sans discontinuer sur l’audiophone de ma Honda Jazz en allant et venant de Valmont tous les soirs), et de l’autre les journaux, les éructations de la gauche et de la droite contre Macron - d’un côté la lumière et la liberté, et de l’autre la meute aux paupières de plomb…

    Ce mercredi 25 juillet. – En descendant ce soir à Valmont par la route étroite des Avants à Glion, j’ai pensé à une chronique sur le temps perdu par les vacanciers coincés dans les files d’attente au portail nord du Gotthard, entre autres lieux de supplice, auxquels je propose diverses formes d’échappatoires ludiques et conviviales (le jeu Hâte-toi lentement sorti des valises, par exemple, ou la conversation familiale retrouvée), et remontant ensuite par le col de Jaman j’ai noté les premiers paragraphes de ladite chronique sur mon portable :

            « En ces jours de migrations routières et autoroutières vers le sud, marquées à longueur d’heures par de récurrentes annonces radio relatives aux engorgements, ralentissements et autres attentes plus ou moins longues prévues (notamment) aux portails des tunnels alpins ou s’obstinent crânement à se présenter les vacanciers , il est stimulant, pour les esprits positifs et confiants en le génie humain, d’imaginer toute les parades aux situations ordinairement considérées comme des pertes de temps ou des motifs de mauvaise humeur voire de franche agressivité dans les habitacles et parfois même d’un véhicule à l’autre, etc. »

    Ce jeudi 26 juillet. – Le roman de Barilier, sans doute son meilleure, a eu droit, dans Le Temps, à ce qu’on peut dire un aplatissement caractéristique de la manière des éteignoirs du milieu littéraire et médiatico-universitaire romand, dont Isabelle R., qui signe cette pauvre prose, est le triste parangon sans entrailles et sans la moindre capacité de sortir de sa posture pédante et de manifester le moindre enthousiasme proportionné à un tel livre…

    Ce vendredi 27 juillet. – Le jeune Népalais au prénom de Buddha, qui s’est occupé ces jours des travaux de bois et de jardin autour de La Désirade, m’a enchanté par sa façon d’être et de travailler, aussi sérieuse que souriante, inventive et compétente. Nous nous sommes entendus sans vaines explications, je lui ai fait à manger et il a fait plus et mieux que ce que nous attentions de lui, et reconnaissant avec ça - bref c’est ce que j’aime chez les gens qui pensent avec les mains, selon l’expression de Rougemont, et ce fut une bonne rencontre, de surcroît, avec des échanges de musiques et de paysages…

     

    Ce dimanche 29 juillet. – Je me suis lancé, en vue de présenter trois livres récents des éditions d’autre part dans ma prochaine chronique, dans la lecture d’Hériter du silence de Mathias Howald, dont c’est le premier roman, qui m’a immédiatement touché par sa façon, à partir de photographies prises par son père défunt, de parler de celui-ci et d’évoquer tout un univers familial avec un mélange d’acuité objective et de sensibilité plus douloureuse qui m’a impressionné par sa justesse, me renvoyant à nos relations et à nos souvenirs. En outre, l’auteur capte bien les intonations du parler local et rend, sans peser, l’atmosphère particulière, tissée de pudeur et de gêne qui préside souvent aux relations dans nos familles.

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    °°°

    Au cours d’une longue conversation téléphonique, cet après-midi, Pierre-Guillaume me dit qu’il apprécie beaucoup la refonte des Jardins suspendus, où il voit maintenant un fil rouge, qui en fait un vrai livre et pas seulement un recueil de textes juxtaposés. Or ce constat me touche beaucoup en cela qu’il me prouve que PGDR est un lecteur attentif et qu’il ne va pas se contenter de publier  mon livre «comme une lettre à la poste» mais qu’il va s’engager en lecteur et éditeur autant que je m’engage en lecteur et en auteur.

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    Ce lundi 30 juillet. - Passé la soirée d’hier sur la terrasse de l’Évêché en compagnie de Roland Jaccard et de Steven Sampson que j’étais allé cueillir au Palace où Roland a sa suite depuis douze ans…

    Très bonne conversation, bonne chère aussi (pour Steven et moi un gaspacho andalou et une vitello tonnato parfaits) arrosé d’Humagne non moins apprécié de mes amis.

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    La discussion a d’abord roulé sur une question de Steven, me demandant si je me situais à gauche ou à droite, à quoi j’ai répondu que, loin de n’être ni de gauche ni de droite comme c’est la tendance dans la France de Macron, je me considérais comme étant à la fois de gauche et de droite, selon les objets, mais surtout rétif à toute forme d’idéologie, politique ou religieuse.

    Ensuite nous nous sommes assez nettement opposés, Steven et moi, à propos du premier best-seller de Joël Dicker, en lequel il ne voit qu’un pillage des auteurs américains, alors que j’y ai trouvé plutôt un hommage à ceux-là (John Irving, Salinger ou Philip Roth, notamment) et le roman diablement bien construit d’un jeune homme de vingt-cinq ans, aux thèmes tout de même intéressants, etc. Mais je vois bien qu’il y a chez notre ami, «sorti de Harvard», pas mal de préjugés littéraires ou culturels qui ont resurgi en fin de soirée quand nous avons, Roland et moi, défendu l’usage de Facebook en lequel il voit une aliénation qui altère tout ce qui y est produit, reprenant la thèse de McLuhan selon laquelle le message va de pair avec le massage, ou vice versa, etc.

    Nos échanges, parfois vifs, n’ont cependant pas été altérés par aucune agressivité, même quand Roland, jamais à court de vues paradoxales, s’est mis à faire l’éloge de la scientologie, au bord évidemment de nous faire grincer les dents…

    Plus amusante encore : la relation, par Roland, de ses relations avec la pègre dont certains membre éminents fréquentent le Yushi, tel Alain Caillol, supposé avoir coupé le doigt du baron Empain lors du rapt de celui-ci, devenu l’ami de sa victime après des années d’incarcération et avouant à notre commensal que l’ex play-boy, abandonné de tous, l’ennuie un peu par son manque de conversation. Dans la bouche de l’auteur de Penseurs et tueurs, ces anecdotes relèvent de la légende dorée sur tranche, que je prolonge à ma façon en révélant, à qui veut l’entendre, que l’hôte du Lausanne-Palace revient régulièrement en Suisse pour préparer de nouveaux casses avec ses amis artistes de la cambriole, etc.    

    °°°

    Revenir à la notion de degree telle que la module Shakespeare par la bouche d’Ulysse, dans Troïlus et Cressida, qui vaut plus que jamais dans notre époque d’indifférenciation croissante, où l’on exalte à n’en plus finir la différence pour mieux se fondre dans la troupe grise et la jactance de la multitude. Le degree marque la gradation de toute hiérarchie, dont la reconnaissance et l’évaluation ne peuvent se faire que sur la base de l’expérience personnelle. Ce n’est pas une valeur abstraite mais une déduction réaliste. Il n’est d’apprentissage et de connaissance avérée que par l’expérience du chaos, au sens large, ou du désordre plus personnel, et plus l’expérience est cuisante, mieux on peut en déduire les degrés d’un ordre incarné.

    °°°

    S’agissant de mes carnets – qui ont en somme valeur de journal intime ou extime -, il y a ce qu’on note sur le moment et ce qu’on ne reprend que deux ou trois jours après, ce qu’on se rappelle plus tard et ce qu’on a écrit entretemps en marge ou ce qu’on rajoute parfois pour embellir à tort ou préciser à raison, plus tout ce qu’on corrige, ou qu’on ne note pas, ou qu’on oublie de relever et qui ressurgira d’une autre façon ailleurs, peut-être dans quelque écrit de fiction, etc.    

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    Ce mardi 31 juillet. – Brume de beau temps caniculaire ce matin. Tard levé (vers 10 heures) après un cauchemar faisant écho au film Abattoir 5, vu hier soir, où il est question du monstrueux bombardement de la ville de Dresde, en 1945 - film composite et plutôt raté quoique intéressant en cela (notamment) qu’il incrimine le «geste» punitif des Alliés devenus ici, comme à Hiroshima, criminels de guerre.

    °°°

    Repris ce matin la lecture d’Hériter du silence de Mathias Howald dont bien des pages, relevant du roman familial et de la relation père-fils, me touchent beaucoup et suscitent en moi bien des échos, me donnant envie de reprendre de vieux albums ou les deux cahiers rédigés par mes parents à mon intention.

    J’arrive ici au bout des 404 pages manuscrites de l’épais livre-cahier, dont la couverture représente une mappemonde, acquis l’an dernier à San Diego, chez Barnes & Noble, et commencé le 14 juin 2017, jour de mes septante ans. Enrichi d’une quarantaine d’aquarelles ou de gouaches, ce carnet d’une année sera déposé dans mes archives bernoises de mon vivant ou à titre posthume – Dieu le sait comme on dit sans savoir ce qu’on dit…

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    A la fin de l’évocation, dans Penseurs et tueurs[2], de sa rencontre avec Michel Foucault, qui vient de lui parler d’un jeune étudiant très intelligent et sensé, mais sujet parfois à des accès de violence qui le faisaient enfermer, et qui finit par subir une lobotomie frontale, Roland Jaccard écrit ceci qui m’a beaucoup touché : « Je sentais Michel Foucault, par ailleurs si pudique dans l’expression de ses sentiments, encore ému. Nous nous tûmes. Il était temps de prendre congé. J’ignorais que ce serait notre dernière occasion de parler de notre rapport à la folie, de Freud, de Binswanger, de la psychanalyse existentielle, du suicide et de son Histoire de la sexualité écrite dans un style si limpide. À ce propos, il me dit que dès lors qu’on écrit simplement on passe en France auprès des intellectuels pour un benêt. Rien ne les épate plus qu’une écriture sibylline. J’approuvais, bien sûr. En me raccompagnant jusqu’à l’ascenseur, il me prit par le bras, et, comme s’il tenait à ce que ses derniers mots restent gravés dans ma mémoire, me confia : « Vous savez, je suis un libéral et un sceptique comme vous ».

    « Dehors, une bise glaciale soufflait sur Paris. J’avais presque envie de pleurer.

    « Comme si ce bref retour sur notre passé avait remué des torrents d’émotion que j’avais peine à maîtriser. Quelques mois plus tard, il était emporté par une épidémie qui bouleversa l’air du temps. Les choses ne seraient plus jamais comme avant. Les mots non plus. « La plus belle chose qu’on puisse offrir aux autres, c’est sa mémoire », a écrit Foucault. C’est ce que j’ai tenté de faire. Sans le trahir, ni me trahir ».

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    [1] Richard Millet. Langue fantôme ; suivi de Eloge littéraire d’Andres Breivik. Pierre-Guillaume de Roux, 2012.

    [2] Roland Jaccard. Penseurs et tueurs. Pierre-Guillaume de Roux, 2018.

  • El Pasaporte

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    Ces notes constituent la substance du Notebook à l’enseigne d’un Pasaporte de la Republica de Cuba octroyé à l’écrivain libre Quentin Mouron, en l’Ambassade du papillon, par l’employé de faction JLK, le 23 décembre 2011, veille de Noël. Il est souhaitable de ne pas en prendre connaissance avant la lecture du premier roman de ce jeune auteur prometteur, mais seulement après…


    Quentin Mouron. Au point d’effusion des égouts. Morattel, 137p.


    - L’exergue de Duras prépare à la comédie.
    - « Encore une fois la comédie ».
    - Et le départ mimant Voyage : « C’est à Los Angeles que ça a commencé ».
    - Dans la touffeur d’août où le smog s’enflamme.
    - « Et c’est un ciel plus grand qu’ailleurs ».
    - Le pavé à consistance molle, ramollie ramollo par la chaleur. Comme à Paris, sauf que plus. Comme à Rome plutôt.
    - « On traverse toutes les dimensions d’un coup ».
    - Tout de suite se démarquant des impressions générales.
    - « Qu’après le mythe c’est rien ».
    - Il va dire ce qu’il a vu et ressenti « débarqué de l’avion, au crépuscule, dans l’incendie ».
    - Et cette première sentence pour cadrer sa phénoménologie express : « C’est une erreur de chercher l’essence dans l’analyse, postérieurement, au réveil. Il faut sentir le soir même, toutes voiles dehors et l’émotion qui brûle la gorge. Le feu du ciel. Et le délire ».
    - Et déjà lui vient un début de fièvre.
    - Il va défaillir le petit crevé : il verse.
    - Se dit alors qu’il n’est pas fait pour les voyages. Mais qui le serait ?
    - Cependant à la douane il passe gentiment. « Je sortais de l’enfance, j’avais pour moi les sortilèges et les rondeurs, le sourire franc- la gueule d’une pièce ».
    - D’emblée je relève la papatte. La palpite.
    - Le sens des mots. Le sens plus encore d’un mot pour l’autre, secret d’horlogerie fine.
    - Il a encore « le chic » et « le casier en fleurs ».
    - Mais le voici tituber.
    - Juste aidé par un gros Hollandais.
    - Sur quoi le voilà sauter dans un taxi auquel il indique Sunset Boulevard. Eh !
    - Rend très bien la course en zigzags et la folie visuelle. Tout à fait ce que j’ai vu à Houston et à Montréal et à New York et à Tokyo. « Ma tête partait au bilboquet ».
    - Et alors 36 chandelles. K.O. debout. Il verse pour de bon.
    - Très bon enchaînement ensuite en rupture de plan.
    - Ce que me disait Alain Cavalier : « Le cinéma c’est l’art de passer d’un plan à un autre ». Exactement ça dans Hitchcock, Cassavetes ou Godard.
    - Donc change de plan temporel aussi avec un recul : « Je me suis égaré quelquefois dans les ruelles qui bordent le boulevard ».
    - Et ce sont quelques silhouettes des ruelles. De vieux édentés. Les paumés à caddies. Des ados menottés.
    - Et toute de suite le côté naturellement caricatural et théâtral de tout ça.
    - Comme dans un film.
    - Mais « abouché avec la vie ».
    - Tout ça très finement noté. Mais c’est si rapide que ça risque de ne pas être capté du premier coup si l’œil glisse trop vite.
    - Il y a la Catwoman.
    - Il y a Elvis le énième.
    - Faut que l’illusion tienne.
    - Remarque que « Los Angeles tient par ses rue secondaires ».
    - Ce qu’on ne dirait pas de San Francisco de la même façon ni de New York.
    - « On vend du rêve, c’est bien vrai – on sait aussi vous le reprendre».
    - L’illusion pallie la crainte de la réalité. Los Angeles dans les grandes largeurs effraie. Moins verticalement que New York mais horizontalement bien plus et par l’imagination des films.
    - Philosophe sur l’illusion : « Quand je joue, je sais pourquoi je joue, quand je vis, je ne sais pas pourquoi je vis ».
    - Il n’en faudrait pas trop comme ça, mais là ça va…
    - Et voici le cousin Paul.
    - Un type « tout au théâtre ».
    - Campé en une page.
    - Policier de carrière mais de la « petite police » alors qu’il se rêve Rambo.
    - Vivant par procuration et « compensations ».
    - Un « qui n’a rien ».
    - Lorgnant les fillettes.
    - Collectionnant des fichiers pornos et se faisant pincer a casa. Jeter au trou.
    - Le jeune voyageur, lui, a de nouveau versé à ce qu’il semble.
    - Et se retrouve chez sa cousine Clara, dans un tout autre topo.
    - Westlake qu’il va découvrir à son tempo lent. « Par dedans ».
    - Déçu assez vite quand il y va vraiment.
    - Le quartier est riche et chiant, mortel. « les voisins sont aussi très propres ».
    - « Sans mythologie, prêtrise, aucune pédérastie ».
    - Le raccourci de cette phrase est un quartier. Exactement ce que j’ai capté dans le quartier du consul à New Orleans. « D’une blancheur d’hôpital ». Le ciel en cage.
    - Et la cousine Clara un peu dingue. Exactement la mère de Kevin !
    - L’Américaine quinqua divorcée névrosée obsédée par la queue qu’elle n’a pas sous la main.
    - Accusant donc son ex d’être un monstre lubrique.
    - Elle « couleuvre ». Joli verbe.
    - Forme un club de plaignantes du sexe.
    - Exactement ce que j’ai vu à la télé le premier jour au Texas : l’émission de Phil Donahue sur le thème des mères se demandant s’il fallait branler leurs garçons…
    - Tout ça qui impatiente le jeune homme.
    - Qui ne perd rien de l’observation. Sur les thérapeutes, les derviches, les ponctionneurs de fric de névrosées.
    - Il défie une des thérapeutes. Qui lui tire la langue.
    - Et Clara de pleurer.
    - « J’ai pas tout inventé », précise-t-il, malin…
    - Elle a quand même une certaine éducation.
    - Un peu de bibliothèque.
    - Quelques tableaux faux.
    - Il sent qu’il la juge un peu trop alors qu’il l’aime bien.
    - Trop froid, trop sur soi.
    - « Seulement j’avais une verge et elle avait un grain ».
    - « Nous avons dû nous renoncer à la fin » (p.30). Très bien cette torsion à l’intransitivité du règlement.
    - Un soir pourtant ils filent en virée.
    - La paire genre couguar et gigolo.
    - Soir d’exception. « Barrés »…
    - De brèves sentences et de plus longues plus sentencieuses…
    - Clara fait la folle. Tombe dans la piscine.
    - On s’amuse !
    - Délivrance ? Juste pas !
    - Retour le lendemain à la case névrose. « Au fond c’est l’habitude du malheur qui nous le rend incontournable ».
    - On a besoin de « poignards ».
    - Donc on restera.
    - Mais lui s’impatiente ! Sort de ses gonds.
    - Ils se fâchent. Se quittent pour la soirée. Se revoient le lendemain. C’est fini.
    Quentin19.jpg- Puis c’est son anniversaire.
    - Elle l’emmène au bord de la mer. Dans la brume, vers Malibu.
    - Et là, surprise de la cheffe, elle lui demande d’arrêter de se palucher. Kevin promet.
    - Scène étonnante : elliptique et un peu folle.
    - Puis il évoque la bibliothèque de Clara.
    - Avec du Bukowski dedans. Et du développement personnel.
    - Elle tend à « étendre son esprit ».
    - Suite une réflexion pertinente sur la bonne façon de lire (p.34).
    - « Il n’y a pas cent façons de lire un livre : il faut s’y jeter d’un bloc, faire corps avec l’auteur – sans réticences, préjugés, morale ».
    - Prône l’adhésion et l’immersion.
    - Puis se retrouvent à Beverly Hills.
    - Tout un monde de « vagins fripés » et d’« antiques couillons ».
    - Clara : « Tous les pianistes sont des maniaques ».
    - Il y a là un pianiste obsédé par Beethoven.
    - « Et nous avons passé la soirée à mentir au monde qui nous l’a bien rendu ».
    - Me rappelle la soirée à Sankt Anton avec le directeur du MET qui s’était déculotté. L’Amérique culturelle. Puis les masques glissent.
    - Et l’on se retrouve à Rodeo Drive où ça décolle. (pp.37-39)
    - Du lyrisme acéré. A lire à haute voix.
    - « Si on sait comme ça blesse profondément le cœur, une jante ».
    - Une façon de saisir des situations de fait par raccourcis saisissants.
    - Et la prison.
    - La prison où il fait meilleur que dehors souvent.
    - « On leur donne le sens qui manque », lui avait dit son cousin flic.
    - Sur quoi il enchaîne sur ses raisons d’écrire.
    - Rien que par vanité !
    - Pour se mirer génie dans le miroir. C’est ça.
    - « C’est une affaire de nerfs », qu’il dit encore.
    - Pointe « l’idéalisme foireux », Icare tombé de l’échelle.
    - Dit ne plus croire à l’Artiste.
    - Va voir une expo à Santa Monica. Fait le désagréable.
    - Daube sur les discours esthétiques, science de branleurs. Pas tout faux.
    - Participe cependant à « hurlements couverts ». On voit le tableau.
    - L’esthétique « passe le temps ».
    - Puis se retrouve chez une amie de Clara qui voit des alcooliques partout.
    - Parce qu’elle siffle évidemment.
    - On le met en garde contre le mari, vrai monstre.
    - Et voilà le mari : un pauvre type chauve « le regard en délire », en chaise roulante.
    - Qui a fait partie du cabinet de Schwarzenegger.
    - Mais ne baise plus pour raison de santé.
    - On l’accable. On l’attend au Funeral Home. Il aimerait aimer mais on le pousse là-bas. Très affreux tout ça.
    - Puis le youngster reste trois semaines au lit chez Clara.
    - Toujours malade ce petit monstre.
    - Et c’est là qu’il remarque la fille de la voisine.
    - Une certaine Laura.
    - Dont Clara lui dit pis que pendre.
    - Formidable ensuite : le récit du comment qu’on se laisse prendre. Par une fille pas vraiment belle mais qui accroche.
    - Genre cristallisation à l’américaine. Très bien observé tout ça ma foi.
    - Avec un aperçu subit du passé de Laura, fille d’alcoolos violents. Mais on lisse en surface. On fait face.
    - « J’aurais aimé être dans ses frissons », note-t-il.
    - Et pour se défendre : « Je n’aime pas aimer, je dois le dire, parce que j’ai l’impression d’être désarmé, nu, qu’un mot me fait hurler ».
    - Ensuite vient le portrait plus détaillé de Laura. Là aussi tout en ellipses.
    - Là encore une autre Amérique sous le verni de Westlake : brutale, paumée.
    - Mais Laura ne va pas se lâcher pour autant.
    - Alors que lui s’abandonne. Elle craint l’intimité, la rejette.
    - « Ca m’a valu des misères de n’être pas tranquille, d’être aussi mal moulé à l’écorce du monde ».
    - Laura le tolère «par exotisme ».
    - Trop maigre pour être chaleureuse.
    - Mais avant de se perdre ils vont à Pasadena.
    - Lieu très culture Getty, très science et sport.
    - « Einstein a vécu à Pasadena, on s’en costume encore »…
    - Le cinéma d’Hollywood, plus la componction.
    - Mais lui manque de manières culturelles.
    - Avec Laura il vit une journée de bonheur quand même, entre L.A. et San Francisco.
    - « Il y a des instants où les choses se montrent au jour, sans fard – sans hostilité ».
    - « Le bonheur au creux des choses », en somme.
    - Donc ça a l’air de mieux rouler. Et puis vient la nuit. Et patatrac !
    - Deux pages magnifiques d’intense pudeur (pp.62-63)
    - Ce qu’il a « avoué » à Laura se retourne contre lui.
    - « A Palo Alto, tout mon bonheur s’est consumé ».
    - Ne se parlent plus le lendemain.
    - Lui aime intensément.
    - Elle au petit pied.
    - Elle a déjà passé outre. Lui restera marqué.
    - Puis il revient sur Monterrey.
    - Très fin cette économie des retours arrière.
    - Retour sur une foire aux vieilles voitures. La nostalgie lourde.
    - Et vient novembre plus frais. Avec l’envie du désert.
    - Se dit qu’il pourrait regagner Laura par là.
    - Mais elle courbe le rendez-vous.
    - Se souviendra vaguement de lui.
    - Evoque alors Los Angeles comme lieu de spectacle.
    - Et le précipice que ça signifie.
    - Evoque « cette existence qui ne se supporte que dans la projection. Cette existence qui doit sans cesse se mettre en scène »
    - Chapitre II. Las Vegas
    - Il arrive à Trona.
    - Bled perdu s’il en est.
    - Où il tombe sur un vieux type à crochet. Vétéran du Vietnam. Mais pas vraiment héros.
    - Une vraie ramassée de sensations.
    - La fibre d’un chroniqueur épico-lyrique. Sans trémolo.
    - Se trouve d’abord à Barstow. Angoissé la moindre.
    - La pause cigarette au bord de la route. « Tous les siècles l’un dans l’autre ».
    - « Avec plus rien pour me montrer que le monde vieillit ». De la clope et du paquet de chips.
    - Puis le temps « s’est remis en route ».
    - La prose avance à petites phrases.
    - Bakersfield. Paysages désolés. La ville fantôme de Red Mountain.
    - Là aussi du vrai. Quentin13.jpgEt voici Trona. « Aucun menteur ici ». Nowhere.
    - Et la station-service. Le vieux au crochet.
    - « Pour être exact il faudrait dire les vices ou la violence. La haine ».
    - On en apprend plus sur le crochet. Qu’il a échappé à un crash en hélico où ses copains sont restés.
    - Le crochet qui se garde une arme pour si jamais, un M16.
    - « J’ai rencontré beaucoup de fous dans le désert ».
    - Le genre de phrase qui « étend » l’épique.
    - Et voilà le champion de la Budweiser dégueulée. Qui poste sur Youtube.
    - Joli numéro. Comme on en voit des tripotées sur WebcamWideWorld.
    - Pas mal aussi la projection dans le temps : « Quand je suis rentré »…
    - Le type typique de l’époque show à la maison. Star mondiale genre Deschiens.
    - « Si j’allais moi aussi me cesser de mentir ? Là j’avais à Trona un monde qui ne sait plus mentir. C’était pas à envier ».
    - Et d’ajouter : « le gros Jim était sincère. Il ne m’a pas donné beaucoup de goût pour la sincérité ».
    - Et cela de remarquable : « Le gros Jim ? Nous étions frères ! Il était moins poète. C’était les mêmes efforts – c’était le même désert ».
    - Et de relever qu’il est resté là « moins d’une journée »…
    - Et de comparer Trona à Paris.

    Quentin7.jpg
    - Et d’en venir à l’église de Trona, genre bunker ou container.
    - En quelques paragraphes : un monde !
    - Fabuleuse dégringolade. Pas meilleur raccourci de la déréliction.
    - Me rappelle le sapin à la rédaction, orné de papier de chiottes, que je décris dans Soleil d’hiver.
    - Evoque le pauvre curé.
    - La pauvre pancarte «Ouvert le dimanche ».
    - Les ruses de la nouvelle pastorale : bénédiction des billets de loterie, du hamster de Madame, des jerrycans de Monsieur. Folie.
    - Tout à fait la dérive d’Import/Export d’Ulrich Seidl en version californienne.
    - Et Quentin : « ça renvoie aux anges ».
    - Et l’on passe à la course d’école.
    - A la Death Valley. Pas le pied pour les écoliers, même pas excités que ça se passe sous la mer.
    - Sentence sur le travail. Un peu trop « dans le marbre » à mon goût.
    - « On accouche d’une charogne comme racine d’une tragédie ». Bon, ça va…
    - Mais après cela repart beaucoup plus fort (pp.85-86).
    - Excellentes notations sur le déterminisme et la liberté, même si ça pèche par désabusement juvénile à mes yeux : «La seule liberté, la minuscule –mais l’unique, c’est de se tromper soi-même et d’abuser les autres ».
    - Mais non, voyons…
    - D’ailleurs les vérités du voyageur sont transitoires : on le verra.
    - Intéressant aussi de voir s’amplifier la jalousie à distance.
    - Le livre « pour lui montrer »…
    - Très bon aussi le retour à la station d’essence.
    - Le facteur sonne deux fois c’est connu.
    - Et ça lui fait rencontrer Norbert, nouvel olibrius.
    - Essai raté avec le crochet : réussi avec le briscard bavarois.
    - Très bon portrait là aussi.
    - En trois phrases on voit le lascar, émancipé par la voiture, vasectomisé pour la liberté de mouvement. L’époque !
    - C’est par Norbert qu’il entend parler de Joshua Tree, où Quentin lira Céline.
    - Norbert qui le presse de venir à Vegas !
    - « Après L.A. et Trona, il me semblait avoir vécu dix ans ».
    - Puis il a une panne.
    - Un type à bermudas lui propose son aide et l’invite à un mariage. Il y va.
    - Nouvelle séquence carabinée genre Amérique profonde. (p.92)
    - Se sent intrus.
    - Bientôt regardé de travers.
    - Juif ou Arabe peut-être ? La parano galope. J’ai vécu ça comme ça en Floride et avec la mère de Kevin à propos du Vietnam.
    - Passage du cercueil dans la cuisine.
    - « J’ai roulé jusqu’à Bakersfield avec un souffle au cœur ».
    - Excellent : « J’étais arrivé à l’homme au point exact où il se quitte ».
    Quentin14.jpg- Puis c’est reparti jusqu’à Beatty.
    - Un autre trou où fleurit la crédulité S.F.
    - Le type à la caravane qui LES guette. « Les aliens. Les complots. Les maçons ».
    - Et puis il a un élan de bonheur nomade.
    - Et pense à cela : le repos du nomade, l’envie de se poser.
    - Et l’on en vient au vieux John. Qui joue à Farmville avec un Roumain !
    - « Que je ne rêvais pas ! ».
    - Mais non c’est très réel le virtuel !
    - Et débarque un autre type, agacé. Et les deux types parlent au bar sans plus s’occuper du voyageur. Là encore très bien observé. La routine conne des habitués.
    - Et le transport soudain. Les stances de café du commerce dans le désert.
    - « J’ai lu un truc sur les astéroïdes ».
    - Ou ça de géant que Quentin doit inventer : « Il paraît que le monde tiendrait dans la main s’il n’y avait pas de vide ». Chiche qu’il invente pas !
    - Il y a là-dedans de l’humanité directe dont parle Elie Faure à propos de Céline.
    - Tout plein d’étincelles tout le temps.
    - Puis il cède à l’invite de Norbert.
    - Et c’est reparti dans le désert populeux.
    - Et Vegas alors. L’éblouissement et le bouchon conjugués. On voit ça !
    - « Qu’on électrise la détresse ça la rend regardable ».
    - Exactement ce qu’il fait en somme avec ses mots.
    - Et voilà la « passementerie d’ordures en féerie ».
    - Toujours célinien mais à bon escient.
    - Et ces notes persos sur la religion du toc (p.113)
    - Se raille de faire le sociologue mais c’est aussi bien sinon mieux que le Baudrillard de Cool mémoires. Moins mode, plus dans la pâte et les « configurations d’abattoir ».
    - Et voilà le Bellagio. Le pompon doré. Les levées avec Norbert dans la chambre qui valse. Là encore très Import/Export. On écoute Autechre. Tout le boucan.
    - Le vieux punk qui convulse sur la moquette…
    - Toutes caries et dorures.
    - Et de brandir sa poétique. Sa trique seule, ben voyons.
    - Et tout qui tourneboule boosté.
    - Et tout qui retombe bientôt après les confettis et le vomi.
    - Tout ça ramassé en beauté !
    - Lendemain de Festen.
    - Epilogue – Le Banquet
    - Or ce n’est pas fini.
    - Car voici le retour à la case départ et le bilan « j’ai perdu ».
    - Qu’il croit le jeune gars. Et c’est vrai que les regards pèsent à l’arrivée.
    - Genre raconte, fais nous rêver et va ranger tes affaires pour demain…
    - Après les grands ciels du bout du monde, le giron des familles. Et après ?
    - Chanson connue. Sentiment de frustration. « On va passer à table ».
    - Les tapisseries gagnent.
    - Le conteur va relancer un peu l’ambiance, mais ça fait mal quand même.
    - « On vous étouffe familièrement à bas morceaux de Code, à reliefs de morale, à hoquets de folklore ».
    - Cela d’un très jeune écrivain que je ne vois pas proliférer en français d’aujourd’hui.
    - Devant les grimaces se promet grave de ne plus jouer.
    - Pas croire qu’on « poulope » ensemble. Pas croire !
    - Et de pointer le terrible sourire. Tout ce que ça me rappelle ! Le terrible sourire suisse.
    - On te veut du bien que c’est pour ton bien.
    - Lui proteste qu’il est de plusieurs continents et pas d’Europe ou du recoin.
    - Pas citoyen régulier.
    - Va voir à la Havane ma salope !
    - « Mince haras » au poulain !

  • As a welcome

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    (Le Temps accordé. Lectures du monde VII, 2024)
     
    À La Désirade, ce lundi 20 juillet. – Neuf heures du matin : après deux heures de mise en ordre et de premières notes à l’encre verte dans mon exemplaire des Fulgurances de Georges Haldas, Buddha Ghale se pointe avec son grand sourire himalayen, salut rituel mains jointes et cadeaux, soit quatre drapeaux de prière grand format aux cinq couleurs traditionnelles et un t-shirt au motif Climb Up acheté à la boutique Juju de Katmandou dont la publicité recommande : Wear it with Pride. Mais pas moyen de lui offrir un café de welcome : déjà le voici qui empoigne la débroussailleuse à longue perche et me demande, Mister, par où commencer…453157323_10234605145296690_6874883287038340999_n.jpg
     
    HALDAS. – Il ne cesse de m’énerver, et je ne cesse d’y revenir, comme je reviens en pensée à ma chère mère, née en 1916 une année avant lui, tous deux représentant, et mon père de 15 à la même enseigne, un monde disparu de principes et de pratiques dont je suis issu et que je continue à ma façon, adhérant physiquement à Facebook mais métaphysiquement rétif à Tiktok…
     
    DIACHRONIES. – M’attardant ce matin à relire, dans mes archives numérique, des notes datant de 2023 puis de 20218, je prolonge cette expérience curieuse des rapprochements diachroniques que j’ai souvent vécue en remplissant les pages vides de carnets anciens avec des notes plus récentes, comme le cahier chinois amorcé en 1973, l’année de la parution de mon premier livre, et repris ces derniers mois, en voie d’achèvement ces prochains jours à la page 100, où l’on rencontre le Dimitri quadra mort en 2009 (comme l’évoque un autre cahier) ou celle que j’appelle Merline, exilée au Canada depuis des décennies et dont je ne sais si elle a survécu à son époux indien.
    Paul Léautaud se targuait d’avoir vécu deux vies en comptant celle de son Journal littéraire, mais je serais plutôt du genre Proust aux cent avatars de tous les sexes en ma nature ondoyante mais tenue ensemble par une seule entité personnelle, et peu importe que je n’offre qu’un visage à voir à notre ami Buddha, un autre ou plusieurs à l’AB, d’autres encore dans les mémoires de ceux qui m’ont aimé ou subi, et je pourrais étendre l’observation à mes deux filles de 7 ou 37 ans (comme divers carnets en gardent trace) ou plus exactement à « nos » deux filles puisque ma bonne amie reste à tout moment présente avec ses diverses coupes de cheveux de 18 (coupe à la garçonne) ou 28 ans (style Angela Davis à son époque du Groupe Afrique), blonde en 1989 après avoir été brune auburn à nos retrouvailles de 1982, dix-huit ans après notre classe commune de bac, etc.

  • Entre la prairie et l'étoile

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    (Le Temps accordé, 2023)
    À La Désirade, ce jeudi 15 juin. – Après sa première journée à faucher les hautes herbes d’alentour, notre ami népalais Buddha m’observait avec perplexité, hier soir, en train de préparer mon semainier de médocs, molécules salvatrices de mes deux, à savoir : 10/40 mg d’Ezetimib-Atorvastatin, 75 mg de Clopidogrel, 2 x 2,5 mg d’Eliquis apixaban, 5 mg de Lisinopril, 2 x 50 mg de Metoprolol et 2 x 50 mg de Panzoprazol, qui font en somme de moi un sponsor notable de la Big Pharma, sur quoi je lui ai filé le code de notre wi-fi pour qu’il puisse raconter sa journée aux siens – il a trois beaux enfants et une épouse active dans un choeur folklorique des abords de Katmandou, et quand je lui ai ouvert la fenêtre sur le lac immense et les monts de Savoie en train de se fondre dans l’obscurité violacée, dans la chambre qui lui est dévolue ces jours, il m’a remercié d’un « thank you sir » aussi respectueux qu’amicalement souriant…
     
    DE LA FOI. – C’est avec une émotion sincère que j’ai assisté, récemment, au baptême de notre petite dernière, Elizabeth de son prénom, ointe d’eau bénite tandis que ses deux petits frères tourniquaient autour du curé vietnamien, lequel accomplit le rite avec beaucoup de sérieux et force explications à l’intention des marraine et parrain, entre autres parents, avant de se déplacer devant la statue de la vierge qu’il y avait en retrait pour s’y livrer à un chant d’invocation dans sa langue – et cela m’a touché autant que d’autres probables mécréants ou piètres semi-croyants rassemblés, avec les petites sœurs de Teresa, dans la grande et belle église catho de Bellevaux dont les hautes fenêtres s’ouvrent sur la forêt voisine.
    Or lisant les pages de Michel Onfray qui évoquent le baptême paradoxal du Christ par Jean le guérisseur, et me rappelant le sort des non-baptisés retenus dans les Limbes de la Commedia de Dante, j’ai souri en me remémorant tout ça : ma propre confirmation non moins sincère de petit huguenot de seize ans, les multiples métamorphoses de ce que je n’ai plus guère appelé « ma foi » depuis l’âge de dix-sept ans - au dam de ma mère qui s’en inquiétait plus ou moins -, mon attirance momentanée pour le catholicisme bientôt refoidie par mon ami l’abbé V., ma révolte contre toutes les hypocrisie sociales ou politiques, l’amour de ma douce et la révélation « métaphysique » de notre sort mortel à la naissance de nos enfants, enfin mon rejet absolu du chantage pascalien au salut, mon refus non moins radical de l’idée de rétribution, enfin tout ce que nous avons vécu de bon et de beau dans l’apparente mécréance de notre amour, etc.
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    ANIMA. – Passer de ce que dit Claudel, à propos de Rimbaud, de l’accointance liant l’Animus et l’Anima, dans ses Réflexions sur la poésie si lumineuses parfois, au récit à la fois très érudit, très appliqué et dûment vulgarisé que fait Michel Onfray de la « construction » du rapport entre le corps et l'âme dans la tradition occidentale, d’abord égyptienne et ensuite pythagoricienne, platono-plotinienne et complétée à foison par les Pères de l’Eglise, c’est passer de ce que Peter Sloterdijk appelle la « théopoésie » à un discours théologique fondant bel et bien notre représentation dualiste « à tous les niveaux », et le mérite, alors, du dernier pavé d’Onfray jeté dans la mare des certitudes ou des indifférences, est de proposer un récit personnel qui stimule le nôtre – du moins est-ce mon cas alors que j’ai, déjà, lu les miliers de pages de tous les auteurs qui ont achoppé à La Question, de La volonté de croire de William James à l’Histoire générale de Dieu de Gérald Messadié, entre tant d’autres, jusqu’à La folie de Dieu de Sloterdijk et au chapitre si touchant du physicien Freeman Dyson en conclusion de La vie dans l’univers, qui montre une fois de plus que la foi n’est pas ce qu’on croit…

  • Élus et recalés

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    384805204_10232684251235539_5930152190619814606_n.jpgUne lecture de la Divine Comédie (55)
     
    Purgatoire. Chant XXII. Passage de la 5e à la 6e corniche: Stace parle de la prodigalité. Sixième corniche des gourmands.
     
    La question du salut, évidemment fondamentale quand on a un coin de paradis en point de mire, a suscité d'innombrables débats, parfois sanglants, qui font sourire les libéraux que nous sommes , et c'est avec le même détachement que nous assistons, sur la corniche surplombant le gouffre avoisinant, à un docte échange entre les illustres poètes Virgile et Stace, dont leur émule affirme qu'il en apprend plus long "sur la poésie".
    Ce qui est comique, en somme, est que ce qu'il leur fait dire correspond à ce qu'il pense d'eux, et c'est ainsi que, question, salut, il a déjà fait le partage entre son guide Virgile - qui retournera dans la salle d'attente des Limbes - alors que Stace, supposé converti au christianisme (ce qui n'a jamais été établi), entrera au paradis avec lui...
    Dante lui-même se considère comme un "élu", grâce à l'intercession céleste de Béatrice, et c'est ce qui lui donne le droit (qu'il prend, plus exactement) de demander des comptes à Stace, par l'entremise de Virgile, sur les raisons de sa présence sur la corniche des avares.
    Or c'est l'occasion d'une mise au point de taille, puisque ladite corniche est aussi celle des prodigues, et que c'est à ce titre que l'auteur de La Thébaîde a été contraint de faire pénitence quelque 500 ans durant - non point en tant que ladre mais en tant qu'excessif dépensier.
    Pour Dante, en effet, conformément à la doctrine fignolée par maints sages docteurs, la prodigalité ne saurait être confondue avec la générosité: c'est un excès pendable au motif qu'il représente un déséquilibre dans l'horlogerie fine de la société. Dante est, aussi bien, un garant de l'harmonie sociale puisque tout se tient aussi bien...
    Cela étant, après la scène tout humaine du chant précédent, le "discours" poursuivi en l'occurrence, truffé de références littéraires, poétique ou mythologiques, nous reste plus lointain, avant qu'une image splendide ne marque le passage de cette corniche à celle d'en dessus, avec l'apparition d'un arbre aux fruits apparemment délicieux et au parfum suave, dont l'accès se trouve à vrai dire interdit - une voix précisant, à l'attention des gourmands de la sixième corniche, que "de cette nourriture vous serez privés"...

  • Poésie et vérité

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    Unknown-6.jpegUne lecture de la Commedia de Dante (53)

     

    Chant XXI. Cinquième corniche: avarice et prodigalité. Stace le poète.

     

    Une secousse tellurique d'une grande intensité a traversé la montagne du Purgatoire de la base à son sommet sans que Dante ni Virgile ne se l'expliquent, aussi est-ce avec une impatiente curiosité qu'ils vont interroger, à ce propos, une ombre qui vient de leur apparaître, debout au milieu des âmes gisant face contre terre le long de la corniche des ladres et des gaspilleurs - ladite ombre étant elle-même à l'origine du séisme. De fait, celui-ci correspond, ainsi qu'elle s'en explique, à sa libération récente, tant il est vrai que la purification effective d'une âme provoque à tout coup ce formidable tremblement, exultation métaphysique traduite par ce phénomène d'apparence t'ouvre physique... mais d'autres surprises non moindre attendent les compère.

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    Si le chant s'est amorcé par une évocation évangélique explicite (notamment avec l'épisode de la Samaritaine) de la soif spirituelle, et de la foi qui peut l'étancher, c'est de façon plus incarnée, historiquement et poétiquement fondée, Qu'il se développe ensuite à l'apparition de l'ombre citée, qui n'est autre que celle du poète latin Stace, fameux au Ier siècle de notre ère, contemporain de l'empereur Titus et qui se serait converti au christianisme selon Dante - ce qui ne semble pas avéré.

    Mais l'important est ailleurs: dans le fait que l'auteur de la Commedia sauve Stace de la damnation comme il a sauvé Virgile, grâce à la poésie et à la purification terrestre qu'elle a favorisée. D'ailleurs Stace va révéler à Dante que c'est par la lecture de L'Enéide de Virgile qu'il est devenu lui-même, avant que Dante lui apprenne que son guide présent n'est autre  que ce maitre sublime - et l'ombre de Stace de s'agenouiller au pied de l'ombre de Virgile, etc.

    Touchant épisode que cette triple rencontre aux échos littéraires, poétiques et humains dénuées de tout artifice et donnant lieu, avec une pointe d'humour débonnaire, à une sorte de reconnaissance filiale hautement significative, sous l'égide de l'amitié occulte liant entre eux les grands poètes... 

      

      

     

     

     

     

     

     

     

     

  • Bernanos et les âmes mortes

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    Monsieur Ouine relu au bord de de l'abîme...

    En achevant ma énième lecture de Monsieur Ouine, cette fois annotée de part en part, je me demandais comment, aujourd’hui, paraissant en même temps que trois cents autres romans, un tel livre serait reçu, tant par la critique que par les amateurs de littérature.  Il est difficile de le dire, malgré les abaissements de la lecture en général et de la critique littéraire actuelle  en particulier, et probablement survivent des  lecteurs de la qualité d’un Albert Béguin, grand laudateur du livre à sa parution (en avril 1946) ou d’une Claude-Edmonde Magny, qui lui consacra elle aussi un article mémorable.

    Or à l’écart des estrades médiatiques, qui sont ce qu’elles sont depuis qu’on y lança Radiguet comme un nouveau savon - ou même avant sans doute -, et malgré l’étiolement qualitatif des gazettes et la peau de chagrin des revues et autres lieux d’échanges, je m’obstine à voir encore des écrivains et des intellectuels qui ne sont ni plus bavards que leurs aïeux ni moins soignés de dentition que les chevaux de leurs aïeux, et je me réjouis par exemple de savoir René Girard vivant, dont la théorie mimétique pourrait s’appliquer à merveille à Monsieur Ouine.
    Il est certain qu’en regard d'innombrables productions récentes , et autres commentaires critiques qui relève assez automatiquement de platitudes interchangeables, l’approche  d’un livre tel que Monsieur Ouine exige non seulement la plus grande attention et la plus totale porosité, mais également un appareillage qui emprunte à l’expérience existentielle et spirituelle autant qu’à l’esthétique et à la métaphysique, voire à la théologie.

    Monsieur Ouine n’est en rien le roman « illisible » qu’ont dit certains, ni non plus le roman « désespéré » qu’on pourrait croire. C’est assurément une descente aux enfers du non-être modulée par une série de personnages dont chacun représente un abîme virtuel, mais c’est également le roman du possible retournement, de tous les aveux (jusqu’à la déréliction glacée du protagoniste) et de tous les égarements.

    « Garde ton coeur en enfer et ne désespère pas », disait je ne sais plus quel saint quidam, et voici l’enfer : c’est le monde qui nous entoure, c’est la « paroisse morte » dans laquelle il semble que plus rien n’ait de sens, alors même que les âmes survivent de souffrir encore et que le grand vent de l’Amour les arrache à eux-mêmes - sauf celui que retient ce qu’il est convenu d’appeler le péché contre l’Esprit, mais qui condamnerait définitivement Monsieur Ouine lui-même ?

    On n’est pas ici au catéchisme mais dans un roman, grand laboratoire d’humanité où les questions doivent rester incandescentes.
    Il faut lire et relire Monsieur Ouine aujourd’hui, comme on  peut relire La Route de Cormac McCarthy, sans se demander si nos contemporains sont encore « dignes » de ce livre et qui le comprendra. Un commentateur distrait réduisait naguère le roman à ce qu'il appelait l’ « apophatisme bernanosien » comme si l'ouvrage ressortissait essentiellement à une théologie négative, sans souligner assez, me semble-t-il, l’affirmation christique secrète et traversante de ce livre, qui recrache le tiède pour mieux figurer les avatars inattendus voire infinitésimaux de l’Amour.

    Monsieur Ouine, dans l’interprétation d’un René Girard, pourrait être dit le roman de la médiation interne portée à son point extrême, comme il en va des romans de Dostoïevski. Comme celui-ci, mais par une voie plus droite, Bernanos dépasse la tentation du désespoir et mime la sortie du cercle vicieux, comme « par défaut ». L’esprit d’enfance, au sens évangélique, irradie le tréfonds de ce livre glauque et même sale, alors même que cette souillure apparente échappe à la damnation réelle du froid et du non-être: « Le Mal c’est le froid, le Mal c’est le néant, le Mal n’est rien d’autre, finalement, que l’ennui, ce dernier parvenu à son plus idoine état de desséchement »…

    Georges Bernanos, Monsieur Ouine, Plon, 1946.

    littérature,spiritualité,christianisme

  • L’immortalité de Kundera vous attend à la ressourcerie…

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    Revenir au grand écrivain disparu nous révèle son éventuelle actualité – tout dépend de notre lecture -, fût-ce trente-trois ans après la parution d’un de ses plus grands romans, mêlant une réflexion pénétrante sur les avatars et autres simulacres de la passion amoureuse et sur le déclin de la culture européenne, nos vanités mortelles et ce qui leur survit. Au moment de relire l’Œuvre : souvenir d’une rencontre en 1984…
     
    La coïncidence anecdotique pourrait relever de la fiction, et pourtant non: une sorte d’ironie des circonstances m’a fait découvrir, il y a deux semaines de ça, serré dans les rayons très richement pourvus de la ressourcerie des Fosses, sous les piliers de l’autoroute des hauts de Montreux, tel exemplaire de L’Immortalité de Milan Kundera ayant appartenu à une certaine Teresa, homonyme à une lettre près de la protagoniste de L’insoutenable légèreté de l’être
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    Or, me rappelant que je n'avais plus l’édition originale du roman pour l’avoir prêtée à un ami disparu depuis lors, je m’emparai du volume offert à la reprise - cinq jours avant d’apprendre la mort de l’écrivain…
    Autre ironie des choses de la vie : que l’auteur de L’Immortalité tirât ainsi sa révérence après avoir été, pour beaucoup, oublié de son vivant. De quoi rire ? Bien plutôt : de quoi le relire !
     
    Par delà le kitsch de la gloire
     
    L’expression, kitsch au possible, d’«auteur culte », a été appliquée maintes fois à Milan Kundera, dont l’œuvre distille pourtant les anticorps d’une ironie critique défiant toute adulation convenue.
    Pourtant il fut un temps, aujourd’hui passé, où lire L’insoutenable légèreté de l’être passait pour le top du chic - carrément «incontournable». C’était un peu moins de vingt ans après la parution de La Plaisanterie - l’année de nos vingt ans à nous -, premier grand roman du jeune Tchèque qui lui valut l’opprobre de son pays et reflète le climat d’une époque (comme le cinéma de ces années, par exemple avec Les Amours d’une blonde de Milos Forman) tout en se distinguant nettement de la littérature dissidente par son rejet intrinsèque de toute idéologie – plus tard, un Soljenitsyne taxera cette position de «pluraliste»…
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    Milan Kundera s’est défini comme «un hédoniste perdu dans un monde politisé à l’extrême». Cela valut, à l’auteur de L’insoutenable légèreté de l’être, le reproche d’être frivole. C’était ne pas voir que son engagement, bien plus profond que celui de tant d’écrivains «engagés», opposait une interrogation existentielle fondamentale sur la société communiste, qu’il poursuivrait en Occident d’une autre façon. Ses romans sont subversifs en termes artistiques et humains, illustrant, avec une ironie implacable, alliée à une empathie humaine non sentimentale, la bêtise et le conformisme, le faux sérieux et l’arrivisme. S’il s’est toujours efforcé de dissiper le malentendu faisant de lui un romancier «politique», Milan Kundera, boxeur en ses jeunes années, n’en mena pas moins un formidable combat pour la défense de l’intelligence et de l’art, des qualités humaines et du vrai sérieux.
    Dès la première nouvelle de Risibles amours, intitulé Personne ne rira, c’est ainsi une femme sensible qui fait le procès d’un jeune intellectuel cynique. Dans la foulée, avec La Plaisanterie, le magnifique Livre du rire et de l’oubli, marquant sa percée aux Etats-Unis, L’Insoutenable légèreté de l’être au retentissement mondial, et L’Immortalité, Kundera développa un art mêlant vie privée et réflexion sociale, qui font du roman un outil d’analyse à l'incomparable plasticité poétique et musicale - une «comédie humaine» inépuisable.
    «La bêtise des hommes vient de ce qu’ils ont réponse à tout. La sagesse du roman, c’est d’avoir question à tout», écrit Milan Kundera dans L'Art du roman, et toute son oeuvre en témoigne aussi bien.
     
    Un entretien entre « frères humains »
    Avant de reprendre L’Immortalité, je me suis rappelé – privilège extraordinaire à ce qu’il semble aujourd’hui -, ma rencontre parisienne de Milan Kundera, en 1984, dans les jardins du Luxembourg, d’abord à regarder les enfants jouant au soleil, et c’était la vie, puis auprès du le buste de Paul Verlaine bien grave, devant lequel je dis à l’écrivain – un lustre avant son roman fameux -, que j’avais découvert que j’étais mortel au matin de la naissance de notre première fille, deux ans auparavant – et lui d’avoir un geste de saisissement joyeux, les mains au ciel !
    Mais rien chez lui, à ce moment-là, de l’écrivain célèbre en représentation, plutôt : un frère humain s’intéressant sincèrement aux «mots» impayables de la petite que je lui rapportai, avant de rire de ceux qu’il appelle «les anges» dans Le Livre du rire et de l’oubli auquel j’avais consacré, en 1979, un long papier dont il m’avait remercié de sa main: «Ah, les anges, ce sont tous ces personnages qu’on voit, aujourd’hui, adhérer à la « réalité » sans aucun recul ni la moindre ironie, qui répètent en psalmodiant les slogans de la politique ou les litanies de la dernière mode, qu’il s’agisse de musique pop ou de toquades intellectuelles. Et remarquez qu’ils ne rient pas. Et voyez ces gens qui entendent à tout prix établir partout l’innocence. C’est l’idylle en politique, mais c’est aussi l’angélisme en matière d’érotisme, qui nous fait régresser dans une sorte de paradis sans aucune tension, relief ou passion, bref tout le contraire de l’amour »…
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    Sa dédicace sur mon exemplaire de L’Insoutenable légèreté de l’être parle de «sincère sympathie » et de «souvenir », et je me rappelle le sérieux sans affectation de ses réponses et sa bienveillance sans flatterie, vraiment rien de l’immortel poseur. Mais est-ce dire qu’il doutât de l’immortalité de son Œuvre ? J’espère bien que non ! « Un écrivain qui ne se gobe pas n’est pas digne de ce titre ! », me disait un jour Pierre Gripari. Et Ludwig Hohl de renchérir : « Celui qui n’a pas vu qu’il est immortel n’a pas droit à la parole »…
    Mensonge romantique et miroir du roman
    Lire Kundera, me dis-je ce soir en revenant à L’Immortalité, c’est lire et relire sa propre vie avec un regard plus distant et plus amical à la fois, où l'immortel Wolfgang von Goethe devient l'un des personnages du roman au même titre que son pair Hemingway rencontré sur les sentiers de l'au-delà.
    Ce qu'il faut alors se rappeler, c'est qu'il y a deux formes d’immortalité, à part la postulation religieuse de l’immortalité de l’âme, à savoir : la petite immortalité accessible à nous tous, qui fait que nous survivons dans la mémoire de nos proches tant qu’eux-mêmes vont et viennent dans le luna park des saisons, et la grande immortalité à médailles et lauriers dont le Temple de la Gloire est le lieu de consécration visible, où Bettina von Brentano, la groupie la plus éminente du plus éminent poète européen de l’époque, en la personne de Goethe, aura tout fait pour accompagner celui-ci en multipliant les « selfies »…
     
    Dimension Nobel !
    Je ne sais plus qui, du milieu littéraire parisien, me disait, il y a bien des années de ça, que Milan Kundera était obsédé par le fait d’obtenir le prix Nobel de littérature, mais il est fort possible que ce ne fût qu’un ragot - pareil à l'infamie faisant de lui un délateur en 1950, sur la base d'un faux rapport de police - découlant de la jalousie que l’écrivain suscitait précisément dans le milieu en question.
    Pour ma part, j’ai relevé, chez un Ismaïl Kadaré ou un Antonio Lobo Antunes, avec lesquels je me trouvais en entretien, la même impatience légitime de voir couronnés des auteurs qu’ils estimaient visiblement moins méritants qu’eux-mêmes, dont le pauvre Bob Dylan aura naturellement été le meilleur exemple, avant la non moins blême Annie Ernaux - et comment ne pas les comprendre ?
    Mais on peut rappeler, pour détendre l’atmosphère, que Sully Prudhomme, poète de seconde zone mais premier Nobel de littérature en 1901 -, annonça la grise couleur, suivi, dans la ribambelles des «immortels» nobélisés, par de nombreux auteurs voués à l’oubli, alors qu’un Marcel Proust, un Louis-Ferdinand Céline ou un Vladimir Nabokov auront connu le même sort que Milan Kundera non sans relever de la même « dimension Nobel» , etc.
    Et puis quoi ? Et puis rien: reste l'Oeuvre. Deux volumes de la prestigieuse Bibliothèque de La Pléiade, dans une édition établie sous la direction de l'Auteur par François Ricard, sans l'appareil critique scientifique permettant aux universitaires d'ajouter leur nom au générique glorieux, la biographie de l'auteur se trouvant également zappée au profit d'une biographie des quinze romans et essais réunis. Ne cherchez pas ailleurs, la vie est là, on dirait avec un clin d’oeil: immortelle...
    Milan Kundera. Oeuvre. Bibliothèque de la Pléiade, 2 vol. Gallimard, 2011.

  • La mémoire d’avant

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    En lisant Kotik Letaev, d’Andréi Biély
    Un livre qu'on a l'impression de lire les paupières baissées et le regard tourné vers l'intérieur, lequel s'ouvrirait à l'Univers de la prime conscience: tel est le génial Kotik Letaev d'Andréi Biély.
    L'enfance de Kotik, à savoir l'auteur lui-même qui plonge son regard de voyant dans les turbulences de sa mémoire d'avant la troisième année, c'est d'abord le monde indifférencié que doivent percevoir les animalcules de la soupe originelle et toute la suite des créatures non consciente de leur sort, jusqu'aux iguanes accrochés à leurs promontoires, aux îles Galapagos, ruisselants d'eau de mer et faisant rouler les globes de leurs yeux comme de vieilles planètes.
    En deça de toute identité, l'on se trouve soudain précipité dans l'espace et le temps, écorché vif, livré au soufle d'un verbe semblant d'avant la parole, avant toute limite établie, dans la polyphobnie chaotique d'

    AU COMMENCEMENT.

    Dans l'innocence d'un jour éternel, assis sur la pelouse d'une placide maison familiale, l'enfant barbouillé de terre déchire minutieusement les élytres d'un scarabée tandis qu'au-dessus de lui, tombée de ce ciel où ils lui ont dit que Lebondieu demeurait, tonne puissamment une voix, qui n'est peut-être que celle d'un fulminant orage d'été.
    Or le craquement sinistre de celui-ci me rappellera toujours, à moi l'enfant des climats alpins de l'ère historique, cette scène du premier massacre et le choc terrible des titans antédiluviens se dressant les uns contre les autres aux créneaux des monts de Savoie ou de l'Oberland maternel.
    Ptérodactyles, Iguanodons, Tyranosaures.
    Dans la pénombre du bureau de mon grand-père, je coloriais leurs images aux crayons Prismalo.
    Ou bien, autre réminiscence confuse: cet après-midi de foehn à l'air de plomb liquide, où l'enfant avait cru qu'ils avaient résolu de le laisser périr de soif, seul dans son nid de Varicelles. Comme elles grouillaient alors au-dessus de l'oreiller rose sentant les larmes et la verveine, ces Varicelles aux trompes de sangsues et aux ailes de papier de soie, qui tournoyaient à chaque poussée de fièvre. Et comme il les avait maudits, alors, sans pouvoir dire quoi que ce fût, elle la mère aux mains gercées (une voix un peu plus haute et plus impatiente) et lui le père exhalant la matin l'eau de Cologne et le soir la fumée de ses Parisiennes. Et le tonnerre secoue la maison. Et l'enfant crie sans mot dire: “Au secours !”. Et la mère: “Je n'en peux plus !”. Et le visiteur à l'odeur inconnue et aux mains pommadées: - C'est la croissance, Madame.

    Au commencement était le chaos-sans-images-et-sans-heures.
    “En ce temps-là il n'y avait pas de moi -
    - il y avait un corps chétif; et la conscience, en l'étreignant, se vivait elle-même dans un monde impénétrable et incommensurable. En moi se formaient des bouillonnements d'écume; la chaleur m'écumait; j'étais torturé, chauffé au rouge; le corps ébouillanté bouillonnait de conscience (os dans acide grésillent, pétillent et bouillonnent). Enfin écuma la première image et ma vie se mit à bouillonner d'images, écuma d'écume montant à moi”.
    Ces images, ce sont les mythes, fleurs étranges remontant des grands fonds de l'inconscient de l'Espèce, les archétypes efflorescents de la pensée anthropomorphe, elle-même née de la pensée cosmique.
    Ou c'est la basse continue d'un long jour de Scarlatine.
    Une puissance amère et brûlante s'est emparée de l'enfant, lequel non seulement cuit dans le feu comme un pain de charbon, mais sait à présent que cette chose qui commence à se craqueler dans les flammes, c'est lui-même.

    JE SUIS MOI !

    Et j'arrache mes draps, mais les Frissons, dont il est notoire que ce sont les sbires de la sorcière Scarlatine, continuent de me glacer de leur souffle brûlant.
    De temps à autre cependant, et quel apaisement ce sera par les années, les draps reviennent à l'enfant tout frais et parfumés, et la lumière vaporeuse filtrant de la fenêtre ouverte à travers les rideaux tirés, paraît chargée d'une vapeur de tisane et des premiers souffles printanniers.
    Puis ce sont les premières représentations.
    Là, les chambres de DEDANS où cohabitent enfants et mamans, dans un rempart odoriférant d'encaustique et de Baume du Tigre.
    Là-bas, l'univers plus mystérieux de DEHORS que rejoignent chaque matin les papas - l'univers des sensations, des images, des émotions et des mots en tas.
    Et ce tas est le monde. “Qu'est-ce que cela ?” demande la mère en désignant une poule derrière les grillages du fond du jardin. Et l'enfant de répondre: “Une poule”, et de préciser sous cape: “La poule ? Eh bien, c'est quelque chose de crêtelé-plumeté, ça caquète, ça crétèle, ça picore, ça s'ébouriffe; ça ne change pas au gré de mes états d'âme; la poule, c'est imperméable à tout; et qui plus est, c'est parfaitement distinct; incompréhensible; et pourtant combien précise, époustouflante, cette poule qui vaque à son existence picorante, ébouriffée. D'un côté, mon moi, et de l'autre une mouche. La mouche me tourmente”.

    Andréli Biély. Kotik Letaev. L'Age d'Homme.

    Dessin: Adolf Wölffli

  • Bleu lagon et retouches

     
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    (Le Temps accordé. Lectures du monde VII, 2024)
     
    À la Désirade, ce samedi 20 juillet (soir). – Le paysage de cette fin de soirée d’été diaphane et comme épurée, le val suspendu à peu près silencieux, juste ponctué de quelques clarines assourdies, et les pentes boisées de la Savoie d’en face comme enveloppées de soie au-dessus des eaux du lac à la surface duquel ne se distingue plus aucune voile - cette vision paisible et comme hors du temps se transforme, sur l’écran de mon laptop où je reviens après un long téléphone à Fuerteventura où ma jeune octogénaire de frangine et sa fille, escortées par les deux éphèbes surfeurs de celle-ci, villégiaturent en toute insouciance alors que l’Occident décline (paraît-il) et que s’imposent les autocrates et les anti-démocrates de tout acabit, et voici que mon œil virtuel a roulé du tréfonds de l’azur vers les sables blancs et les lagunes de Costa calma…
    Nos éphèbes vont s’éclater en ces lieux d’intense exulattion sportive, à l’enseigne de je ne sais que championnat de surf, alors que l’aîné s’apprête à l’initiation au kitesurf qui lui permettra de survoler la vague et de rebondir dans les nuages effilés par le vent fou – ma sœur en était ce matin toute décoiffée et la bouche pleine de sable…
    Le seul nom de Lanzarote, dans la conversation de ce soir, m’a rappelé l’apparition surréaliste d’un Michel Houellebecq se protégeant de la pluie latino de Locarno sous un parapluie jaune à fleurs violettes, venu présenter La possibilité d’un île en version cinématographque, remarquable film raté cousu de clichés kitsch et d’idées surprenantes, et le seul nom d’Houellebecq m’a ramené à notre repas de ce midi partagé avec mes amis Jackie et Tonio, où nous avons parlé, avec celui-ci, du bel hommage de l’écrivain à son pair Benoît Duteurtre, que Tonio a lu plus que moi.
     
    Par ailleurs, j’ai vivement contrdedit le même Tonio, qui s’était lancé dans un éloge du Journal particulier de Paul Léautaud – recueil artificiel et selon moi tout à fait déplacé, des scènes de cul du Journal littéraire sorties de leur contexte – où mon compère voit un affrontement psychologique compliqué à la Strindberg, avec du sado-masochisme au programme, alors que j’y vois essentiellement les scènes chaudes d’un maigre bonhomme saillant sa grasse bonne femme (Le Fléau devant peser deux fois plus que lui) relatées d’une plume volontairement claire et sèche même quand gicle la jute ; mais tout de même j’ai précisé, à la table de mes amis (filets de perches et tartares de saumon arrosé de rouge Coup de sang), que je préférais ces passages d’une honnêteté crasse aux ornements mystico-érotiques d’un Jouhandeau divinisant à la gréco-catho la flamberge et le trou du cul…
    Aussi le nom de Mozart m’est revenu à table, à propos de la face parfois insondable des génies – Jackie, qui en sait quelque chose, a parlé de bipolarité à son propos – alors que nous parlions de la méchanceté occasionnelle de notre ami Haldas, présumé scribe de l’Attention à l’Autre, de sa misogynie et de son homophie non moins affirmée - mais faut pas charrier, aurons-nous convenu en trio : ce cher Georges a vécu 95 ans, ce qui est beaucoup trop, et signé 83 livres, cela excusant en somme ses manquements éventuels à la compassion ou à la fine éducation des beaux quartiers de Genève, etc.
    Enfin nous nous serons esbaudis de concert (voire de conserve), avec mes amis, en nous rappelant que nous aurons connu la société de Georges Haldas, tout à fait infoutu de manipuler un ordi dernière généraion, ce même Haldas tout proche du Serbe réac Dimitri convaincu qu’Internet est un enfer, nous auros connu les derniers feux de la société de Charles-Albert Cingria dont le père de Tonio était le cardiologue attentif, avant que les auteurs et autrices de ce pays ne deviennent des feuilletonistes de polars locaux avides de reconnaissance médiatique, nous aurons connu le merveilleux Chappaz proclamant qu’il n’y a pas de salut hors de l’Eglise – alors même qu’il conchiait les promoteurs de son canton, nous aurons connu Maître Jacques lui aussi scotché à son Hermès mécanique à capot et se convulsant de jalousie littéraire traditionnelle à la seule évocation des noms de Bouvier ou de Jaccottet – nous aurons connu ce « monde d’avant » selon l’expression de Roland Jaccard, à l’école de Platon et de Lucrèce qui disaient à peu près la même chose, et dans la foulée je dis à Jackie, qui évoque la peau de chagrin de ses amis, que j’en ai 5000 sur Facebook et que s’il y en a 12 qui me suivent vraiment avec mes amies Bonzon et Massard plus elle-même et Nicole Hebert, ou Jaton et Gaudefroy, Prodhom et Mudry, entre autres potes Novet et Durand, et JMO ou Morattel ou Perrin et Mouron et j'en oublie, va pour le monde d’après s’il y a de l’Humagne au buffet…

  • Loin des zombies sympas

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    (Le Temps accordé. Lectures du monde, 2024)
     
    À La Désirade, ce jeudi 18 juillet. – À six heures du matin, ce matin, le ciel annonçant une grande et belle journée d’été, je m’en suis détourné en me rappelant ma rage d’hier soir dans le tonitruement du festival du Néant, comme j’ai cru juste et bon de le nommer non sans me reprocher en même temps de « noircir le tableau sympa »...
    J’avais fui le bord du lac où se déchaînaient décibels et acclamations folles de la « foule sympa » déboulée en houles dans la ville assiégée, j’avais calé la petite chienne entre le gros volume relié des Archives du rêve et un pack d’eau minérale ; oui c’est cela le néant m’étais-je dit en subissant, fenêtres ouvertes sur les palmiers d’à côté - des palmiers que l’Etat confédéral aimerait éradiquer en sa profonde imbécillité bureaucratique de surface, avais-je appris le matin même dans le journal -, les premiers coups de boule au front de la maison tremblant sur ses fondations, le néant du bruit qui se donne pour de la musique, le néant de ce défilement incessant de foule sympa en shorts sympas , et fuyant l’invasion et son boucan d’enfer je me suis retrouvé sur les hauts où, le jour déclinant à l’ouest dans l’orangé californien, l’on entendait encore le battement sourd de la Machine, là-bas derrière l’épaulement boisé à la brésilienne, et je me suis répété en vieux sanglier que c’était cela même : la Machine à baratter le vide, le néant binaire des zombies sympas, etc.
     
    LILOU.- La petite chienne de Julie, actuellement à Phuket avec les siens, a ses humeurs, plus affirmées et déroutantes que ne l’étaient celles de Snoopy, ainsi a-t-elle éventré hier un coussin avant de filer dans la forêt où elle a aboyé je ne sais quel revenant des terriers - pas vu un renard ni un blaireau ou un lynx ces derniers temps- pour revenir ensuite l’air préoccupé et sans daigner m’accorder un regard, gémir au pied de mon lit en me faisant comprendre qu’elle y veut pioncer auprès de moi - et moi si faible avec les bêtes et les enfants, d’attraper d’une main cette peste aux yeux de chauve-souris et de la caler dans un oreiller en lui promettant le bâton si elle attente à son intégrité de commodité du sommeil innocent. Gare ! Sur quoi , la gredine accoisée, je reviens en pensée à Michaux qui a parfois parlé du chien avec sagesse - mais ce n'est pas du chien que parle le Michaux de Qui je fus auquel je reviens à l’instant: c’est de Clodomir l’assassin de Jouhandeau...
     
    À La Désirade, ce vendredi 19 juillet. - L’idée m’est venue ce matin de remplir les pages vides du livre relié hérité de nos tantes de Lucerne, dont la tranche annonce un Gästebuch, donc un Livre d’or, avec le fatras quotidien de mes listes, de mes contrerimes, de mes notes de toute sorte et des citations que je glâne au fil de mes lectures - ainsi aurai-je sous la main, et reliées à l’ancienne sous couverture à belles marbures vertes et or, les quelque 333 pages d’une sorte de Mémorial ambulant à usages multiples, e sopratutto per non dimenticar la memoria, cosi come l’avrebbe detto il sior Guido - la Liste inaugurale étant dédiée à Ceux qui osent l'immersion:
    Celui qui s’est teint les cheveux en vert pâle afin de se fondre dans l’environnement végétal soft de la galerie bio / Celle qui s’immerge dans la fluidité du concept / Ceux qui se disent un objet parmi d’autres au milieu des cartons vides / Celui qui parle de son intimité comme d’un sable mouvant qui l’engloutit / Celle qui a sauvé son sac Vuitton de l’inondation / Ceux qui ont accroché leurs boxers griffés aux cimaises / Celui qui affirme que « ça baigne » en regardant les Nymphéas de Claude Monet / Celle qui rougit devant le Rothko dont elle ressort hagarde / Ceux qui ont proposé une piscine gonflable à la galeriste qui s’est dégonflée / Celui qui explique au manager que le potentiel vendeur de l’immersion suppose que le sponsor se jette à l’eau / Celle qui sent en elle monter la vague de l’immersion comme il y a plus beaucoup de mecs capables de ça, explique-t-elle à sa manucure qui percute tout / Ceux qui estiment qu’une jeunesse déboussolée gagne à s’immerger dans un Projet / Celui qui va dans les galeries pour s’immerger dans le buffet / Celle qui a poliment décliné l’invitation de la galeriste au motif qu’elle reste fidèle aux pommes de Cézanne et aux culs de ce coquin de Rubens / Ceux qui lancent le néo-concept de fusion qui surdétermine celui de frisson dans le narratif du Désir, etc.
     
    PERSONA. - La Personne, et la Présence, cristallisent ce qui m’occupe depuis mes quinze à dix-huit ans, la période de mes seconds éveils, les premiers datant de mes dix à treize ans environ, je dis bien : environ, car c'est plutôt à quatorze ans que j'ai mémorisé des milliers de vers sans trop savoir à quoi ça rimait, et qui m'ont formé sans que je n'en aie aucune idée...
    La notion poétique de Personne s’est définie, comme idée fixant une réalité, au moment où, commençant de rédiger mes carnets, en 1965-1966, avant notre voyage en Pologne, donc entre quinze et dix-neuf ans, avant la confusion des sentiments et de la sensualité, quand je lisais « les personnalistes », précisément, Emmanuel Mounier et Nicolas Berdiaev surtout, René Char en poésie et Jean Genet après Camus et Ramuz, très à l’écart des gens de mon âge – cette notion, ou plus exactement cette réalité de la Personne se fondait avec la notion et la réalité de Présence, que j’ai retrouvée plus tard chez Gustave Thibon et chez Simone Weil, et que je vis aujourd’hui en consonance avec toutes mes lectures, et notamment de Zundel l'admirable, remembrances d’antan et partages vivants avec quelques-uns. Persona : le masque…
     
    CE QUE NOUS DISONS QUE DIT LE CIEL. – Je reprends à l'instant, comme au bord du ciel (le balcon de La Désirade se prête à la métaphore un peu pompeuse), la lecture de mon penseur vivant de prédilection (l’autre, René Girard, nous ayant quittés il y a quelques années), en la personne de Peter Sloterdijk dont le dernier essai – formidable d’érudition et d’intuitions fécondes - , intitulé Faire parler le ciel, cristallise la nébuleuse de mes propres réflexions en la matière depuis mes seize ou dix-huit ans, et qu’oriente sa première phrase : « Le lien établi entre les conceptions du monde des dieux et la poésie est aussi ancien que la tradition des premiers temps de l’Europe ; mieux, elle remonte jusqu’aux plus anciennes sources écrites des civilisations du monde entier »...
    Or on a bien lu « écrites », vu que le ciel est censé nous parler en dictée, et le terme de poésie est à prendre, précise l’héroïque traducteur Olivier Mannoni, au sens allemand goethéen de Dichtung, incluant l’idée de création, de composition littéraire et de fiction qui fait de Proust et de Bernanos, de Claudel et de Rimbaud, des poètes plus ou moins comparables – car tout ne l’est pas vraiment en vérité - aux « théopoètes » à la manière de Jean l’évangéliste et autres visionnaires du sacré…

  • La Palestine des poètes irradie sans être nommée

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    Obscène de parler poésie à l’heure des massacres ? Au contraire : cette musique de l’humain, à redéfinir sans cesse, reste une terre commune et le moment d’une parole à partager. Une nouvelle preuve en est donnée, avec une richesse et une force d’expression d’autant plus impressionnantes qu’elle ignore et dépasse  tout discours idéologique ou politique, par l’Anthologie de la poésie palestinienne contemporaine publiée avant le nouveau rebond de la tragédie.

    D’abord on se dira  peut-être que le seul titre de ce recueil, Anthologie de la poésie palestinienne aujourd’hui, jure avec ce qui se passe précisément aujourd’hui: de la poésie alors que les massacres continuent ! Des mots parmi les ruines, et pour dire quoi ? Des mots contre les bombes, mais lesquels ? De la propagande ? De la haine ajoutée à la haine ? Ou pire : de belles paroles d’une élite lettrée ? Du baume sur les corps éventrés ? Autant de soupçons avant même le premier regard…

    Sur quoi, pour peu que vous preniez la peine de l’ouvrir, ce petit livre, et d’en écouter les voix, peut-être en serez-vous, sans parti pris, ne vous réclamant d’aucun camp, saisi par le fait que lui non plus, ce petit livre, n’est soumis à aucun parti pris idéologique ou politique, et que, sans être vous-même lectrice ou lecteur de poésie, simplement à l’écoute des vingt-six femmes et hommes réunis dans ce recueil, choisis et traduits par l’écrivain marocain Abdellatif Laâbi,  lequel souligne « l’incroyable polyphonie vocale et orchestrale » de sa propre découverte, vous aurez peut-être le sentiment profond de participer à un partage bienfaisant. Ah mais c’est ça la poésie ? Eh mais ces Palestiniens nous ressemblent…

     

    Frère et sœurs au même « délire »

    Dans son très éclairant préambule, indispensable pour nous autres qui ne connaissons à peu rien de la poésie palestinienne, sauf peut-être  celle de Mahmoud Darwich (citons au passage le mémorable ensemble de poèmes de La Terre nous et étroite,  paru dans la collection référentielle Poésie/Gallimard), Abdellatif Laâbi rappelle l’origine et l’évolution de la poésie palestinienne, dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle ne sort pas de nulle part, au point que le seule nom de ce pays est « devenu en soi une poétique », et cela grâce aux générations successives de ses poètes, dès le début du XXe siècle où les précurseurs ont commencé à inscrire sa mémoire particulière dans celles des pays du Proche-Orient, puis avec la génération des années 1960-1970 qui a cristallisé les éléments d’une identité culturelle et nationale  en réunissant « une multitude de voix puissantes et originales » autour de Darwich, et par le foisonnement plus récent des voix contemporaines hélas méconnues à proportion de l’occultation qu’a subie la cause palestinienne, alors que les signatures féminines s’imposent désormais « en brisant les plus ancrés dans la mentalité arabo-musulmane conservatrice, en parlant crûment de leur corps, du désir et des frustrations, en présentant du sexe, du sentiment amoureux, leur version forcément inédite ».

    Et Laâbi de préciser à ce propos : «Étonnamment, les hommes semblent avoir accepté ces audaces, voire en redemander ! C’est qu’eux-mêmes se cherchent, ayant déserté cette guerre intestine pour mieux affronter les formes de barbarie que l’occupation leur fait subir au quotidien. Et tout le monde de se rejoindre sur ce front. Mais différemment que leurs prédécesseurs qui ont été, un temps, leurs idoles. C’est que la « cause palestinienne », largement soutenue à l’époque de par le monde, a été savamment occultée parle Goliath local, bradée par les régimes des faux frères arabes et en bonne oartie abandonnée par ce qu’on appelait dans le temps le « rue arabe ». En outre, les données sociopolitiques sur le terrain ont radicalement changé. La possibilité de l’établissement d’un Etat palestinien ne relève plus de la belle utopie mais tout simplement de l’impossible. Les Palestiniens sont en train de devenir, selon la formule consacrée, un « peuple sans terre », à l’instar des Kurdes, des Ouïghours, des Rohingyas et autres peuples condamnés à l’errance, au combat incessant pour sauvegarder leur identité et assurer leur survie »

             Fait le plus surprenant de la présente anthologie : que ses auteurs, éparpillés dans le monde entier, loin de produire une poésie éclatée ou déracinée, donnent dans leurs écrits la sensation commune de « vivre au sein d’une entité  qu’ils n’ont même plus le besoin de nommer : paradis perdu, pays fantasmé, terre martyrisée, terrain d’une guerre larvée, mouroir, gigantesque nécropole, saint des saints, parfums, couleurs, beauté des pierres, des arbres, des œuvres humaines…sans pareils. À nous de traduire : Palestine »…

    Enfin et  c’est peut-être le plus frappant et le plus émouvant, sur tous les tons de la détresse ou de la colère, de l’effusion ou de l’humour noir : que sans nommer même la Palestine et moins encore ses «autorités», les poètes ici représentés modulent une sorte d’humour palestinien, comme il en va souvent des peuples opprimés, dans leurs écrits où il est essentiellement question, et le plus souvent en termes simples et concrets, de ce qu’elles et ils vivent : « Nous n’entendrons que des individus qui narrent leur vécu propre, ce qu’ils voient et palpent dans la réalité de tous les jours, dans leurs rêves éveillés et leurs cauchemars (bien nombreux ces derniers ! »

    Comme autant de destinées personnelles

    Défilent alors les prénoms, les âges, les lieux d’où ils parlent, leurs occupations variées et ce qu’ils disent, de Rajaa l’ainée (née en 1974 à Damas, et vivant aujourd’hui à Jérusalem, active dans la presse et dirigeant des ateliers d’écriture) à Yahya le plus jeune (né à Gaza en 1998, écrivant des livres pour la jeunesse à côté de ses poèmes), et  vingt-quatre autres voix parfois bouleversantes, cinglantes ou malicieuses, qui évoquent chacune un destin et marquent leurs traces par leurs mots.

    Et c’est Marwan Makhoul dans ses Vers sans domicile : « Assez ! dit la mort aux tyrans / Je suis rassasiée », ou plus loin : « Dans l’embarcation / au milieu de la tempête / nous frappons les vagues avec les rames / pour qu’elle se calme », ou encore : «Pour écrire une poésie /qui ne soit pas politique / Je dois écouter les oiseaux  et pour écouter les oiseaux / il faut que le bruit du bombardier cesse ». C’est Rajaa Ghanim en sa Lumière ténue : « J’étais une femme habitée par l’amour /ayant marché pieds nus sur des cartes / ne reconnaissant nul miracle /ayant peur de retourner dans la tribu / là-bas où la vengeance / luit dans les yeux des hommes /et où l’attendent /quarante coups de fouet ».  

     

    Faut-il des coups de fouet pour que la poésie affleure ? Est-ce faire preuve d’un esthétisme doloriste douteux que de reconnaître la « vertu » créative du malheur, ou ici de la détresse partagée, parfois jusqu’au désespoir, lequel fait mieux apparaître la beauté et le prix des simples « choses de la vie ».

    Ce qui est sûr est que, bien plus que le « discours » idéologique ou d’utilité politique au premier degré, la parole poétique, à fleur d’émotion ou de nerfs, issue des tripes ou du cœur, ressortit à un langage commun dont on trouvera ici les éclats et les échos – mais à chacune et à chacun, alors, de faire à son tour écho à ces éclats.

    Voici donc les éclats de Joumana Mustafa, née en 1977 et vivant actuellement en Jordanie : «En pleine rue / Je vends aux passantes des griffes / Je les étale, les lime / les astique / et donne de la voix », et plus loin : « Alors que celle qui ressentirait / la moitié de ma douleur / se présente et dise : me voici ! ». Ou voilà l’éclat de Najwan Darwish, né en 1978 et se partageant aujourd’hui entre Jérusalem et Haïfa : « Comment allons-nous gaspiller nos vies dans la colonie ? /Autour de moi ce ne sont que blocs de ciment et corbeaux assoiffés » , ou encore : « J’ai essayé une fois de m’asseoir /sur un des siège vides de l’espoir / Mais le mot Reserved / y était installé comme une hyène ». Voici les éclats de Colette Abu Hussein, née en 1980 et établie en Jordanie : «La voisine bienveillante a dit : elle est trop jeune pour mourir ! », et plus loin : « Mon cœur est une fosse commune, ô mes aimés », ou encore : « Nous sommes les descendants du meurtrier /et les cousins de la victime / les héritiers du péché / les ouailles des corbeaux / dans la terre dévastée ». Et les éclats d’Ashraf Fayad, né en 1980, condamné à mort en Arabie  saoudite pou destextes jugés blasphématoires - peine commuée en huit ans d’emprisonnement après une campagne internationale de solidarité : « Être sans pays /veut nécessairement dire être palestinien / Être palestinien /ne signifie qu’une chose / que le monde entier est ton pays / Mais le monde n’arrive pas à assimiler ce fait », etc.  

    Ces éclats faisant écho aux mots du grand Mahmoud Darwich dans La terre nous est étroite : « Sur cette terre, il y a ce qui mérite vie : l’hésitation d’avril, l’odeur du pain à l’aube, les opinions d’une femme sur un homme, les écrits d0Eschyle, le commencement de l’amour, l’herbe sur une pierre, des mères debout sur un filet de flûte et la peur qu’inspire le souvenir aux conquérants » », et enfin avec ce nom prononcé : «Sur cette terre, il y a ce qui mérite vie : sur cette terre, se tient la ma’itresse de la terre, mère des préludes et des épilogues. On l’appelait Palestine. On l’appelle désormais Palestine. Ma Dame, je mérite la vie, car tu es ma Dame »…  

     

    Anthologie de la poésie palestinienne d’aujourd’hui. Textes choisis et traduits poar Abdellatif Laâbi, réunis par Yasin Adnan. Collection Points/ Poésie, 2022.

     

    Mahmoud Darwich. La terre nous est étroite et autres poèmes. Poésie /Gallimard, 2000.

     

       

    La Palestine des poètes

    irradie sans être nommée

     

    Obscène de parler poésie à l’heure des massacres ? Au contraire : cette musique de l’humain, à redéfinir sans cesse, reste une terre commune et le moment d’une parole à partager. Une nouvelle preuve en est donnée, avec une richesse et une force d’expression d’autant plus impressionnantes qu’elle ignore et dépasse  tout discours idéologique ou politique, par l’Anthologie de la poésie palestinienne contemporaine publiée avant le nouveau rebond de la tragédie.

     

    JEAN-LOUIS KUFFER

     

    D’abord on se dira  peut-être que le seul titre de ce recueil, Anthologie de la poésie palestinienne aujourd’hui, jure avec ce qui se passe précisément aujourd’hui: de la poésie alors que les massacres continuent ! Des mots parmi les ruines, et pour dire quoi ? Des mots contre les bombes, mais lesquels ? De la propagande ? De la haine ajoutée à la haine ? Ou pire : de belles paroles d’une élite lettrée ? Du baume sur les corps éventrés ? Autant de soupçons avant même le premier regard…

    Sur quoi, pour peu que vous preniez la peine de l’ouvrir, ce petit livre, et d’en écouter les voix, peut-être en serez-vous, sans parti pris, ne vous réclamant d’aucun camp, saisi par le fait que lui non plus, ce petit livre, n’est soumis à aucun parti pris idéologique ou politique, et que, sans être vous-même lectrice ou lecteur de poésie, simplement à l’écoute des vingt-six femmes et hommes réunis dans ce recueil, choisis et traduits par l’écrivain marocain Abdellatif Laâbi,  lequel souligne « l’incroyable polyphonie vocale et orchestrale » de sa propre découverte, vous aurez peut-être le sentiment profond de participer à un partage bienfaisant. Ah mais c’est ça la poésie ? Eh mais ces Palestiniens nous ressemblent…

     

    Frère et sœurs au même « délire »

    Dans son très éclairant préambule, indispensable pour nous autres qui ne connaissons à peu rien de la poésie palestinienne, sauf peut-être  celle de Mahmoud Darwich (citons au passage le mémorable ensemble de poèmes de La Terre nous et étroite,  paru dans la collection référentielle Poésie/Gallimard), Abdellatif Laâbi rappelle l’origine et l’évolution de la poésie palestinienne, dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle ne sort pas de nulle part, au point que le seule nom de ce pays est « devenu en soi une poétique », et cela grâce aux générations successives de ses poètes, dès le début du XXe siècle où les précurseurs ont commencé à inscrire sa mémoire particulière dans celles des pays du Proche-Orient, puis avec la génération des années 1960-1970 qui a cristallisé les éléments d’une identité culturelle et nationale  en réunissant « une multitude de voix puissantes et originales » autour de Darwich, et par le foisonnement plus récent des voix contemporaines hélas méconnues à proportion de l’occultation qu’a subie la cause palestinienne, alors que les signatures féminines s’imposent désormais « en brisant les plus ancrés dans la mentalité arabo-musulmane conservatrice, en parlant crûment de leur corps, du désir et des frustrations, en présentant du sexe, du sentiment amoureux, leur version forcément inédite ».

    Et Laâbi de préciser à ce propos : «Étonnamment, les hommes semblent avoir accepté ces audaces, voire en redemander ! C’est qu’eux-mêmes se cherchent, ayant déserté cette guerre intestine pour mieux affronter les formes de barbarie que l’occupation leur fait subir au quotidien. Et tout le monde de se rejoindre sur ce front. Mais différemment que leurs prédécesseurs qui ont été, un temps, leurs idoles. C’est que la « cause palestinienne », largement soutenue à l’époque de par le monde, a été savamment occultée parle Goliath local, bradée par les régimes des faux frères arabes et en bonne oartie abandonnée par ce qu’on appelait dans le temps le « rue arabe ». En outre, les données sociopolitiques sur le terrain ont radicalement changé. La possibilité de l’établissement d’un Etat palestinien ne relève plus de la belle utopie mais tout simplement de l’impossible. Les Palestiniens sont en train de devenir, selon la formule consacrée, un « peuple sans terre », à l’instar des Kurdes, des Ouïghours, des Rohingyas et autres peuples condamnés à l’errance, au combat incessant pour sauvegarder leur identité et assurer leur survie »

             Fait le plus surprenant de la présente anthologie : que ses auteurs, éparpillés dans le monde entier, loin de produire une poésie éclatée ou déracinée, donnent dans leurs écrits la sensation commune de « vivre au sein d’une entité  qu’ils n’ont même plus le besoin de nommer : paradis perdu, pays fantasmé, terre martyrisée, terrain d’une guerre larvée, mouroir, gigantesque nécropole, saint des saints, parfums, couleurs, beauté des pierres, des arbres, des œuvres humaines…sans pareils. À nous de traduire : Palestine »…

    Enfin et  c’est peut-être le plus frappant et le plus émouvant, sur tous les tons de la détresse ou de la colère, de l’effusion ou de l’humour noir : que sans nommer même la Palestine et moins encore ses «autorités», les poètes ici représentés modulent une sorte d’humour palestinien, comme il en va souvent des peuples opprimés, dans leurs écrits où il est essentiellement question, et le plus souvent en termes simples et concrets, de ce qu’elles et ils vivent : « Nous n’entendrons que des individus qui narrent leur vécu propre, ce qu’ils voient et palpent dans la réalité de tous les jours, dans leurs rêves éveillés et leurs cauchemars (bien nombreux ces derniers ! »

    Comme autant de destinées personnelles

    Défilent alors les prénoms, les âges, les lieux d’où ils parlent, leurs occupations variées et ce qu’ils disent, de Rajaa l’ainée (née en 1974 à Damas, et vivant aujourd’hui à Jérusalem, active dans la presse et dirigeant des ateliers d’écriture) à Yahya le plus jeune (né à Gaza en 1998, écrivant des livres pour la jeunesse à côté de ses poèmes), et  vingt-quatre autres voix parfois bouleversantes, cinglantes ou malicieuses, qui évoquent chacune un destin et marquent leurs traces par leurs mots.

    Et c’est Marwan Makhoul dans ses Vers sans domicile : « Assez ! dit la mort aux tyrans / Je suis rassasiée », ou plus loin : « Dans l’embarcation / au milieu de la tempête / nous frappons les vagues avec les rames / pour qu’elle se calme », ou encore : «Pour écrire une poésie /qui ne soit pas politique / Je dois écouter les oiseaux  et pour écouter les oiseaux / il faut que le bruit du bombardier cesse ». C’est Rajaa Ghanim en sa Lumière ténue : « J’étais une femme habitée par l’amour /ayant marché pieds nus sur des cartes / ne reconnaissant nul miracle /ayant peur de retourner dans la tribu / là-bas où la vengeance / luit dans les yeux des hommes /et où l’attendent /quarante coups de fouet ».  

     

    Faut-il des coups de fouet pour que la poésie affleure ? Est-ce faire preuve d’un esthétisme doloriste douteux que de reconnaître la « vertu » créative du malheur, ou ici de la détresse partagée, parfois jusqu’au désespoir, lequel fait mieux apparaître la beauté et le prix des simples « choses de la vie ».

    Ce qui est sûr est que, bien plus que le « discours » idéologique ou d’utilité politique au premier degré, la parole poétique, à fleur d’émotion ou de nerfs, issue des tripes ou du cœur, ressortit à un langage commun dont on trouvera ici les éclats et les échos – mais à chacune et à chacun, alors, de faire à son tour écho à ces éclats.

    Voici donc les éclats de Joumana Mustafa, née en 1977 et vivant actuellement en Jordanie : «En pleine rue / Je vends aux passantes des griffes / Je les étale, les lime / les astique / et donne de la voix », et plus loin : « Alors que celle qui ressentirait / la moitié de ma douleur / se présente et dise : me voici ! ». Ou voilà l’éclat de Najwan Darwish, né en 1978 et se partageant aujourd’hui entre Jérusalem et Haïfa : « Comment allons-nous gaspiller nos vies dans la colonie ? /Autour de moi ce ne sont que blocs de ciment et corbeaux assoiffés » , ou encore : « J’ai essayé une fois de m’asseoir /sur un des siège vides de l’espoir / Mais le mot Reserved / y était installé comme une hyène ». Voici les éclats de Colette Abu Hussein, née en 1980 et établie en Jordanie : «La voisine bienveillante a dit : elle est trop jeune pour mourir ! », et plus loin : « Mon cœur est une fosse commune, ô mes aimés », ou encore : « Nous sommes les descendants du meurtrier /et les cousins de la victime / les héritiers du péché / les ouailles des corbeaux / dans la terre dévastée ». Et les éclats d’Ashraf Fayad, né en 1980, condamné à mort en Arabie  saoudite pou destextes jugés blasphématoires - peine commuée en huit ans d’emprisonnement après une campagne internationale de solidarité : « Être sans pays /veut nécessairement dire être palestinien / Être palestinien /ne signifie qu’une chose / que le monde entier est ton pays / Mais le monde n’arrive pas à assimiler ce fait », etc.  

    Ces éclats faisant écho aux mots du grand Mahmoud Darwich dans La terre nous est étroite : « Sur cette terre, il y a ce qui mérite vie : l’hésitation d’avril, l’odeur du pain à l’aube, les opinions d’une femme sur un homme, les écrits d0Eschyle, le commencement de l’amour, l’herbe sur une pierre, des mères debout sur un filet de flûte et la peur qu’inspire le souvenir aux conquérants » », et enfin avec ce nom prononcé : «Sur cette terre, il y a ce qui mérite vie : sur cette terre, se tient la ma’itresse de la terre, mère des préludes et des épilogues. On l’appelait Palestine. On l’appelle désormais Palestine. Ma Dame, je mérite la vie, car tu es ma Dame »…  

     

    Anthologie de la poésie palestinienne d’aujourd’hui. Textes choisis et traduits poar Abdellatif Laâbi, réunis par Yasin Adnan. Collection Points/ Poésie, 2022.

     

    Mahmoud Darwich. La terre nous est étroite et autres poèmes. Poésie /Gallimard, 2000.

     

       

     

     

     

      

     

     

    La Palestine des poètes

    irradie sans être nommée

     

    Obscène de parler poésie à l’heure des massacres ? Au contraire : cette musique de l’humain, à redéfinir sans cesse, reste une terre commune et le moment d’une parole à partager. Une nouvelle preuve en est donnée, avec une richesse et une force d’expression d’autant plus impressionnantes qu’elle ignore et dépasse  tout discours idéologique ou politique, par l’Anthologie de la poésie palestinienne contemporaine publiée avant le nouveau rebond de la tragédie.

     

    JEAN-LOUIS KUFFER

     

    D’abord on se dira  peut-être que le seul titre de ce recueil, Anthologie de la poésie palestinienne aujourd’hui, jure avec ce qui se passe précisément aujourd’hui: de la poésie alors que les massacres continuent ! Des mots parmi les ruines, et pour dire quoi ? Des mots contre les bombes, mais lesquels ? De la propagande ? De la haine ajoutée à la haine ? Ou pire : de belles paroles d’une élite lettrée ? Du baume sur les corps éventrés ? Autant de soupçons avant même le premier regard…

    Sur quoi, pour peu que vous preniez la peine de l’ouvrir, ce petit livre, et d’en écouter les voix, peut-être en serez-vous, sans parti pris, ne vous réclamant d’aucun camp, saisi par le fait que lui non plus, ce petit livre, n’est soumis à aucun parti pris idéologique ou politique, et que, sans être vous-même lectrice ou lecteur de poésie, simplement à l’écoute des vingt-six femmes et hommes réunis dans ce recueil, choisis et traduits par l’écrivain marocain Abdellatif Laâbi,  lequel souligne « l’incroyable polyphonie vocale et orchestrale » de sa propre découverte, vous aurez peut-être le sentiment profond de participer à un partage bienfaisant. Ah mais c’est ça la poésie ? Eh mais ces Palestiniens nous ressemblent…

     

    Frère et sœurs au même « délire »

    Dans son très éclairant préambule, indispensable pour nous autres qui ne connaissons à peu rien de la poésie palestinienne, sauf peut-être  celle de Mahmoud Darwich (citons au passage le mémorable ensemble de poèmes de La Terre nous et étroite,  paru dans la collection référentielle Poésie/Gallimard), Abdellatif Laâbi rappelle l’origine et l’évolution de la poésie palestinienne, dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle ne sort pas de nulle part, au point que le seule nom de ce pays est « devenu en soi une poétique », et cela grâce aux générations successives de ses poètes, dès le début du XXe siècle où les précurseurs ont commencé à inscrire sa mémoire particulière dans celles des pays du Proche-Orient, puis avec la génération des années 1960-1970 qui a cristallisé les éléments d’une identité culturelle et nationale  en réunissant « une multitude de voix puissantes et originales » autour de Darwich, et par le foisonnement plus récent des voix contemporaines hélas méconnues à proportion de l’occultation qu’a subie la cause palestinienne, alors que les signatures féminines s’imposent désormais « en brisant les plus ancrés dans la mentalité arabo-musulmane conservatrice, en parlant crûment de leur corps, du désir et des frustrations, en présentant du sexe, du sentiment amoureux, leur version forcément inédite ».

    Et Laâbi de préciser à ce propos : «Étonnamment, les hommes semblent avoir accepté ces audaces, voire en redemander ! C’est qu’eux-mêmes se cherchent, ayant déserté cette guerre intestine pour mieux affronter les formes de barbarie que l’occupation leur fait subir au quotidien. Et tout le monde de se rejoindre sur ce front. Mais différemment que leurs prédécesseurs qui ont été, un temps, leurs idoles. C’est que la « cause palestinienne », largement soutenue à l’époque de par le monde, a été savamment occultée parle Goliath local, bradée par les régimes des faux frères arabes et en bonne oartie abandonnée par ce qu’on appelait dans le temps le « rue arabe ». En outre, les données sociopolitiques sur le terrain ont radicalement changé. La possibilité de l’établissement d’un Etat palestinien ne relève plus de la belle utopie mais tout simplement de l’impossible. Les Palestiniens sont en train de devenir, selon la formule consacrée, un « peuple sans terre », à l’instar des Kurdes, des Ouïghours, des Rohingyas et autres peuples condamnés à l’errance, au combat incessant pour sauvegarder leur identité et assurer leur survie »

             Fait le plus surprenant de la présente anthologie : que ses auteurs, éparpillés dans le monde entier, loin de produire une poésie éclatée ou déracinée, donnent dans leurs écrits la sensation commune de « vivre au sein d’une entité  qu’ils n’ont même plus le besoin de nommer : paradis perdu, pays fantasmé, terre martyrisée, terrain d’une guerre larvée, mouroir, gigantesque nécropole, saint des saints, parfums, couleurs, beauté des pierres, des arbres, des œuvres humaines…sans pareils. À nous de traduire : Palestine »…

    Enfin et  c’est peut-être le plus frappant et le plus émouvant, sur tous les tons de la détresse ou de la colère, de l’effusion ou de l’humour noir : que sans nommer même la Palestine et moins encore ses «autorités», les poètes ici représentés modulent une sorte d’humour palestinien, comme il en va souvent des peuples opprimés, dans leurs écrits où il est essentiellement question, et le plus souvent en termes simples et concrets, de ce qu’elles et ils vivent : « Nous n’entendrons que des individus qui narrent leur vécu propre, ce qu’ils voient et palpent dans la réalité de tous les jours, dans leurs rêves éveillés et leurs cauchemars (bien nombreux ces derniers ! »

    Comme autant de destinées personnelles

    Défilent alors les prénoms, les âges, les lieux d’où ils parlent, leurs occupations variées et ce qu’ils disent, de Rajaa l’ainée (née en 1974 à Damas, et vivant aujourd’hui à Jérusalem, active dans la presse et dirigeant des ateliers d’écriture) à Yahya le plus jeune (né à Gaza en 1998, écrivant des livres pour la jeunesse à côté de ses poèmes), et  vingt-quatre autres voix parfois bouleversantes, cinglantes ou malicieuses, qui évoquent chacune un destin et marquent leurs traces par leurs mots.

    Et c’est Marwan Makhoul dans ses Vers sans domicile : « Assez ! dit la mort aux tyrans / Je suis rassasiée », ou plus loin : « Dans l’embarcation / au milieu de la tempête / nous frappons les vagues avec les rames / pour qu’elle se calme », ou encore : «Pour écrire une poésie /qui ne soit pas politique / Je dois écouter les oiseaux  et pour écouter les oiseaux / il faut que le bruit du bombardier cesse ». C’est Rajaa Ghanim en sa Lumière ténue : « J’étais une femme habitée par l’amour /ayant marché pieds nus sur des cartes / ne reconnaissant nul miracle /ayant peur de retourner dans la tribu / là-bas où la vengeance / luit dans les yeux des hommes /et où l’attendent /quarante coups de fouet ».  

     

    Faut-il des coups de fouet pour que la poésie affleure ? Est-ce faire preuve d’un esthétisme doloriste douteux que de reconnaître la « vertu » créative du malheur, ou ici de la détresse partagée, parfois jusqu’au désespoir, lequel fait mieux apparaître la beauté et le prix des simples « choses de la vie ».

    Ce qui est sûr est que, bien plus que le « discours » idéologique ou d’utilité politique au premier degré, la parole poétique, à fleur d’émotion ou de nerfs, issue des tripes ou du cœur, ressortit à un langage commun dont on trouvera ici les éclats et les échos – mais à chacune et à chacun, alors, de faire à son tour écho à ces éclats.

    Voici donc les éclats de Joumana Mustafa, née en 1977 et vivant actuellement en Jordanie : «En pleine rue / Je vends aux passantes des griffes / Je les étale, les lime / les astique / et donne de la voix », et plus loin : « Alors que celle qui ressentirait / la moitié de ma douleur / se présente et dise : me voici ! ». Ou voilà l’éclat de Najwan Darwish, né en 1978 et se partageant aujourd’hui entre Jérusalem et Haïfa : « Comment allons-nous gaspiller nos vies dans la colonie ? /Autour de moi ce ne sont que blocs de ciment et corbeaux assoiffés » , ou encore : « J’ai essayé une fois de m’asseoir /sur un des siège vides de l’espoir / Mais le mot Reserved / y était installé comme une hyène ». Voici les éclats de Colette Abu Hussein, née en 1980 et établie en Jordanie : «La voisine bienveillante a dit : elle est trop jeune pour mourir ! », et plus loin : « Mon cœur est une fosse commune, ô mes aimés », ou encore : « Nous sommes les descendants du meurtrier /et les cousins de la victime / les héritiers du péché / les ouailles des corbeaux / dans la terre dévastée ». Et les éclats d’Ashraf Fayad, né en 1980, condamné à mort en Arabie  saoudite pou destextes jugés blasphématoires - peine commuée en huit ans d’emprisonnement après une campagne internationale de solidarité : « Être sans pays /veut nécessairement dire être palestinien / Être palestinien /ne signifie qu’une chose / que le monde entier est ton pays / Mais le monde n’arrive pas à assimiler ce fait », etc.  

    Ces éclats faisant écho aux mots du grand Mahmoud Darwich dans La terre nous est étroite : « Sur cette terre, il y a ce qui mérite vie : l’hésitation d’avril, l’odeur du pain à l’aube, les opinions d’une femme sur un homme, les écrits d0Eschyle, le commencement de l’amour, l’herbe sur une pierre, des mères debout sur un filet de flûte et la peur qu’inspire le souvenir aux conquérants » », et enfin avec ce nom prononcé : «Sur cette terre, il y a ce qui mérite vie : sur cette terre, se tient la ma’itresse de la terre, mère des préludes et des épilogues. On l’appelait Palestine. On l’appelle désormais Palestine. Ma Dame, je mérite la vie, car tu es ma Dame »…  

     

    Anthologie de la poésie palestinienne d’aujourd’hui. Textes choisis et traduits poar Abdellatif Laâbi, réunis par Yasin Adnan. Collection Points/ Poésie, 2022.

     

    Mahmoud Darwich. La terre nous est étroite et autres poèmes. Poésie /Gallimard, 2000.

     

       

     

     

      

     

  • Perles de la transparence, ou la musique des jours

     
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    À propos de La Maison dans l'Arbre, triptyque poétique de JLK.
     
     
    par Francis Vladimir
     
    « La maison bleue adossée à la colline que chantait Maxime Le Forestier. L’enfant bleu, le roman de Henri Bauchau. La chambre du fils, film de Nanni Moretti, l’incompris, film de Luigi Comencini, L’innocent Film de Luchino Visconti, Amarcord, film de Fédérico Fellini, et sans raison apparente, Le goût de la cerise, film d’Abbas Kiarostami pour sa chronique d’une mort annoncée comme la diagonale du fou sur le grand échiquier. Du pouvoir des mots, de leur persuasion et de leur dissuasion, de leur transmutation sur l’écran de nos nuits blanches. La ligne de crête d’un si bien nommé « La maison dans l’arbre » de JLK.
     
    1. La chambre de l’enfant. - Entrons en poésie à la faveur du souvenir, de l’enfance, des lieux inspirants de la mémoire, des déambulations au pays de l’innocence dont le livre est un cheminement vers la source, l’origine, le trou noir, le centre de gravité d’où tout s’en vient et s’en revient, un peu comme le marcheur solitaire arpente les mêmes sentes en partant de chez lui, de sa propre maison, pour s’émerveiller, se rembrunir et chialer les perles de la transparence, jusqu’à se retrouver en un pays familier et lointain, reconnaissable et inconnu à la fois. En ce que je nommerai son premier tiers, par malice, la randonnée dans l’intime, mais que sait autrement faire le poète que de se dire maintes et maintes fois, se redire et se dédire, dans l’acuité de ses mots et au bout de lui-même, à bout de souffle, la poitrine creusée, haletante, le front froncé, les yeux emplis d’horizon. Ce qui pourrait être repli sur soi devient ouverture, remontée à la source et l’on entend le filet d’eau en jaillir « La musique, la poésie/ la pensée incarnée/ campent aux quatre vents/ de la terre et des feux /des sourciers inspirés… » Le sang du poète pulse dans cette ferveur accordée aux éléments, dans leur tourment, tornade, séisme, incendie et au bout dans le rû d’eau… claire, la première eau du monde, celle du premier jour. Comme un voleur de feu, capteur de mots, le poète se révèle à nous, à ses enfants qu’il aura observés dans leur mutines et polissonnes échappées, dans l’enfance, retournée comme un linge de corps, vers laquelle il revient, pas à pas, muet et contrit car dire ses premières années c’est tomber dans les orties, y sentir les picotements, les menues brûlures, pour estourbir sa douleur, serrer les dents et se relever car « tu ne sais ce qui t’a élu/ le sacré est en toi/ et les mots peut-être advenus/ ne te trahirons pas… ».
     
    Et l’enfant va en chemin inconnu « dans la patience sans raison/ de ce qu’il ne sait pas ». On ne saurait mieux dire l’enfant, son insatiable demande du monde et son observance têtue des adultes. Et le poète s’obstine à dire cette enfance recluse dans la mémoire, dans les images lointaines déposées dans l’écrin si lourd des secrets enfouis parce qu’à les effleurer serait s’y perdre à nouveau. Ce nécessaire du poète, il lui faudra le dire, tremper sa plume dans l’encrier des mots : « L’encre est en somme la mer/ aux cheveux bleus et verts/ plus vieille que le vieil Homère/ Plus légère que l’air… » Mais c’est, qui sait, revenir vers soi, se retrouver soi quand «Tout se transforme à vue/ la joie m’est fortin de douceur ».
    Car la joie n’est jamais aussi proche dans cette alliance du mot et du dire, dans l’apaisement : « Crois-donc en moi dit le nuage à l’enfant qui repose/ et je ferai de toi le sage ami de toute chose ». Et si le poème estampille les choses de la vie, c’est pour cerner la déraison, notre douce folie, notre songeuse éternité. Les jeux interdits de l’enfance, sacrés comme un vieux film tant aimé, une escapade au pays des indiens, comme dans les livres d’images, ces premières Bandes dessinées décolorées par le temps « On remonte le long du ruisseau/ avec les indiens bleus/ les camarades saligauds / les cavaliers de feu / fringants et fumants aux naseaux… » on part sans boussole lorsqu’on est un enfant « Une boussole nous manquait/ à tous deux ce matin/ d’aube neuve au lancer du chemin… ».
     
    Feu-follet ou Ariel, « il a été et il sera… il sourit à la vie comme elle est. » De l’enfance, que gardons-nous dans la poitrine, là où naît la rébellion ou la gêne, cette respiration altérée, prise en défaut de souffle égal et apaisé ? Nos premières révoltes, nos premières expériences sensuelles, la découverte des autres, leur amitié et leur inimitié, les attirances et les rejets, la peur de l’inconnu, les premières douleurs, la fierté bravache, la honte bue, la fugue de nous-mêmes. Et la parole dans tout ça, celle de l’enfant prodigue ou de l’enfant sauvage « Je ne sais que te dire/ il n’y a pas d’explication : ce n’est qu’un fait divers/ pas plus que la beauté cela n’est défini… sais-tu si l’arbre s’en souvient ? » Et nous irons par les chemins d’infortune « Partout où je suis retombé/ dans mes jours vagabonds/ du ciel des mots rêvés/ au quotidien banal/ de Balbec à Cabourg/ j’aurai recomposé/ mon désordre vital… ».
     
    Une pincée de surréalisme n’est jamais de trop pour le poète démis de sa sagesse antique « Le sage ne fait que songer/ à l’insu des horaires/ et comme l’ancien initié/ qui préférait se taire/ il ne fait qu’éprouver/ l’étrange apesanteur/ des oiseaux dont rêve le chien/ quand il nage entre les nuages… » Aux agités de la vie JLK recommande dans le rêve du chien : « la paisible assurance/ de la divine indifférence ». Rêver à perdre la raison, ce serait rêver par temps de chien, perdre sa tête dans un nuage en pantalon…
    Trouver sa place, sa juste place « Je navigue à l’étoile/ sur le clavier muet/ où dès enfant je m’exerçais/ à l’écart de l’écart/ au milieu juste du milieu ». Passager de la nuit, ange ou démon en sommeil, que sont donc les enfants d’aujourd’hui, qu’était l’enfant d’hier, la chambre en son miroir dit que « les enfants, là-bas, en chemin/ savent que dans les bois/ le mal rôde, et que le cœur humain/ se trempe dans la fraude/ ou plus qu’ils ne le savent, au vrai/ ils le sentent et pressentent/ le faux sous le masque du vrai… »
    Sois sage, ô ma douleur, et tiens-toi plus tranquille….
     
    2. La maison dans l’arbre. – « Ma douceur, il n’est que toi pour me délivrer/ de cette peur ancienne de je ne sais trop quoi… » De la cabane au fond des bois à la maison dans les arbres. La maison suspendue entre ciel et terre. La maison refuge, la maison antre, la maison des délices, la maison des caprices, la maison carioca… ou la maison du bonheur, la maison rêvée. La vie rêvée des anges. Ceux qui adviennent à tout âge et en toute saison et en tout lieu où que nos pas nous portent et où la vie incertaine toujours nous dépose. Sur la grève, dans un pré, au milieu des labours, face à la mer, sur la crête, au bord de l’abîme, le temps d’une vie se décompte quand « le sombre et le clair tissent nos instants ».
    Une tapisserie, la vie à monter sur sa trame avec l’ardeur de Pénélope, son doux sourire grave, son espoir en miettes, son désespoir donc sans lequel l’histoire d’amour eût été incomplète. Et passent les saisons, les années et les cœurs qui s’envolent, l’oiseau qui vient du large et qui, à tire- d’aile, tournoie en bon augure ou en tragique signe. Dans ce balancement, cette constante hésitation de l’être qui fulmine ou de l’être qui danse, avec son cœur, avec son corps, au tambour de son âme et se rappelle « Le cœur à vif, les mots fous, les années Rimbaud… » Et le poète ajoute« Notre savoir est en Lambeaux/ dans le roncier des preuves ».
     
    La matinée s’éveille pourtant sur tout ce qui a été glané au fil des ans avec sa récolte de souvenirs, de teintes ravivées, les couleurs vives de l’été, le nuancier de l’ailleurs, le détail d’une scène comme un tableau impressionniste, et des poèmes ramassés à la pelle dans le souvenir heureux ou les lambris du temps. Ainsi, dans sa maison dans les arbres, voici que le poète tire sa corbeille emplie à ras bord de toutes les années passées avec leur montagne de souvenirs, de rencontres, de regards, dans l’ici et l’ailleurs, dans le cercle de l’intime et dans l’au-delà de soi. Et le poète toujours aime à en rajouter, c’est qu’il tient la corde de son arc, celui du désir de dire, pour tendre ses mots et les lâcher sans autre forme de procès, sans avertissement. Et s’il y a pêche miraculeuse comme un enfant désarçonné il se dit : « Que faire de tout cela ? / se demande-t-il donc/ en scrutant du regard/ ce pays de Lui-même… ». La matinée s’estompe dans les ombres claires du poème là où « les arbres sans attente/ veillent aux nuits d’été… » et « on ne saura jamais/ d’où vient le chant du soir ».
     
    Le poète se joue de lui et s’amuse du temps passé et du temps retrouvé et dans une recherche toute proustienne, assumée sans ambages, avec cette coquetterie inavouable que tout bel et tendre et rude écrivain garde comme un joker « La terrible douleur/ de n’être pas aimé/ ou tout faire pour ne l’être pas/ quand ce ne serait pas assez » car, comment dire, sous le bourru parfois, pointe la tendresse, toute en retenue comme une pointe de fleur de sel amertumise à peine les choses de la vie, les rendant plus proches, plus amicales, plus caressantes, une petite pincée pour accompagner et s’accompagner, rendre moins fade.
    C’est à cela que s’essaye JLK. Il se tient là, au bas de son arbre, la tête dans le feuillage, invitation muette lancée à qui veut l’entendre, pour visiter sa maison dans les arbres. Et qu’elle ne soit qu’une imagination suspendue où cachée dans une forêt touffue, à l’orée des regards indiscrets, qu’importe si le lecteur en decouvre dans le ravissement qu’aurait pu en avoir Lol V. Stein, le portail d’entrée, l’échelle suspendue, le toit canopée.
    Dans sa longue marche vers le poème JLK ouvre grand les bras, décille nos regards, désencombre nos âmes, désarticule nos paresses. De bruit et de fureur, le monde s’enkyste et saigne. Charlie, Le Bataclan, Nice… « C’est que ça n’a pas d’ailes le malheur humain ». Et l’on se prend à croire en des lieux d’amitié naturelle, des lieux de rencontres mêlées, des lieux de doux apaisements.
     
    Et le poète, ce sourcier du regard va de l’avant, toujours – « Tu ne te lasses pas/ ni ne cèdes à l’oubli…/ Tout noter, tout noter/ ce grand nègre princier/ c’est l’homme simplement/ sur la terre exilé/ ou la vieille esseulée/ Tout noter : les objets/ qui nous cachent du temps / Tout ce qui est caché/ ce qu’on voit sans le voir/ Tout ce qui est usé/ ton regard le répare…/ Tout noter : la lumière/ et l’humble vérité/ l’aura de ce mystère ». Tout noter, tout noter, absorber le monde pour en dire l’infime et son immensité, ses silences et ses terreurs, sa présence et son néant. D’où que vienne le poème, d’où qu’il s’écrive, de son rapport à l’autre, de son rapport à soi, dans la chair et la sueur, dans la joie ou l’amertume, il y aura ailleurs ou sous nos yeux, la maison dans les arbres plongée dans la pénombre, soumise aux grands éclairs. Le poète transi y trouvera refuge, protection, réparation. Cathédrale de la douleur où le dit redevient baume, souffle, brise, parfum, effluve d’amour « je me sens si léger de me savoir à toi.» Et j’ajouterai de mon fait : je me sens si heureux d’être dans ta présence.
     
    3.Le chemin sur la mer. – Ou le dernier chemin, celui que suivit Walter Benjamin de Port-Vendres à Port-bou en Espagne, un 25 septembre 1940, retrouvé ici dans Sans issue.
    Ce troisième volet du recueil recentre le poète dans ses amitiés inaltérables, celles qu’il s’est choisies, en dépit des années qui vont passant et qui, par le jeu de la mémoire et de l’affect, renforcent la présence de nos chers disparus.
     
    Au jeu de la ressouvenance l’aimée s’inscrit en creux dans la caresse du poème, dans l’incertitude de la séparation « Le moment n’était pas venu/ de nous dire au-revoir/ Le moment se tenait sur ce quai de hasard/ où le temps attendait/ quelque train de retard… » Et la mémoire si elle se joue de nous convoque des lieux magiques, des lieux de retrouvailles et de promenades pour toujours partagées « À Venise nous étions trois/ à nous tourner autour/ la solitude, l’amitié et l’amour… » Et le cœur se cadence au clapotis de l’eau et sur le quai, face aux embruns déchirés dans le miroir de l’eau, l’ironie, la moquerie de soi « Tu m’avais dit que tu m’attendais chez Florian/ mais il n’était pas dans l’annuaire/ et tu t’es moqué… »
    De cette fragilité, de cette timidité dénuée de rouerie, naît la mélancolie, la rêverie « Le vieux flûtiste est mort/ on n’entendra plus dans les bois/ le temps de le pleurer/ les roulades du rossignol ». Le rossignol se tait à l’aube, le dernier livre d’Elsa Triolet. Un livre tourné vers le silence. Il y a dans ce Chemin sur la mer, une annonciation mortelle, indécente presque, d’un ordre qui nous emportera tous, un jour prochain.
     
    La mort, la malnommée, la calomniée, le virus indécent, qui dans la déraison de son propre nom, taraude le poème, le porte ailleurs de ce qu’il ose dire ou entreprendre, le transplante, plus loin que la ville, plus loin que la forêt, plus loin que la mer, au-dessus des montagnes. Cette particularité de la poster tout près, et prête à tout, en embuscade, cela clarifie, dénude, désosse la poésie de JLK qui a ses côtés sombres, ses affinités électives, ses accrocs, ses écorchures, ses saignements, sa douleur éclatée, ses attentes et ses absences, mais aussi des joies souveraines, simples et arborées comme un gamin s’amuse à parader pour qu’on le reconnaisse.
     
    Il y a, nonobstant la diversité des poèmes et le brassage du temps, une unité, une colonne vertébrale, une arborescence qui soutient le tout afin que la maison dans les arbres, si elle tangue au plus fort des tempêtes, ne sombre jamais.
    Et c’est le cœur chaviré qui souvent s’invite chez JLK, dans cette poésie de l’approche amicale, de l’exigence du dire, de l’affleurement et de l’agencement des mots qui eux, toujours, se plaisent à s’égarer, à partir autre part, là où on ne les attend pas et s’il plaît à JLK d’avoir son art poétique, il précise en un clin d’œil à Arthur « Le plus simple et le plus limpide/ sera notre façon…».
    Par tant de mots lâchés à la lisière de notre entendement, sous nos yeux fureteurs à l’envi, des bleus à l’âme au bleu des mots, la grâce est intranquille, indécise ou inquiète, un rien émerveillée « Rien n’est sûr que cette inquiétude/ qui les tient éveillés/ rien ne dit que cet interlude/ entre le tout et les riens/ à la fin ne les résumait/ amoureux et sereins… »
     
    Sérénité retrouvée à laquelle JLK aspire et ce faisant il nous embarque dans ses voyages, au trot et au trop du poème, sur sa barque traversière, en toute béatitude et mansuétude pour que l’arbre et la maison reste dans le bleu, la couleur bleue qui colore le recueil, à sa suite harmonique avec les menues indications qu’il sème de ci de là en légères dédicaces participant ainsi, pour le lecteur, d’une reconnaissance, d’une main tendue, d’une tablée commune, que le poète toujours se plaît à ne pas refuser. « Nous serons comme des lucioles/ dans vos prochaines villes/ à l’orée des grands bois/ où survivent les oubliés/ et puissiez-vous entendre/ de nos voix le murmure/ puissent nos mots vous apaiser… »
    F.V.
    Jean-Louis Kuffer, La Maison dans l'arbre. Editions de La Désirade, 276p.
     

  • Les 100 Cervin de JLK

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    (Dialogue schizo)

     

     

     

    Du projet pictural de multiplier par cent le cliché national helvétique par excellence que représente le Cervin. De sa sigification polysémique au niveau conceptuel et de son plan marketing.

     

     

     

    Paint133.jpgMoi l'autre: -  Alors comme ça, c'est décidé.

     

    Moi l'un: - C'est comme si c'était fait. Y a plus qu'à le faire !     

     

    Moi l'autre: - Donc on est bien d'accord: c'est au niveau du concept que le projet s'initie à la base, sous le double aspect du signifiant et du signifié, qui s'articule en outre au double point de vue synchronique et diachronique.   

     

    Moi l'un: - C'est exactement ça, compère. Nous nous comprenons comme si nous avions gravi ce tas de pierres de concert voire même de conserve. Mais nous ne prendrons point cette peine vu l'état de nos genoux. En revanche nous irons vérifier de temps à autre l'état naturel de la Chose, sans peindre pour autant d'après nature - mais cela reste à discuter pour la question de la lumière.  

     

    Moi l'autre: - Tu penses à Cézanne...

     

    Moi l'un: - J'y pense évidemment, mais aussi à Hodler et àTurner...

     

    Moi l'autre: - Qui n'ont jamais peint le Cervin sauf erreur ?

     

    Moi l'un: - En tout cas jamais au niveau conceptuel !                                  

     

    Moi l'autre: - Jamais non plus pour des motifs utilitaires ou touristiques. Mais Kokoschka non plus !  

     

    Kokoschka2.jpgMoi l'un: - Le Cervin de Kokoschka est plutôt un autoportrait qu'une représentation du Matterhorn. C'est une sacrée peinture et le fait est que le tonitruant Oskar eût pu la reproduire par cent, sans jamais se répéter.     

     

     

     

    Moi l'autre: - Notre concept à nous serait de réaliser cent petits ou moyens formats du Cervin en six mois et de les exposer ensemble au même prix. 100 francs suisses les petits formats, et le reste à la tête du client.

     

    Moi l'un: - Mais l'essentiel est ailleurs: c'est la symbolique latente du concept...                                                  

     

    Moi l'autre: - Psychanalytique ?

     

    Moi l'un: - Bien évidemment. Comme s'impatientent de l'entendre répéter  les dames de la bonne bourgeoisie des tea-rooms dont nous visons les bourses, le Cervin est chargé de tout un symbolisme sexuel qui l'apparente aux idoles priapiques et aux emblèmes pyramidaux des Anciens. Faudra qu'on se trouve un lacanien pour verbaliser le concept.  

     

    Moi l'autre: - Blague à part, on va prendre un pied national !

     

    Moi l'un:-  De fait nous entrons, avec un concept pareil, en parfaite consonance avec les conceptrices et les concepteurs des milieux économico-culturels et politico-médiatiques qui réinvestissent, depuis quelques années, dans le folklore vintage relooké.     

     

    Moi l'autre: - Donc on va faire pisser le Vreneli !

     

    Moi l'un: - Ce sera l'aspect impactant au niveau ducadre. Vu que si nos croûtes se vendent la critique suivra et les collectionneurs, donc les huiles de l'Office de la culture et consorts genre DFAE, cracheront tous au bassinet.

     

    Moi l'autre: - Ce qu'attendant on se les roule...      

     

    Moi l'un: - On va peinturer grave et c'est ça qui seul compte !

     

    Moi l'autre: - On va s'en mettre plein les naseaux de cette odeur d'huile d'oeillette...

     

    Moi l'un: - Déjà son odeur divine m'enivre.

     

    Moi l'autre:- Et moi donc ! Enivrons-nous donc, compère...



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  • Ceux qui osent l'immersion

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    Celui qui s’est teint les cheveux en vert pâle afin de se fondre dans l’environnement végétal soft de la galerie bio / Celle qui s’immerge dans la fluidité du concept / Ceux qui se disent un objet parmi d’autres au milieu des cartons vides / Celui qui parle de son intimité comme d’un sable mouvant qui l’engloutit / Celle qui a sauvé son sac Vuitton de l’inondation / Ceux qui ont accroché leurs boxers griffés aux cimaises / Celui qui affirme que « ça baigne » en regardant les Nymphéas de Claude Monet / Celle qui rougit devant le Rothko dont elle ressort hagarde / Ceux qui ont proposé une piscine gonflable à la galeriste qui s’est dégonflée / Celui qui explique au manager que le potentiel vendeur de l’immersion suppose que le sponsor se jette à l’eau / Celle qui sent en elle monter la vague de l’immersion comme il y a plus beaucoup de mecs capables de ça, explique-t-elle à sa manucure qui percute tout / Ceux qui estiment qu’une jeunesse déboussolée gagne à s’immerger dans un Projet / Celui qui va dans les galeries pour s’immerger dans le buffet / Celle qui a poliment décliné l’invitation de la galeriste au motif qu’elle reste fidèle aux pommes de Cézanne et aux culs de ce coquin de Rubens / Ceux qui lancent le néo-concept de fusion qui surdétermine celui de frisson dans le narratif du Désir, etc.

  • L’idéologie vertueuse pousse les meutes à la déraison

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    De la décapitation « islamiste » de Samuel Paty aux multiples formes de bigoterie politisée enflammant les clans « radicalisés », une vraie folie entretient toutes les confusions sur les thèmes, notamment, de la différence sexuelle, de la race, du genre et de l’identité, avec la même intolérance croissante. La Grande déraison de Douglas Murray, en donne un aperçu tantôt atterrant et tantôt hilarant, appelant Molière et Rabelais au secours…
    Le hasard des circonstances a fait que nous aurons appris à peu près en même temps, ces derniers jours, la nouvelle de la mort atroce de Samuel Paty, brave prof français dans la quarantaine décapité par un jeune Tchétchène fraîchement acquis à la cause de l’islamisme conquérant, et la proposition benoîte du pontife catholique Francesco de considérer les homosexuels de genres divers comme des sœurs et frères humains dignes d’une évangélique bienveillance.
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    Or l’idée, apparemment discutable, de rapprocher ces deux actes de présumée barbarie et de supposée compassion, m’est venue tandis que je lisais La grande déraison du journaliste anglais Douglas Murray, quadra lui aussi et gay déclaré, dont le vaste aperçu des «sujets qui fâchent» actuellement une partie de la société occidentale - et plus précisément dans la caste intellectuelle anglo-saxonne et la nébuleuse des réseaux sociaux galvanisés par le «politiquement correct» - est précisément marqué par des rapprochements inattendus et non moins révélateurs, impliquant la complexité humaine et pointant le simplisme ravageur des idéologies les plus radicales.
    Le bon sens de bonne foi laïque voudrait, naturellement, que l’assassinat de «droit divin» d’un enseignant par un fanatique publiquement encouragé, entre autres, par un imam autoproclamé, soit considéré comme un exemple emblématique de la monstruosité de l’islamisme, confondu par certains avec l’islam tandis que le mantra «pas d’amalgame» monte aux cieux.
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    Or ceux qui s’empressent, à gauche comme à droite, de «récupérer» politiquement et surtout idéologiquement, cet acte affreux, seront peut-être les mêmes qui taxeront, pour des motifs idéologico-politiques, l’attitude du «saint père» de joyeusement progressiste ou de coupablement laxiste.
    Dans les deux cas sans rapport apparent, les idéologies binaires trancheront, les réseaux sociaux s’enflammeront et les chefs d’Etat (le match Macron-Erdogan) se balanceront des caricatures en pleines gueules selon la logique des chaises de coiffeur rivales merveilleusement évoquée dans Le Dictateur de Chaplin et rappelée par René Girard dans sa description de la «montée aux extrêmes».
    Et que je te rappelle que certains pères de la Sainte Eglise en appelaient au meurtre des infidèles. Et que je te mêle les images de décapitations ou de lapidations des adultères saoudiens ou des homos au Brunei, du mystique vaudois Jean-Abraham Davel ou de Michel Servet cramé par Calvin, présent contre passé, Sud contre Nord ou inversement, Noirs contre Blancs, femmes à barbes contre juifs intégristes, tout devenant si confus que rien n’a plus de sens : à devenir fou.
     
    Du syndrome de Saint-Georges à l’hystérie établie
     
    Le titre anglais de l’essai de Douglas Murray, The Madness of Crowds, « la folie des foules », rappelle évidemment les gesticulations grimaçantes des meutes musulmanes réagissant à la publication des Versets sataniques de Salman Rushdie ou des caricatures de Charlie-Hebdo, autant que les mouvements de protestation plus dignes (à nos yeux) suscités par les tueries parisiennes de janvier et de novembre 2015, notamment, mais les « foules » visées, qu’on pourrait dire aussi «la meute» ont cela de nouveau dans la société actuelle qu’elles ne se bornent plus à la rue ou aux grandes places à manifs mais s’étendent à la nébuleuse des médias et des réseaux sociaux où la diffusion des opinions et des slogans, des mots d’ordre et des tweets « influenceurs » atteint une vitesse et une intensité nouvelles, agressives sous couvert d’anonymat et jusqu’à l’appel au meurtre aveugle.
    Or le premier constat de Murray, portant sur la transformation récente de la société, tient à la disparition des « grands récits » idéologiques collectifs qu’ont représenté la religion ou politiquement, en Occident, le communisme, le fascisme et le libéralisme, tous porteurs de sens et tous partis en vrille.
    Et quel « récit » nouveau pour le XXIe siècle ? Au top de l’esprit d'époque occidental, en termes de grand nombre: le récit d’une nouvelle vertu fondée sur l’exigence universelle de justice (qui n’en voudrait pas ?), avec un nouvel Axe du Bien censé diriger chacune et chacun en matière de droits et de lois, s’agissant de la condition des femmes, des Noirs et des minorités sexuelles, avec une «préférence» inversée par rapport à la domination blanche et patriarcale, etc.
    Tout cela qui serait en somme légitime et magnifique, si ce n’est qu’on observe, depuis une vingtaine d’années, le remplacement des dogmes et préjugés anciens, bel et bien lestés d’injustice et de cruauté, par de nouveaux préjugés et dogmes revanchards, socialement invivables.
    « Evoquer le sort des femmes », écrit Douglas Murray, des gays, des individus d’origines ethniques diverses ou des transgenres est devenu non seulement une façon d’afficher sa compassion, mais aussi de démontrer une forme de moralité. Ainsi se pratique cette nouvelle religion. « Lutter » pour ces questions et plaider leur cause est devenu une façon de montrer qu’on est quelqu‘un de bien ».
    Et d’ajouter cette autre évidence: que ces aspirations reflètent «certaines des plus précieuses conquêtes de nos sociétés - étonnamment rares dans d’autres régions du monde. On compte soixante-treize pays où il est illégal d’être gay, et huit dans lesquels l’homosexualité est passible de la peine de mort. Dans certains pays du Moyen Orient et d’Afrique, les femmes se voient dénier les droits les plus fondamentaux. Des explosions de violence interraciale ne cessent d’éclater en divers points de la planète ».
    Or le paradoxe est qu’on présente les pays les plus avancés dans ces domaines comme étant parmi les pires. « Seule une société très libre peut autoriser - et même encourager les récriminations sans fin sur ses propres iniquités », commente Douglas Murray. Et de citer le philosophe australien Kenneth Minogue parlant de «syndrome de Saint-Georges à la retraite» à propos de cette surenchère vertueuse.
    «Après avoir occis le dragon, le valeureux guerrier parcourt la contrée en quête d’autres exploits glorieux : il lui faut de nouveaux dragons ». Et c’est alors qu’on entre dans le vif et le concret du sujet, à l’écart de toute idéologie : dans la chair vive des faits et des actes, pièces en mains.
    Dans La Philosophie devenue folle (Grasset, 2018), Jean-François Braunstein avait donné un premier aperçu de la déraison croissante des « élites » intellectuelles, plus précisément localisées dans les universités américaines, alors que Murray brasse plus large et propose un panorama très richement documenté, vivant et parfois accablant, souvent drolatique aussi, d’une profondeur très nuancées dans ses parties les plus sensibles.
    Subdivisé en quatre grands chapitres (Gay, Femmes, Race, Trans) et trois « entractes » évoquant les fondations marxistes de la nouvelle religion, l’impact de la technologie et donc des Big Data et des réseaux sociaux, et la notion de pardon, l’ouvrage, d’une parfaite clarté en dépit du caractère parfois très embrouillé de la matière traitée, est à la fois polémique, courageux et constructif.
    En lisant son premier chapitre consacré à la dérive du mouvement de défense de l’homosexualité, passé d’un juste combat à une mouvance politisée souvent vengeresse et intolérante dans sa nouvelle exigence de conformité, je pensais aux souffrances réelles, et persistantes, éprouvées par d’innombrables personnes toutes « tendances » confondues, tel le jeune Bobby Griffith suicidé à vingt ans, en 1982, à cause de l’intolérance religieuse de sa mère obnubilée par les préceptes bibliques, laquelle mère devint une militante ardente du mouvement LGBTQ.
    Ladite Mary Griffith, décédée en février dernier à l’âge de 85 ans, a en somme «pris sur elle» en (re)vivant dans sa chair le désespoir de son fils, sa trajectoire a fait l’objet d’un téléfilm grand public (Tous contre Bobby, avec Sigourney Weaver, en 2009) à la fois poignant et aussi « édifiant » que l’appel à la compréhension du pape Francesco, mais qui dira que le Bobby en question était meilleur que son frère, et qui jettera la pierre aux innombrables parents actuels s’inquiétant des « préférences sexuelles » de leurs enfants ou hésitant à soumettre leur garçon-fille ou leur fille-garçon à tel ou tel traitement hormonal de choc ?
     
    Les nouveaux inquisiteurs
    sont autant d’« imams » autoproclamés…
     
    Tel est pourtant le constat, et combien étayé, de Douglas Murray (lui-même homo et pas plus fier de l’être que vous d’être né roux ou lesbienne) sur l’évolution et la radicalisation « politique » d’un mouvement désormais porté à sa pointe radicale à la survalorisation des gays, des femmes, des noirs ou des transsexuels, voire à la chasse aux nouveaux « dissidents » osant penser ou ressentir différemment : qu’à la violence intolérante on a fini par substituer son contraire caricatural usant des mêmes ressorts et raccourcis.
    À cet égard, Douglas Murray multiplie les exemples de nouvelle intolérance, tirés de polémiques parfois délirantes qui incluent des célébrités médiatiques ou universitaires et s’emballent sur les réseaux sociaux - hideux spectacle à vrai dire, où les nouveaux inquisiteurs n'ont rien à envier aux imams autoproclamés de l'islam radical.
    Mais comment résister à cette vague vertueuse ? Les conclusions du journaliste-essayiste, évidemment classé « à droite » et même menacé physiquement pour ses courageuses prises de position contre l’islamisme et l’hypocrisie européenne en matière d’immigration (dans un autre best-seller intitulé L'étrange suicide de l’Europe), ne sont pas d’un idéologue mais d’un observateur « sur le terrain » aussi sensible et plein de respect humain qu’intraitable à l’égard de la fausse vertu, qui propose d’aborder les vraies questions de la diversité humaine, s’agissant de la différence profonde entre hommes et femmes dans leur perception de l’amour physique ou de la question trop souvent évacuée de la maternité, de la vraie fraternité telle que la prônait un Martin Luther King ou de la prudence requise dans la qualification juste des victimes ou dans l’approche de l’intersexuation.
    Et si nous nous parlions autrement que par mails et tweets ? Et si nous cessions de tout ramener à de la politique tout en restant citoyens ? « Minimiser la différence ne revient nullement à prétendre que celle-ci n’existe pas », conclut Douglas Murray, « Il serait ridicule de supposer que la sexualité et la couleur de peau ne signifient rien. En revanche, partir du principe qu’elle signifient tout nous sera fatal ».
    Sur quoi, sœurs et frères, parlons d’autre chose, allons faire un tour dans les bois faute de pouvoir garder la distance sociale dans les bars, baisons tranquillement à la maison ou cultivons nos géraniums comme le vieux Godard, rions avec Rabelais et Molière et soyons réellement déraisonnables sans trop nous décapiter…
    Douglas Murray, La grande déraison. Race, Genre, Identité. Traduit de l’anglais par Daniel Roche. L’Artilleur, 457p.

  • Les zombies sont parmi nous

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    74214373_10221265658497857_6085953969643847680_n.jpgEntretien, de JLK avec Livia Mattei, à la casa Rossa de Trieste, à l'occasion de la parution d’un libelle carabiné

    Vient de paraître, chez Pierre-Guillaume de Roux, le 25e livre de JLK, intitulé Nous sommes tous des zombies sympas et constituant, sous l’appellation de «libelle», un brûlot virulent visant la massification globalisée (Nous sommes tous des Chinois virtuels), le nivellement de la littérature par les stéréotypes et la quête du succès à bon marché (Nous sommes tous des auteurs cultes), l’acclimatation de tout esprit critique à l’enseigne d’une nouveau conformisme «décalé» (Nous sommes tous des rebelles consentants), l’abaissement de l’Art au niveau d’un produit structuré soumis à la plus juteuse spéculation (Nous sommes tous des caniches de Jeff Koons), le déploiement d’une forme nouvelle de lynchage public à grande échelle (Nous sommes tous des délateurs éthiques), la dégradation du langage poétique devenant bavardage sentimental où chacun se la joue Rimbaud ou Minou Drouet sur les réseaux sociaux (Nous sommes tous des poètes numériques) et enfin le glissement progressif de l’humanité sympathique vers une espèce de plus en plus formatée, uniformisée et fardée à la manière des Anges de la télé et autres sous-produit du feuilleton Kardashian (Nous sommes tous des zombies sympas).

    Composé dans l’urgence en moins de trois mois, ce livre dédié à la mémoire de Cristina Campo, Dominique de Roux et Philippe Muray - trois esprits supérieurement éclairés rompant d’avec la veulerie de temps qui courent -, l’ouvrage demandait, tant pour sa conception que pour sa réalisation, quelques explications que Livia Mattei, bien connue en Mitteleuropa cultivée pour l’alacrité sagace et la pénétration de ses lectures, a tenu à recueillir auprès de son vieil ami invité pour l’occasion dans sa demeure, dite Casa rossa, des hauts de Trieste…

    1. Nous sommes tous des Chinois virtuels


    Livia Mattei: - Votre dernier livre, caro, est immédiatement mordant par son écriture et la charge de son contenu, qui relèvent du pamphlet. Alors pourquoi l’appeler « libelle » alors même que, dès le premier chapitre, vous attaquez durement les deux Présidents de la Chine néo-maoïste et de la Suisse capitaliste participant au déni de mémoire de celle-là par opportunisme ?

    JLK: - Il se trouve que, par nature tant que par éducation, je préfère le judo au karaté. Autour de mes dix-huit ans, j’ai été marqué par l’enseignement d’un prof d’italien du nom de François Mégroz, qui nous faisait lire la Commedia de Dante et, au titre de ceinture noire, initia les garçons de la classe intéressés aux rudiments des mouvements élémentaires dits Uki-goshi ou Kesa-Gatame. Ce que j’en ai retenu est essentiellement qu’au lieu de frapper pour faire tomber son adversaire, mieux vaut préparer et accompagner sa chute en douceur en combinant Uki-Goshi (6emouvement du premier groupe du gokyo) avant de l’immobiliser au sol (Kesa gatame). En outre, tout s’oppose chez moi à la pratique binaire en matière de langage. Le pamphlet cogne de manière le plus souvent univoque. Le libelle pointe, pique et n’est pas sans s’inspirer, en tançant, de la danse immobilement vibratile de la libellule.

    Lorsque Ueli Maurer, le Président de la Confédération helvétique en exercice, de passage à Pékin, déclare servilement qu’il faut « tirer un trait » sur le massacre de Tian’anmen, il incite aussi vivement à la pique que lorsque le président chinois à vie Xi Jinping donne aux Occidentaux plus ou moins pleutres, au forum économique de Davos, des leçons de libre échange. Mais cette entrée en matière « politique » ne tarde à déboucher, dans mon libelle, sur une réflexion beaucoup plus générale opposant ces « chinoiseries » très réelles à ce que j’appelle les Chinois virtuels que nous devenons tous peu ou prou. 

    L.M. : - Vous distinguez nettement, en effet, le Chinois virtuel du Chinois «plus que réel». Qu’est-ce à dire plus précisément ? 

    JLK: - Nous nous sommes écrits des billets bleus et verts, chère Livia, pendant plus de cinquante ans, et désormais nous « échangeons » par MESSENGER ou par SKYPE, et d’un CLIC nous « partageons » sur FACEBOOK. C’est ce que j’appelle devenir des Chinois virtuels. Par l’extension de la machine et par sa soumission à l’Empire commercial, quel qu’il soit. Je ne parle donc pas du Péril Jaune mais d’une uniformisation virtuelle qui, par la multiplication des images lisses et des mots sans chair, nous coupe de ce que j’appelle le plus-que-réel. Il va de soi que le massacre de Tian’anmen, ou la catastrophique pseudo-révolution pseudo-culturelle et ses millions de victimes, ne sont que des images symboliques, mais renvoyant à des faits combien réels. Plus-que-réels, mais qui ont été et continuent d’être niés, sauf par les esprits libres que je cite – un Simon Leys dans Les habits neufs du Président Mao,ou un Jean Pasqualini dans Prisonnier de Mao que lisait mon père dans les années 70 alors que je me débarrassais, de mon côté, de mes illusions de progressiste virtuel marxisant…

    L.M: - Vous prétendez que vous avez cessé d’être gauchiste en mai 68 après avoir vu de près les barricades parisiennes. N’est-ce pas un raccourci ?

    JLK: - Bien entendu. Je me suis éloigné du progressisme en m’efforçant de parler son langage, que j’ai vite ressenti comme une langue de bois, et surtout, à 19 ans, donc en 1966, en découvrant le socialisme réel en Pologne et l’usine à exterminer d’Oswiecim – Auschwitz en bon allemand. Mais j’ai mis bien plus longtemps à me défaire de toute idéologie, gauchiste ou réactionnaire, et c’est essentiellement contre l’idéologie que je ferraille dans ce nouveau livre…

    L.M. : Qu’entendez-vous exactement par idéologie ? 

    JLK: Disons que c’est l’usage des idées soumis à tel ou tel système religieux, philosophique, politique, social ou commercial, plus généralement : utilitaire. L’idéologie marque la pétrification de la pensée. Tout langage argumentatif y succombe. La poésie seule y échappe, sauf quand elle retombe dans le prône, le catéchisme religieux ou politique ou la publicité. 

    L.M.: Vous vous en prenez violemment à ceux que vous appelez les jobards de l’intelligentsia parisienne, chantres du maoïsme dans les année 70, Sollers et consorts…

    JLK: - L’épisode de la visite de la bande de la revue parisienne Tel Quelen Chine maoïste, relaté sans aucun recul par Julia Kristeva dans Les samouraïs, est en effet un moment emblématique de l’aveuglement des idiots utiles occidentaux, immédiatement pointé par Simon Leys, l’exemple à mes yeux de l’intellectuel intègre, mais traîné dans la boue par Le Monde où il était taxé d’agent d’influence américain. Philippe Sollers est retombé sur ses pattes avec l’habileté acrobatique qu’on lui connaît, mais un Alain Badiou n’en démord pas et les témoignages accablants sur cette époque se sont multipliés.

    L.M.- Passons donc à la Chine plus que-réelle de Xi Jinping, que vous évoquez à propos du roman China Dreamde l’exilé Ma Jian…

    JLK: - Oui, et là encore c’est au très regretté Simon Leys que je suis gré d’avoir découvert cet auteur, dont la satire du bonheur chinois actuel est carabinée, à la fois déchirante et salubre. Ma Jian est certes un intellectuel de haut vol, mais c’est d’abord un écrivain en pleine pâte, et c’est en quoi il relaie les fables contre-utopiques de Zamiatine (Nous autres), des Anglais Aldous Huxley (Le meilleur des mondes), et George Orwell (La ferme des animaux et 1984) ou du Polonais Witkiewicz (L’Adieu à l’automne etL’Inassouvissement), en travaillant sur la langue de bois du néo-communisme hyper-capitaliste de la Chine actuelle, avec laquelle la Suisse prétendument hyper-démocratique fricote par « pesée d’intérêt », comme elle fricote avec l’Arabie saoudite en fermant les yeux sur l’assassinat de Jamal Khashoggi…

    L.M.: - Avez-vous honte d’être Suisse ? 

    JLK: - Pas plus que vous ne devez avoir honte d’être Italienne, bonne femme et restée bien belle. D’ailleurs je ne sais pas trop ce que signifie «être Suisse» dans un pays aussi composite que l’Europe où le paraître compte plus, en nombre, que l’être, et je sais assez quelles tueries séculaires, religieuses ou politiques, claniques ou idéologiques de tous bords ont abouti à cette entité viable qu’est la Suisse réelle d’aujourd’hui, que j’aime de plus en plus…

    1. Nous sommes tous des auteurs cultes

    Livia Mattei:- Après la massification collectiviste, vous vous en prenez à l’idolâtrie publicitaire. Mais où et quand est apparu selon vous ce qu’on appelle l’auteur culte, voire cultissime ?

    JLK.- Il me semble que le lancement du jeune Raymond Radiguet, vendu dans les années 1920 comme un savon par Grasset, annonce la couleur, en phase avec la première idolâtrie hollywoodienne d’importation. Le personnage devient plus important que son œuvre, ou plutôt son image fantasmée, comme celle de Sagan en voiture de sport. 

    L.M.: - Le type de succès même immense qu’ont connu un Victor Hugo ou un Edmond Rostand change alors de nature par le truchement de la publicité et des médias...

    JLK: - Exactement, et le culte à l’américaine fabrique des mythes à foison qui seront recyclés dès les années 1960 par des modes impliquant les écrivains autant que les stars du cinéma ou de la chanson. Curieusement cependant les livres cultes et les auteurs cultes ne sont pas forcément les plus lus du grand public, notamment en France où un certain sens de la qualité et un certain snobisme font encore le tri avant le règne de la seule quantité. Un Henri Michaux est célébré comme un auteur culte à sa mort : quinte pages dans Libé ! C’est dire! 

    L.M.: - Vous amorcez votre aperçu des auteurs cultes contemporains avec Joël Dicker. Pourquoi cela ?

    JLK: - Parce que la success story de ce wonderboy suisse idéalement mal rasé me semble emblématique. D’abord du fait de l’indéniable talent de storytellerdu jeune auteur, dont le premier succès est due aux libraires et aux lecteurs plus qu’à la publicité et aux médias , ensuite par le formatage du deuxième roman au niveau d’une série aussi niaise que fade, même si l’habileté technique y était encore. Mais tel est bien l’auteur culte des temps qui courent: c’est un habile. Votre Umberto Eco en est d’ailleurs un exemple probant, en plus smart que notre mini-Federer feuilletoniste... 

    L.M.:-Selon vous Joël Dicker ne serait pas un écrivain mais plutôt un écrivant...

    JLK: - De fait, je reprends la distinction faite par Audiberti entre écrivains - auteurs de pleine pâte qui imposent un ton unique -, écriveurs- gens de plume faisant le meilleur usage de la langue mais sans originalité foncière, et écrivants qui usent d’un langage standard et fabriquent souvent des livres plus vendables que maints écrivains. On ne fera pas de ce classement un système, mais ça peut aider à un repérage graduel qui se perd aujourd’hui faute d’esprit critique ...

    L.M : - Vous donnez ensuite l’exemple d’Anna Todd et de ses sex-sellersvendus par millions...

    JLK: - C’est le fond de la nullité à succès, sur la base d’un journal de collégienne publié sur Internet, plébiscité par des millions de gamines et récupéré par un grand éditeur américain d’un opportunisme typique. Plus indigente qu’une Barbara Cartland, la bimbo texane préfigure le degré zéro du feuilleton ou la notion même d’auteur n’a plus de sens. L’obsession sexuelle n’y est d’ailleurs plus qu’une sanie de compulsion puritaine mais ça cartonne chez les zombies...

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    L.M. : - Et voici Michel Houellebecq. Tout autre animal !

    JLK: - Et sûrement un écrivain, ça ne fait pas un pli, avec un ton et une tripe sans pareils. Vaut-il pour autant l’appellation d’ écrivain national comme l’a tiré récemment un magazine de la droite française ? Pauvre France alors : «pays défait» comme l’appelle Pierre Mari dans une salutaire lettre ouverte aux élites présumées et autres importants de l’insignifiance établie... Et poète, comme on l’a intronisé ? Mais quelle poésie de gadoue si l’on excepte quelques rayons sur la poubelle genre Bukowski chez les Deschiens. Cela étant le lascar est un médium social et psychologique remarquable, et son observation portée sur le langage actuel et les faux semblants idéologiques et culturels est d’une pertinence unique. Et puis il n’a cessé d’évoluer, et son bilan dermatologique semble s’améliorer...
    Mais grand écrivain ? Comparez sa phrase et sa poétique à celles de Céline ou Proust, à Bernanos ou à dix autres stylistes du niveau d’Audiberti ou de Paul Morand, Giono ou Jacques Chardonne et revenons à la considération fine du degreehiérarchique chère à Shakespeare, etc.

    L.M.: - Vous prenez aussi la défense de l’auteur culte norvégien Karl Ove Knausgaard, contre ses détracteurs français, dont un Pierre Assouline...

    JLK: - On a parlé à son propos d’un Proust norvégien, ce qui fait bondir nos chers Parisiens, qui le réduisent au rang d’un graphomane à santiags, ce qui me semble injuste même si son immense journal intime n’a rien de la tenue poétique de la Recherche ni de l’extraordinaire densité de l’univers proustien. Mais l’hypermnésie de son récit a bel et bien quelque chose de proustien, même si l'auteur lui-même se défend de cette écrasante comparaison, et je lui trouve une remarquable honnêteté dans son approche des êtres et un charme de vieux jeune homme plein de tendresse.

    L.M. : - Enfin vous vous moquez plutôt de cette étiquette d’auteur culte ...

    JLK: - Et comment, carissima ! Culte de quoi ? Plutôt cuculte, pour singer Gombrowicz ! Et qui en décide ? Voyez et concluez,  en n’oubliant pas de tirer la chasse d’eau !

    3. Nous sommes tous des rebelles consentants

    Livia Mattei : - Avec ce troisième chapitre, vous abordez le thème contemporain du simulacre, maintes fois traité par Philippe Muray, et vous introduisez quelques personnages de la comédie médiatico-littérature de votre cru. 1958881849.2.jpeg

    JLK : Philippe Muray, et avant lui un Jean Dutourd – un peu plus à droite – ou un Jacques Ellul – plutôt libéral protestant-, ont eu le mérite, dans le sillage du tonitruant Léon Bloy de l‘increvable Exégèse des lieux communs, de montrer, dans les formules du langage quotidien, comment est vécu et parlé le simulacre des nouveaux bien pensants. Bloy s’en prenait au bourgeois matérialiste et philistin, remplacé aujourd’hui par les faux rebelles qui prétendent « vivre dangereusement », si possible en « bravant les tabous ». Les fameux « bourgeois bohèmes », dits aussi « bobos » - dont on nous rebat un peu trop les oreilles à mon goût vu qu’il y a aussi plein de gogos dans les anti-bobos -, figurent cette posture du pseudo-rebelle célébrant tout ce qui « dérange ». Or j’ai trouvé, dans les rédactions que j’ai fréquentées, et surtout depuis ces vingt ou trente dernières années, les plus belles incarnations du genre. C’est ce qui m’a donné l’idée d’animer, dans un « open space » emblématique, quelques figures de ce petit théâtre de marionnettes sociales dont j’esquisse la satire sans trop forcer le trait…

    1. LM. :- Toute de même vous n’y allez pas avec le dos de la louche ! Vitre Douairière lettreuse, surveillante sourcilleuse du littérairement correct, ou votre Glandeur, dans le genre du journaliste culturel à tout faire du cynique et désabusé, ne sont pas dans un sac. C’est d’après modèle ?

    JLK. : - Pas vraiment. Ou disons qu’il y a plusieurs personnages en un. Sauf celui que j’appelle le Tatoué, qui est unique et dont vous retrouverez l’extravagante figure sur Internet au nom d’Etienne Dumont. Or lui ne donne pas dans le simulacre : d’ailleurs c’est presque un artiste à sa façon, et la critique d’art qu’il pratique est la moins « branchée » qui soit. Quant à sa rébellion, elle se limite à peu près, en littérature, à la célébration aveugle du style de Jean d’Ormesson. Perversion sublime !

    L.M. : - En matière de perversion, et pour en revenir au simulacre, c’est surtout le diluement de l’esprit critique que vous pointez sous les dehors d’un nouveau conformisme. 

    JLK :- Il faut (re)lire aujourd’hui la Lettre ouverte à ceux qui ont passé du col Mao au Rotary, de Guy Hocqenghem, datant de 1986. Cinq ans avant de mourir du sida, Hocqenghem fait le procès des rebelles de sa génération, de Cohn-Bendit à Finkielkraut en passant par Jack Lang, Serge July, BHL, Duras et bien d’autres. Mais les générations suivantes ont-elle tiré profit de cette amère missive ? Bien sûr que non…

    L.M. : - Vous refaites aussi la trajectoire qui part du culte de Che Guevara, le révolutionnaire, à la mode des t-shirts ou des posters à la gloire de ce pseudo-messie politique.        

    JLK :  - Et tout le folklore pseudo-rebelle, tout le micmac politico-commercial, et le putanat d’une culture prétendue « décalée » alors qu’elle obéit à tous les poncifs politiquement corrects et au triomphe de l’habileté creuse. À cet égard, le personnage que j’appelle l’Agitée, dans mon « open space » fictif, représente exactement ce nouvel avatar d’un journalisme culturel aux ordres des plans commerciaux de l’édition ou de la distribution cinématographique, revenant en somme à une sorte d’agent de publicité, non sans se dire rebelle évidemment au commerce et à l’industrie… Il va de soi que l’Agitée a son équivalent masculin dans les magazines et es radios, les librairies où elle et il multiplient les coups de cœur imposés par la tendance du moment, tout étant de plus en plus tendance et de plus en plus « du moment »…    

     

    1. Nous sommes tous des caniches de Jeff Koons

     

    Livia Mattei : - Le quatrième chapitre de votre libelle, consacré à l’art dit contemporain, même s’il n’en représente qu’une partie, démarre à fond de train puisque vous y taxez Jeff Koons, le plus grand «vendeur» actuel de charlatan…

    JLK : - Charlatan est bien le mot dans l’absolu que représente l’Art méritant une majuscule et une révérence point forcément pieuse mais non moins sincère, de Lascaux à Nicolas de Staël, mais vous aurez remarqué que je nuance le terme en présentant notre ami Jeff comme un manager capable et un spéculateur cynique aussi avisé que le bateleur actuel de la Maison-Blanche. En fait, plus que cet habile crétin milliardaire qui a su recycler à sa façon toutes les resucées pseudo-avant-gardistes de son époque, dans la lointaine filiation de Marcel Duchamp ou sur les traces plus récentes de Warhol & Co, ce sont ses laudateurs extraordinairement complaisants que je vise, galeristes en vue ou conservateurs, critiques ou historiens d’art, qui ne cessent de glorifier ses babioles de luxe, jusqu’à la dernière enchère du Balloon Dogvendu à plus de 55 millions de dollars. Je vise les pontes de Beaubourg ou de la Fondation Beyeler qui se foutent du public avec des hymnes d’une vacuité prétentieuse sans pareils, et toutes celles et tous ceux qui en rajoutent comme à propos d’un Damian Hirst et de pas mal d’autres stars momentanées du Marché de l’Art. Faites un tour dans les archives de la Toile et vous verrez que pour un Jean Clair, lucide et implacable connaisseur à qui on ne la fait pas, la majorité des commentateurs se couchent…

    L.M. - Votre premier coup de gueule date de 1992, à Lausanne. C’était encore du temps de notre délicieuse Cicciolina…

    JLK : - C’était l’hiver, il faisait froid, nos amies les Brésiliennes ou les Roumaines se les gelaient sur les trottoirs de l’ancien quartier industriel du Flon, et c’est là, dans un ancien atelier de tanneur recyclé en loft de luxe, j’ai découvert, au milieu de toute une société de snobards de nos régions, les fellations ravissantes et les sodomies reluisantes de Jeff et sa putain mauve, traité en délicates teintes sulpiciennes, à 75.000 dollars la pipe et 150.000 dollars le caniche de bois polychrome, la truie ou la verge du Maître en matière polymère…

    L.M.- Vous étiez alors chroniqueur littéraire à 24 Heures,mais vous avez commis un édito d’humeur qui vous a presque valu un procès…

    JLK : - Comme je traitais la galerie de porcherie modèle et plaignais les péripatéticiennes de la rue voisine moins bien traitées, l’épouse de trader new yorkais qui tenait la boutique a failli me traîner en justice, mais un abondant courrier de lecteurs m’a valu d’y couper, alors même qu’un artiste branché de la place me taxait de censeur à la Goebbels. Mais ça n’est qu’un début anecdotique, avec la série porno de Made in Heaven, après laquelle Jeffie allait frapper beaucoup plus fort « à l’international »…  

    L.M. – Ce qui me touche, c’est que vous parlez surtout, entre vos diatribes, de l’Art qui vous tient à coeur…

    JLK : Je ne suis pas un spécialiste ni un critique d’art, mais j’aime la peinture depuis l’âge de treize ou quatorze ans, quand j’ai découvert les coulures vert sombre ou les moires à multiples noirs des murs de Paris d’Utrillo, et un bon prof à lavallière m’a entraîné ensuite dans les jardins provençaux de Cézanne, les jardins marins de Gauguin et les jardins méditerranéens de Bonnard, et c’était parti pour rencontrer un jour Joseph Czapski et devenir l’ami de Thierry Vernet, très humbles et très admirables artistes partageant en outre une admiration presque sans bornes pour l’un des derniers représentants de la grand peinture occidentale en la personne de Nicolas de Staël. Donc au pamphlet s’oppose l’exercice amoureux…

    L.M. - Comme vous rappelez le conformisme des pseudo-rebelles, dans le chapitre précédent de votre libelle, vous vous en prenez à ce qu’on pourrait un nouvel académisme à verni progressiste, consacré par des collectionneurs fortunés et répertorié comme dans une Bourse…  

    JLK :- Jean Clair, dans cet essai salubre qui s’intitule L’Hiver de la culture, décrit assez exactement le processus qui a permis à un pseudo-artiste comme Jeff Koons - dont on peut rappeler qu’il a fait lui aussi ses débuts comme trader à Manhattan -, de développer ses sociétés de bricolage de luxe « à l’international », citant ce bunker bâlois, nommé le Schaulager, où sont stockées les œuvres les plus intéressantes du point de la spéculation, au gré des décideurs qui manipulent le Marché de l’Art à leur guise. En Suisse, nous avons ensuite de sports-francs qui facilitent le transit de ces « produits structurés » en 3 D, si j’ose dire.  Tout cela pour convenir, carissima Livia, que le prétendu progressisme de Jeff Koons, si proche du peuple  n’est-ce pas, célébré par l’impayable Bernard Blistène, lors de la rétrospective Koons à Beaubourg relève de la pure foutaise…

    L.M. : Après Lausanne, Bilbao, Versailles, Beaubourg et Bâle, vous revenez en votre pays pour administrer une taloche posthume au très officiel influenceur local que fut Pierre Keller en terre vaudoise…

    JLK : Bah, c’est en effet le serpent qui se mord la queue, et je ne vais pas cracher sur le joli cercueil de Pierre Keller décoré par le plasticien millionnaire John Armleder, mais le fait est que, des pissotières de Los Angeles, constituant son premier sujet de photographe-plasticien, au culs de chevaux et autres étapes dans le pseudo-conceptuel, avant sa vraie carrière de manager post-scolaire et de notable concélébré par tous les amateurs de vins et de beaux discours, ce Vaudois parfaitement aligné, jusque dans sa gay-attitude joviale, n’aura pas manqué de célébrer verbalement les idoles du Marché de l’Art que sont devenus un Jeff Koons ou un Damian Hirst, proclamant lui-même en tant que fondateur et directeur de l’ECAL Ecole cantonale d’art de Lausanne)  : « Avant de leur apprendre à devenir artistes, j’apprends à nos élèves à se vendre »…   

     

    1. Nous sommes tous des délateurs éthiques

     Livia Mattei : - Après les faux rebelles et les faux artistes, vous vous en prenez aux moralistes à la petite semaine, et là ça semble vous faire plus mal, non è vero caro ?

    JLK : - On ne peut rien vous cacher, et c’est vrai que ce chapitre m’a donné pas mal de fil de fer barbelé à retordre vu que le sujet de la dénonciation est aujourd’hui aussi compliqué que délicat. Mais je le devais à Pierre-Guillaume, qui est devenu mon ami principal en un peu plus d’une année et qui a subi, à travers l’un de ses auteurs, un épisode de lynchage médiatico-littéraire d’une indescriptible violence…

    L.M. - Vous voulez parler de Richard Millet… 

    JLK : - Précisément. Un auteur que je connaissais assez mal alors que j’ai dans ma bibliothèque plusieurs de ses livres, et qui m’avait un peu agacé avec ses prises de positions publiques sur la mort du roman et la nullité de la littérature française actuelle. J’avais en outre lu, avec un réel intérêt, son essai intitulé Langue fantôme, où il évoque le délabrement de la langue et du style, et son « éloge littéraire » d’Andres Breivik, malgré son titre évidemment choquant au lendemain de l’ignoble massacre d’Utoya, ne m’était pas apparu pour autant comme une défense du terroriste en question, mais je n’avais guère suivi « l’affaire Millet » que de loin, et voilà que Pierre-Guillaume me raconte en détail ce qu’il en a été et m’offre  Ma vie entre les ombres, admirable roman de chair et de terre qui me ramène à La Confession négativeet me fait réviser mon jugement avec pas mal de bémols sur le côté parano et catastrophiste des essais de l’auteur, tel L’Opprobre

    L.M.- Richard Millet n’occupe cependant qu’une partie de votre réflexion sur la délation, qui remonte pour vous en enfance…    

    JLK. - J’en ai même fait une affaire personnelle, et c’est en quoi mon libelle est autre chose qu’un pamphlet, puisque j’y implique mon infime personne, évoquant la honte que j’ai éprouvée, à dix ans, dans une chambre d’hôpital partagée avec une vingtaine de jeunes lascars très bruyants, après que j’ai alerté la veilleuse de nuit pour qu’elle fasse taire ces emmerdants qui empêchaient de dormir le petit martyr que j’étais au lendemain de mon opération. J’avais dénoncé et plusieurs jours durant j’ai subi le juste mépris de mes compagnons, et le plus fort est que je leur ai donné raison, et le résultat est que j’en ai tiré depuis un onzième commandement personnel : tu ne cafteras point…

    L.M. : - Vous ne mettez pas pour autant en cause la dénonciation pour juste cause…

    JLK : - J’ai été un lecteur du Canard enchaînédepuis l’âge de 14 ans et ne renie rien des mes indignations, mais la délation est autre chose, et j’en donne des exemples précis…

    L.M : - Vous rappelez le sort subi par votre ami Dimitrijevic, dont vous ne partagiez pas pour autant la passion nationaliste…

    JLK : - Je me suis éloigné de Dimitri pendant quinze ans, mais jamais ne l’ai dénoncé dans mon journal, et ce sont des raisons humaines bien plus que politiques qui m’ont éloigné de lui. En revanche, j’ai trouvé infâme l’attitude de certains, à commencer par le littérateur Yves Laplace, dans un livre hideux, qui l’a accablé et a vilipendé L’Âge d’Homme en se la jouant justicier vertueux. Par ailleurs, il est très intéressant de voir, à ces moments-là, le délateur sortir du bois – on en apprend alors un peu plus sur l’abjection humaine.

    L.M. Vous citez aussi le cas étonnant du cinéaste Fernand Melgar traîné dans la boue par « la profession » alors qu’il dénonçait lui-même les dealers de rue à Lausanne…

    JLK : - On peut discuter de la façon un peu maladroite de Melgar de s’en prendre sur Facebook, avec des images non floutées, aux dealers illico assimilés à des victimes par les nouveaux bien pensants, et j’ai trouvé répugnante la lettre collective le dénonçant, mais un autre procès, non moins ignoble, lui avait été intenté au festival de Locarno quelques années plus tôt par le président portugais du jury Paulo Branco - la vertu socialisante incarnée , qui avait taxé son film Vol spéciald’ouvrage fasciste au motif qu’il ne dénonçait pas assez les petits fonctionnaire suisses chargés d’encadrer les requérants d’asile déboutés. Il va de soi que le film en question n’est en rien fasciste, mais Branco illustrait parfaitement les relents de stalinisme de sa génération… Tout ça fait mal quand on pense que Melgar est l’un de nos cinéastes qui documente la réalité d notre pays avec le plus d’attention et non sans sensibilité plutôt « de gauche »…

    L.M : - Vous abordez aussi, sans trop vous y attarder, à la vague de dénonciations découlant de l’abus sexuel, et là encore vous y allez d’anecdotes personnelles…  

    JLK : - De fait, je me sens pas du tout à l’aise dans ce qui se veut un immense et salutaire débat, et je comprends tout à fait que nos filles abondent dans les sens des indignées pour les motifs qu’on sait ;  j’évoque d’ailleurs en passant le classique épisode de l’adolescent mignon pris en auto-stop par un adulte barbu et couillu qui lui   fait des propositions, puisque je l’ai vécu,   ou cet épisode familial qui nous a forcés à traîner un abuseur caractérisé au procès où il a écopé de quatre ans de prison, mais je me méfie des grand mouvements de vertu collectifs, des gesticulations dans un sens ou l’autre, de l’utilisation opportuniste de ces nobles causes et de tout ce que camoufle ce vertueux combat en matière de ressentiment ou de vengeance. Je ne sais pas… J’ai lu il y a quelque temps Mon père, je vous pardonne, le témoignage de Daniel Pittet qui, enfant de chœur issu de famille défavorisée, se faisait violer quatre ans durant par le curé Joël Allaz de si bonne réputation, et le fait est  que Daniel Pittet a dénoncé et fait reconnaître d’autres crimes trop souvent enterrés, et comment le lui reprocher ? Cependant je persiste à croire que la délation est autre chose, et la figure humaine du corbeau me reste odieuse, allez savoir pourquoi…

    L.M. Ne comptez pas sur moi pour vous répondre, caro, et reprenons donc plutôt un verre de cet excellent Brunello di Montalcino…

     

    1. Nous sommes tous des poètes numériques

     Livia Mattei : - Il me semble ressentir, dans ce chapitre où vous en prenez à la banalisation de la poésie, autant qu’à ses aspects guindés voire prétentieux, une implication très personnelle, voire affective, de votre part…

    JLK : - Je tiens en effet à ce chapitre plus qu’à tous les autres, qui achoppe au  noyau de la littérature de tous les temps et de partout, d’abord à l’oral puis à l’écrit. Je me suis adonné sans conseil ni pression de quiconque, entre l’âge de 13 et de 15 ans environ, à l’exercice d’apprendre par cœur des milliers de vers dont j’empruntais le contenu à une vaste anthologie de la Guilde du livre trouvée dans la bibliothèque paternelle, avec une préférence marquée pour la poésie imprégnée de sentiments délicats de Verlaine et de Musset, tous deux musiciens de la langue s’il en fut, mais aussi de Baudelaire et avant lui du sommital Victor Hugo dont Audiberti affirme qu’après lui plus grand chose ne résiste, et des choses d’Apollinaire ou plus longues de Saint-John -Perse dont ce vers qui ne veut rien dire me reste en mémoire : « Les spasmes de l’éclair sont pour le ravissement des princes en Tauride…

    - Vous écriviez-vous-même de la poésie ?

    JLK : - Non, du tout, ou alors plus tard, quand je me suis passionné pour l’œuvre de René Char, très riche elle aussi en beaux morceaux obscurs, sinon macaroniques voire incompréhensibles à la façon surréaliste, dont je retenais surtout la sensualité tellurique et les aphorismes tranchants ou lumineux, à quoi je m’essayais à mon tour. Entretemps j’avais oublié tout ce que j’avais appris par cœur, mais l’attention la plus vive à la matière et à la musicalité de la langue m’est restée, ressurgie quand j’ai découvert le lyrisme inouï d’un Charles-Albert Cingria, qui n’a pas pondu le moindre vers mais qui écrit et décrit le monde en poète inspiré, en rupture instinctive avec le « voulu poétique »…

    L.M. – Le Printemps de la Poésie, que vous attaquez immédiatement dans ce chapitre, c’est du « voulu poétique » ?

    JLK. -C’est forcément du « voulu poétique » à partir du moment où l’institution plus ou moins étatique s’impose en subventionnant toute sorte d’actions visant à visibiliser du « voulu poétique » sur les murs de Paris ou dans les couloirs des piscines de province, et je brocarde immédiatement l’Université de Lausanne qui fait de son Printemps de la poésie une opération marketing avec cheffe de projet et flopée d’« events ».

    L.M. :-Vous êtes contre la popularisation de la poésie ?

    JLK : - Pas du tout, au contraire, mais le « voulu poétique » est le contraire de la poésie, tant au dévaloir quotidien des réseaux sociaux où le moindre coucher de soleil et le moindre état d’âme font ruisseler les sentiments sentimentaux de pacotille, qu’au pinacle de la prétention « poéticienne ». Il existe en effet, ma chère Livia, dans les universités en train de « réseauter » la poésie du monde entier, des unités, voire des pôles de « poéticiennes » et de « poéticiens » qui se prennent très au sérieux – et j’évoque la terrible gravité d’un de ces « poéticiens», du nom de Philippe Beck, ponte respecté de l’institution littéraire française au plus haut niveau et dont je détaille les perles du recueil intitulé Dans de la nature, d’une prétention pseudo-novatrice et d’une nullité musicale confinant au plus haut comique. D’un côté, vous avez donc le « voulu poétique » affligeant du tout-venant numérique, et de l’autre celui des élites se congratulant entre « frères » et « sœurs » de la congrégation poétique où, soit dit en passant, les faux modestes et les vrais teigneux s’affrontent plus fielleusement que dans aucune autre sphère du milieu littéraire.

    L.M. : - Mais là encore, carissimo, vous ne vous en tenez pas aux piques, puisque la vraie poésie vous tient à cœur…

    JLK : - Je ne sais pas plus que vous ce qu’est exactement la « vraie poésie », mais je sais distinguer, je crois, ce qui n’en est pas.  Je cite, à ce propos, un extrait d’un essai d’Adam Zagajewski, poète polonais qui est de de ceux aujourd’hui qui me touchent le plus, et qui formule la même perplexité. Je cite aussi le pamphlet de Gombrowicz Contre la poésie, qui sait lui aussi ce qui n’est pas de la poésie mais dont je crains qu’il ne m’apprenne rien de bien intéressant sur la « vraie » poésie, au contraire d’un Mandelstam ou d’un Brodsky, d’un Yves Bonnefoy ou d’un Claudel qui sont à la fois poètes et penseurs de la poésie sans poser aux « poéticiens ».  

    L.M. : La poésie est-elle traduisible ? Vous citez un poème de Zagajewski traduit en italien, puis un autre en français. Pensez-vous que l’un ou l’autre restituent la version polonaise ?

    JLK : - Probablement pas, mais ce que me disent ces poèmes traduits me touche plus que d’innombrables poèmes composés en vers libres ou réguliers français, et je lis le Canzoniere d’Umberto Saba, votre voisin triestin, dans sa jolie version manuscrite italienne avant de consulter la traduction française pour corriger ou compléter  le texte dont j’ai goûté la musique sans percevoir mainte nuances et détails. 

    L.M. - Que pensez-vous de l’appréciation d’un Michel Houellebecq, qui prétend que la poésie de Prévert est d’un « con ».

    JLK : - Je pense que c’est le jugement d’un occasionnel imbécile, lui-même très mauvais poète et jugeant Prévert sous l’aspect de son petit message anar plus que de son lyrisme réel. Houellebecq intronisé dans la collection Poésie de Gallimard, c’est de la pure foutaise, même si quelques-unes de ses strophes ont un certain charme déglingué à la Bukowski, ceci dit je trouve que les romans de l’amer Michel découlent bel et bien d’une certaine « poétique », qi n’a rien précisément de « voulu poétique »…

    L.M. - Voulez vous enfin, à l’heure du limoncello. Nous citer ce que vous tenez pour un beau poème. 

    JLK. Mais bien volontiers, et je le cite d’ailleurs in extenso dans la foulée de mon libelle, que j’emprunte au très pur et très nervalien  poète romand Edmond-Henri Crisinel, et qui s’intitule La Folle.    

     

    « Elle a les cheveux blancs, très blancs. Elle est jolie
    Encore, dans sa robe aux chiffons de couleur.
    Elle emporte, en passant, des branches qu’elle oublie :
    Les jardins sont absents et morte est la douleur.
    Elle a des yeux d’enfant qui reflètent les jours,
    eaux transparente où passe et repasse une fuite.
    Sa sagesse est donnée avec des mots sans suite. 
    Des mots divins qui vont mourir dans le vent lourd ».

     

    1. Nous sommes tous des zombies sympas

    Livia Mattei : - Le dernier chapitre de votre libelle achoppe, plus encore que les précédents, aux pires aspects de la crétinisation contemporaine, du feuilleton des Kardashian  aux expositions « artistiques » de cadavres plastinés importés de Chine, entre beaucoup d’autres exemples. Cependant, comme votre concept du « Chinois virtuel », vos « zombies » englobent une humanité en déroute qui ne se borne pas aux « freaks » du cinéma américain...

    JLK :-  Le premier titre du libelle était « Nous sommes tous des génies sympas », par allusion à l’idéologie du tout-culturel chère à Jack Lang, notamment, qui proclamait que tout un chacun est un Rimbaud ou un Mozart en puissance et que le street artdes tags vaut bien les fresques de la Renaissance.  Puis, en me rappelant la jeunesse californienne dorée et dévertébrée que décrit Bret Easton Ellis dans un recueil de nouvelles paru en français sous le titre de Zombies, précisément, alors que le titre anglais était The Informers- et cela tombait au moment où je lisais l’espèce de journal rétrospectif autocritique de White, du même « auteur culte », qui disait en interview que les vrais maîtres d la Maison-Blanche étaient actuellement le clan glamour des Kardashian, milliardaires par excellence de l’empire du vide -, ainsi me suis-je dit que l’image du mort-vivant « sympa » serait mieux appropriée à l’évocation d’une humanité en voie de déshumanisation qu’une «star » de la philosophe américaine se félicite de voir accéder au stade suprême de l’épanouissement « naturel » sous forme de compost…

    L.M. : Vous achoppez au pire de la culture américaine, mais aussi au meilleur…

    JLK : - J’ai cité la géniale Annie Dillard dès le premier chapitre du libelle, et ce n’est pas pour me faire bien voir des néo-féministes d’outre-Atlantique, dont je ne sais d’ailleurs ce qu’elles pensent de cette étrange paroissienne imprégnée par la lecture d’Emerson et des hassidim, de Teilhard de Chardin et des traités de sciences naturelles, sans parler de ses multiples explorations personnelles aux quatre coins du monde. Ce dont je suis sûr est que la pensée d’Annie Dillard – et quand je dis pensée j‘englobe son écriture hautement poétique, ses récits de voyages et ses méditations, ses romans et ses observations sur toutes choses - est à mes yeux, aujourd’hui, l’une des plus vivifiantes et je dirai même l’une des plus belles, comme je  le dirai à propos de la pensée et de l’écriture de Cristina Campo que Pierre-Guillaume m’a fait découvrir récemment et à laquelle j’ai aussitôt adhéré: la pensée est portée par la beauté.  

    L.M.- Vous ne vous réclamez d’aucun système philosophique ?

    JLK :Hélas, dès que je perçois le système, j’ai la même réaction de rejet qu’envers l’idéologique : je décline poliment. Cela m’est même arrivé avec un penseur que j’estime du premier rang, à savoir René Girard, dont la théorie relative au mimétisme devient parfois trop systématique, comme je le regrette en lisant la suite de ses essais sur Shakespeare, dans Les feux de l’envie,si passionnant au demeurant. Mes philosophes sont tous des écrivains, et mes penseurs à peu près tous des poètes, de Pascal à Chestov, de Montaigne à Rozanov, ou de Sénèque à cet étonnant brasse-tout de Peter Sloterdijk, de Witkiewicz le catastrophiste à Cingria le psalmiste. Et la perception du monde d’un Tchekhov ou d’un Jules Renard, et leur simplicité toute limpide d’expression, m’ont accompagné dès mes 18 ans alors que l’étudiant raté que j’ai été bâillait aux explications du prof husserlien qui nous chantait de l’Hegel ou de l’Heidegger…

    L.M. – Vous vous flattez, cabotin que vous êtes, de n’être titré que de votre université buissonnière, mais ce dernier chapitre accorde un place notable au Sorbonnard Jean-François Braunstein, auteur de La Philosophie devenue folle paru à la fin de l’an dernier…

    JLK : J’ai reconnu en Jean-François Braunstein un honnête homme au sens le plus élevé, un prof comme j’eusse aimé en avoir à vingt ans au lieu des bonnets de nuit que j’ai subis ( ou bien apprendre la philo avec un Bachelard, un Jankélévitch ou un Gilson…), je l’ai d’abord rencontré en 3 D chez Yushi, à la table de Roland, ce venu par la suite un ami épistolaire après lecture et présentation de son ouvrage, mais mon enthousiasme n’a rien à voir avec du copinage : sa présentation polémique des dérives mortifères de la philosophie américaine et du nivellisme qu’elle opère au niveau des genres et des gens confrontés à la vie ou à la mort, est des plus toniques. Je ne connaissais mal ou que de loin les théories « starisées » d’un Peter Money, gourou délirant se faisant le chantre « scientifique » de la « pédophilie douce » et de « l’inceste consenti », ou d’une Donna Haraway flanquée de sa chienne Cheyenne qui m’a rappelé les dérives parascientifiques ou pseudo-mystiques d’un Philip K. Dick, et je sais donc gré à notre ami de nous avoir éclairés sur ces diverses théories qui me semblent préfigurer le monde nivelé des zombies… Il me suffit par ailleurs de lire trois pages de Judith Butler, une autre de ses cibles, dont l’écriture est un aussi illisible salmigondis que  celle d’un Bourdieu dans ses Méditations pascaliennes,pour m’en détourner autant que des absurdes excès « animalitaires » d’un Peter Singer… 

    L.M. : Quel rapport avec les Kardashian ?

    JLK :À mes yeux bien plus profond qu’on ne croirait, s’agissant d’une sorte de fuite de la vraie Réalité, à la fois mortelle et immortelle. Chez les Kardashian mondiaux je sens le zombie transhumaniste, comme dans les contes de fées flapies de la vieille Barbie  Donna Harraway je constate que le survivant est une tautologie. Sacraliser notre compost est la négation même de toute poésie, qui m’horrifie plus encore que la vision des sorcières botoxées du clan Kardashian devenu le clan des pilleurs de tombeaux de partout aux lèvres dégoulinantes de pétrole.

    L.M. - La poésie serait alors le contre-poison, plus que la philosophie ?

    JLK : - À condition de ne pas « poétiser » la réalité. Ludwig Hohl, génie suisse allemand mal embouché et peu porté à dorer la pilule, affirme que « Celui qui n’a pas vu qu’il est immortel n’a pas droit à la parole », et je trouve le même genre de paradoxes apparents chez une Simone Weil, dans La Pesanteur et la grâce, ou dans cette autre suite  d’essais d’Adam Zagajeski intitulée La Trahison et qui postule en passant que nous sommes tous, de naissance, des traîtres à notre vocation, laquelle est de ne rien faire d’autre que de  renaître  tous les matins et ressusciter comme si c’était Pâques, et c’est en effet Pâques tous les matins au ciel de la poésie, n’est-ce pas Livia ?

  • Ceux qui sont à la coule

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    Celui qui prend des nouvelles de la clairière / Celle qui laisse la radio allumée pour le chien /Ceux qui sont tellement informés qu' ils en deviennent informes  / Celui qui ne s'intéresse aux faits divers que pour en faire diverses listes / Celle qui a pris l'autre chemin sans donner de nouvelles / Ceux qui voulant tout savoir n'apprennent rien / Celui qui classe les dépêches par nombre de morts / Celle qui sait ce qu'entendait Voltaire en écrivant qu'il faut cultiver son jardin / Ceux qui notent tout ce qui échappe aux médias / Celui qui écrit que Michael Lonsdale a en lui "une espèce d'épaisseur de brouillard" / Celle qui a participé à la bousculade des colloques puis est devenue plus intelligente / Ceux qui ont entendu parler de L'évolution créatrice par leurs pères et de L'Archéologie dusavoir  à la disco / Celui qui absorbe tout et mérite par conséquent le surnom de Buvard que lui donne son ami Péluchet / Celle qui crache sur l'institution qui l'a nommée institutrice en matière de savoir non-institutionnel / Ceux qui citent Michel Foucaut pour "faire bien" et se montrer solidaires tant qu'à faire des déviants sans dévier pour autant de leur plan de carrière au contraire /Celui qui constate que le nouvel ordre moral de l'Entreprise suppose une contestation radicale de l'ordre établi sauf dans l'Entreprise / Celle qui s'est fait respecter de la gauche autant que de la droite en tant que dépositaire du secret de la crème Soubise / Ceux qu'on dit têtes de gondoles sans rire / Celui qui se rappelle le mot de Bernanos selon lequel "chaque époque a ses flatteurs" et se pique de les identifier sans les flatter / Celle qui dénonce le soft goulague de son éducation catholique dans une famille écrasante d'affection au motif que ses étudiants attendent d'elle une position radicale au niveau du rejet des vieilles structures enfin tu vois le genre de fille hyper libérée et tout ça  / Ceux qui fontl a UNE des supléments spéciaux du prêt-à-penser / Celui qui va vers l’amputation d’un pas résigné / Celle qui préfère les Brésiliens fessus / Ceux qui ont plus souffert sous la surveillance des chiennes de garde du Politiquement Correct que sous Ponce Pilate / Celui qui change l’eau des poissons qu’il met à bouillir pour la tisane de Maman Sirène / Celle qui a le délire joyce / Ceux qui n’ont jamais pris très au sérieux le petit Marcel comme ce fut le cas de sa Maman d’où ce gros machin compulsif qu’on appelle La Recherche/ Celui qui fait courir le bruit que ce n’est pas Houellebecq mais Beigbeder qui écrit les romances de Marc Levy / Celle qui écrit des poèmes minimalistes sous le pseudo de Julie Derrida / Ceux qui considèrent l’évolution de l’art contemporain comme une illustration de la théorie négentropique du fils illégitime de Kurt Vonnegut hélas happé trop jeune par un courant d’air de l’Espace/Temps, etc.               

    Peinture: Stanislaw Ignacy Witkiewicz

  • D'un lecteur l'autre

    À propos de L’échappée libre. Feuilleton critique.

     

    512.jpgPar Jean-Michel Olivier, écrivain.

     

    1.  Du journal au carnet

    L’entreprise monumentale de Jean-Louis Kuffer, écrivain, journaliste, chroniqueur littéraire à  24Heures,commence avec ses Passions partagées (lectures du monde 1973-1992), se poursuit avec la magnifique Ambassade du papillon (1993-1999), puis avec ses Chemins de traverse (2000-2005), puis avec ses Riches Heures (2005-2008) pour arriver à cette Échappée libre (2008-2013) qui vient de paraître aux éditions l’Âge d’Homme. Indispensable…

     

    Echappéejlk01.jpgCe monument de près de 2500 pages est unique en son genre, non seulement dans la littérature romande, mais aussi dans la littérature française (il faudrait dire : francophone). Il se rapproche du journal d’un Paul Léautaud ou d’un Jules Renard, mais il est, à mon sens, encore plus que cela. Il ne s’agit pas seulement, pour l'écrivain, de consigner au jour le jour des impressions delecture, des états d’âme, des réflexions sur l’air du temps, mais bien de construire le socle sur lequel reposera sa vie.

     

    À la base de tout, il y a les carnets, « ma basse continue, la souche et le tronc d’où relancer tous autres rameaux et ramilles. »

    Ces carnets, toujours écrits à l’encre verte et souvent enluminés de dessins ou d’aquarelles, comme les manuscrits du Moyen Âge, qui frappent par leur aspect monumental, sont aussi le meilleur document sur la vie littéraire de ces quarante dernières années : une lecture du monde sans cesse en mouvement et en bouleversement, subjective, passionnée, emphatique. 

     

    2. Une passion éperdue

    Ces carnets se déploient sur plusieurs axes : lectures, rencontres, voyages,écriture, chant du monde, découvertes.

    Les lectures, tout d’abord : une passion éperdue.

    Personne, à ma connaissance, ne peut rivaliser avec JLK (à part, peut-être, Claude Frochaux) dans la gloutonnerie, l’appétit de lecture, la soif de nouveauté, la quête d’une nouvelle voix ou d’une nouvelle plume ! Dans L’Échappée libre, tout commence en douceur, classiquement, si j’ose dire, par Proust et Dostoïevski, qu’encadre l’évocation touchante du père de JLK, puis de sa mère, donnant naissance aux germes d’un beau récit, très proustien, L’Enfantprodigue (paru en 2011 aux éditions d’Autre Part de Pascal Rebetez). On le voit tout de suite : l’écriture (ou la littérature) n’est pas séparée de la vie courante : au contraire, elle en est le pain quotidien. Elle nourrit la vie qui la nourrit.

    Dans ses lectures, JLK ne cherche pas la connivence ou l’identité de vuesavec l’auteur qu’il lit, plume en main, et commente scrupuleusement dans ses carnets, mais la correspondance.C’est ce qu’il trouve chez Dostoiëvski, comme chez Witkiewicz, chez Thierry Vernet comme chez Houellebecq ou Sollers (parfois). Souvent, il trouve cette correspondance chez un peintre, comme Nicolas de Stäël, par exemple. 

    2548761045-1.jpegOu encore, au sens propre du terme, dans les lettres échangées avec Pascal Janovjak, jeune écrivain installé à Ramallah, en Palestine. La correspondance,ici, suppose la distance et l’absence de l’autre — à l’origine, peut-être, de toute écriture.

     

    De la Désirade, d’où il a une vue plongeante sur le lac et les montagnes de Savoie, JLK scrute le monde à travers ses lectures. Il lit et relit sans cesse ses livres de chevet, en quête d’un sens à construire, d’une couleur à trouver,d’une musique à jouer. Car il y a dans ses carnets des passages purement musicaux où les mots chantent la beauté du monde ou la chaleur de l’amitié.

     

    Un exemple parmi cent : « Donc tout passe et pourtant je m’accroche,j’en rêve encore, je n’ai jamais décroché : je rajeunis d’ailleurs à vue d’œil quand me vient une phrase bien bandante et sanglée et cinglante — et c’est reparti pour un Rigodon.. On ergote sur le style, mais je demandeà voir : je demande à le vivre et le revivre à tout moment ressuscité, vu que c’est par là que la mémoire revit et ressuscite — c’est affaire de souffle et de rythme et de ligne et de galbe, enfin de tout ce qu’on appelle musique et qui danse et qui pense. »

     

    3. Aller à la rencontre

    Lire, c’est aller à la rencontre de l’autre. Peu importent sa voix ou son visage, que la plupart du temps nous ne connaissonspas. Les mots que nous lisons dessinent un corps, un regard singulier, une présence qui s’imposent à nous au fil des pages. Et la plupart du temps, c’est suffisant…

     

    Mais JLK est un homme curieux. Il dévore les livres,toujours en quête de nouvelles voix, passe son temps à s’expliquer avec ces fantômes vivants que sont les écrivains. Souvent, il veut aller plus loin. C’est ainsi qu’il part à la rencontre du cinéaste Alain Cavalier ou du poète italien Guido Ceronetti. Et la rencontre, à chaque fois, est un miracle. Correspondance à nouveau. Porosité des êtres qui se comprennent sans se vampiriser. JLK n’a pas son pareil pour nous faire partager, par l’écriture, ces moments de grâce.

     

    Unknown-1.jpegDans L’Ambassade du papillon et dans Les Passions partagées, il y avait les figures puissantes (et parfois envahissantes) de Maître Jacques (Chessex) et de Dimitri(l’éditeur Vladimir Dimitrijevic, , deux personnages centraux de la vie littéraire de Suisse romande. L’Échappée libre s’ouvre sur les retrouvailles avec Dimitri, l’ami perdu pendant quinze ans.

    Retrouvailles à la fois émotionnelles et difficiles, car le temps n’efface pas les blessures. Pourtant, JLK ne ferme jamais la porte aux amis d’autrefois et le pardon trouve toujours grâce à ses yeux. Brèves retrouvailles, puisque Dimitri se tuera dans un accident de voiture en 2011 avant que JLK ait pu vraiment s’expliquer avec lui. Mais pouvait-on s’expliquer avec le vif-argent Dimitri, dont la mort fut aussi dramatique que sa vie fut aventureuse ?

    D’autres morts jalonnent L’Échappée libre :Maurice Chappaz, Jean Vuilleumier, Gaston Cherpillod, Georges Haldas. Un âged’or de la littérature romande. À ce propos, les hommages que JLK rend à ces grands écrivains (trop vite oubliés) sont remarquables par leur érudition, leur sensibilité et leur intelligence. Et toujours cette empathie pour l’homme etl’œuvre, à ses yeux indissociables. 

     

    4. Les secousses du voyage

    Sans être un bourlingueur sans feu ni lieu (il est trop attaché à son nidd’aigle de la Désirade et à sa bonne amie), JLK parcourt le monde un livre à lamain. C’est pour porter la bonne parole littéraire : conférences sur Maître Jacques en Grèce ou en Slovaquie, congrès sur la francophonie au Congo,voyage en Italie pour rencontrer Anne-Marie Jaton, prof de littérature à l’Université de Pise, escapade en Tunisie avec le compère Rafik ben Salah, pour juger, de visu, des progrès du prétendu « Printemps arabe ». JLK voyagepour s'échapper, mais aussi pour aller à la rencontre des autres…

    Chaque voyage provoque des secousses et des bouleversements, et JLK n’en revient pas indemne.

     

    En allant au Portugal, par exemple, JLK se plonge dans un roman suisse à succès, Train de nuit pour Lisbonne de Pascal Mercier, qui lui ouvre littéralement les portes de la ville.

     

    Sitôt arrivé, il y retrouve le fantôme de Pessoa et les jardins embaumés d’acacias chers à Antonio Tabucchi. La vie et la littérature ne font qu’une. Les frontières sont poreuses entre le rêve et la réalité.

    Au retour, « le cœur léger, mais la carcasse un peu pesante », son escapade lusitanienne lui aura redonné le goût (et la force) de se mettre à sa table detravail. Car JLK travaille comme un nègre. Carnets, chroniques, « fusées » ou «épiphanies » à la manière de Joyce. Mais aussi le roman, toujours en chantier, le grand roman de la mémoire et de l’enfance qui hante l’auteur depuis toujours.

     

    « La mémoire de l’enfance est une étrange machine, qui diffuse si longtempset si profondément, tant d’années après et comme en crescendo, à partir defaits bien minimes, tant d’images et de sentiments se constituant en légendeset se parant de quelle aura poétique. Moi qui regimbais, qui n’aimais guère cesséjours chez ces vieilles gens austères de Lucerne, qui m’ennuyais si terriblement lorsque je me retrouvais seul dans ce pays dont je refusais d’apprendre la langue affreuse, c’est bien là-bas que j’ai puisé la matière première d’une espèce de géopoétique qui m’attache en profondeur à cette Suisse dont par tant d’autres aspects je me sens étranger, voire hostile. »

     

    Ce grand livre de la mémoire et des premières émotions, JLK le remetplusieurs fois sur le métier. Il s’appelle L’Enfant prodigue**, et le lecteur participe à chaque phase de son écriture, joyeuse ou tourmentée,exaltée ou empreinte de découragement. JLK nous raconte également lespéripéties de la publication de ce récit aux couleurs proustiennes, en un temps très peu proustien, assurément, obsédé de vitesse et de rentabilité.

     

    À ce propos, JLK rend compte avec justesse des livres, souvent remarquables, qui, pour une raison obscure, passent à côté de leur époque.Claude Delarue et son Bel obèse, par exemple. Ou les romand d’AlainGerber. Ou même la poésie cristalline d’un Maurice Chappaz. Sans parler d’unVuilleumier doux-amer. Ou d’un Charles-Albert Cingria, trop peu lu, qui restepour JLK une figure tutélaire : le patron.

     

    5. Suite et fin

    Cette brève plongée dans L’Échappée libre serait très incomplète si je ne mentionnais l’insatiable curiosité de l’auteur, vampire avéré, pour les nouvelles voix de la littérature — et en particulier la littérature romande.

    Même s’il n’est pas le premier à découvrir le talent de Quentin Mouron, il est tout de suite impressionné par cette écriture qui frappe au cœur et aux tripes dans son premier roman Au point d’effusion des égouts*. Oui, c’est un écrivain, dont on peut attendre beaucoup. De même, il vantera bien vite les mérites d’un faux polar, très bien construit, qui connaîtra un certain succès : La Vérité sur l’affaire Harry Québert**, d’un jeune Genevois de 27 ans, Joël Dicker. JLK aime allumer les mèches de bombes à retardement qui parfois font beaucoup de bruit…

    On peut citer encore d’autres auteurs que JLK décrypte et célèbre à sa manière : Jérôme Meizoz, Douna Loup ou encore Max Lobe, extraordinaire conteur des sagas africaines.DownloadedFile-3.jpeg Toujours à l’affût, JLK est le contraire des éteignoirs qui règnent dans la presse romande, prompts à étouffer toute étincelle, tout début d’enthousiasme, et qui sévissent dans Le Temps ou dans les radios publiques. Même s’il se fait traiter de « fainéant » par un journaliste deL’Hebdo (comment peut-on écrire une ânerie pareille ?), JLK demeure la mémoire vivante de la littérature de ce pays, une mémoire sélective, certes, partiale, toujours guidée par sa passion des nouvelles voix, mais une mémoire singulière, jalouse de son indépendante.

    Si cette belle Échappée libre s’ouvrait sur l’évocation du père et de la mère de l’auteur (sans oublier la marraine de Lucerne, berceau de la mémoire) et les retrouvailles émouvantes avec le barbare Dimitri, le livre s’achève sur la venue des anges. Une cohorte d’anges. images-3.jpegCes messagers de bonnes ou de mauvaises nouvelles, incarnés par les écrivains qui comptent, aux yeux de JLK, comme le singulier et intense Philippe Rahmy, « l’ange de verre », dont le dernier livre, Béton armé,qui promène le lecteur dans la ville fascinante de Shanghai, est une grâce.

    Dans ce désir des anges, qui marque de son empreinte la fin de cette lecture du monde, on croise bien sûr Wim Wenders et Peter Falk. On sent l’auteur préoccupé par ce dernier message qu’apporte l’ange pendant son sommeil. Message toujours à déchiffrer. Non pas parce qu’il est crypté ou réservé aux initiés d’une secte, mais parce que nous ne savons pas le lire.

    Lire le monde, dans ses énigmes et sa splendeur, pour le comprendre et le faire partager, telle est l’ambition de JLK. Cela veut dire aussi : trouver sa place et son bonheur non seulement dans les livres (on est très loin, ici, d’une quelconque Tour d’Ivoire), mais dans le monde réel, les temps qui courent, l’amour de sa bonne amie et de ses filles.

    Et les livres, quelquefois, nous aident à trouver notre place…

    L’Échappée libre commence le premier jour de l’an 2008 ; et il s’achève le 30 juin 2013. Évocation des morts au commencement du livre et adresse aux vivants à la fin sous la forme d’une prière à « l’enfant qui  vient ». Cet enfant a le visage malicieux de Declan, fils d’Andonia Dimitrijevic et petit-fils de Vladimir. C’est un enfant porteur de joie — l’ange qu’annonçait la fin du livre. « Tu vas nous apprendre beaucoup, l’enfant, sans t’en douter, Ta joie a été la nôtre, dès ton premier sourire, et mourir sera plus facile de te savoir en vie. »

    Toujours, chez JLK, ce désir de transmettre le feu sacré des livres !

    DownloadedFile-4.jpegChaque livre est une Odyssée qui raconte les déboires et les mille détours d’un homme exilé de chez lui et en quête d’une patrie — qui est la langue. L’Échappée libreexplore le monde et le déchiffre comme si c’était un livre. L’auteur part de la Désirade pour mieux y revenir, comme Ulysse, après tant de pérégrinations, retrouve Ithaque.

    Il y a du pèlerin chez JLK, chercheur de sens comme on dit chercheur d’or.Une quête jamais achevée. Un Graal à trouver dans les livres, mais aussi dans le monde dont la beauté nous brûle les yeux à chaque instant. 

    * Quentin Mouron, Au point d'effusion des égouts, Olivier Morattel éditeur, 2012.

    ** Joël Dicker, La Vérité sur l'affaire Harry Québert, de Fallois-l'Âge d'Homme, 2012. 

    Cette suite de séquences critique se retrouve sur le blog personnel de Jean-Michel Olivier, observateur de la comédie romande: http://jmolivier.blog.tdg.ch/

     

  • Mémoire des anges

     

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     ANGELUS NOVUS. - Tout entretien  sur les anges paraît une lubie frivole en ces temps de plat utilitarisme où la futilité massive, précisément, fausse tous les critères. Il est vrai que l'ange paraît s'éloigner de ce monde, comme l'avait conclu Walter Benjamn au terme de sa traversée des enfers du XXe siècle, mais la figure même de ce penseur étrange, épars, à la fois incarné et désincarné, et prenant beaucoup sur lui de l'égarement du monde, laisse bel et bien, à son lecteur d'aujourd'hui, le sentiment diffus et lancinant qu'un ange a passé.

     

    Benjamin12.jpgWalter Benjamin appelait de ses voeux cet Angelus novus dont l'effigie, signée Paul Klee ne l'a jamais quitté, mais son propre angélisme sans rien d'angélique au sens commun, est ailleurs: dans la fuite, la perte et la douleur liée à celles-ci, et le surcroît de présence réelle que cela lui donne à nos yeux en dépit de son constat désespéré.

             

    DIVAGATION.  -  Je passe, aujourd'hui, le cap des soixante-six ans. Deux fois l'âge du Christ. Un an de plus que Faulkner à sa mort. Un de moins que mon père et que Céline à la leur. Onze de plus que mon frère. Trois de moins que Ramuz. Simone Weil meurt à 34 ans. Che Guevara à 39 ans. Tolstoï à 82 ans. Tchékhov à 44 ans. Dostoïevski à 60 ans pile. Mon grand-père paternel à 71 ans, mon autre grand-mère à 90 ans. Ceci noté juste par curiosité. Ma bonne amie, à qui je fais part de cette liste, trouve cela déprimant. Moi pas du tout, au contraire.

                                                            (À La Désirade, ce vendredi 14 juin)

     

    Ange.jpgLE DESIR DES ANGES . - Si la discussion sur le sexe des anges paraît vaine, la question du désir reste très riche de sens et de sensations à leur évocation puisqu'ils en sont l'incarnation désincarnée mais hyper-consciente, où cohabitent l'innocence candide d'avant le sang et le sperme, et la mélancolie de l'âge.

    L'ange en manteau de pluie Columbo, dans Les ailes du désir, figure bien cette incarnation désincarnée, qui traverse les scènes de crime de l'Histoire avec l'air pensif de celui que la découverte du coupable ne fera jamais triompher.

    Surtout je revois Bruno Ganz, dans le taxi du même film, murmurant à son compagnon de mission sur terre: " C'est extraordinaire de n'être qu'un esprit et de témoigner pour l'éternité de tout ce qui a trait à la spiritualité de chaque mortel. Mais parfois moi je me sens fatigué de n'être  qu'un esprit, j'aimerais que ce survol éternel se termine enfin. J'aimerais sentir en moi un poids. Sentir que cette densité abolit l'illimité, me rattache au monde terrestre. J'aimerais à chaque pas, à chaque coup de vent, pouvoir dire: "et maintenant, et maintenant, et maintenant, au lieu de dire "depuis toujours" ou "à jamais". S'asseoir à une table ou des personnes jouent aux cartes, pour être salué d'un simple geste amical. Lorsqu'il nous arrive parfois de prendre part nous ne faisons que simuler. Dans ce combat en pleine nuit, on a fait semblant, on a simulé une luxation de la hanche, comme on feint d'attraper le poisson avec eux, comme on feint de s'asseoir à la table où ils sont assis, de boire ou de manger en leur compagnie, quand on fait rôtir les agneaux, quand on sert du vin dans les tente du désert,  enfin, on simule"...

    Celui qui demande son âge au Temps / Celle qui demande l’heure au Tage / Ceux qui se sentent otages du Temps mais c’est peut-être l’âge, etc.

     Bacon.jpgÀ LA MORT, À LA VIE. - À l'angélisme béat, voire inepte, limite obscène (genre "nos petits anges" des mères couveuses) de l'imagerie sulpicienne, s'oppose évidemment le fracas du monde, de corridas en crucifixions, dont la peinture de Francis Bacon tire sa dramaturgie sanglante et féerique à la fois. Or Bacon relève lui aussi, je crois, de cette angéologie poétique, en sa face sombre, qui a succédé à l'angéologie dogmatique voire militaire des Docteurs ès théologie et autres visionnaires mystiques tels Jacob Boehme ou Angelus Silesius.

    Francis Bacon entre en peinture avec une crucifixion blasphématoire (une espèce de spectre blanc de volaille clouée, datant de 1933) qui prélude à son émancipation d'avec son mentor de l'époque, le peintre Roy de Maistre, bientôt rallié au catholicisme traditionnel. Par la suite, l'ange de la mort ne cessera de danser autour de la chaise électrique sur laquelle Bacon assied ses modèles, souvent très beaux selon le canon conventionnel, pour en tirer des figures déformées voire monstrueuses sur fond de couleurs extatiques.

    Soutter7.JPGLe même ange de la mort patrouille aux horizons du Voyage au bout de la nuit de Céline, scellant la même beauté noire et le même caractère électrique de sa prose. Enfin, chez Louis Soutter, l'ange des douleurs est partout.

     

     GATSBY. - Il ne m'a fallu que le retour à quelques pages du Great Gatsby pour me rappeler cette évidence: que ce qui nous touche vraiment en littérature, et donc dans la vie, ou inversement, est une affaire d'anges.  Je me le disais déjà hier en relisant un récit de Tchékhov intitulé Ceux qui sont de trop, et cela m'est encore plus clair à la lecture de Scott Fitzgerald: que nous crèverions sans les anges.

    Fitzgerald2.JPGCela n'a rien à voir avec ce qu'on décrie justement comme angélisme, au sens d'une idéaliste suavité ou d'une innocence fantasmée de bambins béats: cette bimbeloterie n'a rien de commun  avec les anges de tous âges et conditions que je dis, qui en bavent le plus souvent plus que les autres et sont parfois teigneux, voire affreux.

    L'affreux et teigneux Charles Bukowski, par exemple, est de ces anges au même titre que ce snob gigolo de Rainer Maria Rilke ou que cette cinglée de Simone Weil ou que cette harpie de Patty Higsmith ou que le calamiteux Rimbaud - tous ayant en commun le même don d'illumination et la même grâce diffusée par Scott Fitzgerald quand il capte la douleur sous le lipstick.

     

    LES SIMULACRES. - L'obstacle majeur à la diffusion lumineuse de l'ange -  ce qui revient à parler de l'art ou de la poésie -, est l'agitation imbécile, laquelle procède de la vanité et de l'envie, qui participent elles-mêmes des composants de la basse passion de posséder ou de soumettre ou de s'en mettre pleine la panse ou de s'éclater, comme on dit.

    Nabila02.jpgLes Anges de la télé figurent cette agitation au pinacle de la stupidité médiatique. Cependant le rejet vertueux ou la moquerie me semblent insuffisants. Je me disais même, hier soir, que les girls et les boys "élus" sur le plateau de cette émission d'une débilité extrême, sont peut-être, quand même, quelque part, des anges - je me disais que chacun de ces pantins laqués ne ferait pas de vieilles osses dans cette arène du Rien, et dans l'immédiat je remarquai avec espoir un rien de panique enfantine dans l'expression de la pauvre Nabila changeant de culotte à vue, je guettais chez les boys un rien de gouaille ou de bonne vulgarité sous la dégaine à la coule de celui qui assure  avec la conviction (voix off) de vivre quelque chose de géant, pour ne pas dire d'Historique comme le martèlent les hystériques du TJ  - bref je cherchais à ces zombies programmés une échappée en les imaginant revenus dans leur banlieue  avec de subits sanglots de lucidité:  je souhaitais secrètement a Nabila & Co de se retrouver un de ces soirs largués et perdus, jetés éperdus loin des spots et des macs de la télé, se frottant enfin les paupières au lever du jour et se sentant des ailes...

     

    Panopticon104.jpgLE SECRET. - T’as quelque chose à me dire : je t’entends bien - je m’entends bien avec toi et je m’entends mieux avec moi quand t’es là, partout où je te retrouve sur mon chemin je me retrouve en même temps, j'sais pas pourquoi mais c’est comme ça, même quand y a pas de lumière y en a quand t’es là…

     

    MESSAGERS.-   La grâce n'est pas toujours où les spécialistes en la matière la situent, même si les saintes et les saints homologués dans les cultes divers ne sont pas sans mérites avérés, mais la percevoir suppose d'abord qu'on se calme, qu'on se taise, qu'on écoute, qu'on se montre plus attentif même en pleine disco ou dans la tonitruance du stade en folie après un but de rêve: les messagers sont parmi nous mais nous ne savons point les voir ni les accueillir. Or il importe de discerner plus clairement ce qui nous en empêche, et ensuite cela pourrait aller mieux.

    Soutine2.JPGL'obsession en tout genre est un obstacle sérieux. L'obsession apoplectique du Pouvoir me semble pour ainsi dire rédhibitoire, j'entends: politique, financier et symbolique. Devant ces obstacles, l'ange se sent flagada. Mais il faut se méfier du pire qui use parfois de la parure du Bien. L'obsession de la vertu ou de la pureté peut aussi contrevenir au passage du messager, qu'une certaine tradition spirituelle a raison de voir préférer les mauvais lieux aux tea-rooms proprets. Une certaine obsession de la bonne santé ou de la belle humeur peuvent s'opposer aussi à la libre circulation des personnes angéliques. On n'imagine pas  Notre Seigneur dans un fitness ou les poètes Novalis, Baudelaire, Dylan Thomas, Emily Dickinson dans un jacuzzi, alors que leur vocation les porte à s'incarner en douleur et en douceur.

    L'incarnation de la douceur est la marque de l'ange.   

     

     MON MEILLEUR SOUVENIR. - Ma bonne amie fête aujourd'hui ses 65 ans. Elle vient de finir une nouvelle toile dont l'atmosphère de bord de mer, dans l'esprit de Hopper, est prenante. J'ai vu hier soir un  film japonais intitulé After life, qui m'a beaucoup touché. Fondé sur le témoignage de centaines de personnes de toutes conditions, interrogées après leur mort supposée, le film se concentre sur le  souvenir unique que chacun aimerait emporter dans l'au-delà.          Or j'ai tout de suite pensé au soir de janvier 1982 où j'ai retrouvé ma bonne amie dans un bar, dix-huit ans après notre premier flirt. Mais la naissance de nos deux infantes exigerait au moins trois souvenirs à emporter. Du moins suis-je rassuré par le fait que nos deux grâces s'entendent, avec leur mère, comme des luronnes, aussi bien qu'avec leurs lurons...   

                                                                   (À La Désirade, ce samedi 22 juin)

     

    Rahmy08.jpgL'ANGE DE VERRE. -  Je me retrouve ce matin à Shangai. Le désir de Shangai m'a souvent effleuré, ces derniers temps, mais à l'état encore vague d'aspiration à la ville-monde, tandis que ce matin c'est du solide: dès les premiers mots écrits par la main de verre je m'y suis reconnu sans y avoir jamais été: "Shangai n'est pas une ville. Ce n'est pas ce mot qui vient à l'esprit. Rien ne vient. Puis une stupeur face au bruit. Un bruit d'océan ou de machine de guerre. Un tumulte, un infini de perspectives, d'angles et de surface amplifiant le vacarme. Toutes les foules d'Elias Canetti se recoupent ici, se heurtent et se multiplient, fuient à l'horizon ou s'enroulent autour des points fixes (kiosques, bouches de métro, abris de bus, passages piétons). Des foules en procession et des foules fermées se pressent dans les parcs. Des foules semi-ouvertes, radiocentriques, chatoyantes, s'écoulent de la rue vers l'intérieur des hypermarchés, flux de chairs et de choses, flux d'essence giclant de vitrine en vitrine, grasses pattes, filoches de doigts, odeurs. L'espace grandit encore. Des foules béantes s'étirent à perte de vue, disséminées le long des voies de chemin de fer ou étirées par les câbles de milliers de grues. Des foules-miroir, enfin, se font face sur les boulevards, étrangement statiques, mastiquées, balançant leurs yeux et leurs cheveux noirs, chacune hypnotisant sa moitié complémentaire. Shangai est à la fois mangouste et cobra".

    La main de verre descendue du ciel a la mémoire des fractures. "Cinquante au total", écrit-elle. Et reconnaît d'expérience: "C'est peu. D'autres malades s'en font des centaines. J'ai de la chance dans mon malheur".   

    Rahmy02.jpgLa main de Philippe Rahmy a repris la mienne hier soir par surprise. Nous venions de recevoir nos nouveaux voisins. Nous avions parlé de Syrie (où S., restauratrice d'art, a travaillé avant le désastre sur les fresques d'un ancien monastère) et de Lubumbashi (où D. a séjourné entre deux missions de l'UNICEF au sud Kivu), et voici qu'en débarrassant je suis tombé sur ce livre jaune au titre peu lisible de Béton armé que nous avions reçu au courrier du matin. Sans relever le nom de l'auteur, je découvre une longue dédicace très amicale à la graphie connue et le prénom de Philippe me renvoyant illico à la couverture: nom de Dieu, l'ange de verre !

    Dans un rêve récent un messager spécial me conviait au coin d'un jardin municipal au nom difficile à prononcer, aux abords duquel je retrouverais Le Rameau d'Or. Mais voici  que la main de verre précisait maintenent le lieu: Porte Nord du parc Zhongshan. Et l'Objet se trouvait là: "Un rameau d'acacia gît au milieu du chemin. Ce morceau de bois est comme la langue chinoise. Sa couleur, son parfum, ses premiers frémissements de bourgeon, ses fruits, ses fleurs, et jusqu'aux bourrasques qui l'ont arraché à son arbre, jusqu'aux pluies qui le font aujourd'hui pourrir sur le sol, appelleraient une description sans fin. Mais ce trésor de nuances est raboté par l'usage. Comme le chinois classique s'est appauvri dans la langue du peuple, la branche, hier florissante, est piétinée par les passants. Au lieu de siffler dans le vent, elle n'émet plus que quatre tons sous la semelle:  un ton descendant,un ton descendant-montant, un ton montant, un ton plat. Quand une chaussure l'écrase, un large talon d'homme, le craquement est impératif et plongeant. La pression molle d'un pneu de vélo en tire une plainte offusquée mêlée de surprise. L'attaque nerveuse d'un escarpin fait jaillir une série de bruits qui grimpent le long de la jambe. Enfin, une ixième procession de vieillards réduit en poussière ce reste d'écorce dans un frottement de pantoufles".

    Je sentais ces jours que j'avais besoin d'une dernière transfusion d'énergie pour achever mon propre livre, où il est pas mal question aussi d'anges stigmatisés. Or Béton armé m'est arrivé comme une grâce. C'est un livre d'une douce violence dont chaque mot de verre sonne vrai, qui me renvoien aux miens: "Je voudrais raconter la ville telle que la vivent ceux qui la bâtissent. Aboutir à quelque chose qui ressemble à l'idée du travail bien fait, une espèce de point fixe. Un emblème dont on pourrait dire qu'il est beau et surtout qu'il permet à d'autres de vivre mieux, comme un pont, par exemple, qui symbolise différentes qualités poussant les individus à se surpasser sans trop savoir pourquoi, peut-être par fierté ou  simplement parce qu'ils ne sont jamais plus heureux que lorsqu'ils adoptent les réflexes du singe qui défie la pesanteur en se balançant de liane en liane".

     

    Lunq.jpgNOCTUELLE. - De par ma qualité de papillon de nuit je bénéficie de certains privilèges en termes de transit urbain, mais ce n’est pas dire que je passe à travers les murs, que non point, en revanche les vols à basse altitude me sont permis même dans les rues à risques et c’est là qu’il m’est donné certains soirs à la sortie de certains bars de humer la tendre chair humaine sur le bitume – c’est énorme le malheur humain, c’est que ça n’a pas d’ailes le malheur humain, mais ce malheur humain me justifie en somme, moi le messager, et tout est bien…

     

    Rahmy22.jpgRETOUR À SHANGAI. - Au lendemain des extrordinaires agapes d'anniversaire offertes par son frère à ma bonne amie pour ses soixante-cinq ans, je me retrouve à Shangai. Sans exagérer: d'extraordinaires agapes à La Châ, nouveau restau des hauteurs à un coup d'aile de pic noir des Pléiades et donnant, à 1300 mètres, sur le lac immense et l'arrière-pays jusqu'au Jura bleuté et plus loin encore.. Le lieu conjugue saveurs et sapience, avec un goût parfait dénué de tout chiqué d'artifice, plats exquis et vins divins, amen. Philippe Rahmy rappelle, dans Béton armé, le proverbe sicilien selon lequel un peuple s'identifie au contenu de son assiette. Or je lui recommande le peuple de La Châ: c'est un bon peuple.

     Non moins extraordinaire est en outre ce  livre de sapience au mille saveurs détaillées par la main de verre. Par exemple au zoo de Shangai devant Cinder le singe nu: "Aucune créature ne ressemble davantage à Dieu qu'un singe sans fourrure". Ou bien au fitness Will's Gym: "Le sportif chinois est tout en épaules".  Face à la destruction de la personne caractéristique de la société communiste: "En Chine, l'amour ne se fait qu'en absence d'amour". Ou faisant écho à ce pêcheur fils de pilote américain qui affirme que les States ont lâché douze bombes atomiques sur le Japon qu'ils ont ensuite repeuplé  en important un nouveau peuple dans l'archipel. Ainsi de suite: comme unesespèce d'acupuncture excitante et roborative, tour à tour poétique et polémique.  

     

                                                                                      (À La Désirade, ce 23 juin)

     

    DU FANTASTIQUE SOCIAL. -    C'est Guido Ceronetti, lors de notre visite à Cetona où m'avait accompagné la Professorella, qui m'a soufflé la formule de "fantastique social" à propos de Céline, qui me revient en lisant Béton armé et par exemple à cette page me rappelant l'Amérique du Voyage: "Apple Store. 282 Huaihai Zhong Road. 21 heures. Vigiles Matrix, lunettes fumées, oreillettes. Vendeurs gravures de mode, volubiles et montées sur ressorts. Le mien s'appelle Link. Il a un doctorat en informatique, un long métrage en cours, un roman sur le feu, il rédige une grammaire chinoise pour étrangers et il enregistre un CD de rap, parmi d'autres projets. Dehors, la pluie frappe les cloisons transparentes. Les écrans 27 pouces diffusent une lueur d'outre-tombe sur les dizaines d'enfants massés dans le Genius Corner, une garderie aux allures de bloc opératoire. Les gamins y traînent leurs parents. La plupart ont moins de dix ans. Ils ne sont pas ici pour s'amuser. Ils manipulent des logiciels de programmation, juchés sur des tabourets de bar qui leur font des queues de métal. Leurs doigts crépitent. Pattes de mouche. Ils façonnent un monde dont celui-ci est l'ébauche. Comme les scorpions, ils survivront à la pollution, aux catastrophes nucléaires, au réchauffement climatique, à la chute des météores."

     

    Celui qui résiste au déferlement du n’importe quoi / Celle qui assiste à l’orgie de la consommation en se demandant ce qui va l’interrompre / Ceux qui voient la foule se diriger comme une seul vers l’Objet de la convoitise, etc.

     

    Ciel01.pngBAUDELAIRE MIGRANT. -Moi tu vois j’ai pas connu ni mère ni père, j’ai jamais eu d’amis, mais pas un, on m’a dit que je venais de là-bas mais j’ai pas ça de souvenir, donc je peux même pas dire que j’ai un pays, et comment je me trouve ici, je sais pas, si je trouve beau, je sais pas, je sais pas trop ce qui est beau ou pas beau, j’ai pas appris, mais ce que je sais, tout ce que je sais, mec, et ça je le sais: c’est que je kiffe les nuages, les nuages qui passent, là-bas, les merveilleux nuages…

     

    DE LA BONTE. - Le nom de l'enfant Declan, qui signifie en Irlande terrienne: que la tranquille bonté soit, sied bien à ce solide garçon d'un an et des poussières dont le regard intense annonce la vitale énergie et le goût des spéculations stellaires.

    Andonia.jpgSa mère à la dégaine de punkette est fiérote de me le présenter. Son petit parc est installé au milieu des livres formant alentour des piles, des monceaux, des tours et des murailles, il y en a de toutes les couleurs selon les auteurs, mais pour l'instant la plus vive est celle du livre-fétiche que Declan tient en main avec un dispositif lui permettant, d'une pression du pouce, de déclencher les premières mesures de la Symphonie du Nouveau Monde.

     La jeune Andonia n'a qu'un seul regret: que Geneviève, sa mère trop tôt disparue, n'ait pu partager ce qu'elle lui annonçait elle-même comme le plus grand bonheur de la vie. De son vivant sa fille ne voulait pas en entendre parler. Mais l'existence est toujours surprenante: j'en sais quelque chose. À qui m'aurait dit ainsi, avant la venue au monde de notre premier enfant, que bientôt ma vie de bohème solitaire et farouche se poursuivrait à deux puis à trois sans compter le clebs bleu de ma bonne amie, j'eusse souri au nez. Mais non: la vie réalise parfois vos plus secrets désirs. De fait à ce moment-là, pour dire vrai, j'en avais marre de n'être qu'un, et la jeune mère de Declan, Andonia la nouvelle timonière de L'Age d'Homme, fille de Geneviève et de Vladimir, ne l'a pas vécu autrement crois-je savoir, avec Jonathan son compagnon... 

     

    BAZAR AUX SOUVENIRS. - Or le nouvel Âge d'Homme, que symbolise à l'instant cet enfant, déploie son bazar de livres et de dossiers, de cartons et de papiers dans un seul vaste entresol au soubassement de l'ancien Uniprix lausannois jouxtant le mythique cinéma Capitole, à la devanture duquel irradie une immense affiche de l'Amarcord de Fellini, mon film préféré dans le registre du "je me souviens"...

     Je me souviens de la petite Andonia trottinant sur le tapis d'Orient de la maison sous les arbres, après la joie de Geneviève à nous la présenter, et voici trente ans plus tard de nouveaux sourires pallier la douleur des séparations.

     Et partout ici: que d'objets de mémoire, que de vestiges, que de chères reliques. Donc voici, dans une vitrine genre balkanique: la toute petite machine à écrire Corona de Charles-Abert Cingria, que Dimitri m'avait offert mais que jamais je n'ai osé emporter, et qui se trouve si bien là, comme ça. Ou voilà la collection des éditions de tête de L'Âge d'Homme, fabuleux objets de bibliophilie conçus dans les ateliers du maître imprimeur Ganguin; et tant d'autres portraits d'écrivains aimés et de tableaux, de dessins m'évoquant tant de belles heures que revivifient aujourd'hui le présent et l'avenir relancé. 

     

    Zinoviev4.jpgLA MAISON SOUS LES ARBRES. -   Andonia ma raconte que la maison sous les arbres de hauts de Lausanne où nous avons passé tant de soirées à parler et à nous lire des merveilles (ah le souvenir de la lecture intégrale que j'ai faite un soir en quelques heures de La bouche pleine de terre, à la fin de laquelle nous avions tous les yeux embués...) a récemment été investie par des Roms, qu'elle n'a pas eu le coeur de chasser. La police était prête à les évacuer, mais elle a usé de son droit d'héritière et "comme ça la maison est habitée" en attendant que ses futurs acquéreurs la rasent pour y bâtir du neuf de meilleur rapport.

     Or c'est tout à fait de l'enfant du Gitan que d'accueillir ainsi des errants  rejetés de partout, nous défiant tranquillement de leurs yeux suppliants et malins. Folie de penser que cette maison hantée par tant de présences magiques, cette demeure qui m'évoque, par sa forme de grand chalet de bois, la maison sur la hauteur de Witkiewicz à Zakopane, hypothéquée par Dimitri afin de payer la première édition des Hauteurs béantes d'Alexandre Zinoviev - folie de penser que ce havre de tant de samedis soirs et tant de fin d'années festive soit aujourd'hui le bivouac de sans feux ni lieux. Folie de la vie de Dimitri qu'apaisait ici la douce et lumineuse présence de Geneviève - folie de nos vies folles et sages... 

     

    Dimitri7.JPGVladimir Dimitrijevic, Le Mystère ultime: "La littérature, comme toute forme d'art, a une limite. À celle-ci, nous sommes confrontés par le mystère de la souffrance. Cette incroyable évidence: que les sentiments puissent faire souffrir...

    Il y a, pour chaque être, un mystère dernier. Je le ressens comme une lutte: nous ne serons jamais tout à fait sûrs de notre immortalité.

    Mais c'est aussi la gloire de la littérature que de chercher à percer ce mystère avec ses formules, ses coups de sonde, ses tâtonnements - toutes ces traces laissées dans un langage commun".

     

    Etre et avoir.jpgÀ L'enfant qui vient

    Pour Declan, Nata, Lucie et les autres...

     

    Je ne sais pas qui tu es, toi qui viens là, ni toi non plus n'es pas censé le savoir.

    Ce que je sais que tu ne sais pas, c'est que tu es porteur de joie. Tu ne sais pas ce que tu donnes, que nous recevons. Après quoi nous te donnerons ce que nous savons, que tu recevras ou non.

     Du point de vue de l'ange on pourrait dire que tu sais déjà tout, sans avoir rien appris. C'est une vision très simple que celle de l'ange, toute claire comme le jour où tu es venu, et qui se trouble au fil des jours, mais qu'un premier sourire, puis un rire suffisent à éclaircir.

    On ne s'y attendait pas: on avait oublié, ou bien on ne se doutait même pas de ce que c'est qu'un enfant qui éclate de rire pour la première fois; plus banal tu meurs mais ils en pleurent sur le moment, à vrai dire l'enfant qui rit pour la première fois recrée le monde à lui seul: c'est l'initial étonnement et tout revit alors - tout est béni de l'ici-présent.

    Tu vas nous apprendre beaucoup, l'enfant, sans t'en douter. Ta joie a été notre joie dès ton premier sourire, et mourir sera plus facile de te savoir en vie.

    Du point de vue de l'ange, on pourrait dire que nous ne savons rien, sauf un peu de chemin. C'est l'ange en nous qui a tracé, un peu partout, ces chemins.   

    Ensuite il t'incombera de choisir entre savoir et ne pas savoir, rester dans le vague ou donner à chaque chose ton souffle et son nom, leur demander ce qu'elles ont à te dire et les colorier, les baguer comme des oiseaux, puis les renvoyer aux nuées.

    Les mots te savent un peu plus qu'hier, ce premier matin du monde où tu viens, et c'est cela que nous appelons le temps, je crois, ce n'est que cela: ce qu'ils feront de toi aux heures qui viennent, ce que fera de toi  le temps qui t'est imparti sous ton nom - les mots sont derrière la porte de ce premier jour et ils attendent de toi que tu les accueilles et leur apprennes à s'écrire, les mots ont confiance en toi, qui leur apprendras ta douceur.

     

                                                                     (À La Désirade, ce 30 juin 2013)

     

    (Ces pages constituent la fin de Mémoire des anges, Lectures du monde 2008-2013, dont le tapuscrit de 420 feuillets a été déposé aux éditions L'Age d'Homme) 

     

  • Quand Georges Haldas et les Beats se déclinent en abécédaires…

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    449695299_10234377612968524_4134329469771017182_n.jpgUne coïncidence éditoriale rapproche, comme la carpe et le lapin, l’un de nos plus vénérables écrivains et, aux bons soins de Jean-François Duval, un mouvement littéraire américain déjanté à l’enseigne de la Beat Generation. Mais la littérature est sans frontières et le jeu du rapprochement, non sans malice, est moins gratuit qu’il n’y paraît…
    En conclusion de la présentation, à la fois très érudite et très vivante, parce que très personnelle, qu’il a consacrée à la Beat Generation dans la collection le plus souvent didactique intitulée « Que sais-je ? », sous la forme d’un abécédaire dynamique, Jean-François Duval, fasciné en son adolescence par la découverte de Sur la route de Jack Kerouac, rend un bel hommage final à celui-ci, souvent tenu pour un auteur mineur par les « purs » lettrés, en introduisant la notion originale de «résonance» pour qualifier son œuvre, comme on parlerait du «rayonnement» de l’œuvre de Proust ou de l’ «aura» de celle de Joyce, toutes proportions gardées.
    Or cette qualification « musicale » d’une œuvre littéraire considérée dans son ensemble, pourrait convenir tout aussi bien à celle de Georges Haldas, me suis-dit, lisant l’éloge de Kerouac par Duval, après avoir achevé la lecture de cet autre abécédaire, posthume et conçu par le pasteur en retraite Serge Molla, que constitue le recueil de Fulgurances paru aux éditions Labor et Fides, dans leur Petite Bibliothèque de spiritualité, même si les deux auteurs diffèrent absolument par leur vécu, leur génération, leur façon de nouer leur cravate de laine (Haldas) ou leur foulard bohème (Kerouac) , leur écriture et leurs références existentielles ou poétiques, philosophiques ou religieuses, encore que l’un et l’autre ont trainé dans les mêmes caves métaphysiques de Dostoïevski, notamment.
    À maints égards, et malgré sa méfiance envers tous les pouvoirs et le peu de cas qu’il faisait des convenances sociales, on n’imagine pas un Haldas vibrer à la lecture des poètes de la Beat Generation, dont un poème aussi emblématique que le fameux Howl d’Allen Ginsberg lui eût sans doute paru du galimatias barbare, mais nombre de ses réflexions et méditations, dans ses Fulgurances, auraient pu en revanche intéresser et séduire les beatniks en quête de sens et de spiritualité, vivant à leur façon ce qu’il appelait « l’État de poésie », et comment ne pas voir que l’expérience baudelairienne des « minutes heureuses » était également au cœur de leurs recherches même diffuses ou confuses ?
    Minutes heureuses d’un pèlerin de l’Absolu
    L’évidence d’un parcours, et plus encore d’un voyage spirituel quotidiennement incarné, s’impose au regard de l’œuvre immense de Georges Haldas (quelque 80 ouvrages répartis en carnets, essais, poèmes et traductions, notamment, mais sans une once de fiction), et c’est également à un parcours fléché que nous invite Serge Molla dans son choix de Fulgurances tirées des dix-huit carnets regroupés sous le titre de L’État de poésie, au fil d’un abécédaire dont les entrées sont souvent assorties de renvois, comme Diable renvoie à Christ, et Christ (l’entrée la plus largement développée) à Moïse, Résurrection et Universalité…
    Pour couper court à tout malentendu, s’agissant d’un recueil de citations extraites de leur contexte, à savoir des carnets inscrits dans le temps et ses fluctuations souvent contradictoires, gardons-nous, sœurs lectrices et frères lecteurs, de prendre cet Haldas fragmentaire comme un distributeur de vérités ou, pire, un ayatollah de la Pensée unique aux décrets péremptoires.
    À l’entrée « Péremptoire » juste avant « Permissivité », laquelle « déboussole les êtres au lieu de les enrichir », le scribe le proclame d’ailleurs : « Tout ce qui est péremptoire est le plus souvent faux ». Mais c’est bien lui qui affirmera, à l’entrée de « Sérénité », que « la notion de sérénité est une des plus sottes inventions de la philosophie », ou, à l’entrée de « Convivialité», qu’il ne s’agit là que d’une « stupide invention des sociologues », et d’y aller d’une vraie diatribe : « Une réunion de gens qui se retrouvent avec une soi-disant sympathie, est en fait un aquarium où se meuvent, dans les profondeurs de chacun, le mensonge, la jalousie, les arrière-pensées malveillantes, les sarcasmes secrets, quand ce n’est pas éa haine ou le mépris soigneusement tus. Et mille autres petits monstres qui se cachent sous les espèces d’une hypocrite bonne humeur « conviviale », laquelle n’est qu’une comédie pour moutons aveugles ».
    Et pan sur le barbecue ! Avec un coup de pied de l’âne évangélique à ceux qui ne trouveraient pas ça très chrétien : « Le Christ n’est pas venu au monde pour langer les bébés, tailler les haies et assurer les fins de mois. Ni pour jacasser avec les bavards »…
    Lesdits bavards prolifèrent en meutes sur les réseaux dit sociaux, qui ne sont qu’une « dissociété » hagarde, tandis que le poète unifie sans pontifier, et c’est là, dans ce qu’il appelle l’état de poésie (fondamentales entrées de « Poème », « Poésie » et «Poète » et plus encore de « Minutes heureuses ») que nous retrouvons Haldas en son noyau de « petite graine », pour user d'une de ses métaphores de jardinier céleste. D’un côté : « Les minutes heureuses sont, au temps de la vie courante, ce que les oasis sont au désert ». Et de l’autre : « Sans désespoir, pas de minutes heureuses ».
    Dès le début de l’abécédaire, à l’entrée d’«Abîme», l’ombre se mêlait illico à la lumière : « Qui ne connaît pas les abîmes ne connaît pas les hauteurs ». Et plus loin à l’entrée d’«Amour» : « Tout véritable amour impique la distance. Intègre, autrement dit, l’abîme. Le reste n’étant qu’attachement possessif. Poison mortel pour la relation ».
    Mot magique, chez le scribe qui vomit la magie et le charme : la Relation. À l’entrée «Solitude» on lira : « convertir le plus de solitude possible en relation », et dans la foulée. « Contrairement à tout ce qu’on peut penser, c’est la solitude qui nous prépare le plus à la relation ».
    Quoi de commun entre cette relation fondamentale, qui fait sans cesse référence à la Source, mot-clef de l’univers spirituel selon Haldas, et la « sociologie de la relation au monde » que développe le penseur allemand Hartmut Rosa autour du concept de Résonance, où le sentiment religieux se trouve revivifié à l’écart des dogmes et des églises ? Jean-François Duval, à partir des dernières étapes du parcours de Jack Kerouac, dans Vanité de Duluoz, esquisse un possible rapprochement, essentiellement fondé sur « la nécessité de faire vibrer le Verbe » par delà toute certitude…
    Clochards célestes, anges déchus et rédemption par le Verbe…
    Jean-François Duval, né en 1947, n’avait que huit ans lorsque La Fureur de vivre est sorti sur nos écrans, mais il en avait quinze ou seize lorsqu’il a lu On the Road de Jack Kerouac, et de James Dean à Elvis Presley, à la même époque, alors que nos profs fronçaient les sourcils en découvrant nos premiers jeans à l’américaine, sans se douter de la vague de fond que représenterait la première génération donnant le ton par sa jeunesse même, après deux carnages mondiaux - la jeunesse consommatrice – clientèle de premier rang – et productrice de ses propres mythes au temps de la libération sexuelle et du rock’n’roll, de la guerre au Vietnam et de la route vers Katmandou, véritable saga de la deuxième moitié du XXe siècle dont la « Beat Generation » cristalliserait sa légende autour de figures d’écrivains et de poètes non académiques, de Jack Kerouac et Neal Cassady à William Burroughs à Allen Ginsbreg, pour ne citer que les protagonistes.
    Plus encore qu’un « mouvement » littéraire ou culturel, et bien plus qu’une « école » d’époque, la Beat Generation brasse tous les éléments (perceptions nouvelles et contestation, mœurs privées et publiques, croyances, fusion du vivre et de l’écrire, etc.) que Jean-François Duval détaille avec autant de précision dans ses observations de journaliste «sur le terrain » et d’écrivain se disant lui-même « épigone », que d’intelligence critique dans ses mises en rapport des 100 mots où il se raconte lui-même en racontant le phénomène, avec une honnêteté lucide qui fait pièce à pas mal d’idées reçues et de clichés médiatisés.
    Sur les Beats « fêtards », l’image idéalisée des « clochards célestes », l’épanouissement sexuel de cette jeunesse présumée sans problèmes, leurs errances en matière de politique ou de religion, Duval apporte énormément de nuances en brossant une fresque bien vivante.
    Kerouac et Cassady magnifiés par la fiction de Sur la route et se cassant la figure dans les embrouilles de la vie, Ginsberg et Burroughs en visite chez Louis-Ferdinand Céline (en 1958) que l'affreux Bill compare à « un vieux concierge réactionnaire enveloppé en plein mois de juillet dans ses écharpes et ses couches de chaussettes », Ferlinghetti défiant la censure avec la publication du sulfureux Howl de Ginsberg aux mythiques presses de City Lights, la part d’ombre de ces « anges de la désolation » aux étonnantes accointances criminelles, et la part sublimée de leurs écrits échappant au Temps (le grand thème proustien de Kerouac), tout cela vit et vibre , comme le Verbe doit vibrer et vivre, entre l’A d’Adolescence et le Z de Ziggurat et de Zones de résonance…
    Georges Haldas. Fulgurances. Abécédaire. Labor et Fides, Petite Bibliothèque de Spiritualité, 2024, 279p.
    Jean-François Duval. Les 100 mots de la Beat Generation. Que sais-je ? 2024, 126p.