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Livre - Page 6

  • Haro sur les délirants !

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    Quand Jean-Francois Braunstein éreinte les gourous du politiquement correct...

    la-philosophie-devenue-folle-1110275-264-432.jpgProf à la Sorbonne, l'auteur de La philosophie devenue folle a lu à fond les idéologues anglo-saxons foldingues représentant un prétendu progressisme – théoriciens du genre, « animalitaires » et eugénistes -, pour mieux en fustiger l’aberrante régression. Son livre très documenté suscite autant l’effroi que le rire et la révolte, avant d’en appeler à une plus amicale sagesse…

    Vous pensez encore, vieilles peaux, que le sexe biologique distingue chattes et matous autant que mecs et nanas ? Vous vous croyez d’une espèce si différente de celles de vos chiens et chèvres que vous vous retenez de forniquer avec elles ? Vous sacralisez la vie humaine au point de discuter du droit d’en disposer à son gré ! Mais dans quel monde vivez-vous donc ? N’avez-vous pas compris qu’il est temps d’en changer ?

    C’est du moins à quoi, dans les grandes largeurs d’une croissante ouverture à l’indifférencitation généralisée, en appellent certains idéologues d’une mouvance très influente dans une partie significative de la communauté universitaire surtout américaine, mais pas que.

    La visée globale de cette nouvelle «philosophie» est de niveler toutes les frontières entre catégories sexuelles humaines et entre espèces vivantes également «sensibles», de briser tous les tabous liés (notamment) à l’inceste, à la pédophilie, à la zoophilie, au respect des handicapés en particulier ou plus généralement à l’élimination des individus jugés indignes de vivre par les «experts», dans la perspective d’une vie plus dignement jouissive pour tous les individus voués au même compost égalitaire final. Fariboles d’ados surexcités par trop de séries pseudo-futuristes brassant fantasmes et fumisterie ? Absolument pas: théories étayées au plus haut niveau académique par des pontes et pontesses bien établis dans leurs chaires – manquant terriblement de chair hélas -, dont les thèses et les livres à succès ont fait le tour du monde. 

    Si vous n’avez pas encore entendu parler des très célèbres John Money, Judith Butler, Donna Haraway et Peter Singer, pour ne citer que cet inénarrable quatuor de gourous avérés, c’est le moment de sortir de votre trou quitte à crier «pouce» dans la foulée ! 

    Quand la Sorbonne se la joue Rabelais...

    Chacune et chacun, dans la multitude de cette nouvelle abbaye de Thélème virtuelle que figure le Réseau mondial, se rappelle la virulente pétulance avec laquelle un certain Alcofribas Nasier - dit aussi François Rabelais dans les dictionnaires -, fustigea les doctes pédantissimes de la sorbonnicole et sorbonnagre Sorbonne en son Tiers livre, et c’est donc avec un clin d’oeil qu’il faut saluer l’apparition, en la même Sorbonne, d’un émule de l’abbé fripon, en tout cas pour l’esprit, et le remercier d’avoir, tel le routier sympa, roulé pour nous sur les autoroutes de la connaissance. 

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    Grâce à lui, c’est en effet une véritable somme de savoir tout frais que nous trouvons dans La Philosophie devenue folle, livrée en langage limpide et souvent relevée de fine ironie ou de bonne fureur. Nul besoin d’avoir un diplôme de philo pour apprécier cet ouvrage salubre frappé au sceau du sens commun, aboutissant à la conclusion que chacune et chacun, au fond, sait ou sent de longue date ce qui est «décent» et ce qui ne l’est pas, quoi qu’elle ou il fasse «de ça». 

    Mais venons-en au sujet. Qu’est donc cette «folie» pointée par Jean-François Braunstein ? N’est-il pas légitime de remettre en cause les classifications rigides liées à la définition des sexes, après qu’on a laissé tomber le critère de race ? Et comment s’opposer aux défenseurs de la cause animale ? Pourquoi ne pas envisager une légalisation de l’euthanasie ? Une question subsidiaire se pose cependant, et c'est jusqu'à quelle limite et quelles conséquences on efface, précisément, toute limite ?  

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    Exemples à l’appui, Jean-François Braunstein montre alors comment, à partir d’interrogations légitimes et de remises en question en phase avec l’émancipation des moeurs, à la bascule des années 60-70 du XXe siècle, et principalement en Occident, des intellectuels plus ou moins éminents et typiques de l’esprit libertaire de cette époque en sont arrivés à des théories et, parfois, des pratiques effarantes, voire effrayantes. 

     Un tétramorphe de jobardise 

    Le premier exemple est celui du psychologue-sexologue John Money, fondateur de la théorie du genre, pour qui l’orientation sexuelle n’a pas de base innée mais relève de la «construction» culturelle. Fondant ses thèses sur l’observation et le «suivi» médical (alors même qu’il n’avait aucune formation spécifique reconnue) de sujets hermaphrodites, Money s’est rendu célèbre en «parrainant» deux jumeaux devenus tristement célèbres à la suite du suicide de celui qui, prénommé David, atteint d’une malformation, fut poussé de force par Money à endosser le rôle d’une fille, hormones et pressions psychologique multiples à l'appui, chirurgie comprise, pour prouver que le genre «choisi» prévalait sur un instinct sexuel inné, l'expérience ratée préludant à d'autres désastres. 

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    D’abord auréolé de gloire, et jamais revenu sur sa théorie en dépit de la faillite de ses applications, Peter Money alla beaucoup plus loin dans l'abjection en se faisant le chantre «scientifique» de la pédophilie «douce» ou de l’inceste «consenti», avant de perdre tout crédit public. 

    Cela étant, tout en critiquant ce «pittoresque» charlatan porté, par ailleurs, sur la thérapie de groupe sous forme d’orgies conviviales, une figure plus sévère de la théorie du genre, en la personne de Judith Butler, allait pousser encore plus loin la mise en pièces de la différenciation sexuelle avant d’en arriver à nier même la matérialité du corps, celui-ci n’étant que le résultat de tous les «discours sur le corps» découlant de notre culture et de notre éducation, etc. 

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    Il vaut la peine, à propos de cette immatérielle prêtresse fort en cour dans les hautes sphères de l’université, de jeter un coup d’œil sur ses écrits, dont l’illisible lourdeur et la prétention pseudo-savante eût fait la double joie de Rabelais et de Molière ! 

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    Pour détendre l’atmosphère, ensuite, un cinq-à-sept avec Donna Haraway et sa chienne Mademoiselle Cayenne Pepper s’impose, à égale distance entre les lointains cosmiques très new age d’une rêverie dissolvant tous nos corps et leurs attributs dans une sorte de salive échangiste dont la finalité sera d’arroser le compost idéal où, frères et sœurs, nous retournerons la bouche pleine de terre, etc. 

     

    053_edit.jpgMais le summum est encore à venir avec la quatrième incarnation de ce tétramorphe du délire pseudo-philosophique avec Peter Singer, parti de la défense combien louable des grands singes pour devenir une référence mondiale des «animalitaires», avant d'accentuer, de plus en plus, la confusion entre l’homme et l’animal dont les souffrances, éminemment égales, l’inciteront non seulement à une conception de l’euthanasie proche des « hygiénistes » nazis de la meilleure époque, mais à une nouvelle pratique de l’infanticide qui devrait, évidemment, régler bien des problèmes auxquels sont confrontés les parents d’enfants malformés ou déficients, sans parler de régulation démographique à grande échelle et, en attendant le Super Cyborg, la nationalisation des organes prélevés sur les vivants inutiles au profit des battants à réparer, etc. 

     Cette vieille guenille de l’Homme Nouveau… 

    Witkacy2.jpgIl y a un peu moins d’un siècle de ça, un génie polymorphe polonais, à la fois peintre, dramaturge, romancier et philosophe, du nom de Stanislaw Ignacy Witkiewicz, publia un roman prémonitoire intitulé L’Inassouvissement dans lequel, sur fond de société massifiée, un parti dit nivelliste se partageait les faveurs de la multitude avec les adeptes d’une secte orientalisante genre Moon. La notion de «folie ordinaire» y était omniprésente, dans le sillage des prédictions sur le Nouvel Homme esquissées par Dostoïesvski et Nietzsche, une décennie avant celles de l’emblématique 1984 d’Orwell, cité à la fin de l’essai de Jean-François Braunstein. 

    Or c’est le mérite particulier de celui-ci d’amorcer son tour d’horizon de la «philosophie devenue folle», qui englobe bien d’autres « followers » des idéologues cités plus haut, en citant des auteurs dont les écrits s’opposaient explicitement à ce nivellement généralisé, à commencer par Philippe Muray et Michel Houellebecq. 

    Dans sa conclusion tout à fait explicite, Jean-François Braunstein, se démarque de ceux qui, trop frileusement, assimilent identité et fermeture ou excluent tout débat  (notamment sur les « études genres » ou « queer », etc.) en rappelant que « ce sont justement les limites et les frontières qui constituent des identités multiples et permettent de les faire évoluer ». 

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     La façon pathétique des pseudo-scientifiques (dont une Donna Haraway ou une Anne Fausto-Sterling) de s’en prendre au «virilisme» des sciences dites dures, de la biologie à l’immunologie, pour esquiver les faits trop têtus à leurs yeux, comme au temps de la biologie stalinienne promettant au bon peuple quatre printemps par année, va de pair avec l’enfumage idéologique propre à tous les fantasmes et défiant toute contradiction de bonne foi. 

    «S’il y a des limites, conclut ainsi l’auteur de La philosophie devenue folle, c’est aussi pour qu’elle puissent être dépassées, mises en question, subverties. Mais il ne s’agit en aucun cas de les effacer. Une frontière permet de vivre en paix de tel ou tel côté, mais aussi de rêver à ce qu’il y a de l’autre côté de la frontière, de la franchir, légalement ou non, et de devenir autre à travers ce passage, ce sont les frontières qui préservent cette diversité qui fait la beauté du monde, qu’il soit humain ou animal. Au contraire, pour la pensée politiquement correcte, la diversité est d’autant plus célébrée qu’elle est niée dans une recherche pathétique du même qui aboutit à plaquer sur la vie animale les exigences d’universitaires américains totalement déconnectée de la réalité. (…) C’est dans cette confrontation à l’altérité, à la négativité, que l’homme prend conscience de lui-même. (…) Il sait qu’il n’est pas un pur esprit, qu’il est indissolublement lié à son corps. Maladies et mort font donc partie de la vie de l’homme, , mais il les combat sans relâche par la science et la médecine qui est, comme disait Foucault, la « forme armée de notre finitude ». Cet homme-là est un être qui affronte le monde pour en repousser les limites. Là est son bonheur, là est ce qui donne un sens à sa vie ». 

     Jean-François Braunstein. La philosophie devenue folle. Le genre, l’animal, la mort. Grasset, 393p. Paris, 2018.

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     (Dessin de Matthias Rihs. ©Rhis/BPLT)
     
  • Retour à Milan Kundera

     
     
    Unknown.jpeg(Le Temps accordé, journal d'une lecture)
     
    À La Désirade, ce samedi 15 juillet. – J’amorce ce matin, par temps estival splendide sur la conque verdoyante du vallon boisé et l’immensité du lac au bleu dense strié de vert que surmonte, au-desus des monts de Savoie, l’azur plus doux du ciel céleste, ce que j'entrevois déjà comme un important (pour moi) journal de lecture tout consacré à Milan Kundera, trois jours après sa mort et juste une semaine après avoir trouvé, sur les rayons de la ressourcerie de Chailly sur Montreux - hasard ou nécessité ironique -, un exemplaire de L’Immortalité ayant appartenu à une certaine Tereza, homonyme (à une lettre près) de la dernière compagne de Simenon et de la protagoniste de L’Insoutenable légèreté de l’être que son auteur m’a dédicacé à Paris en 1984.
     
    J’ai reçu, hier en fin d’après-midi, un texto de notre médecin traitant, l’excellent Alexandre H. aux chemises toujours très bariolées, me rassurant après la prise du sang du matin en ces termes : vos résultats ne montrent aucune souffrance du coeur après l'épisode d’hier, ni d'anémie, et vos tests hépatiques sont également alignés, parfaits ! Avec mes compliments , etc.
     
    Et de fait, je me suis senti rasséréné après mes vacillements vertigineux de la veille et ma sensation d’étouffer - plus une douleur aiguë peut-être liée à la défection de mes quatre stents coronaires ; et Sophie aussi m’a « texté » son soulagement après notre repas de midi à L’Oasis où elle m’a vu tituber pas mal et m’arrêter pour reprendre souffle, etc.
     
    Or reprenant, trente-trois ans après ma première lecture, cette Immortalité que Bernard de Fallois me reprochait sarcastiquement d’apprécier sans l’avoir probablement ouvert (Kundera ayant déjà ses laudateurs et ses contempteurs, aussi aveugle les uns que les autres, en 1990), j’ai été saisi, après moins d’une cinquantaine de pages, par l’évolution qualitative de cette nouvelle approche dès l’apparition d’Agnès, la sexa solitaire dont le plus grand amour aura probablement été son père secret et mélancolique – le portrait de la mère dominatrice tient à quelques traits impitoyables -, et ce mélange qui caractérise Kundera pour l’essentiel, comme je l’avais relevé dans mon papier de 1990, d’une hypersensibilité (Anima) constante dans sa perception des êtres qu’il tire de son chapeau de romancier, comme par génération spontanée, et d’une lucidité intelligente (Animus) dans sa façon de lier chaque individu à l’époque et à la société, ici le long plan-séquence sur Agnès à la piscine du fitness parisien, puis dans le sauna et les bruits de la rue, l’obsession de l’image et ce que Kundera taxe ailleurs d’ « eau sale de la musique » ; et voici qu’évoquant la famille d’Agnès et ses liens avec la Suisse, puis citant le petit poème de Goethe que lui récitait encore son père à la veille de sa mort, mes propres souvenirs de septuagénaire n’ont cessé de s’ajouter aux perceptions du quadra que j’étais en 1990 – mais là faut que je me prépare à rejoindre, ce midi, mes amis M. à la terrasse du Major, et sûr que nous allons parler ensemble de tout ça…
     
    (Soir) – J’ai retrouvé ce soir les mots, que je n’ai su citer par cœur à mes amis M. , ce midi, sur la terrasse ombragée de Bourg-en-Lavaux, et qu’Antonin eût compris tout de suite en germaniste distingué qu’il est sans que ne s’en doute probablement notre accorte serveuse portugaise Olinda, soit : « Über allen Gipfen / Ist Ruh / In allen Wipfeln/ Spürest du / Kaum einen Hauch ; Die Vögeln schweigen im Walde / Warte nur, balde / Ruhest du auch », ce qui perd toute magie musicale en traduction : « Sur tous les sommets / C’est le silence / Sur la cime de tous les arbres / Tu sens / À peine un souffle ; / Les petits oiseaux se taisent dans la forêt / Prends patience, bientôt / Tu te reposeras aussi», et d’ailleurs la citation, vaguement funèbre sur la fin, aurait tranché sur notre humeur débonnaire ponctuée de rires, lesquels sont la marque de notre vieille amitié si peu pédante et si peu « littéraire » au demeurant malgré le fait qu’Antonin et moi avons publié plus de quarante livres à nous deux – mais Jackie est aussi peu « femme d’écrivain » que l’était Lady L. avec laquelle elle « échangeait » surtout au téléphone…
     
    Du moins, en «œil extérieur » à la Kundera, me demandais-je à quoi pouvaient faire penser ces deux vieilles ganaches en chemise de viscose rose (Antonin) et blouse afghane blanche (moi) flanqués de cette frangine a pull orange un peu cassée sur son coin de table avec son sourire en coin de Jurassienne incessamment moqueuse, et je me disais : ni bohème chic ni vieux de la vieille culturelle, même pas boomers atypiques, rien qu’un trio sympa au jugé d’Olinda...
    Jackie se rappelle en tout cas sa lecture de L’Insoutenable légèreté de l’être, comme de la grande littérature de ce temps-là (elle devait avoir la trentaine), et la souvenir d’Antonin semble plus sporadique, surtout lié aux essais de Kundera, dont il convien qu’il s’agit d’un grand écrivain – il est en train de découvrir La guerre des clichés de Martin Amis…
     
    Bref : le vrai sujet « à la Kundera » est ailleurs, et notamment quand nous parlons, avec Jackie, de nos déceptions en matière d’amitié. Sujets de nouvelles, mais nous ne livrerons aucun nom ! D’ailleurs à quoi ça tient : tu passes par une dépression ou une grave maladie, et ça te coûte tant de défections amicales, ou tu fais des enfants, et là « ça craint » aussi...
     
    Je me rappelle, de mon côté, que j’ai commencé à faire ami-ami avec Antonin après l’avoir fait avec son père qui était ami-ami avec Charles-Albert Cingria, et c’était alors un éphèbe à longs cheveux et rêves de gloire théâtrale, Antonin au TNS de Strasbourg et à Paris où il créchait dans une mansarde puant la souris malade, avant son virage dans l’écriture et compagnie...
     
    Lire Kundera, me dis-je ce soir en revenant à L’Immortalité, c’est lire et relire sa propre vie avec un regard plus distant et plus amical à la fois, et demain je retroverai Agnès et sa sœur Laura en pensant à mes propres sœurs en Espagne et dans le quartier de nos enfances, mais à l’instant c’est notre fille Julie qui m'appelle de Kampot au Cambodge où elle « fait avec » ses trois mioches et sept autres gosses de là-bas très insoucieux des dangers de notre drôle de monde…
     
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    Ce dimanche 16 juillet. – Lorsque je lui ai dit que j’avais découvert que j’étais mortel tel matin d’automne de la venue au monde de notre premier enfant, Milan Kundera a eu un geste de saisissement que je me rappelle, levant soudain ses deux fines mains aux solides attaches et, après un long silence, comme Antonio Lobo Antunes des années plus tard, m’a demandé si moi aussi j’écrivais, puis, se reprenant comme pour s’excuser de cette question peut-être indiscrète, m’a avoué qu’il avait accepté de me rencontrer – ce qu’il faisait de moins en moins - sur la proposition de Vera et se rappelant la tournure personnelle et la vive attention manifestées dans mes papiers consacrés à ses livres.
    Je ne sais ce que Sophie a pensé du récit que son père a fait de sa naissance, au matin lustral de novembre 1982, dans L’Ambassade du papillon, mais je suis reconnaissant à nos deux enfants, autant qu’à Lady L., d’avoir changé ma vie en destin personnel – ces trois bonnes femmes me révélant puis me confirmant l’évidence occultée jusque-là que j’étais non seulement mortel mais unique, comme le perçoit Agnès devant son miroir, dans L’Immortalité, me ramenant en somme, les pieds sur terre comme les femmes le savent, à la bonne vie simplement vivante et me permettant en somme de mieux moduler mes vérités dans mes Lectures du monde dont L’Ambassade est le premier des sept volumes représentant aujourd’hui quelque 3000 pages…
     
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    Tomas et Tereza, dans L’Insoutenable légèreté de l’être, qui dit beaucoup aussi du poids du monde, ont baptisé leur chien du nom de Karénine, et moi je décide ce matin, dans ce récit d’une relecture de Kundera, d’appeler Oblomov mon vieux compagnon baptisé Snoopy par Lady L., histoire de marquer le passage de la réalité à la fiction, comme on constate que les prénoms d’Agnès et de Laura ou de Paul, dans L’Immortalité, nous font passer de la fiction à la réalité de notre lecture…
    Si je fais « retour à Kundera », qui revient lui-même au mythe nietzschéen de l’éternel retour au début de L’Insoutenable légèreté de l’être, ce n’est pas du tout par soumission à un ressassement plus ou moins nostalgique mais au contraire dans l’esprit de redécouverte du jamais vu, ou du jamais lu comme aujourd’hui, et je pourrais faire retour à Cingria comme à Witkiewicz, mes deux premiers mentors de lecteur de vingt ans et des poussières, à Tchekhov ou à Thomas Wolfe, à Balzac ou à Annie Dillard et Alice Munro – les personnages de celle-ci me restant aussi présents que ceux de Kundera, avec plus de chair souvent et plus de lancinante affectivité, moins aussi de pensée en acte ou de désenchantement hédoniste…
    À la page 55 de L’Immortalité (première édition de Gallimard en collection Du monde entier), Agnès prend donc conscience d’une double évidence déjà entrevue dans son miroir et vérifiée ce soir-là de « dîner convivial » où elle s’est efforcée de faire bonne figure : qu’elle est unique et qu’elle ne se sent pas solidaire de ses semblables pour l’essentiel même si elle a le cœur sur la main, n’est-ce pas, et combien ça me rappelle ma propre propension à rester à l’écart et mon refus de souscrire jamais à l’expression « il est des nôtres »…
    Je compte actuellement 5000 « amis » sur le réseau social de Facebook: pure fiction, sinon foutaise, mais l’intuition d’Agnès, que l’image multipliée – vingt-cinq ans avant Instagram - est en train de ruiner la notion même d’individualité, au dam de ce qu’on appelait hier la pudeur et la discrétion, et au risque de voir s’effondrer la représentation de sa propre personne, rejoint à l’instant tout ce que j’ai tenté d’exprimer dans Nous sommes tous des zombies sympas – que j’ose dire un libelle « à la Kundera »…
     
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    À La Désirade, ce lundi 17 juillet, 4h du matin.- Dans le rêve, un Claudel à stature d’éléphant blanc me sommait de prononcer le mot TUBULURE, et j’ai pensé : Titan. Puis l’image de la bouche d’or m’est revenue malgré son faciès de laboureur aux comices et je me suis réveillé en songeant à sa page lumineuse sur l’Anima de Rimbaud.
    Mais caramba: seulement 4 heures ! et cette sensation d’avoir les pieds secs, l’âme de dix-sept ans et les pieds froids…
    Sur quoi je tends le main au hasard, qui me ramène Les Testaments trahis, et je lis ce qu’exactement je devais lire à ce moment-là comme souvent quand je pêche un livre au hasard: «Personne n’est plus insensible que les gens sentimentaux. »
    Et tout de suite je vois Untel et Unetelle : comme les personnages des romans de Kundera émanent souvent de pensées ou d’intuitions, les pensées et développements de ses essais s’incarnent en personnages...
     
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    Au personnage d’Agnès, la sexagénaire que la perte de son visage et de son unicité inquiète, dans la première partie de L’immortalité, j’ai prêté hier soir le visage de Kristin Scott Thomas dans L’ombre d’un soupçon de Sydney Pollack, la femme trompée qui partage son désarroi puis sa tendresse avec Harrison Ford en inspecteur de police dont un certain geste m’a rappelé le vieil acteur rencontré sur le hauts de Lugano en 1993, donc l’année de la parution de la traduction française des Testaments trahis...
    Autre trahison, me dis-je à propos des deux amants se crashant dans le même avion après avoir menti à leurs conjoints, et tout le côté sensible du film , réellement émouvant et rendu tel par les deux acteurs, fait oublier le sentimentalisme plus factice de la conclusion, typique du kitsch que Kundera a toujours raillé.
    Et voila qu’au lieu de m’endormir, notant au passage les mots d’affectueuse dévotion que l’écrivain voue à Robert Musil (absolument que je revienne aussi à L’homme sans qualités, me dis-je dans la foulée) je tombe sur ce vif hommage à l’humour de Rabelais à propos du Pantagruel que le jeune Tchèque tenait sous son lit dans son dortoir d’ouvriers: « L’humour : l’éclair divin qui découvre le monde dans son ambiguité morale et l’homme dans sa profonde incompétence à juger les autres ; l’humour : l’ivresse de la relativité des choses humaines ; le plaisir étrange issu de la certitude qu’il n’y a pas de certitude. Mais l’humour, pour rappeler Octavio Paz, est « la grande invention de l’esprit moderne ». Il n’est pas là depuis toujours, il n’est pas là pour toujours non plus. Le cœur serré, je pense au jour où Panurge ne fera plus rire »...
     
    (À suivre)
     

     

  • La mort, ma mort...

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    (Le Temps accordé, Lectures du monde 2022)
     
    À l’hosto, ce jeudi 3 novembre. – Après mon évocation quelque peu taquine de l’usine à soins, tôt ce matin, qui m’a valu pas mal de retours sur Facebook, je me retrouve dans ma chambre à 5 étoiles – alors que je n’ai même pas d’assurance privée…- de la division Fleurs, où le médecin compte me garder jusqu’à demain si mon état encore très flageolant n'en exige pas plus..
    Passé tout à l’heure à la boutique de l’établissement où j’espérais trouver le moindre livre, j’ai dû déchanter : tintin, rien que des magazines et autres journaux bas de gamme (style Closer ou Détective), avec la seule exception d’une revue de vulgarisation scientifique, intitulée La Recherche et toute consacrée au Réel, et deux livraisons du Courrier international traitant de la bombe démographique et de l’effervescence culturelle de la Corée du sud, laquelle m’intéresse particulièrement après ma découverte, ces derniers mois, d’une vingtaine de séries de qualité.
    Quant à l’approche du «Réel » par cette revue spécialisée dont le langage me semble immédiatement accessible, alors que je suis un ignare pitoyable en la matière, elle m’intéresse ces jours après la lecture de La Théorie des cordes, ce roman de José Carlos Somoza que m’a offert notre fille licenciées en lettres hispaniques, dont la partie dévolue aux recherches d’un groupe de physiciens sur la possibilité d’ « ouvrir les cordes du temps » et d’obtenir ainsi des images datant de millénaires, m’a passionné, avant que la narration ne se perde, m’a-t-il semblé, dans l’embrouillamini d’une intrigue à base complotiste accumulant crimes et suicides...
     
    Même sans avoir le livre sous la main, j’ai esquissé hier soir, après une minute à subir à la télé l’effrayante présence de Cyril Hanouna, parangon de la basse vulgarité et de la crétinerie, une prochaine chronique sur BPLT du superbe roman de Giuliano da Empoli intitulé Le Mage du Kremlin et qui vient d’être couronné par l’Académie française (dame Carrère d’Encausse doit y être pour quelque chose), dont j’ai longuement parlé au téléphone avec mon ami Nicolas le Greco en lui disant que, plus qu’un livre « sur Poutine », il s’agit là d’une vaste projection des visions futuristes de Zamiatine, Orwell et Witkiewicz, très riche en observations sur l’évolution actuelle de nos sociétés capitalistico-communistes (Zinoviev me disait que la société de consommation lui apparaissait comme une forme particulièrement perverse de soft collectivisme), avec un dénouement qui assimile pour ainsi dire les oligarchies parvenues du post-soviétisme et de la Silicon Valley…
     
    Tout à l’heure je suis retombé, en consutant mon historique de Messenger, à l’époque d e mon premier infarctus (mi-décembre 2019) sur un message de Roland Jaccard qui se disait « fasciné » par mon « reportage en immersion hospitalière », évoquant en outre nos téléphones quasi quotidiens, avec Pierre-Guillaume, qui lui donnait ainsi de mes nouvelles – deux amis repris depuis lors par celle que Lady L. appelait la « Dame en noir »...
     
    Ce qui me rappelle aussitôt les mots de Thierry Vernet dans ses carnets à lui : « La mort, ma mort, je veux la faire chier un max à attendre devant ma porte, à piétiner le paillasson. Mais quand il sera manifeste que le temps est venu de la faire entrer, je lui offrirai le thé et la recevrai cordialement »...
     
    Aquarelle: Thierry Vernet, Conversation nocturne.

  • Si vous rêvez de Tombouctou, c'est en vous que gît le trésor

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    Ravivant la fraîcheur de nos lectures de jeunesse, avec le supplément d’âme de la maturité, le nouveau roman « africain » de René Zahnd, Le Trésor des Mandingues, nous entraîne dans un périple à double valeur d’hymne à l’amitié, ponctué de belles rencontres humaines, et d’exploration sur le terrain et par l’écrit d’une Afrique méconnue dont le parcours relève de la quête initiatique, sous le patronage occulte de Blaise Cendrars ...
     
    Les ruptures ont parfois du bon. Tu te fais larguer et c’est peut-être bien fait, ça te pendait au nez te dit ton compère François qui a toujours le mot pour encourager : tu avais le fil à ta Pat, croit-il malin d’ajouter avant de t’allonger d’autres calembredaines débiles , et patati et patatras – mais tourne donc la page mon poteau, te serine-t-il sévère et facétieux, et c’est parti pour une autre vie n’importe où mais loin de cette « affaire » de Patricia, et pourquoi pas Venise ?
    Cinq pages plus loin, puisque c’est le début d’un roman dont le titre du premier chapitre annonce la situation « au 36e dessous » et démarre avec une exclamation amicalement indignée dudit François, « Ce n’est plus du chagrin, c’est de la misère », le Narrateur, qu’on pourrait prénommer René tant il évoque l’auteur par divers traits psychologiques, à part sa passion avérée pour l’Afrique et ses connaissances de naturaliste – mais on évitera de l’associer trop précisément à la cata sentimentale du moment – se retrouve donc bel et bien à traîner son spleen dans la lagune, quand, en quête d’un cadeau à ramener à son compère François, le hasard lui fait pousser la porte d’une bouquinerie francophone tenue par un vieil Africain qui, à l’évocation du nom de Cendrars, lui propose, fin lettré, l’acquisition du Latin mystique de Rémy de Gourmont, dont chacune et chacun se rappelle l’intérêt que le cher Blaise portait à son œuvre de grand érudit, avant de lui offrir, en bonus, la première édition de l’Anthologie nègre du même bourlingueur assortie d’une dédicace manuscrite à un certain M. P. , « dans les secrets partagés des montagnes d’or et des remous de Boussa »...
    Or le compère François aura tôt fait d’identifier ce mystérieux M.P. en la personne d’un certain médecin écossais du nom de Mungo Park, devenu explorateur des régions encore peu connues de l’Afrique de l’Ouest – l’époque où l’on ne savait même pas dans quel sens coulait vraiment le Niger -, et là le roman va vraiment démarrer à l’initiative dynamique du même François qui pousse son ami à sonder de plus près le mystère de ces « montagnes d’or » tout en se défilant, lui, au dernier moment, pour enquêter plutôt sur Internet…
    Une exploration à deux « vitesses »
    Quand tel ou tel importun lui demandait s’il avait vraiment pris le Transsibérien, qu’il évoque dans sa célèbre Prose à l’irrésistible tagadam poétique, Cendrars répondait invariablement : et quelle importance que je l’ai pris ou non si mon poème vous l’a fait prendre ? Et l’on sourira, dans la foulée, en se rappelant que le même Blaise, auteur d’une non moins fameuse Anthologie nègre, n’a jamais mis les pieds en Afrique, si l’on excepte une brève escale à Dakar, alors que René Zahnd y a bel et bien crapahuté moult fois, y recueillant autant de sensations et d’observations de toutes espèces (régurgitées à foison dans son roman) que d’anecdotes et autres tournures de langage « tout bien » captées à l’oral quotidien.
    Cela précisé pour indiquer la double voie du récit déployé par Le Trésor des Mandingues, sur le terrain, entre Bamako et le pays Dogon, via Tombouctou la mystérieuse, où le jeu de pistes tiendra souvent de la course d’obstacles carabinée, et l’exploration « livresque », à laquelle participe l’ami resté devant son ordi, lestée d’innombrables et précieux détails enrichissant notre connaissance de l’Afrique sans pesanteur académique ni pédantisme.
    Sur une de ces voies, nous ferons la rencontre « incarnée » de deux jeunes filles – une Africaine au prénom de Rokia et Cathy la sémillante ethnologue française – toutes deux ferrées en matière d’anthropologie - jusqu’aux aspects très politisés de la « question noire » - alors que la bibliographie en fin de volume cite une trentaine d’ouvrage qui ont accompagné l’auteur dans la composition de son roman. À la même enseigne « dualiste », l’on relèvera l’alternance très « physique» du récit à ras le quotidien poussiéreux et son épique relance de lieu en lieu, ponctué de dialogues savoureux entre les deux lascars (on skype n’importe où par les temps qui courent), et maintes inflexions plus méditatives de l’ « aventurier mélancolique » que figure le Narrateur, qui nourrissent un véritable parcours initiatique à l’africaine, ponctué de force sages sentences, entre autres formules drolatiques. Tel vieux sage aveugle dira ainsi : « La paroles est la reine de la connaissance. Mais la parole est aussi la reine du mensonge et la reine des secrets ». Et telle Mobylette garée sur la rue portera cette maxime avec sa gouaille populaire : « Le crayon de Dieu n’a pas de gomme »…
    Enfin la lumière éblouissante du jour, et combien de sonores éclats de rire, iront de pair avec un jeu d’ombres plus inquiétantes liées à la part maléfique de la nature humaine, où l’on verra que les pillards blancs d’hier ressortissent à la même crapule que les tueurs d’aujourd’hui se réclamant du Djihad…
    Le trésor de l’humaine bonté
    Pour beaucoup d’enfants de tous les âges et d’un peu partout, L’Île au trésor reste l’un des plus beaux livres qui soient, et le lecteur du Trésor des Mandingues ne cesse évidemment d’espérer en savoir plus à propos des « montagnes d’or » évoquées par Cendrars , cher menteur et mentor du non moins cher François, lequel est peut-être le véritable auteur du roman – tels étant les deux lascars férus de farces et attrapes narratives.
    Dans la foulée du roman, ainsi, l’on apprendre que les initiales du fameux M. P. ne sont peut-être pas celles de Mungo Park mais désignaient un certain Mathieu Portalban, négociant en art nègre que ses menées de pillard ont fait détester des indigènes mais que Cendrars eût pu rencontrer de son vivant; et ce n’est qu’une incertitude de plus ajoutée au mystère de la mort de Mungo Park et à la réalité du trésor peut-être enfoui dans les montagnes de l’Adrar des Ifoghas, d’où le Narrateur candide devra se faire exfiltrer en hélico pour cause de danger djihadiste très actuel…
    Au jeu du « romanesque », nous avalerons jusqu’à ces péripéties de thriller ou de série télévisée, mais l’enjeu du Trésor des Mandingues est ailleurs, et plus précisément dans le constat du hogon, maître spirituel des Dogons, qui déclare comme ça au Narrateur, sans le connaître que par son intuition supérieure : « Vous êtes un homme bon. Vous avez le ventre clair ». Et de fait, malgré ses tribulations et ses galères, celui qui écrit (qu’il se prénomme François ou René) se révèle notre ami en manifestant son amitié aux multiples beaux personnages qu’il rencontre, jusqu’à ce jeune garçon au prénom de Djibril, fan de foot et rêvant d’être la future star des stade du Mali, au père duquel il promet de payer son écolage…
    Tu ne sais sûrement pas plus que moi, camarade ce qu’est le « ventre clair ». Un jour tu m’as raconté que, tout nu sur ton lit d’hôpital, entortillé dans les tuyaux de ta survie médicale, en prise avec le Crabe pire que les essaims d’abeilles de Djenné, tu as décidé de vivre. Ce que tu rappelles à la fin de ton superbe roman par la voix de Sid Omar, parce « qu’il n’y a pas de trésor plus grand que la vie, et l’harmonie qu’on peut y trouver ». Poil au nez…
     
    René Zahnd. Le Trésor des Mandingues. Editions Herodios, 2024, 327p.

  • Que tout est possible en ce beau monde

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    (Le Temps accordé. Lectures du monde VII, 2024)
     
    À la Maison bleue, ce jeudi 6 juin. – Ma nouvelle chronique presque achevée, hier soir, a disparu ce matin, et je rappelle alors l’incollable J.P. pour lui demander de ses nouvelles (prétexte) et, à un moment donné, lui poser la question relative à la disparition d’un document. Est-ce possible ? Et lui de me répondre « Tout est possible en ce bas monde ». Il ne me propose pas de faire un réglage à distance, comme souvent par le passé, il se montre distant voire évasif, il m’indique juste une façon improbable de récupérer mon fichier, puis, lorsque je lui propose une revoyure prochaine, que je repousse depuis des mois, il me dit qu’il me relancera en août, étant sur le départ pour Nairobi où il va passer deux mois. Je lui demande ce qu’il va faire au Kénya. Réponse elliptique : « Travail ». J’en serais presque, égoïste que je suis, à lui reprocher de renvoyer notre revoyure à la fin de l’été, alors que c’est moi qui ne lui ai plus fait signe malgré ma promesse de le faire, et nous en restons là poliment mais sans plus, et je me dis à présent que c’est bien fait pour ma poire : c’est ma faute et pas qu’avec J.P. et je devrais réfléchir à ma façon de traiter les gens. Certes c’est le plus souvent moi qui vais vers eux et pas le contraire – c’est comme ça depuis au moins soixante ans - mais le nouveau système de relations instauré par Internet fait qu’on se voit moins en 3D et qu’on ne s’écrit plus de lettres et que donc, malgré nos centaines ou nos milliers d’amis sur Facebook (j’en ai 5000, captés d’un clic et ne signifiant donc à peu près rien sauf une petite cinquantaine), la communication réciproque régulière devient rare sauf à parler de piapia sans substance.
    Bref, l’inattention se développe, autant que l’incuriosité, et c’est ainsi que la solitude s’accroît dans la multitude. J.P. va partir en Afrique de l’Est alors que j’ai paumé ce matin ma chronique évoquant l’Afrique de l’Ouest, je ne sais rien de ce qu’ont fait et pensé mes 5000 amis ces derniers temps faute de m’en enquérir tous les matins, et je me répète alors gravement la citation du fameux poème de Rilke évoquant le torse d’Apollon : « Tu dois changer ta vie »…
    Sur quoi je me lance dans la refonte de mémoire de ma chronique, dont la nouvelle version me paraît, d'ailleurs, meilleure que la première…
     
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    COMME UN TROUBLE PASSAGER. – C’était l’autre jour à la terrasse ensoleillée, quasiment estivale, de San Stefano al Mare, je venais d’entamer un repas délicieux servi par une belle serveuse au bras tatoué d’une tête de mort fleurie, quand il/elle est apparu(e) avec son compagnon plus grand que lui (ou qu’elle) de deux têtes, tous deux debouts devant ma table en attendant de s’en voir attribuer une autre, et moi saisi comme un peut l’être devant un ange surgi, je n’exagère pas, disons un ange de la peinture italienne, et plus précisément tel ange musicien de Melozzo da Forli dont j’avais découpé l’image dans un bulletin paroissial de je ne sais plus quel bourg de Toscane, donc un ange au sexe sublimé par sa beauté androgyne, et c’était là devant moi, en jeans très larges et le col ceint d’une longue écharpe de soie orangée, il m’a aussitôt évoqué les personnages d’Endymion et d’Adonis, plutôt alors du côté de la Grèce aux garçons fessus, mais voici que le compagnon costaud l’enlaçait comme un Italien classique de la trentaine le ferait plus conventionnellement d’une ragazza lui roulant des yeux tendres, et j’en restais baba, presque scandalisé par tant de grâce naturelle dans la façon de la paire de se diriger vers la table du bout de la terrasse, sur l’indication de la serveuse au bras mortellement fleuri, bref le temps d’une fantasmagorie érotique je me suis laissé troubler ou, comme on dit, transporter aux anges…
     
    FANTAISISTE. – À ma chère Professorella, dont je lis à présent le récit de vie de haute tenue, qui requiert toute mon attention car il est rédigé en langue italienne et que je bute souvent sur tel mot ou telle expression, je disais l’autre jour que je ne me considére pas du tout comme un écrivain ou comme un poète, moins encore comme un pro de la critique littéraire (selon l’expression récente de ma libraire préférée), pas plus que je ne me situe politiquement ou sexuellement, toute qualification et détermination sociale ou psychologique me semblant une réduction alors que le terme qui me convient finalement est celui-là seul de fantaisiste, et j’y insiste de la façon la plus radicale, voire la plus orgueilleuse, en prétendant rendre au terme son aura et sa profondeur, d’accord avec Louis Forestier pour souligner la fantaisie essentielle d’un Rimbaud, et j’y ajouterai ce matin : la fantaisie à grands pieds d’elfe lourdaud d’un Walt Whitman, la fantaisie érotique et solipsiste d’un Jean Genet, la fantaisie évhémériste et musicienne d’un Charles-Albert Cingria, la fantaisie paramystique d’une Annie Dillard et d’une Flannery o’Connor, la fantaisie métaphysique et catastrophiste d’un Stanislaw Ignacy Witkiewicz, la fantaisie enfin du charmant Paul-Jean Toulet bel et bien estampillé « fantaisiste » alors qu’il déroge à toute école et auquel je m’affilie essentiellement par l’usage des contrerimes - et j’aurais pu citer Céline et Robert Walser, Thomas Bernhard et Shakespeare, Proust et Musil et cent et mille autres à la même enseigne échappant à toute définition académique comme à toute inquisition médiatique ou « policière », etc.

  • Le séducteur de spectres

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    447740317_10234172562442389_2125278661552004129_n.jpgDécouverte de Gesualdo Bufalino,
    par Fabio Ciaralli
    Connaissez-vous Gesualdo Bufalino et Le Semeur de peste? Si ce n’est pas le cas, j’aimerais vous faire pénétrer dans l’œuvre de cet auteur merveilleux et vous parler de son premier roman.
    Gesualdo Bufalino, Sicilien de la province de Raguse – de Comiso précisément – naît en 1920 et meurt, dans la même petite ville, en 1996, au cours d’un terrible accident de voiture. Son père était un forgeron passionné par la littérature, passion qu’il réussit à transmettre à son fils au cours de soirées où ils jouaient avec un vieux dictionnaire et lisaient ensemble les aventures de GuerinMeschino.
    Eh oui, le dictionnaire... Le mot fait venir à l’esprit l’écriture extrêmement recherchée, la préciosité des paroles, courbes et volutes utilisées comme des pierres serties dans la phrase. On a parlé également de neurasthénie stylistique, à côté de la rengaine sur le baroque antipathique, peut-être à cause d’un des aphorismes du recueil Il Malmenante (Le Mal pensant): «Relire ce qu’on a écrit cinquante fois par jour, ne serait-ce que pour y changer un mot comme on change une fleur dans un vase». Peut-être un peu d’anxiété, peut-être une insatisfaction chronique, mais quel soin véritablement amoureux l’écrivain consacrait-il à la langue!
     
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    Procédons par ordre. En laissant de côté la période scolaire et les petits travaux pendant l’adolescence où il pei-gnait des chars siciliens dans un atelier d’artisans, nous arrivons en 1940: il s’inscrit à la Faculté des Lettres de Catane puis de Palerme, fréquente bien peu les cours et, deux années plus tard, se retrouve sous les drapeaux, en pleine guerre. En septembre1943 il s’enfuit; après avoir été capturé par les Allemands, il réussit à s’enfuir à nouveau et à échapper à la dernière, terrible période de représailles. En 1944, il découvre qu’il est atteint de tuberculose et il est hospitalisé dans un sanatorium: élément essentiel qui va changer radicalement son existence.
    Dans la cave de l’institut de Sandiano, dans la province de Reggio Emilia, le médecin-chef, qui cultive les lettres, conserve une très riche bibliothèque. C’est là que le patient Bufalino se plonge dans des lectures et des études approfondies au cours desquelles il lit Proust en français. En 1946 il obtient d’être transféré au sanatorium sicilien de la Conque d’or, entre Palerme et Monreale, «La Rocca», théâtre de ce qui sera son premier, incomparable, roman, Diceria dell’Untore, Le Semeur de peste.
    Bufalino sortit de la Rocca l’année suivante, mais ce n’est qu’en 1971, vingt ans après, qu’il réussit à mettre un point final à une version complète du texte. Aussi incroyable que cela puisse paraître, il continua à y travailler et à produire des variantes jusqu’en 1981, année où, presque par hasard, grâce entre autres à la ténacité de l’éditrice Elvira Sellerio, le texte fut imprimé pour la première fois.
    Aujourd’hui nous savons que le Fonds des manuscrits de l’Université de Pavie, auquel l’auteur a fait don de toutes les versions de cet ouvrage, en possède bien sept, avec un patrimoine infini de variantes. Toujours dans Le Mal pensant on peut lire: «Variantes: n’en refuser aucune mais se les réciter ensemble en redoublant le texte et l’extase de le dominer. Un texte multiple est plus vrai que la perfection finale.» Et encore: «L’impatience de Dieu de publier le monde ne finit pas de m’étonner. Il faudrait conserver de telles choses dans son tiroir pour toujours.»
    Ce n’est qu’après l’immense succès du Semeur de peste (prix Campiello l’année de sa sortie) que Bufalino commen-ça à publier de très nombreux ouvrages, non seulement des récits mais des poèmes, des essais et des mémoires.
    Son chef-d’œuvre demeure son premier roman. Vivre en symbiose constante avec la mort qu’on sent perpétuellement respirer dans son cou: c’est le sort des personnages-ombres qui hantent les pages du Semeur de peste. Dans le microcosme triste et fermé d’un sanatorium sicilien, des êtres humains en sursis se rencontrent au cours d’instants légers, suspendus sur l’abîme du rien; par le fait que ces moments sont – peut-être – les derniers, ils acquièrent une saveur exaspérée et se teintent d’or et de feu.
    Le rébarbatif Grand Maigre, médecin cultivé, désenchanté et qui s’adonne à l’alcool, maître de la parole mais à son tour victime du jeu de la vie et de la mort, sauve le patient narrateur grâce aux livres; Marta, la mystérieuse et splendide Marta, peut-être juive et donc victime, peut-être maîtresse d’un Allemand et donc traîtresse et bourreau, peut-être les deux, repliée sur sa propre mort imminente, vit une histoire d’amour avec le narrateur, «contrebandier de vie»; elle l’aime parce que, comme elle, il est sur le point de mourir; et elle éprouve par instants de la haine à son égard parce qu’il pourrait guérir et vivre, malgré son amour pour elle, en la laissant seule devant le néant. L’espérance, d’habitude compagne docile et heureuse, rend les rapports enchevêtrés, éloigne les amants que déjà séparent les lois sévères du sanatorium, prison avec quelques brèches, avant que n’arrive à les séparer à jamais la mort de la jeune femme. Les signes indélébiles de la souffrance se transforment dans l’œuvre en beauté indicible. La consomption, la désillusion, le calvaire deviennent des motifs de légèreté sur fond de mer et d’orangers siciliens, sur des routes brûlées que les deux amants parcourent à la fin dans le seul espoir de vivre encore un instant de passion, un instant de trêve.
    Survivre à son amour et à ses compagnons est tout sauf une victoire: la guérison est vécue comme une désertion et place la vie future du jeune homme sous le signe ineffaçable de la faute.L’écriture de l’ouvrage, fruit ciselé d’un «séducteur de spectres», comme aimait à se définir l’écrivain, est un incessant flamboiement mortifère. Le Semeur de peste,poème narratif qui pousse la recherche stylistique jusqu’au spasme, en alternant une admirable sécheresse et «des paroles gras-ses, humides, chaudes dont je me farcis», disait Bufalino, est le chant doux-amer de la tragique euphorie de la mort, «paravent de fumée entre les vivants et les autres».
    «On écrit pour se guérir soi-même, pour se laver le cœur», disait encore l’écrivain. Ainsi soit-il. Mais il est vrai également qu’on écrit «pour dialoguer avec un lecteur inconnu». Et j’espère qu’il en sera ainsi afin d’alléger la prochaine journée «qui nous at-tend au tournant avec sa dose infaillible de dérision et de peine»...
    F.C
    (Le Passe-Muraille, No 77. Avril 2009)
     
    Images: Gesualdo Bufalino et Fabio Ciaralli (JLK, 2024)

  • Délivrez-nous des heures

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    (Le Temps accordé. Lectures du monde VII, 2024)
    À la Maison bleue, ce mardi 4 juin.- Si ce n’était mon dernier voyage, je l’aurai vécu comme tel: comme une vraie folie, et sans cesser de me traiter de fou cédant à mes impulsions et compulsions tout en me jugeant avec la lucidité conséquente d’un être plus que raisonnable: comme un enfant lancé en l’air par un vieux dément, et cependant j’écrivais des poèmes, je fredonnais dans mon véhicule d’enfer à la blancheur trompeuse, je claquais des euros sans compter ni jamais oublier la mendiante des églises ordinaires et autres parvis de supermarchés, et mes amis me souriaient sans se douter de mon tourment - quoique de cela aussi je doute à présent.
    À présent donc, raconte, me dis-je dans la drôle de paix de la Maison bleue dont le voisinage de palmiers et d’agaves acclimatés au biotope pseudo-méditerranéen lémanique me rappellent les pins parasols et les floralies aux exultations polychromes de la Riviera des fiori où je tombai littéralement du ciel ce premier jour d’échappée folle; et te voici d’abord, après tes 500 premières bornes, égaré dans la souricière d’un chantier naval génois où la souris d’ordinateur qu’évoque ton véhicule à consommation contrôlée (la petite Honda Jazz Escort label Hybrid) se retrouve soudain confrontée à une jeune policière à l’air sévère et aux mots effilés comme des poignards : macche Boccadasse non c’e per di qua, ma di là et lassù a sinistra poi di là et a destra - et la dextre de la fonctionnaire de te signifier finalement: de l’air !
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    LA SOIRÉE ITALIENNE.- Sur quoi je me suis retrouvé comme hors des heures, seul à ma table en terrasse surplombant la petite anse de galets aux eaux quiètes renvoyant au ciel les reflets des façades en patchwork pastel faisant voisiner les ocres roses et les verts tendres et les murs safran ou les bleus évangéliques, enfin seul: mon œil, car la jeunesse du soir était là en son insouciante chiacchierata me rappelant les soirs de Sienne ou de Sorrente ou plus au noir du sud les tarentelles des nuits d’Amalfi, ma sei contento addesso fratello mi diceva l’alter ego mio, tout à la contemplation vespérale après l'épouvante autoroutière à tunnels meurtriers et dépassement criminels...
    Mon Italie affective est dans ces couleurs et ces ondulations érotiques, mais l’esprit vif de Buzzati le visionnaire, et l’âme mélancolique de Pavese ne cessent de se faire écho dans ma perception, et tout à l’heure je me retrouvais dans les Enfers du XXe siècle aux préfigurations apocalyptiques, dans le tumulte tueur des camions lancés sur les doubles pistes et se dépassant comme des tamponneuses de Luna Park, où Dino le janséniste alignait ses prémonitions de haut marcheur dolomitique, alors qu’au soir la tendresse songeuse d’éternel jeune homme de Pavese me ramenait à la poésie des lisières de la nuit tandis que je sirotais mon âpre Primitivo signé Notte Rossa…
    Boccadasse, autant dire Bouche d’âne, et le Saint Esprit s’en trouve lui aussi convié dans le frémissements d’ailes de colombes des quelques nuages d’été de là-haut où divers dieux prennent aussi l’apéro à l’heure délivrée des horloges…
     
    TRISTE INJONCTION. – Ils et elles me traiteront encore de lémurien pédant lugubre et de vieux pontife à la Ratzinger, mais je les emmerde et j’y tiens : leur conseil de PROFITER, que dis-je leur ordre, leur essentielle recommadation de PROFITER de l'Italie m’apparaît à la fois comme une relance d’obscène convention consommatrice et comme une injonction à se soumettre aux pires clichés de la bienvivance écervelée, comme au lupanar on ordonnerait : et maintenant jouissez, alors qu’on n’est là que pour ça caramba.
    Mais PROFITER signifie plus que jouir : on devine que, foi d’expression, faut que ça rapporte au moins le retour sur investissement, faut qu’on en ait pour son dinar, faut profiter du taux momentané du dollar, faut coller aux lois du marché sinon t’es mort.
    Et ça te gêne que ça me gêne que tu t’abaisses à me dire de PROFITER ? Et que dirai-je tout à l’heure à ma cassata ?
     
    LES AMIS RETROUVÉS. – Ces amis-là sont de ces gens qui, revenant de très loin, savent des choses qu’ignorent beaucoup de ceux qui croient en savoir bien plus, et c’est pourquoi les grandes phrases et les beaux mots de l’amitié se voilent de pudeur et de retenue, mais quoique ne nous étant plus vus depuis sept ans, nous nous retrouvons comme si c’était d’hier, et d’ailleurs ce n’est pas d’hier mais de ce matin même que datent nos derniers messages, avec la Professorella, qui partage désormais sa vie avec celui qui fut longtemps l’ange soignant du Gentiluomo, et que je retrouve toute pareille, souriante et douce comme l’était Lady L., aussi présente, au milieu des chats qu’elle a recueillis à travers les années, que lors de notre dernière rencontre à Cetona, en haute Toscane, où Fabio était venu présenter son ouvrage consacré à l’immense Cioran en présence du non moins considérable Ceronetti, son ami.
    Mais basta les révérences, puisque ladite rencontre, dans une église catholique et apostolique transformée en lieu de conférence plutôt philosophique frottée de gnosticisme, fut plus qu’aucune autre dépouillée de salamalecs académiques au profit (profitez donc !) des accointances du gai savoir et de la connivence humaine.
    Et comme les mottes de terre qu’on jette sur les cercueils, quelque part dans La Recherche où le baron de Charlus y va de ses lourds constats - profitez de la vie mes amis car telle est sa vanité – sonnent les noms de nos disparus : Emile Cioran, mort ! Guido Ceronetti, mort ! Lady L. et Vanni Cechhinelli, morts ! la chienne Thea et le chien Snoopy, morts !
    Sur quoi nous reprendrons, de concert, la lecture de La patience du brûlé ou de Pour ne pas oubler la mémoire , du cher Guido, tandis que les livres de la Professorella elle-même (sur Cendrars, Bouvier, Cingria, Chessex, Cohen et Queneau, plus l’ouvrage qu’elle a cosigné avec Fabio Ciaralli sur la littérature concentrationnaire) me font signe sur les rayons, juste sous celui des œuvres complètes de Simenon, etc.
     

  • Que de la joie

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    (Le Temps accordé. Lectures du monde VII, 2024)
    À la Maison bleue, ce mercredi 5 juin. - Le lendemain du premier jour à Boccadasse, je m’étais Unknown.jpegretrouvé à marcher seul le long de l’embouchure marine de Bocca di Magra, d’une bouche à l’autre je m’étais rapproché de mes amis et là, à la hauteur de deux pêcheurs, le plus tout jeune et le pas tout à fait vieux, sans un tatouage au bras ni l’un ni l’autre, voilà que mon portable me couine que j’ai un texto à relever, et chic c’est Quentin qui me hèle en chemin, me disant comme ça qu’en lisant ces jours mes Chemins de traverse il découvre et confirme ce que j’écris à propos de la joie, à savoir bien plus que l’euphorie: cet état chantant qui te vient de la poésie du monde et que tu lui rends en révérence; et tout aussitôt je réponds à Quentin (auquel ce prénom faulknérien va si bien) qu’il ajoute ce matin à ma joie et que je me réjouis de tenir son nouveau livre en main, que j’ai déjà lu sur manuscrit et aimé pour sa lecture du monde à lui qui a le cœur vert et les rages bien noires et rieuses aussi - et quelle joie c’est que « ça » continue ainsi avec ce faux voyou ne donnant jamais dans le faux sérieux des ennuyeux de la paroisse littéraire - et voici la fine cloche là-bas comme assourdie par les couches d’air marin en son carillon matinal , à l'aplomb des falaises de marbre faisant comme des médailles argentées dans la brume, oui la joie serait cette dilatation de l’être qui se fait accueil de parole et complicité des vivants…
    Sur quoi je tombe sur ces pages de mon barde américain préféré, dans ses Feuilles d’herbe, tout à la célébration de ses joies juvéniles toutes simples et toutes saines, « les joies que procurent les compagnons aimés », « la joie du jour allègre et radieux », la joie du dîner plantureux, de la grande beuverie et de l’ivresse », mais aussi « les joies de la pensée et de la méditation », « les joies de la promenade solitaire, de l’esprit plein d’humilité et cependant fier, les joies de la souffrance et de la lutte », « les joies que procure la pensée de la Mort et des grandes sphères du Temps et de l’Espace », et soudain à cette voix ample et grave de Whitman fait écho cette autre voix non moins ample et généreuse de Thomas Wolfe...
     
    L’AFRIQUE AU CORPS. – L’autre soir je me disais, au bord de la nuit marine, qu’une part de l’Italie noire, c’est à savoir au sud de Naples, était comme un doigt d’honneur que l’Afrique fait à l’Europe, et désormais plus qu’avant c’est avec plus d’humanité qu’il faudra le vivre alors qu’on évite d’y penser, se bornant à réagir en ne considérant que le pire, faute évidemement de rien savoir et plus que cela : de ne rien vouloir en savoir, et qui sait quels lendemains se préparent en nos contrées prétendues civilisées, me disais-je tout à l’heure en travaillant à ma chronique consacrée au dernier roman de l’ami René, ce Trésor des Mandingues si riche en aperçus , par les pieds et l’esprit, les narines et l’âme fine, sur ce monde africain à l’approche duquel pas une heure de nos écoles n’a été consacré...
     
    L’ARNAQUE DÉJOUÉE. – Nous avons beaucoup ri, avec la Professorella, quand je lui ai raconté, hier au téléphone, ce que venait de me raconter, au téléphone aussi mais depuis l’Espagne, ma sœur aînée m’apprenant que, voici bien des années , à la veille de leur départ pour le Venezuela, son hidalgo s’était pointé dans le chaos du port de Gênes pour y abandonner leur voiture avec l’intention d’en déclarer le vol aux fins de récupération financière - querido Ramon, en muchos sentidos más suizo que nosotros, querido cuñado fuera de toda sospecha… Hélas l’arnaqueur du dimanche ne pouvait se douter que les polices complices, ayant retrouvé le véhicule en l’état où il l’avait laissé, le ramèneraient à leur propriétaire qui en serait pour ses frais - comme notre mère eût estimé juste que cela fût si tant est qu'elle l'eût su...

  • Accroche le mot au nuage

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    Les mots sont là pour s’étonner,
    venus du fin des âges,
    au temps des anges émus
    sans ailes ni messages...
    La muse a délivré la nuit
    des mots les plus secrets,
    qui retenaient, sous le déni
    tant d’aveux interdits...
    Les mots s’embrochent et recomposent,
    en rondes et en croches,
    les mélodies, de proche en proche,
    des enjambées en prose...
    Les mots n’existent pas
    sans le chant qui ruisselle,
    ou monte vers le ciel
    dont on ne perçoit que l’aura..

  • Souvenirs à venir

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    (Pour Anthony et Timothy)
     
    Les jeux d’enfants abandonnés
    sous la neige d’antan
    vous attendaient en matinée
    dans le jardin du temps,
    pauvres objets tout décatis
    aux coloris pâlis
    qui jamais n’auront oublié
    vos petites mains accrochées
    à la rampe de la fusée…
     
    Vous restez un peu interdits
    à cette apparition
    dans la brume du matin gris
    de l’impassible paon
    ouvrant tout grand son éventail
    aux ocelles de vitrail
    reflétant d’autres vies…
     
    Plus tard vous vous rappellerez
    l’éveil de ce jour-là,
    et cette première vision
    de la neige inconnue
    sur vos jouets éparpillés;
    mais plus tard vous souviendrez-vous
    de l’oiseau retrouvé ?

  • La mer aux fleurs passées

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    Le vert de la mer nous survit,
    et c’est toute une joie,
    de lauriers roses en mimosas,
    de la savoir là-bas,
    remuante et parfois cruelle,
    splendidement indifférente
    en son miroir factice
    de moires photogéniques,
    ou lisse et douce comme une main
    ridée de vieille fée
    souriante et complice…
     
    Les instants restent en suspens
    au fronton des églises
    de loin en loin les fins clochers
    aux anciens carillons
    et les anges de pierre
    à jamais si douce au toucher
    font semblant de vous croire
    adonnés à l’Eternité…
     
    Reconnaissance, disais-tu,
    mon amour disparu,
    et mon sourire aux fleurs
    est comme une vengeance
    défiant toute peur -
    crânerie dérisoire
    de nous autres les vieux acteurs...
     
    (San Stefano al mare, 1er juin 2024)

  • Le chemin sur la mer

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    « Certes, le vieux monde n’est plus de ce monde,
    mais plus vivant que jamais » (Ossip Mandelstam)
     
    Qui aura chanté pour l’enfant
    dans vos rangs défilés
    de battants obsédés
    par la plus vide arborescence ?
    Au présent digitalisé,
    tout adonnés à vos écrans,
    vous vivez par procuration:
    même le vent s’est absenté,
    le vent, la mer aussi blessée
    d’être exclue de vos rêves,
    et vos rêves perdus -
    le rythme et la rime exclus
    de vos seuls algorithmes...
     
    L’haleine du chien me revient:
    le souvenir des crocs
    mordant au plus tendre du corps
    de l’enfant pour jouer -
    l’enfant qui jouait à la guerre,
    le plaisir solitaire
    de l’Être se reconnaissant
    dans la caresse des amants...
     
    À trier vos déchets,
    ceux des enfants qui restent là,
    retrouvant si jamais
    le temps en regrets égarés,
    vont-ils oser le chant ?
     
    Retrouver les saveurs du chant
    de la diva qui s’extasie,
    et toute l’ironie
    du sort et des fééries
    d’avant la vallée de la mort ...
     
    Revivre enfin la douce vie
    capable de mystère,
    relancer la cérémonie
    du chemin sur la mer...

  • La mer en son absence

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    La mer en sa tranquillité
    au bord des soirs d’été
    où nous étions à ne rien faire,
    la mer nous écoutait nous taire…
     
    Se taire était notre façon
    en ces fins de journées
    de nous parler de nos passions
    tendrement partagées…
     
    Tu me disais ne croire en rien
    qu’en ces moments perdus
    à ne faire qu’à nous aimer
    devant l’immensité
    lentement revenue
    en allées et marées -
    ainsi la mer nous parlait-elle…
     
    Peinture: Thierry Vernet

  • D'autres batailles

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    (Pour Fabio C.)
     
     
    Je suis le type qu’on ne voit pas,
    perdu dans la bataille,
    je suis la mémoire qu’on entaille,
    je serais le pigment,
    le pigment secret: le pygmée,
    je suis l’oiseau des canopées,
    l’insaisissable archer
    aux traits à jamais immortels -
    je serais l’ange des prédelles…
     
    À San Romano ce jour-là,
    le temps s’est arrêté:
    le silence et l’obscur effroi
    de la gloire au fil des épées
    se sont soudain figés
    comme posant, éternisés,
    pour défier la meute
    défilant muette aux musées…
     
    Quand Micheletto le biker
    a repris la bagarre,
    Dedalus au fond de l’Irlande
    a largué ses amarres
    et délivré ses morts
    de leurs derniers remords,
    puis en croupe les deux lascars
    aux lassos dénoués,
    reprennent les mots en volée…
     
    Paolo Uccello: La bataille de San Romano.

  • Celles qui ont le coeur à l'ouvrage

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    Celui qui estime sans arrière-pensée que le travail libère / Celle qui chante en faisant les vitres / Ceux qui bossent à plein temps libre / Celui qui à l’instar du docteur Destouches alias Céline ne respecte que les constricteurs / Celle qui a connu Stefan Zweig à l’poque où il envisageait une trilogie consacrée à Dickens, Dostoïevski et Balzac sous le titre de Trois Maître ou Les Constructeurs / Ceux qui ne supportent pas la négligeance que représente la funeste Coquille / Celui qui ne donnera pas son bon à tirer à un peloton d’exécution non attitré / Celle qui affirme qu’elle s’est « fait » la Comédie humaine « à l’époque » / Ceux qui  affirment sur Facebook que Gérard Depardieu a fait réécrire Le Colonel Chabertpar un nègre / Celui qui sue sang et eau sur des poèmes minimalistes / Celle qui met la dernière main à un sonnet en langue inclusive / Ceux qui poursuivent leurs études genre à l’insu de leurs gendres autoproclamés / Celui qui fait subventionner ses intermittences /  Celle qui travaille au noir à la Maison-Blanche / Ceux qui se donnent à leur ouvrage qui le leur rend au centuple / Celui qui se concentre tous azimuts / Celle qui dit que tout l’amuse en tant que nouvelle cheffe de projet au Musée de l’Homme / Ceux qui font le job sans cracher sur le taf, etc.

  • Conseils de l'Arbre

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    J’aspire à tout ce beau désordre,
    me disait l’arbre en rêve
    et sur sa large main ouverte
    je lisais la brève sentence
    de nos années enfuies -
    l’arbre nous aurait bientôt oubliés…
     
    Ta sève n’était qu’impatience,
    a murmuré le vent
    à l’écoute de cet instant
    de pure adolescence
    où soudain l’animal jaillit,
    et le cheval hennit -
    on eût dit que tremblait le temps…
     
    Les mots étaient insuffisants:
    le mot seul de racine,
    ou le verbe de revenir
    vers l’arbre ou vers le vent;
    revenir au défi du temps:
    le désordre de l’arbre
    me suggérait la permanence -
    revenir au silence…
     
    Picture: Snow owl (Nyctea nyctea), by John James Audubon.
  • À l'ombre des pétales

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    La Toute Vieille a les pieds secs, les pieds blancs, les pieds froids.

    Le jeune Docteur Plastron, d’une voix aussi blanche que son caleçon, lui prend les mains et lui explique en douceur qu’on va lui couper ses pieds pourris si elle est d’accord , mais la Toute Vieille se rebiffe car elle tient à ses pieds morts et montre ses griffes au gamin.

    Et de lancer au carabin: «Fiston, sans pieds comment voulez-vous que je foule encore l’ombre des pétales , et qu’en serait-il donc , même pourri, d’un monde sans poésie ? »

    Image. Philip Seelen.

  • Au corps ignorant

     
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    (Sur un poème de Rainer Maria Rilke)
    L'athlète s'en est allé,
    mais je ne sais ce soir
    si ce que je déplore
    est sa disparition,
    le drapeau flamboyant
    de son corps exerçant
    son art géométrique,
    ou ses mains électriques
    écrivant des poèmes.
    Je ne sais pas, j'hésite ;
    réellement ce soir,
    la fatigue m'a pris
    dans ses bras féminins
    mais ce grand torse à voir
    de marbre et remontant
    les chemins de l'oubli
    via Rilke et Rodin,
    me rend ces beaux matins
    de nos corps élancés,
    leur grisante sueur
    et sur le stade inscrite
    la lettre du poème.
    Ignorant de la peur,
    l'athlète ainsi demeure.
     
    (Athènes, 2011)

  • Roland Jaccard s’est achevé, pour mieux survivre en écrivain…

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    La Cinquième saison, revue littéraire romande au titre chinoisant aussi « improbable » que le fut le (presque) mauvais sujet, réunit les témoignages, à (presque) charge et (presque) décharge, de vingt-cinq plus ou moins proches et amis, pour un portrait éclaté du « gentil garçon » se la jouant « bad boy », presque infréquentable – comme le diront les wokistes – mais survivant par ses écrits…
    Presque un monstre, dira-t-on de Roland Jaccard. Et c’est lui qui prend les devants : « Quand les gens vous prennent pour un monstre, il n’y a qu’ une chose à faire : aller au-delà de leurs attentes ». C’est en tout cas ce qu’il explique à sa pharmacienne, comme il l’écrit dans sa Confession d’un gentil garçon, paru en janvier de l’année pandémique 2020.
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    Et de balancer à la pharmacienne en question, dont il est sûr qu’elle n’a pas lu Cioran et qui ne lui fourguera ni Stilnox (qu’il m’a demandé deux ou trois fois de lui amener à Paris) ni Xylo Mepha (qu’il ramenait de Paris à Lausanne à François Ceresa, autre nez bouché), quelques horreurs propres à l’émouvoir : à savoir que ce qui est intéressant dans l’amour, selon Cioran, est son impossibilité, que lorsqu’on est « attaché aux putains, on l’est pour toujours », et que lui-même, le Jaccardo, se rappelle cette dame de mauvaise vie qui, chaque fois qu’elle faisait l’amour, voyait le cadavre de son amant à côté d’elle. «Après cela , comment parler encore d’amour ?, avais-je ajouté. Je l’intriguais déjà. Un bon point ».
    Dans la foulée, et aux pharmacien(ne)s wokistes que nous sommes « toustes » peu ou prou, de nous assener que « ce que la femme a à vendre, c’est son corps », que « leur conduite est dictée par leurs hormones, d’où leur humeur capricieuse, leur absence de sens moral et leur amour pour les chats », que l’homme pour les femmes n’est jamais que « l’instrument interchangeable d’un plaisir toujours identique », lequel plaisir n’est jamais que « l’infini à portée des caniches », comme disait le charmant Céline, alors que pour lui, le Jaccardo, « la mort est le sublime à la portée de chacun », avant de conclure :. « Préméditée elle a encore plus de panache ».
    « Panache ! » est d’ailleurs l’exclamation de Roland quand il réussissait une belle passe au ping-pong, ainsi que le rapporte son compère en « calosse » de bain Christophe Passer qui dit à avoir « adoré » jouer avec lui comme André Comte Sponville ou Mark Greene, ses amis en désaccord à peu près absolu avec ses idées, auront raffolé de sa fréquentation, ou presque…
    Or le « presque » est décisif dans la dramaturgie personnelle de Roland Jaccard, qui le savait - ou presque. Sa façon de se décrier lui-même était presque sincère, au point que ses meilleurs amis y croyaient presque, tandis que ses amantes souriaient, ou presque.
    Car rien n’était jamais sûr avec ce diable de Roland, et même pas le Diable. Du moins est-ce ma propre conviction d’expérience. Ainsi, me déclarant un soir qu’un écrivain digne de ce nom devait conclure un pacte avec le Démon (et il me regardait) lui ai-je répondu qu’il n’avait aucune idée (ou presque) de ce que représentait ce qu’il venait de me balancer, et lui de me donner absolument raison, ou presque.
    Cela noté, et sans réserve cette fois, c’est à André Comte-Sponville, parfait introducteur à la pensée de Montaigne dans le Dictionnaire amoureux consacré à celui-ci , que nous devons les vues les plus pertinentes de cette suite d’hommages, notamment à propos de la « profondeur superficielle » de Jaccard, de son « snobisme du mal », mais aussi de sa droiture et de sa générosité, à quoi j’ajouterai deux « presque »...
    « Voilà deux ans qu’il est mort : je l’aime plus que jamais et ce m’est une raison supplémentaire de ne pas être d’accord avec lui », écrit-ainsi Comte-Sponville. Et l’excellent écrivain qu’est aussi Mark Greene, que j’ai eu le plaisir de rencontrer à la table de Jaccard chez Yushi, abonde dans le même sens en apportant une nuance personnelle à la réserve du « presque », liée au fait qu’il y avait toujours, selon lui, une limite, dans les relations avec le cher disparu : comme une impossibilité, un inaccomplissement dans l’amitié « chaleureuse », ou presque, que vous demandait ou vous accordait Jaccard.
     
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    Mais comment donc peut-on être Jaccard ?
    Les animateurs de la Cinquième saison ont estimé qu’une femme adulte responsable, ni bimbo ni nymphette, serait la meilleure introductrice à la livraison consacrée à l’affreux Jaccard, misogyne et supposé limite pédophile, pour aborder illico le côté « problématique » du personnage et ses positions « clivantes », et c’est à la prof de littérature, et fine nouvelliste Valérie Gilliard qu’ a incombé cette tâche délicate, dont elle s’est acquittée avec brio, justesse critique et souci d’équilibre, se demannant illico comment on peut être Jaccard…
    Situant d’emblée Roland Jaccard dans la mouvance « libertaire », ce qui se discute, l’éditorialiste rappelle plus précisément le climat intellectuel ou mental des années 60-70 en citant une tribune de Gabriel Matzneff datant du 27 janvier 1977, dans Libération, qui prônait la dépénalisation de la sexualité avec les mineurs. Né en 1941, notre Roland, presque « boomer » et conforté par l’esprit du temps où il était de bon ton d’ânonner qu’il est « interdit d’interdire », préfigure cependant la contre-offensive visant le « politiquement correct » des soixante-huitards.
    Et Valérie Gilliard d’observer avec raison : « Notre époque a tendance à condamner l’amoralisme, notamment celui qui s’exprime dans les productions culturelles, c’est là tout le jeu de la succession des mondes, avec leurs couleurs respectives, leurs croyances, leurs errances. Jaccard n’aura de cesse de regrette son Pris disparu, celui des libertés. Et avec lui, la possibilité de ne pas s’offusquer ; d’exprimer sans arrière-pensée le primat du désir masculin ; de rêver à être un pygmalion tout en effeuillant doucement sa misogynie au soleil de la piscine Deligny ».
    Cependant à peine lâchées les piques de la critique, la commentatrice se reprend en nuances en invoquant le docteur Freud, la question de la pulsion de mort, le problème papa-maman et tout le fonds de commerce du futur chroniqueur psychanalysant du Monde, athée déclaré mais affilié à la secte freudienne avec tous les « presque » qui iront s’accentuant, dont témoignent une vingtaine de livres que leur auteur évoque en ces lignes (presque) significatives. « Nous avons écrit des livres, sans nous soucier des critiques et des ventes. Mais taraudés par une seule question : avions-nous atteint le niveau que nous nous étions assignés ? En ce qui me concerne, j’en doute. Échec sur toute la ligne (ou presque ) »…
    Si Jaccard s’accorde cet « ou presque », comme un Georges Haldas le fait à sa façon (peu frivole !) après s’être taxé de nullité, c’est en estimant, à juste titre, que ses livres plaideront pour lui, avec tous les réserves qu’on voudra y trouver, mais en toute liberté accordée à la lectrice et au lecteur.
    Le nom d’oiseau de Jaccardo figurait sur son siège réservé (genre metteur en scène de cinéma, son rêve) de chez Yushi, rue des Ciseaux , à un coup d’aile de l’Hôtel La Perle jadis offert par Marcel Proust à ses amis Albaret – voisinage qui fait de ce drôle de volatile graphomane un cousin lointain des personnages de La Recherche, entre snobisme germanopratin et goûts bizarres sinon extrêmes, cynisme de façade et (presque ) gentillesse.
    Après la mort de l’écrivain Bergotte, supposé voué au néant de l’oubli, Proust évoque les livres de celui-ci en vitrine, battant des ailes comme des anges, et l’on filera la métaphore au bénéfice du monstre de second rang que figure le Jaccardo, personnage représentatif d’une époque d’eaux basses, son style tant loué par certains n’atteignant pas les cimes d’un Saint-Simon – lequel n’aurait jamais usé du mot poufiasse pour qualifier une femme -, d’un Joubert, d’un Chamfort, d’un Benjamin Constant, d’un Amiel ou d’un Cioran, et pourtant !
    Pourtant il y a, bel et bien, un écrivain de style chez Roland Jaccard, ou de ton, ou de voix ou de « papatte », comme on voudra. Autant le vain piapia du poseur à la coq, dans sa basse-cour, pouvait insupporter, autant l’écrivain du Monde d’avant nous intéresse en même temps qu’il nous agace, nous charme autant qu’il nous rebute, nous révulse et nous scotche - ou presque…
    La cinquième saison. Revue littéraire romande. Roland Jaccard, numéros 22-23, 2024, 194p.

  • Décorum

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    …Il est clair que vous pouvez avoir un Rembrandt chez vous, j’entends un Rembrandt authentique, pas une copie ni un poster, le Rembrandt en question ne sera rien sans un cadre approprié, pas forcément d’époque mais qui mette en valeur le sujet du Rembrandt tout en l’accordant à votre intérieur, vu qu’un Rembrandt même authentique dont le cadre jurerait avec vos rideaux ne vaudrait pas mieux qu’une copie ou un poster - d’ailleurs Nadine de Rotschild est tout à fait de notre avis…


    Image : Philip Seelen

  • Ce qu'on essaie de dire...

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    À propos du dernier livre de JLK
    par Francis Vladimir
     
    "Dans Arles où sont les Alyscans,
    Quans l'ombre est rouge, sous les roses,
    Et clair le temps,
    prends garde à la douceur des choses.
    Lorsque tu sens batte sans cause
    Ton coeur trop lourd;
    Et que se taiisent les colombes:
    Parle tout bas, si c'est d'amour,
    Au bord des tombes."
    (Paul-Jean Toulet)
     
     
    L'exergue de Paul-Jean Toulet pare le livre de JLK d'une ineffable aura. À lire d'un trait, le vertige m'a pris, longue dévalée nocturne avec au bout les mots, les mots, toujours les mots qui cernent et disent tant de la vie passée, en allée, que de celle qui demeure toujours à nos côtés, en embuscade en dépit de sa rosserie, de ses moments de grâce, de ses instants fugaces jouant d'éternité.
    Dans ce long texte qui se déroule page après page en 587 pensées, déclinées à la mode classique, qui se prêtent à l'aube, au cheminement et au soir, l'écrivain ne dévoile rien que nous ne pressentions déjà, une vie d'homme tournée opiniâtrement vers le sens de la vie qui revêt chez lui une interrogation jamais muette, mais assumée par ce que les mots sous sa plume entendent révéler à ceux qui, aveugles ou sourds, en ces temps de misère, sont frappés d'incapacité majeure dans le dévoilement d'eux-mêmes.
    Dans l'art d'écrire - ( Tchékhov a su dire :... l'art et surtout la scène est un monde où il est impossible d'avancer sans trébucher)- il y aurait donc ce trébuchement sans lequel l'écriture ne saurait aboutir à la luminosité qui se tient dans chacune des pages du livre de JLK. Pour les lecteurs attentifs et fidèles, l'auteur dresse tout un panorama intérieur où le regard est invité à s'arrêter sur chacun des apophtegmes – nommer ainsi ces courts textes est hasardeux – mais il me faut admettre que l'écho de chacun d'eux, d'une langue lyrique, veloutée, âpre, mordante, déposée, conduit le lecteur à un apaisement de lui-même. Il est drôle de consentir à cet état constaté comme si, finalement, les mots dès lors qu'ils sont plus que choisis, justes et ajustés au pourquoi de la chose, le paysage mental, l'expérience de la vie, le sentiment et la douleur, l'accompagnement, le chaos et la respiration profonde, nous réajustent à nous mêmes, nous ré-assemblent aux autres et au monde.
    De l'éternel présent . - Ceux qui veillent depuis toujours, veilleuses et veilleurs des quatre coins des nébuleuses, le savent à jamais: qu'il n'y a que le présent des choses qui puisse vous révéler votre éternité... Dans le grand théâtre l'écrivain joue le rôle de sa vie, liant et déliant les mots et leur sens, secrets et publics, se confrontant à son intime conviction, changeante et forte, car nul ne sait ce qu'il en sera de demain, de la prochaine aurore, du chemin se perdant dans les bois, du crépuscule de feu sur le lac, et l'écrivain s'il prend au présent et à bras le corps la destinée du monde, tel qu'il va, cahin-caha, a ce rien de bravache, de foudre de guerre errant ( par les mers et les monts, les vallons et les plaines... et la voix au désert ) le disputant tout à la fois à Don Quichotte et au chevalier inexistant.
    « De la page vécue.- Pour moi, la frontière fut toujours imperceptible entre les livres et la vie dès lors qu'une présence se manifestait par le seul déchiffrement des lettres inscrites sur une page, et j'entrais dans une forêt, j'étais sur la route d'Irkoutsk avec Michel Strogoff, soudain la chanson de ce vieux babineux éthylique de Verlaine tirait de mes yeux d'adolescent de treize ans des larmes toutes pures, ou j'avais seize ans sur les arêtes d'Ailefroide et je prenais chez Alexis Zorba des leçons de vie. » L'écrivain se tiendrait donc à la frontière, cette ligne brisée pour certains ou ligne bleue des Vosges pour d'autres, en-deça de laquelle la pièce retombe pile, au-delà de laquelle elle est face. Au jeu du bonneteau de la vie on y voit que du feu. Dans l'obscurité environnante des grands arbres il faut regarder haut, percer la canopée pour retrouver la lumière. Cet entre-deux constant où se joue l'existence, le livre en ces pages les plus sombres ou en ces pages vives, nous est la meilleure des sources pour s'abreuver, humer, jouer avec la fluidité ou le rocher des mots. Sisyphe montait et remontait sans répit la pente. La gangue, qui enserre, l'écrivain en vient à bout, c'est à dire qu'il commet le premier acte d'apprentissage, l'essentiel, celui de buriner le temps.
    Et JLK laisse échapper ses volutes d'enfance, ses regains d'adolescence, ses attentes de jeune homme, ses attaches d'homme mûr, cette violence de sang et de violence, toutes choses en elles-mêmes qui font et contrefont le souvenir, le visitant et le revisitant, ne se départant jamais de ce qui tient ce texte de bout en bout, l'émotion, le sourire, la tendreté et la douceur malgré sa mise en garde, le rugueux, la colère rentrée, le deuil.
    Les mots, peut-on l'exprimer, fomentent des répits et des transes, déplacent des montagnes, apaisent ou désespèrent, ramènent au silence. Souffles primordiaux sans lesquels l'écriture n'advient pas. Je disais, en aparté de ma lecture de nuit, que l'égrènement de ces courts textes qui font une vraie somme, - à faire des jaloux – relève des abysses et tutoie des hauteurs. Sans doute, le dit-on avec facilité, la catharsis se fait dans l'emploi des mots, dans cette ré-architecture incessante érigeant le propos. Ici il est intime et universel, chuchoté à l'oreille par une voix amie. Il donne à entendre le monde aujourd'hui dans les échos et les accents d'hier, dans l'évidence de l'autre, la toute proche, l'ailée. « De l'évidence. - Ton mystère ne résidait pas dans ce qui m'était caché de toi, tes secrets ou tes obscurités, mais dans ce que je découvrais chaque jour de toi de nouveau, qui me semblait chaque jour plus beau d'être révélé en pleine lumière... ».
    Le livre de JLK se retourne à l'épaule, et nous retourne les sens, nous accablant et nous allégeant, mêlant indistinctement les raisons et les déraisons qui mènent au bout du chemin, à la dernière page du livre. « tu t'en es allée une nuit après nous avoir signifié ton désir de dormir et la nuit depuis lors m'est une autre tombe... De ma tristesse.-Ton visage s'est refermé pendant que tu dormais et pourtant je le savais déjà : que ce n'était pas le sommeil qui l'avait refermé... mais une fois de plus les mots vous manquaient alors même que vous vous compreniez et plus que jamais en ces déclins du jour...
    Du plus tendre aveu.-Tu m'as manqué dès que j'ai su que je m'en irais, lui dit-elle... » L'omniprésence de l'intime et du fugace confère à ces pages le noir et le blanc, couleurs de deuil, non pour enfouir l'âme endolorie, la triturer à l'excès, mais bien plutôt pour glisser sous les pas de celui qui reste, une autre portée musicale, lui tendre un arc où réapparaîtront les couleurs, les poinçons d'espérance, l'écriture de feu, la réparation. C'est à cela sans doute que s'attache le livre de JLK, hors- champ, mais dans la lumière matinale sur le chemin des bois, s'en revenant au soir. Avec légèreté, sans emphase, avec les mots sacrés pour le dire, ces sacrés mots, l'empyrée et le refuge qu'il s'est choisis, à la Désirade, sur les hauts de Montreux, pour continuer et faire entendre...
    De la permanence.- Ce que nous laissons semble n'être rien, mais c'est cela que nous vous laissons et cela seul compte : que ce soit vous....
    F. V.
    Jean-Louis Kuffer, Prends garde à la douceur. Editions de l'Aire, 261p. 2023.

  • Onction parisienne

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    On fait le tour du quartier et c’est un monde. De la mansarde d’à côté j’entends les vieux Russes blancs qui s’enguirlandent. Du fond de la rue montent les mélopées entêtantes du café maure. Aux soirs de fin de semaine on est à Rome ou à Barcelone. Cependant, chaque matinée, c’est la province et la Provence qu’on retrouve rue Legendre. Le libraire taciturne a des gestes de mandarin, mais les vrais Chinois du supermarché d’à côté ne s’inclinent même pas : ils ont acquis la même morgue que les Polonais de l’épicerie où je me fournis en Krupnik, la liqueur au miel de feu qui tue de bonheur. Plus loin, à la Butte-aux-Cailles, les basses maisons chaulées m’évoquent le Mexique assoupi. C’est là-bas qu’une fin d’après-midi, place Paul-Verlaine, j’ai commencé de lire Lumière d’août de Faulkner. Ainsi me suis-je retrouvé quelque part entre Alabama et Mississippi, et c’est alors qu’il s’est mis à pleuvoir en plein soleil. Je me trouvais hors du temps, il ne me semblait pas que je pleurais, mais tout pleurait en souriant, tout était trempé, mon livre et mes vêtements, tout était comme lavé et purifié...

  • Ce qui ne peut se dire

     
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    «Ce qu'on ne peut pas dire, il ne faut surtout pas le taire,
    mais l'écrire.» (Jacques Derrida)
     
    La solitude est une nuit
    que l’aveugle perçoit
    comme un mur froid autour de lui -
    mais qui seul peut le dire ?
     
    Comment dire à celui qui dort
    que la vie est ailleurs
    que dans son rêve sans remords
    où le bercent les heures -
    qui oserait le dire ?
     
    Notre savoir payé de mots
    gagne à se taire parfois
    à la lisière des grands bois
    où vit le solitaire -
    mais qui saura le dire ?
     
    Peinture: Edvard Munch, Le tronc jaune.

  • Le coup du chapeau

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    (Le Temps accordé. Lectures du monde VII, 2024)
     
    À La Maison bleue, ce mardi 30 avril. - Après, leur façon de dire «du coup » m’exaspère à un tel point que je m’empare de cet «après » et de ce « du coup » pour les coller à mes mélodies bricolées, et du coup je te dis pas la soirée qu’on a passée l'autre soir avec Jackie et Tonio chez Clémentine et les pêcheurs, ça se raconte pas, mais après je te le raconte quand même, et du coup je revois Jackie à vingt ans qui affronte plus ou moins son père dans le sillage de mai 68, où elle enchaîne bombe sur bombe, puis c’est Tonio qui me chambre avec la nouvelle bio de Kafka, et du coup je le chipote en lui lançant qu’après ces bios de disciples à genoux et autres épigones ne sont finalement que genoux et épigones, et tes lettres de Flaubert à Louise Collet, super – il y a quelque temps déjà que je me suis emparé du mot « super » -, mais moi du coup je reviens à Frédéric Moreau, chez les Dambreuse, découvrant la fiesta des mondains aussi nulle que celle de Marcel au quartier Saint Germain...
    Tonio était arrivé à la Grappe d'or en chapeau, genre Nizon au chapeau, Guibert au chapeau, Saul Bellow au chapeau, et du coup ça me rappelle le jeune étudiant américain qu’évoque Annie Dillard, très décidé à se faire un nom d’écrivain et commençant par se nantir d’un chapeau – après j’imagine Tonio se pointant chez un chapelier et choisissant ce chapeau grave comme un chapeau de Monk, et du coup je leur dis, à Jackie et lui, que Tonio est un Monk à sa façon, un ahuri que je vois toujours apparaître en caleçon à l’embrasure de la porte de leur noble demeure vigneronne de Bourg en Lavaux, tandis que je m'entretenais avec la belle violoniste spécialiste de Berg - nous deux parlant donc d’Alban Berg et de ses difficultés et Tonio se levant de sa sieste et surgissant à la tangente de notre conversation avec son torse maigre de lecteur de Thomas Bernhard et ses roustons dépassant du caleçon; et à Jackie qui ne suit pas les séries sur Netflix je commence de raconter Monk le frère occulte de son compagnon et de Robert Walser et de Bartleby (dont Tonio a parlé dans un de ses écrits récents) et d’Oblomov aussi , bref de tous ces personnages un peu décalés, dépassés par les événements, genre « no country for the old man » même s’ils sont jeunes, ces ahuris sublimes comme l’était le jeune homme à tout faire de Walser, et du coup je me dis que Jackie et Tonio sont eux aussi des personnages de série, et comme ils acquiescent et se disent prêts à s’y lancer je leur raconte celle dont j’ai esquissé le scénar avec Simon & Lapp au générique, deux vieux potes dont le bon vivant (Simon le jovial) est tenté par EXIT alors que son compère (Lapp le déprimé de naissance) essaie de lui remonter la pendule, et je leur raconte qu’après il y a eu, avec le jeune cinéaste engagé et les compères, les ajouts sans nombre à mon script initial, la mise en œuvre de l’épisode pilote et tout une galère de détails, avant les tractations avec la télé, bref je leur raconte que le projet de série serait le sujet d’une autre suite d’épisodes mais j’ai perdu de vue les compères qui n’apparaissent plus ni à la radio ni sur Youtube à ma connaissance – après je n’en ai d’ailleurs que fiche, et du coup je reviens aux trois tas de journaux que je me suis promis, ce matin, de dépouiller et avec eux les quatre premiers mois d’infos de cette année dite du Dragon de bois par les Chinois, etc…

  • Au ciel délire

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    Les ombres remontent d’en bas,
    de sous la table, là,
    où s’étalent tous les décombres
    des maisons, des manies, des saisons
    et des familles aux raisons égarées -
    cela devait rester caché !
     
    Tu me cherches où je ne suis pas,
    et moi je te retiens
    par notre lien de long silence
    que tu disais précieux,
    si précieux que nul autre lieu
    que ma seule présence
    ne te semblait plus accueillant…
     
    Ce que vous auriez aimé taire
    au moment de le faire
    est ainsi votre aveu,
    le secret de vos yeux que dévoile
    ce regard d’un dieu reconnu
    pour allier l’eau et le feu…
     
    Douce folie jamais éteinte.
    tendre philosophie
    du poète passant par là
    sans se presser jamais,
    jamais futile, jamais feinte -
    au ciel qui s’ouvre perdez-vous…
     
    Peinture: Bona Mangangu, Fleur de volcan.

  • Devant ce portrait

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    (Le Temps accordé. Lectures du monde VII, 2024)
     
    À la Maison bleue, ce dimanche 28 avril.– Le vieux sage au cœur d’enfant et à l'âme souveraine que figurait Charles Du Bos le murmurait en sa timidité devant le monde devenu Machine à faire et défaire indifféremment : « Nous ne sommes pas désespérés, nous sommes dans la perplexité», et le vieux Charlie, en compagnie duquel tout un chacun se sentait toujours un peu grossier, reprenait sa lecture relative à la notion de complémentarité selon Nils Bohr et, plus précisément, à la relation mutuellement exclusive qui existera toujours entre l’utilisation pratique de n’importe quel mot et la tentative visant à le définir rigoureusement, autrement dit la poésie et la science, le savoir nocturne et les théorèmes au jour le jour, l’oraison matinale des peuples ingénus et la macération théologique – et le dimanche y allait de ses cloches à l’autre bout du quartier…
    J’avais placé ce portrait de Lady L sur la paroi faisant face au grand lit de tek indien haut sur socle dans lequel elle aura dit ces derniers mots un autre dimanche d'il y a trois ans de ça : « Lady veut dormir », et maintenant elle me regarde quand je dors ou m’éveille, avec son air de Madone rhénane, selon l’expression de Pierre Omcikous qui en achevait le portrait, se demandant apparemment ce que mijote celui-là, mais il y a aussi de la bienveillance et de la magnanimité dans son expression, et je lui renvoie son demi-sourire qui ferait croire à certains que je n’en finis pas de cuver mon deuil comme il en va de Monk supposé ne jamais se consoler de la mort non moins cruelle de Trudy, mais l'interprétation est fausse dans les deux cas de cette absence augmentant notre présence...
    Je suis naturellement plus joyeux de nature que Monk, et plus bohème aussi : pas question que je croche le dernier bouton de ma chemise ni ne panique à la vue d’aucune nudité sexuelle quelconque, mais les bonnes femmes restent réellement là avec leur fichu sens des réalités – ne me parle pas de la Béatrice de Dante ou de la Laure de Pétrarque, et si ma bonne amie n’a pas été aussi sordidement assassinée que la Trudy de l'autre ahuri, comment qualifier le lent massacre qu’elle a subi de la part de la vie elle-même, sinon de crime avéré contre l'humanité ?
    Peinture: Pierre Omcikous, Portrait de Lady L., 1987. Pp LK/JLK.

  • À mourir de rire

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    (Le Temps accordé. Lectures du monde VII, 2024)
     
    Le navire de Swift s'éloigne
    Dans le temps éternel.
    Nulle indignation forcenée
    Ne l'y déchirera plus.
    Imite-le si tu l'oses,
    Voyageur qu'abêtit le monde,
    Car Swift a servi la cause...
    De l'humain qui est d'être libre...
    (W.B. Yeats, Swift's Epitaph, traduction d'Yves Bonnefoy)
     
    À la Maison bleue, ce samedi 27 avril.- Ce pourrait encore être un lendemain d’hier, aurais-je pu craindre après mes errances dans le vide de la veille à surfer comme un zombie, avant ce que j’appelle le départ du navire de Swift dans la nuit du sommeil - ç’aurait pu être un retour de fiesta désespérée s’il n’y avait eu là-bas, dans ce café perdu à l’immense négressse, le souvenir du rire de Swift réitéré par le récit que Kasperl, dans le rêve, nous avait fait de l’ultime éclat du jeune homme littéralement scié de rire et finalement explosé de rire par la lecture du récit de la Passion du Christ représentée au théâtre municipal de Saavedra de La Paz, quand la croix tout à coup s’ébranle dans le décor minable et que le crucifié s’exclame « putain je tombe ! », et l’évidence ce matin qu’après ce rêve j’allais vivre un samedi féerique comme on en fait plus m’a fait relancer mon propre récit des apparitions de Gian Gaspard...
    Hier encore, avant le message électronique de Shmuel me remerciant pour ma chronique, qualifiée de « très belle et très touchante « , j’avais été touché moi aussi, en pédalant sur mon vélo de chambre avec, à l’écran de mon laptop, l’épisode à crever de rire (déjà!) de Monk se fait un ami , en me rappelant mon propre fantasme de toujours de l’Ami unique, partageant de toute évidence la candeur idiote du personnage voué par nature aux déceptions de l’enfance.
    Monk a peur de la Nature, ce qui n'est pas mon cas. Adrian Monk compte plus de 120 allergies, alors que je n'en ai déclaré aucune lors de mon dernier passage à l'hosto - Monk craint les hostos comme la lèpre et les sangsues, alors que je me surprends à faire de l'esprit avec les soignants - ce que je me reproche comme toute indiscrétion ou familiarité déplacées, tutoiement compris. Monk fait une tragédie du moindre saignement de nez, alors que celui-ci m'a fait découvrir la cour des miracles de l'Hotel-Dieu parisien, un matin d'hémorragie qui relevait peut-être de l'acte manqué - je devais rencontrer le même jour un éditeur influent. Monk est un intuitif plus-que- présent, en quoi je m'identifie à cet ahuri angélique me rappelant Robert Walser, Oblomov, Bartleby et autres âmes sensibles familières à Shmuel T. Meyer.
    Ce samedi à venir n'aura pas son pareil, dédié à sainte Zita, patronne des servantes et des femmes de charge sur la tombe de laquelle se sont multiplié les miracles - lesquels préludent en somme à ce jour qui me trouve un peu tousseux, le souffle court et les mollets sciés à crever de rire, plus quelques signes avant-coureurs de je sais quoi qui me font sortir mon doseur d'initrate isosorbide peut-être contre-indiqué d'ailleurs, avant la prise de mes 10 molécules quotidiennes prescrites au titre de cardiopathe accessoirement sponsor du Big Pharma...
    Peinture JLK: Le chemin sur La mer, Acryl sur toile, 2020.

  • Ce rire à la folie

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    (Kasperliana, 2)
    L’intensité sans pareille de sa présence se ressentait par défaut quand il les avait quittés et qu’ils se retrouvaient là tout cons à se demander ce qui leur était arrivé pour qu’à l’instant ils se sentent à la fois si pleins et si vides, ils (ou elles si tu préfères), s’étaient retournés une dernière fois dans la ruelle de cette nuit-la ou n’importe où d’où il venait de disparaître, et les choses restaient là sans lui , les choses inexplicables, les choses abruties quand on ne les regarde pas vraiment, le navire de Swift qui a disparu dans la nuit libérée par son rire, et c’est d’ailleurs de cela que vous aviez parlé avec Kasperl avant qu’il ne se retire de la Grappe d’or comme il y était entré - comme en douce serait l’expression la plus exacte-, ce rire à la Swift qui fait parfois mourir tant il est plein de toute la splendeur odieuse et de la cruauté délicieuse des choses de la vie - et ce soir là précisément Kasperl leur avait rapporté ce que son occulte compère Shmuel lui avait narré à propos du garçon scié de rire à la lecture du roman de Vargas Llosa, littéralement explosé de rire quand , à la représentation de la Passion du Christ au théâtre municipal Saavedra, à La Paz , la croix se met à trembler, dont le crucifié s’exclame tout soudain « je tombe, putain je tombe! », et le rire du jeune homme se met à proliférer alentour au kibboutz de Yaad Hanna, Kasperl reprend texto les mots de son compère Shmuel, « Le rire du jeune homme, qui venait de naître dans un théâtre d’Amérique du sud, à trois mille cinq cents mètres d'altitude, deux décennies avant que la nuit n’assombrisse la cime des cyprès et des arbres de Judée du kibboiutz Kvar Avraham, ce rite universel qui rend si truculent, la peau de banane, ce cinéma muet mental de seize images par seconde, avait provoqué la plus miraculeuse des mécaniques humaines »…
    Tonio riait comme on pète et Jackie pouffait, pliée, tandis que le rire gagnait toutes les tables de la Grappe d’or où la belle Camerounaise s’activait en se gondolant à son tour, et Shmuel y allait de sa lancée : «Jamais rire ne fut plus puissant, porté par le caquètement des poulets et des dindes, par le meuglement des vaches, le hurlement des chiens sauvages, porté à travers les collines desséchées du territoire de Menashé, de Jisr al-Zarqa, jusqu’aux ruines de Césarée, jusqu’à son aqueduc qui longe le sable et la mer, les eaux jaillissantes et le rougeoiement du ciel, aux confins de Sdot Yam »…
    Notre rire aussi avec Bona et sa Marie Lumière, Bona qui me montrait sur son portable la maison construite de ses mains au-dessus du fleuve Congo et dont tous les ouvriers agricoles s’étaient mis à se désopiler, le rire de Bona quand il avait rencontré cet enfoiré de Tonio, le rire de Marie Lumière quand j’avais débarqué au 69 Burnaby Steet à quelque pas de la salle de musculation désaffectée – vision de boutique bombardée aux gisantes haltères couvertes de poussière – où tu pouvais rencontrer Mister Muscle Great Britain avant les années de dépression -, ce même rire dont parlait Shmuel « destiné à faire plier les puissants et abattre cent portes de forteresse, de sépulcres et de sépultures », ce même rire qui fait dévier les drones russes au-dessus des chaumières d’Ukraine, « le rire libre, gratuit, celui qui n’a d’autre ambition que d’être un orgasme de l’esprit et des boyaux, de congédier dans la volupté le réel, la tragédie, la mort et son attente angoissée ; ce rire collectif était étoilé de milliers de nuances. Une polyphonie symphonique qui possédait toutes les clés pour ouvrir la ville comme une figue mûre et sucrée. Jérusalem fut surprise dans son sommeil peuplé de rêves messianiques », etc.

  • Tierce de joie

     
    (À l’Ami unique et pour Lady L.)
     
    Tu me suis partout où je vais,
    ou plus exactement:
    tu m’y as précédé souvent
    aux heures qui te chantent
    en ce constant enchantement
    de ta seule présence…
     
    Tu n’as surgi de nulle part:
    sans décrier le monde,
    la part que tu savais y prendre
    ne laissera plus d’autre trace
    que celle des mots
    tracés à l’eau sur le miroir
    se rappelant ta grâce…
     
    Toi seul savais me parler d’elle,
    alliés à jamais,
    buvant à la même fontaine
    la même eau pure du seul instant
    au commun sablier -
    seuls à jamais nous ressemblons
    à qui n'est jamais séparé...

  • Shmuel T. Meyer, contre la haine, célèbre la ressemblance humaine

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    Avec les douze nouvelles de Tribus, souvent déchirantes, mais combien éclairantes et gages d’espoir « malgré tout », l’écrivain franco-israélien en dit plus que maints experts et autres analystes, sondant les sources de la haine qui divise aujourd’hui la société israélienne, où l’idéal sioniste s’est transformé en « messionisme » vengeur avec une violence inouïe…
    Un double sentiment, d’accablement désespéré et de joie paradoxale, de tristesse partagée et de confiance confuse refusant le pire, ne cesse de s’imposer à la lecture des récits à la fois très incarnés et fortement symboliques de Tribus, nouvelle illustration de l’immense talent de Shmuel T. Meyer, vivant lui-même la déchirure vécue par les Israéliens entre eux.
    « La vie était propre et simple même après l’assassinat de Rabin, parce que la colère était nourrie d’espoirs. Yoav et son épouse croyaient en la rédemption des hommes », lisons-nous dans la sixième nouvelle de Tribus, intitulée Yoav et Maya et décrivant la vie d’un couple de sexas de bonne foi (lui est le rabbin d’une communauté réformée enseignant l’histoire des religions, et elle est infirmière en oncologie), mais ladite « foi en la rédemption des hommes » a du plomb dans l’aile depuis le 11 septembre (la famille de Yoav l’accompagnait alors aux Etats-Unis pour une série de conférences ), le « judaïsme bonhomme » pratiqué par le couple a subi des coups avec la radicalisation religieuse en marche, et plus particulièrement quand un juge intègre de leur connaissance, ancien président de la Cour suprême, a soudain été placé en résidence surveillée par un sbire du Premier ministre, enfin leur communauté libérale est devenue l’objet d’injures et d’attaques physiques de la part des ultraorthodoxes conspuant les « faux juifs prosélytes d’Amérique », et la conclusion est à fendre le cœur quand ces amoureux de Jérusalem, ces pratiquants d’un « judaïsme de la joie », se font dire, par un fonctionnaire de police des frontières à dégaine de seul véritable défenseur de la tribu, que leur nouveau passeport leur ouvrira désormais toutes les portes, sauf celles de leur pays...
    La vie décrite, plutôt que les bombes, les destinées personnelles et leurs « petites histoires », ressaisies dans la dérive collective de l’Histoire avec une grande hache, mieux que les analyses expertes et autres explications géo-politiques ou théologico-sociologiques: telle est la matière de ces douze modulations individualisées de la vie des gens à visages de femmes et d’hommes de conditions et de convictions diverses, témoins d’une tragédie aboutissant aujourd’hui, après un odieuse agression de masse islamiste, à un non moins abominable massacre des innocents.
    Mais que peut faire un écrivain face à la Shoah, face aux pogroms, face aux fatwahs et aux razzias ? L’on se rappelle l’injonction de Theodor Adorno, selon lequel « après Auschwitz, écrire de la poésie est barbare », mais de même qu’Adorno s’est rétracté, la Littérature a prouvé depuis lors qu’elle participait bel et bien à la lutte « contre Auschwitz », et c’est « la poésie », justement, qui constitue l’un des forces de Shmuel T. Meyer, à savoir la concentration, à chaque page de chacune de ses nouvelles de la beauté et de la bonté dans le contexte humain parfois le plus haineux ou le plus laid, cette nouvelle société israélienne aux prises avec le fanatisme et ce que le penseur allemand Peter Sloterdijk appelle justement « la folie de Dieu ».
    Or nous voici arrivés en ces temps où des citoyens qui ont cru à l’idéal sioniste, déçus voire désespérés par le « messionisme » qui fait danser les Messie avec Satan s’exilent en Allemagne…
     
    « Je fous le camp », déclare le jeune Avroumchik. «Définitivement. Vancouver, Melbourne, Auckland, Copenhaugue, Berlin. Un endroit qui n’est pas ici, un endroit où tu ne serais pas juge. Un endroit où Dieu me semblera heureux »...
    Dans la nouvelle intitulée Le jour du colonel, ce jeune caporal-chef chargé de conduire une juge militaire au procès d’un colonel dégradé représentant « le patron de ce qui restait de l’opposition parlementaire », taxé d’antisémitisme et de trahison par le Premier ministre et qui se suicidera le soir même, cet Avroumchik a perçu la nouvelle violence plombant la capitale de l’Etat hébreu, « une violence qui échappait au sens commun de la violence tribale, économique ou sociale », ici la violence était divine, il n’en doutait pas un instant, une justice sans miséricorde, une violence de la radicalité ».
    Et le vieux Ravi, le cœur à gauche et l’âme en lambeaux, de formuler son propre désespoir dès la première nouvelle de Tribus et dans son épilogue : « Lui qui était, aux yeux de la communauté séfarade, lorsqu’il portait encore l’uniforme, un symbole de fierté, était devenu à sa retraite et depuis son remariage avec Nava, la cible préférée des prêcheurs des synagogues orientales. Il avait toujours fait le choix d’Israël contre celui des tribus. Il s’était trompé. Le tribalisme ontologique du peuple juif s’était imposé face à l’utopie du rassemblement des exils ».
    Des prénoms, des visages et des voix…
    Si vous ne savez rien des traditions et des rites du judaïsme, ne connaissez rien de la cuisine judéo-arabe ou des découpages territoriaux de Jérusalem et environs cousus de checkpoints, sursautez plus ou moins devant les noms et prénoms, ou autres noms de lieux, tels que Shaul et Rafi (deux vieux amis aux positions contrastées) et Nava et Ronit (leurs épouses), ou le septième enfant de dix prénommé Yakov et surnommé Koby, ou le kibboutz Kfar Avraham où sont nés divers personnages, Josh le vieux hippie transformé en mystique , Scanner le rabbin et IRM son épouse, la ville arabe bétonnée à la diable de Umm el Fahm ou la tribu hiérosolymitaine de Reb Pinhas Altschuler ; si les premières manifs de Shalom Akshav (la Paix maintenant) ne vous en disent pas plus que les éditos contestés d’Amira Hass dans le supplément de Haaretz, pas de soucis les amis : vous serez illico dans le bain malgré vous grâce à la grâce grave du conteur dont les histoires rassemblent aux vôtres, histoires de familles semblables aux familles de partout avec leur grognes à propos de tout, sauf qu’Israël ne ressemble à rien avec son Histoire taillée à la hache, son passé terrifiant et « tout » qui recommence comme aux temps bibliques des tribus en bisbilles…
    Par delà l’horreur, la vie…
    La composition des onze nouvelles de Tribus a été achevée par Shmuel T. Meyer le 27 juin 2023, au kibboutz Nativ Halamed Hé. L’épilogue, plus que poignant : bouleversant, est daté du 7 octobre 2023. Nous y retrouvons Rafi, en phase terminale de cancer, Nava son épouse et le jeune infirmier Idan du « camp des vainqueurs », petit-neveu de Koby de la Mousrara, mais le contraire de ce perdant : un futur médecin à large kippa qui lance au grand malade : « On les crèvera tous…ces nazis, ne vous en faites pas, Monsieur Rafaël, ces sauvages on les crèvera tous ».
    Alors Nava, plus que jamais éprise de justice et de vérité, de reprendre Idan : « Ce ne sont pas des nazis. Ils ne mécanisent ni n’industrialisent la mort des juifs, ce sont des pogromistes, comme le furent les Roumains, les Ukrainiens, les Polonais, les Baltes, les Russes, les Croates ». Et la très belle femme aux cheveux blancs de poursuivre : « J’ai l’âge de ce pays dans lequel j’ai eu la chance de naître, je suis sûre que Rafi dirait « ou la malchance, imagine-toi la Californie en 1948 ». Je suis née à Jérusalem, imagine-toi Idan. Je suis née dans cette ville que tous les juifs durant toutes les générations espérèrent comme la fin de l’exil, la fin de la haine, la fin des pogroms et du gaz, et des crachats et de la peur »…
    Et la vieille épouse de Rafi de poursuivre au nom de celui-ci : « Le sionisme nous avait promis plein de choses et notre expérimentation collective de deux mille ans d’exil était tentée d’y apporter foi. Les juifs qui ont toujours espéré quelque chose ont été trahis chaque fois par de faux messies venus de leurs rangs, le sionisme semblait pour certains une espérance crédible qui avait répondu à sa première promesse – le retour du peuple juif sur sa terre ancestrale. Mais il y avait d’autres promesses, Idan. Celle d’être une démocratie généreuse, mais aussi celle d’être le seul endroit au monde où les juifs seraient en sécurité. Er ces deux promesses-là, le sionisme ne les a pas tenues. Notre démocratie ? La lumière s’éteint comme une bougie qui grésille depuis 1967 déjà. Des Cosaques venus de Gaza arrachent en Israël les têtes des enfants, éventrent les femmes, les violent, les brûlent, assassinent des vieillards. Voici les deux promesses que le sionisme n’a pas voulu ou pas pu respecter, Idan ».
    Et Nava d’enjoindre finalement le jeune infirmier qui va recevoir son ordre de mobilisation : « Alors, va te battre contre les Cosaque de l’Islam, mais fais respecter cette promesse avec justice et humanité et, lorsque tu reviendras de cette guerre, rallume la flamme de la démocratie qu’on y voie enfin clair dans ce pays et qu’il redevienne une espérance humaine, ici et maintenant, et pas dans un monde où le Messie danse avec Satan »…
    Shmuel T. Meyer. Tribus. Gallimard, 2024. 164p.