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Le Printemps des poètes ! Quelle plus belle enseigne pour illustrer la vitalité de la poésie et la fraternité de celles et ceux qui l’aiment ? Or à la veille de sa prochaine édition (du 9 au 25 mars 2024), une polémique absurde, mais révélatrice de quel malentendu, agite ces jours le marigot politico-littéraire parisien qui voit en l’écrivain Sylvain Tesson, appelé à présider la manifestation, un personnage idéologiquement suspect, « icône réactionnaire » dont le portrait partial qu’on en fait prouve qu’on n'en a rien lu. Au lieu d’un débat légitime sur les rapports de la poésie avec la société, ou sur l’engagement politique des poètes: une mêlée de basse jactance sectaire relayée par les médias et les réseaux sociaux érigés en nouvelle instance de censure.
JEAN-LOUIS KUFFER
Le sieur Arthur Rimbaud, auquel Sylvain Tesson a consacré un généreux hommage « estival », aurait-il accepté, de son vivant, l’invitation d’être intronisé Prince des poètes ou mieux: Président de la confrérie des Vrais Poètes autoproclamés ?
Il est fort probable qu’à dix-sept ans il s’en fût réjoui en applaudissant des deux pieds, lui qui se fit un plaisir fouzraque de se faire détester des poètes parisien après avoir conchié les accroupis et vilipendé les assis et les rassis tout semblables à nos actuels « poéticiens » feignant de ne jurer que par lui.
Arthur Rimbaud, après la farce du Panthéon - pour citer une polémique antérieure -, dirigeant le Printemps des Poètes de la France binaire: quoi de plus allègrement bouffon, de plus inclusif dans le concept poétiquement printanier .
Ou l’« icône » devient cliché de langue de bois…
La figure du sacré que représentait naguère l’icône, devenue la représentation des plus viles idolâtries, annonce l’effondrement sémantique d’une notion gobée et régurgitée tous les jours par les vilipendeurs de la langue que sont devenus les techniciens de surface médiatiques et la meute mimétique des followers de tout acabit. Ainsi a-t-on fantasmé un Sylvain Tesson « icône de l’extrême-droite » comme on l’a fait de Rimbaud icône de la révolte adolescente ou de la mouvance gay en poésie, entre autres imbécillités réductrices.
Mais qu’est-ce donc que la poésie, et le sait-elle elle-même ? Qui aura jamais dit ce qu’elle dit de l’universel, que son chant investit depuis la nuit des temps, en termes qui ne soient pas trop vagues alors qu’elle est le contraire du vague et de l’imprécis, même lorsqu’elle divague apparemment ou semble délirer – quel discours, plus qu’en musique, remplacera-t-il jamais le chant ?
En contraste absolu avec ce qu’on peut dire le chant humain de toujours et de partout, qu’il soit d’imploration ou de déploration, hymne à la vie ou thrène de grand deuil, cantique des cantiques ou fulmination de l’éternel Job levant le poing au ciel, élégie de la nuit ou des jours sereins ; à l’opposé de ce qu’on peut dire l’émotion, laquelle suggère la réalité d’une ressemblance humaine qui échappe à toute explication ou justification utilitaire - et contre ce qu’on peut appeler la poésie au sens le plus accueillant et le plus profond, le discours dézinguant Sylvain Tesson, franc-tireur des grands espaces qui n’a jamais brigué le titre de prince des poètes ni de meilleur écrivain français que d’aucuns lui prêtent, aura saisi l'amateur sincère de poésie par la platitude et la médiocrité malveillante de ses formulations relevant de la jactance alignée et de la délation de mauvaise foi relayée à foison sur les réseaux sociaux bernés par la rumeur et la rhétorique sournoise du « pas de fumée sans feu »...
Lisez donc le texte misérable de la fameuse pétition et visez les auteurs attroupés si satisfaits d'eux-mêmes: cela des défenseurs de poésie, des esprits libres et des cœurs sensibles ?
À vrai dire, autant le fiel visant Sylvain Tesson que le miel dégoulinant sur la seule poésie poétique qui soit apparemment recevable sur visa politiquement correct, excluent tout débat éventuel sur la question d’une poie réellement engagée comme l’ont été celles d’un Nazim Hikmet ou d’un Ossip Mandelstam.
Fausse parole et vérités multiples
Je me rappelai les mises en garde du fameux essai d’Armand Robin intitulé La fausse parole, visant essentiellement le langage avarié de la propagande, justement figuré par l’expression « langue de bois », en lisant (ou relisant) ces jours, purs de toute idéologie partisane, La panthère des neiges, les nouvelles d’Une vie à coucher dehors, Les chemins noirs en leur traversée de la France profonde, Un été avec Rimbaud et le tout récent Avec les fées, célébration du merveilleux celtique à l’immédiat succès combien suspect n'est-ce pas ? Et combien suspecte, aussi bien, cette panthère aussi insaisissable qu’une femme de rêve, à le fois hyper-réelle et fuyante (comme l’amoureuse perdue que l’auteur évoque en sa quête), fascinante et cruelle comme toute la nature environnante ou la culture essaie de se ressourcer.
Quoi de passionnant dans ces marches au désert, ces immensités ou l’on se les gèle, ces apparitions de yacks fantômes ou de chèvres bleues que survolent des aigles sans scrupules humanitaires - quoi de glorieux dans ces errances aux chemins noirs de France obscure où le soûlographe d’un soir à gueule cassée par une guerre contre lui-même poursuit sa chasse aux fées loin des estrades ? Un écervelé, sur Facebook, croit y voir du « fascisme culturel », mais chacun en jugera sans ses lunettes en bois…
Prends garde à la beauté des choses, pourrait-on dire à la façon du délicieux Paul-Jean Toulet qui savait la merveille autant que son ombre, comme les compères Tesson et Munier (le photographe animalier qui l’a invité au bout de nulle part), avec deux autres bons compagnon de route, apprennent à chaque instant à mieux lire le livre du monde en son inépuisable poésie…
Quand le Dr Michaux calme le jeu en souriant…
Au lendemain de la mort du poète Henri Michaux, massivement méconnu du grand public, le journal Libération (!) publia, comme par défi (ferveur sincère ou sursaut narcissique de caste branchée ?), pas moins de douze pages d’hommage qui eussent probablement ravi l’intéressé de son vivant malgré sa légendaire défiance envers toute publicité.
Or c’est au farouche et génial explorateur d’ Ecuador et de la Grande Garabagne, étonnant voyageur-voyant avant la lettre, qu’il faudrait revenir aujourd’hui pour élever de quelques crans le « débat », même inexistant en l’occurrence, en exhumant deux textes de 1936 initialement parus en espagnol (un congrès du PEN-Club avait suscité la première de ces conférences) et respectivement intitulé L’Avenir de la poésie et Recherche dans la poésie contemporaine.
« Le poète n’est pas un excellent homme qui prépare à son gré des mets parfaits pour le genre humain », déclare Henri Michaux en évoquant la suite de recommandations solennelles qui ont été faites avant lui par les congressistes distingués, « le poète n’est pas un homme qui médite cette préparation, la suit avec attention et rigueur, pour livrer ensuite le produit fini à la consommation pour le plus grand bien de tous », et l’observation vaut aujourd’hui pour tous ceux qui voient en la poésie un accessoire du développement personnel ou du combat politique : « La bonne poésie est rare dans les patronages comme dans les salles de réunion politiques ». Et d’ajouter dans la nuance, à propos des « cas » de Paul Eluard et de Louis Aragon: « Si un homme devient fougueusement communiste, il ne s’ensuit pas que le poète en lui, que ses profondeurs poétiques en soient atteintes. Exemple : Paul Eluard, marxiste acharné, mais dont les poèmes sont ce que vous savez, de rêve , et du genre le plus délicat ». Et sur Aragon : « Un homme autrefois bourgeois mécontent, et grand poète, devenu militant communiste, dévoué à la cause comme personne, mais médiocre poète, ses poèmes de combat ont perdu toute vertu poétique ».
Tout serait à citer dans cette réflexion anti-dogmatique, qui inclut dans sa pensée l’humour et le sens commun. « En poésie, continue Michaux qui compare la fonction de sa corporation à celle d’un médecin virtuel, il vaut mieux avoir senti le frisson à propos d’une goutte d’eau qui tombe à terre et le communiquer, ce frisson, que d’exposer le meilleur programme d’entraide sociale». Est-ce dire que la poésie n’ait à s’occuper que de gouttes d’eau insignifiantes ? Pas du tout, et cela nous ramène au réalisme poétique de Rimbaud autant qu’aux veilles contemplatives de Sylvain Tesson en pleine nature : « Cette goutte d’eau fera dans le lecteur plus de spiritualité que les plus grands encouragements à avoir le cœur haut et plus d’humanité que toutes les strophes humanitaires. C’est cela la TRANSFIGURATION POETIQUE. Le poète montre son humanité par ses façons à lui, qui sont souvent de l’inhumanité (celle-ci apparente et momentanée). Même antisocial , ou asocial, il peut être social. »
Et de citer trois individus bien plus suspects, idéologiquement, que l’anodin Sylvain Tesson : « N’ayant pas sur l’art des vues d’instituteurs, Baudelaire, Lautréamont, Rimbaud, personnages bien peu recommandables de leur temps, pourquoi représentent-ils, cependant, tant de choses pour nous et sont-ils en quelque sorte des bienfaiteurs ».
Au passage, - et plus loin cela rejaillira dans un double salamalec à son ami Jules Supervielle et à Paul Eluard -, l’on aura relevé le ton aimable et bienveillant du conférencier qui, dans le second texte, montrera avec autant de nuances amusées l’intérêt et les limites du surréalisme aboutissant parfois à un grand n’importe quoi dont nous voyons aujourd’hui les resucées. André Breton avant Jack Lang, postulait une sorte de généralisation du génie poétique faisant de chacun un petit Rimbaud ou une Rimbaldine à la Chloé Delaume visitée par la grâce. Or lisez, misère, la pauvre Delaume citée partout comme l’égérie de la fameuse pétition…
Le mérite majeur de Sylvain Tesson, s’agissant de Rimbaud, consiste à le citer, et c’est un bonheur estival qui fait oublier les printemps institués. De la même façon, avec un élan généreux qui exprime l’essence même de l’indéfinissable poésie dont ne nous parviennent, comme l’exprimait Gustave Roud, que des éclats du paradis, Henri Michaux cite ces vers mémorables d’Eluard à la fin du poème intitulé L’Amour la poésie : « Il fallait bien qu’un visage /réponde à tous les noms du monde », et ces premiers vers de Supervielle dans Les chevaux du temps : « Quand les chevaux du temps s’arrêtent à ma porte /j’hésite un peu toujours à les regarder boire /puisque c’est de mon sang qu’ils étanchent leur soif », etc.
Sylvain Tesson. Un été avec Rimbaud. Equateurs / Humensis – France inter, 2021.
Une vie à dormir dehors. Prix Goncourt de la nouvelle. Gallimard 2009. Folio.
La Panthère des neiges, Prix Renaudot. Gallimard, 2019.
Sur les chemins noirs. Gallimard, 2019, Folio 2023.
Avec les fées. Equateurs, 2023.
Henri Michaux. Œuvres complètes I. Bibliothèque de la Pléiade, 1998.
Chaque fois qu’ils se mettent à crier je sors dehors voir si j’y suis. C’est la meilleure tactique, avec un cigarillo, pour conserver un peu de bonne humeur sur cette terre qui est, parfois, si jolie – disait ma sœur.
Pendant ce temps, dedans, c’est la guerre. Pour ou contre la femme ou la cigarette, à fond contre les margelles trop étroites ou pour le développement durable des canaux d’évacuation de la Fantaisie : maudite Fantaisie, disent-elles, maudite Fantaisie disent-ils – la Fantaisie étant pour les uns et les autres l’ennemie à abattre avec le sérieux des papes, avec ou sans filtre.
À la fin, s’ils ne se sont pas tous assassinés, l’un d’entre eux décrochera le Grand Nobel et les autres pourront se vanter d’avoir partagé des masses de choses avec lui, au dam de la Fantaisie.
C’est tout le mal que je leur souhaite, moi qui pars en fumée.
Image: Philip Seelen.
Le palimpseste de la mémoire est indestructible »
(Baudelaire)
Tout sera peut-être oublié ? Tout n’aura peut-être été qu’illusion ? Tout n’aura jamais été peut-être qu’un rêve ?
Je ne me pose, pour ma part, aucune de ces questions. Je ne fais que m’imprégner. Ou plutôt je ne fais qu’être imprégné. Plus exactement je ne fais qu’être, et encore: je ne suis qu’à vos yeux.
Faites de moi ce que vous voulez : courez après mon reflet, emparez-vous de mon ombre, clouez et exposez ma dépouille, mais qui dira ce que je suis en vérité ? Quels mots diront mon vol ? Quels mes voiles et le vent qui me porte ? Quels toutes mes pages écrites à coups d’ailes ? Quels les milliards de vie que je continue en planant au-dessus des jardins suspendus jusqu’où remonte l’air poissonneux du Haut Lac aux airs ce soir de fleuve immobile ? Quels mes effrois et mes ivresses ? Quels mes désirs séculaires, moi qui ai l’âge de mes pères fossilisés dans la roche claire d’avant les glaciers ? Quels de vos mots diront mon inscrutable origine ? Quels de vos mots diront mes fins dernières ?
Vous avez tant écrit pour dire ce que je suis, quand je ne faisais qu’être. Tant d’idées se sont empilées dans vos pyramides de papier pour affirmer qui j’étais, quand je tombais en poussière. Tant de combats entre vous pour décider quel nom je porterais, quand je renaissais. Tant d’armes levées, tant de fracas, tant de têtes coupées, tant de décrets, tant de conciles et de congrès, quand je vous survolais. Tant de peine, tant d’amour, tant de savoir, tant de haine, quand je me posais sur la joue de votre enfant dans la lumière du soir. Tant de contes dans la clairière en forêt. Tant d’images premières. Tant d’essais, tant d’explications, tant de lois, tant de traités, tant de généalogies et tant de prophéties. Vous vous êtes élus et maudits. Vous vous êtes couronnées et répudiés. Vous vous êtes traités de purs et d’impurs. Vous avez écrit sur moi des encyclopédies, mais d’un vol je traverse à l’instant votre crâne poncé par les âges.
Or, moi qui n’ai pas de mémoire à vos yeux, je me rappelle vos jeux d’enfants. Vous scribes de la nuit des temps et vous paumés des quartiers déglingués, vous guerriers des légions et vous désertant les armées, vous laudateurs et vous contempteurs, vous sages et vous insensés, vous femmes qui enfantez et vous chefs de guerre qui massacrez – vous tous je vous revois lever vos yeux vers mes couleurs, en toutes vos mémoires j’ai déposé ce reflet, cette ombre diaprée, cette insaisissable douceur.
Quelle main ne se rappelle ma légèreté ? Sur quel doigt de quel ange ai-je jamais pesé ? Qui ne se souvient de la prairie de son enfance où voltigeaient mes drapeaux ? Qui ne se revoit, sous le tourbillon de mes ailes en foule, dans la rivière ou la rizière, les hautes vallées ou la féerie des contrées lointaines ? Qui ne revit tel après-midi de sa vie dans l’ondulé de ma chenille sur les sentiers poudreux ? Qui ne se rappelle le jeune garçon de la légende me voyant, de la bouche du vieil Homère mourant, m’envoler et rendre son chant à l’Univers ? Qui ne revoit, à son plafond de malade que la douleur tient en éveil, la tache ou l’écaille dont on croirait qu’elle cherche l’échappée d’un autre ciel ?
Si je ne suis qu’à vos yeux, c’est par vos mots que je vous parle de vous. Je ne faisais comme vous que passer. Je ne sais trop ce que vous entendez par le mot beauté, mais un poète l’a écrit sur la nappe de papier d’un café : que je suis en visite chez vous.
Variations cingriesques (7)
Les enfant qui ont appris à apprendre par coeur ne savent pas leur chance. Ils sont d'ailleurs rares en nos contrées où cette pratique est assimilée à un pensum sinon à une mesure coercitive , alors qu'il devrait s'agir essentiellement d'un pur plaisir, fût-ce en vue de l'acquisition non consciente d'un pur trésor.
C'est ainsi, du moins, que je l'ai vécu personnellement, et de ma seule initiative, entre dix et treize ans, pour en tirer un inépuisable bénéfice quand bien même j'aurais presque tout oublié des centaines et des milliers de vers mémorisés. Je parle en effet de poésie. D'autres parleraient de théâtre par obligation professionnelle, ou de lois nécessitant alors l'usage du latin.
Charles-Albert parle de celui-ci dans une lettre ouverte à une institutrice opposée à la mémorisation par coeur, publiée par le Journal de la Maison Charles Veillon - là même où il donna des conseils sur la manière de vêtir l'enfant -, en juillet 1954, donc un mois avant la fin de son séjour terrestre.
Cingria dit n'avoir pas toujours été favorable à l'apprentissage par coeur, mais il a changé d'avis et en vient ici à prôner l'ingestion du latin "en le scandant et le chantant sur des notes plain-chantiques" par le truchement de grammaires latines écrites en vers.
"Faire réfléchir les élèves, c'est très bien", précise-t-il, "mais il faut des points de repère. Il n'y a que ce qui est acquis mécaniquement qui peut les fournir".
Charles-Albert aura sans doute eu l'occasion d'entendre Paul Léautaud psalmodier, non du latin mais des vers d'Apollinaire ou d'Anna de Noailles, de Baudelaire ou de Verlaine, tels qu'il en récite à foison dans ses fameux Entretiens avec Robert Mallet.
De la même façon, avec l'encouragement souriant de ma prof de collège Denise Ramel, je me suis efforcé entre dix et treize ans de mémoriser de longs poèmes de Victor Hugo (style Booz endormi...) et de François Villon et de plus brèves pièces de Musset et Verlaine (musicalement mon préféré), Apollinaire ou Rimbaud. De tout cela que comprenais-je ? Sûrement pas tout, mais les vocables me remplissaient comme de beaux cailloux et de bons caramels un clair bocal. Il y avait aussi là un peu de la recherche d'une performance sportive, comme celle qui faisait Charles De Gaulle et ses soeurs apprendre par coeur des pages entières de journaux et se les réciter à l'envers. Quant au résultat, je n'ai pu en juger que des années après, par exemple en analysant des poèmes de Baudelaire dans la classe de notre prof de français Georges Anex (par ailleurs critique littéraire à la N.R.F. et au Journal de Genève, et non moins féru lecteur et défenseur de Charles-Albert), avant d'entrer en littérature comme en forêt connue. À seize ans, ensuite, apprendre par coeur Le vent à Djémila de Camus me fut une relance de plaisir réellement physique, et plus tard la poésie de René Char ou de Saint-John Perse...
À propos de plaisir physique, j'y ai repensé récemment en lisant le très beau premier recueil de nouvelles du comédien Edmond Vullioud, Les Amours étranges, où j'ai perçu d'emblée le tonus et la tonne vocale possiblement liée à ce que Flaubert appelle son gueuloir, en outre appariée à la discipline élémentaire du théâtre.
Le texte prend mieux corps d'être dit par coeur. Il en va de même de la prise de notes, qui dédouble ou redouble la lecture, et plus encore de la citation, qui participe elle aussi de cette espèce de mise en bouche que représente la mémorisation.
La phrase de Charles-Albert Cingria, modulée et scandée en sous-texte par le latin et la basse continue d'un chant, appelle naturellement la mémorisation par coeur mais disons: à ses pointes.
La poésie étant par excellence la pointe du langage, mérite ainsi l'hommage de la mémorisation par coeur - mais pas toute. À vrai dire toute une poésie contemporaine me semble aussi aphone qu'illisible, mais passons. Réjouissons-nous plutôt de voir des foules immenses, au Levant, psalmodier les poèmes d'Adonis ou de Mahmoud Darwich, ou, peu qvant sa dernière révérence, le vieil indigné Stéphane Hessel réciter Hölderlin par coeur...
Charles-Albert Cingria. Oeuvres complètes,Volume 5 (Propos 1). L'Âge d'Homme, 1095p.
Le jeu veut que je me tienne à la porte dès que j’entends ses béquilles au bout de l’allée du château.
C’est un vrai carillon que Lady Prothèse. Elle a fait arrêter la Bentley à la grille pour me faire jouir de son arrivée, et pas question que Boris l’épaule: elle est capable de tenir debout malgré son obsession de l’eau. Je dois sentir d’où elle vient et où elle veut que je l’emmène. Voici donc l’Eve future en son armure nickelée, dont l’imperceptible cliquetis symbolise les derniers prodiges de la cybernétique, après quoi s’imposera partout le silence de l’eau.
Lorsque nous sommes seuls dans le salon jouxtant la grande vasque, je la défais patiemment de tout son attirail. Plus je la dépouille et plus se voient ses cheveux roses et son triangle épilé. Sans bras ni jambes elle m’évoque un croissant de lune ou une banane pelée. Elle rit comme une petite fille quand je la fais pisser dans le pédiluve.
Dans l’eau, Lady nue ne sera plus qu’algue et sexe. Le jeu veut qu’elle me prenne en bouche dès que nous nous immergeons, ensuite de quoi je la pénètre pour lui faire sentir qu’elle existe encore, selon sa formule.
(Extrait de La Fée Valse)
Il n’y a pas de doute: Charles Ferdinand Ramuz (1878-1947) est l’écrivain romand d’origine le plus important depuis Rousseau. Certains de ses choix ou positions, et l’attitude générale de l’écrivain face à la société et aux tribulations de son temps peuvent se discuter mais la hauteur de vue, la noblesse, la tenue constante de l’œuvre imposent l’image de la grandeur.
Le titre de son premier opuscule, Le petit village, pourrait suggérer l’idée d’un début de mince envergure, alors qu’il désigne au contraire ce qu’il y a de grand dans les plus humbles réalités, choses et gens. Même embryonnaire, Ramuz est déjà là: dans ce concentré du plus simple et du plus dense, du plus élémentaire et du plus construit, du plus profane et de plus sacré; et trois romans ensuite, d’un sombre éclat et ne ressemblant à rien de ce qui s’écrit alors, ne tardent à confirmer cette première promesse: Aline, pure et noire merveille qui n’a pas pris une ride après un siècle, où le jeune romancier, sans pathos et dans un style inouï (au sens premier de jamais entendu) raconte les tribulations d’une toute jeune fille engrossée par le fils d’un notable, rejetée par celui-ci et fuyant l’opprobre du village dans le sacrifice de son enfant et le suicide; Jean-Luc persécuté, autre drame et cette fois dans le décor vertical de la montagne où la détresse solitaire prend la figure d’un homme humilié; et Circonstances de la vie, dont la grisaille sèche rend admirablement la dérive douloureuse d’un notaire vaudois d’abord prisonnier d’une belle-mère sourcilleuse et ensuite remarié, après la mort de sa première épouse maladive, à une diablesse alémanique représentant, par surcroît, l’arriviste par excellence de la nouvelle société.
Les lecteur de l’époque n’auront pas manqué de trouver ces romans bien tristes, et c’est peu dire que le style de Ramuz n’ait pas fait l’unanimité, tel critique français l’imaginant même traduit de l’allemand… mais le jeune auteur n’en a qu’à l’univers qu’il porte en lui et à sa joie manifeste d’écrire, composant coup sur coup deux admirables romans de formation dont le premier, Aimé Pache, peintre vaudois, est tout imprégné de l’expérience parisienne du jeune écrivain, suivi de Vie de Samuel Belet, son plus grand roman à nos yeux, et marquant paradoxalement le terme de cette saisissante première période d’expansion, comme le signifie abruptement, en 1914, l’Adieu à beaucoup de personnages, préludant à une nouvelle période où l’on ne va plus «ouvrir» mais «creuser», en bonne tradition romande…
A la fin des années 1970, l’éditeur Vladimir Dimitrijevic affirmait qu’il manquait en somme un Zola à la littérature romande, désignant plus précisément la carence, dans notre pays, d’un observateur de la société locale en ses multiples aspects. Or, plus qu’aucun autre, l’auteur de Vie de Samuel Belet disposait des outils nécessaires à ce genre de travail, et l’on peut imaginer ce qu’eût pu devenir une œuvre plus ouverte au monde extérieur des années 1920 à 1940 et à tous les bouleversements qui l’ont affecté. Mais Ramuz ne sera pas plus Zola que Thomas Mann, et d’ailleurs on peut se demander si la société romande, petite bourgeoise et paysanne, de l’époque, se fût jamais prêtée vraiment à un type d’observation de ce genre, faute d’enjeux sociaux et économiques. Dimitrijevic prétend que nul de nos auteurs n’a rendu compte de la vie quotidienne à cette époque. On se demande s’il a jamais lu le moindre livre d’Alice Rivaz. Quant à Ramuz, il sera du moins Ramuz, et souvent à son extrême pointe, comme dans ses pénétrants essais de Besoin de grandeur, Questions ou plus encore Remarques, plus sans doute que dans la suite de romans poético-métaphysiques qu’il va donner, dont les figures seront désormais des emblèmes et des symboles plus que des personnages. Dès La guérison des maladies, et plus encore avec Le règne de l’esprit malin et Les signes parmi nous, le souffle et le rythme d la narration du romancier nous semblent marquer un fléchissement, aggravé par une façon de maniérisme stylistique.
Il faut lire attentivement Le grand printemps pour mieux percevoir l’évolution de Ramuz durant la Grande Guerre, entre désarroi profond et sourde aspiration à une possible renaissance. «Il n’y a plus eu de point de repère, écrit-il à propos de son retour au pays, après ses douze années parisiennes, et le voici face à la côte de Savoie, à sa table, exprimant sa souffrance, solidaire avec la France mais «à distance». Dans un texte bouleversant intitulé J’ai saigné, Blaise Cendrars, engagé volontaire blessé gravement au front, dit l’horreur de la guerre et la compassion que lui inspire l’agonie, atroce, d’un jeune berger reposant sur le grabat voisin du sien, qu’un médecin-chef achèvera au cours d’une séance de «soins» insoutenable. A peu près au même moment, Ramuz tâche de se convaincre, à sa table de littérateur, qu’il souffre autant, sinon plus que les jeunes gens crevant au front et que leurs familles: «Il y a une forme d’imagination qui fait qu’on souffre davantage, et on subit davantage (encore qu’autrement peut-être) que dans la réalité».
Et tel sera bel et bien le Ramuz à venir, se réclamant de l’homme élémentaire et de l’humanité «concrète» tout en se tenant à distance, prudent et parfois jusqu’à la pusillanimité comme le montrent, aussi, ses relations avec les compères des Cahiers vaudois.
Au demeurant, on se gardera de faire le procès de Ramuz sous prétexte qu’il se tient à l’écart de telle «réalité», comme la plupart de ses pairs, alors même qu’il ne cesse, et dans Le grand printemps précisément, de réfléchir au sens de la guerre, aux idées meurtrières que cristallisent les nationalismes, à la révolution russe en train de se préparer, au collectivisme et à la démocratie plus ou moins avérée. «Je ne veux pas de l’homme abstrait», écrit plus précisément celui qui toujours résistera aux sirènes des idéologies, «l’homme simple valeur légale ou sociale ou économique, l’homme numéro matricule des casernes philanthropiques, ni de l’homme sans passions et sans nerfs des pacifistes malgré tout».
L’apport essentiel du Ramuz penseur tient aux questions qu’il pose en perpétuel inquiet, doutant à tout moment de lui-même ainsi qu’en témoigne chaque page de son Journal et refusant toute engagement politique ou religieux, mais s’engageant intégralement dans son travail d’écrivain. Lui dont toute l’œuvre est imprégnée de sacré ne redoute rien tant que de «parler de Dieu» ou «de l’âme». Lui qui s’est fait le peintre attentif d’une communauté humaine dont la Suisse est le modèle évident, va jusqu’à douter (en 1937, dans un texte fameux publié par la revue Esprit) de l’existence même de ce pays, bornant son horizon à la latinité rhodanienne et aux modes de vies du paysan ou du vigneron, du montagnard ou de l’artisan. Lui qui se dit indifférent à la nature est sûrement, après Rousseau, le plus grand peintre des cycles imbriqués de la vie humaine et des saisons. Lui qui affirme qu’il «doit tout à Paris» et se dit une «outil médiocre» de la langue française, n’en revendique pas moins sa prétendue maladresse et jusqu’à fonder une langue nouvelle.
Un style neuf: tel est Ramuz, dont la musique et l’extraordinaire plasticité de la langue éclipsent tout débat sur les positions diverses de l’écrivain.
Reste pourtant que le respect de celui-ci n’exclut pas de nouvelles questions et ne saurait se satisfaire de la vénération pleutre qui vise, aujourd’hui, plus encore que de son vivant, à s’en débarrasser, notamment en faisant de lui un Grand Arbre…
Des vues politiques du personnel ambulant de la société de restauration ferroviaire Elvetino. De l’étranger en Suisse. Du passeport suisse dans La Suisse du Suisse de Peter Bichsel. Du petit-fils de Charlot et d’un cadeau fait à l’Auteur le jour de ses 60 ans.
Dans un Intercity, ce jeudi 14 juin. - S’il est de notoriété publique qu’un ministre virtuel sommeille en chaque chauffeur de taxi israélien, et que tout coiffeur français est un Président de la République en puissance, on ne s’avise pas assez, en Suisse, du potentiel conseiller des employés multinationaux de la firme de restauration ferroviaire Elvetino.
Un premier apport culturel de ce personnel majoritairement masculin tient à son panachage linguistique, qui fait qu’invariablement, si vous posez telle question à tel Pakistanais en terre alémanique, ou telle autre à tel Bosniaque au sud des Alpes, il vous sera répondu dans une autre langue, d’abord selon la règle d’une politesse laconique, puis de façon possiblement plus diserte pour qui prend la peine de briser la glace d’un formalisme aux normes helvétiques.
Une conversation plus nourrie, pour le voyageur qui en prend le temps hors des heures de presse (l’employé s’arrangera pour le voler, ce temps, n’ayant point de chef qui le chaperonne), ne laissera de révéler un autre aspect, d’ordre plutôt civique, de la contribution de l’employé étranger à l’évaluation de notre démocratie, d’autant plus appréciée à ce qu’il semble, paradoxalement, qu’elle exclut ces observateurs attentifs de son jeu. On sait les tracasseries souvent mesquines que les fonctionnaires « faiseurs de Suisses » font subir aux étrangers s’efforçant de « mériter » notre nationalité. Or curieusement, lesdits étrangers ne considèrent pas pour autant la Suisse comme un pays mesquin, tout au moins à ce que j’en juge sur les dépositions des mercenaires de la firme Elvetino.
L’employé Imad Rahman, 37 ans, célibataire, musulman modéré et propriétaire d’une Opel Corsa, n’aurait qu’un désir et c’est de participer au vote démocratique pour faire valoir ses vues, à vrai dire conservatrices. Un Pakistanais à l’UDC nationaliste ? Pas exactement : plutôt de la zone centriste du parti radical. Or à ses yeux, la Suisse ne montre pas assez de rigueur à l’endroit de la mauvaise graine étrangère, alors qu’elle pourrait s’ouvrir plus en confiance aux immigrés économiques de bonne volonté. Je note. Et c’est un peu la même chanson que me répètent plusieurs autres de ses collègues : froidement reçus, mal payés, sans accès au droit de vote mais n’en voulant pas pour autant à la Suisse. Bien plus : s’impatientant d’en être. Je note également.
Tous les discours, un mois durant, ne vont pas, évidemment, dans le même sens, et c’est une année qu’il faudrait voyager, avant d’approcher d’autres corporations, dans les auberges et les hôpitaux. Mais ce que je note là m’étonne dans les grandes largeurs, car je ne m’attendais pas à trouver, dans ces bars roulants, de tels citoyens empêchés de pratiquer, et sûrement plus motivés que tant de nos compatriotes infoutus de faire valoir leur droit de vote…
Je me rappelle alors la fierté d'antan que le passeport suisse inspirait à nos concitoyennes et concitoyens. L’écrivain Peter Bichsel l’évoquait avec humour dans son petit livre intitulé La Suisse du Suisse : « Les ressortissants d’autres nationalités ne sortent leur passeport que lorsqu’ils arrivent devant le fonctionnaire ou bien ils le tiennent à la main d’une manière quelconque et sans se faire remarquer. Les Suisses par contre tiennent leur passeport bien visiblement, leur passeport rouge à croix blanche. Il doit les protéger et le fait qu’ils sont Suisses doit détourner le danger… »
Tout cela a bien changé cependant, n’était-ce que parce que le passeport rouge à croix blanche n’est plus, aujourd’hui, qu’une sorte de carte de crédit, mais de quel crédit désormais ? On peut se le demander en dépit de l’enthousiasme occasionnel des employés de la firme Elvetino.
En ce qui me concerne je reste optimiste, fidèle à la moitié de ma nature de pur Gémeau, et je me le devais bien ce soir en prenant congé de l’employé tamoul Chelliah Prashantan, ayant à fêter en petit cercle un anniversaire qui n’était autre que le mien : soixante années de citoyenneté helvétique, mais guère de zèle à voter chez ce lascar non plus. Or nous fêterions cela sans chichis, d’abord au théâtre où nous avaient invité des amis, pour le nouveau spectacle de James Thierrée, petit-fils de Charlie Chaplin, ensuite sur quelque terrasse lausannoise.
Le rejeton de la tribu Chaplin est un de ces magiciens de la mouvance actuelle des petits cirques, qui allie fantaisie et virtuosité, dans une suite de visions oniriques d’une étonnante poésie plastique. Une image surtout m’a saisi ce soir, et c’est celle du jeune homme tournoyant dans une double roue gracieuse figurant une draisienne céleste, un char stellaire qu’il semblait à la fois chevaucher et « vivre » de l’intérieur, comme s’il était lui-même la Roue. Je n’ai pu y voir que la métaphore de l’Homme dans le Temps, majuscules à l’appui, et bien plus que cela encore : de l’âme humaine, sans majuscules, dans sa nacelle à double nature ondulatoire et corpusculaire, traversant le cosmos d’une démarche évoquant celle d’un petit homme à canne et chapeau melon… (A suivre)
Pour tout dire (104)
À propos de Paul Léautaud est de sa façon de pratique Une hygiène des lettres non dénuée de cynisme et de limites frontalières...
Paul Léautaud se flattait de n’avoir jamais menti de toute sa vie, et c’est sûrement vrai. Jamais en tout cas, à le lire, on n’a l’impression qu’il cherche à plaire au lecteur ou qu’il se ménage lui-même en s’observant. Voici par exemple ce qu’il écrivait le dimanche 4 mars 1951 dans son Journal littéraire : « Je n’ai jamais eu, même tout enfant, le moindre amour du prochain. Je suis même presque fermé à l’amitié. J’ai eu deux grandes passions, purement physiques. Aucun sentiment. Rien que le plaisir. Ma partenaire aurait pu mourir en cours d’exercice, indifférence complète. Méfions-nous des gens qui se jettent à notre cou, nous serrent dans leurs bras, pleins de belles paroles. Comme des individus ou des nations qui veulent porter le bonheur – ou la liberté – à d’autres peuples. On sait comment cela tourne. »
Le même jour (l’écrivain avait alors 79 ans) Léautaud remarquait qu’il avait toujours été « fermé, comme écrivain, à l’ambition ou à l’exhibition, à la réputation, à l’enrichissement », et qu’une seule chose avait compté pour lui : le plaisir précisément. « Ce mot plaisir représente pour moi le moteur de toutes actions humaines ».Son plaisir, Léautaud l’avait trouvé avec quelques femmes, avec les poètes dont il fut l’anthologiste au début du siècle (lui qui se prétendait fermé au sentiment, pleurait comme une madeleine quand il récitait par cœur Verlaine, Jammes ou Apollinaire), dans les conversations quotidiennes au Mercure de France dont il était l’employé, avec les centaines de chats et de chiens qu’il a recueillis dans son pavillon d’ermite urbain de Fontenay-aux-Roses, et surtout à écrire, tous les soirs à la chandelle, le rapport circonstancié de ses journées, consigné à la plume d’oie sur des feuilles collées les unes aux autres et dont l’ensemble nourrit les dix-huit volumes de la première édition du Journal littéraire.
A part celui-ci, Le petit ami, évoquant sa jeunesse de gandin préférant les lorettes de bals populaires aux bourgeoises, et le poignant In memoriam, écrit au chevet de son père mourant avec autant de ressentiment (justifié) que d’émotion (Léautaud est un super-émotif sous son rictus), quelques proses stendhaliennes et ses chroniques de théâtre réunies sous le pseudonyme de Maurice Boissard, constituent toute son œuvre; à quoi s’ajoute la formidable série d’entretiens radiophoniques qu’il a réalisés avec Robert Mallet, qui le fit connaître de la France entière et dont l’intégrale est disponible en CD.
Paul Léautaud avait 21 ans lorsqu’il entreprit la rédaction de son Journal littéraire, qu’il tint jusqu’à la veille de sa mort, le 22 février 1956. Tôt abandonné par sa mère (qu’il ne reverra qu’une ou deux fois et dont il rêva comme d’une amante), laissé très libre par un père cavaleur qui l’introduisit dans les coulisses des théâtres (le drôle fut successivement comédien et souffleur au Français), Léautaud fut très tôt indépendant et pourtant le poulbot de Montmartre sera du genre sensible et studieux, pour devenir un clerc lettré puis une figure originale du Quartier latin, avec sa dégaine de clochard shakespearien reçu dans les salons (chez Florence Gould, il se prend volontiers de bec avec Cingria, son contraire en tout et qui dira magnifiquement tout ce que nous donne Léautaud mais aussi tout ce dont sa sécheresse française nous prive, du jazz syncopé à la Renaissance italienne ou du romantisme allemand à la mystique médiévale… ) et redouté pour ses traits de cynique voltairien.Dès ses débuts, Léautaud dit se méfier des « grands styles » et n’aspirer qu’à « simplifier, sans cesse ». C’est qu’il n’en a qu’au mot juste. L’épiderme de sa maîtresse, dite Le Fléau, lui paraît-il un peu rêche, qu’il écrit : « Une peau… comme une râpe ». Et tout à l’avenant, qu’il s’agisse des grands écrivains qu’il fréquente (Valéry, Gide) ou des petites gens du populo (qu’il juge le plus souvent sans aménité), des pièces de théâtre qu’il va voir le soir et qu’il apprécie ou exécute selon son seul goût tout classique (donc insensible au « galimatias » d’un Claudel), des idées dont il se méfie et des idéologies qui lui semblent autant de fumées, de la comédie littéraire (il rate de peu le Goncourt avec Le Petit ami) et des tribulations de l’époque, dont il ne parle d'ailleurs guère, contemporain de Saint-Simon ou de Diderot plus que de Sartre et consorts. C’est aussi bien dans cette ligne claire et tonifiante, qui relance celle de Stendhal ou de Chamfort, que se situe l’écriture de Léautaud, où il fait bon se retremper mais à laquelle la littérature ne saurait décidément être réduite...
De l’aïeule du camarade Ziegler et du suicide des banquiers. Au Stamm du Café du Cygne. De l’honneur perdu des cadres de Swissair, traîtres à la patrie, et de divers projets de vacances.
Lucerne, Café du Cygne, ce 14 juin. - «La vraie révolutionnaire était ma grand-mère, me dit un jour le camarade Ziegler, désignant une façon de vivre la démocratie, la justice et la liberté qu’il idéalisait peut-être mais que je respecte moi aussi comme un immémorial vieux fonds populaire d’une fidélité pure et dure en voie de dissolution dans le n’importe quoi, le folklore débile du nationalisme ou les accommodements médiocres de la gauche et de la droite ; et c’est à cause de nos aïeux plus ou moins mythiques qu’une autre fois, à la fin d’un débat sur l’actualité de Friedrich Dürrenmatt, au Centre neuchâtelois du même nom, je pris la défense de Jean Ziegler contre tel ponte du groupe d'influence Economie suisse le taxant de dinosaure d’une cause perdue, décidément coupé de toute réalité réelle. Or la table ronde se tenant exactement sous le grand tableau de Dürrenmatt représentant le suicide collectif des membres du Conseil d’Administration de la Banque Fédérale, je lançai au brillant ploutocrate : « Que non pas, messire, ce n’est pas notre ami Jean qui est mort, c’est vous et vos semblables, d’ailleurs regardez, levez les yeux, les voilà : vous êtes là, les pendus de la Société de Profit !»
Et maintenant que je racontais la scène aux buveuses et buveurs du Stamm du Cygne, dans le quartier séculaire de Lucerne, évoquant du même coup l’infâme premier acte du procès des oligarques responsables de la chute de la maison Swissair, chacune et chacun y allait de son commentaire, le plus souvent sévère mais juste, dont le plus féroce était celui du jeune Werner S., actuaire capable de la Banque Raiffeisen : « Ces types sont ni plus ni moins que des traîtres à la patrie ! »
Le Stamm est une institution en voie de disparition, même en Suisse alémanique. Au café qui est le centre du village concurrent de l’église, le Stamm (dont le nom signifie tronc) est cette table ronde de solide vieux bois constituant le milieu du café où chacun s’exprime. Le Stamm est plus précisément la réunion d’une société locale, mais la table de Stamm est devenu le Stamm, et ce jour-là le Stamm était à la fronde.
« Une fois de plus ce sont les petits qui écopent tandis que ceux qui les ont mis à la rue se permettent encore de réclamer des dommages et intérêts ! C’est une honte ! Mais remarquez qu’il n’y a pas de femme dans la bande ! »
Celle qui s’était exprimée n’était pas une séditieuse notoire, mais l’institutrice Regula L., du Parti Démocrate Chrétien, soprano appréciée du Chœur Paroissial.
Et Max H. le Président de celui-ci, inspecteur d’assurances à la retraite et bon connaisseur de champignons, de renchérir : «Jawohl, je suis du même avis que Werner et Regula, et ce n’est pas tout de dire, comme les journaux, que c’est le Système qui veut ça… »
« Le Système est le Système, mais la Swissair était aussi la Swissair… », fit alors valoir le pharmacien d’origine romande Jean-René F., quinquagénaire surnommé Joggeli pour sa manie de la Lapalissade.
Cette conversation s’est multipliée par des cent et des mille, ce jour-là, dans les cafétérias des bureaux et les compartiments des trains de seconde classe, tandis que les tenants du Système expliquaient, l’air fataliste, que les Lois du Marché étant ce qu’elles étaient…
De mon côté je présumais que les prochaines votations n’accuseraient pas, pour autant, de sanctions visibles à l’encontre desdits tenants du Système.
La défiance qui s’était installée au Stamm, depuis quelques années, englobait aussi bien et le Système et le Monde mondialisé comme il allait, et bientôt le Café du Cygne, cela ne faisait pas un pli, serait remplacé par un McDo ou quelque autre Starbuck.
En attendant on y faisait des projets de loisirs et de vacances, tels que nos aïeux plus ou moins révolutionnaires n’auront jamais osé en rêver. Regula L. avait entendu parler d’une pension bien tenue à Lanzarote où sa collègue Franziska S. avait passé deux semaines de rêve à lire le fameux roman de Milena Moser évoquant précisément les Baléares. Le jeune Werner, pour sa part, comptait passer une semaine en Suisse romande comme chaque année, au Paléo Festival dont son père avait déjà été un fan.
Quant au Président du Choeur paroissial Max H., il envisageait une croisière culturelle dans les sites précolombiens du Mexique, alléché qu’il avait été par une offre combinée de la nouvelle compagnie Swiss et du voyagiste spécialisé Terre Entière, ce qui fit dire à Joggeli que si «Swiss n’était pas Swissair », comme que comme « un voyage restait un voyage »… (A suivre)
Friedrich Dürrenmatt. La dernière Assemblée Générale du Conseil d'Administration de la Banque Fédérale. Huile sur toile, 1966.
Glossaire helvétique: "Comme que comme", signifiant de toute façon, est un dérivé de l'expression allemande "so wie so".