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Maurice Chappaz

  • Adieu poète

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    Deux poèmes de Maurice Chappaz

    Comptine des poètes absents

    Revenez, revenez du futur
    mélancoliques frères,
    revenez à la pluie quotidienne,
    revenez vous abriter sous l’auvent,
    allons prenez de l’embonpoint
    comme les curés, les passe-crassanes,
    ne bougez pas au soleil.
    Laissez flâner la pluie
    sur l’écorce.
    Vous êtes toujours loin,
    vous allez chez les morts,
    vous parlez aussi à des bonshommes
    qui ne sont pas encore nés.
    Mais vous risquez de perdre en route
    votre sac plein d’âmes.
    Et de sécher au lieu de mûrir.
    Envoyez-nous une carte
    d’Assise ou d’Egypte.
    Priez je vous le dis
    toute la nuit.
    Tuez les mots
    pour faire naître les images
    et puis sacrifiez les images
    pour connaître le sens.
    Et si votre espace intérieur
    ne se remplit d’univers
    revenez, revenez, insensés…
    à la petite maison
    et aux bons poiriers.

     

    Le Litre d’ombre

    Sur la table
    un nuage dans un litre,
    je ne désire rien de plus.
    Mais l’épicier du coin,
    les temps sont durs,
    a dû devenir espion pour vivre.

    Oh ! je ne comprends pas,
    J’étudie beaucoup ;
    en chemin j’ai rencontré deux marguerites
    dans le jardin de l’hôpital.
    Elles me disaient : « Ils n’ont pas supprimé la Mort
    Vêts-toi de blanc
    et sois tendre malgré tout,
    nous sommes des fleurs de là-bas,
    la patrie que nul n’aperçoit :
    … c’est la terre ».

    Rues et rues, étoiles bouillantes.
    L’apostrophe des motos !
    L’eau de l’évier
    sur la motte de beurre en chaleur.
    Qu’est-ce que l’amour ?
    Depuis que ce quartier a été bâti
    je me retourne dans mon lit :
    partout la violence du rat.
    Je désire dormir,
    je désire ne pas être.


    De ma fenêtre
    les garages montent au ciel,
    les librairies-pâtisseries
    voisinent avec les fabriques de marteaux-pilons.
    Elle bourdonne, notre ruche !
    et dans la millième alvéole : un poète
    Un seul mot sur sa feuille de papier :
    Silence !

    Je suis chanoine à l’Eglise de Saint-Ogre ;
    Je suis gros et gras ;
    Je cultive mes immeubles locatifs.
    Dieu n’existe pas
    mais le journal et le chocolat glacé.

    M.C.

    Maurice Chappaz. Pages choisies II. L’Age d’Homme, Poche suisse, no145.
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  • Un verbe de vibrant cristal

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    Poésie de Maurice Chappaz


    « C’est du pur cristal qu’enfin nous respirons », écrivait Charles-Albert Cingria en 1953, une année avant sa mort, au jeune poète valaisan Maurice Chappaz qui venait de lui envoyer son Testament du Haut-Rhône. « Enfin, voilà une façon d’écrire qui fait exception et une fameuse dans la décevante production de l’époque – aussi bien en France que chez nous », ajoutait Cingria : « Vous êtes le seul à ne pas être déprimant».
    Ce double accent porté, par un immense poète méconnu du grand public qui n’a jamais écrit un seul vers, sur la pureté cristalline et le caractère tonifiant de l’écriture de Maurice Chappaz, pour un texte de haute qualité poétique mais ne ressemblant à rien de ce qu’on attend dans le genre – ni poème versifié, ni prose poétique non plus - vaut aujourd’hui encore et pour toute l’œuvre de Maurice Chappaz, de son premier texte publié, Un homme qui vivait couché sur un banc, à ses derniers écrits de nonagénaire encore vif d’esprit et de plume. Toute l’œuvre de Maurice Chappaz, qu’on pourrait situer dans un Valais «tibétain » et un temps qui serait à la fois celui des Géorgiques de Virgile et des géniales improvisations de Rimbaud, est aussi bien du même cristal, qu’elle se module en vers libres ou qu’elle se décline en chroniques, en récits épiques ou lyriques, et jusque dans son formidable Evangile selon Judas, paru en 2001 chez Gallimard et passé quasiment inaperçu de la critique française.
    De la découpe de cette écriture, de son ton et de sa musique, il faut donner immédiatement quelques exemples. Et du tout début pour commencer, avec ce qu’on pourrait dire l’entrée en lice du jeune poète, dans son premier texte publié en 1939 sous le titre d’ Un homme qui vivait couché sur un banc, d’ailleurs dédié à Cingria : « Il est temps d’entrer dans ce monde, d’allumer une cigarette et de tirer sur la fumée, sur le feuillage tremblant et bleu de l’air maintenant. Il s’agit de s’infuser ce qui est, et cet air du matin on le boit. » Tout de suite nous frappe le tour physique de la phrase de Chappaz, son recours à des éléments très concerts et sa transmutation simultanée en début de légende dorée. A l’école des poètes ou des chroniqueurs antiques, mais aussi des Riches Heures médiévales et du vélocipédiste Charles-Albert, Maurice Chappaz se présente d’emblée en troubadour anarchisant, passant par là comme le poète de Ramuz et notant cela simplement qui se trouve à sa vue : « Il y a des granges, des entrepôts, le char des paysans et les camions chargés de vivres qui démarrent dans les goudrons, tout un bazar d’étoffes, de charges de légumes, d’enfants des rues et les rudes travailleurs manuels ; la vie du peuple magnifique avec ses odeurs, sa peinture – odeur de foin, peinture de fruits ». Simple comme bonjour et telle sera la crâne représentation initiale du travail du poète : « Moi je m’étends sur un banc pour toute la journée. Rien faire, absolument rien faire ». Cela sonne, au seuil de la Deuxième Guerre mondiale et venant de la part d’un jeune fils d’avocat en vue, notable du Valais qui aimerait le voir se lancer dans le Droit et ne pas trop musarder, comme une déclaration d’indépendance et une prise de parole apparemment coupée des grandes préoccupations du monde. Pourtant, on verra par la suite que, loin de se cantonner dans une tour d’ivoire de littérateur, Maurice Chappaz jouera bel et bien son rôle dans la communauté, mais toujours en poète, voire en visionnaire.

    800f748821bf0a54ab555ff069305ea8.jpgL’attention au monde
    Un élément me semble fondamental dès l’entrée en poésie de Maurice Chappaz, et c’est son attention au détail des moindres choses, qu’il va saisir et « enluminer » par le truchement des mots et des images. Il le répétera d’ailleurs soixante ans plus tard dans son dernier opuscule, paru en 2007, au titre joyeusement provocant (Hors de l’Eglise pas de salut) par les temps qui courent : «le péché capital, le seul péché est le manque d’attention. Le temps présent se précipite telle une chute d’eau. Hâte-toi de puiser ! C’est-à-dire : sois attentif. » Or l’attention n’est pas que la consommation de la « chose vue » mais sa consumation et sa transmutation, qui fait que le spectacle le plus banal devient un fragment de tableau. Comme un livre d’image s’ouvre d’ailleurs Testament du Haut-Rhône, premier chef-d’œuvre: « Je loge à quelques lieues seulement de la forêt, au bout d’une prairie où les eaux s’évadent. Par les fenêtres ouvertes de ma demeure de bois (qui me porte et toute une famille d’enfants déguenillés, en train maintenant de dormir), on entend les clochettes d’un troupeau de chèvres qui se déplace sur les pentes ainsi qu’une eau courante ou un nuage de feuilles sèches ».
    Ou encore, revenant un peu plus loin « à la lisière d’une ville assez vaste » où il avoue passer « pour connaître des femmes », l’errant lyrique poursuit son début de chronique légendaire : « Une angoisse agréable me poussait à travers des parcs et d’anciens quartiers pour surprendre les échanges secrets de la foule dans lesquels, comme une once d’or, je pesais ma propre luxure et le deuil de mon enfance. Je fréquentais les jardins de lilas et l’extrémité d’une banlieue où s’amalgamaient quantité de boutiques et de cafés pareils aux boulettes d’ossements que rejette l’estomac des hiboux. » Or, ces clochettes des chèvres semblables, sur la montagne de l’aube qui pourrait être d’une aquarelle chinoise, à « une eau courante ou à un nuage de feuilles sèches », et ces boutiques et autres cafés « pareils aux boulettes d’ossements » déféqués par des oiseaux de nuit, sont du Chappaz le plus pur, comme le sont ces vers de Tendres campagnes à la dévotion de la femme aimée :

    « Mon désir d’elle
    la fait ressembler à une carafe d’eau glacée
    qui circule en plein midi
    à la terrasse d’un café.

    Mon désir d’elle la pose sur la table
    telle une cathédrale claire et fragile,
    le litre et le verre.

    Mais mes lèvres balbutient de soif
    et cette transparence est pour mon esprit
    une nuit au milieu du jour.»

    cbb03c58b5e689f0ab697859f36726bc.jpgUn franciscain nomade
    Pour marquer sa double rupture radicale d’avec son milieu de riches bourgeois et la vie de flambeur qu’il a menée jusque-là, le jeune Francesco Bernardone se met à poil sur la place d’Assise, en 1206, avant d’endosser la tenue du Poverello, et la même mue vestimentaire symbolique, au début d’Un Homme qui vivait couché sur un banc, scelle l’entrée du jeune homme de 23 ans dans ce que son ami Georges Haldas appellera plus tard « l’état de poésie ». Celui-ci n’aura rien d’académique ni moins encore de statique : ce sera une façon de vivre autant qu’une instance fondatrice de l’écriture.
    La vocation et le rôle du poète sont assez précisément définis par Chappaz dans ses premiers livres. Un homme qui vivait couché sur un banc évoque d’emblée la vie nouvelle d’un quidam qui se défait de « son habit fort civil » avec quelques jurons bien sentis (des « damned », des « christo », des « morbleu »…), pour revêtir le costume le plus simple. «Il libéra ses souliers d’une secousse et un instant il fut tout nu (rudement étrange, bonnes gens, Cicérons !) et un instant après chaussé d’espadrilles, vêtu d’un pantalon de toile bleue, d’un chandail et d’une vieille casquette, c’est-à-dire comme Jacques et comme Pierrot, ses amis». Et d’ajouter sur le même ton de romantisme bohème : « Mais par-dessus tout, ce qui est vraiment beau, ce qui est extra, comme disent les enfants et les poètes, c’est la liberté ». Plus tard, après « sept années de tourmente », Testament du Haut-Rhône donnera de la poésie et du poète une définition plus grave et déjà prophétique puisque « les poètes seront en fait des devins. » Rien là pour autant d’occulte, mais le « voyant » de Rimbaud reste proche, qui s’oppose aux « assis » de la société conformiste : « Nous explorons les gouffres légers de l’enfance, décelant comme la chouette des Ecritures les ordres sacrés aujourd’hui pareils à des débris fanés. (…) Ceux que leurs propres cités rejettent, ceux-là seul auront le pouvoir d’écrire et de tester pour le monde défunt. J’en salue les héritiers : des ouvriers d’usine, des bergers, des semeurs de seigle, des petits marchands d’abricots et de raisons ; notre histoire sera faite par eux et non plus par les avocats ».
    S’il y a du marginal errant en Chappaz, qui s’est heurté violemment à la volonté du père pour obéir à sa vocation, lui-même connaîtra cependant les responsabilités d’une charge de famille après son mariage avec S. Corinna Bille, en 1947, avec laquelle il aura trois enfants, et ne pourra donc passer sa vie « à ne rien faire, absolument rien faire ». L’expérience de la guerre, sa participation (de 1955 à 1958) à la construction du barrage de la Grande-Dixence, et le travail sur les domaines vignerons de la famille, constitueront, avec maintes virées proches et moult grands voyages autour du monde, autant d’expériences formatrices ou lucratives qui distinguent nettement son mode de vie de celui d’un homme de lettres, d’un professeur ou d’un journaliste, même si le poète écrivit lui aussi de nombreux articles et autres chroniques pour assurer la matérielle, tôt engagé en outre dans la défense de l’environnement naturel et culturel. Mais là encore, le combat de Maurice Chappaz s’inscrit dans l’ensemble d’une vision du monde marqué au sceau de la poésie. En dépit de son titre provocateur, le pamphlet qui a valu au poète haines privées et injures publiques, Les maquereaux des cimes blanches, est un poème autant qu’une attaque frontale des affairistes immobiliers et autres marchands du temple valaisan.
    « J’ai assisté à la fin des visages », écrit le poète furieux, rappelant les « visages sortis et imprimés dans les torrents de montagne », auxquels a succédé « l’effacement par la graisse ». Et d’assener : « Les plus importants de mes compatriotes portent ce masque de bandit propret. De bandit de bureau qui culotte l’illégalité ». Friedrich Dürrenmatt reprochait à la poésie romande de cultiver la « rose bleue » de l’esthétisme. On voit que Maurice Chappaz échappe à cette accusation. Au reste, il ne s’agit pas pour lui de s’opposer au progrès au nom du « bon vieux temps ». Bien plus : c’est une « fuite en avant » qu’il dénonce, dont nous voyons aujourd’hui les conséquences et l’extension mondiale.

    a35594237fb9c6bbcd191936a27e6adb.jpgDanses d’amour et de mort
    L’œuvre de Maurice Chappaz, dans sa double nature lyrique et prophétique, ne saurait être séparée de la tradition biblique et de la foi catholique, comme l’a fort bien illustré Christophe Carraud dans le premier essai substantiel consacré, en France, à l’écrivain valaisan. Cela ne fait pas pour autant de Chappaz un «poète catholique » comme on peut le dire d’un Claudel, au sens d’un auteur à «message». La théologie de Chappaz passe par la poésie et rejoint les chants et les sagesses du monde, de l’Orient arabe aux poètes T’ang, sans diluer ses dogmes pour autant. On pense en outre à la Vita nova de Dante et à l’Amour courtois des troubadours provençaux en lisant Tendres campagnes, où la Dame est à la fois désirée et sublimée par le chant.
    Cela étant, loin des tourments de conscience de l’âme romande, à dominante protestante, le catholicisme de Maurice Chappaz et plus encore sa poésie sont tissés de sensualité et de saveur. La langue poétique de Chappaz, jusque dans l’ Evangile selon Judas, est une fête. « La femme dans l’ombre où elle est nue /est comme le lourd printemps frais », écrit-il dans Verdures de la nuit, premier recueil marquant (daté 1938-1941) qui célèbre précisément La merveille de la femme et commence par cette invocation. « O juillet qui fleurit dans les artères /je désire toutes les choses /dans la rouge mémoire de mon sang/ bougent les limons et les chairs vivaces »…
    Or à la merveille est consubstantiellement liée la « miette d’ombre » symbole de corruption ou de mort, et toute danse de joie se poursuit dans la transe des danses de morts, comme dans la peinture médiévale et ses « grotesques » auxquels nous renvoient le recueil A rire et à mourir.
    « Quelle est cette idée de faire une œuvre avec de l’encre ! Personne n’écrit ainsi. Le chant vient du sang, sur les montagnes du cœur il coule et il arrose le monde. Il fait germer les pays, c’est lui qui procrée. Il envoie les pensées devenir des arbres, des oiseaux, saumons ou truites dans l’eau (comme dans les cascades spirituelles que tu essaies de remonter). Chaque signe a besoin d’une goutelette de sang pour être manifeste. »
    La poésie de Maurice Chappaz n’a pas d’âge ni ne s’est altérée d’année en année, dans son chant autant que dans ses récits à multiples ramifications. La meilleure preuve en est la prose étincelante d’invention de l’ Evangile selon Judas, publié par l’octogénaire, ou sa nouvelle approche des contes africains réunis dans Orphées noirs, l’année de ses nonante ans ! Bref, Chappaz est un poète savoureux et lumineux, profond et tonique jusque dans ses lettres à Gustave Roud, son ami et correspondant de longue date, ou dans Le livre de C. en mémoire de Corinna Bille, son Journal de l’année 1984 ou ces textes inspirés que sont L’Océan, magnifique évocation d’un grand voyage passant par New York (qu’il appelle « Nouillorque » !), Le garçon qui croyait au Paradis ou La mort s’est posée comme un oiseau.
    Dès le Testament du Haut-Rhône, la conscience d’une perte irrémédiable a marqué l’œuvre de Maurice Chappaz de son sceau, relançant ses mises en garde et ses colères. Mais la vie est bonne jusque dans l’évidence de notre fin : La mort est devant moi…

    « La mort est devant moi
    comme un morceau de pain d’épice,
    la vie m’a tournoyé dans le gosier
    comme le vin d’un calice.
    L’une par l’autre j’ai cherché à les expliquer.
    J’ai trempé le pain dans le vin,
    je me suis assis,
    j’ai fumé,
    J’étais sauvage avec les femmes,
    avec les mains, avec l’esprit.
    J’ai tâché de travailler à des œuvres qui respirent.
    Maintenant je cherche un parfum
    dans la nuit. »


    Bien enracinée dans sa terre d’origine et faisant écho aux préoccupations de notre temps, jusqu’à la ruade polémique, l’œuvre de Chappaz nous transporte à la fois autour du monde et hors du temps, ou plus exactement au cœur de ce noyau temporel que figure l’instant « éternisé » de la poésie. Ernst Jünger écrivait que celui qui touche au cœur de la réalité en atteint tous les points de la circonférence, et c’est exactement la vertu de la poésie à la fois engagée et dégagée de Maurice Chappaz, capable à tout coup, à partir du plus simple objet de tous les jours regardé avec attention, d’atteindre l’essentiel.
    Mourir c’est écrire, écrit enfin Maurice Chappaz… pour ne pas mourir :
    « Qui est-ce qui passe ici si tard ? Entre un genévrier et le saule tremblant sur le Haut-Rhône en 203o…
    Je suis parti au pays de la mémoire.
    L’écriture est une crevasse dans un glacier qui devrait être le ciel bleu. « Je suis seul comme Franz Kafka », dit Kafka. « Je vivrai plus longtemps que vous », répond Lorca aux miliciens qui l’agenouillent de force devant les fusils.
    Au revoir mes amis de l’azur, compagnons de la Marjolaine ! Les cloches de mon église ont sonné toutes seules. Je reviens sans que vous le sachiez et je l’ignore aussi ».

    Pour Lire Maurice Chappaz (choix succinct)

    Un Homme qui vivait couché sur un banc, [Revue Suisse romande], 1939. Castella, Albeuve, 1988.
    Verdures de la Nuit, Mermod, Lausanne, 1945. Castella, Albeuve, 1988.
    Testament du Haut Rhône, Rencontre, Lausanne, 1953 et 1966. Fata Morgana, 2003.
    Portrait des Valaisans en légende et en vérité, L’Aire, 1983.
    Les Maquereaux des cimes blanches, Galland, Vevey, 1976. Zoé, Genève, 1984, 1994.
    Maurice Chappaz, pages choisies. L’Age d’Homme, Poche Suisse, 1988
    Le Garçon qui croyait au paradis, L’Aire, 1995.
    La Mort s’est posée comme un oiseau, Empreintes, Lausanne, 1993.
    Evangile selon Judas. Gallimard, 2001.
    Maurice Chappaz, par Christophe Carraud. Seghers, 2005.
    Ce texte a paru dans la revue ProLitteris.

  • Jouvence de Maurice Chappaz

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    « Si Paul Eluard avait été Suisse romand, disait un jour Etiemble à propos de Maurice Chappaz, personne ne connaîtrait son existence outre-Jura», et c’est à peu près la situation dans laquelle se trouve, aujourd’hui encore, l’un des plus grands écrivains apparus en Suisse romande dans la postérité de Ramuz, dont l’œuvre poétique nous semble, du seul point de vue de l’apport à la langue française, d’une vigueur et d’une originalité qui n’a cessé de se renouveler jusqu’à l’âge avancé de l’écrivain, comme l’illustre la prose inspirée et folle de l’Evangile selon Judas (Gallimard, 2001), dont l’extraordinaire liberté d’invention verbale va de pair avec la profondeur de pensée. Or cette oeuvre si dense, à la fois si cohérente et si variée dans ses expressions (poèmes, proses, lettres, journaux personnels, récits, pamphlets, reportages) n’a pas droit à la moindre mention dans l’Anthologie de la poésie française publiée à l’enseigne de la Pléiade en l’an 2000 ! Autant dire que c’est avec reconnaissance qu’il faut accueillir la première étude sérieuse consacrée en France à Chappaz, assortie d’un choix de textes conforme à la lecture « pour l’essentiel », très érudite et très pénétrante de Christophe Carraud, latiniste et spécialiste de Pétrarque qui se situe assez nettement dans une optique spiritualiste d’inspiration catholique « augustinienne ».

    Le moins qu’on puisse relever alors est que son approche de grand style et de profonde sensibilité (autant du point de la réflexion que de l’expression) ne sacrifie pas à l’esprit du temps, au risque même d’écarter plus d’un lecteur qu’effarouchera la crainte (injustifiée selon nous) d’une œuvre trop « difficile ». Du moins, coupant à tout folklore anecdotique, Christophe Carraud a-t-il le premier mérite de rappeler que toute œuvre classique – car c’est à cette hauteur qu’il place celle de Chappaz – est foncièrement exigeante. D’emblée, il est dit en outre que l’œuvre de Chappaz « vient de plus loin que lui et va vers une fin dont seule la préfiguration nous est offerte ». Ce n’est pas l’arracher à l’humus qui l’a nourrie non plus qu’à son temps, bien au contraire : le premier souci de Christophe Carraud, en virtuel « lecteur très ancien », est de resituer le « lieu de permanence » qu’a représenté le Valais ancestral soudain en mutation dont Chappaz est à la fois l’héritier et le chantre partagé entre adhésion (témoin proche de la construction de la Grand Dixence) et rejet fulminant (l’attaque écologiste contre les promoteurs rapaces), auquel on n’aura cependant rien compris en le classant tantôt vagabond anarchisant proche des hippies ou proprio terrien réactionnaire.

    Qualifiant la pensée sous-jacente de Maurice Chappaz, de l’initial Testament du Haut-Rhône aux Maquereaux des cimes blanches ou à La haine du passé, entre tant d’autres écrits, Carraud affirme que « ce n’est pas une pensée du retour ; c’est une pensée de la continuité du temps, contre ceux qui en figent l’imprévisible déroulement dans un progrès sans archè, sans mystère et sans vie, exacte antithèse du mouvement qu’il prétend être. Un progrès sans réponse ni responsabilité, sans questionnement ni mémoire ».

    Sans raconter la vie de Chappaz en détail, Christophe Carraud en resitue les étapes successives : la première naissance difficile et la seconde qu’a représenté la formation des chanoines augustiniens de Saint-Maurice ; le choix d’une vocation et l’émancipation d’une lourde généalogie de notaires et d’avocats ; la première rupture « franciscaine » du poète de L’homme qui vivait couché sur un banc, et sa réinsertion ultérieure dans la communauté des hommes, dont témoigne le Chant de la Grande-Dixence ; la rencontre de Corinna Bille, la famille, les difficultés et la transmutation continue des œuvres nourries de vie ; enfin la méditation sans cesse reprise sur la mort, les voyages et plus encore : le pèlerinage de tous les jours, avec ses rites répétés et ses liturgies, la poussée « résurrectionnelle » de sa poésie faisant miel de toutes choses. Ainsi : « Pour connaître une vie, il suffit peut-être d’un instant, juste de naître, j’imagine le pullulement de New York dans le bébé qui ouvre la bouche, où entrent aussitôt les constellations »…

    D’aucuns reprocheront, peut-être, à Christophe Carraud d’ « enfermer » l’œuvre de Maurice Chappaz dans une eschatologie catholique, mais ce serait ne pas voir l’évident héritage spirituel du poète et ce qui l’« aspire » vers le futur, ni le « ciel ouvert » au lecteur, souscrivant ou non à ce déchiffrement, par les pages du poète rassemblées ici et qui semblent écrites ce matin…

    Christophe Carraud. Maurice Chappaz. Préface de Bruno Doucey. Editions Seghers, collection « Poètes d’aujourd’hui », 333p.

    « La beauté nous fera pénétrer dans les ailleurs, à en perdre son nom .» (Maurice Chappaz)





  • Naissance d’un poète

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    Lecture de Maurice Chappaz (1)

    « Le jour vient, d’ailleurs le soleil entame. »
    (Charles-Albert Cingria)

    « On le vit se déshabiller derrière une haie, on le vit faire un petit paquet de sa chemise, de sa cravate, de son habit fort civil, coton ou alpaga, envoyer ça dans un coin du parc après plusieurs jurons : des « damned », des « christo », des « morbleu ». Il libéra ses souliers d’une secousse et un instant il fut tout nu (rudement étrange, bonnes gens, Cicérons !) et un instant après chaussé d’espadrilles, vêtu d’un pantalon de toile bleue, d’un chandail et d’une vieille casquette, c’est-à-dire comme Jacques et comme Pierrot ses amis. De cambouis, du plâtre, de la terre tachent ses vêtements, mais le cambouis, le plâtre, la terre, sont de bonnes choses, de celles qui existent à tout coup dans le monde. Et les semelles de chanvre aussi, qui vous collent au pied et vous permettent de sentir le sol. Mais par-dessus tout, ce qui est vraiment beau, ce qui est extra comme disent les enfants et les poètes, c’est la liberté ! Et on voyait bien qu’il la humait, la respirait dans l’ombre bleue et violente des séquoias du jardin public de L. Il buvait à longs traits dans cette ombre qui était comme du champagne noir et lui battait le sang d’une gaîté, d’une ivresse pareille à celle que ce vin prodigue aux Heureux. Mille pensées explosent dans la tête, mille sujets de plaisirs. Puis un vent violemment froid, mais odorant et sauvage, dissipe ces fumées. C’est Muscat noir qu’il faut appeler l’ombre à cause de l’été, à cause du goût du raisin et de cet air frais et glaciaire qu’on les arbres. Ah ! oui, c’est la liberté qu’il savoure, il s’était enfui de la commune où son père remplissait des fonctions administratives, quelque chose comme notaire ou shérif. Il avait résolu de ne plus se casser la t’été avec les devoirs incongrus que chacun dans sa famille ou dans la société s’ingéniait à lui imposer. Maintenant il venait de renaître au hasard, là près de cette haie, quelqu’un qui n’avait jamais connu les leçons d’une école. Il se met à regarder avec des yeux neufs les choses autour de lui, elles ont cette paix qu’ont les fossés, le matin, il les salue toutes en disant « ô », soufflant sur elles et leur refaisant comme un cœur, comme une aube, comme un firmament, l’espace où elles glissent et où elles éclatent, où l’oiseau chante en sa langue :
    Ô l’arbre, ô l’écorce
    dans le jardin semé d’ombre et de soleil… »

    Ainsi commence le texte d’une quinzaine de pages intitulé Un homme qui vivait couché sur un banc, premier écrit de Maurice Chappaz publié, en 1940 dans la revue Suisse romande, sous le pseudonyme de Pierre. Maurice Chappaz avait vingt-trois ans lorsqu’il composa cette nouvelle envoyée au concours lancé par la revue en question, dont le jury (notamment composé de Jacques Chenevière, C.F. Ramuz et Gustave Roud), eut à examiner 153 textes.
    A relire aujourd’hui Un homme qui vivait couché sur un banc, l’on peut y voir, en raccourci, à part le don plus qu’évident du jeune poète, comme une sorte de « programme » rimbaldien que, de fait, Chappaz allait suivre tout au long d’une vie essentiellement consacrée à la poésie, avec la même exigence de rupture opposée à la société des pères établis, la même effusion partagée par quelques compères bohèmes dans une nature heureuse, la même salutation à telle humanité élémentaire d’artisans et de chemineaux, le même appel d’air et de simplicité balayant « la dérisoire hiérarchie du bien-être », la même « sérénité contemplative » vécue avec une espèce de candeur d'avant la Chute, mais qui n'allait pas durer, entamée qu'elle serait des les dernières pages de Verdures de la nuit, son premier recueil paru sous son nom en 1945.

    « O Poésie, sois ma maison natale à présent, sois une enfance nouvelle et vraie, bénie par ta tendresse, ô ma mère noire. Viens, je sors, erre avec moi dans les rues où je fume, où je m’assieds, gagne pour finir la place en haute de la ville. Là, les maisons s’alignent un peu délabrées, aux façades simples. Jaunes, brunes, presque ocres au soleil. Il y a des granges, des entrepôts, le char des paysans et les camions chargés de vivres qui démarrent dans les goudrons, tout un bazar d’étoffes, de charges de légumes, d’enfants des rues et les rudes travailleurs manuels ; la vie du peuple déballé magnifique avec ses odeurs, sa peinture – odeur de foin, peinture de fruits.
    Moi je m’étends sur un banc pour toute la journée. Rien faire, absolument rien faire. Quand vient midi ou toute autre heure, je me lève, j’ai une gamelle de polente et dans un petit sac de toile, voilà du pain de seigle, du fromage et une bouteille de fendant. La polente cuit en plein air. Un bâton fixé entre deux pierre : la broche et le foyer. Les ménagères me donnent quelques bûches, des fois j’ai un bout de lard. J’aime manger et, après avoir mangé, me mettre le dos au mur de façon à tenir le haut du corps dans l’ombre et les jambes au soleil. Fumer une pipe de Garibaldi, se rouler des sèches, finir sin vin, à l’occasion s’endormir »…

    Maurice Chappaz. Une homme qui vivait couché sur un banc. Suivi de Verdures de la nuit et Les Grandes Journées de Printenps. Préface de Marcel raymond. Postface de Jean-Luc Seylaz. Castella, 192p. 1988.

  • Le vieux sage et les collégiens

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    A la veille de son 90e anniversaire, le 21 décembre 2006, Maurice Chappaz est revenu à Saint-Maurice où il a fait ses classes
    «Vive Chappaz!» pouvait-on lire, il y a quelques années, en grandes lettres blanches peintes sur la falaise dominant le Collège de Saint-Maurice. Tel fut le signe de soutien manifesté par les collégiens à l’écrivain vilipendé, dans son pays, par les bien-pensants qu’offusqua son pamphlet écolo-politique Les maquereaux des cimes blanches. Si cette trace de complicité est aujourd’hui presque effacée, la relation de l’écrivain avec «son» collège ne s’est jamais distendue pour autant, relancée à l’occasion d’une magnifique rencontre.
    Dans un premier temps, le professeur et critique français Christophe Carraud, auteur de la première monographie consacrée en France à Maurice Chappaz (parue chez Seghers, en 2005), a présenté l’œuvre en soulignant sa «puissance de vie» et, aussi sa «qualité de pensée» en consonance avec les grands problèmes d’un siècle marqué par les camps de la mort et Hiroshima, où l’humanité est devenue «tuable». De fait, si Chappaz n’a jamais été le porte-voix de grandes idées, ni un écrivain engagé au sens marxisant, sa démarche de poète autant que son œuvre n’ont cessé d’affirmer une position critique fondamentale, à la fois contre le développement inconsidéré de la technique et contre toute forme de déshumanisation. «Continuateur médiéval» de la grande tradition augustinienne, a relevé Christophe Carraud, Maurice Chappaz est un guide pour la jeunesse actuelle, qui adresse «un oui pur et simple au bonheur et au malheur d’être né»…
    La meilleure preuve du bel exemple qu’incarne le poète nonagénaire a été, dans la foulée, sa rencontre avec les collégiens de Saint-Maurice, préparés par la lecture du Garçon qui croyait au paradis.
    En préambule, Maurice Chappaz a rappelé aux jeunes gens que ses maîtres, quand il entra au collège de Saint-Maurice, en 1927, lui firent valoir que ses études ne seraient en rien utilitaires, ne servant qu’à répondre à telle interrogation essentielle: qui suis-je? A la question, posée ensuite par un collégien, de savoir s’il se considérait comme un intellectuel, Chappaz répond: «C’est l’animal qui écrit! Pas le psychologue ni le professeur… mais l’animal humain se distingue par l’intelligence, c’est vrai!». Puis à la grande question du bonheur, tel qu’il l’aura vécu lui-même: merveilleuse réponse du vieil homme, évoquant la carrière d’un Malraux, soumis aux effrayantes tragédies personnelles qui l’endeuillèrent et faisant face à sa façon. «Je serai très prudent en la matière, très prudent…», conclut le poète à ce propos, immédiatement compris par les jeunes gens.
    Or, à l’un d’eux l’interrogeant plus prosaïquement sur l’utilité de la dissertation, Chappaz répond sans hésiter: «C’est la base de tout». Et de rappeler la leçon d’un de ses maîtres, qui flanqua un zéro à toute la classe après un premier exercice de composition, sous le seul prétexte qu’aucun des collégiens n’avait exprimé son sentiment spontané…
    Une heure de partage vibrant et ces mots en guise de leçon non académique: «Plus vos études seront inutiles, plus elles vous serviront. Aimer est inutile, comme le bonheur, la beauté, la musique, la poésie, notre présence à l’instant – tout cela est inutile, mais c’est cela même qui compte le plus dans notre vie, autant que ce verre d’eau»…

  • Judas notre frère d’en bas

    En lisant L’Evangile selon Judas de Maurice Chappaz

    Le sentiment de se trouver devant un livre essentiel est très rare aujourd’hui, et plus rare encore ce que nous vivons à la lecture de L’Evangile selon Judas de Maurice Chappaz, qu’on pourrait dire la conjonction de l’expérience spirituelle de toute une vie et la plus haute expression d’une aventure poétique.
    D’une merveilleuse liberté d’invention, ce récit en dix chapitres tient à la fois du grand rêve éveillé et de la méditation dansante, reliant à tout moment le «passé» évangélique à notre «présent», avec des sauts et des zigzags incessamment inattendus, bondissant et retombant toujours pile. C’est que la pensée sous-jacente de Maurice Chappaz est d’une solidité de corde de varappe (pensée de catholique observant mais non conventionnel), qui s’inscrit dans une longue tradition de poètes-prophètes visionnaires aussi peu respectueux des pouvoirs constitués que de ce qui atrophie la fine personne.


    Un trait de caractère fondamental de Judas est indiqué par la formule «tout le monde m’aime», qui a aujourd’hui d’étonnantes résonances. Or voici son écho dans le temps: «Plus tard, ce slogan sera repris par les commerces, les firmes, les chefs: inscrit sur les boîtes de conserves. «Tout le monde m’aime», dit le saumon fumé ou même les armes à feu». Telle est la façon, apparemment terre à terre, et très spiritualisée cependant, qui caractérise la démarche du poète. De surcroît, la pensée de Chappaz est musique et images, mouvement et raccourcis saisissants, rapprochements lumineux.

    Quant au style, il faut aller chercher du côté de Claudel, en moins génialement tonitruant, ou chez Aragon, en moins alambiqué et en plus sauvagement alpestre.
    Dès le Testament du Haut-Rhône, Chappaz s’apparentait plus ou moins à la fantaisie inspirée d’un Cingria et au lyrisme spirituel d’un Gustave Roud. Ici, le poète est bonnement incomparable! Nous pourrions citer cent phrases dont celle-ci: «A voix basse, avec minutie et quel tranchant! tous les mots qui peuvent s’ouvrir, fleurir, agir, être vivants en nous, les hommes d’aujourd’hui ou à naître, ont brisé leurs coques, se sont envolés, ont bousculé nos frontière visibles, nos murs raisonnables, rapproché, collé, nos sens à l’illimité qui y est inscrit». Et ceci qui sonne lugubrement à l’époque des nouveaux délires scientistes: «L’extraordinaire et la misère seront notre lot. Nos oeuvres nous dépasseront. De sorte qu’un monstre anonyme, aussi nul que multiple et impérial, indistinguable, pourra nous dominer. Un autre César. Insaisissable. Et le mal sera si mêlé au bien, au bien immédiat qu’il faudra le subir. Il y aura une fatalité du bien.»

    Judas est ici d’une source, la terrienne et la sensuelle, tandis que Jésus est d’une autre nature, si l’on ose dire. Judas est un rescapé du massacre des innocents, il est né du sang et se rappellera qu’il a failli mourir à cause de l’Autre, lequel est «né de l’esprit». Maurice Chappaz invente une première rencontre entre les deux frères qui nous rend Judas, «fils de perdition» par vocation, à vrai dire plus émouvant et plus proche que Jésus.
    Or voici la scène. «Jésus aperçut l’homme même qu’il devait, ma plume me dit «sauver», au lieu de «perdre». Et une multitude hésitante cachée en cet homme, des nations entières. Il était la clef de cette multitude, clef avec laquell il ouvrirait le monde. Ils allumèrent une clope de l’un à l’autre».

    La première impression que nous fait cet ouvrage, presque physiquement, est de nous arracher au temps, au point qu’on se demande s’il a été écrit il y a deux mille ans ou ce matin même. On se dirait parfois chez un auteur antique, disons Apulée, puis on est au Moyen Age, on est au bord de la «selva oscura» de Dante, et dans l’arrière-plan du tableau, comme chez les Renaissants ou les Flamands, où l’on voit des processions, des scènes de village, des gens qui construisent un bisse ou une autoroute, ou bien c’est l’hiver et il y a un massacre d’innocents qui nous renvoie, par Breughel, à la Judée du roi Hérode imagée dans nos livres de catéchisme de façon à marquer nos petites mémoires, ou bien encore on serait dans une sorte de Russie mystique aux gueules rappelant le Valais de bois (Judas sert du thé de son samovar à Jésus) où roule le Rhône du ciel à la mer. Tout cela évoque parfois un Chagall chrétien nourri de merveilleux. Mais on ne tarde à retomber sur terre. Parce que c’est sur cet astre que cela se passe, à la fois pour le sensuel et le spirituel.

    On l’aura compris, mais cela ne se réduit pas à cela seulement: Judas est l’homme en nous de la terre et des tendresses mortelles, tandis que le Christ brûle tout par amour. En exergue, Chappaz cite Dostoïevski qui disait que, si la vérité devait être prouvée contre le Christ, il préférerait la vérité. Or, on sent que le poète, à la vérité prouvée, préfère l’amour vécu qu’incarne le Christ, tandis que Judas n’est qu’amour de soi...

    Maurice Chappaz. L’Evangile selon Judas. Gallimard, 168pp.



    Avatars de Judas

    Pour la plupart d’entre nous, qu’ont baignés la tradition et la culture chrétienne, le personnage de Judas se réduit à celui de l’apôtre félon qui a livré le Christ à ses persécuteurs. Sa figure est toujours tenue à l’écart des autres apôtres, et sa vocation (il est désigné par le Christ), autant que sa mort (par pendaison) suscitent l’horreur. Assez peu intéressant chez les Evangélistes eux-mêmes, Judas a fait l’objet d’interprétations plus nourries chez les exégètes, et notamment dans la littérature. On retiendra notamment celle de l’écrivain russe Leonid Andreev, qui en fait, dans Judas Iscariote, un homme plus intelligent et brillant que les autres disciples, type du zélateur orgueilleux et fanatique jusqu’à l’hystérie amoureuse, qui aimerait faire du Christ un roi régnant. Dans Mort de Judas, Paul Claudel fait également le portrait d’un homme supérieur du genre gestionnaire avisé, opportuniste et pluraliste avant la lettre, qui va préférer les sciences humaines (y compris la «triste théologie») à la foi, décidément trop vieux jeu. Or ce ne sera pas faire injure à l’immense poète que de lui préférer, peut-être, la figure sacrifiée de naissance, trouble et bouleversante à la fois du frère terrien de Chappaz, qui vit son trouble pour mieux rendre hommage à la lumière...