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Voyage

  • Ce qui chante en nous

    littérature

     



    Que tout est bien. - Je me trouvais ce soir-là dans la lumière accordée de Cortone, et de ce balcon je voyais le monde, et je me disais que tout était bien. Je ne connaissais personne et nul ne savait où je me trouvais à l’instant précis dans ce lieu de beauté. Je me sentais pure liberté et pure bonté dans cette lumière intemporelle. Je n’étais que réceptacle, ou qu’alambic, ou que vase communicant. Je ne voyais alors que la face claire du monde, j’absorbais et j’étais absorbé.

    littérature

    De la seconde naissance. - Un jour je m’étais éveillé à cette conscience et à cette effusion de l’ être qui se reconnaît, et cette seconde naissance m’avait vu commencer de balbutier et de griffonner sur des paperoles avec la gravité de l’aspirant druide retrouvant les antiques formules au bois sacré. A Cortone, ce soir-là, je ne voyais de l’Univers que les couleurs du tableau qui s’estompaient dans la lumière d’éternité : tous les verts assourdis des petits prés suspendus, de l’autre côté de la plaine du fond de laquelle montaient quelques fumées pensives, les touches d’ocre tendre ou de gris rouillé des murets, le gris bleuté des oliviers, les flammèches noir océan des cyprès solitaires ou groupé en rangs de croches sur la partition, et la couleur orange de l’heure diluant les tuiles tièdes et les murs terre de Sienne, et la paille dans le bleu du vert, et le blanc dans l’argile rougeoyante, et tantôt comme un voile de gaze, tantôt comme une feuille de papier huilé brouillaient la vision, puis se distinguaient de nouveaux détails et de nouveaux rapports dont la totalité plénière m’apparaissait comme une figure de l’harmonie pure.

    littératureDe l'état chantant. - C’était à Cortone, ce pouvait être partout mais ce soir-là c’était à Cortone que je m’étais retrouvé dans cet état chantant. J’avais sous les yeux l’image même du jardin humain : non la mythique prairie originelle mais le bocage et le pacage, le champ labouré, la haie, l’amenée d’eau, le plant de vigne arraché aux jachères, et subsistant aussi là-dedans le pavot et l’ortie, la ronce et l’odeur sauvage, la vipère là-bas sous les rocs et, là-haut, le martinet fusant comme une serpe sur le champ d’azur coupé d’or.

    littérature

  • Du rester-partir au pleurer-rire


    medium_Mangangu.jpgRETOUR AU CONGO Kinshasa. Carnets nomades. Le récit lyrique et panique de Bona Mangangu

    Si les étonnants voyageurs dont les pages sur l’Afrique ont fait date (à nos yeux en tout cas) sont le plus souvent occidentaux, du Polonais Richard Kapuscinski à la Néerlandaise Lieve Joris, entre autres, le premier intérêt des Carnets nomades du peintre et écrivain Bona Mangangu tient à cela que c’est un fils du pays (né en 1961, en plein mouvement d’émancipation) qui évoque ce qu’est devenue sa ville natale de Kinshasa où il fait retour, une vingtaine d’années après l’avoir quittée. Désormais installé dans le Haut-Languedoc dont la nature lui rappelle parfois celle de son enfance, quand son père lui nommait chaque plante qu’il découvrait, l’artiste passionné de littérature et de musiques de partout, occidentalisé et pratiquant la langue française en poète et en homme de culture, revient pourtant chez lui « à hauteur d’enfance », avant d’affronter la déchirure de ses vingt ans.
    Dès les premières pages, en flamboyante ouverture, avec un mélange de somptueux lyrisme accordé à la splendeur du crépuscule congolais et la conscience immédiate de ce que plombe aussi ce ciel, estimé « traître » par les humiliés et les offensés, Bona Mangangu marque une opposition violente qui va scander la suite poético-polémique de son parcours tenant à la fois de la quête d’identité et du reportage, de l’effusion « magnétique » et de l’amer constat dont un des thèmes récurrents est l’injustice faite aux enfants de la rue et au sous-prolétariat des quartiers-poubelles.
    Rien pourtant ici de la déploration convenue ou de la dénonciation fondée sur des certitudes. Certes les «voleurs d’espoir » sont illico pointés, mais à la rage se mêle cette image candide : « Tout est encore présent dans mon esprit comme ce brusque chuchotis du ruisseau révélé par un saut de lapin traqué au lance-pierre ». Les profiteurs et les nouveaux riches, les bandits et les voyous sont là, les « sangsues politiques » ou les marchands de foi roulant en Mercedes, mais « la vie ici, malgré les souffrances insoutenables, est une œuvre d’art ». De l’école « gardienne » aux bonnes volontés éparses des ONG, des artisans-artistes réinventant la beauté avec des riens au vieux sage disparu dont la mémoire transmet encore les secrets du savoir-survivre, un courant d’espoir, aussi méandreux, lent et profond que le fleuve Congo, se laisse percevoir dans ces pages généreuses et tourmentées, où l’amour et la lucidité, le passé retrouvé et l’acceptation de ce qu’on est fondent une plus juste lecture de la réalité, préludant à de nouvelles solidarités.
    Bona Mangangu. Kinshasa. Carnets nomades. L’Harmattan, 136p.

     

  • Le voyageur désenchanté

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    Pour lire Lorenzo Pestelli
    Lorsqu'on évoque les meilleurs stylistes de la littérature voyageuse contemporaine, les noms de Bruce Chatwin ou de Nicolas Bouvier s'imposent à l'évidence, tandis que celui de Lorenzo Pestelli (1935-1977) reste le plus souvent méconnu, si l'on excepte les lecteurs romands se rappelant la découverte du Long été en 1970. Or c'est, indéniablement, un livre-somme du voyage que cette vaste chronique retraçant, dans une langue étincelante et multiforme, un périple à double visée poétique et politique qui nous conduit, entre 1965 et 1968, et de Chine au Vietnam, du Japon en Corée, puis, suivant la course du soleil et des heures du zodiaque chinois, en dix-sept étapes d'un lent retour en Occident, par Java et le Népal, le Tibet et la mer Australe.
    Profondément marqué par ce qu'un essayiste a appelé «le sanglot de l'homme blanc», désignant le sentiment de culpabilité des Occidentaux par rapport à la colonisation et à l'impérialisme, ce livre est à la fois l'exorcisme d'une conscience malheureuse et la tentative de restituer, par-delà les clichés flatteurs, une approche de la réalité transfigurée par le verbe. Si l'ouvrage porte les stigmates d'une époque (notamment la «mort américaine» embrasant le Vietnam et cristallisant la révolte des jeunes Occidentaux), il n'a pas vieilli pour l'essentiel: au contraire, ses arêtes et sa farouche beauté de diamant noir se trouvent comme aiguisées par le temps. Ainsi faut-il savoir gré aux Editions Zoé, à Jil Silberstein (lui-même voyageur-écrivain et zélateur ardent de Pestelli, qui signe ici une hyperbolique, véhémente et non moins éclairante postface) et à Jean Richard (autre «fan» dont la biobibliographie finale resitue très utilement les étapes de la vie et de l'oeuvre de l'écrivain) de ramener au jour ce livre assurément important, introduit par la préface originale, laudative et lucide, de Nicolas Bouvier.


    Rendez-vous manqué
    La distance critique que l'aîné marque, ainsi, à l'égard de la première Heure chinoise du voyage, devrait aider le lecteur à ne pas s'impatienter devant ces pages si pauvres en détails vivants sur la Chine de Mao. Naïvement enthousiaste à son arrivée («Enfin, voilà des rues qui ne sont pas capitalistes!»), le jeune voyageur, engagé comme prof de français à l'Institut des langues étrangères de Pékin, se veut d'abord tout positif («A la civilisation occidentale pourrie et décadente (...) la Chine oppose un équilibre sain, un moralisme prudent, une vision altruiste des rapports entre les hommes qui ne lui fait que trop d'honneur») avant de laisser filtrer une désillusion croissante, se fustigeant bientôt lui-même puis s'exclamant: «Si la Chine n'est plus en Chine, où faut-il la chercher?» Ce qui est
    sûr, pour le lecteur, c'est qu'il en apprend plus, en ces premières (et parfois très belles) pages, sur cet enfant du siècle remâchant son
    sentiment d'être éconduit («A la dérive dans la mer de mes trente ans»...) que sur la réalité chinoise dont ne ressort, note Bouvier, «pas un portrait, pas un dialogue».
    Mais que le lecteur persévère, car la vie, bientôt, rattrapera notre désenchanté! La vie ravagée par la guerre, à l'Heure vietnamienne, où colère et compassion se nouent en gerbe polémique avant de se moduler dans la poignante première des onze Lettres à Pénélope envoyées par un jeune Ulysse américain doutant de la légitimité de la guerre, puis la vie «entre la faim et la fin» de l'Heure japonaise, où soudain commence à grouiller la multitude humaine, qu'il s'agisse des pauvres affamés du Marché de Nishiki ou des «fantômes des heures ténébreuses» symbolisant les matinaux de la planète au travail.
    Jamais Pestelli ne sera facilement euphorique, mais son voyage va progressivement l'ouvrir et le délier, le broyer et le revivifier jusqu'à cette Heure du Cheval éclatante où il s'exclame avec un élan de bourlingueur débridé: «Je viens de traverser Java sur une locomotive!»
    «En chemin, note alors Nicolas Bouvier, la pensée est devenue plus concrète, le style plus acéré, on a égaré quelque part les derniers relents d'académisme et les pédanteries de la certitude.» Or, cette libération progressive est à la fois libération de la rhétorique au profit d'une langue plus naturellement effervescente et inventive, se pliant à la fois aux suggestions du monde extérieur, à la frise des personnages rencontrés avec tendresse ou humeur (de tel hors-caste dont il prend la voix à tel «emmerdeur américain» qu'il envoie paître à Katmandou), aux innombrables figures des mythes et des rites dénombrés d'une culture à l'autre, enfin à l'arborescence intimiste et lancinante de son propre soliloque.
    Il y a du «livre infini» dans Le long été, qui rappelle à la fois les «mobiles» de Michel Butor dans Boomerang ou Gyroscope, les explorations onirico-géographiques d'un Michaux et tous ces poèmes du voyage qui interrogent la profusion et le mystère du monde, avec un accent militant supplémentaire chez ce disciple de Nizan ou de Frantz Fanon. On peut regimber parfois devant trop de ciselure ou d'hermétisme chez l'esthète (mais quelles superbes «fusées» lyriques en éclairent la démarche si souvent assombrie par le refus de se dorer la pilule) ou le ton par trop âpre du «condamné au voyage» (Pestelli n'aura jamais la rondeur de Cingria, pas plus que Charles-Albert n'avait l'esprit de conséquence camusien de Lorenzo), mais là encore Nicolas Bouvier trouve la juste formule en parlant de «son pessimisme inconditionnel - sorte de dandysme funèbre et monteverdien - chevillé à son âme toscane.»
    Lorenzo Pestelli, Le long été. Préface de Nicolas Bouvier. Postface de Jil Silberstein. Biobibliographie de Jean Richard. Editions Zoé, 545 pp.

  • La natte du père Huc


    L’irrésistible humour d’un grand voyageur

    Lorsque le père Evariste-Régis Huc (1813-1860) se pointa en Mongolie, après un premier séjour en Chine (dès 1839) durant lequel il se laissa pousser une jolie natte, ce fut d’un coup de rasoir décidé qu’il la coupa pour se donner l’air mongol. Ainsi l’évangéliste toulousain chercha-t-il toujours, au long de ses pérégrinations à travers la Chine, la Mongolie et le Tibet, à se rapprocher de ses hôtes pour mieux étudier leurs différences, leur langue, leurs mœurs et leurs rites. A Lhassa où il fut le premier Français à pénétrer, les lamas firent à leur tour le meilleur accueil à son désir de mieux connaître le tibétain et le bouddhisme, avant que les Chinois (déjà !) ne le sacquent de ces hauts lieux de spiritualité sous escorte armée.
    Classique de la littérature voyageuse en Asie, qui a peu d’égaux dans le double registre de la profusion documentaire et de la truculence, la somme des Souvenirs d’un voyage à travers la Tartarie et le Tibet tient à la fois du roman d’aventures et du traité d’ethnologie, immédiatement séduisant et saisissant par son formidable humour, sa constante empathie et son inépuisable curiosité. Rien en effet chez le père Huc, en dépit de sa foi, du conquérant sûr de détenir la seule Vérité. Tant dans ses épiques Souvenirs que dans L’Empire chinois, relatant son retour du Tibet dans la peau d’un pittoresque « prisonnier », le père Huc apparaît enfin comme un type assez idéal d’écrivain-voyageur, captivant par les connaissances approfondies qu’il accumule en cinq ans, et restituant ses observations dans un récit d’une vivacité tonique où les pires avanies, de naufrages en bandits féroces ou de chameaux teigneux en sables mouvants, revivent avec autant de relief dramatique que de cocasserie. Une merveille à (re)découvrir avant la colonisation du désert de Gobi par les MacDo…

    Evariste-Régis Huc, Souvenirs d’un voyage à travers la Tartarie et le Tibet, suivi de L’Empire chinois. Préface de Francis Lacassin. Collection Omnibus, 2001. Nouvelle édition parue en 2006.

  • L'Amie de la Jeune Fille

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    Le tour du monde de Lina Bögli. Un récit épistolaire savoureux réédité. Une instit' candide fait le tour du monde en 10 ans...

    En février 1897, l’institutrice bernoise Lina Bögli se trouvait aux îles Samoa, dans le Pacifique, et voici ce qu’elle écrivait : « Je crois que les voyages nous dépouillent un peu de notre vanité, en nous donnant l’occasion de nous comparer à d’autres nations ou d’autres races que nous avions jugées inférieures. » Lorsqu’elle nota cette observation dans l’une de ses lettres à son amie allemande Elisabeth, Lina Bögli avait déjà voyagé pendant six ans autour du monde, avec un long séjour à Sydney durant lequel elle travailla principalement à l’édification de la jeune fille australienne.
    L’idée, à la fois un peu folle et très raisonnée en l’occurrence, de faire le tour du monde en dix ans, ni plus ni moins (jawohl !), était venue à Lina Bögli en 1892 à Cracovie, où elle pratiquait déjà son métier d’institutrice. Le projet représentait pour elle une échappatoire « au vide de l’existence d’une femme seule », autant que le défi de réaliser ce qui semblait alors réservé au seul sexe dit fort. «Pour un homme, écrivait-elle encore à son amie, la situa tion est moins triste : il peut entreprendre ce qu’il veut pour rompre la monotonie de sa vie ; oui, être un homme, ce serait la liberté !» Puis, se demandant ce qu’elle-même ferait si elle était un homme, elle ajoutait : « Je ferais sûrement de grands voyages pour apprendre à connaître les humains et les pays. » Et de conclure : « Je ne suis nécessaire à personne, je n’ai point de parents qui pourraient se tourmenter pour moi. Donc, je pars. » Inutile de dire que ses proches firent tout pour la détourner de ce projet, dont elle vint elle-même à douter dans le bureau maritime où elle allait commander son billet pour Brindisi. «Tout à coup, raconte-t-elle, je me sentis si complètement seule, je fus prise d’une telle angoisse de l’inconnu, que je me décidai brusquement à retourner chez moi […]. J’étais donc sur le point de quitter le bureau, quand le mot de Vorwärts frappa mon oreille. Je me retournai : le commis venait de rentrer dansle bureau ; voyant ma surprise, il répéta poliment : “Le bateau que vous prendrez est le Vorwärts. (En avant !) ” Impossible de te décrire l’impression que fit ce simple mot sur mon coeur défaillant. Je me sentis comme traversée d’uncourant électrique. Mon découragement et ma peur s’en étaient allés. J’étais redevenue entreprenante ; la mer ne m’effrayait plus ; les êtres humains ne m’intimidaient plus. Je crois fermement qu’à ce moment-là Dieu m’a ordonné d’aller en avant. Et, désormais, Vorwärts sera ma devise. »
    Il y a du petit soldat chez Lina Bögli. À plusieurs reprises, elle invoque d’ailleurs l’exemple des vieux Suisses à la bataille. Elle s’en remet également au « Père des orphelins », ce Dieu qui présente en outre l’avantage, pratique pour la voyageuse, d’« être partout ». Pourtant on serait injuste de la réduire à une bigote au garde-à-vous. De fait, les aspects conformistes de la jeune institutrice, qui reproduisent évidemment les préjugés de la classe moyenne-supérieure qu’elle fréquente à l’époque avec, plus précisément, les relents du paternalisme colonial, sont largement compensés par sa curiosité généreuse, la justesse de ses observations, son sens de l’équité (notamment en ce qui concerne la condition des femmes), sa compassion et son sens de l’humour aussi. Tout cela, de surcroît, qui se décante et bonifie avec l’expérience. Au début de son voyage, Lina Bögli est encore une petite provinciale vite effarouchée, puis ses jugements vont se nuancer et s’étoffer. Les premières impressions de la voyageuse débarquant dans la touffeur poussiéreuse d’Aden – « la ville la plus triste et la plus désolée » qu’elle ait connue jusque-là –, puis sa répulsion à la découverte de la partie indigène de Colombo, où elle déplore « trop de degrés de chaleur, trop de serpents et trop de mendiants », l’amènent à regretter une première fois son « exil volontaire ». Trouvant « un goût de térébenthine » à la mangue, et les bananes « trop farineuses », elle affirme leur préférer de beaucoup « les honnêtes pommes, poires et prunes » de son pays. Sans être du genre à se lamenter, elle laissera cependant filtrer, de loin en loin, un persistant mal du pays. « Ist’s auch schön im fremden Lande, / Doch zur Heimat wird es nie », se récite-t-elle comme le font encore maints clients actuels des agences Kuoni ou Hotelplan. Pourtant, à la différence du touriste moyen de nos jours, Lina Bögli se mêle à la vie des pays qu’elle traverse et réalise, parfois, de véritables reportages « sur le terrain » à la seule intention de son amie avide de nouvelles exotiques. Ses jugements sont parfois expéditifs, comme ceux du touriste suisse de l’an 2002, mais elle n’en reste jamais là. Au demeurant, c’est avec un intérêt amusé qu’on relève aujourd’hui ses appréciations péremptoires, à replacer évidemment dans le contexte de ce tournant de siècle. À son arrivée en Australie, après les miasmes de Colombo, le « vaste jardin » d’Adélaïde, où elle a la satisfaction de ne pas remarquer « de cabarets ni de bouges», la fait s’exclamer avec une naïve reconnaissance que « si quelqu’un est digne de devenir maître du monde, c’est l’Anglo-Saxon ». Et de se demander dans le même bel élan : «Quelle autre race est aussi avide de progrès, aussi éclairée et aussi humaine ?» Ce qui ne l’empêche pas de trouver l’ouvrier australien « horriblement paresseux », pas plus que de célébrer, des années plus tard, la paresseuse sagesse des insulaires de Samoa. «Chez les races de couleur, notera-t-elle encore sur la base de son expérience personnelle, le Chinois est l’élève le plus satisfaisant », et tout à la fin de son périple elle reviendra plus précisément à l’Anglais qui, dit-elle, « n’est aimé presque nulle part » tout en obtenant « partout ce qu’il y a de mieux ». Dans le registre des formulations les plus difficiles à admettre de nos jours figurent ses affirmations sur les « nègres » américains. Elle qui a aimé les indigènes du Pacifique au point d’hésiter à s’établir dans les îles bienheureuses des Samoa ou d’Hawaï, elle qui s’est reproché sévèrement de n’avoir pas assez compati à la tristesse des Hawaïens au moment de l’annexion américaine (« Cela n’est pas digne d’une Suissesse !»), cette même pérégrine au regard compréhensif exprime sans états d’âme la répulsion physique que lui inspirent les serveurs noirs aux États-Unis et se demande si la condition des esclaves n’était pas préférable, somme toute, à celle de ces « nègres» émancipés d’une jeune génération « à demi lettrée, négligée, en loques ». Et d’argumenter dans le plus pur style colonialiste : « Aujourd’hui ils sont libres ; mais à quoi sert la liberté, si l’on ne sait qu’en faire ? Ces gens sont des enfants, et, comme la plupart des écoliers, sans inclination naturelle au travail ; ils feraient volontiers quelque chose, si une volonté étrangère les y poussait : livrés à eux-mêmes ils ne sont rien. » De tels propos, aujourd’hui, vaudraient l’opprobre à Lina Bögli. Pourtant, au jeu des rapprochements artificiels entre époques, force est de conjecturer qu’une voyageuse de cette trempe serait de nos jours beaucoup plus « concernée» par les «Natives ». Il faut rappeler, dans la foulée, que notre brave instit, pendant toutes ces années, n’a jamais eu le temps, ni le tempérament non plus, de s’encanailler. « Je n’ai jamais eu ma part des plaisirs de la jeunesse », avoue cette probable vierge qui s’exclame en quittant Sydney en 1896, après quatre ans de séjour, que ce qu’elle regrettera surtout est « cet être aimable et aimant, pour lequel j’ai travaillé, que j’ai tour à tour grondé et si tendrement aimé, la jeune fille australienne ». Rien pour autant d’un chaperon racorni chez notre amie de la jeune fille. En dépit de son air corseté, de sa morale conventionnelle et de ses préjugés déjà relevés, Lina Bögli dégage un charme primesautier et en impose, aussi, par la fraîcheur de son regard et l’intérêt documentaire de son récit. À cet égard, comme les précepteurs suisses des bonnes familles russes ou les vignerons de Californie qu’elle va saluer au passage, elle incarne toute une Suisse nomade que Nicolas Bouvier a célébrée lui aussi, remarquable par son esprit d’entreprise et son humanitarisme avant la lettre, son honnêteté foncière et son étonnante capacité d’adaptation, son mélange enfin de conformisme propre-en-ordre et d’indépendance d’esprit à vieux fond démocrate. Un joyeux bon sens caractérise les vues et les attitudes de Lina Bögli, qui garde à tout coup les pieds sur terre. « Je suis bien terre à terre, comme tu vois, je ne tiens pas au côté romantique ; je ne demande qu’à être du côté le plus sûr de la vie.» À un moment donné, touchée par la douceur et l’harmonie qu’elle voit régner aux îles Samoa, elle est tentée d’y rester avant de convenir, en bonne Européenne compliquée, que ce « para dis» ne lui conviendra pas : « J’ai besoin de toutes les choses qui font mon tourment », soupire-t-elle ainsi délicieusement. Cela étant, Lina Bögli n’est pas restée plantée dans son petit confort. Un peu comme l’explorateur Nansen, dont elle apprendra qu’il avait la même devise qu’elle (Vorwärts !), elle ne craint pas de « briser la glace » pour approcher tel vieux cannibale maori (qui lui avoue qu’il la mangerait volontiers…) ou enquêter sur la disparition de tel prince polonais vivant incognito, mener une investigation chez les Mormons de Salt Lake City qu’elle soupçonne de livrer de tendres jeunes filles européennes aux ogres polygames, enseigner chez les Quakers ou observer l’arrivée des dizaines de milliers d’immigrants à Castle Garden – ces Européens en loques qui seront les Américains de demain. « L’Amérique semble être le pays des femmes remarquables », note Lina Bögli à l’aube du siècle nouveau, et c’est en larmes que, deux ans plus tard, elle quittera le Nouveau-Monde. Retrouvant la vieille et chère Europe, l’amie de la jeune fille achève son Odyssée avec la ponctualité d’une horloge made in Switzerlad53dc7e3d0c319580a83c536befb0ccb.jpgnd. Fatiguée mais contente, retrouvant Cracovie en juillet 1902, elle écrit encore avec quelle charmante humilité : «En regardant en arrière, je vois qu’en somme j’ai eu bien peu de souffrances et de difficultés. Jamais le moindre accident grave ne m’est survenu ; je n’ai jamais manqué ni train ni bateau ; je n’ai jamais rien perdu, n’ai jamais été volée ni insultée ; mais j’ai rencontré partout la plus grande politesse de la part de tous, à quelque nation que j’eusse affaire...»
    Lina Bögli. En avant. CamPoche, 2007. Ce texte de JLK constitue la postface de cette réédition de la traduction originale.

  • La tentation des Samoa


    (Extrait)



    C’est dans le vol à destination de Toronto, où j’étais invité au colloque Cendrars consacré à La Légende de Novgorod, cette année-là, que je fis un peu mieux la connaissance de Lina Bögli. J’avais entendu parler, déjà, de cette candide figure d’institutrice voyageuse toute vouée au service de la Véritable Jeune Fille, dont le récit des pérégrinations était paru dans les premières décennies du XXe siècle. Je m’étais procuré le petit livre en bibliothèque à la veille de mon départ pour le Canada et j’en avais amorcé la lecture au bar Elvetino de l’Intercity de Genève, me retrouvant du même coup dans la ville de Cracovie chère à mon souvenir ; et tout aussitôt j’avais reconnu, dans la décision soudaine prise par Lina Bögli de faire le tour du monde, au cap de la trentaine, l’élan qui avait lancé mes propres aïeux aux quatre coins du monde - je revoyais ainsi, dans la Stube (la salle à manger) familiale de nos vacances d’enfants, à Lucerne, le Grossvater nous désignant alternativement les trois murs percés de fenêtres sur le sud, l’est et l’ouest, ou la paroi du nord à la grande photographie sépia représentant les pyramides de Gizeh devant lesquelles il avait posé en compagnie de sa jeune épouse en robe blanche semblant de soie floche dans le vent lourd, chacun très digne sur son chameau ; Grossvater qui nous racontait un soir les rues de Budapest où tel de ses sept frères avait appris le métier de confiseur, un autre soir les vignes de Californie où deux de ses cousins s’étaient établis, d’autres fois encore le Rajahstan ou l’Afrique du Nord dont l’Oncle Fabelhaft ramenait ses tapis, ses bourses en pis de chamelle de la tribu Reguibat et ses affabulations de long flandrin à lunettes de grand-duc.

    A trente ans, en 1892, l’institutrice bernoise Lina Bögli avait craint de s’encroûter dans la famille polonaise qui l’employait à Cracovie, comme, à vingt ans, je m’étais impatienté de rejoindre les hippies nudistes de Goa.
    Dans les lettres à son amie Lisa qui constituent le récit de son voyage, Lina explique que son projet représente une échappatoire « au vide de l’existence d’une femme seule » autant que le défi de réaliser ce qui semblait alors réservé au seul sexe dit fort. « Pour un homme, écrit-elle ainsi, la situation est moins triste : il peut entreprendre ce qu’il veut pour rompre la monotonie de sa vie ; oui, être un homme, ce serait la liberté ! » Et d’ajouter après s’être demandé ce qu’elle-même ferait si elle était un homme : « Je ferais sûrement de grands voyages pour apprendre à connaître les humains et les pays ». Sur quoi la conclusion s’impose à ses yeux: « Je ne suis nécessaire à personne, je n’ai point de parents qui pourraient se tourmenter pour moi. Donc je pars ! »

    Dans le bar du train à deux étages glissant en douceur le long de la rive à millionnaires du lac Léman, direction l’aéroport de Genève, la main à portée de mon Nokia et mes cartes de crédit prêtes à servir, j’essayais de me figurer, ce matin-là, ce qu’avait représenté réellement l’équipée de Lina Bögli.
    Nos aïeux nous l’avaient raconté : la Suisse d’alors n’était pas riche, aussi devait-on souvent chercher ressource hors de nos frontières, et c’était une plus haute tradition de précepteurs et de gouvernantes, après tant de régiments de mercenaires que relayaient désormais les brigades hôtelières, qui se perpétuait sur des réseaux aux points de chute sporadiques mais plus sûrs qu’on ne croirait.
    C’est que l’Anglais, en 1892, a déjà fait pas mal pour que le Suisse s’avise enfin de la ressource nouvelle de son paysage de montagnes hautes et de lacs lustraux, longtemps mal jugé; l’Anglais et le Suisse ont entrepris de construire ensemble force palaces sur les hauteurs, et le Suisse retrouve volontiers l’Anglais de par le monde où l’établit son empire. Lina Bögli elle-même, dans les premières années de son voyage autour du monde, ne jure d’ailleurs que par l’Anglais, dont elle blâmera plus tard, en revanche, la froideur cynique.
    Il n’en reste pas moins qu’à l’instant de partir, dûment chapitrée par son entourage qui n’y voit qu’une lubie folle, Lina Bögli vacille, hésite et même en vient à paniquer dans le bureau maritime où elle va retirer son billet pour Brindisi, quand un Signe du Ciel lui est adressé in extremis…
    « Tout à coup, raconte Lina à Lisa, je me sentis si complètement seule, je fus prise d’une telle angoisse de l’inconnu que je me décidai à rentrer chez moi (…) J’étais donc sur le point de quitter le bureau, quand le mot de Vorwärts (en avant !) frappa mes oreilles. Je me retournai : le commis venait de rentrer dans le bureau ; voyant ma surprise, il répéta poliment : « Le bateau que vous prendrez est le Vorwärts »
    Ce seul nom plein d’allant de Vorwärts, dont elle apprendra plus tard qu’il fut aussi la devise de l’explorateur Nansen, suffit ainsi à réconforter la jeune voyageuse : « Je me sentis comme traversée d’un courant électrique. Mon découragement et ma peur s’en étaient allés. J’étais redevenue entreprenante ; la mer ne m’effrayait plus ; les êtres humains ne m’intimidaient plus. Je crois fermement qu’à ce moment-là Dieu m’a ordonné d’aller de l’avant. Et désormais Vorwärts sera ma devise ! »

    A présent je flottais au-dessus des nuages de l’Atlantique, autant dire que je n’y étais pour personne, juste accroché aux lettres que Lina Bögli avait écrites un siècle plus tôt à son amie Lisa.
    La plaisante arnaque académique à laquelle je me trouvais convié à mon corps plus ou moins défendant, consistant à prononcer, à Toronto, un speech de vingt minutes sur le thème de l’authenticité discutée de La légende de Novgorod, ce poème mythique de Blaise Cendrars qu’un lettré bulgare avait miraculeusement retrouvé (ou fabriqué) dans sa version russe, m’apparaissait maintenant dans une perspective plus réjouissante encore. De fait, Lina Bögli était un personnage de Cendrars, ou plus exactement : elle participait de cette Suisse non académique et néanmoins sagace et curieuse de tout que je m’enorgueillis de défendre et d’illustrer à ma façon, comme je m’y étais notamment employé en poussant une pointe d’investigation à Sofia, en franc-tireur, auprès du Bulgare dont j’avais recueilli, libations aidant, d’exclusives révélations… que je lui avais promis de taire. Du moins en avais-je fait état, sous le sceau du secret, à mon amie Adeline Le Dantec, LA spécialiste de la question qui trouvait dans mes conclusions un motif de plus de taire les siennes. Un prêté valant un rendu, elle m’avait donc proposé, enceinte jusqu’aux yeux ce mois-là, de la remplacer à Toronto à ce qu’elle-même avait appelé, avec son sourire suave, le Colloque des Menteurs.

    Lina Bögli, pour sa part, n’affabulait pas le moins du monde, mais la minutie terre à terre de ses petits rapports n’en avait que plus de sel. A l’instant je l’imaginais cinglant vers l’Orient de notre enfance, que Grossvater nous désignait à la fenêtre de la Stube donnant à l’Est, là-bas vers le couvent des franciscains du bout de la rue et les Alpes, les Carpates et la mer d’Aral. Mais la route de Lina Bögli bifurquait vers Aden la poussiéreuse et bientôt elle débarquerait à Colombo pour y déplorer « trop de degrés de chaleur, trop de serpents et trop de mendiants ».
    Au début de son voyage, Lina Bögli est encore une provinciale vite effarouchée, dont les principes et les préjugés marqueront toujours les jugements en dépit d’une évolution perceptible. Il y a un petit soldat chez elle, et de la monitrice de patronage. A plusieurs reprises elle invoque l’exemple des anciens Suisses à la bataille, et pour ce qui est de son modeste sort elle s’en remet au « Père des orphelins », ce Dieu qui présente le considérable avantage, pour une voyageuse, d’être là partout où elle va, jusque chez les mangeurs de chair humaine et les polygames barbus. On remarque chez elle le mélange du paternalisme colonial à l’anglaise et l’attachement plus typiquement helvétique à certaine rectitude travailleuse et certaine réserve décente dont elle relèvera ici et là les manquements les plus choquants.
    Révulsée par la « partie indigène »de Colombo, Lina Bögli trouve « un goût de térébenthine » à la mangue, et les bananes « trop farineuses », qui lui font regretter « les honnêtes pommes, poires et prunes » des vergers de la mère patrie. Sans être du genre à se lamenter, elle laissera cependant filtrer, de loin en loin, un persistant mal du pays. « Ist’s auch schön im fremden Lande/Doch zur Heimat wird es nie » (c’est aussi beau à l’étranger, mais jamais autant qu’au pays), se récite-t-elle comme le font encore maints Helvètes hors de nos frontières. Pourtant, à la différence du touriste moyen de nos jours, Lina Bögli se mêle un peu plus à la vie des pays qu’elle visite, n’était-ce qu’en y travaillant, jusqu’à réaliser parfois de véritables reportages sur le terrain. C’est ainsi qu’elle ne craindra pas de « briser la glace » pour soutirer les confidences de tel vieux Maori, cannibale en retraite, qui finit par lui avouer, remis en appétit par l’insistante curiosité de la jeune femme avide de détails, qu’il goûterait volontiers de sa tendre chair…

    Cette savoureuse partie du récit de Lina Bögli coïncidant avec la distribution des mornes barquettes de blanquette de cuisine d’hôpital du lunch, m’a fait imaginer alors, autre vision cocasse, un Blaise Cendrars cloué pour dix heures dans cette infirmerie volante, ou Charles-Albert Cingria vitupérant l’étroitesse des sièges et refusant de se ceinturer la panse, tous deux fumant des bolides avant de réclamer de l’Absinthe à température stratosphérique. Or nous restions là, bridés comme des poulets, sanglés et surveillés, tandis que Lina Bögli se consacrait à la Jeune Fille australienne en ces années du tournant de siècle où Blaise et Charles-Albert découvraient le monde.

    A son arrivée en Australie, le « vaste jardin » d’Adelaide réjouit d’autant plus Lina Bögli qu’elle n’y découvre « ni cabarets ni bouges ». Le pays a l’air neuf, la jeune fille y est une terre vierge à sarcler. « Chez les races de couleur, notera-t-elle plus tard, le Chinois est l’élève le plus satisfaisant ». Cependant, quittant Sydney après quatre ans de séjour, la diligente institutrice dit regretter surtout « cet être aimable et aimant, pour lequel j’ai travaillé, que j’ai tour à tour grondé et si tendrement aimé, la jeune fille australienne ».

    A Toronto j’allais tomber, le lendemain, sur la réincarnation masculine de Lina Bögli en la personne d’un certain Jack, instituteur trentenaire aux cheveux rouges à la Harry Potter et aux yeux bleu islandais, le regard d’une âme sereine, le geste noble et le discours ardent, racontant à trente mômes de toutes les couleurs, devant un affût de canon jouxtant la vénérable Université, les aventures d’Etienne Brûlé le Français frayant avec l’Indien Missisauga et le suivant jusqu’au lac Huron, devançant les premiers trappeurs québecois.
    « Si vous, enfants, êtes libres aujourd’hui, scandait Jack à l’attention de ses ouailles transies par le vent du nord et presque au garde-à-vous, si nous sommes tous Canadiens aujourd’hui, vous d’Afrique et moi d’Irlande, vous de Chine ou d’Italie et moi du Donegal, vous fils de pêcheurs indonésiens et moi rejeton de maudit gratte-pierre et de fouille-tourbe, si tous ensemble nous sommes devant cet affût c’est parce que ce canon historique a tonné pour Muddy York, dite aussi Hogtown et Toronto la vertu !»
    A l’instant des questions, les sages petites mains se sont levées et Jack, aussi gravement attentionné que l’eût été Lina Bögli, a répondu à chacune et chacun ; et comme je m’étais approché et qu’à mon tour je levai la main, le même Jack m’a mêmement éclairé sans quitter des yeux ses enfants impatients de Tout Savoir ; et le même soir nous nous retrouvions, avec Jack aux yeux clairs, dans ce café de Little Poland où je savais pouvoir trouver certaine vodka au miel propre à nous réchauffer l’âme ; et sous l’effet de celle-là me revint le soupir de Lina justifiant son départ des îles Samoa, qui ne pouvait qu’attendrir Jack le pur.


    Elle fut âpre et bonne, cette première nuit de Toronto, dont mes pairs lettrés du lendemain ne sauraient jamais rien. Elle fut celle aussi de la grande menterie à la Cendrars, mais sans papiers. Elle suivit la déclinaison des points cardinaux chère à Grossvater, mais dans le beau désordre de la poésie qui incite à chanter la neige dans la touffeur d’août et nous ferait évoquer les lagons en titubant au petit matin glacial le long de Yonge Street, tout résolus à marcher de concert jusqu’à Tobermory où nous portaient nos rêves enfantins de goélettes englouties.
    A Jack les larmes sont venues bien avant l’ivresse, quand je lui racontai, reprenant le récit de Lina Bögli par la fin, l’énorme émotion qui saisit l’institutrice à la vision des milliers d’immigrants européens en loques débarquant à Castle Garden et parqués là des semaines durant ; et l’idée vint aussitôt à mon compère de commander un verre spécial à la mémoire de Lina la probable abstinente, les aïeux de Jack ayant précisément rallié le Nouveau Monde en ce début d’été 1902 dont parlait la voyageuse.

    L’ingénuité de Jack me touchait autant que celle de Lina Bögli, et plus encore leur commune curiosité et leur idéaliste ferveur. Ainsi ne m’étais-je pas étonné de l’enthousiasme avec lequel le jeune homme allait accueillir mon récit de la voyageuse enquêtant, à Salt Lake City, auprès des jeunes Suissesses prises au piège des tribus polygames des Mormons, avec l’arrière-pensée d’en dénoncer le pauvre sort, puis découvrant au contraire l’excellence de celui-ci, la haute moralité des patriarches à plusieurs nids et l’édifiante amitié liant entre elle les pieuses épouses.
    Raconte encore, me pressait Jack, comme je l’avais demandé tant de fois à Grossvater, à l’Oncle Fabelhaft ou à Blaise Cendrars. Et c’est ainsi qu’en récits alternés nous avions fait défiler, sur les murs du bouge polonais, les mirages de glace fumante et les nuages de sable roux, Jack modulant le lancinant appel du huard et moi lui répondant par le hoquet du lagopède, Jack m’apprenant qu’en langue indienne chicoutimi signifie « aussi loin que profond » et moi lui révélant alors comment Lina Bögli, tentée par les Samoa, en repoussa finalement la trop suave coupe.

    C’est en février 1897 que Lina Bögli découvre les îles Samoa, figurant aussitôt à ses yeux le paradis terrestre. Mais plus encore que le lieu, ce sont ses habitants, aussi sages et gentils que beaux, qui vont la porter ensuite à l’irrésistible désir de les embrasser tous et de s’installer au milieu d’eux. « Je n’ai jamais eu ma part des plaisirs de la jeunesse » a soupiré Lina dans une de ses lettres à Lisa, et voici que l’image même de la jouvence éternelle lui est donnée par ce peuple paisible et nu, dont la civilité l’émerveille. « Je crois, écrit-elle à ce propos, que les voyages nous dépouillent un peu de notre vanité en nous donnant l’occasion de nous comparer à d’autres nations ou à d’autres races que nous avions jugées inférieures »…


    (Suite dans Journal des lointains, No 1. Revue trimestrielle consacrée aux voyages, éditée par Marc Trillard aux éditions Buchet Chastel)

  • Blues à La Nouvelle Orléans

    Notes à la volée

    L’œil qui voyage est nettoyé. C’est une fenêtre bien ouverte à la table de l’azur où se disposent les objets. Et ce matin il y a des fanfares dans les rues de La Nouvelle-Orléans. Dès tôt les heures cela jazzait selon la tradition. De beaux nègres arrivaient du bayou. Pour la première fois j’ai vu le Mississippi en lente procession d’eau polluée mais son nom demeurait et j’ai béni tous les rêves qu’il a charriés et le sang des esclaves. Tout me purifiait par le seul nom baptismal du blues.

    Sur un mur en lettres immenses il est écrit : THE CHURCH THAT BINGO BUILD. Et plus loin : INVEST YOUR MONEY IN GOD. Entre les deux inscriptions se tient une créature décharnée aux orbites creuses et aux bras tuméfiés de cent stigmates bleu et noir, dont le caddie contient tout le bien.

    Beaucoup de gens qui courent. Beaucoup de hangars à l’abandon et de cadavres de voitures. Beaucoup de gens qui parlent tout seuls.

    Je me retrouve, dans les rues historiques du Carré français aux maisons multicolores à galeries, un peu comme à Séville ou à Nancy, à cela près que les matinaux s’y traînent plus qu’ils ne se baladent, et que les traces de l’alcool blanc dont les fioles jonchent les trottoirs exhalent la même misère que la vision des sinistres antres qui remplacent ici les cafés du matin à la nuit, dans lesquels on descend généralement mais pas comme dans une cave : dans une cul de basse-fosse à défonce.

    Or je me suis rappelé ce que me disait l’autre jour le type à casquette verte : que les pauvres ici ont conservé leur âme au contraire de tant de nantis ; puis, m’étant égaré dans le quartier noir où, à un moment donné, à un détour du chemin de terre battue bordé de cahutes, m’est apparu ce vieillard édenté trônant sur un canapé de rebut, j’ai salué Sa Majesté de ma plus belle révérence.

  • Chacun son voyage

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    Journal des Lointains, No 3.

     

    De Terre de Feu au volcan Merapi, ou du Salon Cunning de Buenos Aires à l’ancienne cité de l’or Sofala au Mozambique, entre autres points de chute, quatorze auteurs, écrivains plus ou moins confirmés (trois seuls sont déjà un peu connus), journalistes ou routards-qui-écrivent, évoquent les épisodes marquants de leurs périples, à la demande de Marc Trillard, maître d’œuvre de cette revue exclusivement réservée à la littérature de voyage et dont c’est la troisième livraison.

    Si l’on n’y trouve pas de grand bourlingueur-poète à la Cendrars ou de maître styliste à la Bouvier, les invités de Trillard ont pour point commun de vivre le voyage à l’écart des sentiers rebattus du tourisme de masse. D’emblée il nous semble replonger dans un roman d’aventures de notre jeunesse en embarquant, avec Laurent Maréchaux, sur le Darwin sound, ketch de 72 pieds lancé à travers les eaux fuégiennes aux « tempêtes d’anthologie », sur les traces du mythique Beagle. L’aventure est en revanche dans les rencontres de hasard, pour Brina Svit, romancière slovène qui dit préférer, en Argentine, les vivants aux grandes ombres à la Borges dont on lui propose (forcément) de visiter les cafés qu’il a hantés…  

    Avec Rémi Marie, c’est par la transe de l’écriture qu’est rendue la sensualité, vibrante en surface mais pauvre en émotions, selon lui, de Rio à l’approche du carnaval. Saisissante également, mais surtout pour son climat, la plongée de Michel Abax Dans le corps obscur de la nuit, entre Pérou et Bolivie, où la recherche d’un amour perdu l’amène en zone dangereuse. Romancière éprouvée, Caroline Lamarche déçoit avec un récit mexicain sans relief, tandis que Michaël Ferrier, mémorable chroniqueur japonais,  découvre Antananarivo avec émerveillement , et qu’Alain Dugrand, savoureux baroudeur, nous rappelle que la guerre, ici en Abkhazie, peut aussi être « du voyage »...

    Journal des lointains. Réalisé par Marc Trillard, avec 14 auteurs. Editions Buchet-Chastel, 213p.

  • Nicolas Bouvier l'imagier



    Le regard de Nicolas Bouvier était celui d’un poète, c’est-à-dire qu’il unifiait. C’est vrai pour son écriture concentrée et cristalline, longuement décantée et mûrie. Ce l’est aussi pour la part visuelle de son oeuvre, dont l’exposition Le Vent des routes a révélé la richesse documentaire et la beauté, réellement saisissantes. A l’occasion d’un hommage posthume à la mémoire de Gustave Roud, en 1986, Nicolas Bouvier, de passage à Lausanne, déclarait qu’il connaissait encore trop peu l’oeuvre écrite du poète, pour célébrer en revanche la grandeur du photographe. Ce n’était pas réduire l’importance du premier au profit du second, mais souligner une évidence: que les admirables paysages photographiques de Roud participaient d’un même regard de poète.

    En ouvrant l’album d’images et de textes réunis et présentés par Pierre Starobinski, nous découvrons, en inscription spiraloïde, faite par Bouvier sur la nappe d’un restaurant genevois, en janvier 1998, ces mots dont l’apparence sacrilège s’efface devant le grand défi ordonnateur et unificateur de la poésie lancé au chaos et à la dissolution: «La poésie est là pour corriger les erreurs de Dieu». Or, comme Gustave Roud, sur le territoire confiné de son arrière-pays, s’affairait à rassembler les fragments d’un paradis épars, l’on pourrait dire que Bouvier, du vaste monde parcouru, ramenait lui aussi les éléments dispersés d’une beauté perdue ou maquillée par trop de clichés. Rien ainsi, et dès son premier voyage de jeunesse, qui le conduit à dix-sept ans en Laponie, de conventionnel ou de convenu dans les images que le garçon rapporte à son père, lequel l’a généreusement encouragé à découvrir le monde. L’image qui en témoigne ici est déjà sûrement composée, du point de vue plastique, mais la flatterie esthétique le cède aussitôt au souci de toucher à l’os de la réalité physique et à l’âpre présence humaine.

    Ces deux éléments - le socle de notre bonne vieille terre, souvent ouvert aux grands espaces désertiques, et l’humain ressaisi dans sa densité et sa dignité farouche - se retrouvent tout au long du périple, à travers les Balkans et jusqu’en Inde, qui a conduit Nicolas Bouvier et son ami Thierry Vernet «sur la route», vingt ans avant les hippies, à bord d’une héroïque Topolino.

    Nicolas Bouvier situait le vrai début de sa carrière de photographe à son arrivée au Japon, à la fin de son premier long voyage (Thierry Vernet l’avait quitté au Sri Lanka), et le fait est que l’on voit ici son métier de photographe gagner en maîtrise, en perdant un peu du charme «archaïque» des premières prises de vue mais sans jamais s’affadir, et en gagnant souvent en beauté épurée.

    En commentaire d’accompagnement ou en contrepoint, des extraits de L’Usage du monde ou d’autres textes de Bouvier alternent avec les photographies, les mots et les visions du poète, et ne cessent de dialoguer, relayés parfois par un croquis à l’encre de Chine de Thierry Vernet. Avec l’ajout d’un texte inédit (En Topolino sur la route d’Agra) et de deux nouvelles de jeunesse datant de 1951, composées pour accompagner douze estampes de son ami artiste, cet ensemble est une nouvelle introduction à l’oeuvre de Nicolas Bouvier dont les éclats de rude beauté ne font pas oublier la misère du monde. Ces mots de L’Echappée belle le disent explicitement: «Ces éclairs de perfection, de fusion, de félicité totale, nous ne pouvons les vivre qu’en courant alternatif, alors que la Création, malgré son absurdité démente et sa férocité, en offre des exemples en courant continu. Et c’est heureux: trop de bonheur viendrait à bout de notre fragile organisation; nous serions brûlés comme phalènes au feu; il ne nous est donc accordé qu’en doses parcimonieuses, à la mesure de notre coeur fragile».

    Dans la vapeur blanche du soleil. Les photographies de Nicolas Bouvier. Avec un choix de textes. Dessins de Thierry Vernet. Introduction de Pierre Starobinski. Editions Zoé, 206pp.