
L'Ouvroir

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Trésor de JLK (I)
Le vert et le rouge sont dites couleurs de la passion, qui composent ici, dans la forme, accentuée par des cernes noirs, de six poires posées sur un guéridon noir adorné de dorures, ce qu’on dirait conventionnellement une nature morte, mais à vrai dire par antiphrase tant elle est vive et chatoie dans le détail foisonnant d’autres touches de couleur, ou encore une façon d’icône profane rappelant les visions d’un Rouault, sans qu’il s’agisse de référence et moins encore de citation.
Ce tableau datant de 1973, qui n’a cessé de nous accompagner, m’apparaît aussi, par son mélange de lyrisme m’évoquant également le chant des vitraux, comme un objet de contemplation qui me rappelle le siècle d’or espagnol plus que les maîtres flamands, et d’emblée s’est imposé le mot d’apparition.
Ce sera d’ailleurs, dans le statisme de la contemplation mais aussi par la chose saisie au vol dans le mouvement, une constate de la peinture de Czapksi que de faire apparaître le monde qui nous entoure, et voir, ce qui s’appelle voir, les choses non seulement vues mais regardées – le verbe signifiant « garder avec » - , que le travail du peintre consiste à dégager de leur part anecdotique et contingente pour en fixer la présence et l’aura.
Ce que je vois me regarde, semble nous dire l’Artiste, mais encore s’agit-il de le traduire en sorte de dire que ce que je vois regarde aussi les autres.
Poires vertes, fond rouge. Huile sur toile, 61x50, 1973. Pp LK/JLK.
Ce n’est pas abuser de prétentions occultes, ni non plus céder à je ne sais quel sentimentalisme douteux que de parler de la relation que j’entretiens avec Tchékhov, depuis mes seize à vingt ans, comme d’une amitié, et plus immédiate, immédiatement plus profonde, plus entière, plus candide et grave, plus souriante et mélancolique, plus claire dans le noir et plus lucide, plus durable et jamais entamée, plus durable et jamais déçue que toutes mes amitiés vécues «en réalité» en ces années où mon penchant récurrent à l’élection d’un Ami Unique n’aura fait que multiplier illusions et déconvenues.
C’est cependant par l’émotion, et non sur de sages bases raisonnables, que je me suis attaché à la personne d’Anton Pavlovitch – je dis bien : à la personne, autant sinon plus qu’aux personnages des récits de l’écrivain qui certes me touchaient ou parfois me bouleversaient tout en me ramenant à tout coup à la personne de l’écrivain ; mais là encore je distingue la personne du personnage social ou littéraire de l’écrivain que je ne découvrirais que plus tard et sans en être d’ailleurs jamais troublé le moins du monde puisque, aussi bien, l’écrivain Tchékhov, autant que l’homme Tchékhov, le docteur Tchékhov, ou le fils, le frère, l’ami ou le conjoint, tels que nous le révèlent notamment ses milliers de lettres ou les témoignages de ses proches, n’auront jamais altéré, en moi, la réalité de la personne d’Anton Pavlovitch dont j’ai eu le sentiment, aussitôt rencontré, qu’il incarnait un ami «pour la vie».
Parler ainsi de «mon ami Tchékhov» ne relève pas d’une fantasmagorie coupée de la réalité, mais inscrit au contraire cette relation, tout ce que j’ai ressenti et donc vécu dès ma lecture du premier bref terrible récit de Tchékhov, intitulé Dormir, suivi d’un autre récit non moins terrible et déchirant intitulé Volodia,au cœur même de la terrible et déchirante réalité vécue par ces personnages (deux adolescents pris au piège de la réalité) dont je percevais la vérité à travers ce qu’en faisait ressentir, de toute évidence, une personne en laquelle j’identifiai, aussitôt, «mon ami Tchékhov», que j’ai retrouvée chaque fois que j’ai lu d’autres récits de l’écrivain Tchékhov, et ce fut La dame au petit chien connue de tous mais que je m’appropriai d’emblée rien que pour moi, toute de délicatesse et de larmes ravalées, ce fut la descente aux enfers combien réels de La Salle 6ou ce furent, en retour ultérieur aux premiers écrits du jeune Anton Pavlovicth, les bousculades hilares et les galéjades de ses premières nouvelles illustrant d’emblée le sens du comique de ce témoin de la tragédie de tous les jours.
Volodia et Varka dans ma tenue d’assaut
J’étais alors un jeune soldat sur les hauteurs ensoleillées, ou c’était la nuit sous une toile camouflée, mais non : c’était la journée puisque, je me le rappelle, deux ou trois exemplaires des Œuvres de Tchékhov, réunies en vingt volumes aux Editeurs française réunis, sous une couverture gris-vert, avec une bande rouge et le motif d’une mouette blanche, alourdissaient ma tenue d’assaut à dix-huit poches, au su de mes camarades et autres caporaux qui aimaient également me voir lire au soleil ou à l’ombre de nos poses sans fin, comme j’aimais boire avec eux ou les écouter me raconter leurs vies de possible personnages de Tchékhov, ou, plus rarement, à tel ou tel que j’aimais plus que les autres, raconter ce que je lisais dans les récits de mon ami Tchékhov.
Ainsi aurai-je fait venir les larmes aux yeux de l’innocent Hans, mon compère soldat du train au physique de forestier et au cœur de tendron, le regard bleu laiteux m’évoquant celui des glaciers qu’on voyait là-haut, et conduisant d’une main sûre l’un des équidés chargés de nos caisses de munition, en lui racontant l’atroce fin de Volodia et le martyre de Varka.
On n’a pas dit assez la tendresse presque féminine des longues poses ponctuant les longue marches militaires, mais c’est bien ainsi que, sous le soleil des hautes terrasses, à la fois revigorés par l’eau glacée des torrents dont nous nous étions soulés avant de nous en asperger le visage et le torse, et tout alanguis par la fatigue et l’estivale touffeur, Hans et moi nous nous tenions quand je lui avais évoqué la détresse de Volodia, moqué par la femme mariée qui lui reproche de ne pas la courtiser alors même qu’il l’aime en secret.
Raconter une histoire déjà racontée par un ami russe à un moujik suisse allemand en tenue d’assaut requiert beaucoup d’attention et d’affection, mais la précision, l’émotion, la compassion, le mélange de dérision marquant la méchante médiocrité des gens observées par mon ami Tchékhov, et la compassion manifestée à Volodia le pataud, le lourdaud, le bêta complexé, par l’écrivain, me faisait raconter à mon ami tringlot le désarroi de Volodia, et l’affreux dénouement du récit, avec une émotion redoublée par le fait que, de toute évidence, Hans comprenait la honte de Volodia et se pénétrait lui-même de chaque détail du récit de l’écrivain Tchékhov que je lui rapportais : la moquerie des femmes, mais aussi le mépris de la vieille femme nantie pour la plus jeune faisant encore la coquette - cette mère de Volodia dont la frivolité faisait horreur à celui-ci, enfin tout ça n’était-il pas clair et net comme la vie, horriblement trivial et délicieux comme la vie, terriblement attirant et tellement dégoûtant qu’il n’y avait plus qu’à se tirer une balle ?
Plus tard je me suis demandé ce qu’était devenu mon ami Hans qui m’avait supplié, après celle de Volodia, de lui raconter d’autres histoires que racontait mon ami Tchékhov. À vrai dire je me rappelle pas une seule personne, tant d’années après, qui ait porté autant d’attention que lui à une histoire que je lui rapportais, en seconde main, comme si je l’avais vécue moi-même et comme s’il lui reconnaissait une vérité d’évidence en consonance parfaite avec sa réalité de jeune paysan dont je savais qu’il n’avait jamais lu aucun livre d’aucun auteur russe, et peut-être aucun autre livre du tout ? Mais avec Hans j’ai partagé, comme avec personne, la détresse de Volodia et la tristesse égale du crime de la petite Varka, pauvre enfant de treize ans dont l’irrépressible envie de dormir la distrait de son rôle de surveiller le sommeil d’un tout petit enfant qu’elle finit par étouffer pour avoir la paix.
Une image à retoucher
L’image d’un Tchékhov poète de l’évanescence et des illusions perdues, se complaisant dans une peinture douce-amère de la province russe de la fin du siècle passé, continue de se perpétuer à travers le cliché du «doux rêveur», qui vole au contraire en éclats dès qu’on prend la peine de l’approcher vraiment.
Or j’ai retrouvé mon ami Tchékhov au fil des notes prises, de son vivant, par Ivan Bounine, plus jeune de lui de dix ans et qui fut son bon camarade jusqu’à sa mort. C’est à vrai dire sur le tard, en 1952, que Bounine esquissa ces notes, mais leur caractère d’inachèvement n’enlève rien à leur intérêt et moins encore à leur charme, tant Ivan Bounine excelle, près d’un demi-siècle après sa mort, à rendre vivante et presque palpable la présence de Tchékhov.
Ainsi est-ce c’est par petite touches qu’il complète son portrait «en mouvement» d’un Tchékhov à la fois amical et distant, qui ne perd pas une occasion de rire et n’a décidément rien du geignard que stigmatisent certains critiques. Ne se plaignant jamais de son sort, alors que la maladie lui est souvent cruelle, l’écrivain apparaît, sous le regard de Bounine, comme un homme chaleureux et d’un naturel tout simple, raillant volontiers la jobardise des gendelettres sans poser pour autant au modèle de vertu. Le récit de ses visites au vieux Tolstoï est piquant, et Bounine, accueilli à un moment donné par la mère et la soeur de Tchékhov, éclaire également sa sollicitude affectueuse de fils et de frère. De surcroît, c’est un véritable récit tchékhovien que Bounine esquisse à propos de ce qui fut, selon lui, le grand amour «empêché» d’Anton Pavlovitch, avec une femme mariée du nom de Lidia Alexeievna Avilova, nouvelliste et romancière prête à refaire sa vie avec lui et qu’il aima aussi sans se résoudre à l’arracher à sa famille - la repoussant ainsi fermement mais en douceur.
J’aime que ce soit un ami, et sans doute l’un des plus vrais qui l’aient connu, qui m’en dise ainsi un peu plus de mon ami Tchékhov.
Anton Tchékhov écrivit d’abord pour arrondir les fins de semaine de la famille dont il avait la charge, et seuls les cuistres lui reprocheront de ne pas toujours fignoler son style, alors qu’un souffle de vie constant traverse ses moindres récits. Ses Conseil à un écrivain, tirés de sa correspondance, constituent un inépuisable recueil de malicieuse sagesse, qu’on pourrait intituler aussi «conseils à tout le monde».
Écrire et vivre, pour mon ami Tchékhov, allait de pair, et ses propos sur «la petite vie de tous les jours» ou sur l’authenticité, sur l’intelligentsia ou l’abus de l’adjectif, trahissent autant de positions éthiques d’une exigence que Bounine eût qualifiée de «féroce». C’est qu’à l’opposé du littérateur se payant de mots, de l’homme de lettres trônant sur son propre monument, ou de l’instituteur du peuple, Tchékhov se contentait de chercher, pour chaque sentiment ou chaque fait, le mot juste.
À Sorrente, cette année-là…
Ainsi Maxime Gorki a-t-il éprouvé de la honte, lorsque Staline fit rebaptiser sa ville natale, Nijni-Novgorod, de son nom, en pensant à son ami Tchékhov.
Ainsi le jeune homme avait-il survécu sous la peau de crocodile du vieil «ingénieur des âmes» chambré par le Soviet suprême; ainsi quelque chose d’humain, le brin de paille de Verlaine, suffit-il à nous éclairer dans la nuit, me disais-je ce soir-là devant la baie de Sorrente en lisant la correspondance du jeune Gorki et de Tchékhov, où celui-là dit à peu près ceci au cher docteur : tout ce qui se fait aujourd’hui en Russie semble un raclement de bûches sur du papier de sac de patates à côté de ce que vous écrivez, vous, de tellement sensible et délicat. Et voilà que me revient cette phrase de mon ami Anton Pavlovitch au jeune Gorki : «On écrit parce qu’on s’enfonce et qu’on ne peut plus aller nulle part»…
Vertige du Vendredi saint
Rétif à toute idéologie de nature politique ou religieuse, mon ami Tchékhov, devenu soutien de famille avant sa vingtième année pour surseoir aux manques d’un père ivrogne et brutal, autant que bigot, a trop souvent été considéré comme un positiviste étranger à toute dimension religieuse.
Or celle-ci se retrouve pourtant dans le récit qu'il disait préférer entre tous, intitulé L'étudiantet constituant une sorte de mystique plongée en cinq pages dans la profondeur du Temps.
Au soir du Vendredi saint, revenant de chasse où il vient de tuer une bécasse, le jeune Ivan Vélikopolski s'arrête auprès de deux veuves dans leur jardin, auxquelles il raconte soudain la nuit durant laquelle Pierre trahit le Christ à trois reprises, comme annoncé. Et voici les veuves bouleversées par son récit, comme si elles s'y trouvaient personnellement impliquées, et voilà que le jeune fils de diacre, étudiant à l'académie religieuse, se trouve rempli d'une joie mystérieuse alors même qu'il constate l'actualité de la nuit terrible: « Alors la joie se mit à bouillonner dans son esprit, si fort qu'il dut s'arrêter un instant pour reprendre son souffle. Le passé, pensait-il, était lié au présent par une chaîne ininterrompue d'événements qui découlaient les uns des autres. Il lui semblait qu'il voyait les deux extrémités de cette chaîne: il en touche une et voici que l'autre frissonne.
«Comme il prenait le bac pour passer la rivière, et plus tard comme il montait sur la colline en regardant son village natal et le couchant où brillait le ruban étroit d'un crépuscule froid et pourpre, il pensait que la vérité et la beauté qui dirigeaient la vie de l'homme là-bas, dans le jardin et dans la cour du grand-prêtre, s'étaient perpétuées sans s'arrêter jusqu'à ce jour, et qu'elles avaient sans doute toujours été le plus profond, le plus important dans la vie de l'homme, et sur toute la terre en général; et un sentiment de jeunesse, de santé et de force - il n'avait que vingt-deux ans - et une attente indiciblement douce du bonheur, d'un bonheur inconnu, mystérieux, s'emparaient peu à peu de lui, et la vie lui paraissait éblouissante, miraculeuse et toute emplie du sens le plus haut ».
La dernière flûte de Champagne
Durant la nuit du 1er juillet 1904, Anton Tchékhov se réveilla et, pour la première fois, pria son épouse Olga d’appeler un médecin. Lorsque le docteur Schwöhrer arriva, à deux heures du matin, le malade lui dit simplement «ich sterbe», déclinant ensuite la proposition d’envoyer chercher une bouteille d’oxygène. En revanche, Tchékhov accepta de boire une flûte du champagne que son confrère médecin avait fait monter entretemps, remarqua qu’il y avait longtemps qu’il n’en avait plus bu, s’étendit sur le flanc et rendit son dernier souffle. La suite des événements, le jeune Tchékhov aurait pu la décrire avec la causticité qui caractérisait ses premiers écrits.
De fait, c’est dans un convoi destiné au transport d’huîtres que la dépouille de l’écrivain fut rapatriée à Moscou, où les amis et les proches du défunt avisèrent, sur le quai de la gare, un fanfare militaire qui jouait une marche funèbre. Or celle-ci n’était pas destinée à Tchékhov mais à un certain général Keller, mort en Mandchourie, dont la dépouille arrivait le même jour.
Une foule immense n’en attendait pas moins, au cimetière, le cercueil de mon ami Tchékhov porté par deux étudiants...
Ivan Bounine. Tchékhov. Traduit du russe, préfacé et annoté par Claire Hauchard. Editions du Rocher, 210p.
Anton Tchékhov. Conseils à un écrivain. Choix de textes présenté par Pierre Brunello. Traduit du russe par Marianne Gourg. Suivi de Vie d’Anton Tchékhov, par Natalia Ginzburg. Traduit de l’italien par Béatrice Vierne. Editions du Rocher, coll. Anatolia, 240p.
Décrire la musique avec des mots relève du grand art, rarement atteint. Parler de musique en spécialiste , ou l'évoquer poétiquement, est une chose. Tout autre chose est de la décrire en substance et en mouvement; tout autre chose d'en capter la source vive ou l'incarnation; tout autre chose encore de saisir, par les seuls mots, d'ou vient ce langage et comment il parle, à quoi il répond de notre tréfonds et quelles ailes il nous fait pousser, comment il fouaille notre chair et comment il nous en délivre - et c'est cela même de "tout autre" que nous vivons en lisant Une année sabbatique d'Alain Gerber, très beau roman d'une rédemption débordant largement, à vrai dire, la seule question du rapport liant la musique et les mots pour englober la relation profonde entre création et destinée, art et simulacre, rumeur d'époque et blues de l'Ange.
L'univers investi par Alain Gerber, fameux romancier du jazz, est une fois de plus celui de cette musique plus souvent improvisée qu'écrite, et c'est d'ailleurs dans cette zone apparemment aléatoire et tourbillonnaire de l'improvisation que le romancier se montre le plus stupéfiant, comme si les sources, les ressources et les ressorts de l'improvisation lui étaient chevillées au corps et à l'âme en véritable réincarnation médiumnique d'un Charlie Parker ou d'un John Coltrane. Or, que je sache, Alain Gerber n'a jamais fait que battre la mesure sur une batterie d'amateur et sur les touches de sa machine à écrire . Mais le voici vivre, corps abouché à ce qu'on appelle l'âme, ce qu'un musicien peut tirer d'un instrument nommé saxophone ou d'un autre nommé trompette, puis d'une paire de gants de boxe, et nous le faire vivre à notre tour par le miracle des seuls mots. Il y a là comme une magie relevant de ce qu'on pourrait dire une grâce. Les lecteurs de La couleur orange et du Buffet de la gare, premiers romans du jeune écrivain de Belfort (né en 1943) rêvant d'égaler Hemingway et Faulkner, ou Thomas Wolfe, se rappellent probablement, avant de la retrouver dans les nouvelles inoubliables des Jours de vin et de roses et dans maintes autres pages de cet auteur extraordinairement profus mais d'inégales densité et intensité, cette présence d'une "grâce" qu'on pourrait dire le signe par excellence de la poésie ou de cette disposition de l'homme à se montrer, comme le disait Enesco de Jean-Sébastien Bach, "capable du ciel".On est très loin du ciel lorsque s'ouvre Une année sabbatique sur cet inspirant incipit: "On vit le samedi les plus belles heures du dimanche. La seule musique digne de nous est celle qu'on n'a pas encore jouée". On est déjà sur le départ frotté de mélancolie, voire de désenchantement, d'un type qui se reproche d'avoir manqué jusque-là ses rendez-vous avec le meilleur de lui-même, brillant certes parmi les brillants mais prenant les hommages comme autant de banderilles plantées dans son cuir honteux. Plus précisément, le saxo ténor Sunny Matthews, qu'on imagine encore jeune, avec sa dégaine de bison, mais qui se sent déjà fatigué de vivre, aussi toxico que son mentor absolu, dit Le Bleu, quitte New York pour le centre de désintoxication de Lexington où il compte se refaire durant quelque temps. Mais qui est ce Sunny Matthews ? se demandera vite le lecteur, familier ou non du jazz. S'agit-il d'un avatar romanesque de Sonny Rollins, comme le suggère une allusion du prière d'insérer ? Et l'aura sans pareille du Bleu, autant que sa propre dépendance aux "substances", renvoient-elles à Charlie Parker ? Et les connaisseurs ne seront-ils pas tentés de chercher les "clefs" des pseudo de l'Hippopotame ou du Serrurier ? Peu importe à vrai dire !
De fait, c'est un espace romanesque autonome et non forcément référentiel qu'Alain Gerber recompose en l'occurrence, où les autres noms de musiciens qui nous viennent à l'esprit en cours de lecture, de John Coltrane ou de Miles Davis, n'appellent pas non plus d'identification formelle. De la même façon, l'on relèvera que la lecture d'Une année sabbatique n'exige pas une connaissance particulière du jazz, alors même que ses thèmes et ses observations se rapportent à la fois à la littérature et aux arts divers, autant qu'à toute destinée individuelle.
Au centre de désintoxication de Lexington, le saxo ténor retrouve d'autres musiciens en cours de sevrage, qui se réunissent volontiers pour jouer à l'instigation d'un psy "à l'écoute", come on dit, dont le répondant, s'agissant du cas "à part" de Sunny, reste limité. Le Bison se tient d'ailleurs à l'écart, se rapprochant cependant de ses compères à l'occasion d'un concert public en hommage au Bleu subitement défunté, dont l'annonce de la mort les a tous atterrés, à commencer par Sunny, tant le Bleu incarnait pour lui le modèle idéal par excellence, et le mentor vivant.
C'est cependant "out of the Blue" (titre de la deuxième partie du roman) que Sunny Matthews, qui se retrouve à la fois libéré de ses tentations, au terme de sa cure, et tenté de renoncer à la musique pour ne plus faire que vivre ("vivre la vie de sa chair endolorie et muette"), que Sunny va rebondir et doublement puisque, en marge de petits boulots de survie aux vertus hygiéniques certaines, il se découvre une nouvelle passion pour la boxe, autre façon de concrétiser son combat contre lui-même, avant de faire la rencontre, foudroyante, d'une sorte d'ange révélateur en la personne d'un tout jeune trompettiste malingre et bonnement génial aux oreilles de Sunny.
Par la médiation vivante de Scott Lloyd, dix-sept ans, Sunny Matthews va se retrouver lui-même dans la situation d'un mentor, dont l'engagement mimétique intransigeant vaudra autant pout l'encouragement fait au gosse de n'écouter que sa seule voix, inouïe, que pour son retour à lui, Sunny, à sa voie, dans un mouvement final exacerbé par le sort tragique de Scottie.
Il y a, chez Alain Gerber, un grand pro du roman à l'américaine, dans la filiation d'Hemingway ou plus précisément, ici, du Nelson Algren de L'Homme au bras d'or, d'ailleurs cité au pied d'une des superbes pages consacrés à la boxe.
Cela étant, ce très remarquable artisan-romancier, qui pourrait nous faire croire qu'il s'est camé lui-même la moitié de ses nuits et a joué du saxo ou de la trompette l'autre moitié, est aussi un artiste et un poète d'une phénoménale porosité. Moins un styliste orfèvre de la phrase, sans doute, qu'un storyteller travaillant à l'énergie et en pleine pâte ou "dans la masse", comme on le dirait d'un sculpteur, dont les thèmes rassemblés ici trouvent leur expression puissante et magnifiquement suggestive, à croire que la rédemption de son personnage coïncide avec celle du romancier.
Alain Gerber. Une année sabbatique. Editions Bernard de Fallois, 302p.