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  • Un amour dans les décombres

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    Avec Le semeur de peste, c’est un joyau de la littérature italienne contemporaine qui nous a été révélé en 1985. Et la première occasion de découvrir, en traduction française, le talent, célébré par Leonardo Sciascia, de l’écrivain sicilien Gesualdo Bufalino.

    C’est un paradoxe éternel et de partout que la poésie la plus profonde et la plus vraie tire sa substance non du bonheur humain, mais des épreuves et des larmes.

    « Oh oui, ce furent des jours malheureux, les plus heureux de ma vie», s’exclame le narrateur du Semeur peste en se remémorant ses 20 ans marqués au double sceau de l’amour et de la mort.

    Avoir 20 ans et se retrouver dans le bataillon en pyjama des tuberculeux, tandis que tous fêtent la fin de la guerre, avoir 20 ans et s’enivrer, sous le regard qui en sait trop d’un médecin-sage aux grimaces de vieux singe métaphysicien, des délices empoisonnées de la passion amoureuse: tel fut le sort de de Gesualdo Bufalino qui, quarante après, nous en livre le récit poignant et lyrique, lesté de quelle signification universelle.

    Une prison initiatique

    L’on pense la fois à Dante et à Puccini, au cinéma italien (du temps où le sang était encore une marque noire sur la chair très blanche) et à Thomas Mann en lisant cet admirable poème romanesque dont chaque chapitre s’imbrique dans une sorte de constellation de fulgurant cristal où l’émotion et le sens, le détail concret et son reflet mystérieux, et chaque signe enfin se doublent de valeur symbolique.

    C’est donc l’histoire d’un jeune homme qui découvre soudain, la fin de la guerre, le Minotaure innommable venu hanter sa poitrine, avant qu’il ne se figure qu’il a choisi lui-même ce mal pour nettoyer de son sang les souillures du sang de guerre et guérir, en s’immolant à la place des autres, le désordre du monde.

    Plus tard, seulement, lui sera révélé le sens de sa vocation propre, lui qui survivant a « trahi » ses compagnons en leur survivant : non point en martyr, mais d’un témoin par sang d’encre.
    Au sanatorium, qui évoque l’antichambre des enfers de la Divine comédie, il apparaît comme un « contrebandier de la vie » dont l’identité se résume à quelques radiographies, dans une forteresse où chacun porte ses chaînes en lui-même et où les actes quotidiens se perpétuent à la lisière du réel, avec accompagnement tragi-comique de rires jaunes.

    Au lieu d’un Virgile serein pour guide, il ne trouve que celui qu’on appelle le Grand Maigre, superbe figure de vieux toubib en apparence cynique et blasphémateur, qu’une passion malheureuse et la fréquentation des morts en sursis ont transformé en « archidiable » vitupérant non moins que fraternel.

    Avec celui-ci, et auprès de l’aumônier Vittorio, dont la foi est trouée de doutes vertigineux, le narrateur s’interroge sur le mystère du mal dans un monde semblant une immense bévue du Créateur – et l’on se rappelle alors les conversations essentielles de La montagne magique.

    Et puis, dans cette même prison-cloître, qui a ses recluses inaccessibles et son théâtre amateur - seul lieu où rencontrer celles-là -, voici que le garçon fait la connaissance de Marta, dont il s’éprend aussitôt.

    Sur quoi se noue un lien touchant à la fois au sublime et au dérisoire, entre ces deux orphelins des décombres qui arrachent au crépuscule d’ultimes lambeaux de lumière.

    Jusqu’à la mort affreuse de Marta, qui fait songer au dénouement de La Bohême ou de La Traviata, mais sur fond de « sauvage boucherie ».

    De mémoire et de temps

    Nous l’avons noté, ce n’est qu’au tournant de la soixantaine que Gesualdo Bufalino a publié ce premier livre. Or la réussite exceptionnelle, du point de vue littéraire, du Semeur de peste, doit sans doute beaucoup au filtrage opéré par le temps dans la mémoire de l’auteur, et la capacité de ce dernier, par de multiples références, de transformer un témoignage parmi d’autres en poème riche de mille strates.

    Mais ce qui émerveille de surcroît, à la lecture de celui-ci, c’est que l’érudition de l’écrivain se fond tout naturellement dans un creuset bien vivant où la sensualité cohabite avec le tragique, et la connaissance pénétrante avec un lyrisme tantôt somptueux et tantôt déchirant.

    Il faut lire et relire Le semeur de peste, qui ne s’épuise certes pas à première lecture. L’on y entre comme dans un labyrinthe, pour affronter les grandes énigmes de la vie humaine sous l’aspect de paraboles vivantes, telle la mort du petit Anselmo, le passé voilé d’obscurité de Marta ou la fable des trois chapeaux citée par le Grand Maigre dans un passage-clé.

    Ensuite, lorsqu’on se rappelle ce livre en s’en éloignant, c’est comme d’une vie supplémentaire qu’on aurait vécue dans l’atmosphère physiquement palpable des lendemains de la guerre, cette frontière révélatice où s’interpellent les vivants et les morts.

    À relever, enfin, le mérite de Ludmilla Thévenaz, la traductrice, qui est parv

    enue à restituer la matière verbale, saturée de significations secrètes, et la musique de Bufalino, avec une précision et une justesse rares.

    Gesualdo Bufalino. Le semeur de peste. Traduit de l'italien par Ludmilla Thévenaz. Editions L’Age d’Homme, 1985.

  • Witkiewicz le visionnaire


    Un génie multiforme

    Dans la littérature européenne du début du XXe siècle, l’œuvre de Stanislaw Ignacy Witkiewicz (1885-1939), et plus précisément les deux formidables romans fourre-tout que sont L’Adieu à l’automne et L’Inassouvissement, font figure de géniales prémonitions annonçant à la fois les séismes proches et les multiples aspects de la société nivelée que nous connaissons.

    Romancier et philosophe, dramaturge prolifique, pamphlétaire et peintre, celui qu’on appelle Witkacy pour le distinguer de son père, lui aussi peintre de renom, incarne sans doute l’un des esprits les plus lucides de son époque, avec tous les déchirements que cela suppose, vécus jusqu’en leurs dernières extrémités : voyant en effet se réaliser ses prophéties, caractérisées notamment par la montée des totalitarismes et l’avènement de l'homme nouveau dont la folie serait d’être absolument normal, il se donna la mort en lisière d’une forêt lors de l’invasion soviétique et allemande conjointe de la Pologne, en 1939.

    « Toute la Pologne, écrit Alain von Crugten, son traducteur français, porte aux nues cet ex-enfant terrible qu’on considérait naguère d’un œil furibond ou amusé. On est fier à présent de la compter parmi les phénomènes les plus originaux et les plus représentatifs de l’avant-garde littéraire et artistique européenne des années vingt, on s’enorgueillit de le voir découvert enfin dans le monde entier, de voir ses romans – le magistral Inassouvissement et le non moins étonnant Adieu à l’automne – traduits en plusieurs langues et reconnus comme l’une des plus fascinantes expressions du désarroi intellectuel du XXe siècle… »

    Ce qu’il faudrait ajouter, c’est que l’œuvre de Witkacy dépasse de loin le cadre strict des années vingt, et qu’aujourd’hui encore nous découvrons notre propre monde sous la lumière crue de son extravagante et douloureuse lucidité. Prince-artiste de la Renaissance transporté à l’époque des cartes perforées, géant (il mesurait près de deux mètres) immensément cultivé, bohème connu par ses frasques et son mépris du bourgeois, Witkacy est aussi un penseur vivant, dans sa chair, la tragédie du début de notre siècle, tant était grande sa capacité de tout deviner, de tout sentir, de tout extrapoler comme le firent, à leur manière propre, un Orwell ou un Zamiatine. Aux « hommes du futur » que nous sommes, Witkacy lançait cet avertissement, dont nous pouvons mesurer aujourd’hui la justesse : « Vous êtes au pouvoir d’une machine qui vous échappe des mains et qui grandit comme un être vivant, qui mène une vie autonome et doit finir par vous dévorer ».

    Paru en 1927 à Varsovie, L’Adieu à l’automne se situe dans un futur indéterminé (notre présent, à peu de choses près), l’action se développant de tous les côtés à la fois, autour du personnage central, Athanase Bazakbal, « garçon très pauvre, d’une bonne vingtaine d’années, splendidement bâti et d’une beauté peu ordinaire… » Au début, le lecteur peinera peut-être à démêler les nœuds, entortillés souvent avec une malice parodique, des fameuses « conversations essentielles » qui truffent la relation des aventures érotiques, sociales et politiques des héros. Très vite, cependant, l’envoûtement se produira, découlant non du raffinement de l’écriture, qui en est absolument dépourvue, mais de l’extrême tension de chaque phrase et de l’aspect brut d’un discours à la fois hypertripal et hypercérébral, d’une extraordinaire pouvoir de suggestion plastique.

    Tout dire et tout de suite, avant que le ciel ne nous tombe dessus : telle semble être la préoccupation majeure de Witkacy, qui se moque de tous les canons esthétiques avec une splendide désinvolture. En entrant chez lui, vous aurez ainsi le sentiment de vous plonger dans un monstrueux organisme vivant où vous reconnaîtrez, bientôt, les mouvements de votre plus intime personne physique ou psychique et, de loin en loin, où vous découvrirez tous les éléments et les personnages d’un drame touchant à tous les univers, et se manifestant aussi bien par le cancer biologique que par l’effondrement des édifices conceptuels, en passant par les transes de l’affaissement éthique ou de la décadence de l’art.

    Si Witkiewicz ne prend pas des pincettes stylistiques pour s’exprimer, c’est que la matière traitée ne peut être « dite » et saisie que dans la plus grande immédiateté, comme sa peinture, visant la "forme pure", semble brasser les masses ("psychédéliques" avant la lettre) du subconscient hyperconscient en furieuse fusion...

    L’Europe en décadence, dont Witkacy décrit les milieux intellectuels et artistiques avec une verve endiablée, se retrouve dans L’Inassouvissement , grande polyphonie catastrophiste finissant par l’invasion de l’Occident livré aux hordes des communistes chinois. Si les héros de L’Adieu à l’automne, déjà, semblaient livrés à un destin les écrasant ou les aliénant l’un après l’autre, ceux de L’Inassouvissement sont plus encore piégés, qui se débattent comme des insectes dans les mailles du filet social (l’histoire se passe en Pologne, dernier bastion d’un libéralisme décadent, au milieu d’une Europe bolchévisée).

    Mais un élément nouveau, qui nous rappelle – ô combien - , la vogue actuelle des fausses mystiques et de la drogue, se trouve cristallisé par la doctrine de Murti Bing, système pseudo-philosophique (le New Age pressenti en 1920...) d’origine mongole qui peut être assimilé par voie organique : une petite pilule, et tous vos problèmes s’effacent ; vous devenez un être en pleine harmonie, prêt, entre autres, à être utilisé par le régime politique idoine. C’est ainsi que toutes les personnalités hors norme de L’Inassouvissement, du jeune homme plein d’avenir au musicien génial, et de la princesse érotomane au logicien (il y en a ainsi une vingtaine, tous plus surprenants les uns que les autres), se verront phagocytées par le monstre social. Après l’envahissement de la Pologne par l’Armée orientale, passés au service du nouveau système, ils composeront qui de belles marches « socialement utiles » et qui de glorieux poèmes à la gloire de Murti Bing devenu suprême idéologie.

    Le tableau a beau être forcé (mais l’est-il vraiment tant que ça ?), il nous contraint, en chacun de ses détails, à la réflexion et au débat. Qu’il parle de bonheur généralisé ou de religion déchue, de morale ou d’esthétique, Witkacy ne nous laisse en effet aucun répit ; pas une phrase pacifiante, pas un mot d’échappatoire. Il y a, bien sûr, déséquilibre : mais proportionné au monde que nous connaissons, où la philosophie, la religion et l’art – sans lesquels, affirmait-il, la vie est sans valeur – sont de plus en plus tenus pour des fariboles surannées.

    Toute satire, et combien échevelée en l'occurence, révèle une insatisfaction, un malaise, une nostalgie. La règle s’avère à la lecture du théâtre de Witkiewicz où culmine la tendance à la parodie. Ainsi Alain van Crugten y voit-il « l’un des grands fondements du ton Witkacy si singulier, basé en grande partie sur un mélange extraordinaire de gravité et de burlesque. » Sous les dehors souvent invraisemblables et touffus de ses pièces, le dramaturge a en effet des choses très précises à dire, qui se rattachent toutes au fond de sa pensée.
    « Pour Witkiewicz, écrit encore van Crugten, la pire catastrophe qui menace l’humanité est la mécanisation de la pensée, qui doit nécessairement suivre la mécanisation de toute la vie moderne, que seul l’art peut compenser.

    medium_Witkacy.jpgmedium_Witkacy2.2.jpgEn conclusion à sa postface au dernier volume paru du théâtre de Witkiewicz, Alain van Crugten se pose une question, qui nous renvoie à la problématique globale de l’écrivain que Witold Gombrowicz taxait, non sans amicale perfidie, de « graphomane de génie » : « Son théâtre », écrit van Crugten, (et nous pourrions ajouter : son art et son oeuvre) peut-il contribuer à combler le vide de cet univers sans âme qu’il annonce ? Encore faudrait-il vérifier que ses drames, avec leur forte dose de dérision, ne se prêtent pas uniquement à un jeu comique sans profondeur. Mais peut-on faire en sorte que le grotesque et la parodie moderne agissent sur tous à la manière de la tragédie antique ? Peut-on arriver à la catharsis par la parodie ? »

    Ce qu’il y a de sûr, pour ce qui touche à L’Adieu à l’automne et à L’Inassouvissement, c’est que Witkiewicz, aujourd’hui encore, reste à beaucoup d’égards « en avant », alors que tant de prétendus avant-gardistes ne font que réchauffer les vieilles soupières du confort intellectuel.

    Les romans, le théâtre et les essais de Witkacy sont tous publiés aux éditions L’Age d’Homme.

    Autoportraits photographiques et peints de Stanislaw Ignacy Witkiewicz, et sa « maison sur la hauteur » de Zakopane.

  • Ceux qui gesticulent

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    Celui qui se tient informé à tout instant sur Gmail des retours de ses passages à la télé et dans les médias et autres réseaux sociaux dont il entend contrôler la gestion d’archive sur disque dur /Celle qui s’est payé des talons plus hauts pour sa nouvelle émission win-win / Ceux qui parlent très-très vite pour ne pas qu’on s’aperçoive qu’ils n’ont rien à dire / Celui qui va tous les piétiner pour leurs montrer qu’il est dans le rap djeune le loser qui gagne / Celle qui entretient la paranoïa du produc en lui rapportant les propos dubitatifs du sponsor ultragauchiste de salon / Ceux qui font feu de toute suie / Celui qui observe la traîne de bave humaine laissée par le Conseiller suivi de ses courtisans dans les jardins duMirador / Celle qui flaire la muflerie de l’arriviste et s’en protège par de vagues sourires / Ceux qui n’aiment pas voir leurs amis céder à la vanité débile / Celui qui pratique le plaisir aristocratique de déplaire mais en société seulement / Celle qui pontifie en sa qualité de conscience conscientisée de l’intelligentsia de centre gauche ménageant ses entrées dans les médias de centre droit / Ceux qui se battent pour défendre ce qu’ils appellent la zone sacrée /Celui qui ne s’est jamais éloigné de la zone sacrée investie à sa première véritable émotion de lecteur / Celle qui ne fréquente que les librairies pourvues d’échelles sur lesquelles on peut rester à lire même après la fermeture / Ceux qui vont en librairie comme d’autres vont à l’église avec dans les poches des adresses de maisons /Celui qui s’est retrouvé hors du temps et loin de tout autre lieu que cette prairie du bord du Neckar en cet été 61 où il a lu Tonio Kröger/ Celle qui associe le goût de la vodka au miel à sa lecture de La Dame au petit chien dans la pénombre carmin du café Florianska de Cracovie /Ceux qui n’ont de cesse que de protéger la zone sacrée des gesticulations des agités et des bruyants, etc.

  • Comme de juste (ou pas)

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    Je ne sais pas ce que tu veux :
    je ne le ferai pas,
    tu veux que je lève le bras,
    que je brandisse le drapeau,
    que je me tienne droit,
    que je porte ma croix au bureau –
    tes lacets sont ENCORE défaits,
    me lances-tu furieux,
    sans que je ne baisse les yeux
    ramenant à ta serre,
    et moi je te le dis tranquille :
    rien d’autre que la Terre…
     
    Impatiente elle me suivait,
    le regard courroucé
    où va-t-il donc se royaumer,
    nous défier ENCORE
    avec ses îles au trésor
    et ses lacets défaits –
    elle invoquait l’Ordre du ciel
    sans m’avoir jamais attelé,
    elle me le reprochait,
    et je lui souriais de l’air
    que rien ne désespère…
     
    Les Justes vous gardent à l’œil,
    ils ont le penser triste,
    l’idée seule d’un seul artiste
    les désempare au seuil
    d’un monde sûrement immonde;
    la vie nue les effraie,
    il n’est pour eux que le salut
    que promet la vertu
    et son réconfort de cercueil…

  • D'amour et de mort

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    À redécouvrir par le texte et sur DVD: la nouvelle bouleversante de Mishima, intitulée Yûkoku (Patriotisme), et le court métrage qu'en tira le grand écrivain japonais écrivain en 1965, cinq ans avant sa mort par seppuku. Avec un entretien complémentaire de Jean-Claude Courdy chez l'auteur, datant de 1966.

    C’est une nouvelle magnifique et terrifiante que Patriotisme d’Yukio Mishima, dont les tenants et l’aboutissant tragique s’exposent dès les premières lignes : «Le 28 février 1936 (c’est-à-dire le troisième jour de l’Incident du 26 février), le lieutenant Shinji Takeyama du bataillon des Transports de Konoe – bouleversé d’apprendre que ses plus proches camarades faisaient partie des mutins et indigné à l’idée de voir des troupes impériales attaquer des troupes impériales – prit son sabre d’ordonnance et s’éventra rituellement dans la salle aux huit nattes de sa maison particulière, Résidence Yotsuya, sixième d’Aoba-Chô. Sa femme, Reiko, suivit son exemple et se poignarda ».

     Yûkoku03.jpgVoilà : c’est tout. Parce qu’il ne supporte pas l’idée de prendre les armes contre ses camarades, le jeune lieutenant se fait seppuku ; et comme il sied à une femme de soldat, Reiko le suit immédiatement dans la mort. S’il avait eu le moindre doute à ce propos, le lieutenant eût poignardé Reiko lui-même avant de s’immoler. Mais il sait que la jeune femme (il y a moins de la moitié d’une année que les noces de ces deux exemplaires parfaits de la race nippone ont été célébrées) est entièrement prête à la totale observance du Décret sur l’Education qui ordonne au mari et à la femme de vivre en harmonie, interdisant ainsi à l’épouse de contredire l’époux, sous la grave protection des dieux et le respect de Leurs Majestés impériales.

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    « Même au lit, est-il précisé, ils étaient, l’un et l’autre, sérieux à faire peur. Au sommet le plus fou de la plus enivrante passion ils gardaient le cœur sévère et pur ».Et c’est exactement ça : sévère et pure est cette histoire d’une toute jeune femme qui fait, avant même de connaître la décision du lieutenant, de soigneux préparatifs de répartition, entre ses amies d’enfance et camarades de classe, de ses kimonos et autres objets chers (un petit chien de porcelaine, un lapin, un écureuil, un ours, un renard exposés sur la radio), après quoi, comme elle s’y attendait, le lieutenant lui annonce son implacable résolution de s’ouvrir le ventre.

     

    Yûoku04.jpgAmélie Nothomb me dit un jour que cette nouvelle qu'elle me fit découvrir,  était l’un des plus beaux textes contemporains qu’elle connaissait, en ajoutant prudemment qu’elle ne cautionnait pas pour autant son côté « facho ». Or je ne trouve rien là-dedans que de conforme absolument à la règle d’un Empire et d’un ordre militaire rigoureux, sans quoi la tragédie n’y serait pas. Le tragique tient au dilemme insoluble devant lequel se trouve le lieutenant, qui sait que l’empereur va lui ordonner de châtier ses frères d’armes, sait qu’il ne peut désobéir au maître sacré ni tuer ses camarades.

    Yûkoku02.jpgSi la nouvelle de Mishima nous prend à la gorge et aux tripes, c’est parce que l’écrivain, si fasciné qu’il soit par ce Japon du Devoir, est également un artiste, un psychologue et un poète d’une extraordinaire porosité, qui nous fait vivre, un instant après l’autre, le drame de Reiko, puis la dernière nuit des amants se chargeant d’un érotisme grandiose, puis l’effrayante boucherie rituelle du seppuku (que Mishima vivra lui-même le 25 novembre 1970) à laquelle Reiko assiste sans faillir, enfin le geste ultime de la jeune femme quand elle s'égorge elle-même.

     

    Tout cela, bien entendu, devrait se lire à la vitesse des idéogrammes, alors qu’on passe ici du japonais au français par l’anglais. Mais la beauté de cette nouvelle, mélange d’inflexible pureté et de tendresse, la fulgurante rapidité du récit, la justesse de chaque sensation et de chaque émotion, passent les cloisons des langues et les obstacles des langues, autant qu’elles passent les barrières de cultures et de mœurs, de nations ou d’époque, participant bel et bien de la ressemblance humaine.

    Du texte de  Yûkoku, Mishima a tiré en 1965 un court-métrage d'une stupéfiante plasticité, dont les images hiératiques reproduisent très fidèlement la dramaturgie finale de la nouvelle, avec la dernière étreinte amoureuse du couple, le seppuku du lieutenant et le suicide de Reiko, sur le fond musical d'une version du Tristan et Isolde de Wagner enregistrée en 1936. Maudit et détruit, ce film bouleversant (véritable mise en scène avant la lettre de la mort de l'écrivain) avait disparu jusqu'en 2005 où une copie en fut retrouvée. Le triptyque du DVD (avec la nouvelle et le film) est complété par un livret de Stéphane Giocanti évoquant la trajectoire de Mishima et la place de Yûkoku dans son œuvre, avec une accentuation exagérée (selon moi) de la composante homoérotique de Yûkoku. La nouvelle et le film sont une chose, où l'élément masculin et féminin s'équilibrent parfaitement, et leur récupération "gay" relève plus ici de la fantasmagorie complaisante que de la substance essentielle de l'œuvre...      

    Yûkoku05.jpgYûkoku, rites d'amour et de mort. DVD aux éditions Montparnasse, incluant la nouvelle en Folio, le film et le livret.


     

  • Une magie intemporelle

     

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    À propos de la poésie T'ang

    Arrêtons-nous un instant, si vous le voulez bien. Ouvrons une grande parenthèse de silence dans le vacarme de notre vie quotidienne, et là, devant la fenêtre où le jour décline, bien calme et l’esprit disposé à vagabonder dans le temps et l’espace, reprenons le grand livre informel de notre bibliothèque idéale.

    Cette fois nous serions en Chine, en plein âge d’or poétique. À l’époque des T’ang. Jamais la poésie chinoise n’aura été aussi féconde, aussi ferme et aussi pure qu’en cette période dont les poètes nous parlent aujourd'hui encore, notamment pour la raison que René Grousset formule ainsi : « Alors que le poésie chinoise, faite en partie d’allusions littéraires, nous échappe trop souvent, les lyriques T’ang nous semblent plus accessibles parce que les sentiments qu’ils évoquent participent d’un humanisme universel ».

    Mais avant de poursuivre cela encore : pourquoi cette enjambée dans les lointains orientaux et, surtout, dans un passé si reculé ? Goût précieux pour l’exotisme ? Passéisme suspect ? On serait presque tenté d’acquiescer en sorte de clouer le bec de ceux qui ne s’intéressent qu’à la nouveauté fugace des modes, et cependant la raison de notre choix n’est pas là. Disons plutôt que, s’il faut parler d’actualité, encore s’agit-il de parler de toute l’actualité, et par conséquent de ce qui continue d’agir aujourd’hui, des choses du passé, pour peu que nous sachions nous ouvrir à elles.

    clip-image0034.jpgIl n’y a pas une poésie du passé et une poésie du présent : il n’y a qu’un émerveillement manifesté par l’être qui se reconnaît au monde, avec ses racines, et qui parle, et qui transcende les contingences du lieu et de l’heure.

    Ainsi un poète tel Li Po nous paraît moins étranger, voire moins anachronique que nombre de morts-vivants d'entre nos contemporains. Par delà les siècles, tout comme Sappho ou Pétrarque, et rejoignant, plus proches de nous, Verlaine ou T.S.Eliot, ou encore Reverdy, il continue de vivre et d’agir, n’ayant rien perdu de sa fraîcheur.

    Tendons aussi bien à l’ouverture, mais férocement exigeante, comme nous y engage un Etiemble. « Cela signifie qu’au lieu de gaspiller son temps à lire mille mauvais livres dont tout le monde parle, on saura choisir parmi les dizaines d emilliers de grandes œuvres qui n’attendent que notre bonne volonté ».

    Une ère de gloire

    La dynastie des T’ang (616-907), débutant par l’assassinat du dernier des Souei – lesquels accomplirent la réunification de l’empire – compte parmi les plus grandes époques de l’histoire chinoise. La Chine est alors la maîtresse incontestée de l’Asie. Sans être féodal, le système social repose sur une aristocratie bureaucratique disposant d’un puissant appareil administratif. Dans le domaine littéraire, marqué par les débuts du roman et la floraison du conte, ce sont les poètes qui s’affranchissent le plus heureusement de l’emprise de l’Etat sur la culture.

    N’en citons que quatre sur le millier qui illustre cette période. Trois d’entre eux glorifient le règne de Hiuan Tsong : Li Po (701-762), taoïste inspiré au génie spontané, tour à tour dionysiaque et mystique ; Tou Fou (712-770), sage d’inspiration confucianiste dont les commentateurs relèvent la constance des préoccupations sociales ; Wang Wei (699-759), rêveur exquis d’inspiration surtout bouddhiste, également célèbre pour sa peinture ; et, un siècle plus tard, Po Kiu-yi (772-846), qui fustigea les vices de la Cour dans ses célèbres ballades satiriques.

    La plus parfaite des quatre périodes de la poésie T’ang est la deuxième, qui correspond au règne de l’empereur Hiuan Tsong (712-755), dont Li Po fut le poète favori, et qui était lui-même grand lettré, poète et musicien, vivant dans le faste et le piétinement entêtant des quelque deux mille petits pieds féminins qu’abritait alors le palais impérial.

    Une grande rêverie cosmique

    Cela dit, si la temporaire image de la félicité éternelle (la capitale, T’chang Ngan,porte le nom de paix Eternelle) transparaît bel et bien dans la quiétude sensuelle des œuvres de poètes T’ang, lesdites œuvre ne témoigneront pas moins, peu après, des nouveaux troubles marquant la fin du règne de Hiuan Tsong, lequel sera tué au cours d’une terrible rébellion.

    Notez alors la différence de tonalité de ces deux courtes pièces de Li Po, tout d’abord, et ensuite de Tou Fou :

    « Des jeunes filles se sont approchées de la rivière ; elles s’enfoncent dans les touffes de nénuphars. On ne les voit pas, mais on les entend rire ; et le vent se charge de senteurs en passant dans leurs vêtements ».

    Et puis : « À la frontière, le sang humain se répand, formant des lacs. Mais l’ambition de l’empereur n’est pas satisfaite ! »

    Dans un autre poème, Tou Fou dira l’émotion du peuple au passage du recruteur, personnage cristallisant la révolte des paysans à l’endroit de la trop brillante capitale, et nous pourrions aussi mentionner, se rattachant à la même veine protestataire, qui fait de Tou Fou un poète très apprécié de la Chine contemporaine, son fameux Chant deschars guerriers.

    Mais la vision du monde que traduit la poésie T’ang ne procède pas uniquement de faits extérieurs, il s’en faut de beaucoup.. Si nous sommes touchés par la granderêverie cosmique se manifestant à cette époque, c’est que, d’une part, son enracinement dans le monde sensible la rapproche de nos romantiques, et que, d’autre part, le type d’expériences auxquelles elle fait écho nous est immédiatement perceptible : profondeur, mais simplicité de l’expression ; communion mystique avec le monde, mais naturel, voire bonhomie, parfois même faconde humoristique.

    Et Li Po d’envoyer valdinguer la littérature aux étoiles : « Il n’est vraimentque les buveurs dont le nom passe à la postérité ».

    Le mysticisme sans contour de la poésie T’ang, ses élans perpétuels vers l’ineffable, et les plaintes continuelles de l’esprit concevant la vanité des choses et les regrets – regrets de l’empereur dont la favorite a été assassinée d’une bien atroce façon, regrets de l’exilé, regrets de l’épouse songeant à son lointain Ulysse, regrets des amis forcés de se quitter, regrets des amants séparés, regrets d’autant plus amers que la vie est alors conçue comme une espèce de grâce – ont un arrière-fond religieux où se mêlent le vieux taoïsme, le rationalisme confucéen et le bouddhisme. 

    Citons à nouveau, à ce propos, l’indispensable René Grousset. « Le taoïsme avait appris aux poètes T’ang à retrouver, dans un élan éperdu, le principe de toute chose. Le bouddhisme renforçait et humanisait ce sentiment de la vie universelle en ajoutant à l’idée – déjà taoïque – de la fraternité de l’homme avec la plante et l’animal, une immense tendresse pour toute la création. Aussi tous les écrivains du VIIIe siècle cherchent-ils à s’unir dans une communion mystique à l’âme de l’univers. Leurs œuvres sont pleines d’élévations romantiques situées généralement en montagne, dans la solitude nocturne et aux heures indécises de l’aube et du crépuscule : le poète, assis au pied de quelque ermitage, sur quelque rocher désert, laisse sa pensée planer dans l’espace, au-dessus des abîmes, perdue dans l’essence des choses ».

     

    tumblr_m6u1fajhsv1qchk7to1_1280.jpgSensualité et mélancolie

    Plus d’une fois,l’opposition douloureuse des joies de la vie et de l’action corrosive du temps,chez les poètes T’ang, nous aura fait penser aux lyriques français de la Pléiade, qui ont ressenti et exprimé de la même façon la fuite des heures et la mélancolie entachant toute passion terrestre.

    Ces vers ne font-ils pas écho, à l’évidence, à ceux d’un Joachim Du Bellay. 

     

    « Sil e ciel et la terre sont immuables, / Que le changement est rapide sur le visage de chacun de nous »…

    Ou bien ceux-ci : « Où donc s’enfuit la lumière du jour ? / Et d’où viennent les ténèbres ? »

    Et ceux-là, encore n’évoquent-ils pas des sentiments du même registre que ceux d’un Ronsard ?:

    « Le prince avait de belles jeunes filles ; / Elles ne sont plus que terre jaune ».

     

    La séparation

    Dans les poèmes des T’ang, le thème de la séparation ne cesse de revenir. Mais remarquons, à ce propos, un détail intéressant pour le lecteur occidental : il s’agit de l’usage que le poète fait parfois des thèmes amoureux, réputés intimes, pour exprimer une déception d’un tout autre ordre – politique au premier chef. Cette jeune fille dont on pleure ici la perte n’est peut-être qu’un ministre chassé… 

    À côté du thème récurrent de la séparation, relevons encore ceux de l’amour familial (la famille, avec le cultedes ancêtres, est alors la plus solidement enracinée des institutions chinoises), de l’attachement au sol natal (d’où le spleen de l’exilé), de la vénération pour le passé, et, enfin, les thèmes sociaux, qui font des poètes les meilleurs témoins de l’évolution des idées et des mœurs de leur époque, alors même que, souvent, les historiens et autres chroniqueurs se trouvent contraints d’arranger les faits, de travestir la vérité.

    Enfin, quelle meilleure conclusion donner à cette trop brève évocation qu’en attirant l’attention du lecteur sur l’étonnant présence des paysages dans la poésieT’ang ?

     

    Voyez ce tableau de Lieou Tch’ang K’ung :

    « Au crépuscule la montagne bleu sombre semble plus lointaine, / En hiver, la maison blanche paraît plus pauvre ; / Le chien aboie derrière la porte depaille : /Dans la nuit pleine de vent et de neige, quelqu’un retourne chez soi ».

    Et puisque nous avons commencé notre lecture au déclin du jour, quittons-nous à cette même heure mystérieuse d’entre chien et loup,sur ces vers de Li Po, dont la légende raconte qu’il périt noyé, un soir        d’ivresse, en voulant saisir dans une rivière le reflet de la lune :

    « Le soir étant venu, je descends de la montagne aux teintes bleuâtres,/ La lune de la montagne semble suivre et accompagner le promeneur, / Et s’il se retourne pour voir la distance qu’il a parcourue, / Son regard se perd dans les vapeurs de la nuit. »

     

    Repères bibliographiques.

    M.Kaltenmark.Littérature chinoise. La Pléiade,1956.

    P.Demiéville. Anthologie de la poésie chinoise classique. Payot, 1948.

    Lo Ta-kang.Cent quatrains des T’ang. La Baconnière, 1947.

    Lo Ta-Kang.Homme d’abord, poète ensuite. Présentation de sept poètes chinois. La Baconnière, 1949.

    Arthur Waley. The poetry and career of Li Po. Allen & Unwin, 1950.

     

    Ce texte a paru dans le magazine Construire, en 1976. 

  • La musique de Vivre

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    cinémaA propos d'Ikiru, chef-d'oeuvre d'Akira Kurosawa

    Vivre (Ikiru) constitue en somme le pendant cinématographique de La mort d’Ivan Illitch de Léon Tolstoï. C’est l’éternelle histoire du soudain éveil de la conscience : tu te figurais être immortel et, tout coup, tu te trouves face à ce mur, devant ce toubib froid qui t’annonce que tu n’as plus que six mois ou six semaines à vivre. Et comment les vivre nom de Dieu ?
    Ikiru2.jpgTelle est la question physique et méta qui se pose au haut fonctionnaire Kenji Watanabe (Takashi Shimura), surnommé « la momie » par ses collègues, lorsque le médecin lui apprend que son cancer de l’estomac ne lui laisse plus guère que quelques mois à vivre.
    Vivre : trente ans durant, cela s’est réduit pour lui à la plus sinistre routine, après la mort de sa femme aimée et la désillusion relative à l’évolution de son fils unique, monstre d’égoïsme et de froideur. Vivre alors maintenant : c’est d’abord la fuite au cabaret puis au bordel, dont il revient pantelant et insatsifait. Puis c’est le regard d’une jeune employée de son service, qui lui apprend le surnom qu’on lui donnait et l’aide à se ressaisir. Enfin c’est cet ultime besoin d’une justification, qui va lui faire faire ce qu’il a défait jusque-là en sa qualité de Chef des travaux publics, et par exemple en opposant un refus à toutes les requêtes de bonnes femmes en mal de jardins d’enfants et de parcs publics, dans ce Japon de l’immédiat après-guerre (le film date de 1948-52).

    Ikiru3.jpgAprès un retournement saisissant de la narration, le protagoniste mourant au beau milieu du film, c’est à sa veillée funèbre, passée à grand renfort de saké, qu’on apprend comment le défunt a bonnement ressuscité avant sa mort. Le récit de sa Bonne Action (la B.A. du scout érigée ici au pinacle de l’éthique existentielle, yes Madam) va se faire au fil de la soirée, par une série de témoignages illustrant toute la gamme des sentiments et des caractères humains. Cela commence par le déni des hommes de pouvoir en frac, qui s’attribuent le mérite de l’action de Watanabe, bientôt démentis (l’alcool déliant les langues) par ceux qui ont vraiment connu « la momie » et l’ont vu se transformer sur la fin. Que ferais-tu, mon frère, si demain tu apprenais que tu n’as plus que cent jours à vivre ? Et tous tant que nous sommes, que ferions-nous ?

    cinéma
    On a parlé de film existentialiste à propos de Vivre, et c’est vrai que Kurosawa oppose, au nihilisme, le choix personnel délibéré et la valeur d’un acte. Mais le film n’a rien d’une thèse sartrienne : la destinée de Watanabe, dont l’ombre irradiante se découpe sur le fond d’un crépuscule dont il dit voir la beauté pour la première fois de sa vie, se confond à toute destinée humaine, et l’on rit, l’on pleure dans ce film tandis que retentit une inoubliable mélopée sous la neige…

    cinéma

     

  • La Sainte

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     …Allons Soeur Gudule, c’est assez pour aujourd’hui : avec sept guérisons miraculeuses, trois heures de lévitation homologuées par les Services du Diocèse  et quelques extases inopinées nous devons être vannée, et je ne compte pas le stress de vos prestations vocales à la multitude surexcitée, bref nous devons nous reposer un peu maintenant que le jour décline - rentrons donc gentiment en cellule…

    Image: Philip Seelen

     

  • Ceux qui mélangent les genres

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    Celui qui lit debout dans les librairies / Celle qui sait tout Emily Dickinson par cœur / Ceux qui se flattent d’avoir découvert Au-dessus du volcan dans sa première édition jaune / Celui qui s’est identifié à Zorba le Grec au point de s’amputer du pouce droit / Celle qui lit la partition de Tosca dans son bain moussant biodégradable aux agents tensio-actifs non ioniques / Ceux qui compensent leur apathie sexuelle en se passant un bon vieux ZZ Top plein tube dans leur ferme écolo / Celui qui apprend les horaires des trains de nuit par coeur / Celle qui martèle le torse de Victor en l’appelant mon salaud mon salaud / Ceux qui prétendent qu’ils vivent dans un angle mort du Temps / Celui qui s’est inventé un passé de militant de l’ETA pour se faire accueillir chez les intellos qu’il rançonne ensuite avec méthode / Celle qui dissimule ses accointances avec l’Eglise de scientologie section Liechtenstein / Ceux qui ont fondé le Groupe de Réconfort du département Gestion de Fortunes de la Banque Nahum / Celui qui se fait masser les pieds par son neveu naturopathe entiché de la famille Le Pennpour des motifs biorythmiques  / Celle qui rappelle à ses amies de la Société Gurdjieff que le Maître a prouvé son indépendance d’esprit en pénétrant à cheval dans une église catholique / Ceux qui se disent en recherche au chalet Le Joyeux Randonneur / Celui qui aimerait plastiniser le corps de son beau-père le géant chauve foudroyé dans l’exercice de sa fonction de maître-nageur à la piscine de Rivebelle / Celle qui appelle les loups à la lisière de la forêt / Ceux qui disent qu’ils vont bientôt partir pour attendrir ceux qui restent / Celui qui dit NON au nouvel esprit de l’Entreprise / Celle qui court tous les matins pieds nus dans l’Allée des Fusillés / Ceux qui sont tancés par le Doyen parce qu’ils se touchent pendant le cours de chimie de Mademoiselle Leblanc / Celui qui est fier de son manteau à col de loutre / Celle qui se rappelle le beau temps de l'Occupation où elle ne piochait rien / Ceux et celles qui rêvent de revivre à l’époque de Sissi impératrice / Celui qui considère qu’apparaître dans un journal est plutôt déshonorant / Celle qui se demande l’impression que cela fera au village de voir son nom dans la page des morts / Ceux qui nettoient chaque matin les sols de la centrale thermique d’Uppsala / Celui qui incinère son chien Boubi en sanglotant à l’insu de ses voisins sans cœur / Celle qui se ronge les ongles en écoutant plus ou moins du Monteverdi sur Espace 2 / Ceux qui se souvient de cela que le nom de Monteverdi désigne une voiture de luxe aussi cool que la Facel-Vega / Celui qui a juré à Suzanne qu’il me lui demanderait plus jamais de le faire à l’italienne tout en restant ferme sur sa position philosophique ostensiblement transgressive inspirée par le marquis de Sade / Celle qui se demande qui est réellement, question sexe, son chef de file de la Section Pharmacologie de l’Institut Bayer & Bayer / Ceux qui ont refilé la Maladie à celles qui ne s’y attendaient pas de si tôt / Celui qui estime que sa mère est trop soumise à l’évêque Ledru bien connu pour ses captations d’héritages / Celle qui cède chaque matin à son penchant pour les douceurs de la pâtisserie de la rue Monbijou / Ceux qui s’impatientent de voir se rétablir la Sainte Inquisition / Celui qui est toujours furieux / Celle qui croit que son ventre est plein d’une tumeur / Ceux qui ne supportent pas la joie des autres / Celui qui récolte la monnaie oubliée des automates / Celle qui jouit des insinuations qu’elle sème / Ceux qui redoutent les instruits / Celui qu’obsède le Complot / Celle qui ne voit que le beau côté des choses / Ceux qui observent leur voisinage au moyen de lunettes d’approche / Celui qui se dit l’Epée du Seigneur / Celle qui fait semblant de claudiquer pour qu’on la prenne en stop / Ceux qui envoient des lettres aux journaux / Celui qui ricane de tout / Celle qui ment pour ne pas décevoir / Ceux qui mutilent les animaux / Celui qui se croit remplaçable sans en tirer les conséquences  / Celle qui hume les aisselles des soutiers sardes / Ceux qui notent les numéros de plaque des automobilistes en faute / Celui qui aime nager en apnée / Celle qui joue du piano à minuit / Ceux qui aiment voir brûler les maisons / Celui qui se flatte de ne pas jouir / Celle qui rêve d’un Monsieur posé / Ceux qui se plaignent à l'approche des vacances, etc.

  • Gripari caviardé

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    J’ai censuré l’infréquentable...
    La récente livraison de La Presse littéraire consacrée, hors série, aux Ecrivains infréquentables, comporte diverses lacunes déjà signalées dont la présence de Pierre Gripari n’est pas des moindres. Celui que nous appelions Gripotard, du nom d’un de ses personnages, n’était pas, en effet, qu’un jovial conteur pour les enfants, dont les Contes de la rue Broca, La sorcière de la rue Mouffetard ou Le prince Pipo et la princesse Popi ont enchanté nos mômes: c’était aussi un écrivain puissant et original, quoique assez inégal dans ses réussites romanesques, et, au naturel, une espèce de franciscain rigolard en sandales que ses idées politiques et religieuses, autant que sa dégaine de pauvre, avaient mis au ban de la société littéraire. Si les éditeurs en vue ne crachaient pas sur le succès de ses livres pour enfants, il a fallu un Dimitrijevic, à L’Age d’Homme, pour accueillir « tout » Gripari, et vraiment « tout », sans aucune réserve.
    Pierre Gripari, après un séjour juvénile chez les staliniens, avait rejeté le communisme après avoir rejeté l’horrible démocratie bourgeoise, pour se retrouver dans une sorte de fascisme « platonique » qui empruntait à la défense mussolinienne de la classe moyenne et des artisans. Il y avait en lui du « révolutionnaire de droite », si cette expression peut avoir un sens, qui rejetait également toute foi religieuse. Une lecture sérieuse de la Bible, quoique très « fondamentaliste » à contresens, ou disons purement «rationaliste», lui faisait trouver dans l’Ancien Testament le germe du nazisme, qu’il rejetait également, et l’origine aussi, dans le Nouveau testament, de l’humanitarisme contemporain, qui lui était odieux.
    Or désirant, au mitan des années 70, présenter son œuvre dans un hebdomadaire suisse romand, et trop fauché moi aussi à ce moment-là pour faire le voyage de Paris, je soumis par écrit un lot de questions à notre ami, qui leur répondit avec la minutie consciencieuse et la liberté de ton qui étaient siennes.
    Je fus plutôt satisfait, sauf de deux expressions qui, décidément, coinceraient auprès de la rédaction de Construire, « hebdomadaire du capital à but social », dirigé alors par une femme admirable du nom de Charlotte Hug qui ne saurait, je le savais, admettre de telles formules, ne fût-ce que par respect de ses 600.000 lectrices et lecteurs de tendance massivement démo-chrétienne…
    Mais quoi donc qui coinçait en l'occurrence? Cela que Pierre Gripari taxait le Dieu de l’Ancien Testament d’« ordure nazie » et son fils unique Iéshouah de «salope sentimentale», ce qui faisait beaucoup à la fois pour de braves gens.
    Or je fis, à Gripari, la proposition de couper lui-même ces termes, sans remettre en cause le reste de ses propos, assez gratinés déjà. Mais rien n’y fit, et je coupai donc d’autorité. L’infréquentable me trouva faible : je lui répondis qu’il attigeait. L’entretien parut du moins, dont il me remercia. Comme nous n’étions riche ni l’un ni l’autre, je lui proposai de partager le pactole de 600 francs suisses que la chose me rapporta. Gripari l’accepta et m’en sut gré malgré ma censure. Pour ma part, je suis rétrospectivement content de lui avoir rendu ce service. S'il en avait connu les tristes péripéties, sa mort absurde l’aurait conforté dans l’idée que ce monde l’est absolument, autre point sur lequel nous divergions décidément, mais c’est une autre histoire…

  • Ce qui fut et sera

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    Il marche là-bas vers l’abîme,
    mais personne n’entend,
    si ce n’est quelques innocents,
    son dernier chant le plus intime
    qu’en écho le vent de la lande
    reprend chez les dormants -
    les Sept Dormants vous le savez
    sont autant d’innocents…
    L’innocent est l’enfant des ombres,
    à la fois père et fille,
    toute vigueur et fantaisie,
    échappant aux définitions,
    tendres fils à leurs mères
    que la rime veut éphémères -
    hélas tout boitera toujours
    à l’ombre de nos jours…
     
    Il dit là-bas son au-revoir
    aux choses d’ici-bas,
    salut à la beauté des choses,
    salut même aux méchants,
    ces innocents désespérés
    dont nous ignorons tout,
    ne croyons pas que les violents
    jamais ne l’emportent;
    le néant sans porte n’est pas -
    salut à ce qui est,
    ce qui fut le reste et sera...
     
    Peinture JLK: Le chemin sur la mer. Acryl sur toile.

  • La douce arnaque de Bouvier

    De Cingria et du mentir (plus ou moins) vrai...

    C’est entendu : on aime bien Nicolas Bouvier, autant que les éditions Zoé. Et Charles-Albert Cingria : comment ne pas aimer bien Cingria ? En tout cas moi, je suis fou de Charles-Albert depuis 33 ans, et je ne dis pas que je l’aime bien : je l’aime. J’en ai tout lu je crois et je me suis promis d’en écrire un vrai livre un jour, comme seul Jacques Chessex lui a consacré jusque-là un vrai livre.
    Or je me réjouissais de lire celui qu’annonçaient les éditions Zoé, sous la signature de Nicolas Bouvier: Charles-Albert Cingria en roue libre. 172 pages du succulent Bouvier sur le délectable Cingria : le régal était virtuellement au menu.
    Et je ne croyais pas si bien penser, car ce Cingria par Bouvier est un livre virtuel. L’essentiel de l’ouvrage est en effet consacré, par la professeure Doris Jakubec, qui connaît d'ailleurs superbien Cingria , à ce que qu’aurait pu être un livre de Nicolas Bouvier s'il l'avait écrit. Les textes de Bouvier sur Cingria rassemblés dans ce livre, sous non seul nom en page de couverture, se réduisent de fait à quelques dizaines de pages déjà connues, notamment par une conférence qu’il avait donnée à Lausanne (je le sais puisque c’est moi qui l’y avais invité), à quoi s’ajoutent quelques feuillets épars, à peine des esquisses, et témoignant parfois d’une assez piètre compréhension du génie de Charles-Albert, que Doris Jakubec commente en même temps qu’elle présente, très bien une fois encore, l’œuvre du cher Cingria.
    Lors de sa conférence à Lausanne, Nicola Bouvier nous sortit une énormité qui prouvait sa connaissance lacunaire du sujet, en regrettant tout haut que Cingria et Cendrars ne se fussent jamais rencontrés; et de comparer ce qu’eût pu être une telle amitié avec celle qui avait lié Henry Miller et Lawrence Durrell. Pierre-Olivier Walzer, grand manigancier des Oeuvres complètes de Charles-Albert, qui fut longtemps son ami et son éditeur, son soutien et son infatigable zélateur, fit alors remarquer ce que nous savions tous : savoir que Cingria et Cendrars s’étaient bel et bien rencontrés, et tellement aimés qu’ils se fuyaient absolument.
    C’est un peu chipoter, mais je vais insister, après m’être tu gentiment ce soir-là, à propos d’une anecdote que rapportait Bouvier en causerie, et qui se trouve cette fois imprimée pour l'éternité aux pages 28 et 29, concernant une prétendue rencontre de Nicolas Bouvier et Charles-Albert Cingria, qui relève de la pure affabulation à la Cendrars…
    Quelque temps avant son escale à Lausanne, j’avais rencontré à Genève Bouvier qui me certifia n’avoir jamais rencontré Cingria, chose en effet plus que probable puisque celui-ci rejoignit les anges musiciens en août 1954, à cette époque même où Bouvier voyageait en Topolino dans les pays moites. Je lui racontai cependant, entre autres anecdotes, une histoire tordante que le docteur Emile Moeri, cardiologue de mes amis qui s’occupa régulièrement de la santé de Charles-Albert lors de ses passages en Suisse romande, m’avait narrée pour l’avoir vécue lui-même en personne à Paris.
    Le jeune Moeri Senior (père d’Antonin), emmené par Cingria dans une exposition chic, y fut prié par l’inénarrable vélocipédiste de lui tenir les deux poches de ses knickerbockers ouvertes pendant qu’il y enfournait quelques canapés aux anchois bien gras pour la route…Or le cher Emile n’en finissait pas de rire à l’évocation des taches de graisse qui étaient apparues sur les pantalons golf de Cingria; et Bouvier aussi rit beaucoup lorsque je lui rapportai l’anecdote.
    Ce qu’il en fait dans Ecrire sur Cingria, en s’attribuant le rôle du jeune officiant, est si joli que j’ai bien un peu hésité à rétablir « la vérité ». Bouvier ne fait pas autre chose en somme, ici, que du Cendrars ou même du Cingria, étant entendu que celui-ci ne s’est pas gêné en matière de mentir vrai.
    Nicolas Bouvier croit sans doute rendre hommage à Cingria en se donnant le rôle de lui ouvrir les poches, lui qui n’était alors qu’un tout jeune homme n'ayant, précise-t-il, « pas lu une ligne de lui ». Il fait cependant une erreur de taille en prétendant qu’il n’a empli qu’une poche ce soir-là, la droite, en y déversant un « plateau » entier de « croissants au jambon ». Le souci de vérité historique, et plus encore le goût de l'exactitude cher à Cingria, m’obligent aussi bien à rectifier, puisque c’était de canapés aux anchois bien gras qu’il s’agissait en l’occurrence, déversés symétriquement dans les deux poches de Charles-Albert, et non de croissants aux jambon genevois…

    Nicolas Bouvier. Charles-Albert Cingria en roue libre. Editions Zoé, 172p.

    Photo Horst Tappe: Nicolas Bouvier



     

  • Les hirondelles et le chaos

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    À propos d'Une rue à Moscou de Michel Ossorguine, fleuron des Classiques slaves de L'Âge d'Homme.

     

    D'entre tous les écrivains russes de la première moitié du XXe siècle, la figure lumineuse et solitaire de Michel Ossorguine rayonne d'équilibre et de compréhension, contrastant avec les visages souvent tourmentés de ses contemporains. Peu connu jusque-là (seul Une rue à Moscou fut traduit en français il y  vingt ans de ça, chez un petit éditeur, mais restait introuvable), Michel Ossorguine n'a pourtant pas été épargné par la tourmente historique, son goût inaliénable de la justice l'ayant poussé, tout au contraire, à militer sur tous les fronts où il estima devoir défendre la liberté.

     

    C'est ainsi que, né en 1878 à Perm, sur le fleuve Kama, il commença par lutter contre le régime tsariste dans les rangs du Parti social-révolutionnaire. Condamné à mort une première fois, puis libéré, exilé en Italie, voyageant de là en France où il se livra au journalisme, il revint en Russie dès 1916, adhéra à la Révolution de Février, mais s'éleva contre celle d'Octobre  et, en 1919,passa une nouvelle fois à deux doigts de la mort, séjournant quelque temps dans la sinistre fosse du "vaisseau de la mort" de la Loubianka (prison de la Tchéka) qu'il décrit dans les deux livres auxquels le lecteur de langue française à désormais accès:  Saisons, son autobiographie, et Une rue à Moscou. Expulsé d'Union soviétique en 1922, réfugié à Paris jusqu'en 1940, puis finissant ses jours dans une petite maison située au coeur de la France occupée, Michel Ossorguine semble n'avoir gardé aucun ressentiment à l'égard d'un régime qu'il a certes combattu, acceptant comme une composante de l'âme et de l'histoire de son peuple bien-aimé le dernier état, catastrophique, de la révolution trahie. Aussi peu marxiste que peut l'être un individualiste ennemi des systèmes simplificateurs, ayant éprouvé la vérité de ses opinions au trébuchet de l'expérience et des souffrances humaines, il nous a laissé, avec Une rue à Moscou, le témoignage artistique le plus extraordinaire qui soit sans doute, recouvrant la période de 1914 aux années 20 - exceptionnel en cela qu'il prend le parti des humains contre celui des idées, celui des destins particuliers contre celui des concepts abstraits.

     

    Une journée merveilleuse

     

    Roman de presque cinq cents pages serrées divisé en tout petits chapitres étoilés, Une rue à Moscou s'ouvre sur une merveilleuse journée, dans la maison d'angle d'une ruelle connue sous le nom de Sivtzev Vrajek, domicile d'un vieil ornithologue savant, célèbre dans le monde entier pour ses travaux. C'est le temps du retour des hirondelles, et landélicieuse Tanioucha, petite-fille du professeur, apparaît à la fenêtre, qui va éclairer de son sourire jusqu'aux pages les plus tragiques du livre.  Le soir, tout un monde d'amis et de connaissances afflue dans la maison de Sivtzev Vrajek - que l'auteur nous présente d'emblée comme le centre de l'univers -, l'on converse et l'on écoute les dernières compositions d'un musicien de grand talent, Edouard Lvovitch.Il y a là un étudiant ratiocineur, l'une des premières victimes de la guerre toute proche, un savant biologiste, le jeune Vassia préparateur à l'université, un jeune officier plein d'avenir, et l'on verra duquel ! du nom de Stolnikov, la grand-mère Aglaya Dmitrievna, et bien d'autres personnages encore que nous suivrons dans leur destinée.

     

    De fait, tandis qu'Edouard Lvovitch exécute au piano son improvisation sur le thème du "Cosmos", la vie, elle, poursuit son oeuvre féconde et destructrice à la fois. Pour annoncer la guerre, Ossorguine décrit alors une bataille rangée de fourmis: "Comme un invisible ouragan, comme une catastrophe universelle, une force divine, irrésistible et destructrice traversa l'espace,  inconnu même à l'esprit de la fourmi la plus avisée". Et d'enchaîner aussitôt après: "Les armées des fourmis ne furent pas les seules à périr"

     

    Et l'on entre dans le tourbillon. Mais que le lecteur n'imagine pas que le mouvement du livre va s'accélérer, pour céder au pathétique. Non: patiemment, posément, Ossorguine agence sur la muraille chaque élément de son immense fresque, laquelle comptera des visions d'une horreur insoutenable, pondérées cependant par le contrepoint des zones lumineuses, toujours lumineuses de la vie reprenant ses droits.

     

    La duperie: compliquée et grandiose

    De quoi est faite l'Histoire ? À en croire Michel Ossorguine, qui en parle assez longuement dans Saisons, ce ne sont pas les historiens brassant leurs papiers poussiéreux qui nous renseigneront les mieux. Le "bruit du temps", dont parle Ossip Mandelstam, n'est pas à écouter dans les bibliothèques ou les archives, mais c'est dans la rue, dans les cours intérieures des maisons, dans les trains et sur les places qu'il faut lui prêter l'oreille. Et c'est ce que fait le romancier. À cette guerre, ainsi, toutes les justifications a posteriori seront données, tandis que les milliers d'Ivan, de Vassili et de Nikolaï lancés contre des milliers de Hans et de Wilhelm n'ont eu à se satisfaire que de mots d'ordre: "Des mots simples, faciles à prononcer, ainsi qu'un certain nombre de belles expressions, les mêmes dans toutes les langues, pour remplacer la pensée..."

     

    "De cette façon, continue le romancier, grâce à une purification méticuleuse, les turpitudes et les mensonges des ronds-de-cuir se trouvaient, en dernier lieu, transformées en bel héroïsme et en larmes pures. Quant aux gens bornés, ils parlaient de simple duperie, ce qui était injuste: la duperie était très compliquée et grandiose."

     

    Plus compliquée et plus grandiose, encore, car née du peuple, et non plus seulement orchestrée par les puissants de ce monde, sera la duperie de la Révolution, et la vision qu'Ossorguine nous en donnera, multipliant les points de vue, saura nous apprendre, par le détail, à replacer chaque élan légitime et chaque erreur dans le contexte dramatique d'alors: "Des deux côtés, il y avait des héros, des coeurs purs, des sacrifices, des hauts faits, de l'endurcissement, une noble humanité non livresque, de la cruauté bestiale, la crainte, les désillusions, la force, la faiblesse, le morne désespoir. Il eût été beaucoup trop simple, et pour les survivants et pour l'histoire, qu'il existât une vérité unique ne combattant que contre le mensonge. Car il y avait deux vérités et deux honneurs luttant l'un contre l'autre. Et le champ de bataille était jonché des cadavres des meilleurs et des plus braves".

     

    Le peuple russe

    Concentré sur une vingtaine de personnages, Une rue à Moscou déploie à vrai dire la chronique du peuple russe tout entier durant ces années terribles. Si toutes les classes sociales ne sont pas représentées par Ossorguine (point de "bourgeois" ni d'aristocrates, par exemple), il nous invite néanmoins à suivre les faits et gestes d'une poignée de braves gens, parmi lesquels il s'en trouvera de plus vulnérables que les autres - ou de moins chanceux, tout simplement -, qui succomberont à la première vague d'événements. Il en va ainsi du beau Stolnikov, les jambes sectionnées par un obus, homme-tronc monstrueux qui finira par se jeter du haut d'une fenêtre. Et d'autres qui, lors des années de famine, "s'arrangeront" comme ils pourront avec le nouveau régime, tel le misérable Zavalichine, devenu bourreau de la Tchéka, ensorte de toucher de plus abondantes rations.

     

    Or Michel Ossorguine ne juge pas, et n'accuse jamais. Ce n'est pas "omnitolérance" de sa part, car on sent bien la sourde colère qu'il entretient à l'endroit des "grosses légumes", mais cela participe bien plutôt de son choix de décrire et d'expliquer le sort et les réactions d'une humanité moyenne prise dans un engrenage qui la dépasse.

     

    C'est là que réside l'immense intérêt d'Une rue à Moscou, sans compter la foison de détails observés par l'auteur. Le roman s'achève, après l'audition de l'Opus 37, dernière oeuvre d'Edouard Lvovitch dans laquelle le génial musicien (on pense à Chostakovitch)  concentre les aboutissants de la tragédie: "Le sens du chaos est né. Le sens du chaos ! Mais le chaos peut-il avoir un sens ?"), par l'attente du retour des hirondelles...

     

    Ossorguine01.gifMichel Ossorguine. Une rue à Moscou. Traduit du russe par Léo Lack. LÂge dHomme, collection Classiques slaves, 483p., 1973.

     

    Michel Ossorguine, Saisons. L'Age d'homme, collection Ecrits contemporains.L'Âge d'Homme, 1973.

     

    Ce article a paru dans le quotidien fribourgeois La Liberté, en 1974.

  • Ce que dit le silence

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    « Qui sait, dit Euripide, il se peut que la vie soit la mort et que la mort soit la vie »
    (Léon Chestov, Les révélations de la mort)
     
     
    La suprême ignorance est là,
    de ne plus savoir si
    de la nuit avant l’heure,
    ou du jour et ses leurres
    sont ce qu’ils sont ou ne sont pas…
     
    L’étrange chose qu’une rose
    qui ne parle qu’en soi
    et dont jamais aucune foi
    n’osa dire qu’elle dispose…
     
    Les mots ne voulaient dire que ça:
    qu’ils savent qu’ils ignorent
    que le silence dort,
    et que la mort n’existe pas…
     
    Peinture JLK: Al Devero.

  • Le salaire du poète

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    Notules et notuscules sur un sujet de seondaire importance, à savoir le rapport de la littérature, ou de l’art, avec l’argent.

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    1. Le premier conseil en la matière m’a été donné, en 1970 (j’avais vingt-trois ans) par le grand écrivain Marcel Jouhandeau, auquel j’avais écrit pour lui dire mon admiration, et qui me répondit, en m’appelant « mon enfant », pour me recommander, si j’avais dans l’idée d’écrire, de « prendre un métier », gage de liberté. Lui-même, alors octogénaire retraité depuis des lustres, avait vécu d’enseignement, pour son bonheur autant que celui de ses lycéens, et moi je venais de préférer la critique littéraire à des études de lettres vite jugées ennuyeuses dans la triste faculté lausannoise – et j’ai fait le bon choix tant le journalisme n’a cessé de me vivifier à tous égards, dans ma relation vivante avec le monde et les gens, sans me couper de la littérature.

     

    2. Charles-Albert Cingria, demi-dieu littéraire de ma vingtaine (l’autre moitié semi-divine étant celle de Stanislaw Ignacy Witkiewicz), bénéficia durant ses jeunes années d’une certaine fortune familiale, après dissipation de laquelle il refusa toujours, lui, de « prendre un métier », ne vivant que du produit de ses écrits, foison de textes publiés dans des journaux et des revues, ou livres nombreux mais peu « vendeurs » lui valant l’estime de quelques-uns (dont un Jean Paulhan à la NRF, fidèle entre tous) ou le soutien de quelques éditeurs (l’industriel lettré Mermod au premier rang) et de quelques mécènes. Pierre-Olivier Walzer, son ami puis son éditeur, m’a décrit le capharnaüm de la soupente de Cingria à la rue Bonaparte, véritable décharge privée où s’amoncelaient boîtes de conserves vides et cadavres de bouteilles, mais c’était sur ce fumier que Rossignol chantait.


    3. Paul Léautaud, dont les maigres revenus servaient beaucoup à nourrir ses innombrables chiens et chats, a « pris un métier » dès son jeune âge et ne s’en plaint guère. D’abord copiste dans je ne sais quelle obscure agence, puis employé longtemps au Mercure de France, il est resté pauvre assez naturellement, quoique dandy en ses façons, quasi clochard en sa dégaine mais s’exprimant comme un aristocrate du pavé parigot, ne se gênant pas de persifler son ami Paul Valéry de multiplier les copies de ses poèmes sur grand papier afin de les vendre comme autant d’autographes « uniques »…

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    4. Notre ami Pierre Gripari, lui aussi, avait « pris un métier », et le plus idiot possible afin de se garder l’esprit libre en son vrai travail. Malgré les droits d’auteurs de ses contes pour enfants devenus très populaire, le conteur et romancier vivait dans une pièce unique minable, vêtu lui aussi de nippes, et le modeste soutien matériel de son véritable éditeur, Vladimir Dimitrijevic, pesait à vrai dire moins lourd que la totale confiance du patron de L’Âge d’Homme l’accueillant alors que toutes les portes parisiennes s’étaient fermées à ses livres non destinés aux têtes blondes. Où l’on voit que « payer » un auteur peut se faire de diverses façons…

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    5. Dès les débuts de son activité d’éditeur, Vladimir Dimitrijevic, alias Dimitri, s’est fait une réputation de terrible rapiat, qui lui a valu la vindicte durable de certains auteurs, à commencer par un Georges Borgeaud, très sourcilleux en la matière, alors qu’il réservait de meilleurs soins aux écrivains selon son cœur, tels un Georges Haldas ou un Pierre Gripari, sans parler de ses (rares) best-sellers co-édités avec Bernard de Fallois, Vladimir Volkoff ou Alexandre Zinoviev.


    21j+jBXlxHL._SX195_.jpgEn ce qui me concerne, je ne me souviens pas avoir jamais été payé par Dimitri autrement que par des livres (les Œuvres complètes de Cingria sur grand papier, et celles de Joseph de Maistre ou de Balzac en Pléiade, la collection des romans de Simenon chez Rencontre et toute la série du Journal intime d’Amiel, etc.) , mais c’est grâce à Dimitri, dont j’ai rédigé la biographie de Personne déplacée, que j’ai obtenu (de l’éditeur Pierre-Marcel Favre) de très substantiels droits d’auteurs sur quelques milliers d’exemplaires vendus, sans parler d’un passage sur le plateau « mythique » d’Apostrophes, bonus de gloriole s’il en fût...

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    6. L’écrivain à succès doit être payé : cela ne fait pas un pli. La dureté d’un Georges Simenon en affaires n’est pas une légende, qui exigeait 50% de droits d’auteurs sur la vente de ses livres, et qui lui donnerait tort ?

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    Dans le même genre « poule aux œufs d’or », il est également légitime qu’un Joël Dicker gagne des millions. On est là en pleine logique commerciale, désormais relayée par d’utiles agents littéraires, et pas forcément dommageable en termes de qualité . Qu’on sache, le génie du romancier Simenon n’a pas été entaché par sa gloire mondiale et sa colossale fortune – même si sa production est d’inégale qualité, et pour Dicker on verra bien s’il résiste à la pression du succès comme peut le faire craindre le très complaisant Livre des Baltimore…

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    7. On sait les rapports homériques entretenus par Louis-Ferdinand Céline avec ses éditeurs, Robert Denoël d’abord et ensuite GastonGallimard. Mais l’argent était-il seul en cause ? Je n’en crois rien. De fait il y a, entre l’écrivain et l’éditeur, une relation d’amour-haine conflictuelle presque à tout coup, relevant pour ainsi dire de la métaphysique. L’écrivain (surtout le plus grand) se prend naturellement pour Dieu, mais l’éditeur (et souvent le plus grand aussi) ne saurait se contenter de son statut d’âne porteur ou d’homme-sandwich. Or « Dieu » ne demande pas tant d’argent que de reconnaissance, laquelle passe autant par le « buzz » que par des chèques. Et tout ça fait de la littérature, comme le prouvent les inénarrables lettres de Céline à Gaston…

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    8. Thoreau: "Un homme est riche de tout ce dont il peut se passer".


    9. Quel écrivain, dans le pays le plus riche du monde, vit-il exclusivement de ses droits d'auteurs ? Y en a-t-il plus de deux (les noms de Martin Suter et Joël Dicker viennent en tête de la liste virtuelle) et qui sera le ou la troisième ? On s'en fiche évidemment mais le fait est là: que vivre de sa plume est tout à fait possible mais par d'autres moyens que la vente de ses livres. Chacune et chacun trouve, cela va sans dire,  ses moyens propres.

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    10. Parler boutique est toujours intéressant, mais parler d'argent ? Assommant la plupart du temps, ou alors c'est un élément fondamental de la réalité humaine et là ça m'intéresse, entre les délires d'Ezra Pound sur l'usure ou ceux de Léon Bloy sur le sang du pauvre, sans parler de L'Argent de Charles Péguy.


    11. Quand des écrivains ou des artistes parlent d'argent, la médiocrité ou la mauvaise foi rivalisent le plus souvent avec la mauvaise foi et la médiocrité des discussions d'éditeurs ou de bourgeois parlant art et littérature.

    12. Ma relation avec l'argent a toujours été de l'ordre de la fuite, voire du déni. Pour être libre comme l'oiseau ? Mais quel drôle d'oiseau, aussi nul en syndicalisme qu'en gestionnaire de sa propre fortune ! Et qui se prend les ailes dans le bitume du quotidien !

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    13. Le titanesque travail de Marcel Proust est-il envisageable sans le confort de sa cellule tapissée de liège et sa table réservée au Ritz ?

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    14. Le titanesque travail de Fiodor Mikhaïlovitch Dostoievski est-il envisageable sans l'inconfort d'une vie d'incessants soucis pécuniaires aggravés par un entourage parasitaire, la malhonnêteté de ses éditeurs et la passion du jeu ?
    15. Le bourgeois qui affirme que l'écrivain (ou l'artiste) doit souffrir pour s'accomplir a pleinement raison, sans avoir la moindre idée de ce que cela signifie.

    16. Lorsqu'un écrivain (ou un artiste) proclame que tout travail mérite salaire, il cesse de parler en écrivain (ou en artiste).

    17. Payé au lance-pierre dans le journal le plus chic de nos contrées où j'étais chroniqueur littéraire à la pige, je m'entendis répondre, un jour que j'avais râlé à ce propos, que je devais être fier d'écrire dans ce journal dont les pages financières étaient aussi très lues.

    18. Le romancier établi rappelle volontiers que lui aussi à « mangé de la vache enragée » en ses folles années, où il a même "jeté quelques pavés".

    19. Le poète Pierre Jean Jouve, comme le poète Rainer Maria Rilke, se montrait intraitable avec ses mécènes oublieux du terme, surtout les dames. Auront-elles jamais négligé d’arroser leurs catleyas ?

    20. Anton Pavlovitch Tchekhov, soutien de famille à vingt ans, vendait ses contes hilarants à divers journaux qui le payaient à proportion de son succès populaire, puis il écrivit des récits et des pièces de théâtre plus sombres tout en exerçant la médecine, et sa période la plus noire date de ses années de succès. Mais on se gardera d'en tirer de trop hâtives conclusions.

    21. Certains littérateurs qualifient leurs femmes légitimes d'Admirables Compagnes. C'est leur façon de les payer, alors qu'elles tiennent les comptes et lavent leurs caleçons...

  • Bernard Pivot le passeur

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    À propos des Grands Entretiens réunis, par Gallimard et l’INA, sur 10 DVD : avec Albert Cohen, Françoise Dolto, Georges Dumézil, Marguerite Duras, Louis Guilloux, Marcel Jouhandeau, Claude Lévi-Strauss, Vladimir Nabokov, Georges Simenon, Marguerite Yourcenar + un  ouvage tiré des Archives du Monde, réunissant des articles sur les écrivains concernés, des textes de ceux-ci et autres entretiens parus dans Le Monde. 

     

    C’est une belle contribution à la mémoire du XXe siècle littéraire que représente le coffret réunissant dix grands entretiens de Bernard Pivot avec quelques-uns des derniers « monstres sacrés » de la littérature et des sciences humaines.

    Pour évoquer ce coffret riche de conversations diversement intéressantes et parfois inénarrables (à commencer par le numéro de prestidigitateur verbal d’un Nabokov), j’avais envie d’aller à la rencontre du plus jovial des interlocuteurs d’écrivains, débarqué à Paris en 1958 avec le rêve d’y devenir chroniqueur sportif, et engagé au Figaro littéraire sur sa bonne mine frottée d’excellence connaissance... des vins.

    L’homme, après une belle carrière de passeur, actuellement académicien Goncourt, n’a rien perdu de sa vivacité et de sa bonhomie. La rencontre date de ce 28 janvier 2010, à Paris.

     

    -         Y a-t-il un livre, ou un écrivain, qui vous ait marqué dans vos jeunes années.

    -         En fait, je l’ai dit et répété,  j’ai très peu lu en mon adolescence. Les premiers livres que j’ai lus, avec une conscience de ce qu’est un livre et de ce qu’on appelle la littérature, c’est Les enfants du bon Dieu d’Antoine Blondin, vers 18 ans. Avant, j’avais pas mal lu jusqu’à l’âge de dix ans, malgré le peu de livres que nous avions en ces temps de  guerre, et par la suite j’ai surtout joué au football. Tout de même, un auteur qui m’a charmé, dans ma jeunesse, c’est Félicien Marceau, avec Bergère légère, Capri petite île, Les élans du cœur, des choses comme ça ; et puis Aragon, pour ses poésies d’amour. Donc je ne peux pas dire qu’il y ait un livre, à cette époque, qui m’ait bouleversé. Les auteurs que je vous ai cités, mais aussi Vialatte ou Camus, n’ont cessé ensuite de m’accompagner. Ce qui est curieux, dans mon parcours atypique, c’est que j’étais plus intéressé par le style des écrivains que par le contenu de leurs livres. Si j’avais écrit, j’aurais voulu écrire comme Blondin. À savoir : raconter avec humour, et une certaine drôlerie, les chagrins de la vie. Cela étant, l’auteur que j’ai découvert à huit ou neuf ans et qui ne m’a jamais quitté, c’est La Fontaine. Je vivais alors dans une ferme et le fait que des animaux parlent m’a stupéfié, surtout des animaux inconnus. J’ai mémorisé beaucoup de fables, et je les apprenais crayon en main, comme je l’ai fait toute ma vie, notant les mots dont je ne savais pas le sens, que je découvrais ensuite dans mon Petit Larousse avant d’en émailler mes rédactions, surprenant parfois l’instituteur par un usage plus ou moins fantaisiste.

    -         Quand et comment êtes vous devenu un vrai lecteur ?

    -         À partir du moment où, en 1958, j’ai été engagé par le Figaro littéraire, après quoi  je me suis mis à lire comme un fou. Je n’avais rien lu de Céline, ni de Yourcenar ni des écrivains dont on parlait à l’époque, j’avais tout à rattraper. Je rêvais d’un poste à L’Equipe, mais le hasard m’a fait devenir courriériste littéraire au Figaro, grâce à ma connaissance du vin et au bon souvenir que le rédacteur en chef avait de Lyon et du Beaujolais… C’est ainsi que j’ai commencé de courir après l’information littéraire et de converser avec les écrivains, comme je n’ai cessé de le faire.

    -         Quelles rencontres vous ont marqué en vos débuts ?

    -         J’ai rencontré Michel Tournier alors qu’il était encore éditeur. J’aimais beaucoup aller dans son bureau, chez Plon, recueillir des informations, et puis j’ai été ébloui lorsqu’il a publié son premier livre, Vendredi ou les limbes du Pacifique. N’ayant aucun préjugé je m’amusais autant à rencontrer Robert Merle que Robbe-Grillet. J’ai aussi rencontré Jérôme Lindon, éditeur du Nouveau Roman, qui m’a dit un jour qu’il n’y avait rien de plus triste qu’un best seller qui ne se vend pas… Par ailleurs, j’aimais bien parler des coulisses de la vie littéraire, des élections à l’Académie ou des dessous des prix littéraires.

    -         Comment vous est venu le désir de la télévision ?

    -        On est venu me chercher. Des écrivains avaient dit, à Jacqueline Baudrier qui cherchait quelqu’un, que je pourrais peut-être faire l’affaire, et c’est comme ça qu’est né Ouvrez les guillements, lancé sans maquette et sans répétition, en direct. C’était une émission assez éclatée, avec des interventions de Michel Lancelot sur la science fiction, André Bourin et Gilles Lapouge sur la littérature ou Jean-Pierre Melville sur le cinéma. L’exercice a duré un peu moins de deux ans, jusqu’à la fameuse réforme de l’ORTF. Ensuite, quand Marcel Jullian m’a appelé sur la Deuxième chaîne, j’ai proposé tout naturellement une émission thématique, pour pallier la dispersion d’Ouvrez les guillemets, et ce fut Apostrophes.

    -        On parle toujours de l’impact inégalé d’Apostrophes. À quoi l’attribuez-vous ?

    -         Si l’on en parle avec une certaine nostalgie, c’est que l’heure de passage (21h45) était favorable, qu’il y avait plus de grandes figures littéraires qu’aujourd’hui.  Les Yourcenar, Simenon, Duras, Cohen, étaient des mythes vivants, et c’est évidemment  ce qui m’a amené aux grands entretiens.  Par ailleurs, le fait que je n’aie pas fait d’études supérieures de lettres facilitait ma complicité avec le grand public. Mon statut de provincial pas vraiment de la paroisse parisienne faisait que j’étais une sorte de téléspectateur averti plus qu’un intellectuel ou qu’un écrivain. Et puis il y avait le sérieux du travail. Les écrivains et le public me faisaient confiance, parce que je lisais les livres dont je parlais. Pierre Nora a écrit, assez justement, que j’étais devenu l’interprète de la curiosité populaire.

    Cohen4.jpg-        Vous avez évoqué les « monstres sacrés » de l’époque. Quels critères ont déterminé vos choix pour les grands entretiens, . à commencer par Albert Cohen ?

    -        Comme j’adorais Belle du Seigneur, et qu’Albert Cohen refusait toute interview, je n’ai cessé d’insister jusqu’à ce qu’un de vos confrères proche de l’écrivain, Gérard Valbert, permette enfin cette rencontre mémorable. Quant à Duras, c’était un monument vivant, et Nabokov représentait l’un des plus grands  écrivains du XXe siècle. En revanche, j’ai échoué dans mes tentatives de rencontrer René Char, Cioran ou Julien Gracq. Aujourd’hui, je regrette tout particulièrement qu’il n’y ait aucun document substantiel sur René Char. Je regrette beaucoup, aussi, de n’avoir pas fait de tête-à-tête avec Romain Gary.

    -        Mais vous vous êtes amplement rattrapé avec Soljenitsyne !

    -        Oui, j’ai suivi tout son itinéraire d’exilé. Cela a commencé à la parution de L’Archipel du Goulag, en 1974, qui a donné lieu à un débat très vif où Alain Bosquet et Max-Pol Fouchet se sont déchaînés ! Puis il a été viré de l’URSS et je l’ai accueilli une première fois sur le plateau d’Apostrophes. Ensuite je suis allé lui rendre visite aux Etats-Unis, puis je l’ai reçu à son retour d’Amérique et, après la chute du mur de Berlin, je lui ai rendu une dernière visite dans sa datcha proche de Moscou. Tout ce temps-là, il est resté le même, humainement très agréable et d’une grande précision au travail.

    -        Comment vous êtes-vous préparé à ces rencontres ?

    Duras.jpg-        Par un très grand travail. Vous pouvez vous imaginer qu’interroger un Georges Dumézil, sans aucune connaissance préalable de la linguistique, n’est  pas une sinécure. Pareil pour un Lévi-Strauss. Mais je tenais à de tels entretiens à caractère scientifique, qui touchent quand même de près à la littérature et à l’anthropologie. On ne quittait pas le domaine du langage et des mots, et c’était touchant d’entendre Dumézil évoquer sa rencontre du lendemain avec le dernier locuteur d’une langue en voie de disparition sur terre…Ce qui m’intéressait, aussi, c’était de parler de ce qui fonde la recherche de ces grands savants, sans entrer dans le détail. Rencontrer Dumézil, adorable dans son contact personnel, au milieu des ses livres empilés et débordant littéralement de partout, reste aussi un grand souvenir. Là-dessus, j’aurais eu plus de peine à rencontrer un Einstein, faute de compétence… Question travail, même si j’avais un assistant précieux en la personne de Pierre Boncenne, jamais  je n’ai travaillé sur des fiches établies par d’autres.

    simenon16.JPG-        Et Simenon ?

    -        Le souvenir de notre deuxième entretien, à Lausanne, reste marqué par une émotion particulière puisqu’il venait de publier Le Livre de Marie-Jo, consacré au suicide de sa fille. C’était un homme très simple, et je me souviens qu’à un moment donné il a enclenché un magnétophone sur lequel était enregistrée la voix de Marie-Jo. J’en ai eu le souffle coupé…

    -         L’an passé ont paru deux livres, de Richard Millet et Tzvetan Todorov, établissant un bilan catastrophiste de la littérature française. Qu’en pensez-vous ?

    -         S’il n’y a plus guère de grands écrivains tels que ceux dont nous parlions tout à l’heure, nous avons quand même un Le Clézio couronné par le Nobel de littérature, notamment. Je pense qu’il faut toujours être prudent en la matière. Stendhal, de son vivant, ne fut reconnu que par un Balzac, et peut-être sommes-nous aussi myopes. Cependant je pense qu’effectivement nous ne sommes pas dans une période de plein emploi du roman, si j’ose dire, qui nous mette dans l’embarras pour attribuer le Goncourt. Nous ne sommes plus dans les grandes années du XIXe ou même de l’entre-deux guerres. Le roman se porte bien en apparence, en tout cas il abonde plus que jamais, mais on peut se demander aussi s’il n’y a pas une fatigue du genre, autant chez les lecteurs que chez les critiques et chez les auteurs ? Je me pose la question, mais je n’ai pas de réponse…

    -         On a vu, ces dernières années, des romans de francophones accéder aux plus grands prix, d’Alain Mabanckou à Dany Laferrière, en passant par Nancy Huston et Marie Ndaye ? Ce phénomène vous réjouit-il ?

    -         Bien entendu, et d’autant plus qu’une certaine mode privilégie plutôt les auteurs étrangers, à commencer par les Anglo-saxons. J’ai d’ailleurs toujours tâché de rester attentif aux littératures de la francophonie, même si d’aucuns ont trouvé cette attention insuffisante, mais c’est le fait du centralisme parisien de l’édition…

    -          En tant qu’académicien Goncourt, êtes-vous exposé à de fortes pressions ?

    -         Bien entendu, mais je m’en suis toujours prémuni farouchement, et les gens savent mon sale caractère en la matière, et ce n’est pas d’aujourd’hui. Les auteurs auxquels il est arrivé de m’appeler directement sont tombés sur un os, et les doléances des éditeurs s’arrêtaient à mon assistante.

    -         A  contrario, on a souvent parlé du manque d’indépendance de certains membres de l’Académie Goncourt…  

    -         C’est vrai que certains jurés, naguère, votaient systématiquement pour leur éditeur, mais ce n’est plus le cas à l’heure qu’il est.

    -         Quels livres de  la cuvée  2009 vous ont-ils particulièrement intéressé ?

    -         La vérité sur Marie de Jean-Philippe Toussaint, La Délicatesse de David Foenkinos, ou le roman de Laurent Mauvignier, Des hommes, et les Listes de Charles Dantzig

    -         Des grandes rencontres que vous avez faites, laquelle vous a marqué le plus ?

    Pivot3.jpg-         Celle d’Alexandre Soljenitsyne, c’est évident, qui n’était pas qu’un grand écrivain mais un acteur majeur du XXe siècle. Je me suis trouvé devant quelqu’un qui avait participé directement au renversement d’un régime dictatorial et qui était, aussi, un homme rayonnant, d’une stature et d’une présence exceptionnelles. Mais j’ai beaucoup apprécié, aussi le fait d’être reçu par Marguerite Yourcenar. Enfin, j’ai été très touché de retrouver, lors de ma dernière visite à Georges Simenon, qui avait tant écrit et roulé sa bosse, un homme  brisé par la mort de son enfant. Je me rappelle cette dernière visite comme un choc. Pas un choc lié à la seule littérature mais à la vie même.

    -         Quels auteurs aimez-vous relire ?

    -         La correspondance de Voltaire, et les pamphlets de Paul-louis Courier, hélas introuvables aujourd’hui. J’aime beaucoup revenir aussi à Rousseau, à cause de son style, et cela m’arrive souvent de reprendre une pièce de Molière et, hop, d’en relire une ou deux scènes… enfin, la correspondance de Céline, de Flaubert ou de Madame de Sévigné m'enchantent également. Je trouve ces écrits, lancés au fil de la plume, parfaits de naturel et de style…

     

     

    Monstres sacrés sur un plateau

     Retrouver sur-le-vif dix mythes vivants des lettres et de la pensée du XXe siècle: voici ce que propose un coffret récemment édité par les éditions Gallimard et l’INA, qui réunit, en autant de DVD,  les Grands entretiens de Bernard Pivot avec Albert Cohen, Françoise Dolto, Georges Dumézil, Louis Guilloux, Marguerite Duras, Marcel Jouhandeau, Claude Lévi-Strauss, Vladimir Nabokov et Georges Simenon. En complément, un ouvrage collectif paraît à l’enseigne des Archives du Monde, réunissant des articles consacrés aux invités de Pivot, entre autres textes de ceux-ci et entretiens parus dans le journal Le Monde. Si cet ensemble de dix face-à-face, enregistrés entre 1975 et 1987, n’est pas exhaustif, n’incluant pas LA rencontre majeure du « roi Lire » avec Alexandre Soljenitsyne (24 ans de fréquentation et 5 émissions, que documentent 7 heures d’enregistrement sur un DVD séparé), ni les rencontres avec Etiemble, Umberto Eco ou J.M.G. Le Clézio, notamment, ce choix n’en est pas moins représentatif, varié, dense et tout à fait accessible au public le plus large.

    Les grands entretiens de Bernard Pivot. Coffret de 10 DVD et un ouvrage inédit de 264p. Gallimard, INA et Le Monde.

     

    Ces papiers ont paru dans l'édition de 24 Heures du 13 février, 2010, en version émincée.

     

     

  • Ceux qui vont en forêt

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    Celui qui se trouve bien à descendre tôt l'aube la 5e Avenue / Celle qui sait en elle la clairière / Ceux qui ont connu l'époque de la caisse à bois / Celui qui  qui arpente sa forêt-mémoire / Celle qui n'a jamais confondu le style et les manières / Ceux qui se reconnaissent à la Qualité qui passe classes et races / Celui qui divague entre uccellini et uccellaci / Celle qui s'intéresse autant à l'Arbre qui cache la forêt qu'aux essences de celle-ci ou aux jeunes pousses à l'acide prometteur /Ceux qui ont l'art de se perdre en soi sans s'oublier / Celui qui sait le charme des charmilles / Celle qui a peur de l'arbre par méconnaissance de la forêt / Ceux qui comme Alain Badiou voient en la poésie une valeur ajoutée de type arborescent / Celui qui saute de pensée en pensée en visant surtout les hautes branches /Celle qui se soulage dans les feuillées / Ceux qui sont devenus maîtres de soi avant que d'être affranchis / Celui qui esquive le regard ré-primant pour mieux résister au regard dé-primant / Celle qui se sent regardée par les arbres et constate que l'on peut s'y faire comme aux costumes de plage le forestier en canadienne de passage à Balbec / Ceux qui boivent les paroles de l'Alcoolique Anonyme / Celui qui se sent écouté des grands bois / Celle qui prend le Thoreau par les cordes / Ceux qui ont relu Walden sur les parapets de Brooklyn Heights / Celui qui s'endort au milieu d'une forêt de questions / Celle qui hante les lisières / Ceux qui se risquent dans les taillis sans cesser de penser sens et valeur ce qui ne va pas de soi ni toujours de pair / Celui qui s'engage dans le territoire avec la carte en mémoire / Celle qui préfère les allées des très grands appartements genre avenue Foch / Ceux qui échappent aux illusions binaires des forêts d'industrie par des raccourcis d'eux seuls connus / Celui qui sait que toute valeur a deux tranchants / Celle qui s'arrache aux envoûtements de la suavité moralisante / Ceux qui hument l'odeur écoeurante de la moraline / Celui qui estime que tout clairon mérite clairière / Celle qui a renoncé à conceptualiser la tête du chat mort / Ceux qui savent que de la signification au sens vont des chemins aléatoires / Celui qui a rencontré Descartes en forêt et en rêve qui plus est  / Celle qui plutôt inconsciemment a choisi la "voie royale" du rêve / Ceux qui n'ébruitent point trop leur qualification de travailleurs du rêve, etc.        

     

  • Les Limbes

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    …On ne sait pas si chacun trouvera sa place ni s’il y aura de l’attente, ce qui est sûr est que ceux qui sont nés coiffés ne seront pas les premiers, mais la Tradition veut que les enfants non baptisés, et ça fait du monde, et les Justes sans distinction de race ni de paroisse y soient les mieux venus, et c’est là qu’ils se referont une beauté, là que chacune et chacun s’apprêtera au dernier pas vers l’eau-delà…

     

    (Image: Philip Seelen)

  • Les matinaux

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    Les matinaux se retrouvaient comme adoucis, aux petites aubes nocturnes de l’heure d’hiver, et parfois tel ancien enfant du quartier des Oiseaux saluait de loin tel autre qu’il croisait par hasard dans la brume de la ville encore endormie ou de telle autre, et comme une onde de sentiment vaguement tendre le traversait tandis qu’il essayait de se remémorer le prénom de la silhouette déjà disparue, au tournant de telle ou telle rue. Et quel ressentiment peut-être dans ce sentiment attendri par ces atmosphères ? Celui-ci n’en voulait-il pas toujours à celui-là de ne lui avoir jamais rendu telle thune qu’il lui avait prêtée ? Ou celle-là ne restait-elle pas blessée d’avoir subi l’affront du jeune faraud semblant maintenant un pauvre hère ? Et si c’étaient les morts du quartier des Oiseaux que je croisais ce matin dans cette purée de poix ? On aime pourtant ces équivoques et le confort d’inconfort de cette espèce de dédale pénombreux et glissant semé de réverbères, où l’on va comme d’île en île, quel en maugréant et quelle en chantonnant un air de Mozart, comme aux Limbes incertains où l’on dit les morts sans baptême – mais ne va-t-on pas ce matin baptiser tout ce monde ? Les petites buées humaines des matinaux, de tout temps, m’auront ému de leur beauté bien intime et nimbée encore d’obscurité personnelle à balbutiements subconscients de sensualité sommeilleuse et cependant rappelée à l’ordre et cravatée, le corps corseté, la verge au nid du caleçon, les nénés serrés dans leur bonnet à la juste taille, le parfum les auréolant tous de grâce chère ou bon marché, tous allant quelle au bureau et quel à l’atelier, tous en quelque sorte revenus en enfance le temps d’accéder à la scène, là-bas, du théâtre illuminé. Venez à moi les matinaux, me dis-je alors à sonder ces heures chères d’avant le jour, quand les premières ombres empressées des nettoyeuses ou des chauffeurs franchissent la fosse de lumière du boulanger juste entrevu là-bas en blond Pierrot enfariné, et n’ont-ils pas l’air d’enfants du Seigneur, tous tant qu’ils sont, quel mâchant son premier cigare et quelle pressant le pas en regardant sa montre de tombola, quel relevant son col de canadienne sur son profil de Brando Black, quels semblant boire le brouillard, quelles se dandinant comme des oies à l’instant même où les oies de la ferme affectent la dignité compassée de jeunes employées d’Etat, venez à moi laitières et infirmières des aubes de novembre aux odeurs de lait et d’urine mêlées, voici le vieil Haldas cheminant vers l’écritoire de son café populaire, et celui-là tout de guingois, la mèche au vent, sérieux et fou comme le loup ne peut être que certain Gitan de ma connaissance, et tournent les heures, ont défilé les ouvriers et les apprentis des ateliers, de loin en loin se sont allumées les lumières de la ville et de toutes les citées polluées quand le viveur titubant encore de sa nuit foirée croise la secrétaire à chignon strict et manteau de loden vert - et tu captes à l’instant le regard sévère qu’elle lui vrille non sans l’envier peut-être -, mais que savoir de qui dans cette pantomime feutrée où profs et adolescents se matent dans la clarté des vitrines aux magazines affriolants, où vieillards et enfants se pressent sous l’abribus et s’égaillent, quel ronchonnant et quels piaillant comme des étourneaux, où les villages et les villes surgis des lits se répandent par les rues et les avenues - et si le jour tarde à se lever, ce feignant, cet enfoiré de syndiqué de l’heure d’hiver, tous ils sont là déjà, les fidèles de la vie qui vaque. Les petites aubes d’avant l’hiver ont la mémoire précise, je vous prie de le croire, de l’émouvante beauté de chacun de vous autres, les matinaux, et voici vos enfants se répandre à leur tour par les villages et les villes, quels tenant de vieilles mains ridées et quelles marchant déjà crânement toutes seules et bien nattées, toutes et tous allant vers ce premier jour de novembre que d’aucuns disent de tous les saints, et les saints de toute part font procession de concert avec marins et putains, de Dieu la foule, ça croule de partout des lits aux rues et aux avenues, de mon écritoire céleste je les vois affluer à travers les nuées de mon café grande tasse, venez à moi vieux enfants des nuits lasses, et vous, les morveux du quartier des Oiseaux de partout et de toujours, rappliquez donc pour l’inventaire de mon Prévert angora. Ô douces heures d’avant les heures ouvrières, ô tendre chair des matinaux à leur affaire, ô l’émouvante beauté de tous ces nains et de tous ces saints se rendant tous les matins à leurs guichets et leurs oratoires, oh le beau jour qui vient, oh la divine journée...

     

    Image: Georges Haldas à l'aube.

  • L'étrange Questionnaire

    littérature
     

    Notre occulte compère blogueur rémois Eric Poindron, tenancier du Cabinet de curiosités (http://blog.france3.fr/cabinet-de-curiosites/) , et sévissant non moins notoirement sur Facebook, jugea bon ce jour-là d'interrompre nos Travaux & Loisirs par un étrange Questionnaire, et voici ce qui lui fut répondu....


    1 – Écrivez la première phrase d’un roman, d'une nouvelle, ou d’un conte étrange à venir.
    - Une jeune femme émaciée lisait Le bonheur des tristes à la table voisine, ce matin-là. Ce titre autant que la pâleur de la lectrice me composaient un nouveau ciel sous lequel il me plut de commencer d’écrire l’étrange roman que voici...
    2 – Sans regarder votre montre, quelle heure est-il ?
    - Il est l’heure de brasser les aiguilles.

    3 – Regardez votre montre, quelle heure est-il ?
    - Ma montre s'est arrêtée lors de notre dernier match de Sumo.
    4 – Comment expliquez-vous cette – ou ces – différences du temps ?
    - Il n’est aucun écart entre l'aiguille et son ombre.

    littérature
    5 – Croyez-vous aux prévisions météorologiques ?
    - Certes, mais à contre-temps.

    6 - Croyez-vous aux prévisions astrologiques ?
    - Certes, mais à contre-coup.
    7 – Regardez vous le ciel, et les étoiles, quand il fait nuit ?
    - Les étoiles me rappellent mon âge d'avant ma naissance. Quant au ciel il me scrute à la dérobade.
    8 – Que pensez-vous du ciel et des étoiles quand il fait nuit ?
    - Le ciel et les étoiles m'impatientent au point que je fais tomber le jour avant qu'il soit temps.
    9 – Avant de répondre à ce questionnaire, que regardiez-vous ?
    - Je regardais passer le train du temps en mâchant de la réglisse.

    10 – Que vous inspirent les cathédrales, les églises, les mosquées, les calvaires, les synagogues et autres monuments religieux ?
    - Ce sont les chastes maisons de passe du Temps.

    littérature

    11 – Qu’auriez-vous vu si vous aviez été aveugle ?
    - Je suis aveugle à tout ce que je ne vois pas.
    12 – Qu’auriez-vous aimé « voir » si vous aviez été aveugle ?
    - J’eusse aimé voir le clavier des prés de Rimbaud les yeux fermés.
    13 - Avez-vous peur ?
    - Tout le temps que je perds.

    14 – De quoi avez-vous peur ?

    - De ne pas avoir peur seul à seul quand la chauve-souris se coiffe au poteau.
    15 - Quel est le dernier film horrible que vous avez vu ?
    - Je suis aveugle à cela puisque je n'en prends point le ticket même en exo syndicale.
    16 - De Qui avez-vous peur ?
    - D’un être qui ne se nomme pas.
    17 - Vous êtes vous déjà perdu ?
    - Je le suis tout le temps.

    18 - Croyez-vous aux fantômes ?
    - Cela ne s’appelle pas croire.
    19 - Qu’est-ce qu’un fantôme ?
    - Cela ne se dit pas.
    20 - En l’instant, à l’exception de l’ordinateur, quel(s) bruit(s) entendez-vous ?
    - Le bruit de mon sang dans les pâles de mon ventilateur éteint.

    littérature
    21 - Quel est le bruit le plus effrayant que vous ayez entendu – « la nuit avait l’allure d’un cri de loup », par exemple - ?
    - La nuit tous les cris sont loups.
    22 – Avez-vous fait quelque chose d’étrange aujourd’hui ou ces derniers jours ?
    - J'ai inauguré une nouvelle chapelle, mon fils.
    23 – Êtes-vous déjà allé dans un confessionnal ?
    - J’y ai fait mon nid en septembre 2001.
    24 – Vous êtes au confessionnal ; alors confessez-moi l’innommable.
    - Je vous confesse l’innommable.
    25 –Sans tricher, qu’est-ce qu’un « cabinet de curiosités » ?
    - Je serai curieux de l'apprendre.
    26 –Croyez-vous à la rédemption ?
    - C’est elle qui tient l'Agenda, mon enfant.
    27 – Avez-vous rêvé cette nuit ?
    - Les SR de la Confédération détiennent les cassettes vidéo.
    28 - Vous souvenez-vous de vos rêves ?
    - Certes, et eux aussi.
    29 - Quel est le dernier rêve que vous avez fait ?
    Celui de la nuit prochaine.littérature

    30 – Que vous inspire le brouillard ?

    - Ce qu’il m’inspire m'aspire.
    31 - Croyez-vous aux animaux qui n’existent pas ?
    - Je ne crois qu’aux animaux que je savoure des yeux.
    32 - Qu’est-ce que vous voyez sur les murs de la pièce ou vous êtes ?
    - Je vois le squelette de la maison calcinée où vous retrouverez mes dents en or.
    33 - Si vous deveniez magicien, quelle est la première chose que vous feriez ?
    - Je ferai attendre le Congrès.
    34 - Qu’est-ce qu’un fou ?
    - Tout ce que vous trouvez en lui qui n'est pas vous.

    35 - Etes-vous fou ?
    - Si vous le dites.
    36 – Croyez-vous en l’existence des sociétés secrètes ?
    - J’en suis une quantité.
    37 – Quel est le dernier livre étrange que vous ayez lu ?
    - La multitude du passereau.
    38 – Aimeriez-vous vivre dans un château ?
    - Je suis plutôt théâtre ambulant, ces jours.
    39 – Avez-vous vu quelque chose d’étrange aujourd’hui ?
    - Certes, et je vous le fais mater pour un bon prix.

    littérature

    40 – Quel est le denier film étrange que vous avez vu ?
    La mélancolie du cimeterre.
    41 – Aimeriez-vous vivre dans une gare désaffectée ?
    - Tout lieu où je ne vis pas m’affecte.
    42 – Etes-vous capable de deviner l’avenir ?
    - Ce n’est pas une capacité mais une fonction matinale de buraliste inspiré.
    43 – Avez-vous déjà pensé vivre à l’étranger ?
    - Mon nom est Xénophile.

    44 – Où ?
    - L’étranger est partout où je vis.
    45 – Pourquoi ?
    - Pour devenir mon propre ami.

    46 – Quel est le film le plus étrange que vous avez vu ?
    - La chevale du seautier.
    47 – Auriez-vous aimé vivre dans un presbytère ?

    - Ce fut un fantasme de ma période belge.
    48 – Quel est le livre le plus étrange que vous ayez lu ?
    - Les mulets de Méra.
    littérature
    49- Préférez-vous les sabliers ou les globes terrestres ?

    - Je préfère les templiers savoyards.
    50 – Préférez-vous les loupes anciennes ou les armes blanches
    - Je préfère l’Opinel de la nonne sauvage Emma Porchetta.
    51 – Qu’y a-t-il, selon toute vraisemblance, dans les profondeurs du Loch Ness
    - Il y a l'un de mes briquets perdu mais resté allumé.
    52 – Aimez-vous les animaux empaillés ?
    - Surtout les silencieux et les humbles.
    53 – Aimez-vous marcher sous la pluie ?
    - La pluie lave mes aquarelles et requinque ma Vertu.

    54 – Que se passe-il dans les souterrains ?
    - Les souterraines y fomentent des complots au lieu de lustrer les boussoles.
    55 – Que regardiez-vous quand vos yeux se sont détachés de ce questionnaire ?
    - J’ai vu mes yeux se détacher et faire quelques pas sur le muret.

    56 – Que vous inspire cette phrase célèbre : « dès qu’il eut franchi le pont, les fantômes vinrent à sa rencontre » ?
    - Cette phrase étant célèbre, je la salue comme il se doit d'une célébrité en m'inclinant humblement.
    57 – Sans tricher, d’où est tirée cette phrase célèbre : « dès qu’il eut franchi le pont, les fantômes vinrent à sa rencontre » ?
    - Cette phrase n’est plus digne d’être saluée si quelque motion trivialement inquisitoriale la surdétermine.
    58 – Écrivez la dernière phrase d’un roman, d’une nouvelle, d’un livre étrange à venir.
    - Etrangement : non: mon agent à La Havane s'y oppose contractuellement.
    59 – Sans regardez votre montre, quelle heure est-il ?
    - Il est l’heure de s'aller immerger dans la piscine d'eau salée .
    60 – Regardez votre montre. Quelle heure est-il ?
    - Il est encore et toujours l’heure d'échapper à la voracité des cadrans.

    Image ci-dessus: Michael Sowa.

  • Voyage au bout de nulle part

    Sur Le rendez-vous de Thessalonique de Nicolas Verdan, Prix Bibliomedia 2006.

    Les vrais romanciers ne sont pas légion dans la littérature romande actuelle, où la relève se fait en outre désirer, et c’est pourquoi le premier ouvrage de Nicolas Verdan, qui fixe d’emblée un espace proprement romanesque et développe, au fil d’une écriture précise, concrète et rapide, le récit des désarrois d’un quadragénaire de notre temps en pleine remise en question, nous intéresse et nous touche. Il y a de fait, dans Le rendez-vous de Thessalonique, l’écho d’un malaise d’époque lié au sentiment de l’insuffisance d’une existence protégée et par trop balisée, également perceptible dans Le pays de Carole, et, plus récemment, dans Ne pousse pas la rivière de Jacques-Etienne Bovard ou dans Vie sauvage de Philippe Rohr, avec des composantes propres à l’auteur dont la double origine helvétique et grecque fonde ici la recherche d’un « ailleurs » à coloration d’« Orient inconnu ».

    Jeune architecte fatigué de concevoir de confortables prisons pour clients dorés sur tranche, et non moins las de la plate vie qu’il partage, sexe pointé, avec une Luce par trop lisse, Lorenzo se trouve soudain ébranlé par la disparition non annoncée de son ami Themis, journaliste exerçant sur lui l’ascendant d’un grand frère, sur les traces duquel il va se lancer, lors même qu’une sentence du poète Cavafis, tirée de La Ville et notée dans un carnet de son mentor, retentit sourdement en lui : « Tu ne trouveras pas d’autres lieux, tu ne trouveras pas d’autres mers ».

    C’est en traversant la mer Adriatique, au demeurant, que Lorenzo va rallier, par Igoumenitsa et les montagnes couvertes de neige noire « comme de la cendre » du proche pays des aigles, la Grèce et Thessalonique, non sans être profondément troublé, dans son périple, par la rencontre réitérée de pauvres migrants en dérive dont les processions hagardes le hantent et qui partagent, croit-il, sa « folle espérance de l’ailleurs ». Au fil du récit, le lecteur appréciera déjà la qualité d’évocation du récit de Verdan, capable de restituer des atmosphères sans s’attarder à de fastidieuses descriptions. Un décor fruste, une lumière blafarde, un dialogue et vous êtes dans ce commissariat nocturne de Kozani, avant de vous retrouver dans tel hôtel décati de Thessalonique ou dans tel quartier gitan.

    On pense à La fuite de Monsieur Monde de Simenon, et à tant d’autres échappées des personnages du même auteur, dans ce roman du rejet de l’ennui et de la médiocrité, en quête d’on ne sait trop quoi. Naïf et lucide, Lorenzo semble flotter et couler à la fois, s’amusant ici dans un bar ou dans le lit d’une belle et poursuivant, inassouvi, sa quête au bout de nulle part, à la vive inquiétude d’amis désireux de le ramener du côté de la vie. Il y a chez, chez ce Werther sans âme sœur ni passion, un désespoir informulé assez typique de ce temps où les postures philosophiques d’un Meursault ou d’un Roquentin font figure un peu solennelles. Tout au plus se raccroche-t-il au partage mélancolique de la musique, au milieu d’amis d’un soir, et à l’évocation d’une « Grèce inviolée », avant de se fondre dans l’anonymat d’un quartier déshérité et de finir, après la rencontre d’une damnée de la terre (la Kurde Narmeen fuyant dans une autre direction) qu’il ne saurait accompagner, fracassé de la plus absurde façon sans se douter que son ami Themis, pour sa part, est revenu à bon port après une enquête difficile sur les migrants clandestins le justifiant à ses propres yeux.
    Mais qui est vraiment justifié ? A quoi rimait réellement l’amitié de Themis et Lorenzo ? Celui-ci aura-t-il jamais connu l’amour ? Themis ne se berce-t-il pas de lyrisme à bon marché en faisant sien le témoignage de Nouredine l’exilé ? Et qu’est-ce que ce « rêve de l’ailleurs » unissant finalement, sans qu’ils s’en doutent même, les deux amis ?

    Peu importent à vrai dire les réponses : ici ne compte que le chemin, dont l’intersection finale exclut l’apaisement. Le dernier mot du Rendez-vous de Thessalonique est laissé au « vent doux » qui souffle sur la « ville apaisée », et l’on pense là encore à L’étranger de Camus où la musique de la nature pallie le vide du ciel, à cela près que Nicolas Verdan ressent plus qu’il ne philosophe, composant son roman comme à tâtons et modulant telle désespérance existentielle sans savoir très bien, comme toute une génération du tournant de millénaire, d’où « tout ça » vient ni où « ça » va...

    Nicolas Verdan. Le rendez-vous de Thessalonique. Bernard Campiche, 109p.
    Référence: www.Campiche.ch


  • Comme si c'était un jeu...

     
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    "La mort viendra et elle aura tes yeux" (Cesare Pavese)
     
    On dirait que les dieux se vengent,
    on n’en sait rien, ma foi:
    faudrait le demander aux anges,
    qu’ils nous disent le pourquoi
    la raison soudain du silence,
    ce vide et plus personne
    à la fenêtre, au téléphone,
    plus d’écho qui résonne,
    plus de quoi relancer la danse...
    Mais ces larmes me font bien rire,
    enfin: quelle anicroche !
    Nous avions encore des reproches,
    imbéciles de vivants,
    des arguments à balancer
    des motifs de pardon:
    Votre Honneur j’étais un peu ivre,
    ou c’était toi, ou c’était vous -
    on ne se souvient pas, les cons,
    de ces mots qui délivrent...
    D’ailleurs les dieux aussi ont tort,
    et les anges déçus
    par la vendange survenant
    parfois avant le temps venu
    ont l’air de regarder le vent...
    Alors comment réparer ça ?
    Ils disent que c’est la vie
    comme leurs aïeux avant eux
    l’auront seriné sans rien dire
    ou pas mieux que: voilà...
    Tâchons ainsi malgré les dieux
    de ne pas nous éterniser,
    comme si c’était pour de semblant,
    comme si c’était un dernier jeu
    pour ne pas trop peser,
    au conditionnel des enfants...
     
    Image: Philip Seelen.

  • Poète, vos papiers

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    Des pratique fétichistes du preneur de notes en situation aggravée. Visite d’atelier…

    Mis en demeure de présenter ses papiers par le jeune peintre Fabien Clairefond de récente connaissance, aussi talentueux qu'intrusif et injonctif, l’auteur de ce blog lève un coin de voile sur sa méthode de preneur de notes invétéré, frappé par cette maladie incurable vers l’âge de 16 ans, qui n’a cessé de s’aggraver depuis lors.
    Le support de cette manie compulsive (exercée initialement pour se libérer de la propension à mordre son prochain, notamment, ou pour dépasser le stade du miroir, comme on voudra) fut d’abord une série de petits carnets noirs de marque Biella et de format 10x16cm, dont ses archives comptent une soixantaine à l’heure qu’il est. Dans les années 90 du siècle passé, ledit support de taille modeste fut remplacé par de véritables livres, maquettes reliées aux pages vierges à lui fournies par ses éditeurs. A noter que l’encre du maniaque est verte depuis LA rencontre de sa moitié, dont les yeux virent du gris bleu au vert d’eau selon les variations de la lumière, et que chaque carnet manuscrit fait l’objet d’une recopie dactylographiée, occasionnant l’achat par série de sept de grands cahiers reliés noirs à tranches rouges de marque chinoise, dont chacun compte environ 188 pages. Lesdits carnets et cahiers noirs du malade sont enrichis de nombreux documents collés, cousus, agrafés, qui ajoutent au texte une manière d’hypertexte en trois dimensions et en feront d'improbables objets de collections, sait-on. Est-ce tout ? Sûrement non, mais pour le moment ça va comme ça. Bonsoir, Fabien...

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    Images: de haut en bas et d'ouest en est: 1) La cathédrale de Chartres en passant sur carnet de petit format: aquarelle lavée en voiture sur la route de Saint-Malo. 2) Vue de la Désirade au jour de notre installation, en 1997. 3) Le chien Filou , connu des visiteurs de ce blog en tant que médiateur attitré, sous le nom de Fellow; 3) La maison rouge, à Montagnola, également peinte par Hermann Hesse; 4) Olivier provençal classique gesticulant, non loin de Pézenas, sur un carnet de la seconde génération, relié toilé; 5) Filou sévère, pour faire croire qu'il a la moindre aptitude de gardien, au-dessus d'un coin de Léman; 6) Transcription tapuscrite avec rajout de paysage aquarellé, la Savoie vue 315401032.jpgde Lausanne-City...  7) Carnets publiés aux éditions Bernard Campiche; L'Ambassade du papillon et 986284977.jpgLes Passions partagées, recouvrant les années 1973 à 1999.1935414010.JPG 8) Dernier carnet ouvert sur des images de Toscane et du lac des Quatre-Cantons.

  • Le Temps selon Pascal Quignard est comme un grand jardin de mots

    images-10.jpeg
    Unknown-9.jpegLier le proche et l’universel, le détail et tout le toutim, au gré de nos pauvres ou riches heures, est le propre du génie poétique. Celui-ci surabonde au fil des pages des Heures heureuses, constituant le douzième volume du Dernier royaume, grand voyage autour de la chambre d’échos du monde où musiques et pensées, présent immédiat et passés mêlés vont de pair face à la merveille du vivant et au silence intemporel de la mer – poids du monde et chant du monde…
    Lorsqu’on lui demandait l’heure, la voyageuse étonnante (non moins qu’étonnée, cela va sans dire) qu’était Ella Maillart répondait : « il est maintenant », mais que voulait elle dire ? Je n’en sais trop rien, n’ayant jamais rencontré la fumeuse de pipe en question ni d’ailleurs beaucoup lu de ses récits de voyage « cultes » qui me semblaient manquer de charme et de chair et auxquels je préférais celui de Lina Bogli intitulé En avant ! dans sa traduction française d’Anne Cuneo, mais cette réponse péremptoire et d’une apparente sagesse stoïcienne, ou peut-être zen, m’est restée sans que je sois sûr de sa signification ni de la sincérité de sa locutrice. Parce que maintenant c’est quoi et c’est quand ? Célébrer l’ici et le maintenant vaut-il mieux que sonder le naguère et le jadis ? Et qui, n’en déplaise à notre regretté compère Roland Jaccard, voudrait se cantonner dans le « monde d’avant » au motif que le présent devient inhabitable et non seulement à Bakhmout ou à Gaza ?
    Sur quoi, relevant d’un deuil, en rémission d’une maladie mortelle ou au bord de l’abîme du temps, vous lisez : « Il est l’heur ».
    Dans la profusion des nouveaux livres, l’autre jour, entre prix littéraires de l’automne et autres romans à succès « incontournable » voués à un oubli prochain, ce discret ouvrage blanc à titre bleu vous a fait signe et l’ouvrant vous êtes tombé sur ces lignes relevant de l’ici et du partout, du jadis et du maintenant de tout le temps : « L’amour est la seule motivation, immotivée, qui se rapporte directement à l’élan de la vie. Il est l’heur. « Qui est aussi mal-heureux qu’il croit ? Qui est aussi heureux qu’il l’avait espéré ? » L’annonce d’une maladie mortelle qui nous frappe délimite soudain l’ombre du paradis. »
    Aux infos le même soir il était question de l’enfer de Gaza. Après celui de l’atroce razzia du 7 octobre (une date qu’on a dit « historique » le jour même), la vengeance invoquant les temps bibliques et la mort infligée de «droit divin», Yaweh jetant l’anathème sur la tribu et l’exclusion engendant l’exclusion, puis revenant à votre tout petit « moi » vous vous êtes rappelé La mort d’Ivan Illitch de Tolstoï, ou le film Vivre de Kurosawa : la story de celui (ou de celle) qui apprend qu’il (elle) est condamné (e) par « la faculté » et qui se demande comment vivre le reste de son temps accordé ?
    Alors Pascal Quignard d’enchaîner les mots qui délivrent, les mots qui exorcisent les maux : « L’annonce d’une maladie mortelle qui nous frappe», et c’est évidemment pour nous toutes et tous, même loin de la guerre, « délimite soudain l’ombre du paradis ». Cette étrange ombre portée autour de nous consacre ce qui va être perdu mais en le consacrant elle le fait resplendir. Ce relief merveilleux et subit importe plus que le seul décompte des jours qui restent à vivre. Il est curieux qu’on puisse dire de ce décompte qu’il s’agit d’une sorte d’Eden. La ligne que porte cette ombre inscrit la frontière d’un monde perdu dans le réel, déposant cette ombre sur l’étendue de plus en plus diminuée des jours, la mort apporte aussi un lieu ou du moins met en place un rivage ; un espace qu’on ne peut plus franchir ; une espèce de lumière pâle, faible, s’élève sur cette étendue sublime où vient se concentrer le plus beau, du moins le préféré de ce qui fut vécu. Quelques morceaux de paysages, dans cette menace qui soudain gagne tout, supplient particulièrement le ciel ».
    Entre minutes heureuses et Riches Heures
    Quant au « maintenant » d’Ella Maillart, il est daté ce matin, et c’est un paysage à ma fenêtre donnant sur les hauts du Grammont et leur première neige. Nous sommes le 23 novembre 2023, jour dédié à Sainte Catherine, dite « la pisseuse » parce qu’il pleut souvent à la fin novembre, et l’Almanach cite quelques dictons en ribambelle : « Pour la sainte Catherine tout arbre prend racine, le feu est à la cuisine, l’hiver s’achemine, l’hiver s’aberline, il faut faire la farine, le cochon couine, les sardines tournent l’échine », etc.
    Sainte Catherine est la patronne des jeunes filles, mais aussi des étudiants et des philosophes, donc il y en a pour tout le monde, autant que dans le jardin de mots de Pascal Quignard dont une série (le romancier-essayiste est un story tailor et plus encore un serial poète) intitulée Dernier royaume, amorcée en 2001 avec Les Ombres errantes, représente à mes yeux l’un des plus fabuleuses lectures du monde que nous offre un auteur contemporain de langue française.
    L’on pense immédiatement aux « minutes heureuses » de Baudelaire, dont notre cher Georges Haldas a relancé la formule dans ses épiphanies familières, en pénétrant dans cette nouvelle donne de l’immense dédale cartographié par l’Auteur, sur une scène comique mettant en scène les courtisans de Napoléon III qui dansent le soir comme de petits automates autour d’un piano actionné à la manivelle par le chambellan de l’empereur, dont l’ennui s’exprime par la question fameuse (« Quelle heure est-il ? ») en attendant onze heures pile ou le couple impérial ira, l’heure c’est l’heure, se pieuter.
    Romancier à jet continu, autant qu’il est philologue érudit ès humanités classiques et maître de son archet au violoncelle, mémorialiste de tous les siècles (l’Antiquité mutiple, le Moyen Âge, Montaigne, Bahmout et Gaza annoncés par la saint Barthélémy et la Shoah, sans oublier le Japon ou la Chine et les oiseaux d’Emily Dickinson) et confident tout personnel de ses lecteurs invités dans le jardin de mots et de maux de son enfance, Pascal Quignard peuple son « royaume » d’innombrables « pipoles » historiquement crédités (badge vérifiable sur wikipedia) dont il extrait autant de biographèmes significatifs.
    Et c’est la passion vertigineuse de La Rochefoucauld, les transes du psychanalyste hongrois Thomas Ferenczi aboutissant à la publication de Thalassa, « le plus beau des livres que la psychanalyse a suscités », amorcé en 1914 et composé « à l’intérieur de la guerre » , dont le titre hongrois plus explicite de « Catastrophes au cours de l’évolution de la vie sexuelle » nous relie à « ce qui existe en nous obscurément depuis la nuit des temps », laquelle renvoie plus en douceur au sommeil de Cendrillon qui ne comprend plus rien quand elle se réveille, cent ans plus tard, dans son corps de vingt ans…
    Donc Cendrillon « la fille des cendres », Jacques Esprit et Giordano Bruno dont le corps est devenu flamme au Campo de’ Fiori pour avoir dit que l’histoire humaine n’occupait plus le centre du temps, et plus que toutes et tous cette amie, cette Emmanuelle de malheur qui a fait son bonheur secret sans partage sexuel mais en fusion et en effusion tenant là aussi de la merveille – bref le roman de la vie avec son putain de cancer de merde, tranfigurée par la poésie.
    Si l’enluminure domine la phrase et les images, les liaisons sémantiques ou plastiques inouïes de la prose éminemment poétique de Pascal Quignard – et le rapprochement avec les Riches Heures du Duc de Berry se fait d’ailleurs explicitement dans un chapitre -, la part de l’ombre n’en est pas moins constante, une fois encore, sous les moires de l’étincelante surface océanique.
    Le grand Ramuz écrivait un jour « Laissez venir l’immensité des choses ». Et le non moins épatant Charles-Albert Cingria de nuancer : «Ça a beau être immense : on préfère voir un peuple de fourmis pénétrer dans une figue ». Et Pascal Quignard à propos des extases et de la mort de sainte Thérèse d’Avila : « Il faut laisser des années vides dans la chronique du temps. Il faut laisser des espaces vierges dans les forêts, le long des barbelés des champs, sur les flancs des collines, sur les plateaux des falaises »…
    Et encore : « Soustraire l’existence à la logorrhée, au baratin, à la circulation sans fin des voix et des préceptes, à la meute, au verbum, au fourrage. Il faut laisser au bout des labours des déserts, des bouquets d’arbres, des taillis, des buissons, des touffes de chardons, des plages blanches, des bords de mer ou de lacs sauvages. Il faut s’écarter du pogrom »…
    Et enfin : « La Nature est peut-être la plus belle forme du temps, plus profonde que la langue et plus vaste que l’Être »…
    Pascal Quignard. Les Heures heureuses. Dernier royaume XII, 230p. 2023.

  • La mer en son absence

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    La mer en sa tranquillité
    au bord des soirs d’été
    où nous étions à ne rien faire,
    la mer nous écoutait nous taire…
     
    Se taire était notre façon
    en ces fins de journées
    de nous parler de nos passions
    tendrement partagées…
     
    Tu me disais ne croire en rien
    qu’en ces moments perdus
    à ne faire qu’à nous aimer
    devant l’immensité
    lentement revenue
    en allées et marées -
    ainsi la mer nous parlait-elle…
     
    Peinture: Thierry Vernet

  • Ceux qui ne se laissent pas faire

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    Celui qui mord la main qui l’a frappé / Celle qui répond aux propos humiliants de la mère supérieure du couvent - cette chipie invoquant le Seigneur qui n’y peut mais / Ceux qui repoussent les avances de Satan ce malotru / Celui qui ose tenir tête à son tuteur médisant / Celle qui récuse tout compliment exagéré / Ceux qui se défient des média-mensonges / Celui qui fait taire le beau parleur / Celle qui remonte les bretelles du charmeur impudent / Ceux qui ne cèdent point aux suggestions anticléricales non plus qu'à leurs contraires / Celui qui est au fait des prises élémentaires du judo mental / Celle qui se défend bec et ongles ou les dents en avant selon les cas / Ceux qui font assaut de silence assourdissant / Celui qui ne plie ni ne rompt point barre / Celle qui oppose une fin de non recevoir à la proposition déshonnête de son conseiller fiscal un rien polisson / Ceux qui répètent devant notaire qu’il préfèrent ne pas / Celui qui décline poliment quand on le presse de sauter le premier / Celle qui se dit assignée à résistance / Ceux qui restent sur leurs oppositions, etc.
     
    Image: Oblomov l'indolent.

  • Ceux qui font la part des anges

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    Celui qui a appris à deux à lutter contre le froid / Celle qu'on croit inactive parce qu'elle fait des patiences / Ceux qui se vantent d'avoir vaincu la vanité / Celui qui fait effort de laisser-aller / Celle qui en apprend pas mal de ses têtes blondes / Ceux qui domptent leur impatience / Celui qui n'a pas su protéger ses enfants de la faiblesse / Celle qui rêvait de fabriquer une Angelina Joie bis et qui a été déçue en mieux / Celui qui fait partie d'un choeur et se sent donc l'âme grandie / Celle qui se sent protégée en chantant des motets de Schütz / Ceux qui écoutent la manécanterie du fond de la cathédrale / Celui qui sent son eau devenir plus tranquille / Celle qui libère ses cheveux en attendant que le vent se lève / Ceux qui relisent la liste des invités de Gatsby consignée par Nick Carraway dans les marges d'un annuaire de chemins de fer perimé /Celui qui marque ses pages avec une repro de l'Angelus Novus de Paul Klee cher à WB / Celle qui lit et relit L'Effondrement de Scott Fitzgerald en se rappelant ses belles années à Baltimore / Ceux qui ont connu le beau   type à guêtres violettes qui plus tard étrangla sa femme / Celui  qui se rappelle les ailes déployées des livres ouverts de Bergotte dans la vitrine de Monsieur Marcel de la librairie Chez Céleste / Celle qui se rappelle le zozotement de cet Edgar Beaver dont les cheveux sont devenus blancs comme neige en une nuit sans que nul ne sache pourquoi même pas lui / Ceux qui pensent toujours à l'un ou l'autre de leurs cousins quand la radio annonce un "accident de personne" / Celui qui ne fut au repos sexuel que dans le cercueil  que sa veuve fit visser fissa / Celle qui te dit comme ça que de Fitzgerald il faut lire "surtout les nouvelles" comme pour laisser les romans aux philistins /Ceux qui ne se souviennent pas d'avoir pensé qu'ils étaient enfants quand ils l'étaient / Celui qui a vu l'ange le premier mais n'en à rien dit au pharmacien Camomille / Celle qui jouit d'être seule avant et après le bureau / Ceux qui savent que les bureaux conspirent / Celui qui a connu la faiseuse d'anges de Montorgueil / Celle qui ne tombera pas du trapèze tant que l'ange la tiendra à l'oeil / Ceux qui savent que l'humanité perdra son enfance et donc son âme quand elle perdra son conteur, etc,  

     

     Image: Angelus Novus, de Paul Klee