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Philip Roth

  • Retour au père

     

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    Retour à Patrimoine, de Philip Roth, ou le requiem émouvant du grand écrivain qui vient d disparaître à l'âge de 85 ans, à la mémoire de son père.

    Récit des derniers temps de la saga terrestre d’Hermann Roth, père du grand romancier américain, Patrimoine est l’un des livres les plus attachants de Philip Roth, qu’on pourrait dire à la fois le livre de la filiation et de la reconnaissance, mais aussi de la bataille contre la mort.
    Cette « histoire vraie », comme la sous-intitule l’auteur, commence au moment où le vieil Hermann, en sa quatre-vingt-sixième année, voit sa « santé phénoménale» soudain ébranlée par une paralysie de la moitié de sa face liée à une « tumeur massive » au cerveau. Fortement secoué par la découverte des radios du cerveau paternel (siège d’une autorité tutélaire qu’il a vaillamment affronté en sa jeunesse), le fils se rapproche aussitôt de son père qui va s’en remettre à lui au gré d’une inversion de rapport aussi « classique » qu’ « unique » en l’occurrence.
    Car tout, à vrai dire, est « unique » chez Herman, formidable « tronche » dont l’écrivain retrace, au fur et à mesure de son déclin, le parcours et les contours de la personnalité. Dans la foulée, et par cercles concentriques, c’est le tableau d’une immense famille (les Roth constituant une tribu de centaines de personnes liées entre elles par des rites, des fêtes et même par un journal…) et de la communauté juive de Newark dont Herman fut le barde oral, que son écrivain de fils déploie avec force détails cocasses et autant de souvenirs kaléidoscopiques,en digne scribe.
    Après la magistrale trilogie américaine et, plus récemment, Le complot contre l’Amérique, autre sommet de l’œuvre à caractère autobiographique, la replongée dans Patrimoine nous conduit en son noyau tendre, intime et charnel, à la source bouillonnante d’une mémoire incarnée.
    De fait, Herman Roth apparaît ici comme l’incarnation même de la mémoire. « Etre vivant, pour lui, c’est être fait de mémoire : pour lui, si un homme n’est pas fait de mémoire, il n’est fait de rien. » Or cette mémoire n’est pas un refuge mais un partage, non du tout une exaltation du « bon vieux temps » mais une façon généreuse de tout revivifier ensemble.
    Réaliste comme l’aura toujours été son père, Philip Roth accompagne celui-ci dans son calvaire avec une attention émouvante, laquelle culmine au moment où le vieillard, pleurant comme un gosse, patauge dans ses excréments après avoir « chié dans son froc » et souillé tout l’appartement de son fils. Alors celui-ci de trouver les mots les plus justes pour reconnaître son « patrimoine » jusque dans cette merde paternelle.
    Pur de toute sentimentalité conventionnelle, et ne cachant rien ainsi de l’égocentrisme envahissant et de l’entêtement obtus du vieil homme, Philip Roth raconte les derniers jours de son père avec une délicatesse bouleversante, lui murmurant finalement « papa, il va falloir que je te laisse aller », puis « mourir est un travail, et c’était un travailleur… » avant de sentir, dans sa main, la vie quitter la main de son père.
    Philip Roth. Patrimoine. Folio, 252p.

  • L’innocence perdue

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    À propos de Pastorale américaine, de Philip Roth, premier volet d'un triptyque magistral.

    C’est le roman d’un Américain modèle, sûr d’être un type bien, qui se fait cracher à la gueule et démolir par sa propre fille. C’est le roman des incendiaires des années 60 déboulant dans le salon bourgeois de Monsieur Bonhomme. C’est le roman du terrorisme exacerbé par l’idéologie. C’est le roman du traumatisme provoqué par le guerre du Vietnam. C’est le roman d’une rupture de filiation. C’est le roman d’une cassure profonde qui n’a pas affecté, cela va sans dire, la seule société américaine, mais dont les effets s’observent partout, aujourd’hui encore. C’est tout cela que Pastorale américaine, premier volet d’une trilogie aujourd’hui achevée.
    Pastorale américaine est intéressant comme le sont les romans de Balzac. C’est d’ailleurs un roman balzacien. A l’ère post-post-moderne, cela pourrait faire un peu vieux jeu. Mais on continuera de lire Pastorale américaine bien après qu’on aura oublié le post-post-post-modernisme.
    Intéressant, ce roman l’est à la fois par sa matière et par les points de vue qui modulent l’observation de celle-ci. La densité psychologique et sociale (je dirai même anthropologique pour faire plus sérieux) suffirait à en faire un roman passionnant sur une époque, mais la forme du récit et la position du narrateur aboutissent à ce qui me semble réellement un grand roman, transparent au premier regard (avec l’élan épique d’un Thomas Wolfe et la clarté d’un Hemingway) et développant en sourdine un un thème, fondamental pour le romancier, qui touche à l’énigme constituée par chaque individu et au moyen de surmonter ( ?) le malentendu de toute relation ou de tout jugement univoque.
    Les grands romans ne courent pas les rues en cette fin de siècle, dont on puisse dire qu’ils cristallisent l’esprit d’une époque, comme il en fut des Illusions perdues de Balzac ou des Démons de Dostoïevski. Comme Balzac, Philip Roth ressaisit pourtant la matière sociale et psychologique de quatre décennies, aux States d’après-guerre, par le truchement d’un observateur d’une porosité sans limite.
    A partir d’un microcosme (une famille d’artisans industriels gantiers de la banlieue de Newark) et d’un personnage à dégaine de héros de stade (le champion de lycée par excellence, splendide athlète blond surnommé le Suédois alors qu’il est juif, qui défie son père en épousant une catholique d’origine irlandaise), le romancier fait le portrait vivant, après la reddition du Japon, « l’un des plus grands moments d’ivresse collective » de son histoire, dont l’ « océan de détails » roule ses vagues puissantes et chatoyantes dans la première partie du livre, intitulée Le Paradis de la mémoire.
    Or la mémoire ne travaille pas, dans Pastorale américaine, qui se poursuit en trois temps avec La chute et Le paradis perdu, de façon linéaire ou monophonique. D’entrée de jeu, nous savons que le narrateur (l’écrivain Zuckerman bien connu des lecteurs de Roth, la soixantaine et se remettant d’un cancer – comme l’écrivain) se trompe en ce qui concerne le Suédois, idole de sa jeunesse qu’il retrouve en 1995 et qui lui montre la façade la plus rutilante alors qu’il est mourant et porte en lui le secret d’une défaite.
    L’histoire de ce secret, constituant la trame du roman, devient alors, par delà la mort du « héros », le fait du romancier, dont la réalité imaginée revivifie la partie supposée « réaliste » du tableau d’époque. Ainsi, à la première image du parfait Américain figurant « l’incarnation de la platitude », se substitue celle d0un homme beaucoup plus complexe et attachant, type du bâtisseur de bonne foi formé à la longue et difficile discipline du métier de son père (lequel métier nous vaut un véritable « reportage » balzacien sur les gantiers de Newark, dont la déconfiture adviendra lors des cataclysmes sociaux de Newark) et dont les affaires prospères ne font que matérialiser son loyalisme tous azimuts.
    Face à cette Amérique positive, la révolte de Merry, fille adorée du Suédois, relève du mystère dostoïevskien ou de ce que René Girard appelle la « médiation interne », et c’est alors que Pastorale américaine s’enrichit d’une composante réellement tragique puisque la « pureté » de la jeune fille va conduire successivement à l’attentat politique et à son autodestruction « mystique ».
    « Qui de nous a connu son frère ? Lequel d’entre nous a déjà pénétré dans le cœur de son père ? Qui de nous ne demeure à jamais étranger et seul ? », peut-on lire en exergue à L’Ange exilé de Thomas Wolfe, grand roman du rêve américain de la première moitié du XXe siècle dont le Suédois paraît sortir avant que de perdre son innocence, sans pénétrer le cœur de son propre enfant, dans ce roman des illusions perdues que constitue Pastorale américaine.
    Philip Roth. Pastorale américaine. Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Josée Kamoun. Gallimard, coll. Du monde entier, 1999. 433p. Disponible en poche Folio.

  • Le rêve fissuré

     

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    Flash-back sur J'ai épousé un communiste, qui  constitue  la suite de la fresque amorcée par Philip Roth avec Pastorale américaine.


    L'oeuvre de Philip Roth, déjà considérable, s'est déployée depuis quelques années avec une ampleur nouvelle, au double point de vue de l'expérience humaine et de sa mise en mots, qu'ont annoncé le bouleversant Patrimoine (l'un des plus beaux «livres du père» que nous ayons lus) et la non moins référentielle Opération Shylock.

    Avec la trilogie qu'inaugurait Pastorale américaine (parue aux USA en 1997), suivie de J'ai épousé un communiste (1999) et de The Human Stain (à paraître), Philip Roth, la soixantaine bien sonnée, mais retrouvant une sorte de nouvelle verdeur et de prodigieuse énergie, renouait à la fois avec sa jeunesse et avec un grand courant de la littérature américaine du XXe siècle qu'on pourrait dire des jeunes conquérants, de Thomas Wolfe (que Philip Roth a dévoré en son jeune âge et que sa traductrice semble confondre avec Tom Wolfe, auteur-vedette plus récent et nullement fondateur) à Saul Bellow, en passant par Ernest Hemingway.


    Pour tous ceux-là, le rêve américain n'était pas un vain mot. Le lyrisme candide, et l'extraordinaire puissance d'absorption et d'évocation de Thomas Wolfe, géant au sens physique et moral, sont souvent moqués aujourd'hui dans les universités américaines. Pourtant c'est avec cet ange pataud, loin des chichis de la postmodernité, que Philip Roth, écrivain hyperlucide, hyperintelligent et hypercultivé, auteur mondialement connu du Complexe de Portnoy, a choisi de renouer à sa façon en remontant aux sources de ses propres grandes espérances et de sa désillusion.

    Dans Pastorale américaine, Philip Roth raconte l'histoire d'un homme de bonne volonté, champion de sport et de patriotisme (le type du héros du Nouveau- Monde, assumant son origine de juif atypique) qui a cru à la légitimité de la guerre contre Hitler autant qu'à la démocratie américaine, et qui découvre soudain, dans les années 60, que sa fille est une terroriste. Ce qu'il y a de saisissant dans Pastorale américaine, c'est que tout se rejoue à travers le temps.

    De la même façon, dès le début de J'ai épousé un communiste, le récit des faits, remontant aux années 1948-1952, se revit au cours d'une série de conversations réunissant, six soirs de suite, en été 1997, Nathan Zuckerman et son ancien prof d'anglais Murray Ringold, actuellement âgé de 90 ans et lui racontant la vie d'Ira Ingold, son frère cadet, qui a été le mentor de Nathan en son adolescence. Or ce qui va corser cette conversation, c'est le mélange des souvenirs du jeune homme à la fois crédule et naïf, de plain-pied avec ce qu'il vit, le commentaire du frère aîné qui oppose sa lucidité à la passion folle d'Ira, et l'effet de distance des années qui rend sa portée réelle à chaque comportement.

    Philip Roth brosse, dans J'ai épousé un communiste, les portraits hautement représentatifs d'une dizaine de figures de l'épopée américaine d'après-guerre. Les deux frères Ira et Murray, le tout instinctif et le plus réfléchi, renvoient à la paire biblique de Caïn et d'Abel autant qu'aux frères Karamazov, sans qu'il n'y ait rien en cela de schématique. Ira est un fauve humain à la Cendrars qui trimballe un terrible secret en s'efforçant de concilier ses idéaux révolutionnaires et ses contradictions de séducteur. Murray, qui a senti le danger du fanatisme, défend la mesure civilisatrice contre la brute sous tous ses aspects. D'abord sous la coupe d'Ira, Nathan va rencontrer un pur révolutionnaire en la personne de Johnny O'Day, dont la rectitude a cependant quelque chose d'inhumain. Par la suite, le jeune homme va découvrir quelles turpitudes humaines cachent souvent les idéaux les plus purs. Du côté des femmes, qui comptent beaucoup pour Ira, le roman nous vaut au moins trois figures balzaciennes hors du commun en les personnes d'Eve Frame, la comédienne à jamais prise à son propre jeu, Sylphid sa fille frustrée et tyrannique, et Katrina l'horrible femme de pouvoir suintant le conformisme moralisant et l'auto-adoration.

    A un moment de rupture, quand Nathan Zuckerman entre à l'Université et s'entend dire par un jeune prof que la littérature «engagée» est condamnée d'avance (parce que la politique vise à la généralisation, tandis que la littérature vise au particulier), l'on sent tout l'univers du jeune homme osciller entre le «réel» , que symbolisent le syndicaliste O'Day et les ouvriers de la métallurgie, et un monde plus complexe où les passions humaines, fussent-elles taxées de «bourgeoises» par l'ascète stalinien, n'en sont pas moins omniprésentes.

    Ira Ringold, devenu Iron Rinn à la radio de l'époque, célèbre pour ses imitations de Lincoln, incarne à la fois, dans ce roman, la figure de l'indomptable et du faible, du révolutionnaire et du viveur, du réformateur et du jouisseur, dont l'union avec la belle Eve Frame, raffinée et honteuse de ses origines juives, ne peut qu'aboutir à la catastrophe. Ce qu'on remarquera dans la foulée, c'est que la lutte idéologique, là-dedans, comme souvent dans les pays de l'Est à la même époque, n'aura été qu'un prétexte à règlements de comptes personnels.

    C'est ainsi que, manipulée par un affreux couple (la romancière moralisatrice à succès, et son mari politicien, chroniqueur patriotard et futur député sous Nixon), Eve accepte de livrer Ira aux fauves en publiant un ouvrage de pure délation, J'ai épousé un communiste, dont elle n'a pas écrit une ligne mais qui va précipiter la ruine sociale de son mari avant que tout ne se retourne contre elle.

    Cependant le roman ne se borne pas à ces étroites largeurs de la vengeance personnelle. De fait, plus on entre dans la confidence de Murray, sans cesse corrigée par la vision de Nathan (et le lecteur lui-même ne cesse d'y ajouter son grain de sel), et plus on est confronté au caractère insondable, à la fois effrayant et bouleversant de la nature humaine.

    Qu'est-ce qui est trahison et qu'est-ce qui est vérité? Qu'est-ce qui est amour et qu'est-ce qui est crime? A la même époque, les mêmes pharisiens feignaient de croire que les «communistes» fomentaient la mort de la Nation, tandis que les mafieux et les lyncheurs de Noirs restaient impunis. Un livre, intitulé J'ai épousé un communiste, fit alors figure d'arme, désignant la haute trahison d'un conjoint qui eût pu finir sur la chaise électrique. Aujourd'hui, un autre livre paraît qui tire de cette matière une image vivifiante et fraternelle.

    Philip Roth, J'ai épousé un communiste. Traduit par Josée Kamoun. Gallimard. Collection Du Monde entier, 404 pp.

  • Dans la peau de tous

    littérature

    Après la Pastorale américaine et J'ai épousé un communiste, La tache conclut en beauté le triptyque de Philip Roth, au sommet de son art.
    La littérature nord-américaine de la première moitié du XXe siècle, comme l'entre-deux-guerres français courant de Proust à Céline et de Bernanos à Aragon, a été dominée par de très grands écrivains au rayonnement universel, tels William Faulkner et Ernest Hemingway, Thomas Wolfe ou John Dos Passos, entre autres, qui n'ont guère d'équivalents aujourd'hui, si l'on excepte, surclassant quelques auteurs également remarquables du genre de John Updike, Norman Mailer ou Gore Vidal, un Saul Bellow ou un Philip Roth.

    L'évolution de celui-ci est particulièrement intéressante, contrairement à celle de tant d'auteurs grisés puis défaits par le succès. Si la gloire a souri à l'auteur dès ses jeunes années, et notamment avec Portnoy et son complexe, essorant positivement le thème de la sexualité en milieu juif conventionnel, l'écrivain n'a cessé ensuite de varier et d'enrichir une oeuvre étudiant à la fois les déboires de l'individu (où la guerre des sexes tient une bonne part) et les séismes psychologiques et sociaux vécus par la collectivité dès les années cinquante.
    Après une série d'ouvrages qui suffiraient à établir une réputation d'auteur majeur (de L'écrivain des ombres à Opération Shylock en passant par La contrevie), Philip Roth a signé, avec Patrimoine, un bouleversant hommage à son père, ce petit artisan juif de Newark qui, en sa qualité de poète oral en phase avec tout un monde industrieux et pittoresque, lui a légué la vocation de héraut d'une communauté humaine balzacienne.
    Un grand dessein
    Or celle-ci ne se borne pas, dans l'oeuvre de Philip Roth, à une famille ethnique ou religieuse quelconque. Parfois classé «auteur juif», ce qui semble aussi réducteur que de classer Faulkner «auteur blanc» ou Flannery O'Connor «romancière catholique», Philip Roth semble avoir repris, avec le projet de sa Trilogie américaine, le flambeau de grands bardes tels Thomas Wolfe, dont il a réinvesti le souffle athlétique à sa façon, ou de ces impressionnants «sociologues» du roman américain que furent Theodore Dreiser, au début du XXe siècle, et John Dos Passos.
    A cet égard, la lecture de Pastorale américaine, couronnée par le Prix Pulitzer en 1998 et par le Prix du meilleur livre étranger en France, fut un véritable choc, tant le registre du romancier s'ouvrait soudain aux dimensions de l'histoire américaine contemporaine, des grisantes années cinquante aux lendemains qui déchantent du terrorisme incarné par une jeune révoltée, fille d'un héros de la patrie.
    Après ce formidable roman, à la fois généreux et tragique, qu'on pourrait dire du rêve américain fracassé, Philip Roth continua de sonder celui-ci en abordant, avec J'ai épousé un communiste, la sombre époque du maccarthysme à laquelle fait hélas penser le «revival» actuel du puritanisme et de la censure d'Etat. Or ce qui caractérisait, aussi, ces deux vastes romans «conduits» par le double romanesque de l'auteur, alias Nathan Zuckerman, c'est le va-et-vient à vigoureuses enjambées, à travers les années, et le regard porté, en perspective cavalière, sur l'évolution de la société américaine réfractée dans les milieux les plus divers, les familles, les couples et les coeurs.
    La souillure humaine
    Au moment où le misérable président Bush bis voudrait faire croire au monde que le Bien, la Liberté, la Vérité sont incarnés par les Etats-Unis, un romancier solitaire, mauvais coucheur, mais admirable connaisseur des ressorts du comportement humain, a entrepris avec La tache (en anglais The human Stain, qu'on pourrait traduire par la souillure humaine), troisième volet de sa Trilogie américaine, de traiter ce thème aujourd'hui central de l'indignation vertueuse et de la fausse pureté.

    Comme Saul Bellow, dans le mémorable Ravelstein, raconte les démêlés d'un grand humaniste d'aujourd'hui (Allan Bloom, pour mémoire) en prise avec le «politiquement correct», Nathan Zuckerman se met à l'écoute d'un vieux doyen d'université triplement «indigne» puisqu'il a osé bouleverser le petit confort des mandarins locaux encaqués dans leur paresse avant de critiquer ouvertement deux étudiants fumistes (mais Noirs, ce qu'il ignorait, ne les ayant jamais vus aux cours) et de s'amouracher d'une femme de ménage nettement plus craquante que les professoresses du campus, dont le vécu tragique (son mari est un ancien du Vietnam devenu fou furieux) rejoint celui de toute une société de floués.
    Comme les deux premiers ouvrages de la trilogie, La tache s'articule autour du «trou noir» d'un secret, qui oriente l'ensemble de la «lecture» faite par Philip Roth de notre société et de notre condition. A ceux qui rejettent la monstruosité sur les autres, aux «purs», dont nous sommes tous plus ou moins en certaines circonstances, à tous ceux qui n'en finissent pas de régler la question du mal en désignant le bouc émissaire de passage, le romancier tend un miroir humain, trop humain...

    Philip Roth. La tache. Traduit de l'anglais (remarquablement) par Josée Kamoun. Gallimard, Collection Du Monde entier, 441 pp.

  • Comme une peur d’enfant

    Roth6.jpgSur Le complot contre l'Amérique, de Philip Roth

    Après la magistrale trilogie que forment Pastorale américaine, J’ai épousé un communiste et La tache, le plus grand écrivain américain vivant se livre plus intimement par le détour paradoxal d’une saisissante fiction historico-politique qui voit les Etats-Unis tomber sous la coupe d’un président pro-nazi en la personne de l’héroïque aviateur Charles Lindbergh…

    Les plus grands romans tiennent souvent à un sentiment fondamental, ressenti par un individu avec une intensité particulière, et dont l’expression, enrichie par une somme d’observations nuancées, fait ensuite figure de vérité générale. Dès la première phrase, ainsi, du Complot contre l’Amérique, Philip Roth inscrit ce qui est à la fois le plus « fictionnaire » et le plus directement autobiographique de ses romans (le narrateur se nommant Philip Roth), sous le signe de telle dominante émotionnelle : « C’est la peur qui préside à ces mémoires, une peur perpétuelle. Certes, il n’y a pas d’enfance sans terreurs, mais tout de même : aurais-je été aussi craintif si nous n’avions pas eu Lindbergh pour président, ou si je n’étais pas né dans une famille juive ? »
    Précisons aussitôt, cependant, que ce roman d’une narration toute calme et précise, ne tire aucun effet spectaculaire de cette peur d’enfant, qui reste le plus souvent latente, pour mieux ressurgir en certaines circonstances dramatiques. Du moins nourrit-t-elle certaines questions qu’on suppose l’enfant se poser avant de s’endormir : et si les vilains gestes, de rejet ou de mépris, que j’ai vu subir mes parents, si bons et si justes, se trouvaient soudain autorisés voire recommandés ? Et si la haine entrevue ici et là se généralisait ? Or, en dépit de la fiction historique (dès la Convention républicaine de Philadelphie, en 1940, qui voit Lindbergh choisi pour candidat à la présidence) et de l’ancrage particulier des Roth (dans leur quartier juif de Newark désormais bien familier à ses lecteurs), de telles questions retentissent dans l’esprit et le cœur du lecteur de manière immédiate. Et si la Suisse avait basculé dans le nazisme ? Et si nos parents si bons et si justes avaient été antisémites ? Pourquoi ne pas l’imaginer quand on lit, sous la plume de ce héros par excellence que figurait alors Charles Lindbergh, que l’Allemagne nazie menait, en 1939, « la seule politique cohérente en Europe », et que les Juifs, aux Etats-Unis, constituaient le danger numéro un ?
    Dans le très substantiel Post-scriptum du Complot contre l’Amérique, Philip Roth détaille les bases documentaires de son roman de pure fiction, qui éclairent notamment le conflit entre isolationnistes (Lindbergh entre autres, qui voyait en l’Allemagne un rempart contre le communisme) et antifascistes, et précise le rôle d’autres protagonistes, comme le journaliste Walter Winchell qui devient, dans le roman, le héraut de l’antifascisme fauteur, malgré lui, de véritables pogroms.
    Reste que l’essentiel du roman n’est pas, finalement, de l’ordre de la politique-fiction : il réside bien plutôt dans sa base absolument réaliste et véridique, reprenant et développant, à partir d’une famille et d’une communauté dont l’auteur est devenu le barde, la vaste chronique de l’Amérique de la seconde moitié du XXe siècle à laquelle se voue Philip Roth avec autant de sérieux et de lucidité que de talent littéraire et de cœur.
    Philip Roth. Le complot contre l’Amérique. Traduit de l’anglais par Josée Kamoun. Gallimard. Du monde entier, 475p.

  • Le blues de l’âge

    Rodgers17.jpgÀ propos d’ Exit le fantôme de Philip Roth
    Le plus grand romancier américain vivant est à la fois le plus ample chroniqueur de l’Amérique contemporaine. Héritier des monstres sacrés de la génération précédente (de Faulkner et Hemingway à Thomas Wolfe ou John Dos Passos), Roth a d’abord fait figure d’enfant terrible du milieu juif new yorkais, notamment avec Portnoy et son complexe (paru en 1967, 5 millions d’exemplaires à ce jour) exacerbant les thèmes de la mère castratrice, des obsessions inavouables, de la guerre des sexes et des grands idéaux de la fin des sixties. Loin de s’en tenir à cette étiquette de rebelle juif, l’auteur de L’Ecrivain fantôme, qui marqua la première apparition de Nathan Zuckerman, son double romanesque, a développé une œuvre de plus en plus ouverte à l’observation ironique et poreuse de la société en mutation. Excellant dans la comédie de mœurs, l’observation des déboires du couple et les séquelles du conformisme de masse, Roth a signé en 1991, après une dizaine de romans plus ou moins marquants (dont Opération Shylock), un très bel hommage à son père, petit artisan industrieux de Newark, sous le titre éloquent de Patrimoine.
    Dans la foulée de cette reconnaissance symbolique, et plus encore après l’épreuve décisive qu’a constitué son cancer, Philip Roth a connu un véritable second souffle romanesque. Dès Pastorale américaine, couronnée par le Prix Pulitzer en 1998 et par le Prix du meilleur livre étranger en France, le registre du romancier s'ouvrait ainsi soudain aux dimensions de l'histoire du XXe siècle revisitée avec un œil balzacien, des grisantes années cinquante aux premiers temps du terrorisme des seventies incarné par une jeune révoltée, fille d'un héros de la patrie.
    Après ce roman magistral, qu'on pourrait dire celui du rêve américain fracassé, Philip Roth continua de sonder celui-ci en abordant, avec J'ai épousé un communiste, la sombre époque du maccarthysme. Enfin, La tache conclut en beauté ce triptyque d’un auteur au sommet de son art. L’on y voit Nathan Zuckerman, opéré d’un cancer de la prostate, incontinent et impuissant, qui se met à l'écoute d'un vieux doyen d'université poursuivi pour attentat au « politiquement correct » à l’époque des frasques sexuelles de Bill Clinton.
    Dans un tout autre registre, Philip Roth est revenu en 2006 au premier plan de la scène littéraire avec Le complot contre l’Amérique, étonnante projection d’histoire-fiction où il imaginait la prise de pouvoir des nazis américains, sous la présidence du héros national Charles Lindbergh, vue par l’enfant que Roth aurait pu être ! Consacré meilleur livre de l’année par la prestigieuse New York Times Book Review, ce 25e roman de Roth fut suivi par La bête qui meurt, première variation en mineur sur le thème du désarroi vital du « professeur de désir », avant Un Homme et Exit le fantôme, marquant l’accomplissement mélancolique du grand cycle existentiel de Nathan Zuckerman. À relever enfin que Philip Roth, couvert de récompenses dès son premier livre, est « nobélisable » et recalé depuis des années. Ces jours prochains, L’Académie de Stockholm pourrait réparer une injustice…

    Roth5.jpgAvec notre bon souvenir, merci la vie…
    C’est un sentiment tendre et douloureux à la fois, mais vif aussi, et plein de reconnaissance « malgré tout », qui se dégage d’ Exit le fantôme, dont le titre renvoie au « fantôme » amical qu’aura été pour l’auteur l’écrivain Nathan Zuckerman, son double romanesque. Depuis Pastorale américaine, c’est cependant un Nathan plus attachant que le « professeur de désir » de naguère que les lecteurs de La Contrevie auront retrouvé, fragilisé par la maladie et soucieux de renouer avec ceux qui, en amont, ont le plus compté pour lui. Dans ce dernier roman du cycle, c’est ainsi le grand écrivain E.I. Lonoff, inspiré par ses amis Singer et Malamud, que Nathan évoque parallèlement à celle de la dernière amie de son mentor disparu : la délicieuse Amy Bellette. Complices dans l’épreuve physique (il porte des couches-culottes, elle une méchante cicatrice à son crâne à moitié tondu), ils font front commun contre un terrifiant emmerdeur, biographe jeune et mufle, du genre à vampiriser un auteur dans la seule idée de se tailler une gloire personnelle. Entre Amy et Jamie, la belle écrivaine si désirable, flanquée d’un mari falot, avec lesquels il procède à un échange de logis (elle est impatiente de fuir New York sous menace islamique, et lui curieux de se retremper dans la Grande Pomme après des années d’exil volontaire), l’insupportable Richard et Lonoff à l’état de présence imaginaire, Nathan Zuckerman nous entraîne dans un dernier inventaire de ce qui aura le plus compté dans sa vie – dans nos vies à tous…


    Philip Roth. Exit le fantôme. Traduit de l’anglais (USA) par Marie-Claude Pasquier. Gallimard, collection « Du monde entier », 327p.

    Peinture: Terry Rodgers.

  • Philip Roth entre autofiction et roman


    Des faits à la forme

    C’est en somme dans le plus fictionnel de ses romans que Philip Roth est le plus proche de son vécu personnel, ou présumé tel. Je souligne : présumé tel, car le petit Philip du Complot contre l’Amérique n’est pas vraiment plus « réel » que le fils « fictif » de Patrimoine, le magnifique hommage rendu naguère par l’écrivain à son père, et ce nouveau roman ne saurait être dit simplement « autobiographique » malgré son aspect partiel de chronique familiale.
    La conjecture de départ n’est pas un paradoxe mais la modulation d’une hantise réelle de l’enfant, et cela seul compte : cette instance du sentiment réel et de son insertion particulière dans l’espace-temps d’un roman.
    Philip Roth aurait pu « changer les noms », comme on dit, mais que cela aurait-il changé alors que le rapport entre les personnages et leurs « modèles » restait si manifeste ?
    Le malentendu, dans l’actuel débat sur l’alternative entre autofiction et « vrai roman », tient à cela qu’on passe le plus souvent à côté de l’essentiel en s’accrochant à des préjugés ou des idées reçues selon lesquels le roman demanderait plus d’imagination, serait une « création » plus avérée, que l’autofiction ou le simple récit autobiographique - comme si l’affabulation était une valeur en soi.
    Ce que vous racontez là : est-ce du vécu ou de l’inventé ? demande le lecteur au romancier. Et Proust de répondre : les deux à la fois. Et Joyce : juste words, words, words, Madam. Ou Céline : valsez musettes…
    Pourtant la question revient sur le tapis, après la fameuse mort du roman proclamée par les Modernes, avec ceux qui n’y ont jamais cru ni sacrifié, dans le sillage de Nabokov et consorts, de Kundera aux déconstructions narratives si intéressants dans Le livre du rire et de l’oubli, notamment, au Coetzee d’  Elisabeth Costello et de L’homme ralenti.
    Nous sommes en train de tourner un film, avertit Godard, avec tel ou tel matériau et pour dire ceci et cela que vous trouverez entre les lignes des sous-titres, avec le supplément de tout ce que raconte le cinéma à sa façon, vous voyez quoi ?
    C’est cela aussi le roman : c’est tout l’aléatoire charrié par les mots, les motifs et les figures coulées dans le temps du livre, qui surajoutent au simple déroulé des faits pour devenir une forme en soi, je dirai : cette forme plus autonome, plus libre, plus ouverte - plus ouverte à tout le monde… 

  • Philip Roth "pornocrate" ?

    Lecture de La bête ui meurt 

     

    En exergue de La bête qui meurt figure cette sentence de la romancière irlandaise Edna O’Brien, considérée par Philip Roth comme l’un des meilleurs auteurs anglophones actuels: “L’histoire d’une vie s’inscrit dans le corps tout autant que dans le cerveau”. Au fil de l’entretien des deux écrivains reproduit dans le recueil intitulé Parlons travail, Edna O’Brien remarque que sa vie sexuelle a été essentielle dans sa vie de femme et d’artiste, “comme elle l’est sans doute pour tout le monde”. Et de préciser ceci qui renvoie également au dernier roman traduit de Philip Roth: “Pour moi, c’est tout d’abord une activité secrète qui a un caractère mystérieux, prédateur”.

    Ce double aspect secret et sauvage du sexe constitue en effet une part de la substance de La bête qui meurt, de même que la sourde force pulsionnelle court à travers toute l’oeuvre du romancier américain, du célébrissime Portnoy et son complexe à La tache, dont une page évoque une “aventure tardive des sentiments” annonçant le sujet même de ce livre. Si le romancier souligne l’importance de l’instinct et de la peau dans l’attirance réciproque des individus, et si David Kepesh, protagoniste du roman, reconnaît le primat de la “baise” dans ses rapports avec la jeune fille de quarante ans sa cadette qui lui tombe dans les bras, les sentiments et le jeu complexe des relations de séduction et de domination alternée dégagent le récit de la “pornocratie” dénoncée en toute mauvaise foi par un Angelo Rinaldi, pour en faire une histoire profondément humaine où la “blessure de l’âge” atteint deux êtres, le premier par le vieillissement et la deuxième par le cancer. Sans provocation ni cynisme particulier, David Kepesh (comme l’auteur) décrit précisément le mélange de mystère et de prédation du théâtre érotique: “La farce que la biologie joue aux humains, c’est qu’ils sont intimes avant de savoir quoi que ce soit l’un de l’autre. (...) C’est épidermique, ça relève de la curiosité, et puis crac, le volume apparaît”. Rien n’est cependant prévisible ni reproductible entre deux amants qui se découvrent: “On n’est pas dans le fifty-fifty d’une transaction commerciale. On plonge dans le chaos de l’éros, et la déstabilisation qui le rend si excitant. Retour à l’homme des bois, au peuple des marais”. De surcroît, la disparité des âges trouve ici une nouvelle explication: “Les filles qui vont avec des vieux messieurs ne le font pas malgré leur âge - c’est ce qui les attire au contraire, elles le font à cause de leur âge”. De fait, la jeune Consuela, ancienne élève de David, est attirée à la fois par le prestige culturel et social de ce prof de lettres de 62 ans qui a ses entrées à la télévision locale, et par le culte que l’homme vieillissant voue à son jeune corps, plus soucieux de sa jouissance à elle que les jeunes rustauds de son âge.

    Cela étant, autant et plus que la chair en gloire, reconquise vaillamment par les “chattes de gouttière” des années 6o, qui participèrent à l’émancipation de David, c’est la chair blessée qui donne à La bête qui meurt sa réelle dimension. A part les tribulations oedipiennes de Kenny, le fils abandonné de David qui lui en veut à mort d’être libre, deux épisodes du livre le lestent de vibrante émotion. D’une part, c’est l’agonie de George, “frère d’armes” du protagoniste saisi par un sursaut de force vitale à l’instant d’être arraché à sa femme et aux siens qu’il couvre alors de baisers et de caresses; et, d’autre part, c’est, au soir du réveillon de l’an 2000, le retour de Consuela, en passe d’être opérée d’un cancer du sein (symbole par excellence de sa splendeur juvénile), auprès de David qu’elle supplie de la photographier et de l’accompagner dans son épreuve.

    ”Ce n’est pas le sexe qui corrompt l’homme, c’est tout le reste”, remarque David à un moment donné, et c’est vrai qu’il y a quelque chose de pur dans La bête qui meurt. Etant entendu que “le sexe” n’a rien à voir ici avec la triste et mécanique parodie qu’une industrie juteuse crache à l’enseigne du site imaginaire désigné dans la foulée par Philip Roth: tapez barbarie.com...

    Philip Roth. La bête qui meurt. Traduit de l’anglais (USA) par Josée Kamoun, Editions Gallimard, coll. “Du monde entier, 136p.