Flash-back sur J'ai épousé un communiste, qui constitue la suite de la fresque amorcée par Philip Roth avec Pastorale américaine.
L'oeuvre de Philip Roth, déjà considérable, s'est déployée depuis quelques années avec une ampleur nouvelle, au double point de vue de l'expérience humaine et de sa mise en mots, qu'ont annoncé le bouleversant Patrimoine (l'un des plus beaux «livres du père» que nous ayons lus) et la non moins référentielle Opération Shylock.
Avec la trilogie qu'inaugurait Pastorale américaine (parue aux USA en 1997), suivie de J'ai épousé un communiste (1999) et de The Human Stain (à paraître), Philip Roth, la soixantaine bien sonnée, mais retrouvant une sorte de nouvelle verdeur et de prodigieuse énergie, renouait à la fois avec sa jeunesse et avec un grand courant de la littérature américaine du XXe siècle qu'on pourrait dire des jeunes conquérants, de Thomas Wolfe (que Philip Roth a dévoré en son jeune âge et que sa traductrice semble confondre avec Tom Wolfe, auteur-vedette plus récent et nullement fondateur) à Saul Bellow, en passant par Ernest Hemingway.
Pour tous ceux-là, le rêve américain n'était pas un vain mot. Le lyrisme candide, et l'extraordinaire puissance d'absorption et d'évocation de Thomas Wolfe, géant au sens physique et moral, sont souvent moqués aujourd'hui dans les universités américaines. Pourtant c'est avec cet ange pataud, loin des chichis de la postmodernité, que Philip Roth, écrivain hyperlucide, hyperintelligent et hypercultivé, auteur mondialement connu du Complexe de Portnoy, a choisi de renouer à sa façon en remontant aux sources de ses propres grandes espérances et de sa désillusion.
Dans Pastorale américaine, Philip Roth raconte l'histoire d'un homme de bonne volonté, champion de sport et de patriotisme (le type du héros du Nouveau- Monde, assumant son origine de juif atypique) qui a cru à la légitimité de la guerre contre Hitler autant qu'à la démocratie américaine, et qui découvre soudain, dans les années 60, que sa fille est une terroriste. Ce qu'il y a de saisissant dans Pastorale américaine, c'est que tout se rejoue à travers le temps.
De la même façon, dès le début de J'ai épousé un communiste, le récit des faits, remontant aux années 1948-1952, se revit au cours d'une série de conversations réunissant, six soirs de suite, en été 1997, Nathan Zuckerman et son ancien prof d'anglais Murray Ringold, actuellement âgé de 90 ans et lui racontant la vie d'Ira Ingold, son frère cadet, qui a été le mentor de Nathan en son adolescence. Or ce qui va corser cette conversation, c'est le mélange des souvenirs du jeune homme à la fois crédule et naïf, de plain-pied avec ce qu'il vit, le commentaire du frère aîné qui oppose sa lucidité à la passion folle d'Ira, et l'effet de distance des années qui rend sa portée réelle à chaque comportement.
Philip Roth brosse, dans J'ai épousé un communiste, les portraits hautement représentatifs d'une dizaine de figures de l'épopée américaine d'après-guerre. Les deux frères Ira et Murray, le tout instinctif et le plus réfléchi, renvoient à la paire biblique de Caïn et d'Abel autant qu'aux frères Karamazov, sans qu'il n'y ait rien en cela de schématique. Ira est un fauve humain à la Cendrars qui trimballe un terrible secret en s'efforçant de concilier ses idéaux révolutionnaires et ses contradictions de séducteur. Murray, qui a senti le danger du fanatisme, défend la mesure civilisatrice contre la brute sous tous ses aspects. D'abord sous la coupe d'Ira, Nathan va rencontrer un pur révolutionnaire en la personne de Johnny O'Day, dont la rectitude a cependant quelque chose d'inhumain. Par la suite, le jeune homme va découvrir quelles turpitudes humaines cachent souvent les idéaux les plus purs. Du côté des femmes, qui comptent beaucoup pour Ira, le roman nous vaut au moins trois figures balzaciennes hors du commun en les personnes d'Eve Frame, la comédienne à jamais prise à son propre jeu, Sylphid sa fille frustrée et tyrannique, et Katrina l'horrible femme de pouvoir suintant le conformisme moralisant et l'auto-adoration.
A un moment de rupture, quand Nathan Zuckerman entre à l'Université et s'entend dire par un jeune prof que la littérature «engagée» est condamnée d'avance (parce que la politique vise à la généralisation, tandis que la littérature vise au particulier), l'on sent tout l'univers du jeune homme osciller entre le «réel» , que symbolisent le syndicaliste O'Day et les ouvriers de la métallurgie, et un monde plus complexe où les passions humaines, fussent-elles taxées de «bourgeoises» par l'ascète stalinien, n'en sont pas moins omniprésentes.
Ira Ringold, devenu Iron Rinn à la radio de l'époque, célèbre pour ses imitations de Lincoln, incarne à la fois, dans ce roman, la figure de l'indomptable et du faible, du révolutionnaire et du viveur, du réformateur et du jouisseur, dont l'union avec la belle Eve Frame, raffinée et honteuse de ses origines juives, ne peut qu'aboutir à la catastrophe. Ce qu'on remarquera dans la foulée, c'est que la lutte idéologique, là-dedans, comme souvent dans les pays de l'Est à la même époque, n'aura été qu'un prétexte à règlements de comptes personnels.
C'est ainsi que, manipulée par un affreux couple (la romancière moralisatrice à succès, et son mari politicien, chroniqueur patriotard et futur député sous Nixon), Eve accepte de livrer Ira aux fauves en publiant un ouvrage de pure délation, J'ai épousé un communiste, dont elle n'a pas écrit une ligne mais qui va précipiter la ruine sociale de son mari avant que tout ne se retourne contre elle.
Cependant le roman ne se borne pas à ces étroites largeurs de la vengeance personnelle. De fait, plus on entre dans la confidence de Murray, sans cesse corrigée par la vision de Nathan (et le lecteur lui-même ne cesse d'y ajouter son grain de sel), et plus on est confronté au caractère insondable, à la fois effrayant et bouleversant de la nature humaine.
Qu'est-ce qui est trahison et qu'est-ce qui est vérité? Qu'est-ce qui est amour et qu'est-ce qui est crime? A la même époque, les mêmes pharisiens feignaient de croire que les «communistes» fomentaient la mort de la Nation, tandis que les mafieux et les lyncheurs de Noirs restaient impunis. Un livre, intitulé J'ai épousé un communiste, fit alors figure d'arme, désignant la haute trahison d'un conjoint qui eût pu finir sur la chaise électrique. Aujourd'hui, un autre livre paraît qui tire de cette matière une image vivifiante et fraternelle.
Philip Roth, J'ai épousé un communiste. Traduit par Josée Kamoun. Gallimard. Collection Du Monde entier, 404 pp.