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Les Bonnes Dames

  • Les bonnes dames débarquent

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    La Désirade, ce vendredi 27 octobre 2006

     Les Bonnes dames, quatorzième ouvrage de JLK, viennent d'arriver sur les hauts de La Désirade par mulet postal. L'auteur et sa bonne amie en ont piaffé de contentement avant de hennir de concert.

    Ce sont trois très vieilles dames restées très alertes de cœur et d’esprit. Il y a Clara la gardienne du foyer qui multiplie les activités positives en sorte de compenser un douloureux veuvage, Marieke la Hollandaise bohème aux curiosités inépuisables, et Lena la voyageuse qui a donné beaucoup de sa vie aux autres. Toutes trois, nées avant la Grande Guerre, à l’époque du poêle à bois et du bas de laine, ont traversé le XXe siècle en s’adaptant vaille que vaille à ses mutations considérables, jusqu’à pratiquer le SMS et le vote démocratique par internet.
    Aucune des trois ne s’est aigrie ni ratatinée malgré les tribulations et l’esseulement, toujours elles sont restées du côté de la vie, transmettant aux plus jeunes ce qu’elles-mêmes ont reçu et s’en trouvant revivifiées à leur tour.
    Ainsi, réunies par une dernière folie, se lancent-elles dans une équipée cocasse et touchante à la fois, des bords du Nil à la Vallée des Rois, où l’ombre des fins dernières les effleure dans la splendeur intemporelle de l’Egypte ancienne, avant que la vie rebondisse.
    De fait, c’est essentiellement « avec la vie » que ce roman tissé d’humour et de tendresse a été écrit, jusqu’à se fondre en temps réel dans la mélancolie des dernières heures, prélude à quelle reconnaissante remémoration.

    Les bonnes dames, Bernard Campiche éditeur, 159p. WWW.Campiche.ch

    L'image de couverture est la reproduction d'une huile sur toile de Floristella Stephani

  • Notes pour un roman

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    Notes liminaires

    1. Un roman est d’abord une espèce de sentiment vague, auquel sont associées quelques images. Avec cette intention initiale de ma part cette fois : de raconter ou se faire raconter trois vieilles dames. Une dame serait un récit, deux dames une nouvelle ou une pièce de théâtre, mais trois vieilles dames font un roman. Voilà : ce sera donc le roman de trois vieilles dames. Trois vieilles dames de notre époque, qui sont nées toutes trois pendant la Grande Guerre (1915,1916, 1917) et ont traversé le XXe siècle, chacune à sa façon. Je vois déjà le roman de terre, de grand air, de tribulations et de bonté que cela peut donner, où se mêleront l’histoire du siècle (Marieke la Hollandaise), l’évolution du petit pays enrichi (Clara la gardienne du foyer) et la géographie du monde (Lena la trotteuse). Tout dès cet instant : lectures, observations, gamberge, tout va se déverser dans cet entonnoir. La traversée du XXe siècle en filigrane. Un roman d’humour et d’amour.

    2. Les premières images sont celles d’un jardin public où les deux premières dames (Marieke et Clara) se rencontrent par hasard, sous un tulipier. Il y aurait le bateau blanc à aubes de la Compagnie Générale de Navigation que Marieke prendrait le plus souvent possible pour aller de l’autre côté. Je vois les hautes marches d’escalier descendant sous terre d’un tombeau de la Vallée des Rois. Des tea-rooms l’après-midi. Je vois aussi l’appartement de la célibataire (Lena la voyageuse) donnant sur une pelouse décente. Et le quartier de la veuve. Donc l’une (Clara) sera veuve et l’autre (Lena) célibataire. Et la troisième (Marieke) aussi est veuve. Deux seules ont des enfants. Un fils a tenté de se suicider. Deux filles ont épousé respectivement un Espagnol et un géomètre, notamment.

    3. Le titre m’est venu soudain comme une évidence, oui c’est cela : Les bonnes dames.

    4. Le territoire de chacune des trois bonnes dames est assez nettement défini, comme les caractérisent certains objets et autres accessoires. La maison, type de la villa familiale subventionnée des années 50, est le royaume de Clara, la maison et le jardin qui l’entourent. Marieke, pour sa part, m’évoque plutôt un pigeon dans son colombier, qui doit aller et venir. Quant à Lena, son aire est moins marquée. Elle vit surtout dans la relation. Elle a peu d’espace privé. Ou alors : net. Il y a en elle de la secouriste. Le service a occupé sa vie. Clara porte un petit sac à dos, Marieke une espèce de sacoche de cuir à franges indiennes. Aucune des trois ne fume. Marieke, la plus limitée question matérielle, se paie parfois un schnaps, histoire de se rappeler l’époque du Lac Bleu où, pendant la guerre, elle a trouvé son premier refuge.

    5. M’importent les lumières. M’importent les objets éclairés. M’importent les tonalités respectives de chaque voix. Marieke toujours un peu ronchonneuse, malcontente du Gouvernement, au sens universel. Clara volontiers sentencieuse et plaintive pour se faire plaindre, mais solide au poste. Lena pleine de malice, cachant sa peine depuis une vie.

    6. Importante également : la façon de chacune d’apparaître et de s’esquiver, comme au théâtre. Clara et Marieke sont immédiatement là, tandis que Lena apparaît d’abord par défaut, dans ce qu’elles racontent d’elle, alors qu’elle séjourne au Bouthan chez son amie Rosa. Importants les dialogues. Comme rapportés en discours indirect mais très vifs. Lena se parle à elle-même en riant sous cape. Rien ne perle cependant de sa douce folie dans son comportement de voyageuse humanitaire juste originale.

    7. La construction serait comme d’un montage de cinéma, un peu à la manière du Monde désert de Pierre Jean Jouve, très claire et très elliptique, très à la pointe, sans jamais peser ni trop développer, mais avec de soudaine ruptures de ton, dans le drame ou le cocasse, le tragique ou le salace. Concentrer en 200 pages le contenu latent de 600.

    8. Marieke. Mon Indienne. Ma femme du vent. Ma vieille écolo férue d’art et vouant un culte posthume à son frère peintre, emporté par la gangrène l’année de la mort de Staline. Enfuie d’Amsterdam en pleine guerre pour un motif secret. Débarquée en Suisse allemande où elle a rencontré le lieutenant Verrières, petit-fils de psychiatre (ami de Jung) et fils de colonel pro-nazi, originaires de Neuchâtel. Grands bourgeois ruinés en Argentine dans les années 30. Son lieutenant culturiste et sous la coupe de sa mère, une de Rougemont typique de la dominatrice d’aristocratie provinciale. Que Marieke, fils de leader socialiste hollandais, subira pour mieux défendre ses chiots, comme elle appelle ses enfants. Marieke ne parlera guère d’elle-même à Clara, mais son discours intérieur fait partie du portrait. Le lecteur en saura tout sans que rien ne passe la barrière de ses (fausses) dents. Marieke est tissée d’Histoire (avec une grande hache) et d’histoires. Elle a rempli l’enfance des jumelles (donc il y a des jumelles dans ce roman) de ses récits et autres affabulations à en plus finir.
    Le grand regret de Marieke est de ne pas avoir eu l’occasion d’étudier. Elle a toujours été attirée par la philosophie. Elle lit toujours Sénèque, tout en enrageant de tout oublier à mesure. Clara lui reproche de couper les cheveux en quatre et se flatte d’avoir, elle, les pieds sur terre. « Moi, au moins, j’ai les pieds sur terre », dit Clara.

    9. Clara, elle, est tissée de généalogie et de géographie. C’est la Femme au Foyer dont le jardin s’étend désormais au monde entier. Du vivant de son conjoint, elle a déjà « fait » l’Autriche et l’Espagne, l’Italie en camping dans les années 50-60 et la Grèce en croisière Hotelplan, puis l’Argentine (en visite chez l’une de ses filles) et le Mexique, mais elle rêve encore de la Vallée des Rois. Elle aime les balades en forêt et les randos à flanc de montagne. Quand on lui dit que le Zanskar est super, elle rétorque que le Lötschental est aussi très bien. Elle se vexe si l’on insinue qu’il y a mieux que la Suisse, mais les voyages ont aiguisé sa fibre socialiste. Elle a écrit récemment au ministre des finances pour lui dire ses doléances à propos de la situation des vieilles personnes et du quart monde en ce pays de nantis parachutes dorés. Elle collectionne les chèques de voyage.

    10. Lena, sœur benjamine de Clara, est plutôt sciences naturelles et service social, à la dévotion de la Vraie Jeune Fille de partout. A ce titre, elle a enseigné dans le monde entier, longtemps en Australie puis à Salt Lake City, chez les Amish et au Donegal, avant de se retirer dans son canton primitif où elle tient l’orgue paroissial et classe son herbier, soixante ans de cueillette sous toutes les latitudes.

    11. Brocante des trois personnages. Marieke ou la mule des pulls (pour Clara : des nids à poussière). Mais elle leur fait raconter des histoires. Les serre dans une malle et les sort de temps à autre, notamment pour les jumelles. Lena ne garde aucune relique, sauf un cahier rempli de micronotes et son herbier. Ne conserve qu’une paroi de livres. Dans un tiroir fleurant l’eucalyptus : un argus de Tasmanie dans un sachet de papier, et la petite photographie écornée d’un indigène des Samoa presque nu qu’on ne retrouvera même pas après sa mort car elle la brûlera avant la fin du roman. Clara vit avec les portraits des siens alignés sur une paroi. Divers objets décoratifs ramenés des quatre coins du monde. Son conjoint faisait du macramé et de la peinture sur bois. L’un de ses fils a la manie de lui offrir des cannes. Toutes finissent dans le même cagibi.

    12. Esquisse de la première séquence intitulée Au Denantou, du nom du jardin public jouxtant le petit port lacustre, tout au bas de notre ville.


    Au Denantou

    Ce qui serait super, avaient-elle pensé, serait de se revoir au lieu même où elle s’étaient retrouvées la dernière fois par hasard, dans le grand jardin du bord du lac, au Denantou, et Marieke tint à préciser: sur ce banc d’où l’on a la meilleure vue de l’autre côté, et Clara conclut à sa façon, avec un allant qui l’étonnait elle-même: d’accord, nous nous retrouvons sur notre banc, le même jour dans une semaine, à une heure de l’après-midi, sauf s’il pleut.

    A l’instant elles venaient de s’apercevoir de part et d’autre de l’allée. C’étaient deux très vieilles dames qui auraient aimé se faire de loin des signes folâtres de petites filles se réjouissant de se retrouver un après-midi de congé, mais elles s’en tenaient pour l’instant à leurs rôles aux contrastes marqués depuis des années au fil des très épisodiques rencontres de leurs tribus appariées, la philosophe et la marcheuse, se bornant à des constats de leur âge: il fait un temps extra, on est à l’heure, etc.
    Marieke se dit in petto: elle a vraiment l’air de se maintenir, la p’tite Clara, elle ne se laisse pas aller, etc.
    Et Clara: c’est décidément une originale avec sa jupe d’indienne, et pourtant elle est à l’heure, etc.

    Elles restent un bon moment debout dans la lumière nette de lendemain de pluie de ce 14 juin de l’an 2000, à quelques pas de la vendangeuse de pierre dont Marieke célébrait l’autre jour les rondeurs opulentes, et c’est encore Marieke qui retient Clara sur place, l’impatientant à la fin avec ses congratulations:
    - Non mais laissez-moi vous regarder : c’est qu’on vous donnerait vingt ans de moins ! Nom de bleu la Forme !
    Et Marieke ne lâche pas le bras de Clara, qui n’a jamais trop apprécié les attouchements, sauf de la part de feu son conjoint, d’ailleurs peu porté là-dessus. Aussi lance-t-elle, pour faire diversion, tout en visant leur banc du regard:
    - Vous savez que c’est aujourd’hui l’anniversaire de notre premier rendez-vous, il y a plus de soixante ans de ça, le 14 juin 1939, ça sentait déjà la guerre; et voilà qu’il y a juste vingt ans, en mars dernier, que Paul-Louis m’a été repris. Enfin je vous l’ai déjà seriné, je me répète : je m’excuse. On ne se rend pas compte ce que le temps passe tellement c’est long, et puis ça me fait du bien de vous parler... Il en aura fallu des années pour qu’on arrive enfin à trouver le contact… Jamais ne n’aurais pensé… Mais ne restons donc pas plantées...
    Alors on les voit bras-dessus bras-dessous, comme deux soeurs ou des camarades longtemps séparées, qui se dirigent vers l’ombre claire, sous le tulipier là-bas, en ne cessant de parler avec animation.

    Clara continue de se lamenter un peu malgré les protestations de cette fofolle de Marieke qui prétend que la vie est un miracle de chaque instant. C’est plus fort qu’elle : il faut que ça sorte. Le jour de leurs retrouvailles, tant d’années après le mariage de Loulou et Pascal, leurs enfants respectifs, elle a dit à Marieke que c’était la première fois qu’elle confiait à quelqu’un tout ce qui la chicanait - même à son amie Constance elle n’aurait pas osé. Peut-être, a-t-elle pensé ensuite, que cet abandon tardif lui est venu du fait que Marieke, pour la première fois, lui parlait directement à elle et sans qu’il fût question de leurs enfants, tout à coup, cra cra, elle lui a dit qu’elle pouvait vider son sac.
    Clara a dit alors à Marieke tout ce qui lui pesait, et d’abord d’être si seule, malgré ses enfants et leurs propres enfants ou peut-être bien : à cause d’eux. C’est vrai qu’après tout ceux qui n’ont personne peuvent s’y faire : ils n’ont personne, tandis que les enfants vous les attendez. Et les enfants se font attendre.
    « Mais c’est la loi de la vie », avait objecté Marieke. « Les enfants doivent couper. Je dirai même : il faut qu’ils nous bousculent, c’est aussi bien pour eux que pour nous ».
    Et Clara : « Quand même vous exagérez, Marieke, les enfants restent les enfants » - «Allez, ma p’tite Clara, vous vous faites du mal à vous accrocher comme ça. Lâchez-leur les baskets et ils viendront sans se faire prier s’ils tiennent à vous. Sinon ça vous fait une belle jambe… »

    Or Clara en convient à l’instant, après qu’elles se sont raconté leur semaine:
    - Voui, vous aviez peut-être raison pour les enfants, je suis sûrement trop impatiente, mais tout a tellement changé depuis le temps où nous allions voir nos parents tous les dimanches après le culte.
    - Tous les dimanches après le culte ! Vous vous rendez compte ? Vous les voyez là-bas, sur leurs rollers, vous les imaginez tous les dimanches après le culte ? C’était notre monde, tous les dimanches, et maintenant il n’y a plus de dimanche, p’tite tête, ou alors c’est tous les jours dimanche. Mais basta : on va se mettre en retard, l’Italie n’attendra pas…

    13. Le retour au roman se fait sentir par un afflux de rêves et ce murmure d’avant l’aube qui représente à mes yeux la voix même du roman, tissée d’une voix filtrée par mon subconscient et de toutes les voix. Dans le murmure de ce matin il y avait donc cette voix et ce souvenir-sensation lié à la guêpe de mon enfance, dont la piqûre au fond de la gorge a failli m’étouffer. Sans la Porsche rouge du bon docteur Croisier : j’étouffais. Le souvenir m’en est revenu à partir de la phrase surgie comme ça à fleur de sommeil: « Ce fut une année de guêpes », et cette image d’une pièce bleue remplie de guêpes et du débat me concernant : il n’a pas droit à l’insecticide, vu qu’on ne sait pas de quel subterfuge il est capable. Je me sentais en effet toléré dans cette maison, mais non sans défiance. J’étais en somme le corps étranger, comme la guêpe était le corps prisonnier de ma gorge, qui se débattait, piquait et piquait encore et crevait dans ce gouffre obscur, glissant et fleurant bon le sirop d’une gorge d’enfant.

    14. J’envisage une construction semblable au découpage séquentiel du cinéma, en tout cas pour avancer, en me rappelant le risque de la trop sage juxtaposition style Nos frères farouches ou L’œil clair. Eviter l’album à vignettes. Le montage doit rester soumis au tempo de l’écriture. C’est l’obscur jaillissant qui a le dernier mot de la structure. Celle-ci n’est qu’un système de loupiotes, utile dans une narration de ce type. Dans Le viol de l’ange, la structure ternaire et le jeu numérologique n’étaient même pas des béquilles : plutôt des signes ironiques que je m’adressais en brassant ce magma chaotique qu’On me dictait tous les matins.

    15. Clara ou le besoin de s’activer – mais on sent en elle un vide et une agitation intérieure qui expliquent en partie l’importance de son dossier dermatologique. Elle est impatiente à proportion du vide qu’elle sent en elle. Elle frotte et brique à proportion des saletés qu’elle a découvertes tout près d’elle et dont seul son compagnon défunt pourrait la consoler. Elle se dit : je suis seule à porter ma croix. Un lourd secret lié à l’un de ses fils. Clara la claire, et l’obscure. Marieke : la pénombreuse. Lena : l’allumée. Clara est l’active et la soucieuse, constamment active et soucieuse de mieux faire alors que tous lui conseillent le lâcher-prise. Mais c’est plus fort qu’elle : même au cours de yoga des aînés elle reste obnubilée par ceci ou cela qu’elle a négligé de faire ce matin. Or cette hyper-activité est évidemment compulsive, mais il n’y a pas que ça.

    16. Toutes trois sont d’une génération qui a les pieds sur terre (selon l’expression de Clara), qui fait face et sublime. Ou plutôt que de génération, c’est d’une société qu’il s’agit : de l’Europe d’entre-deux-guerres.
    17. Les séquences de la première partie, toutes concentrées sur le 14 juin 1999, se distribuent comme suit : 1) Au Denantou. 2) Sur l’Italie. 3) Le souk de Brahim. 4) Place de la République. 5) Vieillir. 6) Les nudistes. 7) La femme du vent. 8) Château d’Ouchy. 9) Le fiston. 10) Ceux de la 6. 11) Dernières nouvelles de Juanito (Scrabble). 12) Au théâtre. 13) Spectateurs. 14) Une belle journée (Clara). 15) Murmures de Marieke. 16) Claus en Oncle Vania. 17) De la jeunesse. 18) Confidences d’un DJ. 19) Portraits de famille. 20) Insomnie. 21) Le cahier jaune. 22) Au bar du théâtre. 23) Mère et fils. 24) Une belle journée (Marieke). 25) Le vieux Simon. 26) Un dernier verre. 27) En pensée avec Lena. 28) Le mur. 29) Ce que savent les maisons. 30) Téléphonie occulte. 31) Ce que disent les rues. 32) Triple dose. 33) Le sommeil de Marieke.

    18. De Marieke qui a le plus vécu on n’en apprendra qu’une infime partie, l’important étant ce qu’elle a filtré et d’où vient son savoir humain. Pourtant il m’importe de noter quelques détails, qui apparaîtront dans le roman ou non. Et d’abord que Marieke débarque d’Amsterdam au sortir de la guerre, avec une première vie derrière, deux enfants avortés et un premier blindage de méfiance à l’égard des hommes. Surtout elle rêve de Sud. Son idée est le Midi, si possible la Provence, mais elle manque de tout à ce moment-là. Par Lausanne dont elle découvre une première fois la rive du lac, elle gagne la Suisse dite primitive via Lucerne où un jeune marchand de casseroles auquel elle a proposé des timbres de collection (sa fortune présente) dans le train, l’accueille dans la ferme familiale où elle passe la nuit. Elle se rappellera toujours le fumier tressé, les oreillers remplis de noyaux de cerises et la pièce de cinq francs que lui a remise Frau Hilfiger au moment de leurs adieux. Le même jour elle arrive au bord du lac d’Ägeri où se trouve la pension pour enfants de nantis du Docteur Jawohl (c’est ainsi qu’elle le surnomme aussitôt) où elle est supposée faire le ménage, et dont le climat austère à l’excès la glace. Seul le Docteur l’amuse et la soutiendra dans les jours à venir. Le travail harassant qu’elle abat du matin au soir donne pleine satisfaction, d’autant que, le soir, elle s’attarde longuement auprès des enfants, ce qui lui gagne l’attention et l’affection du Dr Jawohl, pédiatre et pédagogue qui ne jure que par Pestalozzi. Le seul répit que trouve Marieke consiste en la rédaction quotidienne de ses impressions, qu’elle consigne dans ses lettres à son frère artiste Anton et à son amie Hella. Le désir de quitter ces lieux froids la tenaille après quelques semaines et le chef de la police locale, rencontré à l’auberge, promet de lui faciliter son transfert en Suisse française, où elle arrive avec quelques francs en poche. Une dame Miauton la recueille quelques jours, qui place les jeunes filles au pair et lui trouve un poste de sommelière dans un café de l’arrière-pays. C’est là qu’elle rencontrera le lieutenant Verrières, dont elle rabat le caquet de grande gueule avec autant de vigueur qu’elle repousse les avances des clients du café. Là encore, elle séduit le maître de maison habitué à voir ses serveuses passer d’un homme à l’autre, et son fichu caractère épate le lieutenant. De ses lettres à Anton de ces semaines, il ressort qu’elle s’impatiente de quitter ce trou de province aux philistins bornés. Le lieutenant Verrières assiège sa forteresse et lui propose de partager sa vie, mais elle gagne alors le Tessin avec ses économies de quelques mois. Cependant il pleut au Tessin, et quelque chose la fait revenir au lieutenant Verrières, qui lui semble réellement épris et décidé à se ranger des cavalcades. Après quoi Marieke se fiance, se marie, enfante à deux reprises et vit cinquante ans de plus. De tout cela n’apparaissant que des bribes dans ses rares récits à Clara et Lena, qui la cuisinent le plus souvent en vain, lui prêtant une vie de bohème ou dieu sait quoi. Elles en sauront beaucoup plus en revanche sur les tribulations de son fils, le plasticien anarchiste bien connu pour ses interventions subversives dans les milieux de l’art et de la politique…

    19. La Suisse dans laquelle débarque Marieke est un pays en noir et blanc. Les hommes sont encore aux frontières (dans leurs têtes) et l’on y trouve de nombreux internés, dont les Polonais, les Français et les tuberculeux. Clara est déjà mère de deux enfants et, avec Andreas, pense à construire. Il y a des subventions pour le baby boom. Les parents de Clara les aideront. Clara est décidée à lutter, comme elle le rappellera jusqu’à la fin. Sa bicyclette ne dispose que d’une vitesse.

    20. Les séquences de la deuxième partie, dont la majeure partie touche au voyage en Egypte des trois bonnes dames, au printemps 2000, se distribuent comme suit : 1) L’Offre Spéciale. 2) A la Croix-Fédérale . 3) Préparatifs. 4) Vol Swissair K7306. 5) Herr Doktor Fröhlich. 6. Le monde vu d’avion. 7) Le vent du soir. 8) Hôtel Osiris. 9) L’homme en morceaux. 10) Les felouquiers. Rêverie au bord du Nil. 11. Good night, sleep well. Souvenir de Grossvater au Royal du Caire. 12) Trois femmes dans la rue. 13) La bande de Saïd. 14) Négociation I. 15) Le taxi de Saïd. 16) Vallée des Rois. 17) Saïd. 18) La maison de Saïd. 19) Clair de lune. 20) Négociation II. 21) Continental Breakfast. 22) La chute. Première défaillance de Clara. 23) L’Américain. 24) Au souk. 25) Mélancolie. 26) Chez Omar. 27. Nos voyages et nos rivages. 28) Diapositives. 29) L’amour du Sud. 30) Très mauvaise nouvelle. 31) La gisante. 32) La Barque de la Nuit. 33) A la cafétéria.

    21. Plus je vais et plus je me dis que le roman est pour moi la meilleure mise à distance, dans le plus juste rapport, enfin le roman : j’entends la fiction et la narration, la transposition même légère de ce qui a été vécu et de ce qu’on tend à partager le mieux possible. La lecture quotidienne de Proust, et ces jours plus précisément les démêlés de Charlus et de Morel évoqués au fil du voyage du Narrateur en petit train normand, me fait percevoir chaque jour un peu mieux cette bonne distance et ce juste rapport. Le romancier y est un peu comme un montreur d’ombres, à la fois tout proche et se faisant oublier par la magie du jeu, cela me rappelle à la fois le regard latéral d’Alfred Hitchcock et le dédoublement de Philip Roth en Zuckerman, la projection à distance variable de Boualem Sansal dans Le serment des barbares ou Dis-moi le paradis, enfin toutes ces modulations qui font du roman, ou disons plus généralement de la fiction, le filtre de la réalité et l’instrument d’une meilleure connaissance de celle-ci.

    22. La troisième partie des Bonnes dames ne sera faite que de discours indirects et sous toutes les formes de la communication à distance, à l’exception d’une seule rencontre de Marieke et Lena à Sils-Maria et Soglio. Après la mort de Clara, Lena a recueilli un Cahier jaune dans lequel sa sœur a consigné ses douleurs secrètes depuis le début de la maladie de Paul-Louis, son conjoint. Des éléments de ce cahier fonderont la présence de Clara dans la troisième partie du roman, Lena ayant confié quelque temps ce journal intime à Marieke. Les douleurs de Clara font ressurgir celles de Marieke, informulées jusque-là.

    23. Le roman s’inscrit dans la mémoire par le truchement d’objets, usuels ou symboliques. Ce peut être un sac à main ou ne certaine façon de renifler. L’idéal serait de pouvoir identifier le personnage à la seule mention de l’objet. Le cliché en la matière : l’imper de l’inspecteur Columbo et sa façon de lever une main lorsqu’il feint de se rappeler soudain quelque chose.

    24. Dès qu’Elizabeth Costello apparaît dans L’homme au ralenti, le dernier roman de J.M. Coetzee, quelque chose se passe. Costello est à la fois le deus ex machina et la figure de l’intrus, la mère du récit et la vie, ou la mort, du protagoniste qui se sent lui-même un pantin manipulé, sans cesser de jouer sa partie pour autant. Et tout devient tout de suite plus réel dès qu’elle est là, cette peste.

    25. Le souk d’Ousmane Boubacar le Sénégalais se compose, à part les babioles à touristes, statuettes pur Dogon fabriqués à Taiwan, de Senteurs, Saveurs & autres Sentences qu’il a lui-même recopiées dans les livres. Clara est fort impressionnée au premier chef, puis elle se détend au vu de la jovialité du personnage, qui la fait parler de sa sœur Lena, naguère très active aux Missions.

    26. Ce qui sauve Clara est son humour. Cela lui reste d’une certaine Suisse terrienne et populaire. Elle a le sens du grotesque aussi, et le goût du cocasse. Elle ne sera jamais supérieure ou suffisante, jamais niaise non plus.

    27. Clara se rend compte du fait qu’elle n’a jamais adressé la parole à aucun Noir, et qu’en somme il reste en elle une certaine peur à cet égard. Or ce qui la stupéfie est de constater que la personne d’Ousmane lui fait oublier complètement la couleur de sa peau.

    28. Clara et Marieke se sont rencontrées par hasard, mais plus elles y pensent, chacune de son côté, plus elles conviennent qu’elles y étaient disposées à ce moment précis et que la vie les a, en quelque sorte, confiées l’une à l’autre.

    29. La vérité, rien que la vérité, mais pas toute la vérité, ou disons plus précisément : pas livrée comme ça, jamais énoncée sans modulation préalable ou sans nécessité narrative. Plus exactement alors : un corps incarné en vérité ou une musique qui sonnerait vrai dans la moindre de ses parties.

    30. Le thème des retrouvailles, comme celui de la rencontre, est à mes yeux un ressort important.

    31. Ce qui intéresse le romancier chez les bonnes dames, c’est leur simplicité et leur dédain des chichis et des formes, des convenances et des conventions, chez Marieke surtout, non sans nuances pour autant que fait ressortir l’extravagance de la Comtesse. Laquelle se permet ce que personne ne se permet, du seul fait de son âge et de ses désillusions dûment théâtralisées – la Comtesse qui s’est ruinée et refaite au casino d’Evian, la Comtesse aux sept maris qui recommande à Loulou de bien s’occuper de son Jules parce qu’un Jules on n’en a qu’un dans la vie, etc.
    32. Loulou, fille de Marieke, est donc la mère des jumelles Dolly et Molly, surnoms de Délie et Mélie.

    33. Le côté de Marieke est le côté bohème, tandis que le côté de Clara est celui de la Suisse propre en ordre que toutes deux, au demeurant, raillent de concert.

    34. Marieke persifle volontiers la Suisse tiptop, mais Clara ne le prend pas pour elle-même, d’ailleurs il n’y a pas de raison, son conjoint et elle ayant toujours abhorré le style nain de jardin. Le nom de leur maison, Petite Maison, est un signe de malice, lié à un certain secret amoureux entre eux deux.

    35. Le Sénégalais a été successivement armailli dans les Préalpes vaudoises, pêcheur de corail avec le fils de Marieke et jardinier de la commune d’Abondance où il peaufine sa thèse sur Leopold Sedar Senghor le Poète Président.

    36. Tout doit s’étoffer et se colorer de manière plus fruitée et savoureuse à tous les sens des sens. Aller pour cela sur les lieux. Chercher les mots dans les rues et sur les arbres. Mieux regarder les choses et les gens.

    37. Diatribes de Marieke, dont le discours s‘enfle et s’enflamme comme s’enflait et s’enflammait le discours du citoyen Rousseau cheminant par les monts et les vaux.

    38. Comme en peinture, il y a ce que dit la nature, et ce que dit la toile.

    39. Le travail de ce roman est essentiellement une affaire de rythme. Il ne s’y passe à peu près rien, si ce n’est trois fois trois p’tits tours et s’en vont les bonnes dames, autour du lac, autour de Louksor et du Nil, puis autour d’une tombe fraîche, après la mort de Clara. Cependant l’impression doit être que tout pulse et que tout vibre et vibrionne comme dans une volière.

    40. « Je n’ai plus toute ma tête », se plaint Marieke, à laquelle Clara fait valoir qu’elle devrait se réjouir de couper à l’Alzheimer. Clara console toujours les autres, à la manière de Pollyana, en leur faisant valoir un malheur bien pire que le leur, le Sahel ou le Rwanda…

    41. Travailler par couches successives, comme en peinture. Je ne sais rien d’elles à la base, ou plus exactement : ce que je sais d’elles apparaît dans le seul mouvement d’émergence et de cristallisation du texte, de la phrase vivante qui représente à tout coup un segment du corps vivant du texte.

    42. Les temps multiples de la narration marquent, entre autres, la constante variation des points de vue de la Narration. Plus que d’un Narrateur, je parlerais en effet pour ce roman de La Narration, comme une instance poreuse aux pouvoirs à la fois diffus et super-précis…

    43. La philosophie de Clara est donc globalement celle de Pollyana, qui consiste à se réjouir, à chaque fois qu’on prend une tuile, de ne pas en prendre deux, et ainsi de suite. Ce qui ne va pas sans exaspérer Marieke, laquelle n’est pas du genre à se résigner non plus qu’à se voiler la face devant l’horreur de la réalité. Un débat vif peut donc s’ensuivre.
    44. La figure du Nain Suissaud, qui a fait la célébrité controversée de l’Apache (dit aussi le tagueur insaisissable, fils chéri de Marieke poursuivi pour ses tags contestataires et ses actions critiques de toutes espèces), est un personnage référentiel dans le discours des bonnes dames, à la fois sujet de dispute (Clara ne peut donner raison à un anarchiste fauteur de déprédations) et de discussions complices.

    45. Le signe que le roman se fait, c’est qu’on y pense tout le temps.

    46. Il y a quelque chose de Basquiat dans les tags de l’Apache, mais en plus élaboré, en moins faussement brut, en plus parodique aussi. L’Apache est un authentique artiste virtuel, qui pense en matériaux et en formats divers, sans réaliser jamais hors de ses seuls carnets.

    47. « Je suis le dernier des Mohicans », pourrait dire l’Apache. Un jour un mécène de l’industrie automobile et de la culture lui a proposé de le mettre sous contrat. Comme ce qu’il en a été de toutes les propositions des plus fameuses galeries, Tim a poliment décliné.

    48. « Nous ne sommes pas une famille mais un clan, du genre tartare, ou une tribu, style apache ou cheyenne, enfin un petit groupe de gens qui se tiennent les coudes... » (Marieke dixit)

    49. Attention à traiter tous les personnages d’une même encre, avec la même légèreté passante, sans peser. Rien là-dedans de la satire, en dépit de multiples aspects critiques et caustiques. Rien du roman psychologique non plus, malgré la psychologie très différenciée de chaque personnage. Pas un roman poétique non plus, quoique la poésie y soit. Surtout alors : un roman allant, un récit qui va de l’avant, une phrase qui roule.

    50. Le dévoilement de chaque personnage se fait avec le temps. Rien ne doit être livré prématurément, sans nécessité narrative formelle. C’est une logique sous-jacente à observer très rigoureusement. Tim et Loulou, ou les jumelles, Lena ou Pablo, et tous les autres, vont faire leurs trois p’tits tours au fil du récit, chacun son quart d’heure de célébrité, trois p’tits tours et puis s’en iront – d’ellipse en éclipse.

    51. Dès lors que le roman devient un plaisir, c’est qu’il est en train de prendre, à partir de quoi tout coule plus ou moins de source, tout devenant à la fois plus léger et plus juste - tout prenant véritablement consistance et forme. Alors on sent qu’on pourrait écrire du matin au soir, mais non : on va plutôt prendre son temps, qui est celui-là même du roman.

    52. Au premier canevas se substituent peu à peu de nouveaux développements et autres variantes, procédant de la logique organique du roman, qui pousse où il veut. Le meilleur exemple en est l’apparition du Capitaine sur sa périssoire, qui annonce le thème de la Barque égyptienne des morts.

    53. Clara se raccroche aux formules morales, dans la pure tradition protestante qu’illustre sa famille par alliance. God is my copilot pourrait en être un exemple, tiré des sermons du pasteur Amédée, lequel lui est toujours de bon conseil, genre Compagnon de Taizé. Dans le trolleybus No 6 elle a l’impression de vivre la métaphore de la vie. Nous montons parce que le véhicule est en contact avec le Courant - ce genre de choses. Elle incarne un certain pragmatisme chrétien assez typique, qui procède par trucs & recettes, mais avec des ouverture possibles, et des ruptures de tonus lui ouvrant des gouffres, liés à sa solitude.

    54. Le passage à l’imparfait agit comme un zoom arrière, équivalent d’une mise à distance mentale.

    55. Attention aux rimes intérieures. C’est vraiment la cheville à éviter, la ponctuation non désirée de la narration.

    56. J’ai finalement modifié le rapport de Marieke et Clara, qui se connaissaient bien avant de se retrouver, par le truchement de leurs familles alliées. Sans tirer la narration du côté de l’autofiction, il m’importe de la recentrer par rapport à un sentiment personnel intense de leurs rapports et de leurs positions généalogiques respectives. Elles sont liées par les jumelles et par les parents des jumelles, leurs enfants respectifs. Plus intéressant : le fait qu’elles se redécouvrent « par hasard », alors qu’elles sont parentes. Situation typique d’aujourd’hui, relevant de la recomposition filiale.

    57. Dans le même esprit, j’ai simplifié la figure du fils de Marieke, Adalbert dit l’Apache par les médias. N’apparaîtra que par réfraction, comme celui avec lequel on ne cesse de se chamailler tout en l’aimant fort. Le frère de Loulou a passé par la taule : cela du moins est important pour Marieke, qui parle la nuit au Capitaine.

    58. Après avoir bouclé le récit de la virée en Savoie lacustre, je me suis aperçu que le soleil tombait beaucoup trop tôt pour un 14 juin. Toute la suite en a été faussée, de sorte qu’il faisait déjà nuit à six heures alors que la nuit ne tombe à cette saison que vers dix heures. Ajustement nécessaire, avec l’interversion de deux chapitres…

    59. Ce que dit Alain Cavalier à propos du passage d’un plan à l’autre, au cinéma, est aussi valable, d’une certaine façon, pour le passage d’un paragraphe à l’autre dans ce type de récit elliptique qui saute une idée sur deux.

    60. Ce qui me semble caractériser les bonnes dames, à l’égard du monde actuel, est leur foncière timidité.

    61. J’ai finalement renoncé à la « construction » du personnage de l’Apache, décidément trop artificielle. Ce sera simplement le fils aîné et aimé, avec lequel Marieke ne cesse de se chamailler et dont ne sait que deux ou trois choses, à commencer par le fait qu’il a fait de la taule.

    62. Clara peut recourir à la messagerie du Mac que lui a installé Joselito, dit le Petit, et communiquer ainsi avec Lena qui se trouve en Alberta jusqu’à la fin de la première partie, mais le meilleur moyen de communiquer entre elles est encore la transmission de pensées que leur ménage le romancier dans la dernière séquence de la première partie, intitulée Les voix de la nuit.

    63. Les bonnes dames sont ainsi mises en réseau de manière occulte, si l’on peut dire, avant de se retrouver en trio pour la virée en Egypte de la deuxième partie.

    64. La dernière séquence de la première partie se distingue en cela qu’elle illustre les virtualités du roman, qui va plus vite que le téléphone et le mail. On communique immédiatement d’auteur à lecteur. Le thème en était déjà très présent dans Le viol de l’ange, repris ici sur un ton plus débonnaire.

    65. Mes bonnes dames m’aident à réfléchir et à m’expliquer diverses choses de la vie et des âges, ou sur les thèmes qui m’intéressent en l’occurrence, du tabou et de la permission, de l’adoption et de l’amitié, etc.

    66. Elles sont à l’âge où l’on peut dire à peu près ce qu’on veut, sans barrière. Elles n’ont plus de raison de se censurer. Rappel de la Comtesse. Pour autant elles ne se permettent pas n’importe quoi, gardant une certaine tenue.

    67. L’histoire qu’on se raconte n’est jamais celle qui se raconte au fil des mots. Il y a une part d’aléatoire dans le roman qui est aussi (et peut-être surtout) celle du subconscient. Où tout cela va-t-il ? C’est ce que tu ne découvres qu’en écrivant.

    68. Lena est habitée par une indéfectible confiance en la bonne volonté. Elle croit que le monde est à réparer et qu’il faut s’y mettre tous les jours. Elle n’aime pas les grands mots ni les notions trop abstraites, pas plus que Clara. Mais elle n’en a pas moins sa philosophie de la vie.

    69. Le narrateur est partout, sous la forme d’un « je » flottant.

    70.La dernière séquence de la première partie, intitulée Les voix de la nuit, contient en germe la deuxième et la troisième partie du roman, l’Egypte et tout ce qui touche à la fois à la mort et à ce qui se devine par delà les eaux sombres.

    71. Marieke retrouve, entre deux sommeils, les notions égyptiennes qu’elle tient d’un opuscule que lui a filé son fils, à propos de la pesée de l’âme et du jugement qui s’ensuit. Au soir le dieu Aton, vieilli par la journée, conduit vers l’Ouest la barque du soleil, pendant que Nout la déesse du ciel fait voûte au-dessus des dormeuses. Le soleil va passer par les douze portes du monde souterrain, mis a l’épreuve du grand serpent Apophis, symbole du néant de toute chose. Marieke se rappelle que les Egyptiens associent la beauté au sacrement de chaque chose et de chaque être. Ils se représentent qu’à l’instant de la mort le cœur du défunt est pesé sur une balance dont le second plateau porte une plume tirée de la chevelure de la déesse Maât, déesse de la vérité. Marieke a conscience du fait que le cœur du défunt doit s’alléger jusqu’à l’équilibre de la balance, pour couper à la dévoreuse d’ame à figure de crocodile.

  • Les voix de la nuit

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    Avant de s’endormir les bonnes dames se repassent le film de cette journée super en se reprochant de n’avoir pas dit ceci ou cela, mais parfois elles oublient quoi (surtout Marieke) et puis elles se disent qu’elles le diront la prochaine fois, si prochaine fois il y a.
    Lena se réjouit de rentrer chez elle. Ce n’est pas qu’elle se soit ennuyée un instant en Alberta où elle a été reçue comme sa Majesté la reine d’Angleterre, selon l’expression d’un des mails qu’a rédigé pour elle la très attentionnée Alma, mais les Benjamin n’ont pas d’enfants et donc point non plus de petits-enfants et ça lui manque toujours un peu, à Lena, les petits-enfants des autres.
    A l’instant, justement, Clara pense à tout ce que Lena a donné à leurs enfants et leurs petits-enfants, tout en essayant de se représenter ce qu’a pu être cette vie plus ou moins sacrifiée, tant il est vrai que Lena se sera toujours dévouée toute sa vie à telle ou telle cause, non sans prendre la vie du bon côté, comme on dit, et Clara conclut une fois de plus en se disant que Lena est en somme une bonne nature, contrairement à leur sœur aînée qui était tellement plus tourmentée - leur sœur Greta dont le souvenir la tourmente elle-même toujours un peu sans qu’elle n’ait rien à vrai dire à se reprocher, du moins est-ce ce que Paul- Louis n’aura cessé de lui seriner, lui qui ne supportait plus ce qu’il appelait les manigances de Greta en ses dernières années…
    Une question que se pose à l’instant Clara lui revient malgré son envie de dormir et c’est la question de la privation : Greta n’a-t-elle pas trop souffert de la privation, j’entends du manque d’amour (tout au moins à ce qu’elle suppose, mais elle en est quasi certaine) et de ne s’être jamais confiée pour se libérer, en tout cas à elle pas plus qu’à Lena.
    Paul-Louis semblait avoir de la peine à le concevoir : qu’une femme puisse souffrir de la privation au point d’en devenir pénible, même déplaisante et de l’énerver à la fin : ta sœur est une vieille pénible, disait-il sur son lit de grand malade, ta sœur se montre vraiment déplaisante à ton égard - mais ce que ta sœur peut être tuante
    Paul-Louis n’aimait pas parler de ces choses, mais on sentait bien que c’était cela même qu’il entendait : qu’il avait manqué à Greta de tenir un homme dans ses bras. On le sentait contrarié dès qu’il en était question, comme il était gêné chaque fois qu’elle-même avait essayé d’en parler pour ce qui les concernait, mais c’était comme ça, même s’il était également agacé par ce que sa mère à lui disait de ces choses en les appelant avec humeur ces saletés
    C’est le premier des Trois Tourments de Clara, avec sa sœur Greta et son fils Walter, que de n’avoir pu parler de ces choses du vivant de Paul-Louis, et même avec ses filles d’une génération qui s’est libérée elle n’a pas osé, mais au moins cette chère Marieke, elle, l’a écoutée et l’a pris sans se moquer ni dramatiser, juste ce qu’il fallait, sans réponse pour autant mais au moins ce qui devait être dit l’a été.

    Accoudée à la rambarde de la galerie de bois gardant la chaleur de la journée, Marieke en chemise de nuit et en cheveux resonge aux aveux de Clara en se disant en même temps qu’elle aimerait bien rencontrer Lena quand elle reviendra du Canada anglais : cette Lena qui est restée si gaie à ce que sa sœur lui a dit, mais sait-on ce que signifie la gaieté ? se demande aussi Marieke.
    Ce qu’elle aimerait comprendre avant de s’en aller, se dit Marieke, ce qu’elle aimerait comprendre à la fin des fins, ce qu’elle aspire un peu plus chaque jour à comprendre, c’est : justement comprendre…
    L’emmerdant c’est qu’elle ne se sent pas à la hauteur.
    Ce sont les termes exacts de sa cogitation nocturne dans le vent doux : l’emmerdant. Jamais Clara ne parlerait comme ça, on est d’accord, et moins encore Lena. Mais Marieke pense bel et bien : l’emmerdant, et en constatant cette verdeur de langage chez elle, elle se demande : merde, mais d’où ça me vient-il nom de Dieu ? Et les images-réponses affluent alors, qui éclipsent l’image-question sur laquelle elle voulait concentrer son mental.
    Ce langage est celui de l’atelier de ses amis de la bohème d’Amsterdam entre-deux-guerres, où l’Art était la Question, l’Art et le Sens de la Vie, l’Art et le Grand Pourquoi ou le Quoi faire ? Et Marieke se le rappelle avec mélancolie : quelque chose a été coupé à ce moment-là…
    Et merde aussi, safran de malheur, putain de foc, lançait le Capitaine en mâchant sa Gitane papier maïs sous le vent. Ou m’emmerde pas, scandaient son frère le manchot et son fils le taulard. Nains de jardin et compagnie, on les emmerde ! chantaient-ils de concert à leurs fêtes du petit clan ou aux grandes soupes qu’elle préparait pour les militants aux veillées d’armes ou eux lendemains de leurs Actions de Masse.
    Tout cela la fait sourire à présent : toutes leurs motivations et ce qu’elles cachaient souvent, les petits capitalistes en puissance dans les menées des prétendus grands militants, le profit dévié, les envies masquées, tout ce petit tas de caca, elle pourrait mettre des noms mais elle n’a plus l’âge de ces choses et puis juger, tu sais…
    Or Clara rétorquait : quand même, ne pas juger, ne pas juger… il faut malgré tout qu’on distingue ce qu’on doit et ce qu’on ne doit pas, d’ailleurs c’est sûrement ça qui leur à fait perdre la boule à un moment donné (elle pense à leurs deux fils malandrins), c’est de ne plus savoir, et presque tout le monde est aujourd’hui comme ça, où est le HAUT et où est le BAS.
    Les tribulations de son fils aîné ont cependant laissé comme une béance dans ce besoin chez Clara de s’appuyer à des certitudes. De cela elle ne parle pas, mais la nuit recueille sa pensée et la transmet, que Lena et Marieke entendent d’une façon ou d’une autre.
    C’est comme dans un roman, se dit Clara en pensant à son autre fils qui écrit et qui lui parle parfois de ça, la nuit serait comme un roman : j’ouvre la fenêtre et j’essaie de le rejoindre, mais je n’y arrive qu’en le laissant parler. J’ai trop longtemps parlé à Paul-Louis sans le laisser en placer une, jusqu’au moment où, je ne sais comment, cela m’est apparu : que lui aussi voulait me parler, et c’est ainsi que je me suis tue et qu’il a parlé et que nous nous sommes retrouvés, comme dans un roman. Parce que tu peux dire ce que tu veux : quand on te l’a enlevé, quand celui qui a été ta moitié t’est arraché tu restes amputé et ça ce n’est pas inventé.
    Quant à son fils aîné, Clara déplore qu’ils ne soient jamais vraiment retrouvés, d’ailleurs elle a consacré à ce Tourment les pages les plus désemparées du Cahier noir

    Lena les a vus passer les uns après les autres. Elle se trouvait en somme à l’autre bout de ce lien qui nous tient ensemble, et c’était à elle, dans son dernier emploi, qu’il incombait de conclure, leur tenant la main tandis que le fil se coupait, en tout cas ceux qui n’avaient plus personne.
    Lena pourrait dire elle-même qu’elle sait ce que ça représente de n’avoir personne, mais elle le prend surtout pour les autres.
    En Alberta la nuit lui semble plus grande que dans sa ville natale de Lucerne, sur la colline d’où elle voit les montagnes et le lac de cristal, mais la plus grande nuit qu’elle se rappelle a été celle de son premier emploi sur les hauts de Berg am See, d’où il lui semblait flotter au milieu des étoiles.
    C’est l’heure de la sieste à Calgary, tandis que Clara, et cette chère Marieke qu’elle ne connaît pas encore vraiment, viennent à peine de s’enfoncer dans l’obscurité, et la nostalgie de Lena la porte à remonter le cours du temps : se retrouver à vingt ans avec les petits enfants de sa première classe d’orphelins de guerre, là-haut sur la montagne, dans la fraîcheur des prairies où, tôt l’aube, elle aimait surprendre les lapins de lune, comme elle les appelait au dam de sa sœur aînée, laquelle la traitait d’affabulatrice écervelée.
    Clara a raison quand elle dit que sa bonne nature lui permet de prendre les choses du bon côté, mais ce n’est pas qu’une question de nature, car elle n’ignore pas ce qui ne va pas, mais elle préfère ne pas en parler, j’entends : ne pas s’en parler à elle-même, c’est une affaire de principe, on ne se plaint pas de crainte d’ajouter à ce qui cloche dans le monde.
    Il y a en elle une secouriste et, dans l’équipement de celle-ci, une espèce de sourire qui ne la quitte pas. Marieke a raison de se poser la question de sa gaieté, car Jean qui rit tient la main de Jean qui pleure. Il y a en elle un puits de larmes, mais personne n’est censé le savoir : d’où le sourire, dans la pleine conscience de la détresse des petits. Voilà ce qu’elle se rappelle de ses premières années : la peine des orphelins, et leur sourire, qui l’ont marquée à vie et l’ont poussée à rendre service. Elle dirait ça de sa vie en toute modestie et simplicité : j’ai tâché de rendre service, mais à vrai dire c’était tout naturel, c’était sa nature d’être émue par le pauvre sourire de Benjy, au milieu des pauvres sourires des orphelins qui lui ont été confiés à Berg am See, c’était son travail et son bonheur aussi de participer un tout petit peu à la réparation des dégâts de guerre, c’était sa chance aussi peut-être puisque Benjy est devenu le docteur Benjamin, qui lui a fait rencontrer Alma et que leurs retrouvailles ont été si belles.
    Alma se dit plutôt bouddhiste mais ça ne la dérange pas autrement : c’est une artiste et qui a voué sa propre vie à l’idéal de la musique en rappelant volontiers à ses élèves que chacun d’eux est « capable du ciel ».
    Par ailleurs, la gaîté que Lena sent en elle est peut-être un don, elle ne sait pas, mais peut-être aussi affaire de tenue, se dit-elle souvent en pensant à la mère de sa mère sur la grande photo de famille toujours en bonne place chez sa sœur Clara. Ces gens-là, se dit-elle, n’étaient pas de la haute société, mais quelle tenue ils avaient, quelle affirmation tranquille de ce qu’ils étaient.
    Bien entendu, Lena n’est pas tombée de la dernière pluie : elle est plus ou moins au courant des penchants et des tourments de chacune et chacun, sur la photo, et puis on ne passe pas la moitié de sa vie dans la cour des miracles des orphelins ou des rejetons de soiffards et autres miséreux sans se forger une image nuancée de la détresse humaine.
    Sa sœur Greta s’indignait saintement contre le Vice, mais sans doute son propre tourment la portait-elle à s’ériger en juge, alors que Lena n’aura cessé, au fil de ses pérégrinations, de constater la difficulté de juger.
    Que serais-je si j’étais née, comme la petite Nina, dans une famille de sept enfants dont le père buvait pour supporter la perte de son travail (c’était en 1935) et battait sa femme exténuée, qui est morte l’année où Nina s’est retrouvée sur le pavé et dans les mauvais lieux du Niederdorf ?
    Par la fenêtre ouverte Lena distinguait maintenant un livre oublié sur le muret de la pergola des Benjamin, et elle pensa : ne pas savoir lire, ne pas avoir été aimé, ne jamais entendre un bon conseil, ne se rappeler aucun beau geste, ne voir devant soi que des murs sales et n’entendre que des cris…


    On entend des cris à l’autre bout de la nuit, dans les bas quartiers du monde, et pourtant c’est ici que ça se passe, constate Clara qui se rappelle la remarque de son romancier de fils devant la photo de famille, quand elle lui a fait observer que les personnages étaient si présents qu’il ne leur manquait que la parole, et lui : « Mais ils parlent ! Tu ne les entends pas ? »
    A l’instant c’est le défilé des visages sur l’écran de l’insomnie, et de toutes les époques à la fois, au gré des ressemblances et de ses sentiments.
    Sa mère est là qui la regarde, sa mère et la mère de sa mère, tous ils la regardent avec l’air de lui dire : tu es seule et nous sommes tous, mais le tendre colosse qui les domine, son grand-oncle le chercheur d’or au visage d’archange qui les surplombe de sa carrure de lutteur semble ajouter en aparté que tous tant qu’ils sont, tous au ciel malgré leurs péchés, tous ils sont là pour veiller sur elle.
    Parfois elle ne sait plus que penser de cette histoire de ciel, mais l’enfant angélique à petite houppe blonde que fut leur premier garçon, ce fils devenu très lourd à la cinquantaine et redevenu très léger à son brusque déclin, cet elfe du portrait encadré sur son mur des consolations, selon l’expression de son autre fils, cet innocent et son Paul-Louis se liguent pour lui faire penser que non : que cela ne se peut pas, qu’on ne peut pas se trouver ainsi séparés à jamais, que ce n’est pas vrai, que ça ne peut pas être permis.
    Mais ce ciel où est-il donc ? C’est ce qu’elle a demandé au pasteur Amédée à l’époque où elle cherchait encore Paul-Louis quand elle se réveillait en proie à son Tourment, et la réponse qu’Amédée lui fit, que le ciel était dans son cœur à elle, ne l’a pas tout à fait satisfaite sur le moment, car elle se tourmentait encore à l’idée qu’avec la mort de son cœur à elle Paul-Louis disparaîtrait à tout jamais, sur quoi le bien nommé Amédée l’a rassurée en lui affirmant que leurs cœurs à tous deux se rejoindraient dans cet autre ciel qu’est le cœur de l’Amour éternel.
    Mettons, s’était-elle alors dit : admettons. Elle a douté, mais elle admet. C’est en elle qu’il y a le manque et c’est par là qu’elle chutait et rechutait, Amédée ou pas, et pas d’Amour éternel pour la rassurer : le cauchemar la reprenait.
    Où est le cœur d’un corps qui tombe ? était la question de ce maudit rêve, dont le Cahier noir de cette période est plein.
    Elle l’avait noté : la sensation de perdre pied, dans le rêve, devenait sentiment, et ce n’était plus seulement son corps qui perdait pied, mais son cœur tombait avec, et l’amour de sa vie.
    Tantôt c’était dans une tour dont l’escalier se désagrégeait sous ses pas alors qu’elle allait rejoindre son conjoint en train de fumer là-haut sa Parisienne ; et tantôt un abrupt aux vires et aux prises cédant l’une après l’autre et l’angoisse de la chute la réveillait alors pour l’acculer à cet autre vertige d’être réveillée.
    Pourtant elle a fait du chemin depuis lors, et cette journée marquera peut-être un nouveau tournant, se dit-elle à l’instant. Elle voudrait le croire, et vouloir croire est déjà croire un peu mieux que ne pas croire. Et la pensée de Marieke, qui dit ne pas croire, l’aide néanmoins à repiquer.
    Il ne faut pas se laisser rattraper par le noir, se répète-t-elle. Tu dois t’accrocher. Il faut, tu dois : mais c’est là du vocabulaire militaire, lui objecteront Marieke et son fils qui écrit, mais elle n’y peut rien : elle est comme ça et ce n’est pas demain qu’on la changera.
    C’est d’ailleurs ce que lui dit et seriné sa fille puînée, qui lui répond du tac au tac alors que, sur la photo d’elle qu’il y a là, la petite fille bouclée semblait de la meilleure composition qui se puisse imaginer.
    Et Marieke de prendre le parti de la rebelle : mais tu as du bol qu’elle te tienne tête, au moins c’est un caractère et la preuve qu’elle tient à sa liberté. Ne me dis pas que tu préférerais une brebis bénie oui-oui…
    Or Clara en sourit bel et bien, et de la fronde de sa petite dernière qui a passé la cinquantaine, c’est pourtant vrai, et des pointes de Marieke qui lui font plutôt du bien. De fait cela la détend : même que l’expression relax, Max lui revient du fils aîné de sa fille puînée, que ses cousins appellent le Gourou.
    L’adorable Gourou : sur sa photo lui aussi, le petit bout de chou fait bien peigné, mais aujourd’hui quel air d’apôtre en sandales à chevelure de Jésus et aux yeux clairs comme une eau de rivière, enfin quelle irradiante bonté et cette si tranquille opposition à toute manière de conformité – alors comment ne pas l’aimer lui aussi ?
    Peut-être était-ce cela, finalement, l’amour éternel ? Peut-être ne lui demandait-on rien d’autre que d’aimer l’amour tel qu’il se manifestait autour d’elle ?
    Avec le sommeil Clara s’éloignait peu à peu, cependant, de la berge des visages. Il lui semblait flotter au-dessus d’elle-même. Comme une paix se répandait en elle, et comme une lumière sous ses yeux fermés.

    Je suis hier et je connais demain songe la dormeuse dont les doigts continuent de filer au fil de l’eau, et Marieke n’a plus de nom à l’instant d’entrevoir les Masques : elle se sent prête à la pesée ; il n’est que de garder le fil en main et le reste est leur affaire.
    Une fois de plus elle se reproche de ne pas connaître la profondeur de l’eau, mais les Masques pourvoiront, songe-t-elle maintenant qu’elle les a bel et bien entrevus ; ce qu’elle sait ou qu’elle devine est que l’heure de la simplicité lui est annoncé par le fil de prémonition et qu’à celui-ci le fil de mémoire ajoute la pleine conscience que ce qui a été sera, sous son nom propre.
    Masque Soleil est debout sur sa barque qui s’éloigne vers l’Ouest, poussé par Masque Temps que l’exténuement du jour ne suffit pas à ralentir d’une nanoseconde.
    Les images que déploie Masque Fantaisie, toutes liées pour l’instant à l’eau, la ramènent fatalement à ces eaux sombres qu’elle n’en finit pas de scruter.
    Le fleuve est celui de son enfance et c’est dans ses eaux que sa mère s’est jetée. Voilà qui est dit : ce sera donc écrit ; c’est un secret qu’elle porte en elle depuis son adolescence et c’est de ce poids qu’on la délivrera, du poids de ce pourquoi qu’elle n’a cessé de traîner, ce lancinant pourquoi dont le fil de mémoire n’a jamais cessé de lui meurtrir les doigts, cet indémêlable pourquoi.
    Or, à la pesée de Masque Vérité, elle sait maintenant que ce poids sera le premier à lui être compté et retiré, et rien que d’y penser la soulage.

    Les voix de la nuit ne sont parfois que des murmures indistincts, parfois aussi des bribes dénuées de sens, mais c’est le job du romancier de capter celles qui ajoutent à la compréhension de son histoire à dormir debout, puis de les noter le plus clairement possible.
    Une voix n’en finit pas de répéter très doucement « Mère, pourquoi m’as-tu abandonnée ? », que le roulement du fleuve, comme d’un train derrière les levées des berges, submerge sans l’engloutir jamais, et cette béance permet de mieux saisir l’origine des silences de Marieke.
    Aucun des petits crevés que sont les hommes, selon son jugement de jeune femme trahie et de mère prête à tous les pardons, n’a creusé en elle un tel abîme, mais jamais l’enfant n’a jugé la Criminelle, comme l’appelaient les Sœurs de la Pitié, qu’elle n’a jamais nommée elle-même que l’Affligée, sans pouvoir arracher le clou du pourquoi de ses entrailles.
    Les Sœurs de la Pitié papotaient à n’en plus finir en dépit de leur vœu de silence, et cela donnait plus de force encore à l’enfant : je suis seule et vous êtes toutes, le Seigneur soit avec vous, moi je ne comprends pas, murmurait-elle aux lisières du sommeil et sa petite main cherchait celle qui battait follement à la surface de l’eau.
    Or Clara, dans un de ces éclairs de lucidité qui lui venaient par l’insomnie, n’était pas loin de deviner que Marieke cherchait autre chose de l’autre côté de l’eau.
    Une même confiance en la vie reliait cependant les bonnes dames, et cette même capacité terre à terre de considérer les objets pour ce qu’ils sont, la chose et son mystère.
    D'ailleurs, un aspect du rêve captivant le romancier est précisément ce côté terre à terre, lesté de réalité et prodigue d’effets comiques, et cette idée d’Egypte, ainsi, venue de Clara et lancée un peu au hasard, que Marieke avait accueillie avec un rugissement de satisfaction, et qui sûrement emballerait Lena dès qu’on la lui proposerait, cette idée serait le nouvel objet, la folie du moment qui les ferait rêver - et plus encore si ça se trouvait, qui donnerait enfin sa ligne de fond à la deuxième partie du roman.

    Ce serait mon dernier voyage, se dira Marieke en émergeant de son léger sommeil, dans cet espace-temps de l’éveil si propice aux imaginations voyageuses, mais pour l’instant elle pionce encore, voyant son fils en Bouddha baigneur, sa fille en paysanne russe défrichant un champ de ronces pour y semer ses achillées boréales, les jumelles jouant en quatre mains sur l’harmonium qu’elle n’a jamais eu les moyens de leur acheter mais dont elle rêve assez souvent, résurgence probable d’une petite église de l’arrière-pays où elle aimait à retrouver le Capitaine au tout début de leur flirt, l’année d’Hiroshima.
    Après Caracas en 1981, se rappelle Clara, la neige le matin et le soir le sapin de Noël en plastique au milieu des gommiers et des bananiers, c’est l’Egypte que nous voulions faire avec Paul-Louis, et plus tard la Chine si sa santé donnait le tour.
    La retraite anticipée de son conjoint malade, enfin délivré de son emploi d’inspecteur de sinistres à La vie assurée, leur a permis de découvrir le monde après tant d’années à se serrer la ceinture, selon l’expression de Clara, et c’est ainsi qu’ils ont fait la Grèce et la Tunisie en basse saison, le châteaux de la Loire et la route romantique d’Allemagne du Sud, l’île Maurice où ils eurent à subir la grossièreté d’un groupe d’Anglais, l’Espagne et le Portugal une autre année, le Tyrol une autre année encore, et Vienne où Lena les avait rejoints.
    C’est à Vienne que Paul-Louis, Clara se le rappelle maintenant, avait évoqué une première fois la Vallée des Rois et son désir de voir les colosses de Memnon, à l’occasion ; ce qui tentait également Lena, autant pour les fleurs du bord du Nil que par souci de visiter les Trésors de l’Humanité.
    Paul-Louis disait souvent, avec sa modestie prudente : à l’occasion, et Clara ne l’en aimait que plus, convaincue que ce qui nous est donné n’est pas dû et qu’on ne sait jamais de quoi demain sera fait. Mais aussi, ce rêve d’Egypte l’avait revisitée à la faveur d’un récent documentaire à la télé, dont les images lui avaient rappelé les cauchemars du début de son deuil.
    Une jeune égyptologue avait parlé, dans le reportage, de la chrysalide de la momie, de laquelle s’envole le papillon de l’âme du défunt, et cette image avait saisi Clara, qui recoupait précisément la vision d’un des rêves obsessionnels dont elle avait consigné la description dans son Cahier noir.
    Clara ne voyait pas trop à quoi tout ça rimait, n’osant trop en parler à Ludmila, qu’elle savait pourtant assez familière de l’Egypte ancienne, mais l’immédiate réceptivité de Marieke à ce sujet, ce même après-midi, lui avait rendu confiance et peut-être était-ce, une chose en appelant une autre, cette implication très intime qui lui avait inspiré l’idée de telle équipée égyptienne ?
    De ce séjour à Vienne, et d’une conversation animée à Grinzing, dont le vin doré les avait un peu éméchés, date le rêve de Lena qui lui a suggéré l’idée que le fil de la vie, loin d’être coupé par la mort, se renoue et rebondit comme un lapin de lune.
    Clara et Paul-Louis avaient été étonnés, même un peu émerveillés, l’alcool aidant, d’entendre Lena leur parler des lapins de lune qu'elle allait guetter tôt l’aube au début des années de guerre, sur les hauteurs de Berg am See où elle avait décroché son premier poste, et l’on avait ensuite parlé de ce qu’il y a après, qui restait assez vague à ce qu’elle se rappelait, seuls les lapins bleus restant très présents à sa mémoire.
    Jamais Lena n’a voulu creuser : elle a préféré les savoir en elle, libres et bondissants, jolis, mutins, imprévisibles. Elle aurait pu le demander au savant docteur Benjamin qui avait été psychiatre avant de se consacrer entièrement à la musique, mais elle a finalement gardé son petit secret, comme celui du jeune homme des îles Samoa.
    La vie rebondit ainsi en dépit de nos rhumatismes et de l’encrassement de nos artères, songe Lena qui vient de relire, après un petit somme, le chapitre final de Vie de Samuel Belet du romancier welche Ramuz que lui a offert son neveu qui écrit.
    Elle lit ces mots qui la rendent à la fois triste et gaie, parce qu’ils sont vrais. Samuel a vécu. Il a vu du pays, comme on dit. Il regrette seulement de n’avoir pas su aimer assez ou au bon moment, alors que lui-même est entré dans la vie par la petite porte, comme beaucoup des orphelins dont elle s’est occupée ; il regrette d’avoir été rejeté par sa première amoureuse et, ensuite, de n’avoir pas été accepté par l’enfant de la veuve qu’il a épousée sans trop l’aimer, mais ce qu’il écrit tout à la fin dans son cahier, après le récit de la mort de sa pauvre femme et celle de son pauvre garçon, Lena le lit et le relit en pensant évidemment à sa propre vie : « Car tout est confondu, la distance en allée et le temps supprimé. Il n’y a plus ni mort, ni vie. Il n’y a plus que cette grande image du monde, dans quoi tout est contenu, et rien n’en sort jamais, et rien n’y est détruit ; c’est un degré de plus, il faut encore le franchir ; mais on voit devant soi se lever ce visage, qui est le visage de Dieu. Lui aussi, j’ai appris à l’aimer et à le connaître ; je sais qu’il est tout et qu’il est partout ».
    Lena pense aux Indiennes aussi, à propos de Marieke qu’elle n’a rencontrée que deux ou trois fois mais qui lui a parlé de la sagesse des tribus de la Prairie, pour lesquelles la terre est une mère et les rivières le sang de leurs ancêtres. Alma et Benjy sont également très attirés par cette façon de voir et d’aimer la vie, qui rejoint en somme celle de Ramuz : que tout est contenu dans la même Image, que tous les êtres sont reliés.
    C’est d’ailleurs dans le même esprit que la voyageuse, depuis le temps de Berg am See et partout où elle a séjourné, aux quatre coins du monde, n’a cessé de compléter son herbier dont elle aime feuilleter les cahiers chaque fois qu’elle se retrouve seule dans la maison sur la colline.

    Elles l’ont appelé la femme du vent parce que Marieke a raconté aux jumelles que le dernier amant à la caresser était le vent, mais par elles s’entendent aussi toutes les nanas de cousinage, qui se retrouvent de temps à autre en petit gang.
    Clara cuisine l’aînée de son aîné, la plus fidèle au scrabble, mais actuellement aux Maldives avec son trader napolitain, à roucouler probablement O sole mio sur quelque atoll, et Valentine la renseigne volontiers. Ainsi Clara fantasme-t-elle un peu à l’instant sur cette histoire de caresses en regrettant de n’avoir pas eu de cousines avec lesquelles jaboter.
    Les filles en fleur sont tellement plus décontractées que celles de sa génération, mais attention : elle voit bien que tout ne tourne pas forcément comme sur des roulettes et que les problèmes restent les problèmes.
    A l’approche du jour, après que l’insomnie blanche a soudain cédé à la coulée du sommeil, Clara se sent plus réceptive qu’à aucun moment de la journée, avec des poussées de panique mais des embellies aussi, et de plus en plus, en tout cas depuis ses retrouvailles d’avec Marieke, qui lui font soudain oublier que le temps est le temps et qu’il va falloir s’activer comme à l’accoutumée, parce qu’elle ce n’est pas le vent qui va l’aider ce matin.
    Clara pourrait être un peu jalouse de l’image si romantique ou romanesque que les cousines se font de Marieke, et pourtant non : Clara n’est pas jalouse. Elle estime malgré tout qu’elle a reçu tout ce qu’elle pouvait espérer, et que ce qui lui a été repris sera repris à tous, ma fi : c’est la vie. Comme Paul-Louis le disait à propos de sa maladie quand elle repartait après des mois de semblant de rémission : c’est la vie.
    Et chacun son style, se disait-elle aussi à l’instant, en se rappelant que Paul-Louis ne pouvait dormir qu’en pyjama, alors que la plupart des cousines, ainsi que le lui avait révélé Valentine, dormaient en t-shirt.
    Cette histoire de vent lui rappelait, cependant, que jamais, dans sa famille, quiconque n’aurait eu l’idée d’aller nu sur une plage ou, pour les femmes, de dormir dans une autre tenue que la bonne vieille chemise de nuit. Mais à propos : dans quel vêtement les squaws dormaient-elles ? Et de quelle étoffe pouvait bien être la chemise de nuit de Marieke ?

    A l’instant précis, éveillée elle aussi, Marieke se livrait, dans la chemise de coton XLL que Ludmila lui avait ramené du Midi, aux exercices de yoga-stretching qu’elle faisait tous les matins sur les conseils de son fils.
    La souplesse est une manière d’être, répétait-elle volontiers aux jumelles en luttant contre ses propres rigidités, et le fait est que l’exercice l’avait aidée à se conserver à tous égards, physique et mental, et ce malgré tout le bazar des artères encrassées et des questions non résolues qu’elle aurait encore aimé travailler, selon son expression.
    Cette histoire d’âme d’un côté, qui est pure, et de corps impur de l’autre, disait-elle également aux jumelles, parce que toute son éducation chez les Sœurs de la Pitié en avait été saturée, tout ça c’est de la pensée-cervelle que vous ne trouvez pas dans la Nature, et c’est ça que les Indiens nous rappellent, nom de bleu : que la chair et le vent, la terre et les rivières ont partie liée.
    Pour autant, pas plus que Clara ou Lena, Marieke ne rejetait l’idée que l’âme survivrait au corps, à cela près qu’elle se disait parfois que tout était corps et que l’âme était comme un souffle, et parfois au contraire que tout était âme et que le corps n’en était que la partie visible et sensible. Mais voyait-on vraiment le corps ? Et l’âme était-elle réellement invisible ?


    Deux des bonnes dames émergeaient ainsi de la nuit, tandis que la troisième allait s’y enfoncer tout à l’heure. Or Lena venait d’éclater de rire en relisant, dans le récit de Samuel Belet, le passage lié au Robinson suisse et sa remarque ingénue : « Je me passionnais surtout pour quand le boa mange l’âne ».
    C’était cela la vie, se disait Lena : c’est se passionner pour quand le boa mange l’âne.
    Et sous l’effet de l’effet papillon, que la licence poétique de la fiction permet de recycler, il est loisible aussi de penser que le rire de Lena, le boa et l’âne, ont à voir dans la gaîté matinale de Clara et Marieke, qui ont pour point commun d’avoir lu le Robinson suisse à leurs enfants.
    Vous allez me dessiner le boa qui mange l’âne, ordonne l’instituteur Dieu Le Père à sa classe Humanité, et les cancres sont les plus rapides à s’exécuter.
    Le boa mange donc l’âne dont l’âme coupera cependant aux dents du crocodile, car nulle part il n’est dit qu’une âme d’âne ait à subir la pesée.
    Les ânes du bord du Nil, à l’instant où deux bonnes dames saluent la lumière diaphane du nouveau jour tandis que la troisième se remplit de la douceur du soir, se découpent en fines silhouettes que ne fait même pas trembler le tremblement du Temps.
    Les ânes furent et seront, partie du décor que les bonnes dames prendront bientôt en photo sans s’en rendre compte, juste émerveillées par les felouques du bord du Nil, et par les felouquiers grimpant pieds nus aux palmiers.
    De fait cette idée d’Egypte fait s’activer Clara avec une neuve énergie, elle qui a déjà aéré et tendu son lit au carré et se demande maintenant s’il est convenable, à cette heure, de proposer à Lena cette folie…

    (Ce texte constitue la dernière séquence de la première partie du roman intitulé Les bonnes dames, en cours de finition)

  • Devant la mort qui vient

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    Les bonnes dames ne sont plus qu’une, aujourd’hui, pour se rappeler comment s’acheva cette soirée, l’avant-veille de leur retour de Louxor, mais Lena se fait à son tour de plus en plus oublieuse, qui a gardé pourtant quelque part une photo de leurs deux amis américains qu’elle se reproche de n’avoir pas encore remerciés, gottverdammi, pour leurs derniers vœux de Nouvel-An 2006, et voilà qu’on se retrouve une fois de plus à la veille de l’été indien.
    Le romancier eût aimé lire, à Marieke, le récit de leur périple égyptien, mais à peine l’avait-il achevé que la mère de Ludmila, au terme d’une nuit à se vider de son sang, se retrouvait dans une cellule de l’Hôpital de Nuit, murmurant quelques derniers mots à ses enfants puis se retirant sur cette espèce de radeau du lit blanc.
    - Tu n’aurais pas dû, lui reprocha doucement le romancier en se penchant sur elle, après qu’Adalbert et Ludmila lui eurent raconté leur nuit à la veiller, et sur un bout de papier il nota au crayon violet :

    Combien nos mots semblent vains
    quand l’heure est venue,
    et l’heure est là : tu t’en es allée déjà.
    Tu repose devant nous, nous t’entourons,
    mais tu n’es plus nulle part
    que partout, à jamais,
    dans nos entrailles,
    on ne sait où.
    Celui que tu as lavé petit
    t’a lavée cette nuit ;
    celle que tu as bercée
    te berce de ses larmes
    dont la mer afflue
    au désert de l’absence,
    et quel autre mot dira
    Cela ?


    Le lendemain, avec Adalbert, il retrouva dans les affaires de la mourante le poème aux Enfants de Louxor et les photos qu’il s’apprêtait justement à lui demander pour le premier chapitre de la troisième partie de son roman, où les bonnes dames se retrouveraient afin d’évoquer leur désormais légendaire odyssée.
    Marieke reposait bien blanche sur son lit blanc, respirant régulièrement au contraire de Clara que, quatre ans auparavant, dès le même jour de l’Assomption, lui et ses soeurs avaient veillée dix jours durant, bien blanche elle aussi sur son lit blanc mais semblant combien plus tourmentée.
    Qui est là ? s’était-il demandé, et Ludmila l’avait regardé pendant qu’il entrouvrait le Cahier noir, et sept jours durant il avait sangloté en déchiffrant, une page après l’autre, les mots de la détresse solitaire de sa mère.
    La suite de l’autre poème lui revint :

    Combien de papyrus enroulés dans ma tête
    ne verront pas le jour ou seront oubliés
    aussi vite que moi.

    Cela le fit sourire : les oublis de Marieke…

    Puis il pensa qu’au même instant, dans un repli de la mémoire de Joe Felice ces autres mots survivaient peut-être :

    J'aurais aimé pourtant bâtir ma Pyramide
    et que tous mes amis puissent dormir dedans


    Or que pouvait bien être sa poésie à celui-là ?
    Le romancier l’imaginait simple et limpide, songeuse un peu, douce comme il s’était figuré le personnage en le plaçant sur le chemin des bonnes dames, et comment ne pas prendre pour un signe clair le fait que Joe s’était donné la peine de mémoriser ce poème, à croire que lui-même aurait pu le composer ?
    D’ailleurs à l’instant le poème revenait bel et bien à Joe Felice, quelque part dans une forêt d’Amérique où il cheminait:

    Les enfants de Louksor ont quatre millénaires
    ils dansent sur les murs et toujours de profil…


    Il semblait au romancier que des sphères contenaient tous ces visages et ces voix, ces paysages, ces heures, les méandres là-bas de ce fleuve qui roulait quoique semblant immobile, et tout lui revenait en allant, demain il irait voir sa chère Lena mais lui dirait-il que leur Marieke agonisait ? Plutôt il lui ferait raconter la suite de son roman, Lena lui dirait ce que Marieke lui avait confié dans la lumière bleutée du Pavillon, doucement il la cuisinerait puisque tel était son métier, puis on se régalerait dans le restau stylé où il accoutumait de l’inviter, enfin elle le raccompagnerait au train, il lui aurait apporté un nouveau livre comme à l’accoutumée, elle lui dirait merci, il la verrait s’éloigner au bout du quai, toute cassée comme un fétu.

    A l’Hôpital de Nuit, contemplant la gisante, le romancier se rappela les mots de Ludmila qui s’imaginait Marieke se promenant un peu dans ses pensées avant de se décider au grand lâcher de ballons, et l’image des sphères colorées lui remémora une autre conversation avec Adalbert.
    - Nous cherchons tous notre forme, lui avait dit le fils repenti qui, de la zizanie contestataire aux malversations frottées d’idéal artiste, s’était retrouvé, libéré de plusieurs années de réclusion, une nouvelle âme qui se nourrissait aux sources les plus diverses et s’épanouissait dans l’invention culinaire autant que dans la spéculation philosophique.
    - Je sens ma forme actuelle déchirée par l’angoisse d’attente et c’est pourquoi je chiale si dru, poursuivit-il en s’excusant.
    Et le romancier de s’accaparer aussitôt cette formulation d’un sentiment qui le touchait au corps plus qu’au palpitant.
    - Sait-on jamais ce qu’il en est de la limite de réseau de nos antennes ? médita-t-il tout haut en pensant aux sphères en formation de ses phrases, puis la courbe de l’une d’elles le ramena au gosier entrouvert de Marieke, dont il se disait que plus jamais aucun mot ne sortirait.
    Et le cher Adalbert de tout piger et d’enchaîner :
    - Ne voudrais-tu pas, camarade, en fumer une rien qu’une sur le gazon, je ne supporte plus la vue de ce maman-poisson cherchant sa bolée d’air.
    - Mais je ne fume plus, ni toi, que je sache.
    - Raison de plus pour caser ça dans ton roman.
    Et de fait le romancier fit ressurgir un paquet de Job d’avant le Déluge de son velours côtelé, ou des Players, des Craven, des Lucky, des Boyards, des Gitanes, des Gauloises bleues, enfin tout ce qu’on avait exhalé de par les années ; et dans la tabagie on les vit fouler la pelouse toute bénie de rosée.

    Sur la barque de la nuit, entre deux rivages, la bonne dame repose en attendant la pesée de son âme.
    - Nom de bleu, qu’on me débarrasse de tout ça, semble-t-elle maugréer dans son bloc de silence. Y es-tu Capitaine ?
    Il y a tant de temps qu’elle aspire à se délester, Marieke. Qu’on lui prenne tout ce poids, aura-t-elle ronchonné souvent, mais à l’instant tout ça lui semble si léger. C’est vrai : la vie est en train de faire d’elle une plume, pour un peu qu’elle se mettrait à voler.
    Et de constater: ils sont allés, les sacripants, s’en fumer une à la récré ; et Ludmila non plus n’est pas là, ni mes jumelles à moi, donc c’est le moment où jamais : je vais m’esquiver fissa...

    Mais d’où sort-il celui-là ? se demande le romancier quand, avec Adalbert il remonte à l’Hôtel de Nuit pour reprendre la veille.
    Il y a là, tout contre la fenêtre et cherchant à s’échapper visiblement, une espèce de papillon immaculé.
    Alors on fait, n’est-ce pas ? ce qu’on fait dans ces cas-là : on le rend au ciel, c’est cela, bon vol et va donc voir si le Capitaine y est, ma bonne Marieke…

    (Ce texte constitue la dernière séquence de la deuxième partie du roman intitulé Les bonnes dames, en cours de finition)

  • Dernier repas


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    C’est presque sans dire un mot que Marieke présida à son dernier repas en présence de ses enfants, du romancier et des filles de sa fille, à l’Auberge du Soleil, quelques jours avant son entrée dans le grand silence.
    - Nom de bleu ce qu’on se régale, s’exclama-t-elle pourtant en touchant à peine à la poule faisane qu’elle avait commandée, et si fort que quelques Chinois qu’il y avait juste à côté se retournèrent.
    Et ceux qu’elle aimait de remarquer, à l’unisson, qu’avec le coffre qui lui restait on était parti pour le centenaire.
    Or tel était bien son dernier vœu, à Marieke, qui avait commencé de se taire pour se contenter de les écouter tout en se parlant à elle-même.
    De fait, Marieke ne cessa de se parler pendant tout ce dernier repas au milieu de ceux qu’elle aimait, elle ne cessa de se raconter à elle-même ce que sa vie avait été.
    En feignant d’écouter Adalbert qui s’était lancé, avec l’aînée des jumelles, dans un débat passionné sur la distinction tout à fait essentielle, n'est-ce pas, entre les notions de Djihad et de Fitna, elle se rappela son père et le père de son père dont celui-ci n’avait jamais rien voulu leur dire, à elle et à son frère.
    C’est comme si nous venions à moitié de nulle part, songea Marieke en souriant vaguement au romancier qui souriait à Molly dont le sourire béat laissait à penser qu’elle était tout en pensée avec son joli cœur de Billy.
    Son frère Sigisbert avait fait des recherches de son côté, se rappela Marieke, mais avait-il jamais découvert la vérité? Pour sa part, elle se contentait de penser que ce refus de parler de son père, peu causant au demeurant, devait relever de la même douleur qu’il manifestait chaque fois qu’on évoquait devant lui la neurasthénie de leur mère et de sa sœur, toutes deux suicidées.
    Elle repensait à la question que le tendre Jim avait formulé ce soir-là, dans la chambre de Clara: que savons-nous des autres?
    Elle y pensait à l’instant en remerciant son Adalbert qui lui reversait un verre de vin d’Arbois: et qui était-il celui-là qu’elle avait porté? Et Ludmila et son lascar? Et Dolly qui déployait maintenant toute sa science d’arabisante alors qu’elle avait gardé quelque chose du petit écureuil vif-argent qu’elle avait été en son enfance, et Molly qui passait en un quart de seconde de l’irradiante vivacité à la plus noire mélancolie, et le Capitaine parti sans un mot d’adieu?
    La pauvre Clara s’est tourmentée à propos de son insaisissable Peter, songeait Marieke, son Cahier noir est plein de ce tourment à ce que m’a dit le compagnon de Ludmila, jamais elle n’aura compris le comportement fuyant et dissimulé de son premier enfant devenu mythomane et pour ainsi dire délinquant avant de sombrer dans la maladie et d’y succomber en moins d’un an. Jamais Dora elle-même, comme elle l’a raconté au romancier en veillant au chevet de Clara mourante, jamais elle n’a percé à jour celui dont elle a partagé la vie, pas plus que ses deux enfants n’auront jamais eu l’impression de rencontrer vraiment leur père, et voici mon tourment à moi: ma pauvre Flora qui ce matin-là, j’ai douze ans, enjambe la barrière du pont du chemin de fer surplombant la Meuse, avant de rendre son dernier soupir dans les bras des pêcheurs qui ont tout fait pour la ramener à la vie.
    - Êtes-vous servie, Madame? lui demande une dame assez stylée qui lui rappelle ses propres années de service à la pension La Prairie tenue par la mère du Capitaine.
    - Je me suis délectée. Vous pouvez desservir. Mais les filles, reprenez donc de la poule faisane de la patronne!
    Or qui se doute, autour de cette table heureuse, de ce que ça fait d’apprendre, à douze ans, que ta mère plus jamais ne te prendra dans ses bras?
    Sa Ludmila, dont ils ont craint quelque temps que jamais elle ne serait mère, après la déconvenue d’une première séparation, sa Ludmila l’a été, mère, pour Dolly et Molly, comme elle-même a essayé de l’être pour ses enfants, et cela aide comme on dit…
    Or Ludmila y va précisément de son numéro:
    - Les jumelles, je vous rappelle qu’on ne sauce pas son assiette, lance-t-elle à ses modèles d’éducation bohème tout en sauçant elle-même son auge faute de pouvoir la nettoyer à grands coups de langue.
    En somme on me l’a jouée trois fois Cendrillon, se dit Marieke en consultant la carte des desserts (comme c’est elle qui invite, elle a conseillé Dolly et Molly de se taper ce qu’il y a de plus cher), Père a tenu parole en ne se remariant pas avant ses dix-huit ans mais sa Bettina m’a traitée exactement comme la femme et les filles du Docteur Jawohl et comme la mère du Capitaine, et d’ailleurs Adalbert, à propos de Bettina, a confirmé lorsqu’il est allé rendre visite à la chipie.
    - C’est exactement ça: c’est la vilaine marâtre de Walt Disney aux doigts crochus. Comme je comprends que tu aies foutu le camp, Marieke!
    Et c’est exactement ça aussi: son fils l’appelle Marieke, comme il a toujours appelé son père le Capitaine. Marieke a de la peine à imaginer que les enfants de Clara l’appellent par son prénom, mais cela se fait ainsi dans le petit clan indien qu’ils ont formé, jusqu’aux militants que lui ramenait Adalbert à la grande époque de la contestation – tous l’auront toujours appelée Marieke, va savoir pourquoi.
    - Marieke?
    - Dolly et Molly se sont mises ensemble pour la ramener sur terre.
    - Marieke. Tu n’a donc pas envie de dessert?
    - Si, je prendrai de leur sorbet à la rose…


    Après le dessert, elle le leur demandé assez solennellement, ils la laisseront seule un moment, elle marchera jusqu’à la corne du bois, là-bas vers le promontoire dominant l’immense conque bleue du Léman, ce lac qu’elle a tant aimé traverser depuis que le Capitaine lui a fait faux bond, mais pour l’instant on lui présente son sorbet qu’elle va arroser de trois doigts de liqueur de genièvre (c’est elle qui, en douce, en a sorti une fiole de son sac à fourbi) et elle dit come ça de son ton le plus inspiré:
    - Merci bien, au moins.
    Cette dame assez stylée doit avoir l’âge qu’elle avait quand elle a vécu le plus triste épisode de sa vie, à la fin de la guerre, mais le pire n'a pas été pour elle la guerre, malgré les horreurs de celle-ci, le pire a été cet homme qu’elle a aimé comme une damnée, ce lâche comme ils le sont si souvent, ce catho de bonne famille qui n’a pas voulu de leur premier enfant, la charcutant lui-même avec ses instruments d’étudiant, ni du second qu’il lui arracha de la même façon par souci de convenance bourgeoise et de religion, tu vois ça, quand même pas qu’une fille d’ouvrier chef de syndicat et de suicidée s’en vienne entacher mon nom et ma carrière, oui Madame Assez Stylée lorsque j’arrive dans ton petit pays bien peigné je suis la ruine ambulante sortant des décombres encore fumants, et à vous ma révérence:
    - Votre sorbet est délicieux.
    Autour d’elle la conversation n’a pas tari; elle se sent bien Marieke, et ça se voit, elle fait semblant d’écouter mais sans doute Ludmila n’est-elle pas tout à fait dupe, qui sait combien elle aspire depuis quelque temps à s’envoler, destination le Sud suprême où l’attend, clope au bec, le Capitaine; autant qu’elle-même, Ludmila est pourvu d’antennes spéciales et peut-être même a-t-il déjà deviné que ce repas serait le dernier?
    Statistiquement, pense Marieke tandis que la dame assez stylée croit bien faire en lui proposant un déca (et quoi encore, mijaurée, tu me crois incapable de supporter un bon shoot de caféine?), statistiquement il y a, sur dix mecs, un quota régulier de trois sales cons, je suis en mesure, n’est-ce pas Molly (qui en a fait la cuisante expérience avant de se rattraper aux branches de Billy) et Dolly, n’est-ce pas Ludmila? je suis et vous êtes, nous sommes en mesure de donner des noms…
    Mais nous les emmerdons, poursuit Marieke qui n’a que faire de donner des noms, tandis que Molly, justement, fait voir ses MMS de Billy au restant de la tablée, nous les emmerdons car c’est à la bonne vie et aux bonnes gens que seront consacrés nos derniers pensers.
    La lumière revient dans le film de sa vie avec le souvenir des bons types de la statistique: et voici paraître son artiste de frère Sigisbert et ses amis nos grands peintres amstellodamois, ou êtes-vous aujourd’hui mes chevaliers servants à la folle palette, où êtes vous Ger Lataster et Pieter Defesche dont les toiles m’ont accompagnée partout et reviendront à Dolly et Molly, où traînez-vous vos auréoles de saints clandestins, en quelle Utopie dont nous avons tant rêvé au long de nos longues nuits de rebelles?
    La p’tite Clara me confiait ses Problèmes et c’était touchant de la voir se délester de ses humbles secrets de bonne dame dont je me gardais bien de me gausser, sachant qu’aucune peine ne se mesure ni ne se compare.
    Et puis merde aussi: sans ce carabin de malheur je ne serai pas partie de là-bas, je n’aurais pas rencontré le petit chevrier aux casseroles aussi étincelantes que ses dents, pas de Capitaine non plus sans ce con-là, pas de Ludmila, pas d’Adalbert et par conséquent ni Dolly ni Molly, tu vois la cata?
    - Marieke, eh bien Marieke, ne voulais-tu pas faire quelques pas? Marieke, la nuit va tomber…
    C’était Adalbert qui la secouait, Adalbert auquel Marieke, rassemblant ses faibles forces, s’appuya pour se lever tout en lui désignant le sac aux trésors de la vioque dans lequel il suffisait de puiser pour régler l’addition, et, quelques paires de minutes plus tard à clopiner jusque là-bas, voilà qu’elle se tenait à la corne du bois où elle poursuivit et même acheva sa songerie.

    Et voilà notre dernier tableau, se dit-elle avec une dernière pensée à ses amis rapins auxquels elle irait bientôt rapporter les derniers ragots de la vie.
    Le Capitaine m’en a fait voir lui aussi, et mon fils Adalbert ne m’a pas épargnée non plus, mais les bougres sont du bon côté de la statistique, autant que vous deux.
    Voilà le tableau: cette lumière du soir, tout ce bleu et cet or en fusion c’est ma vie nom de Dieu, tout ce bleu du lac qui a l’air d’une mer dans ses moments de rêve ou de colère, tout ce bleu de nom de Dieu qu’on croit qu’il n’existe pas alors que là je le regarde dans les yeux, allez regarde-moi foutu Vieux, regarde ce que tu as fait de la Marieke, regarde de ta myriade d’yeux de Dieu qui voit la fourmi noire sur la pierre noire au fond du trou tout noir, regarde tout ce bleu qui me boit, tout ce bleu qui fond en moi en déclinant là-bas dans l’outremer, regarde le bleu qui sombre, je te rends ma vieille peau Grand Esprit, Grand Tout, qui que tu sois, Gaïa ou Père de Iéshouah, je m’en fous pas mal de ton Nom, allez, allons, en allons-nous et ils s’en allent, je titube et ça va comme ça, je rends mon tablier dans lequel vous trouverez tout mon Amour.

    Ce texte constitue l'avant-dernier chapitre du roman Les bonnes dames, achevé le dimanche 3 septembre.

     

  • Le rêve de Lena


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    Lena refait volontiers le voyage de Louxor avec les bonnes dames, le diligent Adalbert lui ayant remis, selon les volontés de la défunte, le vormidable ordinateur qu’il acquit naguère avec l’argent de Marieke, dont il lui a patiemment expliqué l’usage.
    Son projet de se raconter ne s’est pas concrétisé pour autant, en revanche elle est tout à fait capable d’utiliser la messagerie de l’appareil, elle fait désormais ses comptes au moyen de celui-ci, via l’Internet qui lui permet en outre de se commander du pain de poire et autres denrées, enfin plus sensationnel encore: de voter et de surfer.
    Lena écrit ainsi chaque semaine à ses amis de Calgary, qui lui ont promis de lui rendre visite à la fin de l’année pour un dernier pèlerinage à Berg am See dont les vestiges de l’hôtel sont voués à la démolition.
    Les larmes lui viennent souvent aux yeux lorsque, voyant défiler les images de l’aube vaporeuse sur le Nil, des monts sacrés de la Vallée des Rois, des statues énigmatiques ou des petits cireurs de chaussures qui les poursuivaient en piaillant, du Pavillon des Bleuets ou de leurs amis américains, elle se rappelle leur choli trio. Elle sourit, aussi, en se rappelant la calèche ou la tchaktchouka que Clara n’avait pu terminer, sur la terrasse à l’enseigne de Chez Omar, tant elle craignait, avait-elle prétendu sous l’effet probable du vin rouge qu’avait commandé cette viveuse de Marieke, que tant d’épices épicées l’accablent de coupables Désirs…
    Lena ne s’était pas senti la force, à la mort de Marieke, de faire le voyage, mais elle avait pleuré cette vormidable amie, autant que l’avait chagrinée la mort de sa sœur Clara.


    Ce fut en inscrivant, un dimanche matin, le nom de Samoa sur son moteur de recherche, que Lena découvrit pourquoi, peut-être, ce bonheur-là ne lui avait pas été accordé.
    Le jeune homme en paréo dont elle gardait, pour elle, le souvenir ardent, cet Adam des Samoa qu’elle avait brièvement rencontré lors d’un voyage dans l’archipel auquel l’avait invité le Docteur Benjamin, ce garçon si doux et intelligent, si beau, si rayonnant de bonté qui l’avait accompagnée trois jours durant avant de lui présenter les siens, cet innocent de l’innocent Jardin, et le Désir qu’il avait suscité et qu’elle n’avait pas osé consommer, tout ce charme s’était soudain évanoui devant les images multipliant l’illusion de ce paradis de paillotes préfabriquées où le bonheur s’achetait désormais comme partout ailleurs.
    Finalement, se disait Lena, finalement je ne crois pas que j’aie à regretter cela. Finalement je me vois mal ne rien faire qu’être heureuse sous les cocotiers. Finalement je dois l’avoir un peu cherché, d’être restée simplement ce que j’ai toujours été.


    Lena se réjouit toujours de nos visites, ne répondant plus guère aux invitations trop lointaines, qui la fatiguent un peu beaucoup trop vielmal, dit-elle; ainsi n’a-t-elle plus séjourné dans l’Hacienda depuis plus d’une année et craint-elle que ce soit pour jamais, arguant du fait qu’elle baisse décidément, selon son expression. Mais Anna fait parfois le voyage avec son Hidalgo, se réjouissant de la réjouir.
    Et moi aussi je me réjouis de la réjouir.
    A chaque nouveau rendez-vous elle est là-bas, au bout du quai, punkt au train de midi.
    Le temps de l’apercevoir je pense alors à ma mère et à la pauvre Greta dont le romancier n’a presque rien dit, ce rat, alors que la vie de Greta est un roman en soi, un peu triste et qui finit en douleur.
    Mais qui étais-tu donc, p’tite Greta que j’ai vue si menue dans ton cercueil de poupée? Et toi ma p’tite Clara, qui étais-tu, toute pomponnée dans le tien, l’air un peu d’une princesse inca?
    Nous allons et venons: avec Lena les pas se font, à chaque fois, un peu plus lents et plus comptés, mais cessera-t-on jamais de se réjouir?
    Tout à l’heure nous avons bien ri: une fois de plus nous avons parlé de quand le boa mange l’âne.
    Je vais me retourner pour la dernière fois. Elle est là tout au bout du quai. Elle est un peu plus cassée que la dernière fois mais je la vois sourire encore. Il me semble que ce sera pour toujours qu’elle nous sourit ainsi. Elle se réjouit déjà de nous revoir et nous aussi cela nous met en joie.

    La Désirade, ce 3 septembre 2006.

    Cette séquence constitue le dernier chapitre du roman Les bonnes dames, à paraître en octobre 2006 chez Bernard Campiche. 

    Les Saintes.  Aquarelle de Frédérique Noir.

  • Fin d'un roman

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    A La Désirade, ce dimanche 3 septembre. – C’est dans les pleurs, les sanglots nerveux et les larmes de croco que j’ai mis le point final, ce soir à huit heures, à mon roman Les bonnes dames. J’en étais si ému du fait que la matière de ce roman si près de notre vie est pour moi chargé d’émotion, surtout depuis que l’une de mes trois vieilles petites filles, Marieke, Katia dans la vie, est entrée dans un coma profond, le 25 août dernier, et que nous vivons cette étrange situation que j’ai vécue avec ma propre mère il y a quatre ans et presque jours pour jours, très pénible aujourd’hui à ma bonne amie qui voit sa mère mourir sans mourir.
    Dans l’espèce de transe qui m’a saisi depuis que notre chère Katia est entrée dans sa nuit, j’ai écrit d’affilée des vingt et trente pages manuscrites par jour, presque sans hésiter, que je recopiais à mesure presque sans rien corriger. J’ai mieux compris, à ces moments-là, le phénomène du jaillissement par concentration extrême qu’a vécu un Simenon.
    Voilà : c’est fini pour le roman, mais la vie continue et son roman de tous les jours.

    A La Désirade, ce lundi 4 septembre. – Cinq heures du matin : je me réveille. Le pli est pris. Je me suis levé tous les jours à cette heure depuis des mois que je travaillais à mes Bonnes dames, et maintenant je vais continuer aujourd’hui dans la foulée comme un brave percheron sur son sillon.
    D’ailleurs c’est à l’instant même que je me lance dans Le souffle de la vie, le troisième volume de mes carnets qui regroupera les années 2000 à 2006.
    En outre une autre aventure commence pour Les bonnes dames, dont je me réjouis aussi. Mon éditeur est aussi l’un de mes meilleurs lecteurs, Bernard vit les livres qu’il lit et qu’il fait et c’est toujours un vrai bonheur de travailler avec lui. Et puis nous nous nous mettrons peu après sur un autre bouquin que j’ai déjà fini, qu’il publiera le printemps prochain. Enfin j’ai très envie, ces jours, de me consacrer plus à la peinturlure de paysages et de visages, enfin je vais en avoir un peu le temps. J’ai reçu l’autre jour une magnifique aquarelle de l’ami Bona, évoquant des espèces de fleurs de volcan, la grande fermentation des rouges et des bleus noirs charnels de l’ombre organique happée par une lumière plus que réelle, de l’autre côté des choses, et ce cadeau m’a bonnement irradié et impatienté de me replonger dans le cratère des couleurs. 

    Papier découpé. LK, 2004.

    medium_Bona.JPGBona Mangangu, encre et huile sur papier aquarelle.