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  • Notre défi

     
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    Restez encore à la lumière,
    disais-je aux beaux enfants
    qui se lavaient dans la rivière
    de ces étés d’antan…
    Restez, ne bougez pas, voilà:
    ce seront des images
    qui vivront tant que vous vivrez
    et vous serez au ciel
    quand les enfants de vos enfants
    dans la même lumière
    se baigneront à l’avenant…
    Tu me regardes de là-bas ,
    d’un geste bien à toi,
    ta mèche retombée sur l'oeil
    rebelle autant que toi,
    l’adolescent bravache
    relevant le défi d'orgueil...
     
    Image: jeune réfugié hongrois, en 1956.

  • Comme au naturel

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    Il rutile sous les projos:
    il a tout réussi,
    le plus adulé des barjos
    aveuglés par l’envie,
    il explose les résultats
    serinent les médias -
    il envoie même des fusées
    dans les cieux médusés,
    il est l’Alpha promotionné
    et l’Omega total
    de la lutte finale en version relookée…
     
    Nous autres toujours indolents,
    nous regardons ailleurs,
    en louseurs que les vents décoiffent
    au dam de tout honneur
    et quitte à désoler les mânes
    du vieux Commandeur,
    l’esprit serein de son frère l’âne,
    est notre instituteur…
     
    Les rutilants dans la prairie
    ont l’air un peu perdu
    quand les filles assez mal vues
    dans les foins à peine vêtues
    sont cajolées par des garçons
    aux mines réjouies;
    riches de leurs seuls yeux tranquilles,
    facétieux et fertiles,
    les unes et les autres
    y vont de leurs doux patenôtres
    joyeusement païens...

  • Comme du Mozart

     
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    Je ne suis pas ce que tu crois,
    lui dira sa mémoire,
    tu as cru ce qu’on disait croire,
    ou tout à l’opposé,
    dans ce que tu croyais le noir
    tu t’étais libéré
    ou du moins l’auras-tu pensé
    de toute soumission
    à ce que croyait l’implorant -
    mais c’est ailleurs que j’attendais
    la joie de te revoir…
     
    À fleur de sommeil ils revoient
    les visages aimés,
    et ceux-la de tous les rejets,
    cœurs de pierre ou de glace -
    désormais rien ne vous délace
    de ce que vous rappelle
    en vous rebelle à ne pas croire
    cette voix du premier savoir
    qui n’est que d’écouter…
     
    On dirait : comme du Mozart,
    mais n’importe le nom décloué
    comme autant de portes
    où le passé jamais ne passe,
    où la portée des mélodies
    à tout jamais hors de portée
    des pire infamies,
    fait de toute chose autre chose -
    comme une élégie messagère...

  • Comme un nombre secret

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    L’envie de vomir les reprend:
    il ouvre le journal,
    elle se tait devant sa télé,
    on se dit que ça la fout mal
    d’être là seul à supporter
    au ventre une ventrée
    de dégoût ravalé
    et de peur des réalités…
     
    Moi je ne faisais que passer,
    moi je cueillais des simples,
    moi je rédigeais des rapports,
    moi j’avais les mains jointes
    et priais de toute ma plainte,
    moi j’étais tout joyeux
    d’avoir vécu vivant si vieux,
    moi j’étais malheureux
    comme on l’est tout fringant
    au trépan de ses dix-sept ans,
    moi j’étais un violent qui s’ignore,
    moi j’attendais au port
    mon semblable tout innocent…
     
    Ton corps se réveille en lumière,
    ta beauté est pareille
    à l'obscur tracé de ton sort,
    tu es l’incarnation
    des lumineuses nuit du corps
    à l'orée du sommeil,
    tu es mon nombre d’or
    mon ombre qui dort et qui veille…
     
    Peinture: Johannes Gump: Autoportrait.

  • D'ici et de maintenant

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    « Il est l’affection et le présent», etc.
    (En écho au Génie de Rimbaud)
     
    Si la Machine est un miroir,
    qu’elle dise mon profil,
    décèle en moi du fond du noir
    l’étincelle fertile
    au feu subtil dans le silence
    de l’eau que les yeux morts déplorent :
    rien que le brin de paille
    à la bouche du soupirail
    d’où monte le dernier murmure…
    Vous ne croyez plus même en vous,
    quand Dieu en jeune fou,
    numérisé par les jaloux,
    vous manque plus que tout amour
    empêché de retour ;
    votre savoir en océan
    de vagues vaguant vaguement
    aux genoux du néant
    ne trouve plus le mot qu’il faut…
     
    Alors qu’une simple chanson
    le prendrait au lasso :
    le mot léger comme l’oiseau,
    pesant du poids sacré
    des jurements du premier âge,
    le mot du frais ombrage,
    de l’innocence et du courage,
    le mot qui fait d’après-midi,
    l’été d’éternité
    des féeries variées,
    le jour plus bienveillant
    que toute charité perdue –
    le mot du Génie retrouvé…
     
    (À la Maison bleue, ce lundi 26 mai 2025, entre six et sept heures du matin)
    Image JLK: le lac et le ciel gris entrevus de la maison bleue...

  • Comme une illusion féconde

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    L’écriture serait comme un voeu:
    en vous comme une grâce
    vous ferait reconnaître
    que vous êtes vivants
    et que cela requiert alors
    comme d'aucun effort
    l'abandon absolument
    de marquer une trace ardente
    dans l'orbe insignifiant…
     
    Ils s’adonnent aux répugnances:
    il sourit au néant,
    elle jouit comme si le vent
    abouché au vide du temps
    la comblait en la dévastant -
    tout mentalement s’entend ,
    quand tout au monde immonde,
    et virtuel, devenait mental et mortel…
     
    Le vœu de silence au moment
    où tu écris dans l’innocence
    de qui ferait juste semblant
    de ne rien savoir de tout ça -
    ce vœu seul est comme un accueil,
    et comme au seuil une présence
    que tu savais en toi
    et que relancent ces mots-la…
     
    Joseph Czapski:  La Lettre - dessin préparatoire-

  • Celles qui calment le jeu

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    Celui dont la seule présence apaise / Celle qui reste près de toi même quand elle n’est pas là / Ceux qui lèvent les yeux pour ne pas tomber / Celui qui se retire en forêt dont il sait le silence plein de cris des carnages continuels mais c’est la vie que voulez-vous / Celle qui a entendu parler de la Prière du Cœur sans trop savoir de quoi il s’agit alors qu’il y a Internet un peu partout non mais des fois / Ceux qui ne trouvent pas que la story de l’enfant Jésus soit très efficace au niveau développement personnel sauf à focaliser le message multiculturel des rois mages mais rois de quoi ça reste à discuter pour faire sens / Celui qu’émeut toujours le moindre geste d’abandon / Celle qui n’ouvre sa porte qu’aux colporteurs dont elle a vérifié la traçabilité personnelle du double point de vue du casier et des maladies sexuellement transmissibles / Ceux qui rayonnent même en cas de panne générale de secteur / Celui qui a établi le Top Ten des livres à conseiller aux Cadres de l’Entreprise sans oublier le Goncourt qui leur permette de dire deux trois mots dans leurs moments de représentation / Celle qui fréquente le confessionnal du Père Amédée qui a le don de la remettre en forme autant qu’une Piste Santé / Ceux qui se font à eux-mêmes des cadeaux dont ils ne manquant pas de se remercier par écrit / Celle qui fait toujours le signe de croix avant d’accomplir le sacrifice de son métier d’amour / Ceux qui disent (sans trop y croire) qu’il vaut mieux être piétiné que piétiner ceux qu’ils piétinent sans le vouloir (disent-ils) / Celui qui convoite la console Louis XIV de Maman pour se consoler de ce que sa sœur Edmée à mis à l’abri pendant sa retraite au couvent de Saint Frusquin / Celle qui se dit qu’elle sera comprise après comme il en fut de cet Henri Beyle dit Stendhal / Ceux qui affirment qu’ils n’ont pas que ça à faire à ceux qui leur demandent le chemin de la Concorde alors qu’on est du côté République, etc.

    Peinture : Georges de La Tour

  • Comme une féerie

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    (Pour Adrien et Chloé)
     
    Les poissons bleus dans le ciel vert
    font comme des losanges,
    un œil flottant dans l'immanence
    où s'entend le silence:
    le rêve est une eau patiente
    à la mémoire lente…
     
    Ce qu’il faut dire est la beauté
    de ces apparitions
    que les sirènes ont devinée
    à l'insu des raisons,
    sinon qui dirait la chanson
    montée des profondeurs,
    et qui oserait divulguer
    le secret des dormeurs ?
     
    Nous n’oublierons pas, enfin,
    la mémoire qui revient
    du tréfonds des eaux vertes;
    quand, au bord de la mer,
    ou de la rue déserte au soir,
    nous nous attarderons,
    nous verrons entre les étoiles
    ce que l’on voit sous l’eau;
    quand on ouvre les yeux sous l’eau,
    on voit de ces tableaux…
     
    Peinture: Adrien Lopez Lafuente, en ses 8 ans.

  • Comme un rêve éveillé

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    J’ai vu passer le lent cortège
    des âmes aux lèvres grises,
    j'étais avec elles et sans elles:
    je portais des valises
    pleines de mes diverses vies;
    je regardais le défilé
    des foules aux longs visages
    passant et bientôt dépassés
    par leurs ombres sans âge...
    Immobile je me tenais
    aux mains déjà tenues
    des vivants qui ne l’étaient plus,
    que je reconnaissais
    sans parvenir à les nommer
    tant ils étaient les mêmes,
    tant ils étaient sous tant de masques,
    tant ils me fuyaient du regard...
    Ne nous oublie jamais,
    jeunesse à jamais fantasque,
    semblaient chanter en litanie
    affligée et très pure
    leurs voix comme sorties des murs
    de mon rêve éveillé -
    n’oublie jamais ta douce enfance,
    ta mortelle innocence...
     
     
    Como un sueño despierto
     
    (Traduction de Mario Martín Gijón)
     
    He visto pasar el lento cortejo
    de almas de labios grises,
    estaba con ellas y sin ellas:
    llevaba maletas
    llenas de mis vidas diversas;
    miraba el desfile
    de una multitud de rostros largos
    pasando y en seguida superados
    por sus sombras sin edad...
    Inmóvil me aferraba
    a las manos ya tenues
    de los vivos,
    que reconocía
    sin llegar a poder nombrarlos
    de tanto que eran los mismos,
    de tantas máscaras como llevaban,
    de tanto cómo me rehuían la mirada...
    No nos olvides jamás,
    juventud siempre caprichosa,
    parecían cantar en una litanía
    afligida pero muy pura
    sus voces como salidas de los muros
    de mi sueño despierto -
    no olvides jamás tu dulce infancia,
    tu mortal inocencia...
    Peinture: Robert Indermaur

  • Mes échappées libres

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    Carnets de JLK: bilan après 12 ans de blog. 4888 textes. Plus 7889 articles sur  Facebook..

     

    Il y aura bientôt vingt ans, dès juin 2005, que j’ai entrepris la publication quotidienne de mes Carnets de JLK, (http://carnetsdejlk.hautetfort.com) comptant aujourd’hui 4888 textes et visités chaque jour par des  lecteurs fidèles ou renouvelés, dont la plupart me sont inconnus alors que de vraies relations personnelles se sont établies avec quelques-uns. 

    Ainsi me  suis-je fait d'occasionnels complices de Raymond Alcovère et de Bona Mangangu, dont j'ai rendu compte des livres dans le journal 24Heures, comme aussi de Philippe Rahmy et de François Bon, dont on connaît le travail considérable sur Remue.net et Tierslivre, à côté de son oeuvre d'écrivain; en mars 2008, de Pascal Janovjak, à Ramallah, avec lequel j'ai échangé une centaine de lettres, en ligne sur ce blog. De même ai-je apprécié les échanges avec Frédéric Rauss, Françoise Ascal, Bertrand Redonnet en Pologne, Jalel El Gharbi à Tunis, Miroslav Fismeister à Brno, Philippe Di Maria à Paris - ces cinq derniers blogueurs-écrivains ayant apporté leur contribution au journal littéraire Le Passe-Muraille, et je ne dois pas oublier quelques fidèles lecteurs, dont Michèle Pambrun ou les pseudonommés Feuilly et Soulef, entre beaucoup d'autres... enfin je pourrais citer désormais les nombreux liens personnels nouveaux établis ou relancés via Fabebook, notamment avec les écrivains Helene Sturm et Lambert Schlechter, Jacques Perrin ou Pierre-Yves Lador, Jean-Michel Olivier, Sergio Belluz et Philippe Lafitte, Jacques Tallote, Claire Krähenbühl ou Janine Massard,  les libraires Claude Amstutz et Jean-Pierre Oberli, les lectrices amies ou amis Anne-Marie Gaudefroy-Baudy et Anne-Marie Brisson, Fabienne Kiefer-Robert, Gio BonzonJacqueline Wyser, ou Maveric Galmiche, Chantal Quehen, Mira  Kuraj, Martine Desarzens, Lex David ou Jérôme Génitron Ruffin, Nicole Hebert au Quebec et Ann Pingree en Arizona, William Adelman à Los Angeles et Florian Gilliéron sur son VTT, ou Catherine Smits dite la belle Brabançonne, notamment.

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    Jamais, à vrai dire, je n’aurais imaginé que je prendrais tant de goût à cette activité si contraire apparemment à la silencieuse et solitaire concentration que requiert l’écriture. Or restant à l’écart du clabaudage souvent insane, vide ou vulgaire qui s’étale sur le réseau des réseaux, il m’est vite apparu que tenir un blog pouvait se faire aussi tranquillement et sérieusement, ou joyeusement selon les jours, en toute liberté ludique ou panique, que tenir un journal intime/extime tel que je m’y emploie depuis 1966, d’abord de façon sporadique puis avec une régularité et une densité croissantes, rédigé depuis 1973 dans une cinquantaine de carnets noirs à tranche rouge de marque Biella, dont la dactylographie et les enluminures remplissent une vingtaine de grands cahiers reliés de fabrication chinoise – l’ensemble redécoupé ayant fourni la matière de quatre livres représentant aujourd'hui quelque 2000 pages publiées, dans L’Ambassade du papillon et Les passions partagées, Riches Heures,  Chemins de traverse et L'échappée libre.

    BookJLK17.JPGBlog-miroir et blog-fenêtre

    A la différence de carnets tenus dans son coin, le blog est une pratique qui a ses risques, essentiellement liés au fait qu’on écrit quasiment sous le regard du lecteur et en temps presque réel. L’écriture en public, parfois mise en scène dans tel ou tel salon du livre, m’a toujours paru artificielle, voire grotesque, et je ne me sens pas du tout porté, à l’ordinaire, à soumettre au regard anonyme un texte en cours d’élaboration, dont je réserve l’éventuelle lecture à ma seule moitié ou à quelque autre proche.

     Si je me suis risqué à dévoiler, dans mes Carnets de JLK, une partie des notes préparatoires d’un roman en chantier, ou l’extrait d’un ou deux chapitres, je me garderai bien d’en faire plus, crainte d’être déstabilisé d’une manière ou de l’autre. Mais on peut se promener nu sur une plage et rester pudique, et d’ailleurs ce qu’on appelle le narcissisme, l’exhibitionnisme ou le déballage privé ne sont pas forcément le fait de ceux qui ont choisi de « tout » dire.

    BookJLK15.JPGAinsi certains lecteurs de L’Ambassade du papillon, où je suis allé très loin dans l’aveu personnel, en me bornant juste à protéger mon entourage immédiat, l’ont-ils trouvé indécent alors que d’autres au contraire ont estimé ce livre pudique en dépit de sa totale franchise. 

    CarnetsJLK8.JPGTout récemment, un effet de réel assez vertigineux m'a valu, après sa lecture de Chemins de traverse, la lettre d'un tueur en série incarcéré à vie me reprochant d'avoir parlé de lui comme d'un mort-vivant, ainsi qu'on le qualifie dans la prison où il se trouve toujours. Or le personnage lisait visiblement ce blog, et cet épisode n'a manqué de me rappeler certaines précautions à prendre dans l'exposition de nos vies sur la Toile; mes proches en ont frémi et je tâcherai d'être un peu plus prudent dans ma façon d'aller jusqu'au bout de ce que je crois la vérité.

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    Une nouvelle créativité

    Si la tenue d’un blog peut sembler vaine (au double sens de l’inutilité et de la prétention vaniteuse) à un littérateur ou un lecteur qui-se-respecte, l’expérience personnelle de la chose m’a prouvé qu’elle pouvait prolonger, de manière stimulante et enrichissante, voire libératrice du point de vue du jaillissement des idées et des formes, une activité littéraire telle que je la pratique, partagée entre l’écriture continue et la lecture, l’ensemble relevant du même atelier virtuel, avec cette ouverture « inter-active » de plus.

    Ayant toujours été rebuté par la posture de l’homme de lettres confiné dans sa tour d’ivoire, autant que par l’auteur en représentation non-stop, et sans être dupe de la « magie » de telle ou telle nouvelle technologie, je n’en ai pas moins volontiers pris à celle du weblog sa commodité et sa fluidité, sa facilité de réalisation et son coût modique, sans éprouver plus de gêne qu’en passant de la « bonne vieille » Underwood à frappe tonitruante à l’ordinateur feutré.

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    Bref, le blog n’est pas du tout pour moi la négation de l’écrit : il en est l’extension dont il s’agit de maîtriser la prolifération; et Facebook est aujourd'hui un nouveau vecteur qui étend, exponentiellement, les relations virtuelles d'un blog, jusqu'aux limites de l'insignifiance océanique. J'ai actuellement près de 4000 amis sur Facebook. La bonne blague ! 

    De l’atelier à l’agora

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    Michel Butor, dans l’évocation de sa maison A l’écart, parle de son atelier à écrire comme le ferait un artisan, et c’est ainsi aussi que je vois l’outil-blog, entre le miroir et la fenêtre, le capteur nocturne (ah le poste à galène de mon grand frère !) et l’émetteur privé, dans le tourbillon diffus et profus de l’Hypertexte.

    Un blog est enfin une nouvelle forme de l’Agora, où certains trouvent un lieu d’expression personnel ou collectif à caractère éminemment démocratique (d’où la surveillance bientôt organisée que lui appliqueront les régimes autoritaires), une variante du Salon français à l’ancienne qui voit réapparaître le couple éternel des Verdurin, ou le dernier avatar du Café du commerce. N’ayant plus trop le goût des chamailleries littéraires ou idéologiques, et moins encore celui de la tchatche pour ne rien dire, je me suis gardé d’ouvrir ce blog à trop de « débats brûlants », et c’est ainsi qu’en un an les commentaires (4610 à ce jour) n’ont guère proliféré ni jamais tourné à la prise de bec ou de tête. Tant pis ou tant mieux ? Quoi qu’il en soit la nave va...

    969203646.2.jpgDu blog au livre. Réponse à Jacques Perrin et Raphaël Sorin.

    Elle va même si bien qu'au début de mai 2009, une partie du contenu de ce blog a fait l'objet de la publication d'un livre, sous le titre de Riches Heures, constitué comme un patchwork et qui essaie de rendre le son et le ton de ces notes quotidiennes dans la foulée des deux gros volumes de Carnets que j'ai publiés chez Bernard Campiche et qui ont fait l'objet de deux prix littéraires appréciables en Suisse romande.

    Sans la proposition de Jean-Michel Olivier, directeur de la collection Poche Suisse aux éditions L'Âge d'Homme, d'accueillir un florilège tiré d'un corpus d'environ 5000 pages, il est probable que j'en serais resté au blog, étant entendu que mes carnets existent par eux-mêmes sur papier. 

    Autant dire que l'exercice relève de l'essai, dont seul le lecteur jugera de la réussite. En ce qui me concerne, toute modestie mise à part, j'aime bien ce petit livre. C'est une manière d'autoportrait en mouvement à travers mes lectures du monde, il est plus facile à emporter le long des chemins qu'un laptop et j'y ai borné mes notes très personnelles, voire privées, à des fragments le plus souvent brefs et datés, reproduits en italiques.

    IMG_1535.jpgMes Riches Heures ont paru avec le sous-titre Blog-Notes 2005-2008, mais ce n'est pas de mon fait, et je me demande si c'est une bonne idée... Dans une très généreuse présentation de ce livre sur son blog, Jacques Perrin (http://blog.cavesa.ch/) relève justement que la forme de ce livre reste tout à fait dans les normes conventionnelles du texte, sans l'iconographie et les multiples jeux qu'elle permet sur un blog, dont je ne me prive pas.

    Cela étant, je tiens à souligner le fait que les possibilités nouvelles de l'outil-blog ont été, dans le processus arborescent de mon écriture, une stimulation tenant à la fois à l'interactivité et aux virtulaités plastiques de ce support. C'est grâce au blog que j'ai amorcé, avec mon ami photographe Philip Seelen, le contrepoint image-texte du Panopticon, et c'est également grâce au blog que j'ai développé mes listes de Ceux qui, accueillies ensuite par l'édition numérique Publie.net de François Bon et son gang.

    Grâce aux réseaux de l'Internet, les 150 lettres que j'ai échangées avec Pascal Janovjak, jusqu'à la période dramatique de Gaza, ont pu exister quasiment en temps réel, et la question de leur publication éventuelle s'est posée à nous, mais leur non-publication ne les ferait pas moins exister.

    Angelus Novus.net

    Benjamin11.jpgEt c'est alors que j'aimerais faire une remarque, liée à une grande lecture, remontant à l'automne dernier, des écrits de Walter Benjamin resitués chronologiquement par Bruno Tackels dans son essai biographique paru sous le titre de Walter Benjamin, une vie dans les textes.

    On sait que, comme il en est allé de Pessoa, les textes de WB ont été publiés pour majorité après sa mort. Or il est possible que, comme le relève d'ailleurs Bruno Tackels, la publication sur le domaine public d'un bloc eût particulièrement convenu à WB. Je me le suis dit et répété en constatant que je m'étais éloigné, ces dernières années, du Système éditorial ordinaire, avec lequel WB a toujours eu un rapport délicat. Dieu sait que je ne me compare pas à ce génie profus, mais l'expérience est significative, que recoupe la récente auto-pubication du dernier livre de Marc-Edouard Nabe sur son site. 

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    Est-ce une alternative intéressante à l'édition mainstream ? Je n'en suis pas sûr du tout. Notre liberté devrait respecter la liberté de tout un chacun et j'aime assez qu'un jeune écrivain continue de rêver de gloire via Galligrasseuil !

    J'ai été content, pour ma part, de publier mes Riches Heures sous forme de livre, mais le travail amorcé par François Bon & Co à l'enseigne de Remue.net et de Publie.net me semble ouvrir de nouvelles perspectives qui vont changer, je crois, le rapport de l'auteur avec le Système éditorial ou médiatique. Raphaël Sorin voit bien qu'un lecteur-critique-écrivain ne dénature pas forcément son travail en pratiquant l'art du blog - je dis bien l'art du blog, car c'est ainsi que je le vis, bien plus librement aujourd'hui que sur papier journal où le nivellement du Système se fait de plus en plus sentir au détriment de l'art de la lecture. 

    Benjamin13.jpgMais il n'y pas que ça: quelque chose est en train de se passer dont nous pouvons, chacun à sa façon, devenir les acteurs. Walter Benjamin eût-il dit, comme Alain Finkielkratut, que l'Internet est une poubelle ? C'est fort possible. Mais j'aime aussi à penser qu'il l'eût écrit sur son Blog, à l'enseigne évidemment d'Angelus Novus.net.

    Chemins13.jpgAu début de l'année 2012, un nouvel éditeur du nom d' Olivier Morattel, ayant publié un livre surprenant, Au point d'effusion des égouts, d'un youngster qui aurait l'âge de mon petit-fils, nommé Quentin Mouron, m'a proposé de publier un livre avec lui sur papier bio. J'ai marché à l'enthousiasme. Ce vingtième livre de ma firme s'intitule Chemins de traverse et constitue le quatrième volume de mes Lectures du monde, représentant environ 4000 pages publiées. 

    3290233831.jpgEn avril 2014 paraissait L'échappée libre, qui  constitue la cinquième partie de la vaste chronique kaléidoscopique de mes Lectures du monde, recouvrant quatre décennies, de 1973 à 2013. Sa 4e de couverture précisait ce qui suit:  "À partir des carnets journaliers qu'il tient depuis l'âge de dix-huit ans, l'auteur a développé, dès L'Ambassade du papillon (Prix de la Bibliothèque pour tous 2001), suivi par Les Passions partagées (Prix Paul Budry 2004), une fresque littéraire alternant notes intimes, réflexions sur la vie, lectures, rencontres, voyages, qui déploie à la fois un aperçu vivant de la vie culturelle en Suisse romande et un reflet de la société contemporaine en mutation, sous ses multiples aspects.
    Après Riches Heures et Chemins de traverse, dont la forme empruntait de plus en plus au "montage" de type cinématographique, L'échappée libre marque, par sa tonalité et ses thèmes (le sens de la vie, le temps qui passe, l'amitié, l'amour et la mort), l'accès à une nouvelle sérénité. L'écho de lectures essentielles (Proust et Dostoïevski, notamment) va de pair avec de multiples découvertes littéraires ou artistiques, entre voyages (en Italie et en Slovaquie, aux Pays-Bas, en Grèce ou au Portugal, en Tunisie ou au Congo) et rencontres, d'Alain Cavaier à Guido Ceronetti, entre autres. De même l'auteur rend-il hommage aux grandes figures de la littérature romande disparues en ces années, de Maurice Chappaz et Georges Haldas à Jacques Chessex, Gaston Cherpillod ou Jean Vuilleumier.

    Dédié à Geneviève et Vladimir Dimitrijevic, qui furent les âmes fondatrices des éditions L'Âge d'Homme, L'échappée libre se veut, par les mots, défi à la mort, et s'offre finalement à "ceux qui viennent".


    IMG_1575.jpgPost scriptum de juin 2016 : Après L'échappée libre,  trois nouveaux ouvrages ont été achevés, intitulé respectivement Les Tours d'illusion, La Fée Valse et La vie des gens. Enfin, sous le titre de Mémoire vive, un ensemble de mes carnets recouvrant les années 1967 à 2017 devrait paraître en l'an 20**, pour les 7* ans de l'auteur peut-être encore en vie, sait-on. Enfin, je travaille à un autre vaste ensemble de chroniques voyageuses, publiées en ligne sous le titre de Chemin faisant et dont le titre définitif pourrait être Le Tour du jardin... 

    16864891_10212227559311026_3597400430900070615_n.jpgPost scriptum de juin 2017: En mars 2017 a paru, aux éditions de L'Aire, le recueil intitulé La Fée Valse. La réception critique de ce livre, en dehors de quelques présentations de qualité sur la Toile, a été pour ainsi dire nul.

    Elle reflète la débilité complète de la critique littéraire en Suisse romande, et l'affaissement délétère des chroniques culturelles dans ce pays satisfait et repu, contre lequel d'aucuns ont entrepris de réagir, soit en lançant une nouvelle revue littéraire, à paraître cet automne sous le titre de La Cinquième Saison, soit, après la calamiteuse disparition du magazine L'Hebdo, la création d'une plateforme médiatique de qualité, intitulée Bon Pour la Tête et dont il y a beaucoup à attendre !

     

    Nota bene d’avril 2024
    Je lis ces jours, à moins de deux mois de mes 77 ans (le 14 juin prochain, même jour de la naissance d’Ernesto Che Guevara et Donald Trump dont je me tiens à égale distance…), un recueil de nouvelles de l’écrivain franco-israélien Shmuel T. Meyer d’une extraordinaire acuité de perception, face à la tragédie en cours, et d’une qualité poétique d’expression rarissime qui me réjouit en plein accablement.
     
     
    Ce livre me rappelle une nouvelle fois que « ça continue », et j’en ferai demain une chronique sur la « média indocile » Bon Pour La Tête, où j’ai publié plus de 250 chroniques depuis 2017 et  où mon camarade Jacques Pilet remettait hier en cause la pleutrerie de la politique étrangère et financière de notre pays, honte à nos larbins !
     
    Shmuel T. Meyer, dans Tribus, nous rappelle à chaque page que l’idéal sioniste a été trahi en « messionisme » tribal dont le fanatisme n’a d’égal que celui des islamistes massacreurs, et que la déchirure vécue à Jérusalem est l’affaire du monde entier, comme le prédisait Jacques Derrida cité dans La Folie de Dieu du penseur allemand Peter Sloterdijk.
    Or la « folie de Dieu » est, une fois de plus, un défi lancé à la Littérature, journal de bord de l’humanité qui se poursuit aujourd’hui dans la confusion générale et la recherche particulière d’un Sens, ainsi que les évoque le physicien rebelle Freeman Dyson à la fin de La Vie dans l’univers.
    Bref tout continue, on reprend tout à zéro dans la fraîcheur de notre sempiternel âge tendre, mon ami Bona Mangangu vient de m’aider à publier mon vingt-sixième livre, conçu en Oklahoma et imprimé en Grand Bretagne, à l’enseigne des angéliques Editions de La Désirade, où paraîtront demain, peut-être, si Le Créateur et notre directeur de publication consentent, mes proses voyageuses du Tour du Jardin, puis un essai sur Czapski le juste, puis le sixième volume de mes Lectures du monde, intitulé Mémoire vive, puis un roman faisant suite au Viol de l’ange, Les Tours d’illusion, et d’autres livres possibles de ma conception tardive ou d’autre compagnes ou compagnons de route à me rejoindre, qui sait ?
     
     
    Mon avant-dernier livre, paru en Suisse romande en septembre 2023, Prends garde à la douceur, dont AUCUN média local « mainstream » n’a daigné rendre compte, à commencer par le journal 24 Heures auquel j’ai donné vingt ans de ma ferveur généreuse avant son effondrement dans l’insignifiance bavarde, pourrait constituer ma dernière révérence testamentaire avec son triptyque de pensée (de l’aube, en chemin et du soir), mais l’important est ailleurs puisque « ça continue » de toutes les façons possibles, même par le Nuage, en attendant que nos enfants et nos petits-enfants nous relaient dans la folie sacrée de lire ou d’écrire…

    PS: l'oeuvre reproduite en couverture de L'échappée libre est de Robert Indermaur. L'illustration de La Fée Valse est de la main de Stéphane Zaech. 

  • Comme un rêve d'enfant

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    Ils parlaient avec des images
    que j’écoutais muet:
    ne lisant qu’au vu des visages,
    à l’aperçu des yeux
    décelant un autre langage
    d’une voix inconnue,
    ils étaient d’une beauté rare,
    mais ce dire inutile
    trouble d’autant, futile,
    ce qu’ils disaient en se taisant…
     
    Le rêve n’a rien d’innocent:
    les livres que j’ouvre au hasard,
    imprévisiblement, me soufflent
    à tout coup des pensées,
    et comme on dévisage je traduis,
    interdit, ce que la-dans on me dit
    comme tombe d’un ciel d’orage-
    une incertaine moquerie…
     
    Le froid angoissant du social
    vous attend à l’éveil:
    il vous repousse des cravates,
    et loin de tout sommeil
    le règne de l’épate exclut
    toute métamorphose -
    ici les mots diront les choses,
    fini l’enchantement -
    ah que revienne le tourment
    de l’enfant qui rêvait…
     
    Peinture: Anker.

  • Comme un contre-prêche

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    Allah n’était pas obligé,
    mais nous non plus je crois :
    nul n’est forcé de crucifier
    le Dieu de son voisin,
    ni d’exterminer à Gaza,
    l’enfant palestinien...
     
    L’œil mordant l’œil au sang,
    le deuil s’ouvre béant
    comme la dent mordant la dent
    précipite aux charniers
    les frères aux frères embrassés,
    sans pardon ni cercueils…
    Le chagrin n’est pas assez pur
    pour atteindre vos âmes
    qu’inspire à jamais un Dieu en armes,
    ou plutôt sa caricature
    dont l’image vous dénature…
     

  • Comme un air enchanté

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    Le vieux sanglier tourne en rond
    dans le grand magasin,
    et se demande pour de bon,
    sans être trop mesquin,
    si le temps n’est pas arrivé,
    pièce à trop de misère
    et d’inutiles guerres,
    de foncer front bas dans le tas,
    sus a l’indifférence,
    et de lacérer les souffrances…
     
    Il y a là beaucoup trop d’objets,
    pourrions-nous ajouter
    au constat du vieil égaré,
    trop de pensées futiles,
    de victuailles en bataille,
    et trop de tout en somme
    qu’on pourrait dire comme un néant
    qui défaille sans faille…
     
    Le vieux fou et sa vieille folle -
    oui folle fut leur vie -,
    titubant entre les rayons
    de miel et de sanies ,
    chantent comme si de rien n’était,
    et d’un air enchanté,
    fredonnent l’air du sanglier
    que sa folie pardonne…

  • Deux écrivains algériens qui ne nous parlent que de l’humain

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    Kamel Daoud, avec Houris (Prix Goncourt 2024) et Xavier Le Clerc (alias Hamid Aït-Taleb), dans Le Pain des Français, participent à la même œuvre de salubre mémoire en sondant le douloureux passé, proche ou plus lointain de leur pays d’origine. À l’écart des idéologies exacerbées, tous deux se réfèrent, en écrivains-poètes inspirés, à des figures féminines d’innocence, victimes parentes de la violence atroce et du déni, avec le même refus du ressentiment vengeur…
     
    par JLK
     
    Certains écrivains n’ont peur de rien, vous direz-vous en ouvrant le dernier roman de Kamel Daoud, dont l’exergue tient de l’avertissement officiel, cité par manière de défi « limite » provocateur. Le livre que vous allez lire est, en effet, virtuellement interdit, avant de l’être de fait en Algérie actuelle. Son contenu devrait valoir, à son auteur, le même sort que connaît actuellement le pair et ami de celui-ci, en la personne de Boualem Sansal, à savoir l’emprisonnement immédiat.
    De fait, l’Article 46 de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale algériennes, cité en toutes lettres, rappelle qu’est puni d’emprisonnement de trois ou cinq ans « quiconque, par ses déclarations, écrits ou tout autre acte, utilise ou instrumentalise les blessures de la tragédie nationale » et menace ainsi de « ternir l’image de l’Algérie sur le plan internationale ». Or il est étonnant que cette mise en garde, bafouée à l’évidence par les écrits de Boualem Sansal, n’ait pas abouti à l’arrestation de celui-ci depuis des années déjà, et comment expliquer que les houris de Kamel Daoud gambadent encore en liberté hors des frontières algériennes ? Et la même conclusion ne s’imposerait-elle pas à la lecture du Pain des Français, de Xavier Le Clerc, dont certaines pages achoppent également à la « tragédie nationale », impliquant non seulement les méfaits de la colonisation mais les séquelles de la guerre fratricide amplement documentés par Kamel Daoud ?
    De telles questions renvoient, évidemment, à l’absurdité d’une situation relevant d’une dictature que se défend d’être la « République algérienne démocratique et populaire », et le fait est que, loin de déshonorer leur pays « à l’international », Kamel Daoud et Xavier Le Clerc nous rendent ce pays et son histoire plus proches en nous révélant souvent, bouleversants, ses visages humains. Et voici s’approcher Aube, narratrice lucide et poignante de Houris, échappée in extremis à un égorgeur et témoignant pour son propre enfant à venir, et voilà la petite Zohra, décapitée à sept ans et dont le crâne, déposé dans les caves du Musée de l’Homme, à Paris, a tant de choses à nous «raconter» par la voix d’un de ces écrivains qui n’ont peur de rien…
     
    Bien entendu, ceux qui ne pensent qu’à « instrumentaliser » la littérature n’auront eu de cesse de dénigrer Kamel Daoud après avoir applaudi l’arrestation de Boualem Sansal. Ainsi, relayant à fracas la plainte d’une Algérienne ayant subi, pendant la guerre civile, une blessure analogue à celle de la protagoniste du roman, et réclamant des dommages et intérêts à l’auteur qui lui aurait « volé » son histoire, le pouvoir algérien et des avocats ont-ils assigné l’écrivain en justice alors que la vaste chronique-poème de Houris dépasse de très loin les tribulations d’une seule personne pour donner voix aux milliers de victimes et, contre l’accusation d’atteinte à la dignité d’une femme, faire le procès, précisément, de ceux qui traitent les femmes en êtres inférieurs, quitte à les idéaliser post mortem « au paradis »…
     
    « Bougnoules » et autres « pédés »…
     
    Le racisme ordinaire et l’exclusion sous toutes ses formes marquent immédiatement le récit de Xavier Le Clerc, à la fois très personnel et largement ouvert aux heurs et malheurs des siens, dès le premier paragraphe du Pain des Français à valeur de scène primitive vécue par le narrateur, alors petit garçon de six ans, et son père en humble quête de pain chez le boulanger : « Ici, on ne vend pas le pain des Français aux bougnoules ! Dix baguettes ! Et encore quoi ? » éructa le boulanger, les bras croisés derrière sa longue vitrine de pâtisseries. J’avais six ans, et mon père, qui me tenait par la main, en resta sans voix. Le regard vert et incandescent, il serrait sa mâchoire anguleuse. Mon père était aussi tourmenté par son passé que par l’avenir de sa famille nombreuse, pour laquelle il avait tout sacrifié. Lui l’ouvrier si digne qui était toujours vêtu d’un costume noir et d’une cravate ignorait qu’il dégageait l’air déchirant d’un oiseau kabyle en voie d’extinction, une sorte de dodo des montagnes qui avait tour à tour survécu à la famine, à la guerre puis à l‘usine »…
     
    Hamid Aït- Taleb, premier nom de l’auteur du Pain des Français, a déjà parlé de son père Mohand-Saïd dans un livre précédent, Un homme sans titre (Gallimard 2021, Grand prix du roman métis) et c’est en somme pour pallier le silence de son père qu’il est devenu son porte-parole : « Son silence fit du petit garçon que j’étais l’écrivain qui greffera sur les écorchés, toute sa vie, des mots comme de la peau ». Or, écorché, le narrateur prénommé Hamid (ce qui signifie « digne de louanges ») le sera par son propre frère Larbi, son aîné de deux ans, qui se moquera de ses écrits et de sa voix jugée « efféminée », le traitant de « tapette » et préparant sans s’en douter une autre forme d’exclusion.
    « À l’âge de six ans, écrira plus loin l’auteur du Pain des Français, mon sourire cachait la gravité d’un homme de soixante ans, et de l’homme son père il dira : « Mon père, exploité toute sa vie, n’a jamais prononcé un mot de travers sur la France ». Sages paroles qui n’empêcheront pas le fils d’entreprendre, non sans recourir à la douce folie de la fiction, une chronique implacable de la colonisation meurtrière aux justifications parfois sidérantes pour les esprits mal informés ou souvent trop candides que nous sommes.
    Ainsi lira-t-on sous la plume du libéral Alexis de Toqueville, dans Travail sur l’Algérie, ces mots datant de 1841. « Je crois que le droit de la guerre nous autorise à ravager le pays et que nous devons le faire soit en détruisant les moissons à l’époque de la récolte, soit dans tous les temps en faisant de ces incursions rapides qu’on nomme razzias et qui ont pour objet de s’emparer des hommes et des troupeaux ».
    Quatre ans plus tard, une « incursion rapide » aura abouti à l’anéantissement d’un village dont tous les membres furent décapités, à commencer par une enfant de sept ans dont l’écrivain va faire sa figure inspiratrice, par lui prénommée Zohra, au crâne déposé dans une boîte numérotée, dans les caves du Musée de l’Homme, à Paris, parmi des milliers d’autres boîtes contenant des milliers d’autres crânes - des 18.000 crânes qu’on y trouve, la moitié provient des colonies…
    « Le monde d’aujourd’hui sue la haine », écrit Xavier Le Clerc, dont l’implacable inventaire des massacres passés, rejoignant à un moment donné le récit de Kamel Daoud, n’en appelle pas moins à la reconnaissance des hommes de bonne volonté et à la réconciliation, d’Alexandre Dumas fustigeant le racisme à Albert Camus prônant la fraternité, entre autres opposants au colonialisme (de Clémenceau à Louis Guilloux ou Mohammed Dib, entre autres).
    Ainsi qu’il le rappelle, la « pacification » a souvent été invoquée pour augmenter l’oppression, et la « réconciliation » à la manière du pouvoir algérien actuel, fondée sur l’oubli obligatoire, n’est qu’une farce. Or « justice n’est pas vengeance », écrivait un jour le fameux chasseur de nazis Simon Wiesenthal, et telle est aussi la conclusion qu’on peut tirer du Pain des Français, dont l’écriture elle-même, enracinée dans l’humain, honore la littérature en beauté.
     
    Camus et autres ange gardiens
     
    De même que la narratrice principale du roman de Kamel Daoud dit s’exprimer en deux langues – la première commune et insuffisante la reliant, difficilement, aux autres, et la seconde modulant sa perception intérieure et s’adressant à l’enfant qu’elle porte -, l’on pourrait dire que l’écrivain lui-même pratique deux «encres », dans la filiation directe d’un Albert Camus chroniqueur-essayiste et romancier, passant de l’exposé analytique des faits contemporains (parlant récemment, dans l’hebdo Le Point, du courage des Palestiniens manifestant contre le Hamas) à la transposition de la réalité par la fiction, l’imagination et l’interprétation « poétique » des faits humains. – au sens d’une poésie qui n'enjolive pas mais sonde le tréfonds des mots.
    À lire attentivement Houris, vaste roman marquant une considérable avancée du romancier, l’on est saisi, comme en lisant Le Premier homme de Camus, par la puissance évocatrice de l'auteur, jusque dans les moindres détails quotidiens, dans son aperçu de la vie d’Aube en son salon de coiffure Shéhérazade où ces dames se refont une beauté au dam de l’imam voisin vociférant ses malédictions, puis dans sa quête acharnée la ramenant au lieu de son supplice d’enfance…
    La figure, intègre s’il en fut, d’Albert Camus – dont Le Clerc rappelle notamment le reportage (en 1939) consacré à la misère en Kabylie, et le désamour des Algériens pour la France, après 1945, imputable à celle-ci -, est présente chez les deux auteurs présents (on se rappelle que la première notoriété littéraire de Kamel Daoud remonte à son roman intitulé Meursault contre-enquête (Actes Sud, 2014, , Goncourt du premier roman), mais un autre parallèle s’impose entre Houris et Le Pain des Français, lié aux trois anges gardiens que représentent Khadija, la mère adoptive d’Aube, et les deux petites filles - l’une morte et l’autre à naître - cristallisant l’immense tendresse blessée commune à ces deux livres – contre les idéologies mortifères et du côté de la vie…
     
    Xavier Le Clerc. Le Pain des Français. Gallimard, 2025, 133p.
    Kamel Daoud. Houris. Gallimard, 2024, 411p.

  • Toupie de Chine ancienne

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    Le Temps est un enfant, là-bas,
    devant son tas de sable ,
    que la mer en son doux fracas
    pas un instant n’accable…
     
    Le Temps ne joue pas à passer
    ni jamais ne se lasse
    de voir le sable s’écouler
    sans laisser nulle trace...
     
    Le Temps vous attend quelque part
    sans que vous sachiez l’heure,
    vous souriant avec son art
    d’éluder la douleur…
     
    D’ailleurs Le Temps n’aime point trop
    qu’on fasse tout un drame
    du moment où, tout à vau-l’eau,
    le vieil enfant rend l’âme…
     
    Le Temps est un arbre là-bas
    sous lequel l’enfant joue
    sans ressentir rien du tracas
    qui dans l’ombre se noue…
     
    Dans le temps, l’enfant aimait bien
    le vieux grabataire
    qui lui filait un peu d’argent
    dont il n’avait que faire…
     
    Le Temps est un château de cartes
    dont l’enfant tout distrait
    ne saura jamais, où qu’il parte,
    que son sort est joué…
     
    Et si le Temps n’existait pas ?
    persifle le vieux sage
    à barbiche d’enfant chinois
    remuant son potage...

  • Comme un air d'éternité

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    JLK
     
    L’éternité ne se dit pas :
    elle se pressent couché,
    l’été dans le livre du ciel
    au silence bruissant
    faisant écho à notre sang;
    l’imensité est toute là
    qui paraît écouter
    nos mots qui ne la diront pas…
     
    Les enfants timides sont là,
    qui se taisent interdits,
    mais rien ne leur échappera
    de tout ce qui se dit
    par la seule prose des choses –
    et c’est un livre aussi…
     
    Le vent, d’une main qui respire
    disperse les ouvrages
    qui jamais ne seront écrits;
    il brasse l’air et cela fait
    en nous monter les mélodies
    et le chant comme l’harmonie
    des étoiles en été…
     
    Peinture: Vassili Kandinsky.

  • Ceux qui sont seuls dans la foule

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    Celui qui voit la stupidité gagner du terrain / Celle qui trouve les tabloïds de plus en plus salissants / Ceux qui cherchent des sujets popus / Celui que dégoûte le travail facile / Celle qui trouve toujours la formule la plus flashy / Ceux qui se félicitent d’être dans le trend / Celui qui se réjouit de te voir faire ce travail d’imbécile / Celle qui se vante d’avoir découvert une Céline Dion malgache / Ceux qui estiment que le cinéma de l’avenir sera populaire-de-qualité / Celui qui a rêvé qu’il était un lièvre aux oreilles coupées / Celle qui rêve de se faire le sous-chef d’édition dans le local désaffecté des archives textes / Ceux qui fument leur clope en pensant à un paysage de neige / Celui que tout amuse malgré tout / Celle qui envoie des SMS à sa cousine Arlette pendant la réu des cadres dans la Salle panoramique / Ceux qui rappellent aux jeunes stagiaires qu’ils ont eux aussi « jeté quelques pavés en mai 68 / Celui qui sent l’ail et la sueur rance / Celle qui soupçonne tous les collaborateurs de la rubrique sportive d’être des obsédés / Ceux qui rient des nouvelles les plus atroces / Celui qui collectionne les calendriers d’animaux / Celle qui n’a toujours pas encaissé le fait que la secrétaire de direction Ludivine ne l’ait pas invitée à l’apéro de l’ancienne équipe / Ceux qui convoitent le poste de celui qui vient de révéler qu’il n’en avait plus que pour sept mois d’après les derniers exas du CHU / Celui qui t’explique pourquoi il ne lira pas Les Bienveillantes en suçotant son cigarillo / Celle qui pense que c’est ce salaud de Lemercier qui a déposé une souris morte dans son casier / Ceux qui se cotisent pour acheter un nouveau parapluie au coursier sourd-muet / Celui qui lit Blanchot dans les chiottes du bâtiment administratif / Celle qui n’a jamais dit non à ceux du quinzième étage / Ceux qui affirment qu’ils vivent à deux cents à l’heure, etc.

    Thierry Vernet. Dans le métro. Huile sur toile.

  • Le bouvreuil d’Emily

     
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    "Et je soupire faute de ciel - mais non pas / Le ciel qu'accordent les croyances" (Emily Dickinson)
     
    JLK
     
    Fragile, opposant l’arme blanche
    de son sourire tranquille,
    au lieu d’aucune des revanches
    qu’inspirent les désirs,
    la nuit venue il va parler,
    à l’insu des vivants
    aux disparus des temps récents,
    dont le silence même
    lui est le plus ardent poème…
    Baudelaire ce soir est absent,
    trop princier dans le noir,
    mais deux yeux comme pris au ciel
    d’un pâle immatériel
    semblent chercher l’ardent en toi,
    ou l’autre différent,
    voici le voyou des vocables,
    l’ami des écraseurs de poux,
    le dormeur éveillé –
    voilà le poète incarné:
    le Rimbe des illuminés…
    Aussi pour la mélancolie
    Leopardi parlait
    à la nuit que tu écoutais,
    et Verlaine au cœur le plus pur
    à l’Américaine Emily
    perdue dans la nature,
    parlait de leur petit bouvreuil
    au rebord des cercueils –
    douces âmes sans autre défense
    que l’innocente transe…

  • Aux Fruits d'or

     

    Barbare.JPGJ’ai bien aimé aussi, en notre bohème de ces années-là, retrouver le libraire Clément Ledoux en sa librairie des Fruits d’or, les fins d’après-midi, quand la lumière déclinait sur le Vieux Quartier dont les jardins se peuplaient alors d’ombres bleues.

    C’est lui qui m’avait appris, d’ailleurs, autour de mes seize ans que le bleu était la couleur d’origine des auréoles, et c’est lui aussi, le mécréant lecteur de Montaigne et de Voltaire, qui me révéla l’étymologie du mot Evangile, message de joie, qui incite à penser que le Maître n’est pas venu décrier la vie, au contraire : qu’on est là pour en savourer les bonnes choses et les partager avec de belles gens -  et Ledoux rallumait une Gitane sans filtre à la braise de la précédente en toussant.

    Les cafards ont interdit la fumée, que nous maudissons autant que nous avons maudit le crabe de Monsieur Ledoux, ce cher Clément dont le nom et le prénom chantent encore en nous bien après que Les Fruits d’or ont été rachetés par les Chinois du quartier, mais quel bien ça fait d’en rallumer une, ce soir, en louant le Seigneur des mégots.  

     

    Image: Le rêve des escaliers. Dessins de Richard Aeschlimann, 1973.

     

     

  • Les damnés


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    …Ils nous ont dit que la barque était pleine, ils ne nous ont même pas demandé qui nous étions ni d’où nous venions, d’ailleurs ils étaient en train de regarder la télé où il était question du virus dont nous serions porteurs et des terroristes se cachant parmi nous, ils nous ont dit de nous montrer dignes et de nous rappeler, enfin, que les derniers un jour seront les premiers…


    Image : Philip Seelen

  • De chair et de temps

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    Par JLK
     
    Quand affleure le désir de chair
    au parfum matinal,
    ou quand fleurit le carnaval
    des couleurs de passage,
    en toute ardeur et de tout âge;
    quand le garçon bondit
    à cru sur son cheval,
    dans la foulée sauvage
    des filles aux cheveux tout défaits,
    vous relâchez vos cris,
    vous vous croyez vivant longtemps,
    et le Temps vous sourit…
     
    L’écharde est pour les empêchés
    du plus simple abandon,
    quand pêcher à l’hameçon
    d’un sourire de travers
    reste si bon aux tendres frères -
    et sœurs à l’avenant…
     
    À chaque bestiole sa babiole,
    chanteront les aïeules
    se rappelant les cabrioles
    un pied dans le cercueil;
    baisez donc jeunes gens,
    tant que le temps est au bel âge,
    avant d’aller vous reposer
    aux paisibles rivages…

  • Et Dieu là-dedans ?

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    L'année 2012 a été marquée par la parution, aux éditons Bernard De Fallois, d'un essai de haute volée de Jean Soler, très substantiel mais accessible à tous, intitulé Qui est Dieu ? et constituant une manière de synthèse limpide de la trilogie consacrée par cet humaniste érudit au monothéisme. Le texte qui suit m'en semble une belle et bonne introduction.


    POURQUOI LE MONOTHEISME ?


    par Jean Soler



    Heureux les chercheurs qui étudient les dieux grecs ou les dieux égyptiens ! Ils ne risquent pas trop que leurs croyances religieuses infléchissent leur jugement ou que leurs analyses critiques heurtent la foi de leurs lecteurs, car personne, depuis bien longtemps, ne croit plus en Zeus ou en Osiris. Mais il en va autrement pour le dieu que nous appelons « Dieu », qui, lui, a encore trois milliards de fidèles dans le monde. Il semble néanmoins indispensable, dans l’approche scientifique des religions, de ne faire aucune différence entre ces divinités. Les dieux sont des personnages historiques qui apparaissent un jour, qui vivent plus ou moins longtemps – aussi longtemps qu’il existe des hommes qui en sont persuadés – et qui finissent par disparaître ou par se fondre dans d’autres dieux.
    La question qui m’a retenu[1] est celle de comprendre depuis quand et pourquoi les Juifs de l’Antiquité ont admis comme un dogme qu’il n’existe et ne peut exister qu’un dieu, alors que jusque là, dans toutes les sociétés connues de nous, le monde divin se caractérisait par la pluralité et la diversité des êtres surnaturels.
    Poser la question en ces termes suscite des résistances – même dans le milieu universitaire, j’en ai fait l’expérience – parce qu’il est évident aux yeux des croyants que Dieu, ce dieu-là, l’Unique, le seul « vrai Dieu », existe de toute éternité, et que les hommes l’ont toujours su, plus ou moins obscurément. Les adeptes des trois religions monothéistes jugent donc tout à fait normal que Dieu, pour des raisons qui lui appartiennent, se soit révélé à l’un des peuples, celui des Hébreux, et plus précisément à tel ou tel de ses membres, à Abraham d’abord, à Moïse ensuite, comme la Bible en témoigne, pour aider l’humanité à acquérir une connaissance plus claire de son existence et de ses volontés.
    Cette position, qui paraît inattaquable si l’on se place dans l’optique des croyants, n’est plus tenable aujourd’hui, en raison des acquis de la recherche scientifique. Non seulement, en effet, l’existence d’Abraham et de Moïse est remise en cause (les archéologues n’ont trouvé, par exemple, aucune trace du séjour de tout un peuple dans le désert du Sinaï[2]) mais la divinité qui s’est adressée à Abraham et à Moïse n’est pas, d’après le texte hébreu de la Bible lu sans idée préconçue, le Dieu Unique. Il s’agit d’un dieu parmi d’autres nommé « Iahvé » (peu importe comment se prononçait son nom et comment il est transcrit dans nos langues). Ce fait, car c’est un fait, est masqué par l’illusion rétrospective qui projette sur ce passé lointain et largement mythique les convictions qui sont les nôtres sur le Dieu Un, illusion entretenue par le tour de passe-passe qui consiste à escamoter, dans les traductions de la Bible, le mot « Iahvé », pour mettre à sa place les mots « Dieu », « le Seigneur » ou « l’Eternel », termes qui désignent aujourd’hui, sans équivoque, le Dieu de la croyance monothéiste[3].
    Comment s’exprime le récit biblique où ce dieu s’adresse à Abraham, qui s’appelle encore Abram, pour la première fois ? « Iahvé dit à Abram : Quitte ton pays, ta parenté et la maison de ton père pour le pays que je t’indiquerai. Je ferai de toi un grand peuple et je te bénirai », Genèse 12, 1-2. D’emblée Abraham est présenté comme l’ancêtre d’un peuple promis à un grand destin : nous l’appelons le « peuple élu ». Et la bénédiction du dieu – qui ne dit à aucun moment qu’il est le seul Dieu véritable – se traduira par l’octroi à des tribus nomades d’un « pays » où ils pourront se sédentariser : la « Terre promise ». C’est la première mention dans la Bible d’un contrat passé entre l’un des dieux et l’un des peuples, d’une « alliance » aux termes de laquelle, si le peuple reste fidèle à ce dieu, le dieu le favorisera par-dessus tous les autres peuples. Ce contrat a été renouvelé, affirme la Bible, quelques siècles plus tard, avec Moïse. Que dit le dieu au prophète quand il s’adresse à lui pour la première fois, du fond d’un buisson qui brûle sans se consumer : « Je suis le dieu de tes ancêtres, le dieu d’Abraham, le dieu d’Isaac, le dieu de Jacob », Exode 3, 6. Il est toujours question d’un dieu ethnique, qui révèle à Moïse, comme une marque insigne de faveur, son vrai nom : « Iahvé », et qui se soucie avant tout de sauver son peuple de l’esclavage où il est réduit en Egypte. Ni dans cet épisode ni plus tard, au cours des entretiens que Moïse aura avec Iahvé sur le mont Sinaï, le dieu ne se présente comme l’unique dieu qui existe, un dieu universel qui serait celui de tous les peuples et se préoccuperait du sort de l’humanité. J’ai montré dans La Loi de Moïse que les prescriptions que donne le dieu au prophète, à commencer par les Dix Commandements, ne sont pas les impératifs d’une morale universelle mais des règles de conduite destinées à assurer l’unité et la cohésion du peuple hébreu en vue de sa survie.
    Ce type de religion n’est pas spécifique des Israélites (les descendants de Jacob, surnommé Israël). On le rencontre dans tout le Proche-Orient ancien, bien avant que les Hébreux entrent dans l’Histoire, comme l’attestent les nombreuses inscriptions mises au jour en Mésopotamie. Vers l’an 2025, par exemple – près de huit siècles avant Moïse, si celui-ci a existé et s’il a vécu, comme on l’assure, au milieu du XIIIe siècle - des textes font état d’un peuple jusque là inconnu qui dit vénérer un dieu tout aussi inconnu que lui, « Assur ». Le dieu et le peuple ont conclu une alliance à ce point étroite que le peuple se définit par l’appellation d’« Assyriens » : les fidèles du dieu Assur, et qu’il a donné le nom de son dieu à sa capitale : « Assur ». Un peu plus tard, dans la même région, les Babyloniens adoptent pour dieu protecteur « Marduk ». Or, aussi bien les inscriptions que les vestiges de sanctuaires prouvent que ces deux peuples vénéraient en même temps d’autres divinités. Nous avons affaire à une forme de polythéisme que nous nommons aujourd’hui, d’un terme qui n’est pas encore dans les dictionnaires, la « monolâtrie ». La monolâtrie est le culte rendu à un dieu de préférence aux autres, sans nier pour autant l’existence des autres dieux, dont certains ont un rapport privilégié, eux aussi, avec d’autres peuples. Les Juifs de l’Antiquité n’ont fait qu’imiter ce qu’ils voyaient pratiquer autour d’eux en liant leur sort à un dieu aussi obscur que Marduk ou Assur mais dont ils attendaient la même protection : on espère qu’un dieu inconnu ou marginal pourra se consacrer entièrement à vous, alors qu’un dieu célèbre, sollicité par beaucoup de peuples, risquerait de vous négliger ou de donner sa préférence à d’autres. Un prophète biblique, Michée, qui a vécu à Jérusalem au VIIIe siècle avant notre ère, est très conscient de cette situation : « Tous les peuples marchent chacun au nom de son dieu, et nous, nous marchons au nom de Iahvé, notre dieu, pour toujours et à jamais », Michée, 4, 5. Il n’empêche que les Israélites, à l’exemple des Assyriens et des Babyloniens, avaient d’autres dieux, notamment Baal, et même une déesse, compagne de Iahvé, Ashéra, comme en témoigne la Bible, si on la lit sans verres déformants, et comme le confirment des inscriptions découvertes récemment en Israël, qui parlent de « Iahvé et son Ashéra »[4].
    Quel que soit le rôle joué par les autres dieux, chaque peuple attribue ses succès, surtout ses succès militaires, au dieu avec lequel il a fait alliance, et il a tendance à penser que son dieu est le plus grand des dieux. On le voit dans les inscriptions mésopotamiennes. On le constate également dans la Bible. Après le passage de la mer Rouge, qui est présenté comme une victoire remportée par les Hébreux sur les Egyptiens grâce à l’intervention miraculeuse de leur dieu, Moïse et le peuple entonnent un cantique de remerciements où ils disent : « Qui est comme toi parmi les dieux [elim, pluriel d’el, « dieu »], Iahvé ? », Exode 15, 11. Cette formulation appartient, sans nul doute, à l’univers polythéiste – pour peu qu’on ne trahisse pas le texte en traduisant : « Qui est comme toi parmi les forts, Eternel ? » (Bible du rabbinat français). Ce passage et bien d’autres prouvent que « Moïse ne croyait pas en Dieu », comme je l’ai écrit, avec un brin de provocation, dans L’Invention du Monothéisme, pour faire comprendre que les textes attribués par la tradition à Moïse – les cinq premiers livres de la Bible que les Juifs appellent la Tora et les chrétiens le Pentateuque – ne sont pas, dans leur presque totalité, monothéistes.
    Dans ces conditions, comment se fait-il que le peuple juif soit à l’origine de la croyance en un Dieu unique ? Si cette dernière ne remonte pas à Moïse, quand est-elle apparue et dans quel environnement ? Pour tâcher de répondre à cette question, nous ne pouvons nous appuyer que sur la Bible, car aucun autre peuple n’a adopté cette religion avant le peuple juif. Le cas du pharaon Akhenaton, qui a régné un siècle avant l’époque où Moïse est supposé avoir vécu, ne constitue pas une exception. D’après les égyptologues d’aujourd’hui, Akhenaton était un roi caractériel qui a voulu imposer un dieu personnel, Aton, dont il serait le seul représentant et le seul interprète, ce qui revenait à écarter le clergé jusqu’alors tout-puissant, surtout celui du dieu Amon à Thèbes. Mais Aton n’est autre qu’Amon, Rê etc., le même dieu suprême du panthéon égyptien, représenté par le Soleil et adoré sous des noms différents selon les lieux, les époques et la course de l’astre pendant le jour et la nuit. Qui plus est, les hymnes à Aton attribués à Akhenaton décalquent de très près des hymnes à Amon ou à Rê nettement antérieurs, y compris dans l’emploi de l’adjectif « unique » servant à qualifier le dieu, pour mettre l’accent sur son caractère exceptionnel, hors du commun, et non pas pour dire qu’il était le seul dieu à exister[5]. Quoi qu’il en soit, le culte institué par Akhenaton n’a pas survécu à la mort du roi. Un siècle après, son souvenir était aboli et ses temples détruits. Moïse n’aurait pas pu entendre parler de lui ni surtout s’inspirer de sa réforme, puisque le prophète hébreu n’était pas monothéiste ! Le monothéisme véritable a été sécrété bien plus tard, au sein du peuple juif, sans aucune influence directe venue d’un autre peuple, et c’est la Bible seule qui peut nous mettre sur la voie de ses raisons d’être.
    Ici, je ferai état d’un autre apport de la recherche contemporaine. La Bible que nous lisons est un écrit presque aussi tardif que le monothéisme, nettement postérieur à ce que laissait croire la tradition et même à ce que pensaient la plupart des spécialistes il y a encore trente ans. L’archéologie israélienne est arrivée à la conclusion que les Hébreux n’ont pas écrit leur langue avant le IXe ou même le VIIIe siècle. Si Iahvé avait écrit de sa main, en hébreu, les Dix Commandements sur deux tables de pierre, les Israélites n’auraient pas pu déchiffrer ce texte avant plusieurs siècles. Quant à Moïse, le scribe de la Tora, non seulement il ne croyait pas en Dieu mais il ne savait pas écrire ! Il est largement admis aujourd’hui que le premier noyau de la Bible, la version initiale du Deutéronome, le cinquième livre du Pentateuque actuel, date du roi Josias qui a régné à Jérusalem dans la deuxième moitié du VIIe siècle, peu avant la prise de la ville par Nabuchodonosor et la déportation des notables en Babylonie. Le travail d’écriture a repris pendant le demi-siècle qu’a duré l’Exil et il s’est poursuivi sur plusieurs générations après le Retour à Jérusalem. Tous les textes rédigés jusqu’alors – jusqu’au Ve siècle y compris, le siècle de Périclès chez les Grecs – parlent de Iahvé comme du dieu national des Israélites et font toujours mention d’une alliance exclusive conclue entre ce dieu et ce peuple. Il faut en déduire qu’au début du IVe siècle encore les Juifs n’étaient pas devenus monothéistes. Alors, que s’est-il passé ?
    La thèse que je soutiens est que la croyance monothéiste est apparue quand l’échec de l’alliance s’est révélé patent et qu’il a fallu trouver une explication crédible à cet échec.
    Les Israélites ont été assurés, en effet, de la supériorité de leur dieu aussi longtemps que Iahvé leur a apporté d’éclatants succès : la sortie d’Egypte malgré l’armée du pharaon lancée à leurs trousses, la conquête de Canaan, la constitution d’un puissant royaume régi par deux grands rois, David puis son fils Salomon. Tels étaient du moins les récits qui avaient été transmis, disait-on, par les ancêtres. En réalité, je l’ai dit plus haut, il n’y a aucune preuve archéologique de la sortie d’Egypte et de l’errance du peuple hébreu pendant quarante ans dans le désert du Sinaï (il n’y a pas non plus de preuve certaine de la guerre de Troie qui aurait eu lieu à la même époque : les Grecs aussi bien que les Juifs ont reconstruit leur passé lointain sur des mythes). Bien plus, les archéologues n’ont pas découvert de traces de la guerre éclair racontée par la Bible pour la conquête de Canaan : l’occupation a été progressive et plutôt pacifique, d’autant plus qu’une partie au moins des Israélites étaient des autochtones. Plus surprenant encore, car nous entrons désormais dans l’Histoire, aucun vestige archéologique, aucun document épigraphique datant à coup sûr du royaume de David et de Salomon n’a été découvert[6]. Certains spécialistes en viennent à douter de l’existence de Salomon et non plus seulement d’Abraham ou de Moïse. En tout état de cause, si Salomon a existé, il faut l’imaginer en chef de village plutôt qu’en souverain d’un important royaume – d’autant plus que les annales des pays voisins ignorent cet Etat et jusqu’au nom de Salomon. Il n’en reste pas moins que ce personnage a pris une stature emblématique dans la mémoire collective des Hébreux. Or, à lire la Bible – et ce qu’elle dit peut être recoupé, à partir du IXe siècle, par d’autres sources – après le règne de Salomon les Israélites ont connu malheurs sur malheurs. Dès la mort du roi, la plupart des tribus qui s’étaient fédérées – dix sur douze selon la Bible – ne reconnaissent pas son successeur et font sécession en créant un nouvel Etat, dans le nord du pays, et en se dotant d’une nouvelle capitale, Samarie, pour concurrencer Jérusalem. Sont ainsi face à face deux royaumes rivaux, qui à certains moments se feront la guerre. Pour les auteurs de la Bible, c’est là la première « catastrophe » (shoah en hébreu) subie par le peuple élu. Le plus nombreux, le plus puissant et le plus riche des deux royaumes tombe bientôt sous la coupe des Assyriens qui, vers la fin du VIIIe siècle, s’emparent de Samarie, déportent une partie de la population et annexent le pays à leur Empire. Ce fut la deuxième catastrophe dans l’histoire des Juifs. Il y en aura une troisième quand les Babyloniens, au début du VIe siècle, mettent fin au royaume du Sud en détruisant Jérusalem et en déportant toute l’élite du pays. Les Israélites ont alors perdu la totalité de la Terre que leur dieu, pensaient-ils, avaient offerte à leurs ancêtres. Ils ont pu espérer, vers la fin du VIe siècle, avec la victoire des Perses sur les Babyloniens, la libération des exilés et le retour d’une partie d’entre eux à Jérusalem, qu’ils allaient pouvoir reconstituer le vaste royaume de Salomon. Les œuvres bibliques datant de l’Exil – en particulier les prophéties de Jérémie, qui est resté à Jérusalem avant de fuir en Egypte, et celles d’Ezéchiel, déporté à Babylone – témoignent de ce rêve. Mais le rêve ne s’est pas réalisé. Pendant les deux siècles qu’a duré l’Empire perse, les habitants de la Judée n’ont fait que végéter, sans roi, sans armée, sans indépendance, dans un minuscule canton de l’Empire achéménide qui allait de l’Indus au Nil et du golfe Persique à la mer Noire, en englobant une partie du monde grec, avec les cités de Milet ou d’Ephèse. Les inscriptions perses qui énumèrent les différents peuples entrés dans l’Empire mentionnent les Assyriens, les Babyloniens, les Egyptiens et même les Arabes, mais jamais les Juifs. L’historien-ethnologue grec Hérodote qui a séjourné, au Ve siècle, en Perse, en Egypte et jusqu’en Phénicie, dans l’actuel Liban, aux portes d’Israël, n’a jamais entendu parler des Juifs, de leur religion ni du temple qu’ils avaient reconstruit à Jérusalem après leur retour de Babylone. C’est pourtant dans cette période, sous la domination des Perses, que les Juifs ont conçu une religion tout à fait nouvelle, le monothéisme.
    Comment le comprendre ? En renonçant d’abord aux notions de Révélation et de Livres sacrés, même si l’on croit en « Dieu ». Les fidèles du Dieu unique ont bien dû admettre, au XVIe siècle, que la terre tourne autour du soleil, et, trois siècles plus tard, que l’homme n’est pas né d’un coup, tel qu’il est aujourd’hui, mais qu’il est issu d’une très longue évolution des espèces, malgré ce qu’assure la Bible. Ils devront s’accommoder aussi, désormais, du fait qu’aucun texte biblique n’affirme que Dieu – l’Unique – s’est fait connaître d’un Israélite, à quelque moment que ce soit, en lui disant : Il n’existe qu’un Dieu, voilà la Vérité en matière de religion. Je te confie la mission de mettre par écrit cette Vérité, d’en convaincre ton peuple et de la diffuser dans le reste de l’humanité. Les quelques versets qui sont habituellement cités pour accréditer cette lecture sont isolés de leur contexte et interprétés à contresens. Il n’y est question, encore et toujours, que d’un dieu particulier qui se préoccupe exclusivement de son peuple, l’ethnie des Israélites. Et c’est – j’en suis convaincu – l’échec répété de cette ethnie, malgré son alliance avec un dieu présenté comme le plus grand des dieux, qui est à l’origine de la révolution monothéiste. Mais revenons en arrière.
    La première « catastrophe » dans l’histoire nationale – la scission du royaume de Salomon en deux Etats rivaux – a été expliquée après-coup par les rédacteurs de la Bible comme la conséquence de l’infidélité du souverain qui aurait toléré, à Jérusalem même, à la fin de sa vie, le culte d’autres divinités (Premier livre des Rois, 11). La deuxième « catastrophe » – la disparition du royaume de Samarie, le plus important des deux Etats – a été justifiée également par l’infidélité de ses rois qui auraient introduit le culte de dieux étrangers, notamment de Baal, pour concurrencer le dieu des ancêtres. Ainsi, plutôt que de mettre en doute la puissance de Iahvé, on a incriminé son peuple. Cette réaction n’est pas propre aux Hébreux. Nous connaissons, en Mésopotamie, des textes plus anciens où des cités rendent compte des revers qu’elles ont subis par une punition de leur dieu. Personne n’est prompt, peuple ou individu, à mettre son dieu en cause et à l’abandonner. Pour continuer à croire en lui, on préfère lui attribuer les défaites aussi bien que les victoires. Si le « peuple de Iahvé » connaît des malheurs, pensent les auteurs de la Bible, ces malheurs sont l’œuvre de Iahvé. On cherche alors à comprendre quelle faute les anciens ont commise, pour éviter de la commettre à nouveau. C’est sous le règne de Josias, semble-t-il, autour de 620, que l’idée a prévalu, dans l’espoir d’empêcher Jérusalem de subir le sort de Samarie, que Iahvé était un dieu « jaloux » : qui ne tolérait pas de rivaux dans la vénération qu’il exigeait des Israélites – ce qui prouve d’ailleurs que le culte de Iahvé avait cohabité jusqu’alors avec celui d’autres dieux, comme c’était courant, je l’ai signalé, dans la monolâtrie des dieux nationaux au Proche-Orient. La monolâtrie n’est que l’une des modalités de la croyance polythéiste et la réforme de Josias, qui exigeait que le peuple adore le seul Iahvé, en un seul lieu de surcroît, le temple de Jérusalem, n’est qu’une variante apportée à la forme antérieure de monolâtrie. Dater de cette époque la naissance du monothéisme, comme le font certains[7], est une erreur. Ils confondent la monolâtrie et le monothéisme, lequel seul énonce qu’il ne peut exister qu’un dieu.
    A la lumière des vues nouvelles apparues au temps de Josias, on a soutenu que Iahvé avait utilisé d’autres peuples – les plus cruels d’entre eux – pour punir les Israélites de leur infidélité. Cette idée présentait le double avantage de maintenir la toute-puissance présumée de Iahvé et de ne pas attribuer les succès des peuples ennemis au pouvoir de leurs dieux. Pour que personne, ni chez les ennemis ni chez les Israélites, ne puisse se tromper en imputant les échecs de ces derniers à d’autres dieux que Iahvé, on a affirmé – Jérémie, par exemple, chapitre 51 – qu’après avoir servi d’instruments entre les mains de Iahvé, ces ennemis seraient châtiés à leur tour pour avoir fait couler le sang de son peuple. Et l’Histoire a paru corroborer cette conviction. En effet, après avoir détruit le royaume de Samarie, les Assyriens ont été écrasés par les Babyloniens. Quant aux Babyloniens, après avoir détruit le royaume de Jérusalem (la Judée), ils ont été défaits et anéantis par le roi des Perses, Cyrus. Mais avec les Perses, tout va changer. Les Perses, sans le vouloir et sans le savoir, vont mettre en défaut l’idéologie biblique.
    Loin de punir les Israélites pour obéir au dessein de Iahvé, les Perses les ont en effet libérés de leur exil à Babylone, en 539. Ils leur ont permis de retourner à Jérusalem et d’y rebâtir leur temple. Mieux même, ils ont financé ces travaux et ils ont exempté d’impôts le clergé. Mieux encore, quelques décennies plus tard, des rois perses ont confié des missions à des Judéens demeurés en exil et proches de la cour pour qu’ils aillent à Jérusalem prêter assistance à la communauté du Retour qui en avait bien besoin, tellement elle était désorganisée et dans la misère. Le propre échanson du roi, Néhémie, a fait deux missions au milieu du Ve siècle. Esdras, un prêtre-scribe, est arrivé probablement au début du IVe siècle. Ce dernier a joué un grand rôle pour fixer par écrit les lois attribuées à Moïse et reconnues par le pouvoir perse pour les affaires concernant les Juifs (ainsi appelle-t-on désormais les Judéens et, plus généralement, les membres de l’ethnie israélite). En un mot, les Perses se sont montrés irréprochables à l’égard des Juifs, au point que Cyrus est appelé dans la Bible le Messie, c’est-à-dire « l’oint de Iahvé »[8], et que les Juifs ont pu croire pendant un certain temps que les Perses se rendraient compte qu’ils devaient leur réussite au dieu des Juifs et qu’ils se rallieraient à lui. Mais rien de tel ne s’est produit. Les Perses se comportaient avec les Juifs comme avec les autres peuples de l’Empire, ni plus ni moins. Ils respectaient la religion ainsi que les coutumes des peuples assujettis. Dans une inscription découverte en 1879 à Babylone sur un cylindre d’argile, il est dit que Marduk lui-même, le dieu national du pays, a chargé Cyrus, un étranger, de punir le roi des Babyloniens de son infidélité en s’emparant de sa capitale. Dans la suite du texte, Cyrus assure vénérer Marduk, qu’il appelle son « Seigneur », et dit qu’il a libéré les populations étrangères qui avaient été déportées – sans faire mention des Juifs[9]. Cette attitude des Perses correspond de près à celle qu’ils ont eue envers les Judéens, au témoignage de la Bible, et à la politique qu’ils ont appliquée à l’égard de l’Egypte, après avoir conquis le pays. Une statue de Darius découverte dans sa capitale iranienne, à Suse, en 1972, porte une inscription en hiéroglyphes où le roi des Perses se présente, à l’image des pharaons, comme le fils de Rê, le dieu suprême des Egyptiens. Mais d’autres inscriptions gravées sur la statue en perse, en élamite et en akkadien, rendent hommage à Ahura-Mazda, « le grand dieu qui a créé cette terre ici, qui a créé ce ciel là-bas, qui a créé l’homme, qui a créé le bonheur pour l’homme, qui a fait Darius roi ». Et Darius déclare plus loin : « Qu’Ahura-Mazda me protège, ainsi que ce que j’ai fait »[10]. Il est clair que les Perses rendaient hommage au dieu principal de chacun des peuples entrés dans l’Empire, pour obtenir son concours ou du moins sa neutralité, mais c’est à leur dieu national, Ahura-Mazda, qu’ils attribuaient leurs succès. A ce dieu, ils prêtaient les mêmes pouvoirs – en particulier celui de Créateur – que les Juifs à Iahvé. Mais entre les deux divinités, il y avait une différence considérable. La puissance d’Ahura-Mazda était crédible : on pouvait penser qu’elle avait permis à son peuple de conquérir un immense territoire ; celle de Iahvé était sérieusement sujette à caution : son peuple ne faisait que se morfondre, en obscur vassal, dans un étroit recoin de l’Empire perse.
    Pouvait-on espérer que la domination des Perses ne serait que passagère, comme l’avait été celle des Assyriens et des Babyloniens, et qu’ensuite Iahvé réduirait les Perses à néant pour redonner aux Juifs un grand royaume ? Même cette espérance était fragile. Iahvé avait puni les Assyriens et les Babyloniens, après s’être servi d’eux, parce qu’ils avaient opprimé les Juifs. Mais de quoi Iahvé devrait-il punir les Perses ? Il n’y avait rien à leur reprocher ! Fallait-il alors en conclure que le plus grand des dieux n’était pas Iahvé mais Ahura-Mazda ? L’admettre a pu être une tentation éprouvée par certains. La Bible fait état, dans d’autres circonstances, du ralliement d’Israélites aux dieux des vainqueurs. Un roi de Jérusalem, vers la fin du VIIIe siècle, après avoir été battu par les Araméens, s’est dit : « Puisque les dieux des rois d’Aram les secourent, je leur sacrifierai et ils me secourront », 2 Chroniques 28, 23. Beaucoup de peuples dans le monde – et d’abord dans cette région – ont disparu avec leur religion pour s’être soumis à d’autres peuples et avoir adopté leurs croyances et leurs coutumes. Mais chez les Juifs, alors, religion et identité nationale étaient devenues tellement imbriquées qu’abandonner Iahvé aurait été l’équivalent d’un suicide collectif. Toute leur histoire mythique mise désormais par écrit et toutes les paroles de leurs prophètes ne cessaient de leur répéter qu’ils n’étaient pas comme les autres, qu’ils devaient se tenir à l’écart des nations étrangères (les goyim), parce qu’ils étaient promis par leur dieu à un grand destin. « C’est un peuple qui demeure à part et qui n’est pas compté parmi les nations » : ainsi se décrivent-ils dans la Bible (Nombres, 23, 9). Leurs lois contribuaient elles aussi, et tout particulièrement les interdits alimentaires, à maintenir cette séparation : « C’est moi, Iahvé, votre dieu, qui vous ai séparés des peuples, et ainsi, vous séparerez la bête pure de l’impure, l’oiseau impur du pur, et vous ne vous rendrez pas abominables par la bête, par l’oiseau, par tout ce dont fourmille le sol, bref, par ce que j’ai séparé de vous comme impur », Lévitique 20, 24-25[11]. Renoncer à cette idéologie qui leur avait permis de supporter beaucoup de revers et plusieurs catastrophes aurait été renoncer à être eux-mêmes. Reconnaître qu’ils s’étaient trompés les aurait condamnés à disparaître.
    Pour ne pas en venir là, les guides du peuple avaient cherché depuis longtemps à amender la religion initiale. Ils avaient décrété, sous Josias, que le dieu national ne supportait aucun rival, et on avait chassé les dieux étrangers. Après le retour de Babylone, Esdras avait pensé qu’il fallait épurer l’ethnie pour la rendre digne d’être à nouveau le « peuple de Iahvé » et on avait chassé les femmes étrangères avec leurs enfants, en interdisant strictement désormais les mariages mixtes (Esdras 10 et Néhémie 13). Dans le temple reconstruit, on multipliait les sacrifices expiatoires et les rites de purification pour respecter les innombrables commandements que Iahvé avait prescrits, disait-on, à Moïse et que le prophète avait notés : on disposait maintenant de rouleaux pour enseigner ces lois à tous les Juifs. Que pouvait-on faire d’autre en vue d’obtenir le pardon des fautes commises par les ancêtres, de retrouver grâce auprès de Iahvé et de redevenir le grand peuple à qui Moïse avait dit : « Tu annexeras des nations nombreuses et toi, tu ne seras pas annexé. Iahvé te mettra à la tête et non à la queue ; tu seras uniquement en haut, tu ne seras jamais en bas », Deutéronome 28, 12-13 ? Il fallait bien constater que toutes ces réformes et tous ces efforts étaient restés sans résultats. Rien n’était venu modifier la condition subalterne et insignifiante dans laquelle le peuple vivotait. Les Juifs s’étaient-ils trompés en misant tout sur le seul Iahvé ? Le doute, étalé sur plusieurs générations, a dû être véritable et profond. Un psaume remanié à l’époque perse peut donner une idée de cet état d’esprit : « Tu nous a rejetés et couverts de honte (…) Tu fais de nous la fable des nations (…) Tout cela est arrivé sans que nous t’ayons oublié, sans que nous ayons trahi ton alliance (…) Réveille-toi ! Pourquoi dors-tu, Seigneur ? », Psaume 44, 10-24. L’explication par la culpabilité du peuple a épuisé ses effets, des voix osent s’élever maintenant pour mettre en cause Iahvé lui-même. Les interrogations sur le pouvoir réel du dieu étaient d’autant plus inévitables qu’on voyait, au même moment, les Perses triompher sans commettre aucun méfait qui aurait pu attirer sur eux le courroux de Iahvé. Bien plus, le peuple a dû finir par savoir, comme ne l’ignorait pas Néhémie, qui vivait à la cour de Suse, que les Perses attribuaient leurs succès à leur dieu, Ahura-Mazda, avec de bonnes raisons de le faire. Cette situation qui a perduré pendant les deux siècles de l’Empire achéménide a mis en porte-à-faux l’idéologie qui avait permis aux Juifs de l’Antiquité d’expliquer leurs malheurs sans remettre en cause la puissance de leur dieu ni l’alliance qui avait fondé leur identité. Il faut supposer que durant cette période sur laquelle nous n’avons pratiquement aucun document – elle rappelle les « siècles obscurs » qui ont précédé la renaissance, au VIIIe siècle, de la civilisation grecque – une crise intellectuelle a dû se développer et s’accentuer. Pour la surmonter, il n’y avait que deux voies : abandonner la doctrine traditionnelle et sacrifier le passé, ou trouver une idée radicalement neuve capable de sauver, à la fois, le peuple et son dieu. Cette idée a été le monothéisme.
    Il est impossible de savoir quand et par qui cette idée a été formulée pour la première fois. Il en va de même, souvent, dans l’histoire des sciences, quand il s’agit d’identifier le ou les auteurs d’une théorie venue dénouer la crise dans laquelle la recherche s’était enlisée : j’ai avancé ce parallèle en m’aidant des analyses de Thomas S. Kuhn sur les révolutions scientifiques[12]. Il a fallu du temps pour que la théorie monothéiste se fraie un chemin, du temps pour qu’elle gagne des adeptes, du temps pour qu’elle s’impose finalement à tout un peuple, dans la deuxième moitié du IVe siècle, semble-t-il, sinon au début du IIIe, quand les Grecs sont venus supplanter les Perses sans que la situation des Juifs change en quoi que ce soit.
    L’adoption du monothéisme par les Juifs a modifié du tout au tout leur vision du monde. Il n’y avait plus lieu d’interpréter l’Histoire en termes de rivalités entre dieux protégeant et aidant chacun son peuple. Comparer, en particulier, le dieu des Juifs et le dieu des Perses n’avait plus de sens : c’était le même dieu[13], le Dieu Unique, qui favorisait, selon des desseins connus de lui seul, tantôt un peuple et tantôt un autre. Cette évidence nouvelle, véritablement révolutionnaire, perçue par les Juifs et eux seuls, donnait à ces derniers une clef pour expliquer leurs malheurs passés et présents tout en gardant l’espoir de retrouver un jour la faveur de la divinité qui les avait fait sortir d’Egypte et les avait dotés d’un grand pays où ils avaient édifié un puissant royaume. Ce dieu, on cessera peu à peu de l’appeler « Iahvé », comme on faisait du temps où il fallait, grâce à un nom propre, le distinguer des autres dieux. On l’appellera désormais « Dieu » (elohim) ou « Seigneur » (adonaï). Quand la Tora est traduite en grec par des Juifs d’Alexandrie, au IIIe siècle avant notre ère, à l’intention des Juifs d’Egypte qui ne connaissaient plus l’hébreu, la mutation monothéiste est achevée : dans la Septante, « Iahvé » a complètement disparu au profit de théos (« Dieu ») et de kurios (« Seigneur »)[14].
    C’est ainsi que les Juifs ont changé de religion, sans attribuer nulle part cette innovation à une inspiration divine. Ils ont cru (ou laissé croire), pour raccorder le présent au passé, que cette vue nouvelle tenue pour la Vérité remontait au Sinaï. Et ils ont apporté dans ce sens quelques corrections à la Bible : ils ont réécrit, par exemple, le premier chapitre de la Genèse[15]. Néanmoins, ils ont respecté pour l’essentiel un texte déjà fixé et considéré comme sacré parce que dicté par Dieu à Moïse. De ce fait, la Bible hébraïque que nous lisons aujourd’hui est presque entièrement antérieure à l’époque où la croyance en un Dieu unique est devenue un dogme dans la religion des Juifs – un millénaire environ après Moïse, si ce prophète a une réalité historique – dogme qu’ils ont inventé dans le but de tirer Iahvé, et de se tirer eux-mêmes avec lui, du gouffre où ils étaient descendus ensemble.
    Mon hypothèse permet de comprendre que, par la suite, le Dieu unique n’a jamais cessé d’être considéré par les Juifs comme le Dieu des Juifs avant tout et non pas comme celui de tous les peuples. La preuve en est qu’au début de notre ère encore, le temple de Jérusalem, seul lieu où pouvait se célébrer, affirmait-on, le culte du Dieu Un, était réservé aux seuls Juifs. Les archéologues ont mis au jour deux panneaux où il est écrit, en grec et en latin : « Qu’aucun étranger ne pénètre à l’intérieur de la balustrade et de l’enceinte qui entourent le sanctuaire. Celui qui serait pris ne devrait accuser que lui-même de la mort qui serait son châtiment[16].
    Ce sont les premiers chrétiens qui ont coupé les racines ethniques de Dieu. Paul surtout, né Juif, a dit et redit dans ses lettres pastorales : puisqu’il n’existe qu’un Dieu, il est nécessairement le Dieu de tous les peuples et de tous les individus ; et il n’y a dès lors aucune raison de faire des distinctions entre les Juifs et les non-Juifs[17].
    Cependant, à partir du moment, au début du IVe siècle de notre ère, où un empereur romain, Constantin, s’est converti au christianisme, le dieu « Dieu » est devenu progressivement le dieu des Romains, puis des Européens et des peuples qu’ils ont soumis. Il a de nouveau été la marque identitaire, non plus d’une ethnie particulière, comme c’est toujours le cas dans le judaïsme, mais d’un ensemble de nations unies dans le culte du Fils de Dieu. Et l’islam, au VIIe siècle, tout en affirmant très fort son attachement au Dieu unique emprunté aux Juifs et aux chrétiens, a triomphé en fédérant, autour de l’enseignement de Mahomet, des tribus arabes jusqu’alors rivales, et en les entraînant à la conquête d’un vaste empire.
    Le fait que le monothéisme ne puisse se passer, quoi qu’en disent les théologiens, d’un enracinement national explique qu’aujourd’hui encore, des peuples qui affirment vénérer le même Dieu se livrent à des luttes impitoyables pour faire prévaloir leur propre conception du Dieu Un.
    Jean Soler*


    ________________________________________
    [1] Cf. ma trilogie « Aux origines du Dieu unique » : L’Invention du monothéisme (éd. de Fallois, 2002) ; La Loi de Moïse (2003) ; Vie et Mort dans la Bible (2004) ; collection de poche « Pluriel », Hachette Littératures, 2004 et 2005 pour les deux premiers volumes.
    [2] Cf. Israel Finkelstein and Neil Asher Silberman, The Bible Unhearted, New York, 2001 ; trad. fr. La Bible dévoilée, Bayard, 2002.
    [3] Un autre subterfuge consiste à désigner ce dieu par les quatre lettres – le « tétragramme divin » : IHVH – qui servent à l’écrire dans la Bible. Mais l’hébreu ne note que les consonnes et les semi-consonnes pour ce dieu comme pour les autres, comme pour tous les mots de la langue ! C’est à cause d’une prétendue interdiction de prononcer ce nom, « le Nom », que certains le transcrivent dans les autres langues en IHVH, et le prononcent « Adonaï » (« Seigneur ») au lieu de « Iahvé ». En réalité, cette interdiction n’est pas dans la Bible. Voir L’Invention du monothéisme, p. 108-110 et 123-124, ainsi que La Loi de Moïse, p. 45-47.
    [4] Cf. notamment Amihai Mazar, Archaelogy of the land of the Bible, 10,000 – 586 B.C.E., New York, 1990.
    [5] L’Invention du monothéisme, p. 87-89.
    [6] Les arguments de Finkelstein et Silberman, op. cit., sont très convaincants.
    [7] Notamment les auteurs de The Bible Unhearted, chapitre 11.
    [8] Cette référence à Cyrus se trouve dans le recueil de prophéties attribuées à Isaïe (45, 1), lequel a vécu deux siècles avant le roi des Perses !
    [9] Cf. Pierre Lecoq, Les inscriptions de la Perse achéménide, Gallimard, 1997, p.181-185.
    [10] Cf. Pierre Briant, Histoire de l’Empire perse, Fayard, 1996, p.492, et Les inscriptions de la Perse achéménide, op. cit., p.246-247.
    [11] Cf. mon article « Sémiotique de la nourriture dans la Bible », Annales, E.S.C., Paris, juillet-août 1973. J’ai repris cette étude, avec des compléments, dans Vie et mort dans la Bible, 2004, p.13-29.
    [12] Cf. Thomas S. Kuhn, The structure of scientific revolutions, Chicago, 1962 et 1970 ; trad. fr. La structure des révolutions scientifiques, Flammarion, 1983. Et Jean Soler, L’Invention du monothéisme, p.91-93.
    [13] L’assimilation des deux divinités a pu être facilitée par le fait qu’Ahura-Mazda n’était pas représenté, lui non plus, sous des formes figuratives.
    [14] Cf. dans L’Invention du monothéisme le chapitre « L’effacement de Iahvé », p.107-110.
    [15] Cf. le chapitre « Des retouches monothéistes » dans L’Invention du monothéisme, p.99-102.
    [16] Vie et Mort dans la Bible, p.89.
    [17] Cf. notamment la Troisième Epître aux Romains, 29-30.


    Zap09.pngJEAN SOLER
    . Agrégé des lettres. A été le conseiller culturel de l’ambassade de France en Israël de 1969 à 1973 et de 1989 à 1993. A collaboré à l’Histoire universelle des Juifs, sous la direction d’Elie Barnavi, Hachette Littératures, 1992. Auteur d’une trilogie Aux origines du Dieu unique, éd. de Fallois, 2002, 2003, 2004.




    Jean Soler, Qui est Dieu ?. Editions Bernard de Fallois, 2012. Dans un style clair et accessible à tous, Jean Soler met d'abord en lumière «six contresens sur le dieu de la Bible», une divinité qui n'est pas le Dieu unique des trois religions monothéistes mais un dieu parmi d'autres, du nom de «Iahvé», conçu comme le dieu national des seuls Juifs.
    Il relate ensuite, sans référence aucune au surnaturel, la généalogie du dieu «Dieu», telle qu'il l'a reconstituée à partir des acquis de la recherche scientifique.
    Il explique enfin pourquoi cette croyance peut porter plus que d'autres à l'extrémisme et à la violence, comme on l'a vu avec les Croisades, l'Inquisition ou les Guerres de religion, et comme on le voit de nos jours avec les conflits du Moyen-Orient, sans compter l'influence, indirecte mais bien réelle, de l'idéologie monothéiste sur le nazisme et le communisme, ces deux fléaux du siècle passé.



  • Comme une douce folie

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    (Ou l’autre voie de sagesse,
    ou les figures de l'Aimant)
     
    Les gens ne l’aiment pas beaucoup:
    il est trop différent,
    et ne partage pas le goût
    du nombre dit influent;
    il ne fait rien comme il faudrait,
    ne croit pas aux idées
    ou plutôt n’a que des idées
    portées comme des croix ;
    il semble en effet cloué
    à la seule pensée
    qu’on suppose délibérée,
    et pourtant il éludera
    tout ce qu’on en dira -
    personne ne saurait l’aimer
    qui ne comprend pas ça…
     
    Il est ouvrier et chercheur,
    elle est maître verrier,
    il est tourneur en atelier,
    elle est apiculteur,
    iels se reconnaissent à ça
    qu’ils sont de bonne foi,
    aucun d’eux ni d’elles d’ailleurs
    n’a le même tailleur -
    toustes sont sapé(e)s à la dyable
    en désordre admirable…
     
    Il n’y a de règle au Mobile
    qu’à la loi de l’Aimant
    très subtil ustensile
    à portée du premier enfant
    sensible et vibratile -
    aussi tenez-les bien en main,
    l’enfant à son entrain
    et le chien si l’enfant est aveugle -
    quant à l’Aimant, disent les Chinois,
    pendant que la meute beugle,
    plutôt que l’outil de la Fin,
    voyez-y le Chemin…
     
    JLK

  • Le fil invisible

     
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    (Chronique des tribus)
    81. Que l'amitié donne suite...
    Vaut-il mieux avoir deux pères gays également attentifs à la bonne éducation de leur enfant, qu’un père absent, se demandaient hier soir les deux dîneurs de la Brasserie de la Gare donnant sur celle-ci que d’aucuns aimeraient truffer de caméras cachées pour surveiller les dileurs (avec ou sans pères ceux-ci, et du Nigéria ou d’ailleurs), et Quentin d’attaquer sa salade César en remarquant qu’il y a des mois qu’il se fait la gare matin et soir sans remarquer beaucoup plus de trafic que sur les rives du lac des Laurentides où il a situé son roman intitulé Notre Dame-de-la merci, par ailleurs postfacé par son commensal présent (à savoir moi-même en personne), et je lui lance que les médias se la jouent dramatique pour attirer encore la moindre attention du public, sur quoi les deux amis un peu complices en dépit de presque deux générations d’écart, évoquent le père terrible de Fédor (Quentin vient d’achever la lecture de L’Idiot) et leurs paternels respectifs et respectables chacun à sa façon (l’un est artiste et l’autre fut employé modèle), et alors là, me le rappelant soudain en me demandant quelle mouche m’a piqué de suivre mon compère avec cette salade César où je ne trouve que des feuilles à brouter, je sors, de ma sabretache, une liasse de photocopies d’un. long papier de John Cowper Powys précisément consacré à Dostoïevski - ça c’était hier soir et Quentin ce matin me « texte » ceci via Messenger : « Je termine l’article de Powys que tu m’as amené hier. C’est une merveille. J’aime beaucoup ce qu’il dit de la capacité de Dostoïevski de transmettre la « sentiment cubiste » d’une vie de communauté. C’est exactement comme cela que je ressens la lecture de L’Idiot, mais plus encore dans Les Démons où tout un monde semble fourmilier à l’arrière-plan, avec une cohérence aussi indubitable qu’imperceptible ».
    Et voilà pour le fil invisible de l’amitié telle que je la conçois, où la réciprocité vive se fonde sur des goûts, voire des passions partagées, le véritable ami (incluse il va sans dire l’Amica) étant celui qui donne suite comme Verlaine donne suite à Rimbaud même après leurs plus foireuses discutes, tandis que le jeune Arthur donnera suite par défaut à la fuite de sa brute de père ferraillant en Crimée puis s’adonnant en secret à la traduction du Coran - et l’on sait qu’en Arabie le feu poète enseignera à ses collègues européens la manière des mâles musulmans de pisser accroupi comme on prie à genoux...

  • Comme en rêvait le Capitaine

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    « La grammaires est la base, le fondement de toutes les connaissances humaines » (Frédéric Rimbaud, père d’Arthur, combattant en Crimée et traducteur du Coran)
     
    Je ne vous entends pas très bien
    dans le grand bruit que font
    tous vos influenceurs,
    où toute opinion les vaut toutes,
    où tout devient déroute,
    parodie de vaine sapience
    ou prétexte à haute palabre
    dans la langue de marbre,
    je veux dire : la langue de bois
    au fil de sabre
    de l’imbécile impatience
    indifférente aux vraies saveurs…
     
    La Machine saura très bien
    mimer cette grammaire,
    et moduler tout savoir-faire
    de l’ancienne parlure
    sans faille ni rature,
    saura même le point-virgule,
    secret de la férule
    des anciens maîtres littéraires,
    saura tout n’est-ce pas,
    sauf le devinez-quoi…
     
    Le père de Rimbaud parlait fort,
    mais rêvait en secret
    d’un fils lui sortant de la cuisse
    et parlant comme on dit: en langue,
    sans éviter l’harangue
    un peu vulgaire dans les troquets ;
    un vrai fils quoi, qui bande et pisse
    au ciel où Dieu ravi
    qu’on Le fasse exister ainsi
    ne peut que tout bénir
    de ce chant et de son soupir…

  • Nos multiples vies

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    (Chronique des tribus)
     
    80. 
    La veille au soir, juste après avoir revu le film italien intitulé Il filo invisibile, évoquant les tribulations d’un jeune Leone gratifié par la vie de deux pères, le fils puîné de l’employé modèle et de la ménagère à son affaire a relevé, sur son fil de WhatsApp, un message de son amigo Mario Martin lui annonçant qu’il venait, avec les siens, de survoler son petit pays à destination de la Pologne native de son épouse - et les deux pères de Leone, le père militaire de Rimbaud abonné aux absents fils de l’air, le titre de la bio monumentale que Mario Martin s’apprête à publier au Mexique, consacrée à la « vie sans vie » du philosophe Albert Caraco dont le vrai père s’était effacé devant un substitut – tout ce magma l’a ramené à la « vida sin vida » de ce parangon du génie vivant de la vie dont l’existence a fasciné des kyrielles de lettrés biographes infoutus de comprendre qu’on peut être le plus grand poète de son canton et se tirer un jour sans remercier pour seul double motif de fantaisie et de liberté.
    Lire le matin les Béatitudes est un exercice propre à se récurer l’âme essentielle et bien accueillir la donnée du présent en cours (tu sais par l’Almanach que ce 3 mai dédié par les catholiques aux saints Philippe et Jacques – celui-ci mis à mort au pied du temple de Jérusalem), a inspiré à la sagesse populaire un dicton sarcastique (« Mai commence par une croix, et qui se marie en traîne deux » ), la date du 3 mai 1494 est celle du débarquement de Christophe Colomb à la Jamaïque dont les Arawaks seront bientôt exterminés, et la pensée du jour (l’Almanach toujours) est empruntée à Victor Hugo : « La pensée n’est qu’un souffle, mais ce souffle remue le monde », et tout à l’heure tu prendras via Youtube des nouvelles de la Maison-Blanche et du front ukrainien où le chaos du monde se perpétue au dam des mères (tu t’imagines Vitalie Cuif quand elle apprend que le militaire de passage lui a fait un nouvel enfant juste avant de repartir pour la Crimée !) et des fils et du Saint Esprit qui tarde à se manifester dans le « chaordre » dont parlait Albert Caraco…images-31.jpeg
     
    C’est en comédie à l’italienne que le film Il filo invisibile traite le thème du garçon à deux pères dont la mère porteuse vit aux States avec un biker, et cela le dramatise et le dédramatise donc sur fond de tendresse bienvenue, comme il en manque quand on ne s’en remet qu’aux techniciens de la psychologie qui estiment par exemple (thèse reprise par un biographe de Rimbaud) qu’un garçon qui n’a pas été « coaché » par un père biologique durant ses deux premières années risque de ne pas se développer comme il faut, risquant de devenir poète ou peut-être pire: philosophe en exil partout...
    Un autre biographe de Rimbaud – celui-ci contredit par celui-là – prétend que le jeune Arthur aurait été violé par des soldats à l’époque de la Commune, sans la moindre preuve, alors qu’un autre biographe de Rimbaud prétend que celui-ci n’a jamais touché au commerce d’armes, quand a les preuves du contraire ; et ce serait toute une histoire à rallonges à la Roberto Bolaño que d’entreprendre l’aperçu biographique comparatif des biographes de Rimbaud, dont chacun est à peu près persuadé que « son » Arthur est le plus vrai ou le moins invraisemblable, à commencer par Edmund White qui a commencé de lire Rimbaud en version bilingue la nuit dans les toilettes de son internat pour seuls garçons de Detroit (USA), d'emblée un peu désolé de constater que son homosexualité relevait dans les années 50 d’une maladie et plus d’un vice abominable ou même d’un crime comme à la «Belle époque», tandis que les pères de Leone recourent à l’ADN pour savoir qui est qui, etc.

  • Comme au printemps une main

     
     
     
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    Il recopie de vieux écrits,
    ses longs cheveux sont blancs
    comme la neige des printemps
    effacés par l’oubli;
    mais les mots des jours et des nuits
    que la main recopie
    sera demain le lendemain
    d’autres vies livrées à l’oubli…
    Moi j’allais sur mes dix-sept ans
    au salon d’agrément
    où mes sœurs aimaient se faire belles
    et j’écoutais ce qu’elles disaient:
    c’était la volière aux rebelles,
    comme le plus bruissant bouquet
    de vocables soyeux
    comme autant de joyaux joyeux
    ruisselés des caquets -
    mais cela ne se décrira
    que par l'écrit, je crois…
     
    La fumée des papiers brûlés
    ne nous empêche pas
    de lire ce que le vieux cinglé
    recopiait là-bas
    au dam des vigiles de l'Oubli
    répétant à l’envi:
    ce ne sont qu’histoires inventées,
    effacez-moi tout ça -
    et la main légère au printemps
    de remonter le Temps...

    Lire la suite

  • Comme une grâce

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    Le soir les gens baissent la voix,
    le long du quai aux Fleurs
    où tant de fois aux mêmes heures
    où le lac enflammé
    découpe en ombres de papier
    en silhouettes noires
    les gens soudain plus importants
    d’augmenter la beauté,
    nous nous regardions …
     
    Si je n’étais pas seul ce soir,
    je ne saurais revoir
    au ciel comme abandonné
    l’image de ton visage
    souriant à la dérobée
    à ce que sans le dire tu sentais
    du jour semblant perdu …
     
    Cela ne se perdra jamais :
    le coucher du soleil paraît
    un cliché bon marché,
    et nous marchions alors
    dans l’or en fusion du lointain
    que nous tenions en main,
    mais passent à l’instant les vivants -
    que revive la grâce…
     
    Image JlK: Crépuscule le long du quai aux Fleurs