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  • Coming out

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    - Hélas Ménélas, vois ces ruines alentour, et l’Histoire voudrait à présent que nous nous étripions l’un l’autre pour les beaux yeux de cette Hélène qui ne nous est rien, mais qu’en avons-nous à battre nom de Zeus ?

    - Je ne te le fais point dire, toi que j’eusse aimé comme un frère pour peu que la Fortune nous eût faits du même bord…  

    - Mais qui te dis que je n’en suis point, ô frère d'Apollon mal rasé ?

    - Or donc à la bonne heure, faisons ami-ami, trissons-nous et pacsons-nous : à nous deux, Pâris…

    Panopticon : Philip Seelen / JLK

  • Le cloaque des flatteurs


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    Une lecture de La Divine comédie (19)

    Chant XVIII. Fraudeurs du 8e cercle. Séducteurs et flagorneurs dans les fosses de caca.

    Si les damnés n’ont pas craint de se faire connaître ou reconnaître, jusque-là, du singulier vivant descendu en ces lieux, il en va différemment de ceux qui grouillent dans les fosses des Malebolge que les démons fouettent sans discontinuer en les invectivant.

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    De fait, voici que la honte s’empare des fraudeurs de ce « campo maligno » dont la topologie évoque un système de fossés reliés entre eux par des passerelles, du haut desquelles la vue sur les supplices se déploie en plongée et comme par plans cinématographiques. Il faudrait d’ailleurs détailler les variations constantes de points de vue et les mouvements de la « caméra » de Dante pour mieux saisir le vertige sensoriel qui nous saisit à la lecture.

    Or voici qu’un grand personnage est remarqué par Dante et qui baisse aussitôt les yeux, en lequel le poète reconnaît un notable de Bologne du nom de Caccianimico et qui s’accuse d’avoir vendu sa sœur à un seigneur de sa connaissance – raison de son châtiment. Mais déjà Virgile entraîne son disciple sur une des voûtes de roche du haut de laquelle il l’invite à voir le fameux Jason, conquérant de la Toison d’or et qui se rendit coupable, pour sa part, d’avoir abusé d’une vierge pour l’abandonner ensuite.

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    Sur quoi l’ignominie va toucher à son comble à l'approche des fosses suivantes, où sont plongés les flagorneurs, littéralement comblées de merde (ce que le traducteur Arnaud de Montor adapte à la sensibilité française par d’élégantes paraphrases évoquant un fumier et le « privé de l’univers ») et desquelles émerge, la tête ruisselante de caca, un personnage dont on comprend que Dante le méprise particulièrement pour son vice de flatteur impénitent. Et le damné merdeux, autre notable connu du poète, mais de Lucca celui-ci, de battre sa coulpe et de reconnaître - je cite la prose du chevalier de Montor : « Les flatteries qui, là-haut, ont empoisonné ma bouche, m’ont plongé dans ce séjour immonde ».

    Au passage, le lecteur d’aujourd’hui n’aura pas manqué d’associer le sort des flatteurs fienteux à celui de tel fieffé gigolo léchant le cul de telle milliardaire parfumée, dont parlent beaucoup ces temps magazines et tabloïds et auquel Dante eût sans doute réservé le même sort réservé aux flagorneurs, d’être noyé dans l’éternel caca…

    Dante. L’Enfer. Version bilingue de Jacqueline Risset. Garnier-Flammarion

  • Fraudeurs et rapiats

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    Une lecture de La Divine Comédie  (18)

     

    Chant XVII. De la fraude. 

    Le passage par la prose, et par exemple dans la version du chevalier Artaud de Montor que la bonne vieille collection Marabout géant illustré propose avec les gravures de Gustave Doré, est un exercice intéressant, même éclairant, comme il est intéressant et éclairant de laisser de côté quelques temps la lecture de la Commedia, et de vivre des tas de choses dans l’intervalle, puis de la reprendre de plus belle.

    C’est cela même la lecture à mon goût : ce n’est pas de suivre un programme fixé une fois pour toutes, comme je m’étais fixé, sans y croire un instant, la tâche de lire un chant de La Divine Comédie par jour, jusqu’à ce que mort s’ensuive, mais c’est de vivre une lecture en résonance avec les aléas de la vie, qui en modifient d’autant la perception prochaine.

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    Or la reprise d’une telle lecture, dont tous les points de la circonférence se relient à tout moment au noyau, qui est un moyeu de grande roue et un foyer de lumière, on le verra finalement après l’occultation des ténèbres et du ramdam infernal – cette reprise est un retour au plus-que-présent qui fait échec à la fuite en avant du temps perdu.

    Comme le dit Philippe Sollers dans sa Divine comédie à lui à laquelle on peut également revenir de loin en loin : « Le Mal travaille sans cesse, mais le Bien l’interrompt. Ainsi va le tourbillon des mortels ».

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    Donc j’en étais resté au bord du gouffre au fond duquel nos poètes vont descendre à califourchon sur une créature monstrueuse à tête de juste et à queue de scorpion, ce Géryon qui figure aux yeux de Dante la fraude : « Voici le monstre qui pourrit le monde entier »…

    Mais avant le terrifiant plongeon, Dante va pouvoir s’entretenir brièvement, encore, avec quelques damnés cuits au feu de sable sur le bord du 7e  cercle, qu’il identifie grâce aux bourses armoriées que chacun porte au cou, et qui ont pour point commun d’avoir péché « contre l’art », et par conséquent contre l’harmonie, en usuriers avares ou rapaces. Si Dante ne les reconnaît pas personnellement, il en cite les noms plus ou moins illustres avec certain dédain (le fameux dédain digne de Dante…) et ne s’attarde point.

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    Beaucoup plus digne alors d’attention, et sujet de quel effroi : la suite du périple sur le dos de Géryon, gardien du 8e Cercle aux allures de dragon ou de vouivre à tête humaine qui, en deux temps trois coups de queue, va transporter les deux pèlerins au fond du terrifiant précipice aboutissant aux Malebolge, littéralement les « mauvais fossés », au nombre de dix fosses circulaires où les supplices vont croissant et se multipliant…

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    Tout cela, en termes de prose, et si évocatrice que fût celle du chevalier de Montor, pourrait se réduire à une séquence de conte fantastique ou de film d’angoisse.

    Or, comme le rappelle très justement Benoît Chantre,l’interlocuteur avisé de Sollers, la version bilingue de Jacqueline Risset ne cesse de nous faire entendre la tonne musicale du texte, lugubre poésie encore mais non moins phénoménale.

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    De façon beaucoup plus radicale, mais j'y reviendrai, le poète russe Ossip Mandelstam, dans son Entretien avec Dante, caractérise le génie constamment inventif, métaphysique évidemment mais aussi très physique, à fleur de langue et dans le corps même de l'italien en formation, qui défie alors toute traduction dans l'absolu...

    Dante Alighieri. La Divine comédie. Traduction française en prose du Chevalier Artaud de Montor, avec les gravures de Gustave Doré. Marabout géant illustré, 473p.

    L’Enfer. Version bilingue de Jacqueline Risset. Garnier-Flammarion.

    Ossip Mandelstam. Entretien avec Dante, L'Âge d'Homme ou, plus récemment, La Dogana.

  • Notes panoptiques, 2004


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    La vue ce matin, de La Désirade, se réduit à peu près à rien, n’étaient les branches dépouillées des arbustes du premier plan, comme dessinés à l’encre de Chine sur le fond gris et blanc du brouillard et de la neige.
    Tôt réveillé, j’ai commencé l’année en la souhaitant bonne à ma moitié, à laquelle j’ai amené son café, avant de lire Berthollet, excellente nouvelle de Ramuz évoquant le désespoir d’un homme qui, après avoir perdu sa femme, a résolu de se jeter à la Sarine, dont il est retiré une première fois, ensuite consolé et ragaillardi par un pasteur aux grandes qualités de coeur, et qui s’y rejette ensuite sans avoir trouvé le moindre réconfort, ni même le moindre accueil auprès du jeune ministre qui a succédé au précédent. Sans un mot de trop, Ramuz saisit à la fois la détresse d’un homme à qui tout a été arraché par Dieu et ce que représente la vraie charité d’un bon pasteur par opposition à la froideur de certains fonctionnaires du culte. (Ce 1er janvier)

    Un homme
    perdu dans le brouillard, de Ramuz, rend admirablement le sentiment métaphysique de vertige et d’angoisse procédant d’une sensation liée à un égarement purement physique; et dans Mousse l’auteur évoque l’indifférence cruelle que les paysans de montagne manifestent à l’égard d’un animal « inutile », ce pauvre Mousse qu’un jeune armailli va jeter dans une faille et que tout le monde entend agoniser avec « amusement » des jours durant. Or ma bonne amie, très sensible à la charge émotionnelle des mots, ne supporte pas que je lui évoque, cette triste fin de Mousse, et je lui épargne par conséquent le récit de l’abominable sort réservé au cheval du sceautier, dans la nouvelle du même nom, aussi poignante que celle de Tolstoï.

    medium_Ramuz.2.jpgJe suis arrivé au bout, ce matin, des Nouvelles et morceaux de Ramuz, avec deux évocations du paradis, dans Le pauvre vannier et La paix du ciel, qui traitent la même idée que celle de Chute d’un saint de Dino Buzzati, à savoir le regret qu’un homme peut éprouver dans ce lieu saint et parfait, où l’on n’a plus rien à faire qu’à chanter des cantiques et où le charme des misères est dissipé… Ce qui me frappe aussi, en notamment en songeant à l’âge de l’écrivain (trente ans quand il publie ce recueil, en 1919), c’est le mélange de noirceur et d’attention compassionnelle qui se dégage de l’ensemble des romans et des nouvelles publiés jusque-là.

    Très intéressé, malgré ce qu’il y a là-dedans d’un peu trop grave à mon goût, par la lecture d’ Aimé Pache, qui se trouve maintenant à Paris. L’affection qui lie la mère et le fils est émouvante, et Ramuz fait bien sentir la grande solitude du créateur, sans doute à son image. On est ici bien loin du Paris des artistes et des écrivains dans cette peinture d’un garçon sérieux comme un pape qu’on sent juste de passage et plus souvent au Louvre qu’au bistrot. Il serait intéressant, cependant, de voir qui hantait Montparnasse en ces années.
    En lisant Aimé Pache peintre vaudois je retrouve, à travers les tribulations du jeune artiste à Paris, mes propres tâtonnements, et les incertitudes, les doutes et les avancées souvent inaperçus qui ont marqué ma vie pendant des années. J’ai été moins seul et moins concentré sur La Chose que le personnage de Ramuz, qui force lui aussi le trait par rapport à lui-même, et pourtant il me semble qu’il a bien rendu là une certaine mentalité romande dans son rapport ambigu avec Paris, qui n’a guère changé dans les grandes largeurs, en tout cas pour moi et la plupart des écrivains romands. Surtout: je partage son exigence, fondamentale à mes yeux, par rapport à la sincérité.

    Je suis assez éberlué, en recopiant mes notes de 1985, de constater à quel point j’ai tourné autour du pot, s’agissant de mon nouveau livre à venir. Je ne me doutais pas, alors, que Le coeur vert ne paraîtrait qu’en 1993, avant qu’en quelques années paraissent six livres de suite. Je n’avais alors aucun recul par rapport à mon travail, et le moins que je puisse dire est que la relation avec Dimitri n’arrangeait pas les choses. Pourtant je me garderai de reporter la responsabilité de mon improductivité sur lui, même si son ascendant avait quelque chose d’écrasant, comme l’ont prouvé maints autres exemples. Je crois cependant que je me trouvais, alors, dans une période d’absorption, et que mes difficultés tenaient aussi à mon type de perception et au très large éventail de mes virtualités expressives. Par ailleurs, je n’ai jamais cessé d’écrire et de publier, et j’avais sous les yeux trop de livres inutiles pour m’impatienter d’y ajouter.

    En rentrant de la piscine, regardé Des épaules solides d’Ursula Meier. Très impressionné par la finesse des observations de ce film. La scène d’amour entre les deux adolescents est insoutenable, où le garçon comprend que la fille a couché avec lui pour que, l’engrossant, il lui permette d’augmenter ses performances d’athlète au prochain championnat. Particulièrement impressionnant s’agissant de gosses de quinze ou seize ans. M’a rappelé les scènes de Lars Noren. De telles observations me semblent importantes aujourd’hui.

    Aimé Pache, peintre vaudois me semble réellement un grand livre. Le retournement final, du fils ingrat revenant aux siens et se rachetant, jusqu’à la merveilleuse scène des deux frères dansant ensemble la valse devant les villageois, est à la fois un beau geste romanesque et une sorte d’acte fondateur de l’écrivain Ramuz décidé à écrire en ce pays, avec et pour les gens de ce pays.

    medium_Grossman.2.JPGEn reprenant en outre Vie et destin, de Vassili Grossman, j’ai relu les pages consacrées aux feuillets d’Ikonnikov et y ai trouvé, en substance, la base même de la morale de mes parents et des parents de mes parents, que je perpétue à ma façon plus irrégulière. C’est aussi les figures de Juste et de Monsieur Loup, de Vie de Samuel Belet, que j’ai retrouvés en ces pages sur la bonté « sans idées », avec le relief nouveau que mes expériences personnelles donnent à cette conception modeste du bien. Enfin j’ai reconnu, dans celle-ci, la morale de toute une Suisse flétrie aujourd’hui par une clique de profiteurs et de démagogues.

    Très frappé hier soir par l’émission de télé consacrée aux agissements prolongés d’un corbeau dans un village jurassien, qui a poussé une famille traînée dans la boue à se défendre des années durant jusqu’à la découverte du coupable — ou plus précisément de la coupable. Je me suis dit d’abord (comme beaucoup de gens évidemment) que c’était beaucoup de bruit pour quelques lettres juste bonnes à être jetées au panier, puis m’est apparu le caractère réellement sournois et vil, je dirais même: satanique, de ces lettres envoyées à la fois au couple visé et à d’autres gens auxquels on faisait croire que les conjoints en question les vilipendaient de par le village. Or voyant cette famille lumineuse aux nombreux enfants, avec un père travaillant en ville et une mère écrivant des contes pour enfants, on conçoit mieux quelle jalousie mauvaise, et d’autant plus odieuse qu’anonyme a pu nourrir ces lettres au langage ordurier, d’une profonde abjection. C’est là, me semble-t-il, l’usage le plus bas de l’écriture, et j’y vois un péché plus grave que le vol et peut-être même que le meurtre par amour.

    Ma bonne amie, lisant la copie de mes carnets de 1981-1982, relève le changement qui s’opère dans le ton de ceux-ci entre mes années de solitude et les suivantes, et la confiance « aveugle » que nous nous sommes aussitôt vouée l’un à l’autre, n’écoutant que notre intuition respective. La vie a fait le reste. Or, c’est de cette vie même qu’est tissé mon nouveau livre, plus fait « avec la vie » qu’aucun autre, sauf peut-être L’Ambassade du papillon, mais Les passions partagées me tient plus à coeur dans la mesure où je porte ce livre depuis plus de vingt ans et qu’il représente un bien plus grand effort de transposition.

    En lisant Louise Amour de Christian Bobin, je me sens partagé entre l’horreur et la tendresse, à l’image de ce que j’ai éprouvé à Lourdes, dans le bric-à-brac de superstition et de douleur si bien acclimatées par la religion catholique. Il y a là quelque chose de très particulier que le bon sens protestant, qui plus est calviniste et vaudois, ne gobera jamais, trop peu porté à quelque forme que ce soit d’idolâtrie. Quant au livre de Bobin, il se tient sur une arête très fine, à tout instant menacé de tomber dans le kitsch, mais l’écriture l’en préserve finalement même si je suis loin d’être réellement touché.
    Il en va tout autrement d’Une destruction de W.G. Sebald, qui nous fait renouer avec le sérieux de la littérature. Relevant de l’essai plus que de ses narrations habituelles, ce livre évoque le tabou qui a frappé, en Allemagne, les destructions massives subies, à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, par les grandes villes dont les populations civiles ont été massivement rasées. Autant Bobin fait dans le sublime, et jusqu’à l’écoeurement, autant Sebald nous rappelle dans quel monde nous vivons et quelle responsabilité est la nôtre.

    medium_Zinoviev.2.jpgQu’est-ce qui, en fin de compte, distingue l’idéologie du jeu des idées? Zinoviev prétendait lutter contre l’idéologie, alors qu’il y était empêtré jusqu’au cou, de même que Dimitri. De la même façon, lorsque je relis mes carnets de toutes ces années, jusque vers 1993-1994, je constate que j’ai été moi-même prisonnier de ce carcan de l’idéologie, à la fois dans ses incidences religieuses et politiques. Il me semble que j’en suis désormais libéré, du moins en grande partie. Est-ce à dire que je ne crois plus à rien? Tout au contraire.

    En lisant ce matin Vie de Samuel Belet, j’ai retrouvé, dans l’altération de la relation de Samuel avec Duborget, sous l’effet de la passion partisane, ce que j’ai personnellement ressenti par rapport à l’idéologie et à l’esprit doctrinaire, que ce soit à l’époque des Jeunesses progressistes ou quand Dimitri a basculé dans le nationalisme. En évoquant les discours de Duborget, Samuel remarque que « ça ronflait terriblement » mais « c’était le creux du tambour ». Samuel se reconnaît en outre « le goût des bases », et je partage cette position de terrien. Celle-ci suffit à pondérer tout élan relevant de la rhétorique ou de l’enthousiasme tournant à vide.

    Entrepris ce matin la lecture d’Adieu à beaucoup de personnages, où l’on voit Ramuz passer de la pleine pâte romanesque à la partie plus méditative de son oeuvre, que je suis très curieux de (re) découvrir.

    C’est aujourd’hui, à midi précise, que j’ai mis le point final aux Passions partagées, sur le mot de « beauté » . Aussitôt j’en ai averti mon cher éditeur, ma bonne amie et quelques amis. L’aboutissement de ce livre est important pour moi, car il marque à la fois un bilan de trente ans de vie plus ou moins bonne et la constitution d’une nouvelle base du point de vue de mon travail d’écrivain. (Ce 11 février)

    medium_Amos_kuffer_v1_.4.jpgUne histoire d’amour et de ténèbres d’Amos Oz me semble aussitôt un livre d’envergure. Il s’agit d’une vaste chronique familiale où l’on rencontre, sur l’arrière-fond d’Israël au début des années 50, les personnages de lettrés hauts en couleurs constituant l’entourage de l’enfant. Il y a d’abord le père, érudit et polyglotte, mais confiné dans un poste de bibliothécaire, puis il y a le grand-oncle Yosef Klausner, savant et vénéré dans les plus hautes sphères du pays, la grand-mère Shlomit obnubilée par la présence des microbes en ces terres « asiatique », le grand-père Alexandre vivotant de petits négoces mais toujours tiré à quatre épingles et se donnant de grands airs — et c’est toute une société composite qui apparaît en même temps, où l’on apprend que les kibboutzim, héros du jeune garçon sont en revanche très mal vus par une partie plus traditionaliste de la population, à laquelle ils apparaissent comme des révolutionnaires aux moeurs dissolues. Bref, tout ça vit et vibre dans un ample mouvement de remémoration.

    La lecture de quelques pages de la revue L’infini, signées Philippe Sollers et Gabriel Matzneff, ne me fait pas très bonne impression. Parlant du voile ou d’Epicure, Sollers me paraît assez plat et toujours fat. Quant à Matzneff, les bavardages narcissiques de son journal intime se diluent dans son insondable vanité. Monsieur est tellement content de lui-même. Mais suffit-il que Monsieur nous dise qu’il a couché avec X. mardi matin, Y. mardi soir et Z. le lendemain pour nous intéresser? Ce n’est pas mon sentiment.

    Ce que j’appelle l’état chantant, le Nô l’appelle la fleur.

    Ceci de Balzac: « Le monde est un bourbier. Tâchons de rester sur les hauteurs ».

    medium_Leautaud4.2.jpgDans In memoriam de Paul Léautaud, chaque phrase et juste et bonne, chaque détail à sa place, dans un mélange très singulier de cynisme et d’émotion. J’aime vraiment beaucoup cette ironie douce-amère. La phrase que je préfère est celle-ci: « Toutes les dix minutes, je me levais, allais dans la chambre, prenais la bougie sur la cheminée, et, l’approchant du visage de mon père, je le regardais décéder encore un peu plus». Je trouve cela vraiment épatant. Je voudrais être capable de cette netteté et de cette sécheresse émue, si j’ose dire. J’aimerais dire ainsi, ne serait-ce qu’à moi-même, ce que c’est par exemple que de se sentir vieillir et de se sentir à la fois plus faible et plus fort. A l’instant précis, à côté de petits enfants tout gais (la petite fille chantait tout à l’heure « vive la vie », je vois mon reflet dans la vitre du TGV, et j’y décèle un peu de mon père dans l’affaissement des traits, avec le sentiment intérieur d’être resté une espèce de jeune homme, n’étant jamais devenu le Monsieur que mon père fut dès ses jeunes années, portant cravate et costume décent.
    A propos des petites filles du compartiment voisin, une certaine nostalgie me prend au souvenir des si belles années que j’ai passées avec Sophie et Julie durant leurs premières années.

    Tout à fait juste ce que dit je ne sais plus quel personnage d’Amos Oz: que ce n’est qu’en soignant ses relations sociales qu’on progresse en société — cela même que je ne sais pas et ne saurai probablement jamais faire.

    Réveillé tôt ce matin, dans cet hôtel des Ardennes aux fenêtres donnant sur la forêt, et c’est avec intérêt que j’ai regardé un long reportage télévisé, sur Arte, consacré à la longue marche de François Mitterrand. Cela m’a rappelé que je n’avais jamais manifesté le moindre enthousiasme à l’égard du socialisme français — jamais vibré pour le peuple de gauche -, alors que le personnage me faisait plutôt horreur au commencement (son air mielleux de mandarin à chapeau mou) pour m’intéresser en revanche dès lors qu’il commença d’être détesté… Très français en somme, froid et dur, comme je ne les aime pas, l’homme de droite qui a appris le parler socialiste pour conquérir le Pouvoir et marquer l’époque de son empreinte. De fait, il y aura eu le Années Mitterrand, comme il y a eu les Années de Gaulle, alors qu’on ne parlera jamais d’années Giscard ou d’années Chirac. (Belgique, en mars)

    Au Royal Windsor. Plus feutré tu meurs. 6 euros le sachet de cacahouètes. N’aime pas du tout ça. Ni d’ailleurs les hôtels de luxe en général. Visité ce matin l’exposition Khnopff, dont les paysages (de la région parcourue avant-hier) me touchent profondément. Exactement le rapport de verts et de gris qui trouvent en moi le plus vibrant écho. Egalement une lumière, une matière d’une infinie délicatesse — notamment un sublime paysage sous la pluie.

    Expo Rimbaud à Bruxelles. Très intéressante. Emouvant de voir qu’après le coup de pistolet dont il a été la cible, Arthur retire sa plainte contre Verlaine, qui sera poursuivi d’office, Très malheureuse histoire, qu’on sent pleine d’amour et d’excès, d’alcool et de folies, de passion et de désespoir. Ensuite au Musée d’Ixcelles, où nous avons découvert, avec émerveillement, les dessins de Munch. Rarement le sentiment que chaque trait vit et vibre à ce point-là. Seule réticence à l’égard d’une certaine littérature symboliste. Mais de vraies fulgurances, par exemple avec ces dessins de chantier (Construction de la mairie) qui m’évoquent l’univers magique d’un Buzzati.

    Me sens un peu partagé à la lecture de Nostalgie de l’absolu de George Steiner, qui resitue les trois grands idéologies de la modernité (marxisme, freudisme et structuralisme) dans une même mouvance post-théologique héritée de la tradition biblique. Marx descend d’Esaïe, Freud de Moïse et Lévi-Strauss est lui aussi une espèce de prophète dont l’Apocalypse serait l’image dans le tapis… Or il est certain qu’il y a du vrai là-dedans, mais une fois de plus je sens l’auteur tirer la « couverture » au peuple élu, qui serait l’unique dépositaire de la Parole et du Livre, parangon de l’humanité choisie et sacrifiée par Dieu, enfant chéri et génial comme aucun, Kafka über Alles en quelque sorte…

    Il est clair que l’amour est une affaire de peau, mais c’est ne rien comprendre que d’en déduire qu’il est alors épidermique ou superficiel. Ce qu’il faut reconnaître au contraire, c’est la profondeur que révèle la peau.

    Le spectacle de nos congénères n’est pas toujours édifiant, selon les lieux que nous hantons. Ainsi de l’humanité des supermarchés ou des restoroutes.

    On dit parfois trop commodément qu’il ne faut pas juger. Et s’il le fallait parfois, justement?

    Le printemps revient, avec ce qui semble une embellie propre à débarrasser la montagne de sa vieille neige. A Vilnius commence le procès de Bernard Cantat, dont le beau visage irradie la peine, en contraste avec la face verrouillée par la haine de la mère Trintignant, busquée par esprit de vengeance et cherchant la publicité des hyènes médiatiques. (Ce 16 mars)

    Les troubles ont repris au Kosovo. Rien d’étonnant à cela: rien n’a été pacifié. Après la chape du communisme, la chape de l’OTAN n’est pas une meilleure solution à long terme, et l’on va forcément vers de nouveaux déplacements de population — cela semble inévitable. Dans la foulée, je lis cinq pages terribles, dans Le Nouvel Observateur, sur Srebrenica, où sont détaillés les témoignages de ceux qui l’ont ordonné et exécuté. Cette fois ce ne peut plus être de la propagande: ce sont les faits. Ce fut un massacre ignoble, et je suis triste que ceux que je disais mes amis le nient ou le justifient. Puissé-je ne jamais l’oublier.

    medium_Bush.jpgLa seule face de George W. Bush, de poulet de batterie en costume de ville, suffit à me convaincre de l’imbécillité du gouvernement actuel des Etats-Unis. Comme un Carter paraît humain, sympathique et intéressant, à côté d’une telle nullité. Ce qui est tout dire…

    J’ai lu ce matin, dans Le Temps, l’interview de ce professeur et essayiste tunisien, Abdelwahab Meddeb, qui m’a saisi par sa bonne foi et la justesse de sa position, absolument nette et intransigeante à l’égard des intégristes et, surtout, de toute la dérive islamiste fondée sur le ressentiment, l’humiliation et le rejet de toute responsabilité sur l’Occident. Rarement j’aurai ressenti, comme à « entendre » cette voix, le sentiment d’avoir affaire à un ami possible et pas à un ennemi larvé comme si souvent avec les intellectuels musulmans, à commencer par Tariq Ramadan, nommément mis en cause par Meddeb comme « crypto-islamste »

    Assez intéressé par le nouveau livre de Michel Layaz, La complainte de l’idiot, qui marque un remarquable progrès de l’auteur en dépit de la lourdeur de certaines phrases et de certains détails fleurant encore la niaiserie juvénile.

    Il a reneigé sur les fleurs. La saison nous pèse. Mais je m’amuse, ce matin, en lisant De l’onanisme du fameux Dr Tissot. Dans sa préface de cuistre, Christophe Calame parle de la « grande modération » du toubib, alors que celui-ci attaque aussitôt le « crime abominable » de la masturbation. Calame argue du fait que Tissot se réclame, plus que du puritanisme chrétien, de la mesure des Romains, contre la fureur de l’obsédé sexuel, mais ça n’y change rien: le discours du toubib est lui aussi furieux, qui décrit les maux abominables découlant de toute perte de semence, non seulement par masturbation mais au fils des pollutions nocturnes et finalement de tout rapport sexuel. Au nombre des « châtiments » qui menacent le criminel, plus que l’opprobre divin, Tissot dénombre avec délices la consomption dorsale et l’affaiblissement général, la gangrène du pied et la perte de la vue, le rejet de matières calcaires et autres misères non moindres. Et c’est ça que notre calamiteux préfacier taxe de modération…

    Achevé La guerre dans le Haut-Pays. Très belle variation montagnarde sur le thème de Roméo et Juliette. Ramuz avait 35 ans. La Grande Guerre suivit. Au conflit succède la paix sous l’indifférence du ciel au bord duquel fleurit une gentiane bleue.

    medium_Cavalier.jpgJ’ai regardé ce matin plusieurs des Portraits réalisés par Alain Cavalier, qui me plaisent beaucoup. Il y a la matelassière au beau visage lumineux et aux mains toutes déformées, qui dit tranquillement que son travail a été sa vie. Son mari ne fichait rien. Elle a élevé seule ses cinq enfants sans aide sociale. Elle ne se plaint pas pour autant. Ensuite il y a la fileuse qui prépare une copie de la tapisserie de Bayeux. Elle prépare elle-même les teintures de sa laine. On la voit extraire la garance de l’arbuste, puis un certain violet d’un coquillage. Elle a un visage de Rembrandt dans le clair-obscur. Elle cite la Bible à propos de certains mélanges de matériaux déconseillés. Puis il y a Mauricette la trempeuse, qui réalise des pétales de fleurs artificielles en soie, en coton ou en mousseline. Elle exerce son « métier de fleurs » depuis la guerre. Ell a « appris la fleur » à Paris. Je pourrais entendre un artisan me parler de son travail des heures et des heures durant. Alain Cavalier prête une attention réellement religieuse à ces dames.

    Très intéressé, ces jours, par la lecture de Jésus après Jésus de Jérôme Prieur et Gérard Mordillat, où il est question des origines du christianisme. La démarche est remarquable, qui consiste à soumettre les écrits bibliques à une douzaine d’exégètes de toutes tendances avant d’en tirer un commentaire suivi, avec ses oppositions et ses variantes. J’ai sous la main les épisodes consacrés principalement à la vocation de Paul et, ensuite, aux phrases terribles contre les juifs qu’on lui prête dans son épître aux Thessaloniciens. Les auteurs montrent bien comme l’histoire sainte s’est racontée « couche après couche », des sept épîtres de Paul, qui sont les plus anciens écrits du christianisme, aux Actes datant de 80 ou 90. Ils rappellent qu’aucun évangéliste n’a connu le Christ de son vivant, que Marc écrit le premier (vers 70), que Luc et Matthieu reprennent et corrigent avant que Jean donne la dernière main (vers 90 ou 100). Tout cela ne cesse de me conforter dans le sentiment que l’histoire du Christ est celle que l’homme, inspiré par l’esprit saint, se raconte à lui-même pour devenir meilleur que lui-même, sans échapper à ses contradictions et à ses tentations d’être meilleur que les autres et de leur en imposer la conviction…

    Si j’en reviens à présent à l’essai de Béla Grunberger, Narcissisme, christianisme et antisémitisme, c’est pour mieux percevoir, malgré le réductionnisme de cet essai, ce qu’il apporte d’intéressant par rapport à l’hybris personnel et national. Il est certain que la tendance extatique liée au narcissisme est une constante, mais à celle-ci ne se limite pas le christianisme, qui est aussi une religion de fraternité et une eschatologie. Le travail des exégètes me passionne, parce qu’il rompt avec l’illusion d’une parole tombée du ciel et qui ne se discute pas. Mon ami Gérard continue de le croire en ânonnant ses convictions établies une fois pour toutes, mais c’est un oreiller de paresse — il ne veut pas savoir, comme on dit, et c’est pourquoi la conversation est devenue bien difficile entre nous.

    Je suis touché par la qualité de présence de certains êtres. Tel Alain Cavalier en son portrait filmé par Jean-Pierre Limosin, qui me fait penser que notre rencontre comptera plus que d’autres. Il y a, dans son approche du monde et des gens, quelque chose de profondément religieux. Il vit tout simplement dans un lieu qui se vide peu à peu de ses objets, et l’on sent qu’il n’y a rien d’affecté (comme ce l’est chez un Chessex) dans ce progressif désencombrement. On sent que c’est quelqu’un de concentré. A un moment donné, il se trouve dans la rue, à Montparnasse, et il désigne toutes ses choses, qu’il trouve « magnifiques » mais qu’il lui est impossible de filmer, parce qu’il y a trop de tout. Comme je comprends cela. Sa façon, en outre, d’approcher les femmes de ses portraits en dit long sur sa richesse intérieure et la générosité de son accueil. J’aime beaucoup sa façon égale d’approcher la maître-verrier et la dame-lavabo férue de Verdi. L’une et l’autre sont belles sous son regard, aussi intéressantes l’une que l’autre. Il filme la vilaine lampe qui éclaire le sous-sol de la dame-lavabo et qu’elle appelle son soleil, et vraiment c’est un soleil à ce moment précis, sur une espèce de plante verte. Il filme avec amour la rémouleuse qui a une dégaine à la Léautaud, et le fait qu’il la filme dans un studio bleu, avec sa guimbarde à pédale, au lieu de la suivre dans les rues populaires où elle accoutume de se livrer à son commerce, n’est pas du tout artificiel pour autant. Elle lui dit tranquillement qu’elle a roulé sa première cigarette à treize ans et que telle petite pince, dans son nécessaire, lui permet de couper son petit bouc. Cavalier a le sens et le goût du détail, souvent traduit par des mots précis. Lorsque la bistrote parle de sa mitrailleuse (un système de préparation des apéritifs), il enregistre illico. C’est une espèce d’écrivain à sa façon, et c’est un poète de l’image à n’en pas douter.

    Les montagnes toutes sculptées dans le blanc de la neige sur fond bleu laiteux. Je poursuis la lecture de Raison d’être en redécouvrant la vigueur féconde de cette autocritique du Vaudois aboutissant à une recherche d’un nouveau départ sur sa terre.

    Cookie Allez me disait l’autre soir qu’elle aime les gens, et c’est aussi mon cas. Je partage en outre son point de vue selon lequel les écrivains se divisent en deux catégories: les généreux et les autres.

    medium_Cezanne7.jpgEn lisant L’exemple de Cézanne, je me dis que ce pèlerinage aux sources du peintre est pour Ramuz un repérage de sa propre situation, de sa solitude et d’une même ambition inaperçue, nimbée de silence. Il y a ceux, d’un côté, qui ont leurs stèles et leurs bustes, et puis il y a Cézanne qui se fond dans le pays de Cézanne, Cézanne qui s’est agrandi par son oeuvre aux dimensions d’un pays, Cézanne que Ramuz retrouve partout dans ce pays qui est lui-même comme un agrandissement de son pays à lu

    Je me dis ce matin que Dieu doit se sentir aussi seul que moi, avant les premiers chants d’oiseaux. Le monde est si froid avant les premiers chants d’oiseaux…

    Je regarde ensuite d’autres Portraits d’Alain Cavalier, dont la seule vision m’apaise. J’ai tenu à revoir La rétameuse en entier, si beau personnage de la femme du peuple par excellence, puis j’ai découvert La brodeuse, un peu plus bourgeoise évidemment. Or ce qui me touche le plus chez toutes ces femmes est l’attachement qu’elles manifestent à leur métier et la classe de chacune, procédant de ce qu’on appelle l’aristocratie naturelle. Il y a en outre, dans ces portraits, des images évoquant les grands peintres, que ce soit Rembrandt, Vermeer ou Georges de La Tour.

    Dans le TGV de Paris. Le jour se lève sur l’arrière-pays enveloppé de brume. Nuages roses sur le Jura mauve foncé. Douces courbes des chemins le long des pentes ascendantes du Jura. Je quitte mon pays. Et lisant le Jésus après Jésus de Prieur et Mordillat que je vais rencontrer demain, j’en viens à me demander s’il est conciliable de pratiquer l’exégèse et de garder la foi.

    Me rappelant tant de voyages à Paris, je me dis aussi que jamais je n’aurai cherché à y percer d’aucune façon. J’aurais pu me pousser au Magazine littéraire et chez les éditeurs, mais jamais je n’en ai eu envie. Dimitri me le recommandait mais non: jamais cela ne m’a semblé un parcours qui me conviendrait. Et d’ailleurs il en va de même en Suisse romande pour ce qui touche aux relations utiles que j’aurais pu me faire: jamais je ne les ai soignées ni entretenues.

     Toujours une certaine excitation à retrouver la grande ville, et plus précisément Paris, dont j’aime les rues et la population. Je me suis toujours senti à l’aise au Quartier latin, et maintenant plus que jamais, même si je m’y pointe de plus en plus rarement faute de rencontres vraiment intéressantes qui s’offrent désormais.(Au Luxembourg).

    Passé la matinée avec Alain Cavalier, à une table du Mondrian, juste en face de la librairie polonaise du boulevard Saint-Germain. L’homme est exactement tel qu’il apparaît dans le portrait de Jean-Pierre Limosin, en plus simple encore et plus direct, avec dix ans de plus mais il me semble que nous avons presque le même âge. En outre, j’ai découvert un excellent connaisseur de littérature et un passionné de Simenon, qu’il connaît sur le bout du doigt. Bref, il me semble que nous pourrions devenir des amis. Après avoir longuement parlé de son travail, il a montré autant d’intérêt spontané pour les jeunes cinéastes dont je lui ai parlé que pour mon livre à venir. Pas trace chez lui de pose ni de tricherie. Un vrai comme je les aime. Je vais tâcher de cultiver cette relation dans le sens d’une amitié. (ce 1er avril)

    Parlé ce matin, avec Alain Cavalier, de ce que dit l’un des personnages de Lettre à mon juge, l’un des romans de Simenon qu’il aurait aimé adapter au cinéma, à propos de l’alcool, représentant une sorte de recherche d’un autre monde moins dur et moins insensé que le nôtre, et il m’a alors raconté que lui aussi avait passé par là il y a une dizaine d’années.

    Tout est vivifiant de ce qui participe du rayonnement de la personne, et les autres y tiennent un rôle primordial.

    C’est un film écoeurant que La passion du Christ, que je n’ai pas eu la force, ce soir, de regarder jusqu’au bout. Tout y est centré sur la violence, représentée avec une complaisance bonnement sadique. Les Juifs sont aussitôt caricaturés, de Judas le traître cupide au grand-prêtre Caïphe, en passant par l’assemblée du Sanhédrin et par toute la foule grimaçante et grotesque. Je me rappelle à l’instant ces prêtres, et même des rabbins, qui tâchent de se rassurer en prétendant que ce film n’est pas antisémite. Or si rien n’y est dit à la lettre en ce sens, tout y est montré et les images parlent, les images vocifèrent. Seulement, n’est-ce pas, en période de rapprochement des communautés, il serait désobligeant de monter en épingle l’antisémitisme de cette version, qui est celle-là même du christianisme séculaire, des pères de l’Eglise à Luther sans oublier le catholicisme dogmatique… Pour ma part, je suis rentré complètement abattu à l’hôtel, où j’ai eu bien de la peine à trouver le sommeil.

    Alain Cavalier, à propos de ce film, me disait qu’il lui semblait impossible de mimer la douleur au cinéma. Dès qu’il voit du sang, il pense à l’accessoiriste qui en rajoute une giclée.

    A propos de Cézanne, j’ai trouvé ce matin, chez Gibert Jeune, ce petit recueil de propos au nombre desquels je note aussitôt ceci que je contresigne, sur le travail qui est « le seul refuge où l’on trouve le contentement réel de soi ». (A Paris, en mars)

    C’est en France que le discours politique me semble le plus terriblement cela: du vent, et qui ne soulève que de la poussière.

    Les prêtres, ou ce qu’il en reste, voudraient conserver la haute main sur l’espace Dieu. Qu’on leur laisse cette consolation bonnement administrative. Eugen Drewermann les a bien nommés: fonctionnaires de Dieu.

    Je me force un peu à dire du bien d’Ensemble c’est tout, le dernier pavé d’Anna Gavalda (plus de 600 pages…) qui me semble tout de même un peu téléphoné. Cependant je crois la bonne dame honnête, contrairement à tant de faiseurs au goût du jour, et je préfère l’attention amicale qu’elle manifeste aux gens ordinaires, dont elle observe si bien les comportements et capte si finement le parler, aux stories creuses qui envahissent les rayons des librairies ou à la littérature blanche n’intéressant que les profs et les critiques exsangues.

    Dans Le grand printenps de Ramuz, une page sur la souffrance « à distance » de la Suisse me fait bondir. Cette façon de suggérer que les Suisses ont autant souffert, moralement, que ceux qui étaient au front, me paraît indigne de lui. Tout à fait l’attitude stigmatisée par Pankowski dans Le thé au citron, que j’ai citée dans Les passions partagées.

    Impressionné, ce matin, à la lecture du Paul Cézanne d’Elie Faure. En trente pages tout est dit. Dit bien la jeunesse sensuelle dans une Provence à l’antique, avec Zola et d’autres compères. Puis l’essai de Paris, non concluant pour lui, et le retour. Le père banquier, et contre celui-ci le choix de l’art. A l’école de Pissaro, toute la peinture de l’époque revécue, compagnon de route des impressionnistes et ensuite le chemin solitaire, revenu en Provence en 1870. Alors la vision de quelque chose qui s’ébauche enfin loin de tous, à partir d’une relation terre à terre: «Il y avait en lui-même de si profonds, de si confus désirs, que le bruit environnant l’empêchait de les entendre. La solitude seule pouvait le renseigner en lui permettant de regarder jusqu’au fond du propre mystère qu’il promenait autour de lui dans le mystère universel.»
    Or, en lisant cette histoire de retour au vrai pays, qui est celui de la poésie et de l’art, je vois mieux ce que j’ai perçu en lisant il y a quelque temps L’exemple de Cézanne, Ramuz ayant fait le même aller-retour à trente ans d’intervalle.

    Ce que nous savons du rabbi juif Iéshoua est peu de chose. Une biographie tenant en moins d’une page, disait déjà Bultman. Quelques paroles qu’on suppose avérées, et c’est à peu près tout. A part quoi le portrait du personnage, son message, ses actes et ses enseignements reposent à peu près entièrement sur des logia et autres témoignages de seconde main, contradictoires sur des points fondamentaux. L’ensemble des écrits du Nouveau Testament comporte 360.000 variantes. Et pourtant tel exégète juif le disait bien : il y a là-dedans une voix unique…

    La (re)lecture du Maître et Marguerite me fait retrouver la joie des grandes lectures où l’esprit est à la fête autant que tous les registres de la sensibilité et de l’imagination, avec la satisfaction sous-jacente qu’une grande cause est quichottesquement défendue. Me donne envie de revenir au roman et à la satire, impatient de brocarder l’asile de fous dans lequel nous vivons.

    Je repense au sens de cette série télévisée consacrée à L’Origine du christianisme, dont j’ai regardé hier soir les deux derniers épisodes. Cela débouche sur la tendance chrétienne à s’affirmer le Verus Israël et sur les débuts de la construction, dans la littérature chrétienne, d’un Juif imaginaire. Mais le christianisme se réduit-il à cela? Bien sûr que non. La difficulté, pour nous autres qui tâchons de nous y retrouver par delà les images du Christ et du christianisme qui se sont superposées à travers les siècles, consiste à dégager le sens de tout cela et ce qui nous en reste aujourd’hui. Qu’est-ce que le christianisme par rapport au judaïsme? C’est, à mes yeux, l’élargissement de la loi biblique, jusque-là réservée à un peuple, à tous les peuples du monde, et l’émancipation de la personne par rapport au Père, à la tribu et à la nation. Le mérite de l’exégèse est de revenir au texte et à sa formation, dont l’examen est rarement serein. Il suffit que je parle avec certains amis croyants (Gérard, Alain) pour constater que les textes du Nouveau Testament (et notamment en ce qui concerne les miracles ou les phénomènes surnaturels tels que la conception virginale du Christ ou sa résurrection) ne sont pas abordés avec la même objectivité que lorsqu’il s’agit des prodiges de l’Ancien Testament. On peut être croyant tout en étant convaincu que le Déluge et l’ouverture des eaux de la mer Rouge sont des métaphores poétiques, alors que la marche du Christ sur les eaux ou la multiplication des pains sont revendiqués comme des faits réels. Cette attitude procède, à mes yeux, d’un matérialisme à coloration mystique. Tout un courant du catholicisme est fondé sur cette base à mes yeux païenne, et le mérite de l’exégèse est de montrer que cela n’est qu’une interprétation d’un courant du christianisme, alors qu’il en est d’autres.
    En écoutant hier soir les savants s’exprimer à propos des conséquences de la destruction du Temple, et plus précisément de l’émancipation du mouvement spécifiquement chrétien, je me disais qu’à un moment donné l’on se perdait, entre les tenants originels de cette histoire, disons jusqu’à Paul et Jean évangéliste, et les aboutissants des églises et autres confessions contemporaines, dans un labyrinthe inextricable dont seules quelques trajectoires, déclarées les seules et uniques par les uns et les autres, nous apparaissent aujourd’hui dans leur continuité. La trajectoire catholique romaine. La byzantine. La rupture protestante. Toutes trois mêlées à l’histoire, avec son lot d’affrontements plus ou moins meurtriers, tandis que le judaïsme rabbinique se développait en retrait, si l’on peut dire.
    Je vois bien, pour ma part, ce que j’ai hérité de bon de tout ça. Le Christ a représenté, pour nous autres protestants de naissance, une image du Bien. C’est le Sauveur. C’est l’Ami. Le Fils de Dieu, à savoir une personne à notre hauteur, mais également revêtu d’une cuirasse divine le protégeant de toute corruption. Une espèce de super-Pasteur au sens biblique du berger. Le Bon Berger. Vignettes d’école du dimanche. Mais au quotidien cette figure nous tenait lieu de repère par ses actes et ses conseils. Le Sermon sur la montagne évidemment, que j’ai longtemps cru l’invention de Iéshouah, alors qu’il relance le Lévitique. Et les paraboles.
    Un besoin d’idéologie, à un moment donné, m’a porté vers le catholicisme. Mais rien ne m’en reste. Premier étonnement: ce prêtre qui me dit que la conversion pouvait se résumer à une discussion dans un bar. Auto-dérision ou méfiance à l’égard d’un élan jugé peu fondé de ma part? Je ne sais. En tout cas jamais, de la part de cet abbé, le moindre signe de compréhension ni le moindre intérêt réel à l’égard de ce que je vivais, sauf au plus bas étage du trouble narcissique. Là d’ailleurs une piste vers l’hybris personnel…
    L’orthodoxie aussi m’a attiré à un moment donné, mais de manière purement intellectuelle et littéraire, sous l’influence surtout de Florenski. Or lisant Rozanov, je me rends compte que l’imprégnation locale, les odeurs, les chants dans l’église font bien plus que les dogmes ou les doctrines. La religion dépendrait-elle alors surtout du climat moral et mental dans lequel nous avons baigné? Je suis tenté de le penser de plus en plus. Un autre père et une autre mère, d’autres grands-parents et ma religion eût surement été tout autre…

    Lisant tout à l’heure les notes biographiques et historiques en marge de l’édition critique du Maître et Marguerite, mon coeur s’est serré au rappel de tout ce qu’a subi Mikhaïl Boulgakov. Et dire que, dans de si terribles conditions, il a eu encore la force de mener à bien la composition de cet extraordinaire roman… Inversement, nous sommes libres et repus et vivons dans un véritable désert spirituel, où la littérature fait au mieux figure de noble ornement, le plus souvent de divertissement ou de faire-valoir social.

    Après avoir appris, ce matin, que Georges Haldas était le lauréat 2004 du prix Edouard-Rod, ce qui m’amuse fort quand je me rappelle les vilenies que Chessex m’écrivait à propos de notre ami, j’ai rendu hommage à celui-ci dont je n’ai plus parlé depuis des années, étant également en pétard avec lui, par sa seule faute. Il est probable que jamais nous ne nous reverrons, mais je lui reste très reconnaissant pour son oeuvre, dont je parle à maintes reprises dans Les passions partagées.

    Le maelström du Maître et Marguerite me fascine d’autant plus qu’il est essentiellement sous le texte. Le texte est chatoyant et délirant tout en restant totalement maîtrisé dans son expression, mais on sent dessous une guerre beaucoup plus rigoureusement engagée. Il y a là réellement une grande intelligence et un sens artistique exceptionnel.

    Ne jamais se laisser entamer par le découragement bête. N’attendre rien de personne. Travailler pour le plaisir.

    J’envie Lawrence Durrell d’avoir trouvé, en Henry Miller, un véritable interlocuteur littéraire et un ami de longue durée. J’ai de bons répondants affectifs ou amicaux, avec ma bonne amie, Bernard et quelques amis, mais je n’ai point d’interlocuteur qui me suive et me résiste, me stimule et me relance et que je puisse stimuler et relancer.

    L’écriture est le seul lien profond et continu de ma vie réelle. Tout le reste appartient à une sorte de pseudo-réalité, que la plupart des gens considèrent comme la réalité la plus réelle.

    Très intéressé par ce que dit Ramuz de l’aspiration religieuse de Baudelaire. Me sens immédiatement touché par cette réflexion, alors que les phrases anti-religieuses d’un Raoul Vaneighem, l’autre soir, m’ont tout de suite paru si creuses et si plates.

    Je pense à un roman possible que je pourrais intituler Les bonnes âmes, parce que c’est essentiellement de cela qu’il s’agirait. Il s’agirait de trois femmes incarnant la générosité, la fidélité et la douceur, contre le magma de bruit et de fureur du monde actuel. Une île de sérénité dans l’océan de laideur et d’agitation. Un livre que je voudrais baigné de la tranquillité songeuse des lumières des portraits d’Alain Cavalier. Je vois un livre de rencontres avec trois femmes que j’ai aimées « sous le regard de Dieu ». Ce sont les trois grâces et les trois parques, si l’on veut: celle qui donne la vie, celle qui tricote et celle qui coupe le fil, mais bien d’autres choses encore.
    (Mardi 27 avri)l.

  • Florence et le veau d'or

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    Une lecture de La Divine Comédie (17)

    L'Enfer, Chant XVI. 7e Cercle. Violents contre la nature (sodomites). Décadence de Florence consécutive à la cupidité du capitalisme naissant…

    L’extravagant culot de Philippe Sollers, consistant à signer de son seul nom un ouvrage intitulé La Divine Comédie, alors qu’il ne s’agit en somme que d’entretiens sur Dante avec Benoît Chantre, contraste de beaucoup avec l’humilité immédiatement affichée par Giovanni Papini au début de son admirable Dante vivant, où il s’excuse de n’être qu’un pou devant le poète.

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    Très intéressante aussitôt : la façon de l’écrivain italien de battre en brèche, comme l’a fait John Cowper Powys, l’image d’un Dante magnifié et glorifié jusqu’à l’idéalisation, avant d’être dénigré par contrecoup, pour en dégager le mélange de génie poétique incontestable et de probable misère humaine, avec le portrait d’un homme immensément orgueilleux, intransigeant à outrance, ombrageux et misanthrope, au moins dans son âge mûr, après avoir été un jeune homme dissipé et volage dont les frasques de jeunesse laissent à penser qu’il sait de quoi il parle quand il détaille les multiples penchants de la nature humaine.

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    On voit bien que Sollers est mal à l’aise devant le puritanisme de Dante, comme pourraient l’être une foultitude de sodomites de notre temps constatant le sort que le théologien-poète furieux leur réserve, les faisant courir affolés entre sables brûlants et fleuve de sang, sous un ciel d’où pleuvent les flammes du feu de Dieu…

    Dante fut-il une sorte d’homophobe à la sévérité exacerbée par ses propres désirs, comme on l’a dit de l’apôtre Paul à propos de ses fulminations de la lettre aux Romains ? C’est plus que douteux. Sa condamnation de la violence « contre la nature », que représentent les sodomites, est certainement d’ordre métaphysique plus que moral, même si sa conception de l’ordre communautaire, essentiel, participe de la morale sociale dont il va fustiger, dans ce Chant XVI, la décadence en sa chère Florence. Par ailleurs, on ne manquera une fois de plus de remettre les jugements de Dante « dans leur contexte », comme on dit.

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    De même que l’hérésie est condamnée par lui sans appel (à commencer par l’épicurisme…) pour des motifs essentiellement théologiques, sur fond de bûchers, la luxure en général (avec pas mal de nuances au demeurant) et la sodomie en particulier, autant que la simonie et la sorcellerie, sont jugées à l’aune de la présumée « justice divine » déclinée par Rome. Dès lors, on serait bien sot de lui en faire le reproche « politiquement correct », comme certaines lesbiennes anglaises ont reproché à Shakespeare de prôner la seule hétérosexualité en offrant une Juliette à Roméo et pas un partenaire bisexuel ou homo à option…

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    Ensuite, ce qu’on constate une fois de plus dans le fracas grandissant du Chant XVI (une cataracte d’abord mugissante comme un rucher d’abeilles, devenant ensuite tonitruante), c’est que les damnés du 3e « giron », jetés là pour le même péché « contre la nature », n’intéressent pas tant le poète pour ce détail que pour leur qualité de grands Florentins qu’il a parfois admirés de leur vivant et qui l’interrogent sur le sort actuel de leur cité.

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    Or l’un des grands thèmes de Dante, touchant à la vie organique de la communauté humaine et à son salut, ressurgit ici dans l’évocation par le poète de la décadence florentine liée à l’apparition du nouveau capitalisme, avec le « florin », qui lui fait répondre à ses concitoyens de la manière la plus claire : « La gent nouvelle et les gains trop soudains / ont engendré orgueil et démesure, / Florence, en toi, et déjà tu en pleures »…

    Giovanni Papini. Dante vivant. Bernard Grasset, 1934.

  • Le mentor damné

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    Une lecture de La Divine Comédie (16)
    L'Enfer. Chant XV, 7e cercle. Sodomites à la cuisson. L’ombre chère de Brunetto Latini. Tristesse de Dante et prédiction de son vieux maître.

    Pour bien lire Dante, conseille John Cowper Powys dans la magistrale synthèse de sa lecture de La Divine comédie que nous trouvons dans Les plaisirs de la littérature, il faut « débarrasser son esprit de toute une masse de commentaires moralisateurs, et je dirais même pernicieusement moralisateurs », qui limitent la Commedia aux dimensions d’un prône catholique.

    Et de viser plus précisément ses compatriotes: "À la suite de Carlyle, les commentateurs victoriens de Dante ont pris la déplorable habitude de parler de lui avec une espèce de respect religieux qui nous fait regretter l'ironie de Voltaire, la santé de Goethe et surtout la générosité de Rabelais.

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    Car il y a pour tout "esprit bien né" - selon l'expression même de Dante -, infiniment plus de magnanimité, d'humanité et de charité évangélique, au sens fort du mot, dans la moindre parole sortie de la bouche de Gargatua ou de Pantagruel que dans toute La Divine Comédie".
    Or, si Powys exagère comme souvent, il y a du vrai là-dedans, qui nous éloigne de l'Eglise pour nous rapprocher de l'Evangile...
    Comme je l’ai noté déjà, on ne peut pas se poser en disciple de Dante, au sens théologique ou métaphysique du terme, sans adhérer au catholicisme. En revanche on peut suivre Dante en tant que poète, artiste et amoureux, dans la mesure où son génie déborde largement des cadres de la philosophie médiévale et de la foi catholique.

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    Or, on le sent à tout moment partagé et, quoique soumis à la terrible « justice divine », ou à ce qu’en ont fait les hommes, saisi de très humaine tristesse à la vue de ceux-là même qu’il « case » en enfer par soumission à sa foi, comme on l’a vu avec Francesca da Rimini et comme on va le voir, de façon plus lancinante encore, quand, le long du fleuve de sang au-dessus duquel il chemine avec son guide, il sent soudain le pan de sa robe tiré par une ombre en laquelle il reconnaît son mentor, le grand « humaniste » Brunetto Latini (1230-1294) qui a laissé au jeune Dante « la cara e buona imagine paterna », quand le savant homme lui enseignait « comment l’homme se rend éternel ».

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    Brunetto aura-t-il serré de trop près les éphèbes dont il avait la charge ? On n’en saura guère plus en l’occurrence, mais le fait est que son brillant élève le range au nombre des sodomites condamnés à processionner la queue basse dans la fournaise (un seul arrêt lui vaudrait un siècle de tortures particulières, précise Brunetto lui-même…), quitte à lui faire sentir sa compassion.
    Quant à Brunetto, qui fut une grande figure du parti guelfe et qui s’est exilé en France après la défaite des siens, il prédit à Dante « tant d’honneur /que les deux partis auront faim de toi », tout en le mettant en garde contre la « gent avare, envieuse, orgueilleuse » qui pullule dans les allées du pouvoir.

    Plus émouvante encore que cette sollicitude de vieux savant diplomate (Brunetto a été ambassadeur), la requête que fait le damné avant de rejoindre ses semblables : « Je te recommande mon Trésor / en qui je vis encore / et ne veux rien de plus », dit-il ainsi au seul mortel vivant de ces lugubres parages, faisant allusion à son œuvre principale, rédigée en français et intitulée Li Livres dou tresor et constituant une manière d'Encyclopédie ».

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    En marge de cet épisode si poignant, il faut revenir un instant sur la relation délicate que le poète entretient avec sa foi, constamment dépassée par son génie poétique, telle que la décrit Powys en imaginant, par contraste, un Dante agnostique.
    « Ce qui échappe à sa philosophie médiévale et à sa foi catholique, c’est son génie imaginatif, sa façon particulière de réagir aux impressions sensuelles, au drame de l’histoire, aux phénomènes de la nature, à la psychologie mortelle de l’amour et de la haine ainsi qu’à cette dangereuse « pulsion sexuelle » qui en chaque être humain est excitée par la cruauté. Ce qui en revanche n’aurait pas changé, s’il avait été un libre penseur comme Lucrèce, avec une philosophie complètement étrangère à toute religion, c’est sa personnalité unique, avec sa pénétration inquiétante et surhumaine, son exquise tendresse, son réalisme féroce, son dédain sauvage, son imagination intense, sa cruauté sadique, et, par-dessus tout, son goût aristocratique de la perfection intellectuelle, de la politesse chevaleresque et de l’amour courtois ».

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    Et Powys de rappeler aussi, comme s’y emploie à tout moment un Philippe Sollers, que L’Enfer de Dante n’est qu’une étape, au-delà de laquelle s’ouvre ce lieu de pondération qu’est le Purgatoire, tout à fait étranger aux protestants, et le Paradis où Béatrice tricote un nouveau bonnet pour son poète méritant…

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    John Cowper Powys, Les Plaisirs de la littérature (de fabuleuses synthèses sur La Bible, Homère, Dostoïevski, Rabelais, Saint Paul, Shakespeare, Cervantès, Nietzsche, Proust, etc. ). L’Age d’Homme, 1995.

     

     

  • Sous une pluie de feu

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    Une lecture de La Divine comédie (15)

     

    Chant XIV. Violents contre Dieu. Sable ardent et pluie de feu…

     

    Comme il en va de tout voyage, le parcours de Dante en enfer passe par des moments d’intensité variée, mais les sensations restent toujours à vif, activées par des images qu’on pourrait presque dire expressionnistes – Doré en tirera d’ailleurs parti.

    Après les griffes de la broussaille aux suicidés déchirant les flancs des dilapidateurs, c’est ainsi aux franges d’un désert incandescent qu’on parvient, où mille mains et mille membres de mille corps se contorsionnent à fleur de sable brûlant sur lequel choient lentement de gros flocons de feu.

    Dans la nuit « réelle » du poète, nous sommes alors à l’aube du 9 avril 1300, donc un samedi saint dont la nuit s’éclairera du feu pascal. Mais pour lors, c’est dans le 3e « giron » du 7e cercle qu’il crame tout vif, ou presque, avisant « plusieurs troupeaux » d’âmes nues torturées par le feu de Dieu, au milieu desquelles l’une semble défier crânement son sort, que Virgile identifie sous le nom de Capanée, l’un des sept rois qui assiégèrent Thèbes et se signala, plus particulièrement, par son mépris prométhéen de la divinité.

    Maints lecteurs actuels, dont je suis évidement, buteront sur les multiples allusions à des figures ou des thèmes mythologiques, et particulièrement dans ce chant où Dante se réfère aux anciennes représentations de l’Âge d’or, situé en Crête et symbolisé par tel vieillard à couronne d’or, torse d’argent et pieds de fer et de terre cuite, des blessures duquel ruissellent des larmes vouées à grossir les fleuves de l’enfer.

    Au passage, Jacqueline Risset précise utilement, en note, que les deux pieds du « vieillard de Crète » - lui-même ressurgi du songe biblique de Nabuchodonosor, et tournant le dos à l’Orient pour regarder « Rome comme son miroir » -, pied de fer et pied de terre, symbolisent respectivement l’Empire déchu de de son autorité, et le pape corrompu.

    Or, malgré tant de sens et de significations cachés, la force expressive du texte est telle – surtout si l’on revient souvent à la langue originale de la page de gauche, pour la garder bien « en bouche » -, que le lecteur perçoit sur son propre corps cet affrontement des ombres damnées et du feu à peine atténué par les vapeurs montant du ruisseau de sang promis à devenir fleuve roulant…

     

    Dante Alighieri. L’Enfer/Inferno. Traduit et commenté pat Jacqueline Risset. Editions G/F.

     

          

     

  • Suppliciés volontaires

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    Une lecture de La Divine Comédie (14)

    Chant XIII. Suicidés et dilapidateurs.

    Autant que celles de tout un chacun, les réactions de Dante sont très variables à la découverte du sort frappant certains damnés de sa connaissance. On l’a vu bouleversé de retrouver Francesca da Rimini en enfer (Chant V), autant que d’y approcher le vieux Cavalcante, père de son proche ami Guido, mais il s’est montré capable aussi de cruauté, voire de sadisme en assistant aux tribulations d’un Florentin qu’il détesta visiblement de son vivant. Or, ce qu’il va ressentir dans la terrifiante forêt des suicidés montre de nouveau de quelle compassion le poète est capable, tant du fait de l’horreur des peines subies par ceux qui ont attenté à leur propre vie, qu’en raison de la personnalité de l’un d’eux, Pier della Vigna, ce Pierre des Vignes (1190-1249) qui fut à la fois chancelier de l’empereur Frédéric II et poète lui-même, suicidé après avoir été aveuglé et emprisonné par son souverain sur de calomnieuses accusations.

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    Or, au sort misérable subi par le délicat poète de l’école sicilienne, précurseur du dolce stil nuovo cher à Dante, dont le corps a été transformé en tronc dans ce bois lugubre peuplé de repoussantes harpies mi-femmes mi-volatiles, s’ajoute la blessure soudaine faite par le poète lui-même en cassant une des branches de l’arbre en question, qui se met à gémir affreusement avant de raconter ses malheurs.

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    De fait, touché par la compassion de Dante, Pierre des Vignes va narrer, par le détail, comment telle « prostituée » enflamma contre lui tous les esprits  jusqu’à transformer la faveur du prince en malédiction, et comment par orgueil il préféra échapper à l’humiliation par la mort volontaire, faisant de lui, le juste, un injuste au regard de Dieu. Dans la foulée, Pier della Vigna évoque le sort définitivement horrible qui attend les suicidés après le dernier Jugement, voués à traîner leurs ombres et à être pendus aux arbres qui les symbolisent à jamais…

    Mais l’attention de Dante, tout ému qu’il soit par les paroles du malheureux, se reporte bientôt sur des ombres nues fuyant dans les broussailles et s’y déchirant, poursuivies par des chiennes noires. Après les suicidés, le même cercle accueille en effet les dilapidateurs qui ont été violents contre eux-mêmes en gaspillant leurs biens et se trouvent condamnés à se déchirer aux épines des buissons morts tout en blessant douloureusement ceux-ci au passage.dor_037.jpg

    Pour mémoire, on rappellera que le motif de l’arbre-humain est déjà présent dans L’Enéide de Virgile qui, au chant III, évoque le sang noir jaillissant des branches qu’Enée a coupées pour orner un autel de sacrifice, et les gémissements sortis des entrailles de la terre à l’endroit précis où un Troyen fut tué…

    Où l’on voit donc,  une fois de plus, que la Commedia fait sang de tout bois…

  • Bouilleurs de sang

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    Une lecture de La Divine Comédie (13)

    Chant XII. Violents contre le prochain.

    Les effets de réel sont souvent troublants dans la Commedia, et notamment par les détails géographiques liant le paysage de l’Enfer et celui de l’Italie contemporaine de Dante.

    C’est ainsi que la côte rocheuse et sauvage que celui-ci désescalade avec son guide, dans sa progression vers le Bas-Enfer, est comparée à la montagne effondrée, probablement à la suite d’un tremblement de terre, dans la vallée de l’Adige.

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    Or, cette proximité dans l’espace va de pair avec des rapprochements dans le temps qui font se télescoper les époques, comme il en va ici de l’apparition de « l’infamie de Crète », en la personne du Minotaure qui se mord lui-même de colère bleue quand il voit apparaître ce mortel bien vivant. Autre effet de réel alors: quand le poids du corps de Dante, qui reste fait de chair et d’osses, se fait remarquer par les petits éboulements que provoque son pas, tandis que Virgile avance sans effet visible, léger comme une ombre…

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    Une nouvelle fois, c’est à l’imagination active du lecteur que Dante fait appel pour le sensibiliser, physiquement pourrait-on dire, au sort des « violents contre le prochain » désormais plongés dans le Phlégéton, fleuve de sang bouillant autour duquel galopent des centaures armées d’arcs et prêts à cribler de flèches les damnés cherchant à se sortir de l’affreux bouillon. Imaginons donc le fleuve du sang versé par les violents sur cette terre qui est parfois si jolie, dira-t-on plus tard, en un siècle de massacres de masse…

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    Comme souvent dans la Commedia, les références à l’Antiquité fourmillent, et par exemple, à ce moment, celles qui renvoient aux figures de la mythologie par les noms de Minos, juge infernal, et de ses employés centaures Chiron et Nessus, lequel est chargé en l’occurrence de conduire les deux voyageurs de l’autre côté du fleuve de sang où sont immergés pêle-mêle les tyrans de tous les siècles, tel ce vicaire impérial d’une cruauté particulière, contemporain du poète, se débattant à proximité de potentats grecs ou romains de plusieurs siècles avant Jésus-Christ. Ou voici Guy de Montfort qui, en 1272, à Viterbe, assassina en pleine messe le fils d’Edouard Ier d’Angleterre.

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    Grâce au centaure Nessus, le poète et son guide accèdent bientôt à un gué après qu’ils ont reconnu au passage, plus ou moins immergés selon le poids de leurs péchés, Attila dit aussi « le fléau de Dieu » et divers grands malfaiteurs toscans de l’époque, tels Renier da Concreto et Renier Pazzo, « qui firent sur les chemins tant de ravages » et dont les yeux pissent le sang à jet continu, autant que leurs victimes ont suscité de pleurs…



    La-divine-comedie.jpgDante. La Divine Comédie. L'Enfer. Traduction et commentaire de Jacqueline Risset. Edition bilingue GF poche en coffret avec Le Purgatoire et Le Paradis.

  • Vingt ans après...

    Le 14 juin 2005, sur le conseil amical de François Bon, le soussigné inaugurait un blog à caractère littéraire. Deux décennies de blog à l'enseigne des Carnets de JLK, comptant aujourd'hui quelque 6500 textes. Regard amont en mémoire de Lady L., qui nous a quittés en décembre 2021.

     

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    A La Désirade, ce samedi 1er janvier 2005. – Nous entrons dans la nouvelle année par temps radieux et la reconnaissance au cœur alors que tant de nos semblables, de par le monde, se trouvent en proie à la calamité, à commencer par les victimes des terribles séismes qui viennent de dévaster les côtes de l’Asie du sud-est.

    A La Désirade, la vision de ma bonne amie qui fait les vitres me donne du courage pour amorcer (ou réamorcer) mes propres travaux.

    Ne plus parler de la chose à faire, mais la faire.

    Edmond Jaloux parle du caractère d’anormalité de Marcel Proust, à tous égards extraordinaire, en précisant cependant le type de complexion de l’écrivain, sans pareil au XXe siècle, puis il en détaille les aspects de l’œuvre, la fresque sociale et les insondables intuitions psychologiques, puis ce qu’il préfère qui ressortit à la poésie et rapproche Proust de Shakespeare : « Il y a chez Proust une sorte de comédie féerique, qui se joue de volume en volume, et qui est traversée par les mêmes éclaircies de beauté, les mêmes poudroiements d’irréel qu’il y a dans Comme il vous plaira ou la Douzième nuit. Brusquement, dans son examen sarcastique et minutieux de la vie mondaine, Marcel Proust s’interrompt presque sans transition. C’est que quelque chose de la Nature vient d’intervenir, de lui apporter sa bouffée et sa couleur, et qu’il est impossible de ne pas tout interrompre pour chanter ce monde avec autant de fraîcheur que Théocrite ou que Virgile. »

    A la fois passionné et constamment exaspéré par le personnage, et presque chaque phrase de Céline. Le type du hâbleur celte. Celui qui la ramène. Le mec. L’homme à qui on ne la fait pas. Le cynique. Picaro trouillard. Un peu tout ça.

    En resongeant à ce que me disait Nancy Huston à propos de Tzvetan Todorov et de ses rapports avec son enfant, je me dis que le sens est donné à notre vie par l’attention et le souci qu’on lui consacre. Elle voyait cet homme tout faire pour l’enfant dont la mère était absente. De la même façon, la relation entre ma bonne amie et moi s’est énormément consolidée par l’attention respective que nous avons consacrée à nos filles, jusqu’à maintenant.

    Celui qui n’a plus de goût pour la vie / Celle qui se fixe des programmes / Ceux qui se taisent.


    Que l’amour est ma seule mesure et ma seule boussole : j’entends l’amour d’L.

    Pour se purifier de toute rancœur et de tout ressentiment, une bonne méthode consiste à tâcher de voir celui qui nous fait mal dans le plan général de sa vie et de la vie, pour se rappeler la juste proportion de tout ça.

    Evoquant la « contemplation du temps » à laquelle s’est livré Proust, Edmond Jaloux écrit « qu’on voit aussi à quel point nos sentiments sont, en quelque sorte, des mythes créés par nous-même pour nous aider à vivre, des heures de grâce accordée à notre insatiabilité affectueuse, mais des heures qui n’ont pas de lendemain, puisqu’il nous est parfois impossible de comprendre, quand le vertige que nous communique un être est terminé, de qui était fait ce vertige ».

    Cela me fait penser à mes anciens amis, que je tiens pour morts parce qu’ils se sont comportés, avec moi, comme des morts, ou plus exactement : de façon moins vivante que des morts, car mes morts, mon père, Reynald, Edouard, ma mère, mes chers morts, eux, vivent.

    Tout faire pour échapper au magma des médias.

    Se purger de ce que Kundera appelle l’eau sale de la musique.

    Travailler n’est pas pour moi remplir le vide des heures mais donner du sens à chacune de ces heures et en tirer de la beauté, laquelle n’est qu’une intensification rayonnante de notre sentiment d’être au monde

    La phrase de Céline est certes une musique, mais de savoir le musicien si mythomane et méchant me gâte la mélodie, tandis que je ne cesse d’être enchanté par la musique de Charles-Albert.

    Partagé, en lisant Calaferte, entre l’adhésion et la réserve. Il y a chez lui de l’écrivain authentique et du ronchon caractériel qui m’intéresse tout en me déplaisant parfois par l’aigreur que j’y trouve.

    D’où viennent les frustrations ? D’où vient le ressentiment ? D’où viennent les pulsions meurtrières ? C’est à ces questions que répondent les romans de Patricia Highsmith.

    Louis Calaferte est mort à peu près méconnu, et j’ai comme l’impression qu’il l’a cherché, guère plus pressé de se montrer aimable avec les uns et les autres, mais à mes yeux il ne cesse de vivre (je poursuis ces jours la lecture de ses Carnets de 1989) et c’est cela aussi que j’aimerais susciter après ma mort de la part de quelques lecteurs : cette reconnaissance secrète et d’autant plus véridique.

    « Nul n’est mon rival, doit être la formule inconditionnelle ». (Louis Calaferte)

    « Notre seule honorable mesure est celle de l’amour et de la compassion. ». (Louis Calaferte)

    Je n’ai qu’à recopier ceci, de Calaferte aussi, que j’ai vécu, ces dernières années, plus souvent qu’à mon tour : « En amitié, les déceptions nous sont plus tristes qu’amères. Il s’était établi un courant de confiance qu’on croyait inébranlable, puis intervient la fissure nous laissant comme démuni. Ce qu’on comprend difficilement, c’est qu’on puisse en ces régions de la sensibilité agir avec une complète désinvolture insouciante, comme on le voit fréquemment de la part de certains qui, pour nous séduire, ont usé de l’attrait de leurs qualités, tout à coup lâchant bride à l’indifférence froide qui, au fond, les mène ». Je souligne cette expression si bien appropriée à certains de mes feus amis : « l’indifférence froide »…

    A La Désirade ce samedi 19 février. – Il neige à poings fermés, et je remonte de la « maison basse », comme Freud appelait le subconscient, en murmurant de nouveaux débuts de phrases.

    Lisant ce matin Millenium people de J.G. Ballard, je me disais que l’essentiel du malaise actuel, omniprésent dans nos villes, nos bureaux et nos journaux, est d’ordre psychologique. Une espèce de paranoïa sévit dans les têtes, et pas dans celles des gens les plus démunis ou atteints. Ballard met le doigt sur le ras-le-bol de la classe moyenne lié à la perte du sens de son existence et à l’ennui que ressentent de plus en plus de gens de plus en plus « libres ». Chacun de nous est devenu beaucoup plus fragile, à ce qu’il semble, tout en vivant une vie plus objectivement facile que ne l’était celle de ses parents.

    A La Désirade, ce mercredi 23 février. – Je pense à la mort. Je pense au vide. Je pense à la nuit. Je pense au père. Je pense à Dieu. Je suis imprégné de cette présence. Je suis plein de cette « voix ». Cela parle en moi sans discontinuer. Mais n’est-ce pas « moi » ? N’est-ce pas simplement « ma conscience » qui me parle ? Et qu’est-ce que cette « conscience » ? Je ne sais. Je sens pourtant que je ne suis pas seul. Je pressens que cela signifie quelque chose. Sans prier je me trouve en état d’oraison. Ouvert à la nuit et au jour. Il est cinq heures et demie du matin. Donc je me lève.

    Thierry Vernet : « Le beauté est ce qui abolit le temps ». Et cela qui me semble su juste aussi : « Une forme doit avoir les yeux ouverts et le cul fermé ». On ne sait pas trop ce que cela veut dire, mais il y a du vrai.

    Plus je vais et plus je me rends compte de cela que je ne suis moi-même qu’en retrouvant ma disponibilité enfantine au jeu. Toute autre posture intérieure me disconvient et même : me contrarie. Jamais je ne serais adulte responsable au sens où ils l’entendent, même si je me fais une idée aussi conséquente, sinon plus encore qu’eux, de la responsabilité.

    Rousseau : « Seul celui qui marche est apte au réel ».

    Celui qui boit pour supporter tout ça / Celle qui tient son journal sur Internet / Ceux qui se baladent dans les bois.

    A La Désirade, ce mardi 14 juin
    . – L’aube se lève et je reçois un SMS de ma bonne amie, restée en plaine, me souhaitant un bon anniversaire. Je pense à mes petits parents au ciel et à nos grandes filles à la veille de leurs examens universitaires. Résolution solennelle du jour : je voudrais exprimer beaucoup plus (écriture et peinturlure) et surtout beaucoup mieux, dans le sens d’une reconnaissance de ce qui est. Merci la vie.


    J’ai beau me répandre ces jours online, je reste essentiellement attaché à mes outils artisanaux, à l’encre verte de ma Shaeffer à bec oblique et au rythme lent et régulier que ménage la plume à l’ancienne.

    Le compteur de mon blog indique 189 visiteurs après 10 jours et quelque 30 textes balancés sur HautEtFort. Est-ce peu ou beaucoup ? Je n’en sais rien et m’en fiche pas mal ; je vais me limiter désormais à une heure de communication online, la nuit, par le truchement du fil ténu qui tombe de notre nid d’aigle au relais électrique sis au bord de la route du val suspendu, là-bas au-dessus de la baie de Clarens – mais je n’en attends rien de particulier sinon quelques signes amicaux d’un archipel à l’autre, donc relax Max…











  • Pain de vie

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    Ce que ce pain me dit ou me suggère est notre affaire à tous, ici magnifié et merveilleusement conforme, non pas au cliché du pain mais à une sorte d’icône familiale de partout et de toujours, des cuisines de fermes obscures aux tables princières et pour tous les enfants qui seront des vieillards après une vie à gagner leur pain, comme on dit.

    Ce pain n’est pas tant un symbole ou un archétype q’une réalité poétique première, résultant d’une opération alchimique et millénaire aux retombées actuelles souvent avariées en leur forme de spongieux produits d’usine et qui restent pourtant le pain puisqu’ils assurent la survie de nos frères humains.

    Czapski serait-il outragé si vous lui demandiez de peindre ce matin un de ces infâmes pains sortant de fours à micro-ondes qu’on trouve sur les aires d’autoroutes ? Je n’en sais rien. Peut-être cela dépendrait-Il de la couleur et de la texture du papier froissé qui jouxterait ce pain-là, ou de la forme de quelque objet qui pût retenir son attention ?

    À vrai dire, comme tout fait miel au psalmiste , tout peut «faire pain» à Czapski me semble-t-il.

    Donnez-moi n’importe quel objet, ce cendrier par exemple, n’importe quoi et je vous en tire un récit, lançait Anton Tchekhov à un compère par manière de défi, étant entendu qu’aucun objet regardé par l’écrivain ne serait réduit à n’importe quoi.

    Ainsi, comme par réverbération, devenons-nous l’objet du récit de ce pain. Ce pain de Czapski fait écho en nous à des images de nos enfances aux abords de nos villes et de nos villages. Ce pain est un soleil en croûte vernissé de même brun roux doré que les cafés d’Amsterdam, avec quelque chose d’Espagnol plus que de parisien. Il repose sur un guéridon souvent réutilisé par le peintre avec les nuances induites par la lumière et l’esprit du sujet particulier, et voici qu’il lui vient ici un bouton bleu ciel à l’aplomb du bol noir bleuté qu’on dirait un cratère de lave traitée en céramique à grand feu; enfin chacun ajoute les images qui lui chantent, mais pour l’instant ce pain a valeur à mes yeux de parole d’Evangile, avec un clin d’œil bleu...

     
  • Les Jardins suspendus dans Le Temps

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    Jean-Louis Kuffer rassemble une vie de lectures dans «Les jardins suspendus», invitation vibrante à vivre en lisant et à lire en vivant...

    par Lisbeth Koutchoumoff

    A se promener dans Les jardins suspendus de Jean-Louis Kuffer, on est pris de vertige comme on le serait devant une bibliothèque immense et accueillante, de celles qui donnent envie de poser son sac, et de fureter des heures durant, volant d’un monde à l’autre, d’îles en péninsules, au contact des mots. Car il s’agit bien de cela dans ce livre merveilleux. Jean-Louis Kuffer, écrivain et journaliste, figure de la scène littéraire de Suisse romande, longtemps responsable des pages Livres de 24 heures et nourrissant aujourd’hui son blog «Les carnets de JLK», rassemble ici ses critiques et ses interviews d’écrivains, comme on construit une bibliothèque, une vie durant. Avec émotion, au gré des éblouissements, des révélations. Avec reconnaissance.

    Ainsi si ces Jardins suspendus – le titre désignant ce lieu à la fois calme et électrique où se produit la rencontre entre le lecteur et l’écrivain –, si ces Jardins donc déploient un charme puissant, c’est que Jean-Louis Kuffer y déploie, page après page, un art de lire qui n’est rien de moins qu’un art de vivre.

    1204726962.2.jpgLe sésame du conte

    Avant de débuter la visite, où chaque livre apparaît comme une rencontre, avant de pénétrer dans cette «Maison Littérature» aux mille et une pièces et recoins, Jean-Louis Kuffer a placé quelques textes en prologue, comme autant d’anti-chambres. Sur ce que la lecture ouvre en soi, tel le sésame du conte. Sur «l’imperceptible frontière entre les livres et la vie» dès lors qu’une «présence se manifeste par le seul déchiffrement des lettres inscrites sur une page».

    Ainsi les mots de Blaise Cendrars, dans Vol à voile, qui ont révélé à l’adolescent que le voyage est d’abord «l’appel à la partance d’une simple phrase». «J’avais lu […]: «le thé des caravanes existe», et le monde existait, et j’existais dans le monde.» Sur le métier de critique, sorte de Noé «appelé à faire cohabiter, dans son arche, les espèces (d’écrivains) les plus dissemblables, voire les plus adverses» et qui doit distribuer «ses curiosités entre toutes les espèces sans tomber dans l’omnitolérance ou le piapia au goût du jour».

    En inspirateur d’une critique créative et tonique pratiquée comme une palpitante «chasse aux trésors», Jean-Louis Kuffer choisit John Cowper Powys (1878-1963), qui, dans Les plaisirs de la littérature, évoque ces quelques livres où se concentre «la somme des rêves et des pensées que l’énigme du monde a inspirés à nos frères humains».

    Le temps de l’oiseleur

    L’aventure que constitue la lecture des Jardins suspendusdémarre avec les écrivains de langue française. Et c’est une fête vraiment de voir défiler, sous la plume précoce de Jean-Louis Kuffer (première critique à 19 ans dans La Tribune de Lausanne), Henri-Frédéric Amiel («Nombriliste cosmique»), Alexandre Vialatte («Le rebouteux mirifique»), Albert Cossery («Le dandy révolté»), Georges Haldas, Jacques Chessex ou Maurice Chappaz. A chaque fois, il est question de s’approcher de ce qui fait le cœur vivant d’une langue, d’une façon de transmettre le monde et d’être au monde. Une mention spéciale pour les pages que Jean-Louis Kuffer consacre à Charles-Albert Cingria, baptisées «Le temps de l’oiseleur» et qui saisissent la modernité «non voulue» du vélocipédiste.

    Continent russe

    Une mention aussi pour les pages dédiées aux auteurs du continent littéraire russe, à «l’ami Tchekhov», à Nabokov au moment de sa mort à Lausanne, à Soljenitsyne. Les écrivains américains sont rassemblés sous le chapitre «Le rêve éclaté» avec le chéri et trop oublié Thomas Wolfe, mais aussi Flannery O’Connor ou encore Philip Roth. Beaucoup de rencontres mémorables avec Doris Lessing en 1990 à l’occasion de la parution de son roman Le cinquième enfant, avec Imre Kertész lors d’une conférence de presse à Paris; avec Patricia Highsmith, chez elle au Tessin, en 1988; passionnante aussi l’interview de Milan Kundera, de passage à Genève, en 1979.

    Avec Annie Dillard

    Si Jean-Louis Kuffer fait bien entendre la voix écrite, la voix parlée de tous ces écrivains, il lui faut aussi, pour y parvenir si bien, le talent du poète. «Vivre, lire et écrire ne représentent à mes yeux qu’une seule démarche. Ecrire m’est devenu aussi vital que respirer, mais écrire sans vivre ou sans lire, qui renvoie à la vie et à l’écriture des autres, me semblerait tout à fait vain», précise-t-il, au tout début du recueil, lui le grand lecteur d’Annie Dillard. Et c’est bien cette ronde entre écriture, lecture et la vie au milieu qui donne à ces Jardins suspendus leur vibrant éclat.


     


    CHRONIQUES


    Jean-Louis Kuffer
    «Les jardins suspendus. Lectures et rencontres 1968-2018»
    Pierre Guillaume de Roux, 416 p.

  • Amis et autres ennemis

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    Une lecture de La Divine Comédie (11)

    Chant X. Hérétiques. Epicure & Co. Dante compatit avec un ennemi avant de navrer un ami.

    On néglige parfois, ou l'on ignore, une dimension importante de la Commedia de Dante, qu'on pourrait dire sa part affective. Le monumental Poème en impose, dont l'effet s'accentue par les gravures fameuses, de Botticelli à Salvador Dali, via Gustave Doré. Or, ces peintres ne montrent rien du drame intime vécu par Dante , qui prend au chant X de L'Enfer un relief particulier.

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    De quoi s'agit-il plus précisément ? Il s'agit de personnes : il s'agit d'un ennemi privilégié, si l'on ose dire, en la personne de Manente di Jacopo degli Uberti, dit Farinata, chef des gibelins de Florence qui a chassé de cette ville les guelfes, au nombre desquels Dante comptait, et d'amis aussi, tels Cavalcante Cavalcanti, père de Guido Cavalcanti le « premier ami » de Dante, que leur philosophie personnelle a détourné de la « voie droite », adeptes qu'ils furent de l'épicurisme.

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    Or, en quelques vers prodigieusement concentrés et foisonnants de résonances sensibles, on va comprendre le trouble profond que va revivre le poète florentin au souvenir de tout ce qu'il a vécu durant ces années de conflits sanglants entre factions, où Farinata fut à la fois persécuteur des siens et protecteur de Florence que son clan vouait à la destruction.

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    La vraie lecture suppose un effort d'imagination que les grands textes stimulent évidemment par ce qu'on a appelé, à propos de la Commedia de Dante, la pléthore du signifié. Or il faut jouer avec cela, par exemple en alternant les vitesses et les intensités de son implication personnelle de lecteur, précisément.

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    En l'occurrence, chacun peut faire retour à soi pour imaginer ce que Dante, personnage très engagé dans la vie de la Cité, en exil au moment où il écrit ce chant, se raconte à lui-même et démêle pour la postérité ce qu'il ressent à l'approche de ces malheureux damnés qu'il a connus de leur vivant sur les terres ensanglantées de la douce Toscane, ennemis et amis admirés et honnis et maintenant condamnés par une Justice dont il est à la fois le témoin impuissant ( !), le scribe ( !!) et le juge embusqué ( !!!) lors même qu'il brasse et rebrasse ce magma pour le filtrer dans son poème purifié de tant de scories politiques ou psychologiques – et quelle émotion partagée, cependant, à l'instant où le vieux Cavalcante Cavalcanti demande des nouvelles de son fils, supposé vivant, à celui qui est son « premier ami »...

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    Et Virgile de rappeler, à son protégé de nouveau secoué (on  le serait à moins...), que toutes ces tribulations et turpitudes revisitées devant ces tombeaux lui apparaîtront tout autrement quand il sera « devant le doux regard de celle dont les beaux yeux voient toute chose » et grâce à laquelle il saura le sens de « tout le voyage de sa vie ».

    Ce qui se module ainsi nella lingua del Dante :

    «quando sarai dinanzi al dolce raggio

    Di quella il cui bell'occhio tutto vede,

    Da lei saprai di tua vita il viaggio »...



    Dante. La Divine Comédie. L'Enfer. Présentation et traduction par Jacqueline Risset. GF Flammarion, édition bilingue.

  • Virgile au parfum

    Virgile, au parfum (12)

     

    Enfer, chant XI. Sixième cercle : ordonnance de l’enfer

    Le Bas Enfer s’annonce par une puanteur immonde, montée des profondeurs de l’abîme au bord duquel arrive les deux pèlerins, lesquels découvrent une roide pente couverte de rochers disposés en cercles concentriques dont l’ordonnance figure pour ainsi dire les cercle du Mal dans lesquels sont enclos et s’agitent les damnés.

     Or, le choc est tel, et telle la puanteur, que Dante et Virgile se réfugient derrière un tombeau contenant, comme c’est écrit, les restes d’un pape au nom d’Anastase, qui a vécu au cinquième siècle et aurait été dévoyé par un certain diacre grec au nom de Photin  lui-même connu pour avoir douté de la naissance miraculeuse du Christ ; et c’est là que, pour s’accoutumer un peu à l’atmosphère, pestilentielle, ayant proposé une petite pause, Virgile s’attache à décrire la topologie du Bas Enfer où va se poursuivre, de mal en pis, la déambulation des deux pèlerons.

    Le Mal est en effet le thème explicite du moment, et dûment explicité par Virgile, décidément au parfum et qui éclaire alors son compagnon sur ce qu’on peut dire l’amour du mal, la fascination et la pratique du mal apprécié en tant que tel et conduisant à l’injustice, celle-ci étant lié à une « malice » spécifiquement humaine qui se manifeste au triple point de vue d’un mal commis contre soi-même, contre son prochain, et contre le ciel.

    Plus précisément les terme d’injustice et de malice sont envisagées sous le triple aspect moral, métaphysique et social, en cela que le désordre personnel provoqué par la « malice » rejaillit dans ses relations avec les autres et trahit le projet divin qui est « tout amour » comme n sait…

    L’ordonnance topologique des lieux est alors détaillée en fonction de la gravité, des fautes, commises par les damnés, où la ruse, la tricherie, le mensonge, la tromperie sont jugées et punies, bien plus sévèrement que les péchés de la chair évoqués plus haut

    Ce qui est dit alors de la ruse fait penser à celle du serpent de la Genèse biblique, que Virgile le Latin cite dans la foulée, comme il cite Aristote - le poète se présentant alors en double médiateur «théologique et philosophique, rappelant à son disciple la sagesse des Classiques et la sainteté inaltérable du Livre…

  • À tombeaux ouverts

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    Une lecture de La Divine Comédie (10)

    Chant IX. Approche du Bas Enfer. Passage de l'Archange et premiers hérésiarques.

    Plus on approche du Bas Enfer, dont la Cité de Dité marque le seuil sommé de tours de flammes, et mieux apparaît la loi de l'Antimonde et de l'Antisystème de bruit et de fureur qui régit ces lieux.

    On a vu que même Virgile était paniqué par la fronde des démons s'opposant au passage du Vivant, et voici que surgissent les furies du monde antique familières au poète latin, des Erinnyes à la Gorgone en passant par Méduse. Dans la foulée, on aura noté que les récits antiques se prolongent dans le poème dantesque, avec leurs figures et leurs croyances reprises avec autant de variations. 

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    En outre, Virgile en a vu d'autres, qui aurait déjà fait le voyage au tréfonds du dernier cercle, à en croire Dante, pour sauver un damné jeté par erreur au milieu des traîtres. Et puis il se rappelle l'intercession de Béatrice, promesse de lumière prochaine, et l'on sent qu'il appelle  de ses voeux l'intervention de quelque autre puissance supérieure, qui se manifeste bientôt sous la forme d'un être puissant et lumineux  – peut-être Saint Michel archange, supposent les exégètes – qui déboule par là, clame sa colère aux démons puants de la Cité tout en ayant l'air d'être préoccupé par autre chose de plus important, sans un signe de connivence à l'adresse des deux pèlerins. Impénétrables décidément sont les voies du Très-Haut...

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    Or donc lesdits pèlerins, au pied des murailles de la Cité plongée dans les ténèbres et le boucan, longent à présent une espèce de lugubre terrain vague aux multiples tombes ouvertes dans lesquelles gémissent et se lamentent autant d'âmes d'hérésiarques. On se trouve alors en ce qu'on pourrait dire le vestibule du Bas Enfer, qui se creuse comme un formidable entonnoir d'où montent les mille rumeurs rageuses des fauteurs de malizia, grande notion  caractérisée par la violence contre autrui ou contre soi-même (7e cercle), la fraude défiant toute vie communautaire (8e cercle), et enfin la trahison (9e cercle) marquant, avec Judas, le tréfonds de l'infamie.    

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    Pourtant on en est encore loin avec les hérétiques, auxquels Dante accorde un statut spécial, comparable à celui des «tièdes» ignavi du premier vestibule, juste avant l'Achéron. Plus précisément, les hérétiques que nous allons rencontrer au Chant X sont essentiellement ceux qui ont vécu comme si Dieu n'existait pas, épicuriens ou athées. Autant dire que ça fera du monde, au milieu duquel apparaîtront de grandes figures, à commencer par celle du considérable  Farinata, qui a sauvé Florence de la destruction et prédit au poète son prochain exil, dans une de ces distorsions temporelles troublantes qui caractérisent la Commedia...

    Image : Farinata, vu par Gustave Doré, l'Archange Saint-Michel par Guido Reni. Farinata degli Uberti.  

  • Autant en emportent les violents

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    Une lecture de La Divine Comédie (9)

    Enfer, Chant VIII. 5e Cercle. Aux portes de la cité de Dité. Orgueilleux et colériques. Fronde des démons.


    Plus on descend, de cercle en cercle, vers le Bas Enfer, et plus se déchaîne la violence reflétant celle qui s’est endiablée sur terre par la faute de certains hommes.
    Or, plutôt compatissant jusque-là, Dante va changer tout à coup d’attitude à l’égard d’un damné qu’il reconnaît en traversant le marais fangeux du Styx sur la barque de Phlégyas qui l’a accueilli, le prenant pour un damné quelconque, d’un vitupérant : « Or te voilà enfin, âme scélérate ! », que Virgile désamorce aussitôt en annonçant la mission spéciale de son protégé.
    Celui-ci, de la barque du nocher, identifie donc un « être plein de fange » qui l’apostrophe, lui demandant ce qu’un vivant vient faire en de tels lieux, identifié du même coup par Dante qui le taxe alors d’ « esprit maudit » alors que Virgile le repousse loin de la barque en l’enjoignant d’aller « vers les autres chiens »…
    Mais qui visent donc ces amabilités ? Nul autre que Filippo Argenti, chevalier de Florence dont le nom lui vient d’avoir mis des fers d’argent à son cheval, connu pour son orgueil et sa violence. Et Virgile de préciser que «la bonté n’orne pas sa mémoire; aussi son ombre est ici furieuse ». Puis de moraliser : « Combien là-haut se prennent pour de grands rois, /qui seront ici comme porcs dans l’ordure, /laissant de soi un horrible mépris ».

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    Et Dante d’en rajouter une couche : « Maître, je voudrais tant /le voir plonger dans le bouillon », tandis que de toute part les embourbés s’exclament : « sus à Filippo Argenti ! » qui se met lui-même à se dilacérer de ses propres dents…
    On ne sait exactement ce qui est reproché à ce Filippo Argenti, Jacqueline Risset ne donne guère plus de détails que François Mégroz, mais sans doute les commentateurs savants se sont-ils attardés à ce personnage dont l’abjection fait ici l’unanimité des voyageurs et des damnés du Styx, et cela importe peut-être plus que le détail de ses forfaits : savoir qu’un être concentre toute la vilenie de la suffisance et de la violence, véritable symbole de cette zone de l’enfer. Du même coup, on observe que les lois de celui-ci obéissent à ce que je disais plus haut une Organisation, comme les grands systèmes du Mal, au XXe siècle en particulier, en ont imaginé et développé.

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    Ainsi le Bas-Enfer, et ses premières marches de la Cité de Dité, apparaît-il comme un monde très structuré dont les créatures réagissent dans un apparent chaos qui est cependant régi par un ordre logique dont le mortel est ici exclu de la pénétration mais qui peut être le sujet d’une «négociation» avec un être « intermédiaire » tel que Virgile, descendu des Limbes sur intervention supérieure. Autant dire que l’Organisation n’est pas blindée absolument contre toute initiative des puissances bonnes.

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    Pour l’instant, cependant, les deux compères vont s’approcher de la cité de Dité aux tours flamboyantes « comme sorties du feu » et autour desquelles volent mille démons visiblement furieux de ce qu’un vivant s’aventure en ces « régions obscures », prenant ensuite Virgile à parti et provoquant autant de terreur chez le pauvre Dante qui se voit déjà abandonné tandis que son guide s’attarde en force palabres avec les vigiles infernaux…

  • Rapiats et colériques

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    Une lecture de La Divine Comédie (8)

    Chant VII. 5e Cercle. Avares et prodigues. Coléreux trépignant dans le Styx.

    On n’en est encore qu’au 5e Cercle de l’Enfer et déjà l’on se dit qu’il y a, chez ce sacré Dante, comme un fonds de sadisme qui n’a rien à envier au divin Marquis, si ce n’est que nous savons déjà que la Commedia ne se borne pas qu’à l’exploration des bas-fonds infernaux.

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    En attendant, c’est bel et bien physiquement, et dans le texte original bien plus que dans sa traduction française, que nous ressentons cette descente dans les séquelles torturantes des turpitudes humaines, à commencer par les avaricieux et les prodigues se heurtant les uns contre les autres et se glapissant au mufle injures et reproches, dans la sarabande desquels Virgile cite «papes et cardinaux» chez lesquels l’avarice atteignit « tous les sommets ».

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    Cependant, à Dante qui cherche alors à savoir de qui il s’agit plus précisément, son guide lui répond qu’une telle curiosité ne sera pas satisfaite en l’occurrence, vu que le vice répugnant de ces ladres les a rendus « impénétrables maintenant à toute connaissance ».

    « Mal donner et mal garder » les a privés du « beau séjour», leur a ôté le moindre espoir d’accéder au Paradis et les a placés dans ce cirque, Dante écrit « a questa zuffa », et Virgile de conclure que « tout l’or qui est sous la lune » ne saurait assouvir ces affamés jamais satisfaits de ce que la « fortune » leur a concédés - puis, à Dante qui veut en savoir plus sur les aléas de ladite» fortune », son maître de lui répondre par toute une argumentation sur la distribution des «biens» de ce monde qui ne sont, en réalité, que ce que nous en faisons dans nos réalisations bonnes ou mauvaises.

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    Sur quoi l’on va descendre vers une « plus dure angoisse» encore, dans les eaux putrides d’un affreux marais où grouillent méchamment les coléreux se frappant eux-mêmes et se mordant férocement et se lamentant, tout plantés comme ça dans la boue et la déglutissant et la régurgitant à grands bavements : «Tristi fummo / ne l’aere dolce che dal sol s’allegra /portando dentro acisiosi fummo / or ci attristiam ne la belletta negra », ce qui signifie dans la langue de Rabelais dûment ajournée : « Nous étions tristes / dans l’air doux que le soleil réjouit, / ayant en nous les fumées chagrines : / à présent mous nous attristons dans la boue noire »…

    Images: Pape de Francis Bacon, L'enfer selon Rubens et Gustave Doré.

  • Le dévoreur

     

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    Chant VI. Les gourmands. Lamentations de Ciacco. Florence la ville divisée. Aspects historiques et politiques de la Commedia.

     

    L’intensité émotionnelle de la lecture varie évidemment, au fil des chants de la Commedia, comme on le voit particulièrement en passant de la rencontre touchante de Paolo et Francesca, sous le ciel tourmenté par les passions du 2e Cercle, au cloaque répugnant et glacial du 3e Cercle des gourmands pataugeant dans la boue fouettées par de méchantes pluies, sous la garde de l'affreux Cerbère à triple gueule de chien monté sur un corps de ver dégoûtant...

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    Comme on s’en doute, le sort lamentable des gourmands ne tient pas qu’à la propension à se délecter des bonnes choses de  la table, mais vise la voracité sous ses aspects les plus vils, ainsi que l’illustre le nom du damné qui s’adresse alors à Dante, lui rappelant leur commune citoyenneté florentine et s’identifiant sous le surnom de Ciacco, à savoir le cochon.

    inf-6-49-dore.jpgOr, c’est par celui-ci que Dante va prendre des nouvelles des mortels qui furent ses amis ou ses adversaires en la « cité divisée », pour apprendre avec tristesse que certains de ses estimés concitoyens lui réapparaîtront bel et bien enfer.

    De moral ou métaphysique, le poème devient donc, en ces pages, très précisément historique et politique, truffé d’allusions aux événements que Dante a vécus peu avant de se faire exiler et de composer sa Commedia. Au passage, il faut alors noter le caractère tout à fait nouveau de ce « miroir du temps présent » dont les héros ne sont plus des créatures mythiques ou imaginaires mais des contemporains de l’Auteur.

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    Dante  « juge » ainsi, indirectement, les grands personnages de son époque, dont Ciacco lui apprend qu’il les retrouvera tantôt dans le cercle des hérétiques (tel Farinata, chef gibelin bien connu) ou des sodomites (tel Tegghiaio, podestat de San Gimignano), entre autres figures notoires.

    Dans la foulée, il faut rappeler plus précisément que le sort réservé aux damnés se trouve fixé selon le critère dit du contrapasso qui fait du « goût » coupable un motif avéré de « dégoût ». Ainsi, ceux qui n’ont vécu que pour leurs aises de pachas sont-ils condamnés à tâter de l’inconfort absolu…

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    Or, cette triste condition ne manque d’inquiéter Dante, qui demande alors à Virgile ce qu’il adviendra de ces malheureux après le « grand jugement» supposé advenir pour l’éternité. Hélas, le docteur latin ne voit pas vraiment l’avenir définitif  de ces malheureux en rose : « ce qui les attend est plutôt plus que moins », précise-t-il sans craindre d’inquiéter son compagnon avec lequel il continue de parler (« bien plus que je ne dis », souligne Dante) tout en se dirigeant vers les cercles inférieurs où se trouvent avares et coléreux soumis au règne de Pluton le dieu des enfers, confondu au Moyen Âge avec Ploutos le dieu des richesses…

  • Panique à la Love Parade

    william-blake-cercle-luxurieux-dante-divine-comedie-enfer-c.jpgUne lecture de La Divine Comédie (6)

     

    Chant V. Cercle des luxurieux. Tourbillons des damnés emportés par les airs. Rencontre émouvante de Francesca da Rimini. Dante flageole derechef...

     

    On arrive maintenant au lieu « où la lumière se tait », gardé par le redoutable Minos qui désigne, par le  nombre de cercles qu’indique sa queue enroulée, à quel cercle de l’Enfer précisément est affecté le damné qui se pointe.

    Dans la foulée, ce sont les luxurieux que Dante va rencontrer en foules virevoltant dans les airs comme de folles bandes d’étourneaux. L’image est d’ailleurs précise et d’une extraordinaire plasticité quand on suit le déploiement du texte original, plus proche de Lautréamont que du dolce stil nuovo, non sans se rappeler le sort récent de la foule multitudinaire de la Love Parade allemande se précipitant dans un tunnel pour s’y piétiner.

    De la même façon, les damnés sont emportés, littéralement malaxés par les zéphyrs du Désir, et souffrant physiquement à proportion inverse des jouissances qu’ils ont connues sur terre – ce qui ne laisse évidemment de plonger Dante dans la perplexité navrée, et le peinera plus profondément un peu plus tard.

    Dans l’immédiat, il identifie quelques célébrités historiques connues pour leurs débordements sensuels ou leurs amours entachées de violence, telles Sémiramis et Cléopâtre, mais également Hélène et Achille, Pâris et Tristan, « et plus de mille ombres » tournoyantes.

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    Mais la rencontre d’un couple moins tourmenté, auquel Dante demande à Virgile de pouvoir parler, va marquer l’un des épisodes les plus fameux et les plus émouvants de la Commedia, avec Francesca da Rimini, que le poète a connue de son vivant, et du beau Paolo Malatesta, couple adorable que Gianciotto Malatesta, époux épais de Francesca et frère de Paolo, a trucidés.

    Or, Dante a beau se consoler à l’idée que l’affreux fratricide se torde désormais dans les flammes de la Caina, neuvième et dernier cercle de l’Enfer où sont précipités les traîtres et les meurtriers de même sang : le sort si cruel de Francesca et de Paolo ne laisse d’attrister et d’intriguer notre chantre de l’amour courtois.

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    Pour mieux démêler la question de la paradoxale damnation des amants, qui ne tient évidemment pas qu’à leur état d’adultères,  notre bon François Mégroz (dans L’Enfer, p.50) rappelle alors les concepts liés sous l’appellation d’Amour, combinant amour humain et divin, noblesse et perfection. Plus troublant, et René Girard l’a souligné dans Mensonge romantique et vérité romanesque, citant précisément cet épisode comme une scène primitive du mimétisme amoureux : c’est en lisant ensemble un texte évoquant l’amour de Lancelot pour la reine Guenièvre, que Francesca et Paolo ont « craqué », comme on dit…

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    Bien compliqué tout ça, voire tordu ? C’est évidemment ce qu’on se dit en jugeant de ce récit avec nos critères contemporains, mais là encore François Mégroz nous conseille de suspendre notre jugement en replaçant celui de Dante (ou de Dieu imaginé par Dante) dans le contexte, non tant de la morale médiévale que d’une métaphysique de l’amour dont nous n’avons plus la moindre idée de nos jours.

    Bien entendu, le lecteur émancipé de 2020 se récriera: enfin quoi, ce Dante ne fait que relancer la malédiction de la chair et du plaisir en disciple de Paul et de toute la smala des rabat-joie. Quel bonnet de nuit ! Mais La Divine Comédie, une fois encore, ne se borne absolument pas à un traité de surveillance et de punition.  À cet égard, une relecture de L’Amour et l’Occident de Denis de Rougemont serait aussi opportune. Passons pour le moment.

    Et constatons du moins que  Dante n’a pas supporté cette épreuve non plus, puisque le revoici tombé raide évanoui. Décidément…

     

    Rappel bibliographique:

    Dante. La Divine comédie. Traduite et présentée par Jacqueline Risset. Garnier/Flammarion, en trois vol. de poche, sous coffret.

    François Mégroz. L’Enfer. L’Age d’Homme.

    René Girard. Mensonge romantique et vérité romanesque. Grasset.

     

    Image: William Blake.

  • Le club des poètes disparus

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    Une lecture de La Divine Comédie (5)

    Chant IV. 1er cercle de l'Enfer. Les Limbes. Esprits vertueux non baptisés. Compassion de Dante, qui se sent bien avec les Classiques...

    Faut-il être catholique, et j’entends bien strictement : baptisé catholique et si possible sachant son Credo par cœur et tout le tralala, plus encore fidèle à la Sainte Messe, pour apprécier et bien comprendre La Divine Comédie de Dante ?
    Cela se discute, et moi qui n’ai jamais été qu’une espèce de crypto-catho littéraire (par Léon Bloy, Georges Bernanos, Flannery O’Connor et Annie Dillard, surtout), résidu d’éducation protestante et très marqué par le personnalisme orthodoxe de Berdiaev (surtout pour Le Sens de la création), je suis ce matin une preuve vivante, en tant que chrétien mécréant,  de ce qu’on peut éclairer et vivifier son ben dell’intelletto sans considérer que la foi de Dante, même fondamentale évidemment, soit la seule clef de la Commedia et son exclusif emblème.

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    Plus encore, il me semble que réduire La Divine Comédie à une œuvre d’apologétique ou à une sorte de Traité du Bon Chemin Moral serait aussi limitatif et faux que de n’y voir qu’un chef-d’œuvre du passé classé qui n’a plus rien à nous dire.

    Ma conviction est que le ben dell’intelletto n’est pas une exclusivité catholique, et que le poème de Dante a autant de choses à nous dire, hic et nunc, que toute la poésie du monde se concentrant dans quelques grandes œuvres, d’Homère à Shakespeare ou, à l’état diffus dans toutes les œuvres habitées, précisément, par le ben dell’intelletto, toutes spiritualités confondues…

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    Or, tout ça ne peut se discuter qu’avec de exemples, et ceux-ci devraient être chanté, mais on se contentera de faire appel à son imagination et nous revoici donc en cet antichambre de l’Enfer que forment le Limbes où va se déployer, une première fois, la compassion frottée de mélancolie du poète.
    Les lieux sont à la plainte et non aux cris. On y soupire sans torture. Virgile apprend bientôt à son disciple que là séjournent des êtres de qualité supérieure dont le seul tort est de n’avoir point été baptisés selon la foi chrétienne. Il y a bien eu une séance de rattrapage, si l’on peut dire, marquée par le passage en enfer d’un certain « puissant », couronné d’un « signe de victoire », qui n’était autre que le Christ en personne, une certaine nuit, où il emmena avec lui quelques saints personnages de la Bible, d’Abel à à Moïse et de Noé à Abraham, plus Rachel pour le quota féminin. Mais pour les saints d’autres traditions spirituelles : bernique.

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    Suit une série de rencontre qui fleurent plutôt le Purgatoire, voire le Club des poètes disparus, éclairés par un feu et qui se pointent en aimable procession appelant de loin « le très haut poète » qu’est pour eux leur pair Virgile. Il y a là Homère et Horace, Ovide et Lucain et sans doute y en a-t-il plein d’autres que Dante ne cite pas – il précise d’ailleurs que son «dire souvent saute les faits»…

    Mais il n’oublie pas de relever, dans la foulée, qu’il se situe lui-même dans ce prestigieux aréopage classique.
    Sur quoi l'on se dirige vers un joli château, symbole de la citadelle philosophique, « sept fois entouré de hauts murs » mais accessible et même accueillant en l’ émail vert du pré à la fraîche verdure qu’il y a là où tout un monde tient sa garden party dont Virgile détaille les participants.

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    On reconnaît donc Electre et Enée, dont les noms font toujours tilt chez les bacheliers d’aujourd’hui, mais également Penthésilée et Martia, moins connus au box office, et toute la smala des philosophes, des présocratiques Démocrite et Héraclite aux grands esprits des siècles suivants, de Socrate et Platon à Sénèque, Ptolémée et la belle paire de l’antique feuilleton Urgences que forment Hippocrate et Galien, plus Avicenne et Averroès pour la touche multiculturelle.

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    Bref, c’est le tout beau casting des « sans salut » que Dante salue néanmoins bien bas avant de passer de ce lieu tout de calme à l’air qui tremble où «la lumière n’est plus », à savoir le 2e cercle des luxurieux gardé par le redoutable Minos…

    Image: Les Limbes vus par Eugène Delacroix, vision de William Blake, Homère, Averroès et Avicenne.

  • Train fantôme

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    Une lecture de La Divine Comédie (4)
     
     
    Chant III. Portail de l’Enfer. Sarabande des nuls et autres morts-vivants. Apparition de Charon. Dante perd connaissance une première fois...

    Le portail de l’Enfer, sur lequel s’ouvre la suite de séquences carabinées du troisième chant, tient quasiment du monument historique, avec référence obligée à Rodin, et pourtant c’est un exercice intéressant que de s’efforcer d’en oublier toute représentation d’art pour retrouver cette sensation d’effroi primal que peut rappeler la porte, en enfance, de notre premier train fantôme, qui se referme en claquant sur le plus effroyable tintamarre.
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    On entre ici dans le vertige tourbillonnant de la vision dantesque, non sans avertissements terribles inscrits en « lettres sombres » dont la célébrité autorise la citation en v.o. : « Per me si va ne la città dolente / per me si va ne l’eterno dolore / per me si va ne la perduta gente ». Et tout aussitôt est relevé le caractère excellent du «sublime artisan» de cette institution de bienfaisance fondée sur la «puissance divine», la «haute sagesse et le «premier amour», dont une inscription non moins fameuse porte le dernier coup de massue à l’arrivant : «Vous qui entrez laissez toute espérance »...
    Ce qui sonne, évidemment, le pauvre Dante, auquel Virgile répond que «tout soupçon» et «toute lâcheté» sont à laisser au vestiaire vu qu’on touche au lieu où se précipitent «les foules douloureuses » qui ont perdu le «ben dell’intelletto», cette expression appelant évidemment à des gloses à n’en plus finir et sur quoi je reviendrai quand le boucan sera calmé.
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    Car le train fantôme s’annonce à grand braoum, alors qu’un geste apaisant de Virgile, la main posée sur celle de son compère, est souligné par «un visage gai»...
    On voit ça d’ici alors que se déchaînent les premières troupes de damnés qui ont pour point commun, en ces lieux indéterminés où ils virevoltent en nuées comme des feuilles mortes, d’avoir vécu précisément dans l’indéterminé, sans passions bonnes ou mauvaises, également rejetés par le Bien et le Mal pour leur encombrante nullité, et du coup je me rappelle ce que nous disait le bon François Mégroz à propos du mal, selon lui l’expression même du «non-être». Ainsi, et ce sera une règle de l’Enfer, les damnés sont-ils châtiés par cela même qui a caractérisé leur faute – ceux-là rejetés dans une sorte d'agitation sans douleurs et sans fin pour avoir vécu «sans infamie et sans louange» et n’ayant jamais, somme toute, été vraiment vivants.
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    Mais voici qu’une autre rumeur gronde au loin, que Virgile identifie comme celle du fleuve Achéron, dont on s'approche donc et sur lequel une barque s’avance conduite par un vieillard vociférant et gesticulant qui n’est autre évidemment que le passeur d’âmes Charon dont, autre souvenir fugace, Dominique de Roux me disait que Céline était la réincarnation contemporaine…
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    Or, ce qui est sûr, en l’occurrence, c’est que c’est trop d’émotions pour le pauvre Dante, qui perd connaissance, et plutôt opportunément puisque cet artifice «surnaturel» lui permettra d’entrer en enfer sans monter sur la barque dudit Charon…

    Images: détails du Portail de l'Enfer de Rodin; Charon et sa barque.
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  • Rouages de l'Amour


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    Une lecture de La Divine Comédie (3)

    Enfer, Chant II. De l'intercession. Trois Dames à la rescousse. Désarroi de Dante. Virgile le secoue.

    Rien ne se fera sans intercession. Il n’en va pas que d’une filiation poétique mais de tout un engrenage créateur dont l’Amour est le moteur et le mobile central – et par Amour on verra qu’il s’agit d’autre chose que de ce que l’affreux Céline appelle « l’infini à portée des caniches ».

    Or, je ne cite pas Céline au petit bonheur, dont le style n’est pas tout à fait étranger au « bello stilo » qu’invoque Dante, affaire de musique et de rythme et de plastique et de tonne verbale dans le vortex infernal du siècle. Mais on a trois fois trente-trois chants pour préciser cette notion d’Amour, en deça et au-delà de la vision catholique thomiste évidemment centrale dans la Comédie.

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    Pas de trek infernal possible, on l’a vu, sans guide, mais ce guide n’est là que par intercession et saintes suppliques féminines. Virgile lui-même explique alors comment, en son séjour des Limbes où reposent les âmes non baptisées, enfants petits ou non chrétiens, Béatrice est venue le prier d’aider son «ami vrai» , en précisant qu'«Amour m’envoie, qui me fait parler. » Et comme Virgile s’étonne un peu qu’elle ne vienne elle-même en aide à son protégé, Béatrice lui confie alors par quelles voies supérieures elle a été mandée après que «noble Dame», qu’on suppose Marie, a alerté Lucie, martyre et sainte, «ennemie de toute cruauté» et que Dante vénérait particulièrement.

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    Ainsi donc se meut le rouage de l’intercession que la poésie huile pour ainsi dire - l’intercession elle-même relevant d’un mouvement qui va de bas en haut et retombe de haut en bas par le truchement du super-rouage de l’Amour.

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    Or, on comprend que tout ce branlebas céleste et limbaire en impose terriblement à Dante, au fil des explications que lui en donne Virgile, tant que son hésitation pusillanime fait se récrier son guide d’impatience : «Allons : qu’as-tu, pourquoi, pourquoi t’attardes-tu, pourquoi accueilles-tu lâcheté dans ton cœur, pourquoi es-tu sans courage et sans tranquillité », ce qui se dit en vers très allants : « Dunque : che è, perché , perché restai, perché tanta viltà nel core allette, perché ardire et francheszza non hai », c’est vrai quoi « pourquoi es-tu sans courage et sans tranquillité puisque les trois dames bénies ont souci de toi dans la cour du ciel et que mon parler te promet tant de bien ? »

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    Alors, comme les fleurs figées, prostrées par le gel nocturne se redressent au premier soleil, Dante se retrouve tout encouragé par la parole de Virgile et disposé, comme à sa première impulsion, à s’engager dare-dare « sur le chemin dur et sauvage »…

     

  • L'Ouvroir

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    Trésor de JLK

    (Miettes de lecture grappillées entre 1965 et 2025)

    « Admire ce monde qui jamais ne te boude – comme tu admirerais un adversaire, sans le quitter des yeux ni t’éloigner de lui ».

    (Annie Dillard)

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    «L’Art commence quand, après une longue et patiente partie d’échecs, d’un coup de genou sous la table on fait tout valser».

    (Thierry Vernet)

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    «Le grand âge assure l’illusion de pouvoir tout dire. Sur le bâtiment qu’est le corps. Sur la fusée qu’est le destin. Sur la moutarde après dîner qu’il faut éviter parce qu’elle veut dire trop tard».

    (Corinne Desarzens)

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    «Nous sommes la génération civilisée n° 500 environ, en partant de l’époque où nous nous sommes fixés, il y a de cela 10.000 ans. Nous sommes la génération n° 7500 en partant de l’époque où nous sommes probablement apparus, il y a de cela 150.000 ans. Et nous sommes la génération d’humains n° 125.000 en partant des premières espèces d’hominiens. Et cependant, comment pourrions-nous nous considérer comme une simple troupe de remplaçants intérimaires d’un spectacle à l’affiche depuis des lustres quand dans le ciel un nouvel arrivage d’oisillons vole en chantant et que passent de nouveaux nuages ? Des hyènes aux bactéries, les êtres vivants se chargent d’évacuer les morts comme les machinistes escamotent les accessoires entre les scènes. Afin de contribuer à ce qu’un espace vital subsiste tant que nous y vivons, nous ôtons à la brosse ou à la pelle le sable accumulé et nous taillons ou brûlons la verdure. Nous coupons l’herbe à l’extrême lisière ».

    (Annie Dillard)

    °°°

    «Par l’art seulement nous pouvons sortir de nous, savoir ce que voit un autre de cet univers qui n’est pas le même que le nôtre et dont les paysages nous seraient restés aussi inconnus que ceux qu’il peut y avoir dans la lune. Grâce à l’art, au lieu de voir un seul monde, le nôtre, nous le voyons se multiplier, et autant qu’il y a d’artistes originaux, autant nous avons de mondes à notre disposition, plus différents les uns des autres que ceux qui roulent dans l’infini et, bien des siècles après qu’est éteint le foyer dont il émanait, qu’il s’appelât Rembrandt ou Ver Meer, nous envoient encore leur rayon spécial».

    (Marcel Proust, Le Temps retrouvé)

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    «L’esprit est à peu près, à l’intelligence vraie, ce qu’est le vinaigre au vin solide et de bon cru : breuvage des cerveaux stériles et des estomacs maladifs».

    Ou ceci de bien vache : « Que ne peut-elle, cette femme ardente, épouser un cheval !»

    Ou cela qui ne l’est pas moins: «Les descriptions de femmes ressemblent à des vitrines de bijoutier. On y voit des cheveux d’or, des yeux émeraude, des dents perles, des lèvres de corail. Qu’est-ce, si l’on va plus loin dans l’intime ! En amour, on pisse de l’or ».

    (Jules Renard, Journal)

    °°°

    «Nous sommes, je le crains, dans la saison des petits bonshommes et des grands mauvais hommes Quand ces grands mauvais hommes sont à bas, il ne reste plus que les petits bonshommes bavards».

    « La poésie n’est pas dans l’émotion qui nous étreint dans quelque circonstance donnée – car elle n’est pas une passion. Elle est même le contraire d’une passion. Elle est un acte. Elle n’est pas subie, elle est agie. Elle peut être dans l’expression particulière suscitée par une passion, une fois fixée dans l’œuvre qu’on appelle un poème et seulement dans l’émotion que cette œuvre pourra, à son tour, provoquer. En dehors de l’œuvre poétique accomplie, il n’y a nulle part de poésie. Elle est un fait nouveau, certainement relié aux circonstances qui peuvent émouvoir le poète dans la nature, mais ce n’est que formé par les moyens dont dispose le poète que ce fait, chargé de poésie, viendra prendre la place qui lui revient dans la réalité. Ce n’est pas l’art que la nature imite, c’est la poésie, parce que la poésie nous a appris à y voir ce qu’elle y a mis ».

    (Pierre Reverdy, En vrac)

     

    °°°

    « À mon avis, on ne peut guère prouver que nous soyons l’œuvre d’un Être suprême, et non pas plutôt un bricolage, fruit du passe-temps d’un être très imparfait. »

     

    « Ses livres étaient tous très jolis. Ils n’avaient pas grand-chose d’autre à faire. »

    (Lichtenberg)

    °°+

    «Mais peut-être en est-il des livres que nous avons lus comme de ceux que nous avons écrits : s’ils ne nous ont pas appris à nous en passer, c’est qu’ils n’auront servi à rien ».

    (Roland Jaccard, Flirt en hiver).

    °°°

    «Le vrai travail serait comme la mélodie d’un orgue, si cette mélodie pouvait susciter d’autres orgues, et des orgues toujours plus grandes. mais comment se peut-il que tout cela, subitement, finisse par la mort? cela ne finit pas du tout. car travailler, c’est, toujours davantage, ne pas mourir; c’est se rattacher au tout. travailler n’est rien d’autre que traduire ce qui meurt en ce qui continue ».

    (Ludwig Hohl)

    °°°

    Tu me demandes pourquoi j’aime les gens, mais regarde-les: regarde comme ils sont, là, dans cette foule du jour qui décline, regarde-les se regarder, regarde ces visages et comment leurs mains se rejoignent ; ou regarde ceux qui sont seuls et qui attendent quelqu’un qui arrive soudain, regarde ces regards, regarde-les se pencher l’un vers l’autre ; et ceux qui passent, ceux qui ont l’air tellement las, ceux qui te regardent avec l’air de ne pas te voir ou de ne pas l’oser — regarde si c’est pas beau, les gens...

    (Paris, en 2008)

    °°°

    «L’homme-humain doit vivre seul et dans le froid: n’avoir qu’un lit — petit et de fer obscurci au vernis triste —, une chaise d’à côté, un tout petit pot à eau. mais déjà ce domicile est attrayant ; il doit le fuir. a peine rentré, il peut s’asseoir sur son lit, mais, tout de suite, repartir. L’univers, de grands mâts, des démolitions à perte de vue, des usines et des villes qui n’existent pas puisqu’on s’en va, tout cela est à lui pour qu’il en fasse quelque chose dans l’œuvre qu’il ne doit jamais oublier de sa récupération. »

    (Charles-Albert Cingria, Le Canal exutoire)

    °°°

    « Parce que j’ai soif d’un Dieu qui ne soit ni ténèbre pure ni moi-même — d’un être qui, tout en me ressemblant jusqu’au centre, soit aussi tout ce qui me manque. Parce qu’en ce monde, je veux tout bénir et ne rien diviniser. Parce que je veux garder simultané- ment le regard clair et le cœur brûlant. Parce que je sens que l’aventure humaine débouche sur autre chose qu’un creux désespoir, une creuse interrogation ou une creuse insouciance. Pour concilier mon immense amour et mon immense dégoût de l’homme. Parce que j’ai besoin de lumière dans le mystère et de mystère dans la lumière. Parce que je veux avoir la force de bâtir et de vivre, et celle, plus grande encore, d’espérer dans l’éboulement et dans la mort. Parce que je suis, à la fois et indissolublement, réaliste et excessif. Parce que je veux m’abreuver d’excès sans renier l’ordre dans l’excès… »

    (Gustave Thibon)

    °°°

    «Comme il est agréable de rester chez soi quand la pluie tambourine sur le toit et quand tu sais qu’il n’y a pas chez toi de gens pénibles et ennuyeux. »

    (Anton Tchekhov)

    °°°

    « On est tout à la fois croyant et incroyant. Le choix se fait sans cesse et presque à notre insu, dans le dédale de l’âge où je trébuche. L’espoir même que j’ai et les miettes de la beauté du monde qui s’éparpillent en moi... des nuages dans le ciel aux arbres sur la terre qui attendent le cri du corbeau, tout me fait sentir mon rapprochement avec les bêtes. il me semble arriver au bout d’un corridor. »

    ( Maurice Chappaz)

    °°° 

    «Nulla, nessuna forza può rompere una fragilità infinita. »

    (Guido Ceronetti)

    °°°

    «Vous êtes comme un vertige d’aiguilles de pendules pointées, libres et emportées par le vent en un tourbillon d’heures aiguës et vous avez quelque chose à voir avec la rapidité du temps, en créant votre hirondellesque remue-ménage. Le doigt de dieu fait bouger les ailes et les queues effilées à l’heure exacte. Je vous écris parce que vous n’avez pas de consigne et que vous ne vous laisserez pas prendre dans de viles polémiques, dans des questions de centimes. Vous êtes une eau apaisante pour la soif de folie, la soif la plus difficile à étancher que vous êtes les seules à calmer, en vous déplaçant sous la dictée de ce qu’il n’y a pas à expliquer ni à s’expliquer. Je vous vois avec vos gilets de chambellans barrés d’une écharpe, et je sais que vous êtes de petits êtres romantiques qui vous promenez dans la roseraie du ciel. sur le mont calvaire vous avez ôté ses épines au christ et, depuis lors, votre bec est comme l’épine de la chance, bien que sur votre bouche soit resté le rictus déchirant de cette douleur. »

    (Ramon Gomez de La Serna, Lettre aux hirondelles)

    °°°

    «Il y a chez Proust une sorte de comédie féerique, qui se joue de volume en volume, et qui est traversée par les mêmes éclaircies de beauté, les mêmes poudroiements d’irréel qu’il y a dans Comme il vous plaira ou la Douzième nuit. Brusquement, dans son examen sarcastique et minutieux de la vie mondaine, Marcel Proust s’interrompt presque sans transition. C’est que quelque chose de la Nature vient d’intervenir, de lui apporter sa bouffée et sa couleur, et qu’il est impossible de ne pas tout interrompre pour chanter ce monde avec autant de fraîcheur que Théocrite ou que Virgile.»

    (Edmond Jaloux)

    °°°

    Que l’amour est ma seule balance et ma seule boussole, j’entends : l’amour de ma bonne amie.

    (2008)

    °°° 

    «En amitié, les déceptions nous sont plus tristes qu’amères. Il s’était établi un courant de confiance qu’on croyait inébranlable, puis intervient la fissure nous laissant comme démuni. Ce qu’on comprend difficilement, c’est qu’on puisse en ces régions de la sensibilité agir avec une complète désinvolture insouciante, comme on le voit fréquemment de la part de certains qui, pour nous séduire, ont usé de l’attrait de leurs qualités, tout à coup lâchant bride à l’indifférence froide qui, au fond, les mène».

    (Louis Calaferte)

    °°°

    «Seul celui qui marche est apte au réel».

    (Jean-Jacques Rousseau)

    °°°

    «Je n’ai jamais eu, même tout enfant, le moindre amour du prochain. Je suis même presque fermé à l’amitié. J’ai eu deux grandes passions, purement physiques. Aucun sentiment. Rien que le plaisir. Ma partenaire aurait pu mourir en cours d’exercice, indifférence complète. Méfions-nous des gens qui se jettent à notre cou, nous serrent dans leurs bras, pleins de belles paroles. Comme des individus ou des nations qui veulent porter le bonheur – ou la liberté – à d’autres peuples. On sait comment cela tourne. »

    (Paul Léautaud)

    °°°

    «Il y a des mots dont on a peur de se servir, parce qu’on a peur de les prendre en vain. Il ne faudrait jamais parler de Dieu, même si on croit en Dieu; il ne faudrait jamais parler de l’âme, même si on croit à l’âme».

    (C.F.Ramuz)

    °°°

    « D’autres ont des bustes, des statues : sa grandeur à lui est dans le silence qui n’a cessé de l’entourer ; sa grandeur à lui est de n’avoir ni buste ni statue, ayant taillé le pays tout entier à sa ressemblance, dressé qu’il était contre ses collines, comme on voit le sculpteur, son maillet d’une main et son ciseau de l’autre, faire tomber le marbre à larges pans ». 

     

    (Ramuz, sur Cézanne) 

    °°° 

    «Mais qu’il existe une fois, grâce à nous, un livre, un chapitre, une simple phrase, qui n’aient pu être écrits qu’ici, parce que copiés dans une inflexion sur telle courbe de colline ou scandés dans leur rythme par le retour du lac sur les galets d’un beau rivage, quelque part entre Cully et Saint Saphorin – que ce peu de chose voie le jour, et nous nous sentirons absous.»

    (Ramuz, Raison d’être)

    °°°

    «De qui as-tu peur, imbécile? De la postérité peut-être? Alors qu’il te suffirait tout simplement de cela: être toi-même, avec toutes les stupidités que cela suppose, mais authentique, indiscutable. La sincérité absolue serait, en soi, tel un document? Qui pourrait t’opposer la moindre objection? Voici l’homme, un parmi tant d’autres, mais celui-ci. Et pour l’éternité les autres, interdits, seraient contraints à en tenir compte ».

    (Dino Buzzati, En ce moment précis)

    °°° 

    «On écrit parce qu’on s’enfonce et qu’on ne peut plus aller nulle part»… 

    (Anton Tchekhov au jeune Gorki)

    °°°

     

    «L’air de Paris sentait son odeur si particulière, putréfiée, charcutière, mazoutée, épouvantable».

     

    «C’était une petite enfant dont le visage était la nostalgie même».

     

    «Cela sentait la pluie, la laine mouillée, la craie, la poussière, l’encre fade, la transpiration très aigre des jeunes garçons».

     

    (Pascal Quignard, Villa Amalia)

     

    °°°

     

    « C’est un grand art, un art difficile, que de savoir se garder de l’exclusivisme vers lequel nous sommes inconsciemment entraînés par notre langage et même par notre pensée éduquée par le langage. C’est pourquoi on ne peut se limiter à un seul écrivain. Il faut toujours garder les yeux ouverts. Il y a la mort et ses horreurs. Il y a la vie et ses beautés. Souvenez-vous de ce que nous avons vu à Athènes, souvenez-vous de la Méditerranée, de ce que nous avons vu lors de nos excursions en montagne, ou encore au musée du Louvre. La beauté est aussi une source de révélation ».

     

    (Léon Chestov à ses filles)

     

    °°°

     

    -« Le poète est un jeune homme aux cheveux blancs, il est myope avec de gros yeux et il y a toujours quelqu’un qui vient de marcher sur ses lunettes… »

     

    (Roland Dubillard, Carnets)

     

    «Je sais que la poésie n’est pas un produit de consommation ; je vois bien ce qu’il y a de rhétorique dans le fait de dire que même les livres de poésie sont des produits de consommation, parce que la poésie au contraire échappe à cette consommation. Les sociologues se trompent sur ce point, il leur faudra le reconnaître. Ils pensent que le système avale et assimile tout. C’est faux, il y a des choses que le système ne peut ni assimiler, ni digérer. Une de ces choses, je le dis avec force, est la poésie. On peut lire des milliers de fois le même livre de poésie, on ne le consomme pas. Le livre peut devenir un produit de consommation, l’édition aussi ; la poésie, non »…

     

    (Pier Paolo Pasolini)

     

    °°°

     

     

    « Je vois encore mes camarades entassés sous les portraits de Marx, Engels et Lénine, harassés après un travail dans un froid qui descendait jusqu’à quarante-cinq degrés sous zéro, qui écoutaient nos conférences sur des thèmes tellement éloignés de notre réalité d’alors. Je pensais alors avec émotion à Proust, dans sa chambre surchauffée aux murs de liège, qui serait bien étonné et touché peut-être de savoir que vingt ans après sa mort des prisonniers polonais, après une journée passée dans la neige et le froid, écoutaient avec un intérêt intense l’histoire de la duchesse de Guermantes, la mort de Bergotte et tout ce dont je pouvais me souvenir de ce monde de découvertes psychologiques précieuses et de beauté littéraire ».

    (Joseph Czapski, Proust contre la déchéance)

     

    °°°

     

    « On peut croire à l’immortalité en regardant les films de Bergman… »

     

    (Jeanne Moreau)

     

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    « La mythologie moderne commence par une constatation éminemment négative: Dieu a créé le monde, l'homme a créé Auschwitz».

     

    « Le souvenir presque palpable, vivant, d'une tragédie mythique — depuis longtemps galvaudée dans d'autres régions du monde — emplit l'air doré. Avec la mort du Christ, une terrible fracture est apparue dans l'édifice éthique qu'est — si l'on peut dire — le pilier de l'histoire spirituelle de l'homme. Qu'est cette fracture ? Les pères ont condamné l'enfant à mort. Cela, personne ne s'en est jamais remis. »

    «Je sais que la souffrance de mon savoir ne me quittera jamais. »

     

    « Avez-vous remarqué que dans ce siècle tout est devenu plus vrai plus véritablement soi-même ? Le soldat est devenu un tueur professionnel; la politique, du banditisme; le capital, une usine à détruire les hommes équipée de fours crématoires; la loi, la règle d'un jeu de dupes; l'antisémitisme, Auschwitz; le sentiment national, le génocide. Notre époque est celle de la vérité, c'est indubitable. Et bien que par habitude on continue à mentir, tout le monde y voit clair ; si l'on s'écrie: Amour, alors tous savent que l'heure du crime a sonné, et si c'est: loi, c'est celle du vol, du pillage. »

    (Imre Kertesz. Être sans destin)

     

    °°°

     

    «C’est par ses péchés qu’un grand homme nous passionne le plus. C’est par ses faiblesses, ses ridicules, ses hontes, ses crimes et tout ce qu’ils supposent de luttes douloureuses, que Rousseau nous émeut aux larmes, et que nous le vénérons et le chérissons.»

     

    (Octave Mirbeau)

     

    °°°

     

    « Les grands sages sont tyranniques comme des généraux, tout aussi impolis et indélicats, car assurés de l’impunité. »

     

    (Anton Tchekhov, à propos de Tolstoï)

     

    °°°

     

    « Prie avec les lèvres de la révolte, avec le souffle des démons, avec le silence du désespoir. Prier du sein de l'irréparable, attendre de Dieu sa pâture à travers les branches emmêlées de l'impossible, est-il quelque chose de plus divinement humain ? Songe à ce que serait - j'imagine l'absurde - la prière d'un damné ? »

     

    (Gustave Thibon)

     

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    «Une seule chose a compté dans ma vie, aimer quelqu’un, être aimée de quelqu’un. J’ai vécu ou survécu grâce à cela. J’écris sur l’amour personnel, j’écris sur l’unique entreprise qui vaille au monde, aimer quelqu’un».

     

    (Catherine Safonoff)

     

    °°°

     

    Qu’entrevoit l’enfant au tréfonds de son sommeil ? Quel spectacle ravissant, qui la fait soudain éclater de son rire argentin au milieu de la nuit ?

    L’enfant au père, l’air résolu: « Allons, cheval, viens donc promenader ! »

    La mère, très fatiguée, s’étant réfugiée dans un fauteuil où elle se met à sangloter (les nerfs), l’enfant s’en vient vers elle et l’embrassant, lui demande d’un air bien grave: « Alors, dis-moi, tu as des problèmes ? »

    L’enfant au père: « Viens maîtressier, allons faire de l’écrition « .

    Ou encore: « Allez, Zorro, maintenant on ligote l’Indien au poteau de tortue ».

     

    ».

    L’enfant les yeux au ciel : « Et le prénom de Dieu, c’est quoi ? »

     

     

    (2007)

     

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    «Je crois que si on était Satan et qu’on commençait à réfléchir pour essayer de trouver quelque chose pour en finir avec l’espèce humaine, ce serait probablement la drogue qu’on choisirait… »

     

    (Cormac McCarthy, Non ce pays n’est pas pour le vieil homme)

     

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    «Nous sommes appelés à sortir de nos cachettes de poussière, de nos retranchements de sécurité, et à accueillir en nous l’espoir fou, immodéré, d’un monde neuf, infime, fragile, éblouissant ».

     

    « Les Vivants n’ont pas d’âge. Seuls les morts-vivants comptent les années et s’interrogent fébrilement sur les dates de naissance des voisins. Quant à ceux qui voient dans la maladie un échec ou une catastrophe, ils n’ont pas encore commencé de vivre. Car la vie commence au lieu où se délitent les catégories. J’ai touché le lieu où la priorité n’est plus ma vie mais LA VIE. C’est un espace d’immense liberté… »

     

    «L’amour n’est pas un sentiment. C’est la substance même de la création ».

    (Christine Singer)

     

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    «On ne dénonce, en fait, que ce qu’on porte secrètement en soi-même.»

     

    «Ce n’est pas d’exister que je me sens coupable, mais d’exister tel que je suis. Fragile, incertain, contradictoire, minable. Bref, un chaos d’inconsistance. Et plus nuisible aux autres encore qu’à moi-même. Et condamné à faire avec ça».

    «Je suis en proie à un feu qui me dévore en même temps qu’il me cause un bonheur sans nom. Il me semble que le monde entier, à travers lui, m’habite et que je suis par là même avec tous et avec chacun. C’est un état que, si exténuant soit-il, je ne voudrais changer pour nul autre».

     

    (Georges Haldas)

     

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    « Un survol des ET de l’écriture ramuzienne conduit à deux constats. La récurrence de ce connecteur à l’entame d’unité propositionnelle marque fortement la subjectivité énonciative et son activité; en même temps, cette instance apparaît comme débordée par les événements, à la fois omniprésente et impuissante donc. Dans ce contraste entre subjectivation de l’énonciation et retrait dans l’organisation, la figure du narrateur du Village dans la montagne se construit comme celle d’un anti-démiurge. »

    (A propos du Village dans la montagne de Ramuz, sous la plume d’un pion annotant les Œuvres complètes…)

     

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    « Aussi longtemps que l’Etat d’Israël n’acceptera pas de rentrer dans le rang de la communauté des nations, et préférera s’enfermer dans un ghetto entouré de murs, conformément à l’idéologie biblique qui exigeait la séparation d’avec les goyim et l’auto- ségrégation fondatrice de l’identité du peuple, aussi longtemps que les Israéliens refuseront de considérer les Palestiniens comme leurs égaux, une vie arabe valant une vie juive, et laisseront un grand rabbin, Ovadia Yossef, les traiter de serpents, en ajoutant: Dieu a regretté d’avoir créé les Arabes, ou un quotidien populaire, le Maariv, donner la parole à un autre rabbin qualifié de savant pour qu’il dise: Les Arabes sont plus proches de l’animal que de l’humain — ce qui est d’autant moins admissible que 20% des citoyens israéliens sont arabes —, l’avenir de l’Etat juif ne sera pas assuré. Tout le reste n’est que propagande. »

    (Jean Soler, La violence monothéiste)

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    « Le mystique substitue à la racine l’invisible au visible, nous deviendrons cet inconnu que seul le Créateur connaît. Son œil remplace le nôtre. Le rien, en tout, devient saveur et joie en nous. Il faut accepter un absolu où l’on meurt. Je ne puis y songer qu’en disant le fameux Merci à l’instant qui me sera donné. »

     

    «Notre vie avec ses œuvres ne dure pas plus qu’un paquet de tabac, y compris le pays où j’attends: telle la petite fumée qui s’échappe comme si j’étais cette petite fumée au moment où la pipe reste chaude dans la main après avoir été expirée. Les années s’éteignent.
Je savoure la dernière braise. »

    (Maurice Chappaz)

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    « Plus assez fort pour tout étreindre, avoir au moins la pudeur de ne pas calomnier ce qui m’échappe... »

     

    (Gustave Thibon)

     

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     «Ce en quoi l’homme croit, existe.»

    (Anton Tchekhov)

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    Le mot CELA est le sempiternel entonnoir de tous mes vertiges de vieil enfant et d’adolescent prolongé : il y a de quoi devenir fou à le scruter, bien plus que le nom de Dieu qui ne se laisse pas regarder en face plus que le soleil ou qu’on affuble de tous les masques.

    Dieu tu ne l’as jamais vu. Dieu n’est pas CELA, mais CELA te ramène à ce Nom sans nom. Dieu t’a toujours tenu dans sa main, te dis-tu parfois, mais que diable en sais-tu? Eux le savent qui en ont fait le Tout-Puissant, Seigneur des armées, mais de celui-là tu ne veux rien savoir. Eux le savent qui en ont fait le Verbe ou l’Absent, le Vengeur ou le Sacrifié, le Glorieux ou le Mendiant, mais de tous ceux-là tu ne sais que dire ce matin alors que le mot CELA t’engloutit, seul et muet, comme si tu te voyais toi-même sans miroir, de dos ou du dedans, seulement visible les yeux fermés...

    (2009)

     

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    « Cher toi, un petit mot de Gaza, la mer par la fenêtre et Seule la mer, sur la table basse, d’Amos Oz. Je n’aime pas le personnage mais je dois dire que ce bouquin, dont tu m’avais parlé, c’est vraiment du bon et du beau. L’écrivain n’a pas dit un mot pendant la « guerre », ou à peine, du bout des lèvres, on a mal entendu ce qu’il disait... Hier j’ai parcouru le centre, en compagnie de quelques étudiants, on a peu parlé des bombardements, on a changé de trottoir, parce que le Conseil législatif menace de s’écrouler tout à fait, ses étages tombés les uns sur les autres comme un mille-feuilles. Que dire? On a plutôt parlé de mariage, d’immigration, de la vie, des études, rien n’est facile ici, mais la plupart des problèmes évoqués sont universels. Je le leur dis, parfois, comme à ces jeunes auteurs qui se plaignent que la vie d’artiste est un enfer, qu’on est mal payé, à Gaza... tiens donc... mais comment pourraient-ils savoir comment c’est, ailleurs? Où que j’aille, je ressens l’enfermement. Les rues du centre s’étirent loin, leurs perspectives débouchent sur la mer: à chaque pas, j’ai pourtant la nette conscience de l’emprisonnement, de la fermeture. Peut-être parce que le point de passage d’Eretz m’impressionne au plus haut point, à chaque fois que je traverse ses guichets, son labyrinthe de couloirs, ses portes métalliques... Ou parce que je sais bien à quoi ressemble Gaza, vue de haut, sur une carte, ce petit rectangle clos. Ou alors parce que les sbires du Hamas contrôlent chaque coin de rue. Mais sans doute ce sentiment vient-il d’abord des conversations que j’ai, qui ressemblent tellement à celles de prisonniers, où il est toujours question de contrebande, de fuite, de désir d’ailleurs. En payant 6 000 dollars et en rampant pendant 500 mètres, on peut passer en Egypte. Mais à quel prix peut-on abandonner son pays, sa famille ? Seules les heures passées avec Sami sont plus légères. Il travaille avec des Italiens, le personnel des ONG va et vient plus librement, peut-être que ça lui apporte un peu d’air frais. Avec lui j’ai l’impression de parler à un homme libre. On peut évoquer la guerre aussi. Nous sommes dans la véranda, les voitures défilent sur le bord de mer, et les passants. Je lui demande comment c’était, en janvier, ici. Comment étaient les rues, qu’est-ce que j’aurais vu, par la fenêtre ? Il sourit. Pendant les bombardements, tu ne serais pas resté à la fenêtre. Le reste de la soirée s’est passé sur le toit, à manger du poisson grillé sur des chaises en plastique, et le poisson est divin, à Gaza, au coucher du soleil. Il y avait des tirs, au loin, je me suis demandé si j’étais le seul à les entendre — ce sont des chars, dit Sami, la bouche pleine, et nous avons parlé d’autre chose, et une fanfare est passée, dans la rue, tout en bas, un mariage avec grosse caisse et trompettes. Nous regagnons Ramallah demain matin. Je t’embrasse, Pascal. »

    (Pascal Janovjak à JLK, le 19 mai 2009)

     

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    «Je vous écris parce que vous n’avez pas de consigne et que vous ne vous laisserez pas prendre dans de viles polémiques, dans des questions de centimes. Vous êtes une eau apaisante pour la soif de folie, la soif la plus difficile à étancher que vous êtes les seules à calmer, en vous déplaçant sous la dictée de ce qu’il n’y a pas à expliquer ni à s’expliquer. Je vous vois avec vos gilets de chambellans barrés d’une écharpe, et je sais que vous êtes de petits êtres romantiques qui vous promenez dans la roseraie du ciel. Sur le mont Calvaire vous avez ôté ses épines au Christ et, depuis lors, votre bec est comme l’épine de la chance, bien que sur votre bouche soit resté le rictus déchirant de cette douleur. »

    (Ramon Gomez de La Serna, Lettre aux hirondelles)

     

    «Senza un’idea concreta per nulla astratta, familiare, dominante, della Tenebra, non c’è nessuna luce. »

     

    (Guido Ceronetti)

     

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    « Si je refuse obstinément tous les plus tard du monde, c’est qu’il s’agit aussi bien de ne pas renoncer à ma richesse présente. il ne me plaît pas de croire que la mort ouvre sur une autre vie.»

    (Albert Camus)

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    « La vie de cette femme étonnante m’intrigue encore, bien que ce qu’elle écrit me paraisse en grande partie ridicule. Mais sa vie combine, dans des proportions presque parfaites, des éléments comiques et tragiques qui sont peut-être les deux faces opposées d’une même médaille. Si j’en crois mon expérience, tout ce que j’ai écrit de drôle est d’autant plus terrible que comique, ou terrible parce que comique ou vice versa. Ainsi la vie de Simone Weil me frappe-t- elle par son comique exceptionnel autant que par son authenticité tragique. Si, avec l’âge, j’acquiers une pleine maîtrise de mon talent, j’aimerais écrire un roman comique dont l’héroïne serait une femme — et quoi de plus comique qu’une de ces redoutables intellectuelles, si fières, si gonflées de savoir, s’approchant de Dieu, pouce à pouce, en grinçant des dents ? »

    (Flannery O’Connor, à propos de Simone Weil)

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    « Quantité de vieilles demoiselles qui n’ont jamais fait l’amour ont dépensé le désir qui était en elles sur des perroquets, des chiens, des neveux ou des parquets cirés. »

     

    «La grande erreur du marxisme et de tout le dix- neuvième siècle a été de croire qu’en marchant tout droit devant soi on monte dans les étoiles.»

     

    «Il faut bien que nous ayons accumulé des crimes qui nous ont rendus maudits, pour que nous ayons perdu toute la poésie de l’univers. »

     

    « L’homme est un animal social. Nous ne pouvons rien à cela, et il nous est interdit d’accepter cela sous peine de perdre notre âme.»

     

    «Quand je suis quelque part, je souille le silence du ciel et de la terre par ma respiration et le battement de mon cœur.»

     

    «L’essence du beau est contradiction, scandale et nullement convenance, mais scandale qui s’impose et comble de joie... »

     

    (Simone Weil)

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    « Regardez, regardez le monde, le monde est parfait ! »

    (Alexandre Soljenitsyne)

     

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    Le paradis est sous le drap du ciel. Le paradis est dans tes bras. Le paradis est dans la lumière tamisée de la chambre. Le paradis est dans l’orbe du jour. Le paradis est dans la nacelle du sommeil. Le paradis est ce matin gris suprême. Le paradis est une main sur une joue endormie. Le paradis est un regard qui s’éveille. Le paradis est une femme au petit chien. Le paradis est une paire de petites filles pestes qui auraient passé la vingtaine. Le paradis serait que tout ça dure sans durer.

    (Avec Lady L.)

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    «Les époques sont insanes, le démoniaque en nous est un éternel cachot patriotique, au fond duquel la bêtise et la brutalité sont devenues les éléments de notre détresse quotidienne. »

    (Thomas Bernhard)

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    «Nous sommes devenus une société avouante... on avoue ses péchés, on avoue ses crimes... on avoue son passé et ses rêves... on s’emploie, avec la plus grande exactitude, à dire ce qu’il y a de plus difficile à dire...on avoue en privé et en public, à ses parents, à ses éducateurs, à son médecin... L’homme en Occident est devenu une bête avouante. »

    (Michel Foucault)

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    «La société devient ainsi un confessionnal de plein vent où l’aveu sans repentir tient lieu d’absolution. il faut souligner la part d’exploration de l’inconscient dans ce dévoilement de l’âme. on a éliminé le mystère d’en haut ; après quoi on a supprimé, en l’éclairant, le mystère d’en bas. Le ciel fermé et l’égout grand ouvert... »

    (Gustave Thibon)

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    « Ces instants où se révèle à nous la trame de notre existence, par la force d’un rituel que nous reconduirons avec plus de plaisir encore de l’avoir enfreint, sont des parenthèses magiques qui mettent le cœur au bord de l’âme, parce que, fugitivement mais intensément, un peu d’éternité est soudain venu féconder le temps. au dehors, le monde rugit ou s’endort, les guerres s’embrasent, les hommes vivent et meurent, des nations périssent, d’autre surgissent qui seront bientôt englouties et, dans tout ce bruit et toute cette fureur, dans ces éruptions et ces ressacs, tandis que le monde va, s’enflamme, se déchire et renaît, s’agite la vie humaine. alors buvons une tasse de thé... »

    (Muriel Barbery, L’élégance du hérisson)

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    « Enfin cette idée du Temps avait un dernier prix pour moi, elle était un aiguillon, elle me disait qu’il était temps de commencer, si je voulais atteindre ce que j’avais quelquefois senti au cours de ma vie, dans de brefs éclairs, du côté de Guermantes, dans mes promenades en voiture avec Mme de Villeparisis, et qui m’avait fait considérer la vie comme digne d’être vécue. Combien me le semblait-elle davantage, maintenant qu’elle me semblait pouvoir être éclaircie, elle qu’on vit dans les ténèbres, ramenée au vrai de ce qu’elle était, elle qu’on fausse sans cesse, en somme réalisée dans un livre ! »

    (Proust)

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    « Ne sommes-nous pas tous, plus ou moins, des criminels en impuissance

    «La douleur n’attend pas le nombre des années. »

    « Nous n’avons de vraies passions que pour ce qui nous fait défaut. »

    «Les façades vous observent. Voyez celle de cette maison: à la façon dont les volets en sont fermés, vous pouvez dire qu’elle vous fait la gueule. »

     

     

    (François Debluë, Fausses notes)

     

    «La sécurité règne dans les lettres», l’ordre symbolique y est maintenu par une police de gazetiers dont le visa de censure qu’ils accordent à l’auteur de livres sans contenu et sans forme exalte le sentiment de la mission. »

    (Gaston Cherpillod)

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    «J’aimerais ne plus éternellement survoler. J’aimerais sentir en moi un poids, qui abolisse l’illimité et m’attache à la terre. Pouvoir, à chaque pas, à chaque coup de vent, dire « maintenant, maintenant, maintenant », et non plus « depuis toujours ou « à jamais ».

    (L’ange des Ailes du désir, signé Peter Handke)

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    «Être de nouveau secoué dans le métro avec tout le monde. »

     

    (Peter Handke)

     

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    « Les rues sont plus longues la nuit que le jour. »

    (Ramón Gómez de La Serna)

     

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    C’est au bout de la nuit des ombres que tu deviendras l’enfant ou l’adolescent porteur de l’ange de la désolation qui est appelé à te rendre la vue. L’émouvante beauté de Mozart n’a pas d’autre source. L’émouvante beauté du ciel de Baudelaire sali de boue n’a pas d’autre source. L’émouvante beauté des femmes aux pieds du crucifié n’a pas d’autre source. L’émouvante beauté du feu pascal passant de main en main n’a pas d’autre source. L’émouvante beauté de la mère disparue ou de l’enfant qui vient sera la source même de l’aura…

    (2011)

    «Aimer, c’est être embêtant, tâtillon, exigeant, c’est vouloir qu’on soit mieux qu’on est, c’est empoisonner l’existence de l’être qu’on aime. »

    (Jean Dutourd)

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    « Si j’écris, il est possible de faire allusion à la mort, sinon, dans la conversation, cela de devient impossible : je dois aller bien ! L’autre jour encore, une femme de ma connaissance, une bavarde, une vraie sangsue, me félicitait de me porter si bien, alors que tout de mon apparence exprime le contraire. J’aurais dû lui répondre : ‘‘Non, je ne vais pas bien, je ne suis plus qu’un résidu de chiotte ! », mais ce n’est pas bienséant, n’est-ce pas? et le dire à une dame âgée est d’autant plus malséant que cela lui parle d’elle. Ceci dit, je peux parler de la mort avec des amis, et puis, bien sûr, avec le notaire ! Voilà quelqu’un qui s’intéresse à ma mort ! »

    (Guido Ceronetti)

     

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    «Si j’ai atteint cette maison de thé, au bord d’un petit lac, c’est que j’ai fait un long chemin dans ce jardin initiatique des environs d’amsterdam qui raconte un parcours de vie. depuis la grotte de la naissance entourée de fougères, les sentiers de l’enfance et de l’adolescence, jusqu’à l’impasse du plaisir facile et ses rhododendrons, la colline de l’ambition entre les sauges et les bruyères, le désert de la solitude sans aucune végétation, il ne me reste à parcourir que l’étroite pelouse de la sérénité, décorée de bonsaïs, qui accompagne la vieillesse jusqu’au tumulus de la mort, veillée par un chêne centenaire. »

    (Jacques Tournier, La Maison de thé)

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    « La mort est douce : elle nous délivre de la pensée de la mort. »

    (Jules Renard)

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    «Autrefois les dieux se faisaient comprendre par des signes, puis dieu devint parole dans un homme, puis il y eut l’orgue, le violoncelle, il y eut Ich hab genug , Don juan et ensuite il y eut le blues. Et un samedi d’hiver, à une heure de l’après-midi, la vrille entra dans les os d’un enfant de douze ans, alors qu’il faisait morne sur le lac et dans la maison, froide lumière de décembre, soleil pâle, traits accusés des meubles dans la pâleur de la chambre, et tout à coup il y a cette trompette et ce chant, et les tambours qui battent au fond de son corps et coulent un violent flux chaud dans son torse, torrent, concert de joie blessée et ardente, plainte et cri, appel et écho de l’appel et la résonance encore de cet appel et de ce chant qui ne se taira plus, qui module sa propre enfance à lui, le garçon de douze ans dans la grisaille froide de la famille qui se déglingue et de la trop belle maison trop aimée et qui craque déjà sur ses ruines et de sa vie qu’il faudra inventer sur ces ruines et l’amour blessé et la solitude à marcher au plus près et à persévérer sur les confins, et le père qui va mourir, la mère qui se tait, la lumière froide monte du lac, vient dans les chambres, met ses reflets aux parois, aux miroirs, aux plafonds blafards comme les figures des morts pas encore morts, des déchus, des aimants qui hantent le passé du garçon tout à coup ivre de ce blues, et le présent au désert et le triste avenir, comme si le blues à la seconde même récupérait tout l’imparfait, et l’abrogeait, l’anéantissait, installant à sa place, une fois pour toutes, l’élégie de l’origine exactement reconnue, fondée, accusée dans la musique la plus douée de regret qui fut jamais. »

    (Jacques Chessex, L’Imparfait)

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    «L’homme s’abîme comme le vin vieillarde.»

     

    «Une agonie, n’est-ce pas du bon pain pour le littérateur ? »

     

    (François Nourissier, Bratislava)

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    «Faire quelque chose, et de cette manière, c’est-à-dire faire ce qui t’est propre, sous la seule poussée de forces intérieures : cela seul donne la vie, cela seul peut sauver. ce faire-là, et nul autre, voilà ce que j’appelle le travail. »

     

    « Sans la conscience que notre existence est brève, nous n’accomplirons aucune action qui vaille. si nous ne demeurons pas dans cette conscience, nous serons peut-être actifs en apparence, mais nous vivrons, pour l’essentiel, dans une attente perpétuelle (presque toujours des forces extérieures nous rivent et nous condamnent à l’apparence de l’activité). »

    (Ludwig Hohl, Notes)

     

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    «On peut répondre à une insulte, à une ruade, mais comment on s’y prend pour défaire un sourire ? »

    (Quentin Mouron)

     

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    «Il aime les voyages. Ce qui l’ennuie, c’est de changer de place. »

    (Jules Renard)

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    «La beauté fait le vide — elle le crée — comme si cet aspect que prend toute chose qui en est baignée venait d’un lointain néant et devait y retourner, laissant la cendre de sa face en héritage à la condition terrestre, à cet être qui participe de la beauté; et lui demande toujours un corps, sa juste image, dont par une espèce de miséricorde elle lui laisse quelquefois la trace: cendre ou poussière. au lieu du néant, un vide qualitatif, pur et marqué à la fois, l’ombre du visage de la beauté lorsqu’elle se retire. Mais la beauté qui crée ce vide, ensuite, le fait sien, car il lui appartient, il est son auréole, l’espace sacré où elle demeure intangible. où il est impossible à l’être humain de s’installer, mais qui le pousse à sortir de lui-même, qui amène l’être caché, âme accompagnée des sens, à sortir de soi ; qui entraîne avec lui l’existence corporelle et l’enveloppe, l’unifie. et sur le seuil même du vide que crée la beauté, l’être terrestre, corporel et existant, capitule ; il dépose sa prétention à être séparément et jusqu’à son ambition d’être lui-même ; il livre se sens, qui ne font plus qu’un avec son âme. Événement qu’on a nommé contemplation et oubli de tout souci... »

    (Maria Zambrano, Les Clairières du bois)

     

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    «L’écrivain écrit par besoin, voilà qui semble généralement admis. mais quelle est la nature de ce besoin? face à la souffrance du monde, quelle peut être sa légitimité?»

     

    « Le besoin d’écrire répond à quelques questions essentielles, mais le meurtre et l’injustice ne renvoient pas à l’ailleurs de la guerre ou de la révolution, ils sont perpétrés ici, chaque jour, dans le texte des vies les plus banales. C’est aux confins du silence, au bord d’un vertige toujours suspendu, que l’écriture peut se permettre de surgir, sans illusion ni emphase, rachetée, si elle doit l’être, par la conscience de sa dérisoire insuffisance. »

    (Jean Vuilleumier)

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    « Le chemin est souvent long et difficile, qui mène de l’impression à la connaissance, et beaucoup de gens sont tout simplement de piètres voyageurs. »

    (Kafka)

     

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    «Les cheveux de l’enfant: non pas une odeur mais tout de suite un sentiment. »

    (Peter Handke)

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    «Le monde ne mourra jamais par manque de merveilles, mais par manque d’émerveillement.»

    (G.K. Chesterton)

     

     

     

     

    « Pourquoi lisons-nous, sinon dans l’espoir d’une beauté mise à nu, d’une vie plus dense et d’un coup de sonde dans son mystère le plus profond ? »

    (Annie Dillard)

     

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    «Celui qui ne s’aime pas n’aime rien en vérité : ce qu’on nomme amour n’est que le masque de son dégoût de lui-même. »

    (Gustave Thibon)

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    «Vous avez vu: c’est le bal des vampires, la moitié des gens qui vont se retrouver à Davos devraient être en prison, et nous déployons une armada policière pour les protéger, sans compter nos ministres qui vont ramper à leurs pieds ! »

    (Jean Ziegler)

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    «Le seul obstacle, c’est l’effrayante paresse des humains. ils sont si paresseux qu’ils préfèrent prier une heure plutôt que de penser une minute. »

    (Ludwig Hohl)

     

    Enfin Kolia demande à Aliocha karamazov: «Est-ce vrai ce que dit la religion, que nous ressusciterons d’entre les morts, que nous nous reverrons les uns les autres, et tous, et ilioucha ? » Alors karamazov: «Oui, c’est vrai, nous ressusciterons, nous nous reverrons, nous nous raconterons joyeusement ce qui s’est passé ». Et moi : je ne sais pas, ce n’est pas sûr tout ça, enfin moi je n’en suis pas sûr du tout, mais ce qui est sûr c’est ça : c’est que nous nous racontons et nous raconterons à n’en plus finir et joyeusement tout ce qui s’est passé, ainsi les livres sont-ils une préfiguration de la joyeuse conversation du paradis...

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    «Les naufrages permettent de tester la solidité de l’humour.»

    (Chesterton)

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    «C’est splendide, à vrai dire, d’en- tendre vibrer comme vibre un bocal dangereusement significatif, cet instrument étourdissant qu’est un être... »

    (Charles-Albert Cingria)

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    «Mon village, je peux le dessiner maison par maison. Je le connais comme mon sac à main.»

    (Zouc)

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    «Quand mère s’est jetée sous le train, il a bien fallu trouver une femme de ménage. Père était sur les routes dès l’aube pour le travail, je l’entendais tousser longuement le tabac de la veille, mettre rageusement ses habits, avaler en vitesse le pain et le fromage. puis il criait un nom d’enfant, le mien, par la cage d’escalier, pour que l’école ne soit pas manquée. L’appel était si brusque, incontestable, malgré le diminutif affectueux, qu’il signait d’un coup le retour à la vie diurne. Père claquait la porte et le silence régnait dans l’appartement jusqu’au soir. »

    (Jérôme Meizoz)

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    On n’oubliera pas que des hommes furent traités, non loin de là, plus mal que Bijou, Ramsès ou Rintintin la star. Quant à moi, je me rappelle cet autre épisode rapporté par Léautaud, du type décidé à foutre son chien à la Seine, qui s’y reprend à deux fois car l’animal revient, et qui la troisième fois le rejette si violemment qu’il tombe à l’eau avec le chien, lequel, trop bon, lui sauve la peau...

    (En 2014, au cimetière des chiens d’Asnières-sur-Seine)

     

     

    « Garde ton cœur en enfer, et ne désespère pas. »

     

    (le starets Silouane du Mont Athos)

     

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    « Marcel Jouhandeau, c’est la province des textes : la vraie noblesse littéraires est là. Il n’a suivi personne, lui. Il s’est efforcé d’être lui-même, dans son pays d’origine, par les siens et par ses racines, ne jouant le jeu des spectacles parisiens que pour mieux revenir à lui-même , à sa terre et à ses contes d’enfer. Jouhandeau, pour moi, était un maître à écrire. Il fut aussi un ami exigeant. Que ceux qui le trouvent démodé se posent la question des modes qui les portent. La province des textes est la terre de toute littérature.»

     

    (Yves Navarre)

     

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    « Le langage des êtres vrais n’a autant de grandeur que parce qu’il est près du silence. Ce qui fait l’attrait du style, c’est l’imprévu, l’absence d’apprêts, la rigueur ou le soupçon de quelque mystère. Le plus grand mérite de l’écrivain, c’est peut-être de se tenir à la limite de l’obscurité qui avoisine et accompagne toujours les secrets, de savoir être inédit, d’approcher l’ineffable, sans renoncer à la clarté. Quand il s’agit de l’inintelligible, de l’indicible, c’est alors que le langage est le plus troublant, s’il sait suggérer, ce qui ne lui est pas permis d’avouer ou de formuler. On recourt à l’analogie. On laisse affleurer sous les mots qu’on ne saurait, à aucun prix, ni décrire ni nommer. Rien de plus conventionnel apparemment. Il arrive cependant que dans un tournemain ou grâce a une faille quelque chose passe. Passe- passe. Il court, il court, le furet. »

     

    (Marcel Jouhandeau)

     

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    Ce visage a mille visages de moment en moment, comme ce paysage de lumière en lumière.

     

    (1979)

     

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    « Imaginez votre âme sans perception, sans fenêtre ouverte sur le monde matériel. Vous rêveriez peut-être encore un peu sur vos souvenirs de ce monde, et puis… vous vous endormiriez. Du reste qui voudrait d’une immortalité uniquement spirituelle ? Ce que nous désirons, c’est l’immortalité du corps, et du corps si possible, glorieux, rajeuni, bien portant, bien jouissant. C’est d’ailleurs là ce que nous propose saint Paul, pas autre chose ! Quant à Moïse, il nie formellement toute espèce d’immortalité personnelle. Jusqu’au Livre de job, Yaveh se désintéresse des morts ».

    (Guy Rachet, cité par Pierre Gripari)

     

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    « On écrit parce qu’on s’enfonce et qu’on ne peut plus aller nulle part. »

     

    (Anton Tchekhov)

     

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    « Je suis une vieille orpheline à la recherche de trésors perdus. »

     

    (Alice Rivaz

     

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    « En tout ce qui suscite, chez nous, le sentiment pur et authentique du beau, il y a réellement présence de Dieu. Il y a comme une espèce d’incarnation de Dieu dans le monde, dont la beauté est la marque. Le beau et la preuve expérimentale que l’incarnation est possible. Dès lors, tout art de premier ordre est par essence religieux, c’est ce qu’on ne sait plus aujourd’hui. Une mélodie grégorienne témoigne autant que la mort d’un martyr. »

     

    (Simone Weil)

     

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    La vérité ne peut pas vaincre, mais seulement convaincre. C’est le malheur du christianisme, depuis Constantin, d’être parvenu à vaincre.

    (1980)

    Beaucoup de gens qui courent. Beaucoup de hangars à l’abandon et de cadavres de voitures. Beaucoup de gens qui parlent tout seuls...

     

    (La Nouvelle Orléans, 1981)

     

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    « C’est la bonté d’une vieille qui, sur le bord de la route, donne un morceau de pain à un bagnard qui passe, c’est la bonté d’un soldat qui tend sa gourde à un ennemi blessé, la bonté de la jeunesse qui a pitié de la vieillesse, la bonté d’un paysan qui cache, dans sa grange, un vieillard juif.… En ces temps terrible où la démence règne au nom de la gloire des États et du bien universel, en ces temps où les hommes ne ressemblent plus à des hommes, où ils ne font que s’agiter comme des branches d’arbres, rouler comme des pierres, qui, s’entraînant les uns les autres, comblent les ravins et les fossés, en ce temps de terreur et de démence la pauvre bonté sans idée n’a pas disparu. »

     

    (Vassili Grossman, Vie et destin)

     

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    Cette image possible de l’enfer : le lieu où le plaisir serait obligatoire: l’enfer de l’agréable.

    J’aimerais écrire, simplement, le livre que j’aimerais lire.

    Avec ma bonne amie et notre premier enfant, je suis entré dans les circonstances de la vie.

     

    (1982)

     

    « L’humour ne peut exister que là où les gens discernent encore la frontière entre ce qui est important et ce qui ne l’est pas. »

    (Milan Kundera)

     

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    « Qui écrit ne voit plus, et qui voit n’écrit plus. »

     

    (Jean-Claude Renard)

     

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    Il y a un mécanisme de la destruction, tandis que la création ne peut être qu'organique.

     

    (1990)

     

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    « La langue est la maison des peuples. »

    (Claude Duneton)

     

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    « L’accent de la prose, c’est l’intime, philosophie de l’homme, son secret. Pour lui-même, secret. »

     

    « Dans le style le plus simple que la phrase soit vierge. On veut une neige fraîche où personne encore n'a marché. »

     

    (Jacques Chardonne)

     

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    L’émission Ciel mon mardi nous plonge en pleine folie ordinaire. Il y est question du Nouvel Âge. Y apparaît d’abord le Gourou de la Détente, qui parle de la gestion des émotions et l’exploitation du 90 % des fabuleuses potentialité dont chacun de nous dispose. Même l’ouvrier, précise-t-il, même la concierge. Merci pour eux. Puis se pointe le Chef de Projet qui investit dans le créatif et l’affect. Enfin, nec plus ultra du plus-que-réel : la Conceptrice, flanquée du Psy lacanien qui évoquent leur greffe d’organes culturels sur la base du Capital Joconde...

     

    (1990)

     

    °°°

     

    « C’est quand j’écris que je suis le plus vivant. Les mots sont beaux, les mots sont justes, les mots sont victorieux. »

     

    (Hervé Guibert)

     

    °°°

     

    Rendre grâce: cela seul devrait suffire à nous justifier. Glorifier le monde donné. Au lieu de se borner à prendre et jouir : pacifier et transmettre.

     

    Tout nous fait signe. Tout appelle à être reconnu. Tout a besoin de nous.

     

     

     

    Attention au langage. Notre bien commun. Ne pas saccager.

     

    Un vent tellement vent qu’il en devient noir.

    (1990)

     

    °°°

    Pendant la guerre, un homme affamé se résigne à manger son chien, regarde les os qu’il en laisse et soupire: pauvre Médor, comme il se serait régalé...

     

    (Jules Renard)

     

    °°°

    « S'il n’y a rien après la mort, je serai bien attrapé ! Mais je ne regretterai pas d’avoir cru à l’amour... »

     

    (Le curé d'Ars)

     

    °°°

    « Il ne faut pas écrire comme les enfants pleurent et crient pour se faire remarquer. »

     

    (Jacques Chardonne)

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    « Nous qui avons une patte restée coincée dans le tiroir de l’adolescence, nous en garderons toujours, sous nos rides, quelque chose. »

     

    (Thierry Vernet)

     

    °°°

     

    « La fonction de l’artiste est ainsi fort claire : il doit ouvrir un atelier et y prendre en réparation le monde par fragments, comme il vient. »

     

    (Francis Ponge)

     

    °°°

     

    « Je vois la page blanche et me dis : avec un peu d’attention, je peux, peut-être, écrire quelque chose de propre, de net. »

     

    « Quand son propre corps devient infréquentable, il convient de le servir poliment, juste ce qu’il demande, et de penser à autre chose, avec enthousiasme. »

     

    (Thierry Vernet)

     

    °°°

     

     

     

     

     

     

    D’où vient en nous le sentiment de la beauté ou de l’harmonie ,de la laideur ou du chaos ? Je ne crois pas qu’il s’agit seulement d’éducation ou de culture. Je crois qu’il y a, tout au fond de nous, et même levés tous les tabous, le sens d’un ordre secret et sacré que dérange, et même que défait, ce qu’on appelle le mal.

     

    (1994)

     

    °°°

    « La haine d’un milliard de musulmans est une chose trop grande pour le monde. »

     

    (Ismaïl Kadaré)

     

    °°°

     

    Il faut que je me persuade chaque matin que je ne suis pas nul. Il faut que je me persuade chaque matin que mon travail est légitime. Il faut que je me persuade chaque matin, que ce que je fais n’est pas à jeter. Ensuite, il n’y a plus qu’à s’y mettre.

     

    (1994)

     

    °°°

     

    Sur une affiche placardée à la bibliothèque universitaire : pour un quart d’heure de méditation: espace Dieu, salle X.

     

    Le travail et le seul acte, avec l’enfantement, qui ajoute un contenu à l’extase.

     

    (1994)

     

    °°°

     

    « L’homme de ce temps a le cœur dur et la tripe sensible. Comme après le déluge, la terre appartiendra peut-être demain aux monstres mous ».

     

    (Bernanos)

     

    °°°

     

    « Vite, vas-y dans la nuit et le gouffre ! Mais au nom de Dieu, ne réfléchis pas, ne te laisse pas prendre par le sommeil. Demain, nous arriverons peut-être ! »

     

    (Dino Buzzati)

     

    °°°

     

    Parlé quelques instants cet après-midi avec le vieux Théodore Monod, qui voit l’ère atomique commencer le 6 août 1945, caractérisée par le fait que, désormais, les armes humaines sont en mesure de contaminer les générations à venir, signe selon lui, de leur caractère démoniaque.

     

    (7 mars 1996)

     

    « J’aperçois des choses que je n’ai jamais vues. Il me semble que je n’ai jamais su faire un ciel. »

     

    (Camille Corot à la veille de sa mort)

     

    °°°

     

    « Tout homme est, en naissant, assorti d’un monstre. »

    (Léon Bloy)

     

     

    °°°

     

    On peut se perdre à tout moment. Cela se passe comme ça, on ne sait comment. Parfois, même certains jours, on meurt, physiquement ou psychiquement. Aujourd’hui, j’ai perdu pas mal de temps, mais la vision d’une vieille femme, à un arrêt de bus, m’a sauvé...

     

    (11 juin 1997)

     

    °°°

     

    Les vicieux m’ont détourné du vice (de l’imbécillité du vice),autant que les vertueux de la vertu.

     

    (6 octobre 1997)

     

    °°°

    L’enfer et ce lieu où l’on ne sourit pas.

     

    La femme-enfant que j’ai rencontrée dans le train, qui m’a suivi et avec laquelle j’ai dormi, tout habillé, en automne, 1970.

     

    Les poissons Flaubert et Bazac que je tenais par la queue dans un rêve récent.

     

    La fraîcheur du premier corps étreint, et la fraîcheur des draps.

     

    Ma première amour, impossible, à 10 ans.

     

    (1997)

     

    °°°

     

    « Plus vous travaillez, plus s’approfondit le mystère de ce qu’est l’apparence. »

     

    (Francis Bacon)

     

    °°°

    La folle de Cordoue

     

    Le vieux philosophe des escaliers du Marché ramenant chaque midi, de l’épicerie, sa boîte de raviolis ou de lentilles.

     

    Le décor de théâtre des murs de Sienne, la nuit, et le pas solitaire qui en peuplait l’espace.

     

    Un crépuscule à Derborence, Colorado.

     

    Les tables aux têtes de porc alignées sous la falaise éclairée par une vierge de néon, cette année-là, à Sorrente.

     

    La silhouette de mon père quittant la maison dans la nuit jaune des matins de neige, à l’époque des anciens réverbères aux poteaux de bois.

     

    L’odeur des escargots dans les haies de l’asile des aveugles, juste après la pluie.

     

    Le modeste ruisseau Danube dans les prairies de Souabe, adolescent comme nous en 1961, l’été de la mort d'Hemingway et de Céline.

     

    Le couple classique de la mère, très belle, et de son fils aux cernes bleutés, dans le train pour l’Italie.

     

    Penser à ce que sont les gens en réalité. Penser à ce qu’ils ont reçu et ce qu’ils auraient voulu recevoir. Penser à ce qu’ils ont appris et au moment où ils ont cessé d’apprendre. Penser à ce qu’ils ont risqué. Penser à ce qu’ils ont osé. Penser à ce qu’ils ont pensé.

     

    (1997)

     

    °°°

     

    Le bonheur de l’écriture nous est donné quand on écrit malgré soi.

     

    Le raisin que nous allions grappiller dans les vignes surplombant le lac Majeur, la nuit, au clair de lune, avec les hautes maisons de pierre de Scajano, qui se détachaient sur le ciel, cet été de notre enfance.

     

    Le premier corps étreint – toute la nuit.

     

    Le besoin de se perdre dans la foule, dans la forêt, dans les caresses, dans le vin.

     

    Ma mère, marchant dans la rue, et moi séchant les cours à une terrasse : la fourmi, la cigale.

     

    Un interminable camion rouge, sur l’autoroute de Francfort, me dépassant avec cette inscription sur son flanc droit : chips, chips, chips, hourra !

     

    L'heureuse discipline que de penser qu’on n’est rien, et d’agir, comme si de rien n’était

     

    (1999)

     

    °°°

     

    « Le palimpseste de la mémoire est indestructible. »

     

    (Baudelaire)

     

    °°°

     

    Adolf Wölfli, quand on commençait à l’embêter, s’exclamait: «Ch'muss'schaffe !», « Faut que je travaille !». Et il s’en allait ne rien faire au fond du jardin ou loin des autres internés…

     

    °°°

     

    « Dans la poche d’un blouson tu trouves / le billet bleu du vaporetto / (il biglietto, non cedibile)/ Le billet bleu/ pas plus grand / qu’un timbre de la république togolaise, /te promet un changement de voyage. / La cire fond sur ton souvenir, /l’amande des neiges perpétuelles se liquéfie./ Maintenant l’expédition peut commencer… »

     

    « Parle plus bas: tu es plus vieux que celui / que tu as si longtemps été; tu es plus vieux/ que toi-même - et tu ignores toujours / ce que sont l’absence, la poésie et l’or… »

     

    (Adam Zagajewski)

     

    °°°

     

    « And oh the difficult languages ! / and oh the easy languages ! / Then you left./ When you were a boat / and I was a boat / We hid so much and so well we were finally /unable to find ourselves at all / Yes we left the keys / Your fingers were our cathedral/ because everything you did was sacred to me … »

     

    (David Shapiro, Cathedral)

     

    Ne plus chercher d’assentiment, de qui que ce soit. Ne se fier qu’à soi. 

     

    Règle sage à méditer tous les jours : ne rien attendre de qui n’a rien à donner.

     

    °°°

     

    Le sommeil conseille à la nuit de se confier au rêve.

     

     

     

    On ne comprend rien à la littérature en se figurant que c’est pour faire joli ou juste pour s’évader, alors qu’elle n’est qu’invasion et redoutable beauté.

     

    °°°

     

    « Admire ce monde qui jamais ne te boude – comme tu admirerais un adversaire, sans le quitter des yeux ni t’éloigner de lui ».

     

    (Annie Dillard)

     

    °°°

     

    Le jeune écrivain est assez naturellement con. Puisse-t-il rester jeune.

     

    °°°

     

    «Nous pouvons mettre en scène notre propre action sur la planète – construire nos villes sur ses plaines, construire des barrages sur ses rivières, ensemencer ses terres fertiles – mais notre activité signifiante couvre bien peu de terrain. Nous n’utilisons pas les oiseaux chanteurs, par exemple. Nous n’en mangeons pas beaucoup; nous n’en faisons pas nos amis; nous ne saurions les persuader de manger plus de moustiques ou de transporter moins de graines de mauvaises herbes. Nous pouvons seulement en être les témoins. Si nous n’étions pas là, ces oiseaux seraient des chanteurs sans public, tombant dans la forêt déserte. Si nous n’étions pas là, des phénomènes tels que le passage des saisons n’auraient pas le moindre de ces sens que nous leur attribuons. Le spectacle se jouerait devant une salle vide, comme celui des étoiles filantes qui tombent pendant la journée. C’est la raison pour laquelle je fais des promenades». 

     

    (Annie Dillard)

     

    °°°

     

    « En réalité, chaque lecteur est quand il lit le propre lecteur de soi-même. L’ouvrage de l’écrivain n’est qu’une espèce d’instrument d’optique qu’il offre au lecteur afin de lui permettre de discerner ce que sans ce livre il n’eût peut-être pas vu en soi-même. La reconnaissance en soi-même, par le lecteur, de ce que dit le livre, est la preuve de la vérité de celui-ci, et vice versa, au moins dans une certaine mesure, la différence d’entre les deux textes pouvant être souvent imputée non à l’auteur mais au lecteur ».

    (Marcel Proust, Le Temps retrouvé)

     °°°

     

    «Mon petit papa, quand on recouvrira ma tombe, émiette dessus un croûton de pain que les petits moineaux, ils viennent, moi je les entendrai voleter, et ça me fera une joie de ne pas être seul, en dessous. »  

    (Fédor Dostoïevski, Les Frères Karamazov)

    °°°

     « Celui qui n’a pas vu qu’il est immortel n’a pas droit à la parole. »

    (Ludwig Hohl, Notes)

    °°°


    « Si l’idée de la mort dans ce temps-là m’avait, on l’a vu, assombri l’amour, depuis longtemps déjà le souvenir de l’amour m’aidait à ne pas craindre la mort. »

    (Marcel Proust, Le Temps retrouvé)  

    °°°

    «En écrivant, j’éprouve la richesse des possibles, inhérente à toute situation humaine. subitement, je ne suis plus condamné à cette dichotomie absolue, fallacieuse et étouffante, à ce choix cruel d’être la victime ou l’agresseur en l’absence d’une troisième voie plus humaine. Quand j’écris, je redeviens une personne dont les diverses facettes s’interpénètrent, un homme capable de s’identifier aux malheurs de l’ennemi et à la légitimité de ses desiderata sans renier pour autant le moindre atome de son identité. »

    (David Grossman)

    °°°

    Je lis « lorsque j’ouvre les yeux, je me crois natif de la lumière, lorsque je les ferme, j’ai peur de mourir ; une extrémité du regard cherche les anges, tandis que l’autre se perd dans les intestins », je lis « il existe entre la nécessité d’étreindre, et celle d’tre libre, une profonde blessure qui ne peut tre guérie, où l’espérance s’épuise à chercher un passage; le chemin de la plus grande souffrance est devenu impraticable; la violence, une réponse possible; je suis pris d’un désir incontrlable de pleurer », je lis «la douleur n’apprend rien, rien, le refuge qu’elle offrait vient de s’effondrer; lorsque les cris cessent et que la bouche dévastée, puante d’entrailles, se vide à longs traits, j’entends hurler la voix que j’appelle mon âme, un déchet organique qui cherche à me fuir, la voici; contre ce que je pense, contre qui je suis, ces aveux disent la rupture, traînent l’esprit comme une dépouille dans le désintérêt de l’autre, jusque dans l’oubli de la solitude même », je lis « je voudrais réentendre la berceuse d’autrefois, la prière oubliée qui promettait la nuit », je lis « une radiographie montrerait deux squelettes emboîtés, le plus petit, roulé en boule, servant de crâne au plus grand; je me glisse vers le haut; la blessure me perd, elle se purge dans les cris, je méprise ce destin hystérique en proie aux convulsions », je lis «je te hais de préférer ma souffrance à la tienne; je suis né en me fracturant le crne, et le cœur à l’arrt; j’ai perdu très jeune les êtres que j’aimais », je lis « il me reste une mère », je lis « ma mère s’est assise entre les deux fentres, elle me tend une tasse de thé au jasmin; j’embrasse ses mains et l’odeur de la pluie », je lis « le corps est l’orifice naturel du malheur », je lis « c’est presque trop beau ; le ciel grogne au loin ; un vent fort se lève, gorgé d’écailles et de perles ; une fentre claque, un rire traverse les étages », je lis « le poème doit-il rendre plus belle la formulation de l’amour, plus vraie, cette traîne de tripes le long de la glissière », je lis « la haine est la prière du pauvre », je lis « je regarde sans voir la trace laissée par un avion, une suite de vertèbres détachées par le vent », je lis « une mouche vient boire au bord des yeux ; on dirait une âme se lavant du péché », je lis « la poésie ne se justifie pas face à celui qui implore d’être aimé sans répugnance », je lis « fredonner plutôt qu’écrire ; ce murmure fait du bien, il s’élève, puis retombe comme de la poussière », je lis « la douleur, légère barque d’os, me conduit tout à coup ; je perçois à nouveau mon rapport au langage ; le corps, soudain rajeuni, vulnérable au regard, se tient debout dans les fougères », je lis « je pense aux phrases écrites la semaine dernière et je m’en sens très loin, désormais incapable de colère, ébloui par la lueur d’une bougie, porté par une pitié silencieuse pour tout ce qui existe... ».

    (En lisant Demeure le corps, de Philippe Rahmy)

    °°°

    « Les oiseaux, les feuilles en train de chuchoter, forêt ou rivière, les eaux et les ciels s’envolent sur la page blanche qui noircit. Quelle cuisine de nomade ! La création glapit, fume. et puis ce dilemme : ou une goutte de sainteté, ou la passion

    °°°

    De Dieu mais tu vois ce que je vois ce matin dans les rues de ce matin et sur les places de ce matin et aux guichets de ce matin: j’en crois pas mes yeux, non mais je me pince, et sur les arbres de ce matin, et le long du fleuve et des heures de cette matinée, t’as déjà vu tout ça toi, et là dans les snacks et les cantines, et là-bas dans les hostos de midi et les baraques de l’asile, et l’après-midi les enfants dans les jardins municipaux, non mais dis-moi pas, toi, que t’as déjà vu ça...

    °°°

    « Si je crois, en Dieu, ce n’est qu’en poésie. »

    (Supervielle)

     

    °°°

     

     

     

    « Comment, à partir de 1492, les chrétiens apportent la croix au peuple du monde : pour les crucifier. »

     

    (Lambert Schlechter, Le Murmure du monde 12)

     

    °°°

    « Comme contenu, il est pour notre temps un Montaigne dont La Bruyère aurait affûté le style. »

     

    (Charles Du Bos à propos de Jules Rernard)

     

    °°°

     

    « Les sciences deviennent, la poésie est. »

     

    « L’humanité se trompe : être heureux, ce n’est pas être engourdi. »

     

    « Les maladies sont les idées fixe des organes. »

     

    « On a toujours un grand mot à invoquer quand on veut se couvrir d’une grande infamie. »

     

    « La véritable vieillesse est moins faite des ombres qu’elle laisse que de la lumière qui lui vient. »

     

    (Edmond Jaloux, Essences)

     

    °°°

     

     

    « Le trait le plus caractéristique de la poésie de Whitman est incontestablement son stupéfiant optimisme. Et chose non moins remarquable, c’est que cet optimisme est entièrement profane est païen. »

     

    « Quel est le grand secret de Walt Whitman ? Je dirais qu’il s’agit d’une extension émotionnelle de notre « moi » personnel à tous les autres « moi » et à tous les objets qui l’entourent. On a affaire, chez Whitman, à une poésie du moi délivrée de l’égoïsme, au sens étroit du mot, du « moi » agrandi; du « moi » qui cesse de bouder dans son coin, à l’écart, ou de se dorloter, ou de cultiver ses manies, ou de se regarder devant la glace, mais qui vit en contact fraternel avec les autres, « moi. C’est précisément ce qui lui donne, dans son siècle, cette importance, ces dimensions colossales qui le font rassembler, au milieu des poètes, ses contemporain, à un transatlantique au milieu d’une flottille de voiliers ».

     

    « Et je ne crois pas m’abuser en prétendant qu’après le Cinquième Évangile de Dostoïevski, nos seuls véritables évangélistes ont été Charles  Dickens et Charlie Chaplin. »

     

    « Tout bon libraire est une personnalité multiple qui réunit en tous les extrêmes de la sensibilité humaine. C’est un ascète, un immoraliste, un pornographe, un papiste, un quaker, un communiste, un anarchiste, un iconoclaste et un idolâtre. »

     

     

    « Dante est le sublime et cruel porte-parole de notre misérable humanité aux nerfs exacerbés, et dont souvent la juste indignation, se tourne en cruauté. Mais c’est justement à cause de cette poignante et humaine, trop humaine, psychologie qui traverse tout l’Enfer que ce poème est infiniment supérieur au Purgatoire ou au Paradis, en plus humain que les deux autres, il contient plus de cruauté, de vengeance, de sensations fortes, de drame et finalement d’horreur ! L’imagination et le style, quand ces deux facultés sont utilisées avec le maximum d’effets possibles dans l’évocation de ce que nous appelons la beauté, ont affaire semble-t-il, à une réalité qui n’est pas tout à fait la beauté, non plus ce que nous entendons habituellement par vérité. Si nous voulons tirer le maximum de profit, pour notre vie personnelle, de la lecture de la Divine comédie, force nous est  de nous imprégner de cette grande parole de Goethe: « Vivez dans le Tout, dans le Bon et dans le Beau… »

    (John Cowper, Powys, Les Plaisirs de la littérature)

     

    °°°

     

    « Il se réveilla à L’aube et marcha vers le soleil levant…en boitant. »

     

    (Walt Whitman)

     

    « Solo le pido a Dios

    Que el dolor no me sea indiferente

    Que la reseca muerte no me encuentre

    Vacía y sola sin haber hecho lo suficiente »

     

    (Mercedes Sosa)

     

    °°°

     

    « La mélancolie est la convalescence de la douleur. »

     

    « Il y a mieux que  de flatter l’amour-propre, c’est de ne jamais le blesser. »

     

    « L’homme a le don d’avilir la Nature en la touchant et de la rendre presque aussi ridicule que lui ! »

     

    (Barbey d’Aurevilly)

     

    °°°

     

    « Un temps vient où les hommes seront fous. Et quand ils verront quelqu’un qui n’est pas fou, ils s’insurgeront contre lui, disant : « Tu es fou » parce qu’il n’est pas comme eux. »

     

    « Un jeune frère dont le principal défaut était l’étourderie fut envoyé par un ancien à Alexandrie.

    • Va chez Ériste le pharmacien, et dis-lui de te donner un kilo de mémoire.
    • Quelques jours après le jeune revient, les mains vides.
    • Abba, le pharmacien n’avait plus de mémoire. Il m’a prié de te dire qu’il a pour toi en réserve dix kilos de patience ! »

     

    (Abba Antoine)

     

    °°°

     

    « Médiocre en tout, excepté en génie. »

     

    « Penser, c’est chercher des clairières dans une forêt. »

     

    « Bienveillant pour l’humanité, et terrible pour chaque individu. »

     

    « Il est difficile d’imaginer à quel point cet homme, qui se promène l’ait absorbé, peut ne penser à rien. »

     

    « Tout est beau. Il faut parler d’un cochon comme d’une fleur. »

     

    « L’ironie doit faire court. La sincérité peut s’étendre. »

     

    « Asseyez-vous là, et expliquez-moi la vie… »

     

    (Jules Renard. Journal)

     

    °°°

    « Notre vie est comme un rêve. Mais aux  meilleures heures nous nous réveillons suffisamment pour nous rendre compte que nous sommes en train de rêver. »

     

    (Wittgenstein)

     

    °°°

     

    «Ce n’est plus seulement sur moi que je m’appuie, je sens bien que je ne suis rien. Aux heures de force on s’oublie, et l’on n’et fort que de s’oublier. C’est par l’oubli de soi, qui permet à l’objet de vivre, qu’on s’impose le mieux à l’objet ; c’est quand on ne sait pas qu’on le modifie, qu’on le modifie le plus profondément. La vraie originalité s’ignore. On commence peut-être par celle dont on a conscience. Mais, plus on descend en soi, plus aussi on est soi naturellement, plus on est soi inconsciemment. Il faudrait ne ressembler à personne, tout en s’imaginant ressembler à tout le monde. Et, quand ils nous demanderaient de nous justifier, on n’aurait plus à se montrer soi-même, mais les seules choses consenties ; comme fait le bon ouvrier, qui n’a qu’à laisser parler son ouvrage. »

     

    (C.F. Ramuz, Raison  d’être

     

     

    « Le vent de la vérité a répondu comme une gifle à la joue tendue de la piété. »

     

    « Orestie / rose du ciel / cornemuse de la vie. »

     

    (Bataille)

     

    °°°

    « La nature est un feu artiste sur une route vers la genèse, et triant  de lui-même l’énergie de son mouvement. »

     

    (Gallien)

     

    °°°

     

    «Hélas, l’Univers est trop gros pour parler intelligemment, il bafouille et c’est bien tout.

    (Pierre-Albert Birot)

     

    °°°

     

    « Même Dieu n’a pas résisté à écrire des livres pour affirmer son éternité. »

     

    (Kamel Daoud)

     

    °°°

     

    « Une mère défunte, dit à son fils défunt : essaye de penser à des choses agréables, car nous allons rester enterrés longtemps. »

     

    (Juan Rulfo, Pedro Parámo).

     

    °°°

    « Nous parlons de Dieu. Qu’y a-t-il d’étonnant à ce que vous ne compreniez pas ? Si vous comprenez, ce qu’il ne s’agit pas de Dieu. »

     

    (Saint-Augustin)

     

    °°°

    « Confucius pleura. Lorsqu’il comprit qu’il allait bientôt, mourir, Confucius, pleura. »

    (Annie Dillard)

    °°°

    « Si l’homme devait appréhender pleinement la condition humaine, il deviendrait fou. »

    (Ernest Becker)

    °°°

    « Claudel, déjeune. Il parle du mal que l’affaire Dreyfus nous a fait à l’étranger. Cet homme intelligent, ce poète, sent le prêtre, rageur et de sang âcre .

    - Mais la tolérance ? lui dis-je.

    - Il y a des maisons pour ça, répond-il.

    Ils éprouvent je ne sais quelle joie malsaine à s’abêtir, et ils en veulent aux autres de cette abêtissement. Ils ne connaissent pas le sourire de la bonté. »

    « Claudel dit de Jammes que c’est le plus grand poète de tous les temps, et Jammes le dit aussi de Claudel. »

    (Jules Renard, Journal)

     

  • Evviva La Commedia !


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    Retour au livre total. Premières notes.

    De L'Enfer et du chemin. (1)

    Je reprends une fois de plus, ici et maintenant,  la lecture suivie et e commentaire de La Divine comédie de Dante, initialement fondée sur le coffret contenant les trois volumes de la traduction de Jacqueline Risset en édition bilingue - la plus recommandable il m'a semblé, pour notre langue, même si de nouvelles traductions de L'Enfer ont paru ces dernières années, sous les plumes de Danièle Robert (2016) et de Michel Orcel (2019) alors que René de Ceccaty publiait (en 2017) une nouvelle version de l'intégrale Commedia en octosyllabes...  
    J’y reviens aussi, mais avec un regard de plus en plus sceptique,  dans la foulée de Philippe Sollers en son dialogue avec Benoît Chantre, intéressant quand Sollers oublie de tout ramener à lui, et, aussi, en compagnie du bon François Mégroz, qui nous y a introduit vers 1966-67 au Gymnase de la Cité de Lausanne et dont la traduction très littérale, et le commentaire benoît, sans nulle prétention littéraire, sont pourtant appréciables et souvent éclairants.

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    C’est notre cher prof, d'ailleurs,  qui nous a parlé le premier, à propos de La Divine Comédie, d’un « livre total », comme il n’y en a que quelques-uns dans l’histoire de la littérature. 

    Or ce qui m’intéresse plus précisément, à présent, c’est que ce livre-somme soit, comme le note Jacqueline Risset, encore «en avant» de nous. Du dehors, et notamment à travers la perception qu’il nous en reste du XIXe siècle, l’œuvre peut sembler anachronique et relevant en somme du musée. Du dedans, en revanche, et dès qu’on y pénètre, dès qu’on se plonge dans ce fleuve verbal, dès qu’on est pris dans le mouvement irrépressible des vers, un nouveau présent s’instaure bonnement, que la traductrice a raison de comparer avec le présent en marche du Temps retrouvé de Proust.

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    C’est en outre la base, pour moi, d’une nouvelle réflexion sur la vision panoptique. Tout part de l’enfer mais tout porte à en sortir, dès le début. Dès le début on sait d’ailleurs que Dante en est sorti. Dès le début l’œuvre est donnée pour travail de mémoire. D’emblée on sait que l’Aventure, contenant la matière d’une vie entière, a duré peu de temps. Plus précisément : un rêve de trois jours, entre le jeudi saint et Pâques 1300. Ainsi tout le poème apparaît-il comme un fantastique compactage. Or, on pourrait dire que ce condensé est à la fois celui du Moyen Âge et de notre temps, et que le chemin de l’Enfer passe par Auschwitz. Question d’Organisation.

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    « La grande réserve du mal dans l’univers : L’Enfer de Dante joue dans notre culture un rôle de référence absolue, et curieusement ambiguë », note encore Jacqueline Risset. Au titre de l’ambiguïté, ou plus précisément de l’équivoque à son plus bas niveau, on peut citer évidemment le jeu vidéo lancé sur le marché où L’Enfer est prétexte au déchaînement de toutes les violences. Mais il va de soi que cette réduction n’est qu’une récupération débile de la dramaturgie superficielle de l’ouvrage, excluant sa compréhension par sa conclusion pavlovienne que ce sont les violents qui l’emportent – pure négation du Chemin.

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    « Nel mezzo del cammin di nostra vita », lisons-nous au premier vers du premier chant, et le quatrième vers du deuxième chant dira : «Je m’apprêtais à soutenir la guerre du long parcours et de la compassion »…
    Et tout est là: le chemin, le parcours, et c’est un travail de chaque jour, et quelle lecture engageante aussi. Andiamo...

     

    L'Enfer au fond de soi

     

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    Enfer, Chant I. Les trois bêtes. Apparition de Virgile.

    On ne sortira pas de son enfer sans le traverser de part en part ni sans l’exprimer à sa façon. C’est le sens et l’enjeu de la Commedia : dire ce chemin et passer outre.

    Or, ce chemin nous convoque à l’instant même, mais pas tout seul : ce serait trop. Parce que même seul on a ce cloaque en soi grouillant de toutes les créatures mauvaises, à commencer par la triple Bête.

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    Et voici précisément paraître, au début de la montée, la « lonza leggera e presta molto », cette espèce de gracieuse panthère « légère et très agile » qui symbolise l’immanence sensuelle autant que la luxure et plus encore. Puis c’est un lion qui fait rage de sa « tête haute », symbole lui d’orgueil, emblème d’hybris et d’amor sui. Et enfin c’est la louve insidieuse, la « lupa » dite aussi «bestia sanza pace », chargée de la foultitude de nos envies et qui porte en elle toutes les virtualités de conflit personnel et collectif, qu’un René Girard pourrait dire l’incarnation du mimétisme, et que Dante commet finalement à l’agitation des traîtres, les pires pécheurs selon lui,  voués aux flammes glacées du plus bas enfer.

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    Tout cela qui fait beaucoup pour un seul bipède, mais voilà qu’au moment de ressentir autant de terreur que d’accablement, le poète perçoit une présence, une « figure » traduit Jacqueline Risset, une espèce d’ombre d’homme («od ombra o d'omo certo ») s’identifiant de la voix comme poète lui aussi « qui chanta le juste fils d’Anchise », à savoir Enée, et se trouve donc illico reconnu par Dante comme son « maître » et même son « auteur », en la personne de Virgile, le seul où, dit-il, il a puisé son « bello stilo ».

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    Et Dante, pour expliquer son mouvement de panique et de retrait, d’évoquer la dernière bête aperçue dont « jamais son envie ne s’apaise », au point que sa faim se creuse à mesure qu’elle se repaît – splendide image de l’inassouvissement, de celles qui font la saisissante et perpétuelle actualité de la Comédie ; et Virgile de lui dire alors qu’il lui faudra emprunter un autre chemin sur lequel il le guidera jusqu’à un certain lieu, par delà ces eaux sombres et les cercles du grand entonnoir, où « une âme » plus digne que lui, première allusion à Béatrice, le conduira plus haut et plus loin – et la vaillante paire de se mettre en marche de concert…
    Nous sommes alors dans la nuit du jeudi 7 au vendredi 8 avril 1300 et Dante Alighieri a 35 ans, l’âge auquel j’ai compris, à la naissance de notre premier enfant, que nous étions mortels…

     

    Train fantôme

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    Chant III. Portail de l’Enfer. Sarabande des nuls et autres morts-vivants. Apparition de Charon. Dante perd connaissance une première fois...

    Le portail de l’Enfer, sur lequel s’ouvre la suite de séquences carabinées du troisième chant, tient quasiment du monument historique, avec référence obligée à Rodin, et pourtant c’est un exercice intéressant que de s’efforcer d’en oublier toute représentation d’art pour retrouver cette sensation d’effroi primal que peut rappeler la porte, en enfance, de notre premier train fantôme, qui se referme en claquant sur le plus effroyable tintamarre.
     
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    On entre ici dans le vertige tourbillonnant de la vision dantesque, non sans avertissements terribles inscrits en « lettres sombres » dont la célébrité autorise la citation en v.o. : « Per me si va ne la città dolente / per me si va ne l’eterno dolore / per me si va ne la perduta gente ». Et tout aussitôt est relevé le caractère excellent du «sublime artisan» de cette institution de bienfaisance fondée sur la «puissance divine», la «haute sagesse et le «premier amour», dont une inscription non moins fameuse porte le dernier coup de massue à l’arrivant : «Vous qui entrez laissez toute espérance »...
    Ce qui sonne, évidemment, le pauvre Dante, auquel Virgile répond que «tout soupçon» et «toute lâcheté» sont à laisser au vestiaire vu qu’on touche au lieu où se précipitent «les foules douloureuses » qui ont perdu le «ben dell’intelletto», cette expression appelant évidemment à des gloses à n’en plus finir et sur quoi je reviendrai quand le boucan sera calmé.
     
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    Car le train fantôme s’annonce à grand braoum, alors qu’un geste apaisant de Virgile, la main posée sur celle de son compère, est souligné par «un visage gai»...
    On voit ça d’ici alors que se déchaînent les premières troupes de damnés qui ont pour point commun, en ces lieux indéterminés où ils virevoltent en nuées comme des feuilles mortes, d’avoir vécu précisément dans l’indéterminé, sans passions bonnes ou mauvaises, également rejetés par le Bien et le Mal pour leur encombrante nullité, et du coup je me rappelle ce que nous disait le bon François Mégroz à propos du mal, selon lui l’expression même du «non-être». Ainsi, et ce sera une règle de l’Enfer, les damnés sont-ils châtiés par cela même qui a caractérisé leur faute – ceux-là rejetés dans une sorte d'agitation sans douleurs et sans fin pour avoir vécu «sans infamie et sans louange» et n’ayant jamais, somme toute, été vraiment vivants.
     
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    Mais voici qu’une autre rumeur gronde au loin, que Virgile identifie comme celle du fleuve Achéron, dont on s'approche donc et sur lequel une barque s’avance conduite par un vieillard vociférant et gesticulant qui n’est autre évidemment que le passeur d’âmes Charon dont, autre souvenir fugace, Dominique de Roux me disait que Céline était la réincarnation contemporaine…
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    Or, ce qui est sûr, en l’occurrence, c’est que c’est trop d’émotions pour le pauvre Dante, qui perd connaissance, et plutôt opportunément puisque cet artifice «surnaturel» lui permettra d’entrer en enfer sans monter sur la barque dudit Charon…
     
    Le cercle des poètes disparus

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    Chant IV. 1er cercle de l'Enfer. Les Limbes. Esprits vertueux non baptisés. Compassion de Dante, qui se sent bien avec les Classiques...

    Faut-il être catholique, et j’entends bien strictement : baptisé catholique et si possible sachant son Credo par cœur et tout le tralala, plus encore fidèle à la Sainte Messe, pour apprécier et bien comprendre La Divine Comédie de Dante ?
    Cela se discute, et moi qui n’ai jamais été qu’une espèce de crypto-catho littéraire (par Léon Bloy, Georges Bernanos, Flannery O’Connor et Annie Dillard, surtout), résidu d’éducation protestante et très marqué par le personnalisme orthodoxe de Berdiaev (surtout pour Le Sens de la création), je suis ce matin une preuve vivante, en tant que chrétien mécréant,  de ce qu’on peut éclairer et vivifier son ben dell’intelletto sans considérer que la foi de Dante, même fondamentale évidemment, soit la seule clef de la Commedia et son exclusif emblème.

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    Plus encore, il me semble que réduire La Divine Comédie à une œuvre d’apologétique ou à une sorte de Traité du Bon Chemin Moral serait aussi limitatif et faux que de n’y voir qu’un chef-d’œuvre du passé classé qui n’a plus rien à nous dire.

    Ma conviction est que le ben dell’intelletto n’est pas une exclusivité catholique, et que le poème de Dante a autant de choses à nous dire, hic et nunc, que toute la poésie du monde se concentrant dans quelques grandes œuvres, d’Homère à Shakespeare ou, à l’état diffus dans toutes les œuvres habitées, précisément, par le ben dell’intelletto, toutes spiritualités confondues…

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    Or, tout ça ne peut se discuter qu’avec de exemples, et ceux-ci devraient être chanté, mais on se contentera de faire appel à son imagination et nous revoici donc en cet antichambre de l’Enfer que forment le Limbes où va se déployer, une première fois, la compassion frottée de mélancolie du poète.
    Les lieux sont à la plainte et non aux cris. On y soupire sans torture. Virgile apprend bientôt à son disciple que là séjournent des êtres de qualité supérieure dont le seul tort est de n’avoir point été baptisés selon la foi chrétienne. Il y a bien eu une séance de rattrapage, si l’on peut dire, marquée par le passage en enfer d’un certain « puissant », couronné d’un « signe de victoire », qui n’était autre que le Christ en personne, une certaine nuit, où il emmena avec lui quelques saints personnages de la Bible, d’Abel à à Moïse et de Noé à Abraham, plus Rachel pour le quota féminin. Mais pour les saints d’autres traditions spirituelles : bernique.

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    Suit une série de rencontre qui fleurent plutôt le Purgatoire, voire le Club des poètes disparus, éclairés par un feu et qui se pointent en aimable procession appelant de loin « le très haut poète » qu’est pour eux leur pair Virgile. Il y a là Homère et Horace, Ovide et Lucain et sans doute y en a-t-il plein d’autres que Dante ne cite pas – il précise d’ailleurs que son «dire souvent saute les faits»…

    Mais il n’oublie pas de relever, dans la foulée, qu’il se situe lui-même dans ce prestigieux aréopage classique.
    Sur quoi l'on se dirige vers un joli château, symbole de la citadelle philosophique, « sept fois entouré de hauts murs » mais accessible et même accueillant en l’ émail vert du pré à la fraîche verdure qu’il y a là où tout un monde tient sa garden party dont Virgile détaille les participants.

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    On reconnaît donc Electre et Enée, dont les noms font toujours tilt chez les bacheliers d’aujourd’hui, mais également Penthésilée et Martia, moins connus au box office, et toute la smala des philosophes, des présocratiques Démocrite et Héraclite aux grands esprits des siècles suivants, de Socrate et Platon à Sénèque, Ptolémée et la belle paire de l’antique feuilleton Urgences que forment Hippocrate et Galien, plus Avicenne et Averroès pour la touche multiculturelle.

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    Bref, c’est le tout beau casting des « sans salut » que Dante salue néanmoins bien bas avant de passer de ce lieu tout de calme à l’air qui tremble où «la lumière n’est plus », à savoir le 2e cercle des luxurieux gardé par le redoutable Minos…

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Sources et ressources: 


    Dante. La Divine comédie. Présentation et traduction de Jacqueline Risset. Garnier Flammarion.

     

    Philippe Sollers. La Divine comédie. Entretiens avec Benoît Chantre. Gallimard. Folio.

     

    François Mégroz. La Divine comédie. Traduction commentaire littéral. L’Age d’homme, en trois volumes.

     

    Dante. Enfer, traduit de l'italien, préfacé et annoté par Danièle Robert, édition bilingue, Actes Sud, 2016.

     

    Dante, La Divine Comédie, nouvelle traduction de René de Ceccaty. Points/Poésie, 2017.

     

    Dante, L'Enfer, traduction nouvelle de Michel Orcel. La Dogana, 2019.

     

  • Le Pourquoi du Comment

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    L’esprit du conte est révélé

    à l’insu du dormeur :

    il est le rêve ensorcelé,

    le déni des torpeurs,

    le défi du penser vague,

    le nageur précis qui divague,

    comme une allégresse joueuse

    en fronde radieuse…

     

    On ne saura jamais pourquoi

    ni sûrement comment

    se vit la lenteur de l’instant,

    comment ruse l’oubli,

    par quelle voie tout s’illumine,

    quelle fine étamine

    aura filtré les éboulis -

    on en reste interdit…

     

    Quand au ménages anciens,

    eh bien : qu’ils déménagent !

    Faisons retour au fulgurant,

    sans savoir ni comment

    l’éclair éclaire les images

    au dam de tout pourquoi,

    et faisons fi de toute loi

    qui ne soit d’évidence

    celle-là seule de la danse…

     

  • L'Enfer au fond de soi

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     Une lecture de La Divine Comédie (2)

     

    Enfer, Chant I. Les trois bêtes. Apparition de Virgile.

    On ne sortira pas de son enfer sans le traverser de part en part ni sans l’exprimer à sa façon. C’est le sens et l’enjeu de la Commedia : dire ce chemin et passer outre.

    Or, ce chemin nous convoque à l’instant même, mais pas tout seul : ce serait trop. Parce que même seul on a ce cloaque en soi grouillant de toutes les créatures mauvaises, à commencer par la triple Bête.

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    Et voici précisément paraître, au début de la montée, la « lonza leggera e presta molto », cette espèce de gracieuse panthère « légère et très agile » qui symbolise l’immanence sensuelle autant que la luxure et plus encore. Puis c’est un lion qui fait rage de sa « tête haute », symbole lui d’orgueil, emblème d’hybris et d’amor sui. Et enfin c’est la louve insidieuse, la « lupa » dite aussi «bestia sanza pace », chargée de la foultitude de nos envies et qui porte en elle toutes les virtualités de conflit personnel et collectif, qu’un René Girard pourrait dire l’incarnation du mimétisme, et que Dante commet finalement à l’agitation des traîtres, les pires pécheurs selon lui,  voués aux flammes glacées du plus bas enfer.

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    Tout cela qui fait beaucoup pour un seul bipède, mais voilà qu’au moment de ressentir autant de terreur que d’accablement, le poète perçoit une présence, une « figure » traduit Jacqueline Risset, une espèce d’ombre d’homme («od ombra o d'omo certo ») s’identifiant de la voix comme poète lui aussi « qui chanta le juste fils d’Anchise », à savoir Enée, et se trouve donc illico reconnu par Dante comme son « maître » et même son « auteur », en la personne de Virgile, le seul où, dit-il, il a puisé son « bello stilo ».

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    Et Dante, pour expliquer son mouvement de panique et de retrait, d’évoquer la dernière bête aperçue dont « jamais son envie ne s’apaise », au point que sa faim se creuse à mesure qu’elle se repaît – splendide image de l’inassouvissement, de celles qui font la saisissante et perpétuelle actualité de la Comédie ; et Virgile de lui dire alors qu’il lui faudra emprunter un autre chemin sur lequel il le guidera jusqu’à un certain lieu, par delà ces eaux sombres et les cercles du grand entonnoir, où « une âme » plus digne que lui, première allusion à Béatrice, le conduira plus haut et plus loin – et la vaillante paire de se mettre en marche de concert…
    Nous sommes alors dans la nuit du jeudi 7 au vendredi 8 avril 1300 et Dante Alighieri a 35 ans, l’âge auquel j’ai compris, à la naissance de notre premier enfant, que nous étions mortels…

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    Dante. La Divine Comédie. Inferno. Traduit et présenté par Jacqueline Risset. Version bilingue, chez GF Flammarion.

  • Evviva la Commedia !

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    Retour au livre total. Premières notes.

     

    De L'Enfer et du chemin. (1)

    Je reprends ici et maitenant,  une fois de plus, la lecture suivie et le commentaire de La Divine comédie de Dante, initialement fondée sur le coffret contenant les trois volumes de la traduction de Jacqueline Risset en édition bilingue - la plus recommandable il m'a semblé, pour notre langue, même si de nouvelles traductions de L'Enfer ont paru ces dernières années, sous les plumes de Danièle Robert (2016) et de Michel Orcel (2019) alors que René de Ceccaty publiait (en 2017) une nouvelle version de l'intégrale Commedia en octosyllabes...

     J’y reviens également, mais avec un regard plus sceptique,  dans la foulée de Philippe Sollers en son dialogue avec Benoît Chantre, intéressant quand Sollers oublie de tout ramener à lui ; et, aussi, dans un tout autre climat d’humble ferveur, en compagnie du bon François Mégroz, qui nous y a introduit vers 1966-67 au Gymnase de la Cité de Lausanne et dont la traduction très littérale, et le commentaire benoît, sans nulle prétention littéraire, sont pourtant appréciables et souvent éclairants.

    C’est notre cher prof, d'ailleurs,  qui nous a parlé le premier, à propos de La Divine Comédie, d’un « livre total », comme il n’y en a que quelques-uns dans l’histoire de la littérature. 

    Or ce qui m’intéresse plus précisément, à présent, c’est que ce livre-somme soit, comme le note Jacqueline Risset, encore «en avant» de nous. Du dehors, et notamment à travers la perception qu’il nous en reste du XIXe siècle, l’œuvre peut sembler anachronique et relevant en somme du musée. Du dedans, en revanche, et dès qu’on y pénètre, dès qu’on se plonge dans ce fleuve verbal, dès qu’on est pris dans le mouvement irrépressible des vers, un nouveau présent s’instaure bonnement, que la traductrice a raison de comparer avec le présent en marche du Temps retrouvé de Proust.

     



     

    C’est en outre la base, pour moi, d’une nouvelle réflexion sur la vision panoptique. Tout part de l’enfer mais tout porte à en sortir, dès le début.

    Dès le début on sait d’ailleurs que Dante en est sorti. Dès le début l’œuvre est donnée pour travail de mémoire. D’emblée on sait que l’Aventure, contenant la matière d’une vie entière, a duré peu de temps. Plus précisément : un rêve de trois jours, entre le jeudi saint et Pâques 1300. Ainsi tout le poème apparaît-il comme un fantastique compactage. Or, on pourrait dire que ce condensé est à la fois celui du Moyen Âge et de notre temps, et que le chemin de l’Enfer passe par Auschwitz. Question d’Organisation.

    « La grande réserve du mal dans l’univers : L’Enfer de Dante joue dans notre culture un rôle de référence absolue, et curieusement ambiguë », note encore Jacqueline Risset. Au titre de l’ambiguïté, ou plus précisément de l’équivoque à son plus bas niveau, on peut citer évidemment le jeu vidéo lancé sur le marché où L’Enfer est prétexte au déchaînement de toutes les violences. Mais il va de soi que cette réduction n’est qu’une récupération débile de la dramaturgie superficielle de l’ouvrage, excluant sa compréhension par sa conclusion pavlovienne que ce sont les violents qui l’emportent – pure négation du Chemin.

     

    « Nel mezzo del cammin di nostra vita », lisons-nous au premier vers du premier chant, et le quatrième vers du deuxième chant dira : «Je m’apprêtais à soutenir la guerre du long parcours et de la compassion »…
    Et tout est là: le chemin, le parcours, et c’est un travail de chaque jour, et quelle lecture engageante aussi. Andiamo...


    Dante. La Divine comédie. Présentation et traduction de Jacqueline Risset. Garnier Flammarion.

    Philippe Sollers. La Divine comédie. Entretiens avec Benoît Chantre. Gallimard. Folio.

    François Mégroz. La Divine comédie. Traduction et commentaire littéral. L’Age d’homme, en trois volumes.

    Dante. Enfer, traduit de l'italien, préfacé et annoté par Danièle Robert, édition bilingue, Actes Sud, 2016.

    Dante, La Divine Comédie, nouvelle traduction de René de Ceccaty. Points/Poésie, 2017.

    Dante, L'Enfer, traduction nouvelle de Michel Orcel. La Dogana, 2019.

  • Comment le Temps...

     

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    (A l’ami Lambert Schlechter)

     

    Le Temps passant à cause des jours

    m’étais-je dit, pensif,

    ce soir-là devant l’océan,

    malgré tous les récifs

    je m’en irai sous les étoiles,

    rimant les yeux fermés –

    et la rime appelant la voile,

    me laisserai porter

    sur les épaules du géant

    retournant d’où il s’en venait…

     

    Mon passé est un oreiller

    aux joues tout attendries

    par le murmure de mes récits

    où tout remonte au jour :

    tant d’aubes sauvées de l’oubli

    au retour des étés

    à remonter vers les forêts

    où Dieu seul sait quels dieux cachés

    nous diraient leurs secrets…

     

    Les heures aussi vont murmurant

    à l’insu des vivants,

    et j’entends à jamais la voix ,

    à l’oreiller du Temps,

    de celui que j’aurai été

    jouant à l’innocent…

     

    Peinture: Chaïm Soutine

     

  • L'Ouvroir

     
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    (Trésor de JLK, XXI)
     
    «Mon petit papa, quand on recouvrira ma tombe, émiette dessus un croûton de pain que les petits moineaux, ils viennent, moi je les entendrai voleter, et ça me fera une joie de ne pas être seul, en dessous. »
     
    (Fédor Dostoïevski, Les Frères Karamazov)
     
    °°°
     
    « Celui qui n’a pas vu qu’il est immortel n’a pas droit
    à la parole. »
     
    (Ludwig Hohl, Notes)
     
    °°°
     
    « Si l’idée de la mort dans ce temps-là m’avait, on l’a vu, assombri l’amour, depuis longtemps déjà le souvenir de l’amour m’aidait à ne pas craindre la mort. »
     
    (Marcel Proust, Le Temps retrouvé)
     
    °°°
     
    «En écrivant, j’éprouve la richesse des possibles, inhérente à toute situation humaine. subitement, je ne suis plus condamné à cette dichotomie absolue, fallacieuse et étouffante, à ce choix cruel d’être la victime ou l’agresseur en l’absence d’une troisième voie plus humaine. Quand j’écris, je redeviens une personne dont les diverses facettes s’interpénètrent, un homme capable de s’identifier aux malheurs de l’ennemi et à la légitimité de ses desiderata sans renier pour autant le moindre atome de son identité. »
     
    (David Grossman)
     
    °°°
     
    Je lis « voici septembre, j’espère encore le temps d’un livre ; le crises agrippent le ciel », je lis « lorsque j’ouvre les yeux, je me crois natif de la lumière, lorsque je les ferme, j’ai peur de mourir ; une extrémité du regard cherche les anges, tandis que l’autre se perd dans les intestins », je lis « il existe entre la nécessité d’étreindre, et celle d’être libre, une profonde blessure qui ne peut être guérie, où l’espérance s’épuise à chercher un passage; le chemin de la plus grande souffrance est devenu impraticable; la violence, une réponse possible; je suis pris d’un désir incontrôlable de pleurer », je lis « j’écoute gémir du rose ; une plaque de fer vibre sur les heures; le vent déplace les restes d’un repas au bord de la fenêtre; la salive fait fondre les gencives», je lis «la douleur n’apprend rien, rien, le refuge qu’elle offrait vient de s’effondrer; lorsque les cris cessent et que la bouche dévastée, puante d’entrailles, se vide à longs traits, j’entends hurler la voix que j’appelle mon âme, un déchet organique qui cherche à me fuir, la voici; contre ce que je pense, contre qui je suis, ces aveux disent la rupture, traînent l’esprit comme une dépouille dans le désintérêt de l’autre, jusque dans l’oubli de la solitude même », je lis « je voudrais réentendre la berceuse d’autrefois, la prière oubliée qui promettait la nuit », je lis « une radiographie montrerait deux squelettes emboîtés, le plus petit, roulé en boule, servant de crâne au plus grand; je me glisse vers le haut; la blessure me perd, elle se purge dans les cris, je méprise ce destin hystérique en proie aux convulsions », je lis «je te hais de préférer ma souffrance à la tienne; je suis né en me fracturant le crâne, et le cœur à l’arrêt; j’ai perdu très jeune les êtres que j’aimais », je lis « il me reste une mère », je lis « ma mère s’est assise entre les deux fenêtres, elle me tend une tasse de thé au jasmin; j’embrasse ses mains et l’odeur de la pluie », je lis « le corps est l’orifice naturel du malheur », je lis « c’est presque trop beau ; le ciel grogne au loin ; un vent fort se lève, gorgé d’écailles et de perles ; une fenêtre claque, un rire traverse les étages », je lis « le poème doit-il rendre plus belle la formulation de l’amour, plus vraie, cette traîne de tripes le long de la glissière », je lis « la haine est la prière du pauvre », je lis « je regarde sans voir la trace laissée par un avion, une suite de vertèbres détachées par le
    vent », je lis « une mouche vient boire au bord des yeux ; on dirait une âme se lavant du péché », je lis « la poésie ne se justifie pas face à celui qui implore d’être aimé sans répugnance », je lis « fredonner plutôt qu’écrire ; ce murmure fait du bien, il s’élève, puis retombe comme de la poussière », je lis « la douleur, légère barque d’os, me conduit tout à coup ; je perçois à nouveau mon rapport au langage ; le corps, soudain rajeuni, vulnérable au regard, se tient debout dans les fougères », je lis « je pense aux phrases écrites la semaine dernière et je m’en sens très loin, désormais incapable de colère, ébloui par la lueur d’une bougie, porté par une pitié silencieuse pour tout ce qui existe... ».
     
    (En lisant Demeure le corps, de Philippe Rahmy)
     
    °°°
     
    « Les oiseaux, les feuilles en train de chuchoter, forêt ou rivière, les eaux et les ciels s’envolent sur la page blanche qui noircit. Quelle cuisine de nomade ! La création glapit, fume. et puis ce dilemme : ou une goutte de sainteté, ou la passion démoniaque. »
     
    «Notre vie avec ses œuvres ne dure pas plus qu’un paquet de tabac, y compris le pays où j’attends: telle la petite fumée qui s’échappe comme si j’étais cette petite fumée au moment où la pipe reste chaude dans la main après avoir été expirée. Les années s’éteignent. Je savoure la dernière braise. »
     
    (Maurice Chappaz)
     
    °°°
    De Dieu mais tu vois ce que je vois ce matin dans les rues de ce matin et sur les places de ce matin et aux guichets de ce matin: j’en crois pas mes yeux, non mais je me pince, et sur les arbres de ce matin, et le long du fleuve et des heures de cette matinée, t’as déjà vu tout ça toi, et là dans les snacks et les cantines, et là-bas dans les hostos de midi et les baraques de l’asile, et l’après-midi les enfants dans les jardins municipaux, non mais dis-moi pas, toi, que t’as déjà vu ça...
    °°°
     
    "Comment la cloche de midi sonne comme sonnent tant de cloches à midi et comment cela vous signale le temps qui passe, de midi à midi, un jour est passé et comment, au son de la cloche, vous vous en rendez compte."
    (Lambert Schlechter, Comment, Le Murmure du monde 12)
     
    Aquarelle JLK: Ces deux-là, dans le train, ce soir-là..

  • Le fil invisible

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    (Chronique des tribus)

     1. En mémoire de l'Hidalgo

    Le frère dit à la sœur que sa vie tient à un fil : que vraiment il se sent en fin de partie, que le souffle lui manque, qu’il marche comme un vieux alors qu’il se sent l’esprit encore tout vif, mais la carcasse ne suit plus, il est évident que tout se déglingue, qu’il se réveille fatigué et qu’ensuite il se traîne ; mais elle, octogénaire pimpante qui a ce soir un sac avec elle, sort de celui-ci une ample vareuse de cuir fauve comme neuve, et des gants noirs genre ecclésiastique tout confort et sept paires de lunettes de lecture, et lui dit sans relever rien de ce qu’il lui a déclaré : je t’ai mis ça de côté, t’auras l’air comme lui d’un Hidalgo, tu vas voir le style, et le frère de se récrier : ah merci frangine mais les gants pas question, pas du tout le genre de la maison, et elle replongeant la main dans son sac : et ça encore, tu ne vas pas refuser, et voici qu’elle lui sort encore un pull sport chic gris à chevrons, un longue belle écharpe de matière noble et de couleur chaude, puis encore trois paires de bas de belle épaisseur et doux au toucher, et la voilà qui insiste pour les lunettes avec lesquelles il lira et écrira en pensant au cher disparu – de fait c’est comme ça, comme un transit visible et une digne passation de signes extérieurs d'élégance hispano-latino que le frère voit le geste impérieusement généreux de la sœur de lui confier les vêtements chics et autres objets usuels de l’Hidalgo dont elle vient de célébrer la première année du deuil : ce besoin de transmettre qui l’obsède lui-même de la même façon en ces jours où se pose pour lui la question de la cession de son propre legs personnel, à savoir le Corpus (« ceci est mon corps », sans majuscules) d’une vingtaine de milliers de livres ainsi qu'une bonne centaine de tableaux de maîtres moyens et modestes ou autres objets curieux dont un Bouddha séculaire aux flancs rongés par les termites et telle figure votive du peuple Inuit taillée au canif à manche de corne dans un os de baleine… 

     

    2. Le pull sport chic 

    Leur frère aîné lui reprochait à tout coup de se poser trop de questions, mais ça ne l’a pas empêché, en déballant le pull gris à chevrons très classe que lui a offert sa sœur, de se lancer dans une suite vertigineuse d’interrogations liées aux données du donner et du recevoir, au fait d’offrir de tout cœur un objet chargé de significations inattendues, au cadeau devenant objet transitionnel sans que le donneur (ou la donneuse de l’occurrence) ni le receveur ne le réalisent peut-être, à moins que celui-ci le saisisse aussitôt et réagisse peut-être à fleur de nerfs (ce cousin recevant un lot de cravates de la veuve de l’oncle longtemps emprisonné pour une sale affaire), mais pas de quoi s’affoler dans le cas du pull sport chic à chevrons que la sœur a cru bon de lui offrir en toute générosité sororale un rien maternante (« ca le changera de ses pulls troués »), et qui malgré tout « l’interroge », comme on dit aujourd’hui, l’évidence lui sautant soudain aux yeux que sa sœur l’a choisi lui alors qu’il eût été exclu qu’elle le proposât à leur frère aîné (vraiment trop corpulent passé la quarantaine) ou au plus grand de ses petits-fils (trop svelte et peut-être trop large d’épaules), la question renvoyant alors incidemment à celle de l’identification physique (mais peut-être aussi psychologique, affective ou esthétique), d’un vêtement et d’une personne, qui ferait de ce pull sport chic gris à chevrons l’emblème de telle personnalité (ici l’Hidalgo hors de ses heures de travail, ne sortant pas à l’air du soir sans « une petite laine » ou se pointant à l’apéro de fin de matinée sur le Paseo de Benidorm), incompatible avec la « dégaine » de tel autre personnage supposé a priori le porter sans problème, comme la sœur en a jugé de son frère puîné…

    La question élargie serait donc, exacerbée par l’esprit d’escalier du frère en question – ce coupeur de cheveux en quatre, selon le frère aîné hélas décédé il y a une vingtaine d’années -, de savoir ce qui fait, d’un vêtement personnel même « à l’état de neuf », un objet-cadeau effectivement transmissible et à qui, précisément selon quels critères objectifs ou quel ressenti « au pif », étant entendu que la transmission gracieuse d’un pull genre sport chic convenant à un mâle blanc portant encore beau dans sa soixantaine apparente d'octogénaire ne peut se faire qu’à un individu à peu près de la même taille et de la même prestance sociale (et là ça coince un peu, songe le frère puîné) et du même goût (moi et les chevrons, ça fait deux…) , sans minimiser le fait du ventre plus ou moins plat…

    Ergo : le frère se dit ce soir qu’il va garder le pull sport chic à chevrons en souvenir de l’Hidalgo, quitte à le revêtir lors de la prochaine visite de sa sœur, histoire de lui faire plaisir vu que c’est pour lui faire plaisir qu’elle l’a pour ainsi dire « élu »…

     

    3. À la chasse

    Au moment d’endosser l’ample vareuse à profondes poches que sa sœur lui a offert en mémoire de l’Hidalgo, le frère, trouvant au vêtement le tour d’une veste de chasse, s’est aussitôt rappelé la partie mémorable qu’il aura vécue, quarante ans plus tôt, avec le fameux écrivain Vladimir Volkoff, monté en notoriété durant ces années, et qui surgit ce matin-là, à la porte du motel de Macon (Georgia) qu’il avait réservé à son invité, vêtu d’un véritable déguisement de chasseur de comédie, le costume à motifs de camouflage et le chapeau qu’on dira typique chapeau de chasse solognac, ou chapeau bob à larges bords rappelant les chapeaux de brousse et que le romancier portait légèrement de côté par coquetterie héritée de ses années de militaire en Algérie, comme le fusil de chasse apparié...

    Le frère, lui, n’avait point d’arme et s’était récrié la veille avec véhémence à la seule idée de tuer un animal, ni bécasse à la Maupassant ni même bécassine, pas une mouche, pas un pou – enfin en principe, et Volkoff, un rien piqué, avait admis la réserve de cette espèce d’objecteur de conscience qu’il emmènerait tout de même en forêt, en espérant le convertir un peu après avoir renoncé à le persuader de la noble nécessité, non seulement de la chasse mais de la guerre, et de son occasionnelle sainteté...

    Que la partie de chasse de ce jour-là ait été un fiasco total pour l’écrivain tueur, le frère s’en félicitait, Volkoff le présentant volontiers, revenu en France, comme son « porte-poisse », mais la sœur voulut savoir ce qu’il avait fait, lui, le rabat-joie, pendant que le chasseur chassait, alors le frère de faire le crâne : j’étais couché au pied d’un sycomore, en mon innocence rêveuse de déserteurs virtuel, et je songeais à ces vers de Victor Hugo inspirés par une sorcière de l'ile de Man qui, ayant recueilli un pigeon blessé par un chasseur, murmurait en sa magique tendresse : «N’est-ce pas Nature, / que tu hais les semeurs de trépas / Qui dans l'air frappent l'aigle et sur l'eau la sarcelle, / Et font partout saigner la vie universelle ? »

     

    4. La belle noyeuse

    Le frère, transi sous le ciel bas, l’air glacial comme réfracté par les flancs des monts noirs enneigés jusqu’au bord du lac où il se trouve à mater le manège de la cinglée, se félicite d’avoir accepté la veste de cuir de l’Hidalgo que lui a offert sa sœur l’avant-veille au soir, plus lourde à ses épaules lui semble-t-il, ses mains dans les profondes poches (il se maudit d’avoir refusé les gants) et se les gelant juste mentalement à voir vraiment, à l’instant, la silhouette à capuche noire se désaper sur le rivage.

    Cette folle a-t-elle résolu de se noyer le lendemain de Noel ? Le frère décrira la scène à sa sœur par Whatsapp, quitte à ce que ça lui donne froid (elle doit être arrivée à Marbella), comment il a vu le personnage à capuche se rapprocher de l’eau nanti d’un sac noir, comment il lui a semblé d’abord que c’était un mec à l’invisible visage, lequel a surgi soudain après la dépose du sac, et l’ouverture du sac, l’apparition d’un long limaçon rouge qui ne pouvait être qu’un caleçon de naïade, et c’est là que le frère à pensé nageuse plus que supposée noyée, et que le néologisme lui est venu en concluant, au vu de la splendide nudité glorieusement féminine de l’énergumène, qu’il s’agissait là d’une noyeuse.

    Tout cela relevant bonnement de l’Apparition, la noyeuse nageant maintenant là-bas comme si de rien n’était, sa seule tête au bonnet noir émergeant des flots transis comme d'une ondulante otarie, le frère, juste après s’être fait un selfie prouvant à sa sœur qu’il avait bel et bien endossé la veste de cuir de l’Hidalgo sans laquelle il eût canné de froid, s’interdit en revanche de fixer l’image de la belle noyeuse, comme s’il eût voulu se la garder rien que pour lui, telle étant la chair: faible et ravie...

     

     5. Sous le manteau

     Face au lac froid, sous le ciel noir, la veste de chasse de l’Hidalgo est devenue caban d’ombre sous lequel le frère se sentait chaste et pur, non pas soumis au don’t touch ( noli tangere) de la pudeur conventionnelle ni moins encore interdit de contact comme au temps du confinement totalitaire, mais retenu de surprise en somme de haut comique comme en enfance quand on découvre derrière le bosquet le bouc bougrant la bique ou que le piton du grand frère, le nichon de la sœur pointent du pigeonnier ou au balcon.

    De fait, autant l’apparition de la belle noyeuse excluait toute songerie sensuelle tant l’atmosphère tendait à la frigidité tactile, autant elle exaltait l’aspect drolatique de l’exhibition de chair fraîche – c’est le moins qu’on pût dire – dans sa tournure à la fois hardie et platement sportive voire hygiénique relevant du seul souci de « garder la forme ». Et quelle expression sérieuse elle avait ! Quel air de défi quand se redressant sur les cailloux durs elle l’avait aperçu la regardant mine de rien du bord du quai. concluant peut-être au voyeur vicieux ou même au potentiel harceleur, se détournant impatiemment sans remarquer le petit signe amical qu’il lui avait adressé en pensant à ses filles à peu près du même âge, retrouvées la veille avec les enfants petits et toute la smala fêtant la naissance miraculeuse du divin hippie.

    « Par ailleurs tu te souviens que notre mère aussi allait se la jouer sirène du lac passé 80 ans, le jour même où sa dernière attaque l’a terrassée », texte le frère à la sœur qui répond illico par le même canal numérique de Whatsapp : «Mais c’était en été… ».

    Et demain ils reprendront leurs échanges relatifs aux redoutables pudeurs de leurs aïeules, qui eussent peut-être désapprouvé l’exhibition de la belle noyeuse, mais est-ce si sûr en ce monde où, sous le manteau, la vie continue de ménager ses surprises ?

     

    6. Comme un sac de charbon !

     Dans le fragment de récit de vie de leur père, rédigé pour le frère qui l’a transmis à sa sœur aînée en pièce attachée, il est question d’une enfance petitement heureuse dont quelques images bien concrètes frisent le misérabilisme sans le chercher (le père est trop timide pour exagérer), comme celle des enfants jouant dans la cour de l’immeuble miteux de l’avenue de France, soudain surpris par le bruit sourd quoique violent de ce qu’ils croient d’abord un paquet de tapis jeté d’un des hauts balcons par quelque ménagère de mauvaise humeur, et qui se révèle le corps d’un vieillard impatient d’en finir avec sa pauvre vie, tombé là comme un sac de charbon…

    La sœur dira à son frère qu’elle ne s’attendait pas à la noirceur de ces épisodes familiaux, ce qu’il y apparaît de poisseux et de sordide, typique en somme des quartiers de l’Ouest suburbain, vers Renens et Crissier où cela « sent l’ouvrier », le dégoût de l’alcool sale et du sexe banalisé au lieu mal famé dudit Chalet vert où paressent les oncles du « deuxième lit », tout cela raconte un entre-deux guerres local dont on n’avait pas idée, relève la sœur, et le frère abonde en se rappelant, par tendre contraste, ses aïeux gentils de la période suivante où l’on passait du noir et blanc vicié à un semblant de couleurs...

    « Notre père, à son aveu, était un garçon trop adipeux, économiquement faible au milieu des fils de nantis du collège, que ceux-ci harcelaient à merci, et sa langue ne se déliait en insolences qu’auprès de sa mère qui le boudait alors pendant des semaines, à ce qu’il dit, et son père à lui se taisait - tout cela faisant de lui le futur empêché qui a trop subi sans oser envoyer promener son monde », commente le frère, et la sœur : « comme toi je découvre tout ça et ça me rapproche un peu plus de lui avec, dans son récit ce bruit épouvantable de sac de charbon qui tombe, non mais j’ai mal pour lui »

     

     7. Déchirons la Vieille !

     Ni l’une ni l’autre de ses deux sœurs n’étant ferrée en théologie, moins encore en exégèse patristique, le frère n’insistera pas sur une façon de parler de l’Apôtre qui va en somme de soi quand il dit qu’il faut « dépouiller le vieil homme », l’une et l’autre ayant assez de bon sens pour comprendre qu’il ne s’agit pas de faire les poches des seniors, mais en ce dernier jour de l’an c’est au parler du populo, plutôt qu’aux métaphores bibliques, qu’il se réfère quand il se fait fort de leur révéler à toutes deux, par messages numériques séparés accompagnant ses meilleurs vœux, cela qu’elles ignorent très probablement: à savoir que les charivaris populaires d’antan précédant le réveillon de la Saint-Sylvestre étaient assortis de danses et de cris destinés à « chasser la Vieille », qu’en certaines régions l’on disait plus férocement « déchirer la Vieille », et pis encore chez les enfants basques de naguère brandissant des chiffons en feu qui s’exclamaient en troupes : « brûlons le cul de la Vieille ! ».

    Or l’Hidalgo lui-même, Asturien de souche et lui aussi sorti d’une tribu populaire à coutumes anciennes et dictons à foison, pourrait-il y ajouter quelque souvenir évoquant à sa façon l’impatience du commun de tourner le dos aux jours passés déjà ridés ou juste bons à jeter aux oubliettes du temps, quitte à les en ressortir plus tard et à les embellir au gré d’une nostalgie croissant avec les années ?

    Trop tard pour le lui demander, mais ce soir nous en convenons autant en levant nos verres: que la veille est décidément une Vieille et que demain matin, même avec un an de plus, nous chanterons Forever young avec Bob Dylan et nos bons amis et amies, nos sœurs et nos kids en chœur ainsi que d’ailleurs ils apparaissent à l’instant sur les deux photos de groupes instagrammés que le frère reçoit de ses deux sœurs…

     

     

     

    1. L'Art d'être grand-père

     

    Ce premier jour de l’an qui est dédié à sainte Marie, l’octave de la Nativité, naguère fête de la circoncision de Notre Seigneur, étant désormais consacré à la Vierge, on ne sait trop (pense le frère de confession protestante par fatalité familiale) selon quelle décision conciliaire, reste dans la mémoire latente de l‘humanité occidentale comme le jour où le président des Etats-Unis Abraham Lincoln, le 1er janvier 1863, a proclamé l’émancipation des esclaves, mais c’est de toute autre chose que le frère a envie de parler ce matin à sa sœur aînée se royaumant, ces jours, dans une urbanisation chic de Marbella en compagnie de son deuxième petit-fils et de la mère de celui-ci, l’aîné s’exerçant au ski freestyle dans les Alpes du Bas-Valais, non : ce qu’aimerait savoir le frère est quel genre d’abuelito était l’Hidalgo, et sa sœur lui répond qu’il n’en avait pas vraiment l’air, si tu le compares à nos propre aïeux toujours vêtus de gris ou de noir, mais qu'il avait bel et bien sa dignité, ça c’est sûr, et les garçons ne lui dansaient pas sur le ventre, alors le frère le prend pour lui avec ses cheveux toujours trop longs et ses jeans mal repassés, songeant maintenant à l’esseulement probable de ses deux grands-pères aux tournants des nouvelles années qu’ils ont connus à son âge actuel : chacun dans son coin et sans dindes ni feux d’artifice – tant le « pépé de Lausanne » que le « pépé de Lucerne » à peu près oubliés par leurs tribus respectives en train de fêter le réveillon, et le frère ignore à vrai dire à quel moment exactement, où et comment chacun d’eux « s’en est allé », comme on le dit par euphémisme, et la sœur non plus n’aura pas assisté à leurs enterrements respectifs, le second ayant « tenu » vingt ans de plus que son ancien collègue de l’Hôtel Royal du Caire…

    Le soir le frère, à la table de ses amis Jackie et Tonio, aussi vieux de la vieille que lui, en vient à parler de ce statut d’aïeux dignes qu’ils ne lui semblent pas mieux incarner que lui, et l’on en vient à conclure que c’est affaire de génération : tous trois sont des boomers et se voient en ados décatis plus qu’en vénérables aînés prodigues de conseils et autres sagesses, mais de parler de tout ça les rapproche à l’intime et ça réchauffe leur début d’année de vieilles peaux effleurées par la nostalgie…

     

     

     

     

    1. L'abuelito de la chanson

     

    Ce matin la sœur était en train de procéder à d’intenses élongations de stretching sur sa terrasse des Mimosas face à la mer étale et sous le soleil slurpant la rosée de la pelouse du golf en pente jouxtant l’urbanisation de Carbopino, dans les environs proches de Marbella où le compère Julio Iglesias coule ses vieux jours en sussurant son Oh la la l'amour, mais c’est d'un autre début de chanson que le frère, l’interrompant dans son exercice hygiénique, lui a fredonné les paroles sur Whatsapp, du poète Goytisolo mis en mélodie par notre cher vieux Paco Ibanez,

    Me lo decía mi abuelito,

    me lo decía mi papá,

    me lo dijeron muchas veces

    y lo olvidaba muchas más...

     

    Et le nom du baladin, autant que le mot abuelito, leur a rappelé à tous deux, et avec l’Hidalgo en pensée, lequel restait alors d’une gauche naturelle de fils d’ouvrier des Asturies quand ils écoutaient ensemble les inoubliables adaptations des Lorca et autres Bergamin (et Machado et tant d’autres) par le vieil anar dans sa nonante et unième année depuis la veille, et la sœur de remarquer alors que sa belle-mère communiste en était fan folle elle aussi, avant de raconter au frère l’anecdote corsée de ladite mère de l’Hidalgo planquant quelque temps chez elle, par pure compassion faisant fi de ses idées, un commandant fasciste alors menacé physiquement par ses adversaires politiques qui, plus tard, par manière de reconnaissance, quand son pouvoir militaire local fut rétabli, protégea le fils conscrit en le gratifiant du titre d’ordonnance au dam des autres jeunes troufions fils à papas franquistes briguant le poste en question…

    Naturellement très à gauche à vingt ans, comme le frère d’ailleurs, l’Hidalgo, débarqué en Helvétie xénophobe, aura transité en un peu plus de six décennies vers la droite conséquente des capitaine d’entreprise, au gré de sa montée en grade de grand travailleur sur le terrain – le frère se rappelle son récit de surveillant-chef des chantiers vénézuéliens donnant ses ordres à cheval, avant son retour au pays où il devint une sorte de ponte de l’immobilier catalan puis asturien…

    Traître à sa classe d’origine ? Bien plutôt Asturien pure et dur, quoique très doux abuelito au dire de la sœur, et Paco ne lui en voudra pas , qui connaît trop bien les arnaques de l’idéologie et les opportunistes se la jouant amis du peuple.…

    Trabaja niño, no te pienses

    que sin dinero vivirás.

    Junta el esfuerzo y el ahorro

    ábrete paso, ya verás,

    como la vida te depara

    buenos momentos, te alzarás

    sobre los pobres y mezquinos

    que no han sabido descollar…

     

    Travaille mon enfant, ne pense pas

    que sans argent tu vivras.

    Combine efforts et économies

    passe ton chemin, tu verras,

    comment la vie t'apporte

    de bons moments, tu verras

    à propos des pauvres et des méchants

    qu'ils n'ont pas su y faire...

     

    Le Fil invisible

    (Chronique des tribus)

    1. En mémoire de l'Hidalgo

     

    Le frère dit à la sœur que sa vie tient à un fil : que vraiment il se sent en fin de partie, que le souffle lui manque, qu’il marche comme un vieux alors qu’il se sent l’esprit encore tout vif, mais la carcasse ne suit plus, il est évident que tout se déglingue, qu’il se réveille fatigué et qu’ensuite il se traîne ; mais elle, octogénaire pimpante qui a ce soir un sac avec elle, sort de celui-ci une ample vareuse de cuir fauve comme neuve, et des gants noirs genre ecclésiastique tout confort et sept paires de lunettes de lecture, et lui dit sans relever rien de ce qu’il lui a déclaré : je t’ai mis ça de côté, t’auras l’air comme lui d’un Hidalgo, tu vas voir le style, et le frère de se récrier : ah merci frangine mais les gants pas question, pas du tout le genre de la maison, et elle replongeant la main dans son sac : et ça encore, tu ne vas pas refuser, et voici qu’elle lui sort encore un pull sport chic gris à chevrons, un longue belle écharpe de matière noble et de couleur chaude, puis encore trois paires de bas de belle épaisseur et doux au toucher, et la voilà qui insiste pour les lunettes avec lesquelles il lira et écrira en pensant au cher disparu – de fait c’est comme ça, comme un transit visible et une digne passation de signes extérieurs d'élégance hispano-latino que le frère voit le geste impérieusement généreux de la sœur de lui confier les vêtements chics et autres objets usuels de l’Hidalgo dont elle vient de célébrer la première année du deuil : ce besoin de transmettre qui l’obsède lui-même de la même façon en ces jours où se pose pour lui la question de la cession de son propre legs personnel, à savoir le Corpus (« ceci est mon corps », sans majuscules) d’une vingtaine de milliers de livres ainsi qu'une bonne centaine de tableaux de maîtres moyens et modestes ou autres objets curieux dont un Bouddha séculaire aux flancs rongés par les termites et telle figure votive du peuple Inuit taillée au canif à manche de corne dans un os de baleine…

     

     

    1. Le pull sport chic

     

    Leur frère aîné lui reprochait à tout coup de se poser trop de questions, mais ça ne l’a pas empêché, en déballant le pull gris à chevrons très classe que lui a offert sa sœur, de se lancer dans une suite vertigineuse d’interrogations liées aux données du donner et du recevoir, au fait d’offrir de tout cœur un objet chargé de significations inattendues, au cadeau devenant objet transitionnel sans que le donneur (ou la donneuse de l’occurrence) ni le receveur ne le réalisent peut-être, à moins que celui-ci le saisisse aussitôt et réagisse peut-être à fleur de nerfs (ce cousin recevant un lot de cravates de la veuve de l’oncle longtemps emprisonné pour une sale affaire), mais pas de quoi s’affoler dans le cas du pull sport chic à chevrons que la sœur a cru bon de lui offrir en toute générosité sororale un rien maternante (« ca le changera de ses pulls troués »), et qui malgré tout « l’interroge », comme on dit aujourd’hui, l’évidence lui sautant soudain aux yeux que sa sœur l’a choisi lui alors qu’il eût été exclu qu’elle le proposât à leur frère aîné (vraiment trop corpulent passé la quarantaine) ou au plus grand de ses petits-fils (trop svelte et peut-être trop large d’épaules), la question renvoyant alors incidemment à celle de l’identification physique (mais peut-être aussi psychologique, affective ou esthétique), d’un vêtement et d’une personne, qui ferait de ce pull sport chic gris à chevrons l’emblème de telle personnalité (ici l’Hidalgo hors de ses heures de travail, ne sortant pas à l’air du soir sans « une petite laine » ou se pointant à l’apéro de fin de matinée sur le Paseo de Benidorm), incompatible avec la « dégaine » de tel autre personnage supposé a priori le porter sans problème, comme la sœur en a jugé de son frère puîné…

    La question élargie serait donc, exacerbée par l’esprit d’escalier du frère en question – ce coupeur de cheveux en quatre, selon le frère aîné hélas décédé il y a une vingtaine d’années -, de savoir ce qui fait, d’un vêtement personnel même « à l’état de neuf », un objet-cadeau effectivement transmissible et à qui, précisément selon quels critères objectifs ou quel ressenti « au pif », étant entendu que la transmission gracieuse d’un pull genre sport chic convenant à un mâle blanc portant encore beau dans sa soixantaine apparente d'octogénaire ne peut se faire qu’à un individu à peu près de la même taille et de la même prestance sociale (et là ça coince un peu, songe le frère puîné) et du même goût (moi et les chevrons, ça fait deux…) , sans minimiser le fait du ventre plus ou moins plat…

    Ergo : le frère se dit ce soir qu’il va garder le pull sport chic à chevrons en souvenir de l’Hidalgo, quitte à le revêtir lors de la prochaine visite de sa sœur, histoire de lui faire plaisir vu que c’est pour lui faire plaisir qu’elle l’a pour ainsi dire « élu »…

     

     

    1. À la chasse

    Au moment d’endosser l’ample vareuse à profondes poches que sa sœur lui a offert en mémoire de l’Hidalgo, le frère, trouvant au vêtement le tour d’une veste de chasse, s’est aussitôt rappelé la partie mémorable qu’il aura vécue, quarante ans plus tôt, avec le fameux écrivain Vladimir Volkoff, monté en notoriété durant ces années, et qui surgit ce matin-là, à la porte du motel de Macon (Georgia) qu’il avait réservé à son invité, vêtu d’un véritable déguisement de chasseur de comédie, le costume à motifs de camouflage et le chapeau qu’on dira typique chapeau de chasse solognac, ou chapeau bob à larges bords rappelant les chapeaux de brousse et que le romancier portait légèrement de côté par coquetterie héritée de ses années de militaire en Algérie, comme le fusil de chasse apparié...

    Le frère, lui, n’avait point d’arme et s’était récrié la veille avec véhémence à la seule idée de tuer un animal, ni bécasse à la Maupassant ni même bécassine, pas une mouche, pas un pou – enfin en principe, et Volkoff, un rien piqué, avait admis la réserve de cette espèce d’objecteur de conscience qu’il emmènerait tout de même en forêt, en espérant le convertir un peu après avoir renoncé à le persuader de la noble nécessité, non seulement de la chasse mais de la guerre, et de son occasionnelle sainteté...

    Que la partie de chasse de ce jour-là ait été un fiasco total pour l’écrivain tueur, le frère s’en félicitait, Volkoff le présentant volontiers, revenu en France, comme son « porte-poisse », mais la sœur voulut savoir ce qu’il avait fait, lui, le rabat-joie, pendant que le chasseur chassait, alors le frère de faire le crâne : j’étais couché au pied d’un sycomore, en mon innocence rêveuse de déserteurs virtuel, et je songeais à ces vers de Victor Hugo inspirés par une sorcière de l'ile de Man qui, ayant recueilli un pigeon blessé par un chasseur, murmurait en sa magique tendresse : «N’est-ce pas Nature, / que tu hais les semeurs de trépas / Qui dans l'air frappent l'aigle et sur l'eau la sarcelle, / Et font partout saigner la vie universelle ? »

     

     

    1. La belle noyeuse

     

    Le frère, transi sous le ciel bas, l’air glacial comme réfracté par les flancs des monts noirs enneigés jusqu’au bord du lac où il se trouve à mater le manège de la cinglée, se félicite d’avoir accepté la veste de cuir de l’Hidalgo que lui a offert sa sœur l’avant-veille au soir, plus lourde à ses épaules lui semble-t-il, ses mains dans les profondes poches (il se maudit d’avoir refusé les gants) et se les gelant juste mentalement à voir vraiment, à l’instant, la silhouette à capuche noire se désaper sur le rivage.

    Cette folle a-t-elle résolu de se noyer le lendemain de Noel ? Le frère décrira la scène à sa sœur par Whatsapp, quitte à ce que ça lui donne froid (elle doit être arrivée à Marbella), comment il a vu le personnage à capuche se rapprocher de l’eau nanti d’un sac noir, comment il lui a semblé d’abord que c’était un mec à l’invisible visage, lequel a surgi soudain après la dépose du sac, et l’ouverture du sac, l’apparition d’un long limaçon rouge qui ne pouvait être qu’un caleçon de naïade, et c’est là que le frère à pensé nageuse plus que supposée noyée, et que le néologisme lui est venu en concluant, au vu de la splendide nudité glorieusement féminine de l’énergumène, qu’il s’agissait là d’une noyeuse.

    Tout cela relevant bonnement de l’Apparition, la noyeuse nageant maintenant là-bas comme si de rien n’était, sa seule tête au bonnet noir émergeant des flots transis comme d'une ondulante otarie, le frère, juste après s’être fait un selfie prouvant à sa sœur qu’il avait bel et bien endossé la veste de cuir de l’Hidalgo sans laquelle il eût canné de froid, s’interdit en revanche de fixer l’image de la belle noyeuse, comme s’il eût voulu se la garder rien que pour lui, telle étant la chair: faible et ravie...

     

     

    1. Sous le manteau

     

    Face au lac froid, sous le ciel noir, la veste de chasse de l’Hidalgo est devenue caban d’ombre sous lequel le frère se sentait chaste et pur, non pas soumis au don’t touch ( noli tangere) de la pudeur conventionnelle ni moins encore interdit de contact comme au temps du confinement totalitaire, mais retenu de surprise en somme de haut comique comme en enfance quand on découvre derrière le bosquet le bouc bougrant la bique ou que le piton du grand frère, le nichon de la sœur pointent du pigeonnier ou au balcon.

    De fait, autant l’apparition de la belle noyeuse excluait toute songerie sensuelle tant l’atmosphère tendait à la frigidité tactile, autant elle exaltait l’aspect drolatique de l’exhibition de chair fraîche – c’est le moins qu’on pût dire – dans sa tournure à la fois hardie et platement sportive voire hygiénique relevant du seul souci de « garder la forme ». Et quelle expression sérieuse elle avait ! Quel air de défi quand se redressant sur les cailloux durs elle l’avait aperçu la regardant mine de rien du bord du quai. concluant peut-être au voyeur vicieux ou même au potentiel harceleur, se détournant impatiemment sans remarquer le petit signe amical qu’il lui avait adressé en pensant à ses filles à peu près du même âge, retrouvées la veille avec les enfants petits et toute la smala fêtant la naissance miraculeuse du divin hippie.

    « Par ailleurs tu te souviens que notre mère aussi allait se la jouer sirène du lac passé 80 ans, le jour même où sa dernière attaque l’a terrassée », texte le frère à la sœur qui répond illico par le même canal numérique de Whatsapp : «Mais c’était en été… ».

    Et demain ils reprendront leurs échanges relatifs aux redoutables pudeurs de leurs aïeules, qui eussent peut-être désapprouvé l’exhibition de la belle noyeuse, mais est-ce si sûr en ce monde où, sous le manteau, la vie continue de ménager ses surprises ?

     

     

     

    1. Comme un sac de charbon !

     

    Dans le fragment de récit de vie de leur père, rédigé pour le frère qui l’a transmis à sa sœur aînée en pièce attachée, il est question d’une enfance petitement heureuse dont quelques images bien concrètes frisent le misérabilisme sans le chercher (le père est trop timide pour exagérer), comme celle des enfants jouant dans la cour de l’immeuble miteux de l’avenue de France, soudain surpris par le bruit sourd quoique violent de ce qu’ils croient d’abord un paquet de tapis jeté d’un des hauts balcons par quelque ménagère de mauvaise humeur, et qui se révèle le corps d’un vieillard impatient d’en finir avec sa pauvre vie, tombé là comme un sac de charbon…

    La sœur dira à son frère qu’elle ne s’attendait pas à la noirceur de ces épisodes familiaux, ce qu’il y apparaît de poisseux et de sordide, typique en somme des quartiers de l’Ouest suburbain, vers Renens et Crissier où cela « sent l’ouvrier », le dégoût de l’alcool sale et du sexe banalisé au lieu mal famé dudit Chalet vert où paressent les oncles du « deuxième lit », tout cela raconte un entre-deux guerres local dont on n’avait pas idée, relève la sœur, et le frère abonde en se rappelant, par tendre contraste, ses aïeux gentils de la période suivante où l’on passait du noir et blanc vicié à un semblant de couleurs...

    « Notre père, à son aveu, était un garçon trop adipeux, économiquement faible au milieu des fils de nantis du collège, que ceux-ci harcelaient à merci, et sa langue ne se déliait en insolences qu’auprès de sa mère qui le boudait alors pendant des semaines, à ce qu’il dit, et son père à lui se taisait - tout cela faisant de lui le futur empêché qui a trop subi sans oser envoyer promener son monde », commente le frère, et la sœur : « comme toi je découvre tout ça et ça me rapproche un peu plus de lui avec, dans son récit ce bruit épouvantable de sac de charbon qui tombe, non mais j’ai mal pour lui »

     

    1. Déchirons la Vieille !

     

    Ni l’une ni l’autre de ses deux sœurs n’étant ferrée en théologie, moins encore en exégèse patristique, le frère n’insistera pas sur une façon de parler de l’Apôtre qui va en somme de soi quand il dit qu’il faut « dépouiller le vieil homme », l’une et l’autre ayant assez de bon sens pour comprendre qu’il ne s’agit pas de faire les poches des seniors, mais en ce dernier jour de l’an c’est au parler du populo, plutôt qu’aux métaphores bibliques, qu’il se réfère quand il se fait fort de leur révéler à toutes deux, par messages numériques séparés accompagnant ses meilleurs vœux, cela qu’elles ignorent très probablement: à savoir que les charivaris populaires d’antan précédant le réveillon de la Saint-Sylvestre étaient assortis de danses et de cris destinés à « chasser la Vieille », qu’en certaines régions l’on disait plus férocement « déchirer la Vieille », et pis encore chez les enfants basques de naguère brandissant des chiffons en feu qui s’exclamaient en troupes : « brûlons le cul de la Vieille ! ».

    Or l’Hidalgo lui-même, Asturien de souche et lui aussi sorti d’une tribu populaire à coutumes anciennes et dictons à foison, pourrait-il y ajouter quelque souvenir évoquant à sa façon l’impatience du commun de tourner le dos aux jours passés déjà ridés ou juste bons à jeter aux oubliettes du temps, quitte à les en ressortir plus tard et à les embellir au gré d’une nostalgie croissant avec les années ?

    Trop tard pour le lui demander, mais ce soir nous en convenons autant en levant nos verres: que la veille est décidément une Vieille et que demain matin, même avec un an de plus, nous chanterons Forever young avec Bob Dylan et nos bons amis et amies, nos sœurs et nos kids en chœur ainsi que d’ailleurs ils apparaissent à l’instant sur les deux photos de groupes instagrammés que le frère reçoit de ses deux sœurs…

     

     

     

    1. L'Art d'être grand-père

     

    Ce premier jour de l’an qui est dédié à sainte Marie, l’octave de la Nativité, naguère fête de la circoncision de Notre Seigneur, étant désormais consacré à la Vierge, on ne sait trop (pense le frère de confession protestante par fatalité familiale) selon quelle décision conciliaire, reste dans la mémoire latente de l‘humanité occidentale comme le jour où le président des Etats-Unis Abraham Lincoln, le 1er janvier 1863, a proclamé l’émancipation des esclaves, mais c’est de toute autre chose que le frère a envie de parler ce matin à sa sœur aînée se royaumant, ces jours, dans une urbanisation chic de Marbella en compagnie de son deuxième petit-fils et de la mère de celui-ci, l’aîné s’exerçant au ski freestyle dans les Alpes du Bas-Valais, non : ce qu’aimerait savoir le frère est quel genre d’abuelito était l’Hidalgo, et sa sœur lui répond qu’il n’en avait pas vraiment l’air, si tu le compares à nos propre aïeux toujours vêtus de gris ou de noir, mais qu'il avait bel et bien sa dignité, ça c’est sûr, et les garçons ne lui dansaient pas sur le ventre, alors le frère le prend pour lui avec ses cheveux toujours trop longs et ses jeans mal repassés, songeant maintenant à l’esseulement probable de ses deux grands-pères aux tournants des nouvelles années qu’ils ont connus à son âge actuel : chacun dans son coin et sans dindes ni feux d’artifice – tant le « pépé de Lausanne » que le « pépé de Lucerne » à peu près oubliés par leurs tribus respectives en train de fêter le réveillon, et le frère ignore à vrai dire à quel moment exactement, où et comment chacun d’eux « s’en est allé », comme on le dit par euphémisme, et la sœur non plus n’aura pas assisté à leurs enterrements respectifs, le second ayant « tenu » vingt ans de plus que son ancien collègue de l’Hôtel Royal du Caire…

    Le soir le frère, à la table de ses amis Jackie et Tonio, aussi vieux de la vieille que lui, en vient à parler de ce statut d’aïeux dignes qu’ils ne lui semblent pas mieux incarner que lui, et l’on en vient à conclure que c’est affaire de génération : tous trois sont des boomers et se voient en ados décatis plus qu’en vénérables aînés prodigues de conseils et autres sagesses, mais de parler de tout ça les rapproche à l’intime et ça réchauffe leur début d’année de vieilles peaux effleurées par la nostalgie…

     

     

     

     

    1. L'abuelito de la chanson

     

    Ce matin la sœur était en train de procéder à d’intenses élongations de stretching sur sa terrasse des Mimosas face à la mer étale et sous le soleil slurpant la rosée de la pelouse du golf en pente jouxtant l’urbanisation de Carbopino, dans les environs proches de Marbella où le compère Julio Iglesias coule ses vieux jours en sussurant son Oh la la l'amour, mais c’est d'un autre début de chanson que le frère, l’interrompant dans son exercice hygiénique, lui a fredonné les paroles sur Whatsapp, du poète Goytisolo mis en mélodie par notre cher vieux Paco Ibanez,

    Me lo decía mi abuelito,

    me lo decía mi papá,

    me lo dijeron muchas veces

    y lo olvidaba muchas más...

     

    Et le nom du baladin, autant que le mot abuelito, leur a rappelé à tous deux, et avec l’Hidalgo en pensée, lequel restait alors d’une gauche naturelle de fils d’ouvrier des Asturies quand ils écoutaient ensemble les inoubliables adaptations des Lorca et autres Bergamin (et Machado et tant d’autres) par le vieil anar dans sa nonante et unième année depuis la veille, et la sœur de remarquer alors que sa belle-mère communiste en était fan folle elle aussi, avant de raconter au frère l’anecdote corsée de ladite mère de l’Hidalgo planquant quelque temps chez elle, par pure compassion faisant fi de ses idées, un commandant fasciste alors menacé physiquement par ses adversaires politiques qui, plus tard, par manière de reconnaissance, quand son pouvoir militaire local fut rétabli, protégea le fils conscrit en le gratifiant du titre d’ordonnance au dam des autres jeunes troufions fils à papas franquistes briguant le poste en question…

    Naturellement très à gauche à vingt ans, comme le frère d’ailleurs, l’Hidalgo, débarqué en Helvétie xénophobe, aura transité en un peu plus de six décennies vers la droite conséquente des capitaine d’entreprise, au gré de sa montée en grade de grand travailleur sur le terrain – le frère se rappelle son récit de surveillant-chef des chantiers vénézuéliens donnant ses ordres à cheval, avant son retour au pays où il devint une sorte de ponte de l’immobilier catalan puis asturien…

    Traître à sa classe d’origine ? Bien plutôt Asturien pure et dur, quoique très doux abuelito au dire de la sœur, et Paco ne lui en voudra pas , qui connaît trop bien les arnaques de l’idéologie et les opportunistes se la jouant amis du peuple.…

    Trabaja niño, no te pienses

    que sin dinero vivirás.

    Junta el esfuerzo y el ahorro

    ábrete paso, ya verás,

    como la vida te depara

    buenos momentos, te alzarás

    sobre los pobres y mezquinos

    que no han sabido descollar…

     

    Travaille mon enfant, ne pense pas

    que sans argent tu vivras.

    Combine efforts et économies

    passe ton chemin, tu verras,

    comment la vie t'apporte

    de bons moments, tu verras

    à propos des pauvres et des méchants

    qu'ils n'ont pas su y faire...

     

    Le Fil invisible

    (Chronique des tribus)

    1. En mémoire de l'Hidalgo

     

    Le frère dit à la sœur que sa vie tient à un fil : que vraiment il se sent en fin de partie, que le souffle lui manque, qu’il marche comme un vieux alors qu’il se sent l’esprit encore tout vif, mais la carcasse ne suit plus, il est évident que tout se déglingue, qu’il se réveille fatigué et qu’ensuite il se traîne ; mais elle, octogénaire pimpante qui a ce soir un sac avec elle, sort de celui-ci une ample vareuse de cuir fauve comme neuve, et des gants noirs genre ecclésiastique tout confort et sept paires de lunettes de lecture, et lui dit sans relever rien de ce qu’il lui a déclaré : je t’ai mis ça de côté, t’auras l’air comme lui d’un Hidalgo, tu vas voir le style, et le frère de se récrier : ah merci frangine mais les gants pas question, pas du tout le genre de la maison, et elle replongeant la main dans son sac : et ça encore, tu ne vas pas refuser, et voici qu’elle lui sort encore un pull sport chic gris à chevrons, un longue belle écharpe de matière noble et de couleur chaude, puis encore trois paires de bas de belle épaisseur et doux au toucher, et la voilà qui insiste pour les lunettes avec lesquelles il lira et écrira en pensant au cher disparu – de fait c’est comme ça, comme un transit visible et une digne passation de signes extérieurs d'élégance hispano-latino que le frère voit le geste impérieusement généreux de la sœur de lui confier les vêtements chics et autres objets usuels de l’Hidalgo dont elle vient de célébrer la première année du deuil : ce besoin de transmettre qui l’obsède lui-même de la même façon en ces jours où se pose pour lui la question de la cession de son propre legs personnel, à savoir le Corpus (« ceci est mon corps », sans majuscules) d’une vingtaine de milliers de livres ainsi qu'une bonne centaine de tableaux de maîtres moyens et modestes ou autres objets curieux dont un Bouddha séculaire aux flancs rongés par les termites et telle figure votive du peuple Inuit taillée au canif à manche de corne dans un os de baleine…

     

     

    1. Le pull sport chic

     

    Leur frère aîné lui reprochait à tout coup de se poser trop de questions, mais ça ne l’a pas empêché, en déballant le pull gris à chevrons très classe que lui a offert sa sœur, de se lancer dans une suite vertigineuse d’interrogations liées aux données du donner et du recevoir, au fait d’offrir de tout cœur un objet chargé de significations inattendues, au cadeau devenant objet transitionnel sans que le donneur (ou la donneuse de l’occurrence) ni le receveur ne le réalisent peut-être, à moins que celui-ci le saisisse aussitôt et réagisse peut-être à fleur de nerfs (ce cousin recevant un lot de cravates de la veuve de l’oncle longtemps emprisonné pour une sale affaire), mais pas de quoi s’affoler dans le cas du pull sport chic à chevrons que la sœur a cru bon de lui offrir en toute générosité sororale un rien maternante (« ca le changera de ses pulls troués »), et qui malgré tout « l’interroge », comme on dit aujourd’hui, l’évidence lui sautant soudain aux yeux que sa sœur l’a choisi lui alors qu’il eût été exclu qu’elle le proposât à leur frère aîné (vraiment trop corpulent passé la quarantaine) ou au plus grand de ses petits-fils (trop svelte et peut-être trop large d’épaules), la question renvoyant alors incidemment à celle de l’identification physique (mais peut-être aussi psychologique, affective ou esthétique), d’un vêtement et d’une personne, qui ferait de ce pull sport chic gris à chevrons l’emblème de telle personnalité (ici l’Hidalgo hors de ses heures de travail, ne sortant pas à l’air du soir sans « une petite laine » ou se pointant à l’apéro de fin de matinée sur le Paseo de Benidorm), incompatible avec la « dégaine » de tel autre personnage supposé a priori le porter sans problème, comme la sœur en a jugé de son frère puîné…

    La question élargie serait donc, exacerbée par l’esprit d’escalier du frère en question – ce coupeur de cheveux en quatre, selon le frère aîné hélas décédé il y a une vingtaine d’années -, de savoir ce qui fait, d’un vêtement personnel même « à l’état de neuf », un objet-cadeau effectivement transmissible et à qui, précisément selon quels critères objectifs ou quel ressenti « au pif », étant entendu que la transmission gracieuse d’un pull genre sport chic convenant à un mâle blanc portant encore beau dans sa soixantaine apparente d'octogénaire ne peut se faire qu’à un individu à peu près de la même taille et de la même prestance sociale (et là ça coince un peu, songe le frère puîné) et du même goût (moi et les chevrons, ça fait deux…) , sans minimiser le fait du ventre plus ou moins plat…

    Ergo : le frère se dit ce soir qu’il va garder le pull sport chic à chevrons en souvenir de l’Hidalgo, quitte à le revêtir lors de la prochaine visite de sa sœur, histoire de lui faire plaisir vu que c’est pour lui faire plaisir qu’elle l’a pour ainsi dire « élu »…

     

     

    1. À la chasse

    Au moment d’endosser l’ample vareuse à profondes poches que sa sœur lui a offert en mémoire de l’Hidalgo, le frère, trouvant au vêtement le tour d’une veste de chasse, s’est aussitôt rappelé la partie mémorable qu’il aura vécue, quarante ans plus tôt, avec le fameux écrivain Vladimir Volkoff, monté en notoriété durant ces années, et qui surgit ce matin-là, à la porte du motel de Macon (Georgia) qu’il avait réservé à son invité, vêtu d’un véritable déguisement de chasseur de comédie, le costume à motifs de camouflage et le chapeau qu’on dira typique chapeau de chasse solognac, ou chapeau bob à larges bords rappelant les chapeaux de brousse et que le romancier portait légèrement de côté par coquetterie héritée de ses années de militaire en Algérie, comme le fusil de chasse apparié...

    Le frère, lui, n’avait point d’arme et s’était récrié la veille avec véhémence à la seule idée de tuer un animal, ni bécasse à la Maupassant ni même bécassine, pas une mouche, pas un pou – enfin en principe, et Volkoff, un rien piqué, avait admis la réserve de cette espèce d’objecteur de conscience qu’il emmènerait tout de même en forêt, en espérant le convertir un peu après avoir renoncé à le persuader de la noble nécessité, non seulement de la chasse mais de la guerre, et de son occasionnelle sainteté...

    Que la partie de chasse de ce jour-là ait été un fiasco total pour l’écrivain tueur, le frère s’en félicitait, Volkoff le présentant volontiers, revenu en France, comme son « porte-poisse », mais la sœur voulut savoir ce qu’il avait fait, lui, le rabat-joie, pendant que le chasseur chassait, alors le frère de faire le crâne : j’étais couché au pied d’un sycomore, en mon innocence rêveuse de déserteurs virtuel, et je songeais à ces vers de Victor Hugo inspirés par une sorcière de l'ile de Man qui, ayant recueilli un pigeon blessé par un chasseur, murmurait en sa magique tendresse : «N’est-ce pas Nature, / que tu hais les semeurs de trépas / Qui dans l'air frappent l'aigle et sur l'eau la sarcelle, / Et font partout saigner la vie universelle ? »

     

     

    1. La belle noyeuse

     

    Le frère, transi sous le ciel bas, l’air glacial comme réfracté par les flancs des monts noirs enneigés jusqu’au bord du lac où il se trouve à mater le manège de la cinglée, se félicite d’avoir accepté la veste de cuir de l’Hidalgo que lui a offert sa sœur l’avant-veille au soir, plus lourde à ses épaules lui semble-t-il, ses mains dans les profondes poches (il se maudit d’avoir refusé les gants) et se les gelant juste mentalement à voir vraiment, à l’instant, la silhouette à capuche noire se désaper sur le rivage.

    Cette folle a-t-elle résolu de se noyer le lendemain de Noel ? Le frère décrira la scène à sa sœur par Whatsapp, quitte à ce que ça lui donne froid (elle doit être arrivée à Marbella), comment il a vu le personnage à capuche se rapprocher de l’eau nanti d’un sac noir, comment il lui a semblé d’abord que c’était un mec à l’invisible visage, lequel a surgi soudain après la dépose du sac, et l’ouverture du sac, l’apparition d’un long limaçon rouge qui ne pouvait être qu’un caleçon de naïade, et c’est là que le frère à pensé nageuse plus que supposée noyée, et que le néologisme lui est venu en concluant, au vu de la splendide nudité glorieusement féminine de l’énergumène, qu’il s’agissait là d’une noyeuse.

    Tout cela relevant bonnement de l’Apparition, la noyeuse nageant maintenant là-bas comme si de rien n’était, sa seule tête au bonnet noir émergeant des flots transis comme d'une ondulante otarie, le frère, juste après s’être fait un selfie prouvant à sa sœur qu’il avait bel et bien endossé la veste de cuir de l’Hidalgo sans laquelle il eût canné de froid, s’interdit en revanche de fixer l’image de la belle noyeuse, comme s’il eût voulu se la garder rien que pour lui, telle étant la chair: faible et ravie...

     

     

    1. Sous le manteau

     

    Face au lac froid, sous le ciel noir, la veste de chasse de l’Hidalgo est devenue caban d’ombre sous lequel le frère se sentait chaste et pur, non pas soumis au don’t touch ( noli tangere) de la pudeur conventionnelle ni moins encore interdit de contact comme au temps du confinement totalitaire, mais retenu de surprise en somme de haut comique comme en enfance quand on découvre derrière le bosquet le bouc bougrant la bique ou que le piton du grand frère, le nichon de la sœur pointent du pigeonnier ou au balcon.

    De fait, autant l’apparition de la belle noyeuse excluait toute songerie sensuelle tant l’atmosphère tendait à la frigidité tactile, autant elle exaltait l’aspect drolatique de l’exhibition de chair fraîche – c’est le moins qu’on pût dire – dans sa tournure à la fois hardie et platement sportive voire hygiénique relevant du seul souci de « garder la forme ». Et quelle expression sérieuse elle avait ! Quel air de défi quand se redressant sur les cailloux durs elle l’avait aperçu la regardant mine de rien du bord du quai. concluant peut-être au voyeur vicieux ou même au potentiel harceleur, se détournant impatiemment sans remarquer le petit signe amical qu’il lui avait adressé en pensant à ses filles à peu près du même âge, retrouvées la veille avec les enfants petits et toute la smala fêtant la naissance miraculeuse du divin hippie.

    « Par ailleurs tu te souviens que notre mère aussi allait se la jouer sirène du lac passé 80 ans, le jour même où sa dernière attaque l’a terrassée », texte le frère à la sœur qui répond illico par le même canal numérique de Whatsapp : «Mais c’était en été… ».

    Et demain ils reprendront leurs échanges relatifs aux redoutables pudeurs de leurs aïeules, qui eussent peut-être désapprouvé l’exhibition de la belle noyeuse, mais est-ce si sûr en ce monde où, sous le manteau, la vie continue de ménager ses surprises ?

     

     

     

    1. Comme un sac de charbon !

     

    Dans le fragment de récit de vie de leur père, rédigé pour le frère qui l’a transmis à sa sœur aînée en pièce attachée, il est question d’une enfance petitement heureuse dont quelques images bien concrètes frisent le misérabilisme sans le chercher (le père est trop timide pour exagérer), comme celle des enfants jouant dans la cour de l’immeuble miteux de l’avenue de France, soudain surpris par le bruit sourd quoique violent de ce qu’ils croient d’abord un paquet de tapis jeté d’un des hauts balcons par quelque ménagère de mauvaise humeur, et qui se révèle le corps d’un vieillard impatient d’en finir avec sa pauvre vie, tombé là comme un sac de charbon…

    La sœur dira à son frère qu’elle ne s’attendait pas à la noirceur de ces épisodes familiaux, ce qu’il y apparaît de poisseux et de sordide, typique en somme des quartiers de l’Ouest suburbain, vers Renens et Crissier où cela « sent l’ouvrier », le dégoût de l’alcool sale et du sexe banalisé au lieu mal famé dudit Chalet vert où paressent les oncles du « deuxième lit », tout cela raconte un entre-deux guerres local dont on n’avait pas idée, relève la sœur, et le frère abonde en se rappelant, par tendre contraste, ses aïeux gentils de la période suivante où l’on passait du noir et blanc vicié à un semblant de couleurs...

    « Notre père, à son aveu, était un garçon trop adipeux, économiquement faible au milieu des fils de nantis du collège, que ceux-ci harcelaient à merci, et sa langue ne se déliait en insolences qu’auprès de sa mère qui le boudait alors pendant des semaines, à ce qu’il dit, et son père à lui se taisait - tout cela faisant de lui le futur empêché qui a trop subi sans oser envoyer promener son monde », commente le frère, et la sœur : « comme toi je découvre tout ça et ça me rapproche un peu plus de lui avec, dans son récit ce bruit épouvantable de sac de charbon qui tombe, non mais j’ai mal pour lui »

     

    1. Déchirons la Vieille !

     

    Ni l’une ni l’autre de ses deux sœurs n’étant ferrée en théologie, moins encore en exégèse patristique, le frère n’insistera pas sur une façon de parler de l’Apôtre qui va en somme de soi quand il dit qu’il faut « dépouiller le vieil homme », l’une et l’autre ayant assez de bon sens pour comprendre qu’il ne s’agit pas de faire les poches des seniors, mais en ce dernier jour de l’an c’est au parler du populo, plutôt qu’aux métaphores bibliques, qu’il se réfère quand il se fait fort de leur révéler à toutes deux, par messages numériques séparés accompagnant ses meilleurs vœux, cela qu’elles ignorent très probablement: à savoir que les charivaris populaires d’antan précédant le réveillon de la Saint-Sylvestre étaient assortis de danses et de cris destinés à « chasser la Vieille », qu’en certaines régions l’on disait plus férocement « déchirer la Vieille », et pis encore chez les enfants basques de naguère brandissant des chiffons en feu qui s’exclamaient en troupes : « brûlons le cul de la Vieille ! ».

    Or l’Hidalgo lui-même, Asturien de souche et lui aussi sorti d’une tribu populaire à coutumes anciennes et dictons à foison, pourrait-il y ajouter quelque souvenir évoquant à sa façon l’impatience du commun de tourner le dos aux jours passés déjà ridés ou juste bons à jeter aux oubliettes du temps, quitte à les en ressortir plus tard et à les embellir au gré d’une nostalgie croissant avec les années ?

    Trop tard pour le lui demander, mais ce soir nous en convenons autant en levant nos verres: que la veille est décidément une Vieille et que demain matin, même avec un an de plus, nous chanterons Forever young avec Bob Dylan et nos bons amis et amies, nos sœurs et nos kids en chœur ainsi que d’ailleurs ils apparaissent à l’instant sur les deux photos de groupes instagrammés que le frère reçoit de ses deux sœurs…

     

     

     

    1. L'Art d'être grand-père

     

    Ce premier jour de l’an qui est dédié à sainte Marie, l’octave de la Nativité, naguère fête de la circoncision de Notre Seigneur, étant désormais consacré à la Vierge, on ne sait trop (pense le frère de confession protestante par fatalité familiale) selon quelle décision conciliaire, reste dans la mémoire latente de l‘humanité occidentale comme le jour où le président des Etats-Unis Abraham Lincoln, le 1er janvier 1863, a proclamé l’émancipation des esclaves, mais c’est de toute autre chose que le frère a envie de parler ce matin à sa sœur aînée se royaumant, ces jours, dans une urbanisation chic de Marbella en compagnie de son deuxième petit-fils et de la mère de celui-ci, l’aîné s’exerçant au ski freestyle dans les Alpes du Bas-Valais, non : ce qu’aimerait savoir le frère est quel genre d’abuelito était l’Hidalgo, et sa sœur lui répond qu’il n’en avait pas vraiment l’air, si tu le compares à nos propre aïeux toujours vêtus de gris ou de noir, mais qu'il avait bel et bien sa dignité, ça c’est sûr, et les garçons ne lui dansaient pas sur le ventre, alors le frère le prend pour lui avec ses cheveux toujours trop longs et ses jeans mal repassés, songeant maintenant à l’esseulement probable de ses deux grands-pères aux tournants des nouvelles années qu’ils ont connus à son âge actuel : chacun dans son coin et sans dindes ni feux d’artifice – tant le « pépé de Lausanne » que le « pépé de Lucerne » à peu près oubliés par leurs tribus respectives en train de fêter le réveillon, et le frère ignore à vrai dire à quel moment exactement, où et comment chacun d’eux « s’en est allé », comme on le dit par euphémisme, et la sœur non plus n’aura pas assisté à leurs enterrements respectifs, le second ayant « tenu » vingt ans de plus que son ancien collègue de l’Hôtel Royal du Caire…

    Le soir le frère, à la table de ses amis Jackie et Tonio, aussi vieux de la vieille que lui, en vient à parler de ce statut d’aïeux dignes qu’ils ne lui semblent pas mieux incarner que lui, et l’on en vient à conclure que c’est affaire de génération : tous trois sont des boomers et se voient en ados décatis plus qu’en vénérables aînés prodigues de conseils et autres sagesses, mais de parler de tout ça les rapproche à l’intime et ça réchauffe leur début d’année de vieilles peaux effleurées par la nostalgie…

     

     

     

     

    1. L'abuelito de la chanson

     

    Ce matin la sœur était en train de procéder à d’intenses élongations de stretching sur sa terrasse des Mimosas face à la mer étale et sous le soleil slurpant la rosée de la pelouse du golf en pente jouxtant l’urbanisation de Carbopino, dans les environs proches de Marbella où le compère Julio Iglesias coule ses vieux jours en sussurant son Oh la la l'amour, mais c’est d'un autre début de chanson que le frère, l’interrompant dans son exercice hygiénique, lui a fredonné les paroles sur Whatsapp, du poète Goytisolo mis en mélodie par notre cher vieux Paco Ibanez,

    Me lo decía mi abuelito,

    me lo decía mi papá,

    me lo dijeron muchas veces

    y lo olvidaba muchas más...

     

    Et le nom du baladin, autant que le mot abuelito, leur a rappelé à tous deux, et avec l’Hidalgo en pensée, lequel restait alors d’une gauche naturelle de fils d’ouvrier des Asturies quand ils écoutaient ensemble les inoubliables adaptations des Lorca et autres Bergamin (et Machado et tant d’autres) par le vieil anar dans sa nonante et unième année depuis la veille, et la sœur de remarquer alors que sa belle-mère communiste en était fan folle elle aussi, avant de raconter au frère l’anecdote corsée de ladite mère de l’Hidalgo planquant quelque temps chez elle, par pure compassion faisant fi de ses idées, un commandant fasciste alors menacé physiquement par ses adversaires politiques qui, plus tard, par manière de reconnaissance, quand son pouvoir militaire local fut rétabli, protégea le fils conscrit en le gratifiant du titre d’ordonnance au dam des autres jeunes troufions fils à papas franquistes briguant le poste en question…

    Naturellement très à gauche à vingt ans, comme le frère d’ailleurs, l’Hidalgo, débarqué en Helvétie xénophobe, aura transité en un peu plus de six décennies vers la droite conséquente des capitaine d’entreprise, au gré de sa montée en grade de grand travailleur sur le terrain – le frère se rappelle son récit de surveillant-chef des chantiers vénézuéliens donnant ses ordres à cheval, avant son retour au pays où il devint une sorte de ponte de l’immobilier catalan puis asturien…

    Traître à sa classe d’origine ? Bien plutôt Asturien pure et dur, quoique très doux abuelito au dire de la sœur, et Paco ne lui en voudra pas , qui connaît trop bien les arnaques de l’idéologie et les opportunistes se la jouant amis du peuple.…

    Trabaja niño, no te pienses

    que sin dinero vivirás.

    Junta el esfuerzo y el ahorro

    ábrete paso, ya verás,

    como la vida te depara

    buenos momentos, te alzarás

    sobre los pobres y mezquinos

    que no han sabido descollar…

     

    Travaille mon enfant, ne pense pas

    que sans argent tu vivras.

    Combine efforts et économies

    passe ton chemin, tu verras,

    comment la vie t'apporte

    de bons moments, tu verras

    à propos des pauvres et des méchants

    qu'ils n'ont pas su y faire...