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Notules

  • Je préférerais mieux pas...



    En écoutant Bartleby le scribe, lu par Daniel Pennac.

    Du brave soldat Schweijk à l’indolent Oblomov, en passant par le protagoniste de Je ne joue plus du romancier croate Miroslav Krleza, la figure de celui qui dit non au jeu social, aussi doucement que fermement, a trouvé de belles illustrations, mais la plus émouvante reste sans doute celle du jeune scribe Bartleby, employé dans un bureau de Wall Street et limitant progressivement son activité en opposant, aux multilpes ordres et propositions de son patron, un doux et têtu « je préférerais pas… », traduction plus ou moins satisfaisante de « I would prefer not to… »
    De cette magnifique nouvelle d’Hermann Melvlle, où s’entremêlent le refus à la fois exaspérant et mystérieux de Bartleby (préfiguration du « zéro » social d’un Robert Walser) et l’indignation frottée de grande compréhension de son employeur, Daniel Pennac propose ici une lecture vivante et prenante, dont les coupes ne se voient quasiment pas. Après écoute des sublimes dernières pages évoquant ces êtres de plus en plus nombreux aujourd’hui qu’une société productiviste à outrance et impitoyable condamne au rebut, l’on n’a de cesse de (re)lire la nouvelle complète, disponible dans la collection de poche Folio (No 2903).
    A préciser enfin que Daniel Pennac fait précéder sa lecture d’une introduction non moins bienvenue.


    CD Gallimard, A voix haute. Daniel Pennac lit Bartleby le scribe d’Hermann Melville.

  • Antunes en son labyrinthe



    Souvent interviewé, le grand écrivain portugais se contente volontiers, en ponctuant ses propos de sourires aussi amicaux que désabusés, de resservir les mêmes réponses aux mêmes questions. Tout autre est l'accueil qu'il a réservé à Maria Luisa Blanco, qui a pris la peine de se déplacer à Lisbonne et l'a soumis durant plusieurs jours à de longues séances d'entretiens auquel l'écrivain s'est prêté « avec la discipline d'un collégien ».

    Abordant successivement son éducation stricte dans une grande famille aussi cultivée qu'affectivement glaciale, sa folle passion de lire, l'expérience bouleversante de la guerre en Angola (qui lui inspira Le cul de Judas), son premier livre (Mémoire d'éléphant), la séparation catastrophique (et peut-être nécessaire à sa liberté créatrice) d'avec sa première femme qui le soutint toujours et à laquelle il revint trop tard, entre cent autres thèmes, ces conversations sont d'un grand intérêt pour qui suit le développement d'une des œuvres littéraires les plus fascinantes de l'époque.

    Inventeur d'une écriture souvent difficile (il est le premier à le relever), Antonio Lobo Antunes est le contraire d'un homme de lettres coupé de la vie, et tout ce qu'on apprend ici de la sienne, avec un entretien final chez ses (redoutables) parents, enrichit les résonances de ses livres tissés d'innombrables éléments relevant de l'autofiction.

    Maria Luisa Blanco. Conversations avec Antonio Lobo Antunes. Traduit de l'espagnol par Michelle Giudicelli Editions Christian Bourgois, 298 pp.

    Un nouveau roman d’Antunes est à paraître à la rentrée chez Christian Bourgeois, sous le titre de Bonsoir les choses d'ici-bas.

  • Coups de coeur

     

    1065220777.JPGAnne-Marie Jaton au débotté

    Georges Simenon. Lettre à mon juge. Le Livre de poche. «Georges Simenon est souvent cantonné dans le rayon policier, alors que les tragédies du quotidien de ce grand écrivain  révèlent, sur le simple ton du constat, l’inquiétante fragilité humaine. Lettre à mon juge m’est particulièrement cher, parce que ce roman nous rappelle que nous pourrions tous, demain, être saisis de vertige, devenir des assassins, et que nous aimerions alors qu’au moins un homme sur la terre nous comprenne avant de nous juge1942363666.jpgr. On se sent ainsi tout proche de Charles Alavoine, respectable médecin qui a tué sa maîtresse après avoir été dominé par les femmes. »

    J. M. Coetzee, Elizabeth Costello. Points Seuil, 348p. «Après la série de romans à valeur de fables politiques qui ont fait sa célébrité mondiale et lui ont valu le Nobel, Coetzee a signé plusieurs livres plus personnels. Il y a sans doute de lui dans la célèbre romancière vieillissante de ce roman que j’aime parce que la protagoniste réfléchit sur ce que sont la littérature, la lecture, les mots qui nous façonnent et nous « guident », s’y interroge sur la compassion, la charité, l’ « obscénité » liée à la guerre plus qu’au sexe, la vérité612284386.jpg qui réside peut-être simplement dans l’existence de grenouilles grandes comme le petit doigt de la main...»

     La patience du brûlé de Guido Ceronetti. La Patience du brûlé. Albin Michel, 452p.  «Rien de convenu ou d’attendu dans  ces Carnets de voyage 1983-1987 d’un observateur acerbe de la « pollution » contemporaine, au sens le plus large, que lit un ami en prison et que j’essaye de relire à travers les yeux de celui-ci : fragments, tristesse du monde, fulgurances, compréhension de tout enfermement et de toute amputation, drôleries de marionnettiste, œuvre d’un écrivain terriblement aigu, immergé, à s’y noyer, dans une écriture-océane, où alternent les moustiques, Yom Kippur, Goya, le thé et les fraises, qui 800262380.JPGécrit que « nous sommes des êtres fragiles et terrifiants, faibles et effrayants »…

    Anne-Marie Jaton, professeure de littérature française à l'Université de Pise, a signé de nombreux ouvrages, notamment sur Lavater et Cendrars, dont les derniers sont consacrés à Nicolas Bouvier et à Charles-Albert Cingria, parus dans la collection Le Savoir suisse. Elle en prépare un nouveau sur Raymond Queneau.

  • L’école du vrai

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    Sur Le marin de Dublin, de Hugo Hamilton
    Trois premiers romans traduits nous ont révélé, déjà, le très grand talent de l’Irlandais Hugo Hamilton, de Berlin sous la Baltique à Sang impur (Prix Femina étranger 2004) en passant par le polar Déjanté. Or nous retrouvons, dans Le marin de Dublin, le jeune protagoniste de Sang impur, tiraillé entre une mère d’origine allemande et un père despote et nationaliste, bien décidé à s’affranchir de cette double tutelle : « Cet été, je vais m’enfuir et gagner mon innocence. Adieu le passé, la guerre et le ressentiment… »
    Comme de bien entendu, se libérer de l’héritage parental n’est pas si facile, et d’autant moins que les parents du narrateur sont diablement attachants, qu’il s’agisse de la mère qui délivre ses enfants de leurs cauchemars en les leur faisant dessiner la nuit, ou du père construisant son premier pick-up pour n’écouter que du folklore gaélique, avant que son fils y fasse tourner en douce les Beatles.
    C’est cependant à la dure, auprès des gens de mer, que le jeune Hugo va conquérir sa liberté, via l’Angleterre honnie par son paternel et l’Allemagne de ses ancêtres maternels. Tout cela porté par une poésie et une chaleur humaine irradiante, qui fait de ce beau roman une sorte de poème de l’apprentissage.
    Hugo Hamilton. Le marin de Dublin. Traduit de l’anglais (Irlande) par Katia Holmes. Phébus, 301p.

  • Céline illico

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    Céline, la légende du siècle

    Divers livres susbtantiels ont été consacrés à Louis-Ferdinand Céline, alors que manquait une synthèse brève et claire de ce qu’on sait aujourd’hui de cet écrivain longtemps maudit, quoique représentant le plus grand prosateur français du XXe siècle avec Marcel Proust. Or voici la pièce manquante: un ouvrage au format de poche de facture un peu bon marché (pour la typo et les repros) mais dont la substance est si dense et intéressante, et les jugements si équilibrés qu’il faut absolument le recommander, même aux céliniens. Après le triptyque biographique de François Gibault ou le récent Dictionnaire Céline de Philippe Alméras, entre autres études et témoignages, David Alliot raconte les débuts du jeune Destouches, sa guerre et ses périples (bien avant la médecine et l’écriture), le choc du Voyage au bout de la nuit en 1932 - la magouille du Goncourt qui fera école... le flop de Mort à crédit, l’indignité des pamphlets, l’Occupation et l’exil au Danemark, en mêlant très habilement les menées de l’homme et les avancées d’une écriture de plus en plus libre et inventive. Sans disculper le raciste antisémite, dont il resitue pourtant les pamphlets dans leur contexte et en illustre les aspects indéniablement intéressants, David Alliot fait aussi la part de la légende et des faits en renvoyant finalement, pour l’essentiel, à la lecture de l’oeuvre. D’originales annexes documentaires, une chronologie et une bibliographie sélective en facilitent aussi l’accès.
    David Aliot. Céline, la légende du siècle. Editions InFolio, coll. Illico, 186p.

  • Les idiots utiles

    medium_mao1.jpgMaos de Morgan Sportès

    « Ceux qui ont tout cru pensent tout croyable », écrivait Guy Debord dans Cette mauvaise réputation, et le premier mérite de ce roman de Morgan Sportès tient au rappel, citations « incroyables » à l’appui, en tête de chaque chapitre, de l’extraordinaire jobardise manifestée par divers pontes de l’intelligentsia occidentale à l’égard du maoïsme, de Philippe Sollers à Pierre Guyotat en passant par Roland Barthes, Serge July ou André Glucksmann. Or le sinistre souvenir de la Révolution culturelle chinoise, dont la dénonciation des crimes valut à un Simon Leys d’être traîné dans la boue avant qu’on reconnaisse sa lucidité, a été largement documenté depuis lors, aussi ne reprochera-t-on pas trop à l’auteur de cette satire grinçante de mettre les rieurs de son côté. Campant avec brio un ancien « mao » bien installé dans le fromage de l’édition parisienne, qui a choisi de dire « oui » à la nouvelle société autant qu’à sa compagne Sylvie, et que rattrape soudain un ancien camarade le chargeant d’une mission « de guerre », Morgan Sportès compose, à (très) gros traits mais avec pas mal de verve et de drôlerie, une espèce de bande dessinée romanesque qui se corse formellement à la faveur d’une sorte de mise en abyme de la narration. Reste que le sujet est traité très en surface, qui laisse finalement à penser que l’auteur n’est pas moins « léger » que ceux qu’il brocarde…

    medium_Maos.JPGMorgan Sportès. Maos. Grasset, 406p.

     

     

     

     

     

     

    Florilège de la jobardise

    Roland Barthes : « Les calligraphies de Mao, reproduites à toutes les échelles, signent l’espace chinois (un hall d’usine, un arc, un pont) d’un grand jeté lyrique, élégant, herbeux : art admirable présent partout ».
    (Le Monde, 25 mai 1974)

    Philippe Sollers : « Depuis 1968 la répression bourgeoise n’a pas cessé de frapper pratiquement en toute impunité, c’est-à-dire avec le soutien complice des révisionnistes ».
    (Peinture, Cahiers théoriques, no 6/7, 1973.)

    Pierre Guyotat : « Tout militant (communiste se doit d’exiger que cesse dans sa presse les calomnies contre la révolution culturelle chinoise, fait historique sans précédent, renouvellement radical du communisme ».
    (Littérature interdite, 1972)

    André Glucksmann : « Le nouveau fascisme, c’est aux salves de la Révolution culturelle prolétarienne chinoise qu’il répond »
    (Les Temps modernes, 1972)

    Nota Bene: A ces propos exquis doit s'ajouter le rappel du paragraphe des Samouraïs, roman de dame Julia Kristeva qui raconte une visite de la Grand Muraille par un quarteron d'intellectuels parisiens de haute volée, Sollers et Barthes en tête. A un moment donné, alors qu'un des promeneurs se demande avec ingénuité pourquoi Mao les a conviés aussi gentiment, Philippe Sollers émet cette sentence historique: comme quoi Mao se devait, pour toucher le monde entier et ses environs, de faire passer le message par le truchement des instances de consécration de l'avant-garde révolutionnaire parisienne, universellement prescriptives comme chacun n'est pas censé l'ignorer.

  • Le rêve du collectioneur

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     L’humour et l’imagination fantaisiste ne font pas florès dans les écrits actuels, aussi est-ce sans se faire prier qu’on gambade dans la foulée de Baptiste Flamini, charmant escroc qui s’est spécialisé dans le domaine haut en couleurs des collections et des collectionneurs qui les collectionnent. « Trouver des choses un peu spéciales pour des gens encore plus spéciaux »,  tel est son fonds de commerce, dont la première illustration est certes des plus spéciales, puisque le Grand Médium Voyant Ali lui demande de lui procurer une touffe historique de poils pubiens du King, alias Elvis Presley… On pense un peu à Marcel Aymé, un peu à Pierre Gripari, un peu au Stefano Benni du Bar sous la mer, un peu aussi aux bric-à-brac de Prévert ou de Gomez de La Serna en lisant ce premier roman de Bernard Foglino, qui va de trouvailles en menteries avec un art de conteur carabiné, sans toujours faire dans la dentelle surfine il est vrai… Mais rien n’est à jeter : telle est d’ailleurs la devise de Baptiste, qui sait que l’objet cherché par le collectionneur est essentiellement lié à la poursuite d’un rêve. Bouquins de nos enfances, films de notre jeunesse, albums décatis, vieilles pompes (godasse ou Studebaker), souvenirs souvenirs, saveurs de mémoire : tel est le Théâtre des rêves.

    Bernard Foglino. Le théâtre des rêves. Buchet /Chastel, 271p.

  • Confessions d'un extravagant

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    Arthur Cravan ressuscité

    « Si la fuite est mon état premier, la Suisse fut mon pays natal », écrit le vieil Arthur Cravan, tenu pour l’un des inspirateurs du mouvement Dada et qu’on croyait disparu dans les eaux du golfe du Mexique à la fin de l’automne 1918, alors qu’il entreprenait la traversée de l’Atlantique à la petite cuiller. Mon chef-d’œuvre aura été ce grand art de la disparition », note Cravan au début de ces confessions amorcées torse nu en 1966 dans la ville de Rousseau, alors qu’il affiche une dégaine de « colosse, mais empâté et ralenti » presque octogénaire. « Je n’écris pas pour l’argent », précise encore celui qui avoue s’être « fait boxeur par facilité physique, poète par prétention et anarchiste par fantaisie », réalisant ici le « projet scientifique » de devenir « le meilleur spécialiste » de lui-même. Ainsi commence-t-on par apprendre sa qualité de neveu d’Oscar Wilde et sa date précise de naissance, sous son vrai nom de Fabien Avenarius Lloyd, à Lausanne en 1887. D’emblée, on l’aura subodoré, le ton de ce roman revisitant l’époque des avant-gardes artistiques et littéraires du début du XXe siècle, dans le voisinage du critique Fénéon, de l’iconoclaste Marcel Duchamp ou de Picabia, entre autres muses de la bohème, est à l’érudition gouailleuse et à l’irrévérence, l’objet captant les reflets insolites du sujet.

    Philippe Dagen. Arthur Cravan n’est pas mort noyé. Grasset, 298p.

  • Kertsez et l’autre monstre

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    Si la notoriété mondiale d'Imre Kertsez, Prix Nobel de littérature 2002, est liée au témoignage bouleversant qu'il a donné, dans Etre sans destin, sur la déportation qu'il a subie en son adolescence à Buchenwald, en 1944, l'écrivain hongrois eut également à subir l'autre monstre totalitaire du XXe siècle, de manière moins brutale il est vrai, mais non moins insidieuse. Roman kafkaïen dont la forme même, littéralement saturée de parenthèses, figure l'enfermement du protagoniste, comme si chaque phrase avait besoin d'une justification, Le Refus raconte à la fois les tracasseries à n'en plus finir d'un écrivain en butte à la censure communiste, l'humiliation du déporté de retour des camps nazis qui a dû subir le déni avant de voir son manuscrit (Etre sans destin, précisément) écarté pour les motifs les plus douteux, et l'antisémitisme perdurant dans la société hongroise d'après la Deuxième Guerre mondiale. Roman du non-consentement, Le refus constitue, avec Etre sans destin et Kaddish pour l'enfant qui ne naîtra pas, le troisième élément d'un triptyque à lire comme tel.
    Imre Kertesz. Le refus. Traduit du hongrois par Natalia Zaremba-Huzsvai, en collaboration avec Charles Zaremba. Actes Sud, collection Babel, 350 pp.

  • Un peu plus à l’Est…

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    L’Est de Claudio Magris le Danubien a longtemps été celui de ce qu’on appelait l’ « autre Europe », par une forme de discrimination qui l’agaçait et contre laquelle il a beaucoup fait en illustrant le caractère profondément européen, justement, de sa chère Mitteleuropa.
    Rappelant en préambule quel préjugé négatif a longtemps marqué le « perfide Orient », l’écrivain voyageur affirme d’emblée le caractère « autre », du véritable Orient qu’il va évoquer cette fois en trois temps (en Iran, au Vietnam et en Chine), en récusant du même coup une notion qui lui semble rebattue non moins qu’abusive : du choc des civilisations.
    Qu’il approche la culture et les gens d’Iran (en automne 2004), ou qu’il voyage à la rencontre des habitants du Vietnam et de Chine (en hiver 2003) en cherchant la ressemblance humaine et le génie propre à chacun, Claudio Magris montre bien que ce qui s’entrechoque sont les éléments régressifs des sociétés et non les civilisations, et que l’incompréhension, la non-reconnaissance réciproque ou le besoin d’affirmer son hybris ne relèvent pas du déterminisme ou de la fatalité.
    A fines touches, de rencontres en lectures, de tout près ou avec le recul, Claudio Magris nous montre une fois de plus de quelle lecture du monde attentive procède le voyage et quelle empathie il requiert.
    Claudio Magris. Trois Orients. Rivages poche, 119p.

  • Jelinek anti-missiles



    A propos de Bambiland

    Amorcé au début de la guerre en Irak, ce texte « panique » relève du contrefeu par sa manière même, qui consiste à mimer la violence pour en illustrer le délire meurtrier, quitte à friser la tautologie. Dire la totale confusion présidant à une agression « libératrice » et à une guerre se présentant « pour la paix » est en effet le propos d’Elfriede Jelinek, que son Nobel de littérature (en 2004) n’a décidément pas assagie, au contraire. Dans un flux de discours entremêlés et parfois difficiles à dissocier, la romancière-dramaturge-polémiste joue à la fois sur le gorillage des « news » médiatiques, des multiples et contradictoires témoignages affluant au jour le jour, des informations techniques sur le dernier top de l’armement et sur le rappel de telle guerre antique menée sur les mêmes lieux par les Perses.
    Qui parle ? Dans quel esprit délirant ce cauchemar se déroule-t-il ? « C’est une chose que je n’arrive toujours pas à m’enlever de la tête : ils sont donc vraiment tous morts, les sentiments, vraiment tous ? » Et les services de propagande de Jésus W. Bush de marteler : «Croyez en Dieu, maintenant, Dieu en général, ça ne peut que vous être bénéfique ». Et les missiles « de croisade et de justice » de pleuvoir sur un peuple qui, de toute façon, « n’a aucune notion du primat de la personne »…

    Elfriede Jelinek. Bambiland. Jacqueline Chambon, 119p.

  • Bulles freudiennes

    On pourrait conclure au gadget sur un premier regard, et pourtant cet ouvrage de vulgarisation gagne plutôt à la lecture attentive, qui révèle une sorte de bédé éclatée, avec textes explicatifs et autres montages photographiques rappelant les collages surréalistes, dont la visée déclarée est une introduction à la révolution freudienne mêlant éléments biographiques, approche des œuvres et concepts-clé.
    Des origines familiales du premier des huit enfants de Jacob Freud, négociant en laine, et de la Vienne impériale où Sigmund (né en 1856) fait des études poussées en neuro-physiologie, qu’il poursuivra en asile psychiatrique ou auprès de Charcot à Paris, jusqu’à la cristallisation de ses premières théories, notamment avec l’histoire d’Anna O., le lecteur s’engage dans le labyrinthe freudien dont les personnages (Œdipe & Co) et les situations lui sont expliqués au fur et à mesure, un glossaire final complétant la visite.
    Celle-ci est à la fois vivante et assez sagement « alignée », en dépit de ses dehors hirsutes, ne laissant guère de place à la contestation des thèses de celui que Nabokov appelait le charlatan de Vienne. L’ouvrage n’en est pas moins attrayant, grâce aux raccourcis incisifs du texte et aux trouvailles souvent pleines d’humour de l’illustrateur.
    Richard Appignanesi (textes) et oscar Zarate (illustrations)
    Freud. Rivages poche, 181p.

  • Hôtels de l'errance

    Les chambres d’hôtels sont riches de virtualités poétiques ou romanesques, comme l’a illustré la Suite à l’hôtel Crystal d’Olivier Rolin, jouant à la fois sur les lieux et les genres, et dont le présent recueil, sur une idée de Jorge Semprun, constitue la prolongation à plusieurs voix et sur les tons les plus divers. A l’invite de Rolin, vingt-huit auteurs que réunit juste son estime, auxquels s’ajoute un anonyme, évoquent ainsi autant de chambres d’une nuit ou d’un séjour, constituent autant de récits.
    La rêverie est immédiatement amorcée dans un climat proustien par Jean-Christophe Bailly, au lieu imaginaire d’Olonne, sur la Sauve, un lendemain de soirée arrosée où, à la fenêtre de l’hôtel de la Pagode, «une ivresse blanche s’en allait jusqu’à l’horizon ». Lui succèdent François Bon avec un souvenir féminin lié à un insituable hôtel de Marseille, et Geneviève Brisac qui se rappelle un cruel « lapin » subi au Gramercy Park Hôtel de New York.
    Parfois en écho explicite au livre de Rolin, comme Emmanuel Carrère, ou dérivant en pleine affabulation érotico-lyrique, à l’instar de Patrick Grainville, le kaléidoscope est riche, où voisinent les signatures de Jean Echenoz, Pierre Michon, Linda Lê et vingt autres auteurs.
    Olivier Rolin et 27 auteurs. Rooms. Seuil. La Librairie du XXIe siècle, 245p

  • De n’importe quoi son miel


    Journal atrabilaire de Jean Clair
    « Le secret, c’est d’écrire n’importe quoi, parce que lorsqu’on écrit n’importe quoi, on commence à dire les choses les plus importantes », écrivait Julien Green dans son Journal, que Jean Clair cite à la fin d’une année (septembre 2004-2005) du sien.
    Qui connaît Jean Clair, auteur de mémorables Considérations sur l’état des beaux-arts. Critique de la modernité (Gallimard 1983, 89 et 2005), entre trente autres livres où les artistes (de Bonnard à Balthus ou de Duchamp à Music) et leurs œuvre ne cessent de nourrir une réflexion de franc-tireur pétri d’humanité autant que de joyeuse sapience, se doute que le n’importe quoi dont il émaille cette année n’a rien à voir avec le foutoir des temps qui courent, où tout-y-va. Non : ce qu’il dit est vital. Pour la santé d’abord.
    De fait c’est avec reconnaissance que le non-fumeur que je suis sans effort lit ces bonnes lignes, se jurant du même coup de se racheter demain un paquet de Lucky Strike :
    « La phobie du tabac semble le stade ultime de cette désodorisation générale de l’Occident, voulue par la petite bourgeoisie du XIXe siècle, qui fait que nous sommes allergiques à toutes les fragrances, des plus fortes au plus subtiles. Mais aimer les odeurs, c’est aimer la vie pour accepter la mort, c’est respirer ce qui est décomposition, exhalaison, vaporisation des sucs pour goûter le plaisir violent de l’éphémère, qui nous habitue à mourir.
    Mais nous repoussons la mort avec horreur.
    Nous mourrons inodores, non pas pourtant en odeur de sainteté, puisque nous n’aurons pas vécu ».

    Et d’illustrer ensuite les tabagies et les bamboches des Hollandais du Siècle d’or. Puis de rappeler, par contraste véhément, quel hygiéniste fut Adolf Hitler, ne fumant ni ne buvant mais prônant le totalitarisme médical. Ah ça, oui, demain, un pacson de Lucky’s !
    Dans le même élan de verve, Jean Clair célèbre le chieur de livres, le Cagalibri statufié à Venise en la personne du patriote homme de lettres Nicolo Tommaseo, en lequel le peuple voit un homme qui « pousse » sa pensée sans réussir à la faire sortir, à l’instar du penseur de Rodin : « Tous deux, mélancoliques, trahissent le lien, connu depuis Galien, entre humeur noire, intellectualité et désordre intestinaux. Le cagalibri sert d’ailleurs le plus souvent de perchoir à un pigeon, qui couvre sans effort quant à lui son noble chef de fiente ». Et Jean Clair d’associer, à cette figure, celle du Dieu le père de l’ancienne imagerie, servant de perchoir à l’Esprit Saint.
    Encore un livre-mulet : une des ces boîtes magiques dont chaque page nous fait multiplier les échappées. De l’armoire aux confitures de son enfance à Manhattan en été, des milliers de wagons observés à Auschwitz en 1915 par Stefan Zweig aux murs du quartier marseillais du panier où une main inconnue a graffité : « les filles, c’est comme de la chaucette, tu troues et tu gaïtes », Jean Clair saisit le n’importe quoi de la vie et en fait son miel.
    Et pro domo cela encore : « Si lire le journal est la prière de l’homme moderne, écrire un journal est un acte de foi d’un ordre supérieur. On ne se contente pas de se mettre à l’écoute des autres pour se couler paresseusement dans le flot de l’Histoire. On se met à l’écoute attentive de soi pour s’en écarter, nager à contre-courant. On parie que la vie d’un individu, si banale et monotone, si pauvre soit-elle, touche, par sa simplicité même, à l’éternité.
    Discipline que cette approche de la pensée du quotidien, quand il s’agit non d’en être traversé, mais de la saisir et de la formuler, de lui conférer une forme rigoureuse et si possible durable. Le Zibaldone de Leopardi est à cet égard le chef-d’œuvre absolu du genre. Mais qui a encore assez de courage, ou de mélancolie, pour s’astreindre à cet effort sans but ? »
    Jean Clair. Journal atrabilaire. Gallimard, coll. L’Un et l’Autre, 223p.

  • L’urgence de s’échapper

    A propos de L'Argent, l'urgence, de Louise Desbrusses
    On n’entre pas facilement dans ce livre aux segments de phrases secs et brefs, cisaillés de parenthèses figurant l’ in petto dédoublé de la narration en deuxième personne. Il vaut cependant la peine, malgré son aspect astringent, de suivre ce récit d’une femme engagée, à son corps plutôt défendant, mais pour l’argent et par urgence, dans une méga-boîte rappelant celle d’Amélie Nothomb dans Stupeur et tremblements, à la française. D’une tonalité plus froide et plus mordante, le récit module des observations assez limitées, et le regard sur les êtres y est peu généreux, voire réducteur quand il s’agit du sexe dit fort. Le premier homme que la protagoniste rencontre, dans le métro, ne peut que lui mettre la main à la cuisse, son compagnon est une limace (elle l’appelle maternellement « l’homme-à-élever », quoique disant l’aimer d’Amour majuscule…) et ses collègues se réduisent à des bouts de chemises ou de pantalons. Un seul trouvera grâce, qu’elle rencontre ailleurs et appelle l’Eclat noir, annonçant l’échappée finale. D’abord rebutant, ce premier roman à la forme frisant l’artifice, et parfois à la limite du maniérisme, révèle toutefois un regard et une voix en sourdine, elliptique et têtue, qui s’amplifie et finalement s’impose.
    Louise Desbrusses. L’argent, l’urgence. Editions P.O.L., 170p

  • Famille je vous haime


    A propos d’  Une pièce montée de Blandine Le Callet
    La famille française bourgeoise bon teint a déjà suscité pas mal de gravures acides, de Mauriac à Nourissier, qui trouvent une émule en la personne de Blandine Le Callet, dont le premier roman ne manque pas de vif et de justes observations, pour s’achever de manière hélas platement convenue, genre happy end pour magazine de coiffeurs.
    Le mariage à grand flaflas de Bérengère (laquelle fait tout avec l’ordinaire bataillon de bonnes femmes) et Vincent (qui traîne un peu les pattes) constitue le moment théâtral du roman, développé comme une suite de récits à multiples points de vue rappelant, en beaucoup plus « soft », les tableaux de Dolce agonia, sous la plume de Nancy Huston, ou du ravageur Festen, film « culte » de Thomas Vinterberg.
    Blandine Le Callet n’a pas le regard aussi féroce, mais ses traits ne sont pas moins contrastés, dans un climat bien actuel d’encanaillement où ce qu’on planquait naguère sous le tapis ou dans les armoires (le sexe et ses petites cornes) tend à s’étaler au grand jour. Deux canards boiteux (une lesbienne et la fillette « anormale » qu’on évite de laisser apparaître sur la photo), un curé et un sale type avéré accentuent les reliefs de ce portrait de groupe plutôt réussi, dont les diverses parties se trouvent reliées par le dénominateur commun du regard plein d’empathie de l’auteur.
    Blandine Le Callet. Une pièce montée. Stock, 320p.

  • Moribondage


    Lorsqu’il apprend que son paternel vient de subir une attaque à l’issue probablement fatale à court terme, Denis Midgley en est encore à subir les récriminations plus ou moins féroces des parents de ses élèves, mais il lui faudra encore affronter ses dragons d’épouse et de belle-mère avant de se retrouver au chevet de Frank, qu’elles adulent pour mieux le rabaisser, pauvre de lui. Pourtant une autre épreuve l’attend dans la chambre où son père demeure à l’état comateux : sa redoutable tante Kitty, qui incarne l’enquiquineuse terre à terre, remarquant par exemple, après qu’elle s’est étonnée de ne pas être « partie » avant son frère: « A mon âge, tout ce qu’on souhaite c’est un endroit où l’on puisse facilement passer l’aspirateur »…
    Les chambres d’hôpitaux, comme les tables de mariages ou d’enterrements, sont souvent des scènes de théâtre. Or le lecteur sera servi en l’occurrence, avec les proches réunis de l’agonisant auquel son frère Ernest, du genre rustaud, recommande de se « magner » de passer l'arme à gauche. D’un irrésistible humour, ce petit roman restitue parfaitement le mélange de poses convenues et d’incongruités, de rôles plus ou moins bien joués (médecins, infirmières et visiteurs mêlés), entre autres dialogues « pour ne rien dire » caractérisant ces situations tragi-comiques, qui frisent souvent le surréalisme…
    Alan Bennett. Soins intensifs. Traduit de l’anglais par Pierre Ménard. Denoël & d’’Ailleurs, 124p.

  • Le Japon des grands fonds

    Le dernier roman de Murakami Haruki

    On se replonge, à la lecture envoûtante de Kafka sur le rivage, dans le Japon crépusculaire, le Japon tragique, le Japon dostoïevskien du Kurosawa le plus noir ou du nobélisé Kenzaburo Oé. Le premier personnage qui y surgit est un adolescent en fugue, lequel s’évade de la maison paternelle avec, vrillée au corps et à l’âme, la malédiction dont l’a gratifié son géniteur, pour se réfugier dans une bibliothèque où l’accueille aussitôt un aîné bienveillant du nom d’Oshima. Porté par une sorte de furia intérieure, Kafka Tamura, l’adolescent en fuite, va vivre moult aventures à valeur initiatiques, qui entrent bientôt en résonance avec la seconde histoire du roman, narrée en alternance. Le protagoniste de celle-ci, le vieux Nakata, est le rescapé plus ou moins demeuré d’une mystérieuse contamination dont l’armée américaine est peut-être responsable, qui parle aux chats, fait pleuvoir des sardines ou des sangsues, et dont l’ombre est « moitié moins sombre que celle des gens ordinaires »…
    Oscillant entre réalisme magique, hantises psycho-sexuelles et fantastique déjanté, ce grand roman aux univers communicants (et notamment avec le labyrinthe d’un certain Franz Kafka…) représente une nouvelle « descente à la cave » de l’un des auteurs japonais les plus intéressants du moment.

    Murakami Haruki. Kafka sur le rivage. Traduit du japonais par Corinne Atlan. Belfond, 620p.


  • Je t’aime je me tue

    A propos de Blandine Solange

    C’est un sentiment ambivalent de compassion et de rejet qui nous vient à la lecture de cette Lettre d’une psychotique, adressée au psychanalyste Georges Verdani par Blandine Solange, son ancienne patiente, qui s’est pendue le 20 octobre 2000 dans son appartement de Francfort.
    Violente et lacérée de douleur, agressivement amoureuse à l’endroit de son destinataire qu’elle confronte post mortem à un échec qu’elle-même a tout fait pour réaliser, Blandine Solange y apparaît à la fois en exaltée (le terme plus précis d’hystérie vient vite à l’esprit du lecteur) et en femme hypersensible, en artiste qui se dit « dans la peinture jusqu’au cou, jusqu’au con » et qui oscille à tous égards entre le marketing exacerbé de son présumé génie et l’autodestruction, l’extravagance affichée (elle n’aime rien tant que performer à tout va dans les tenues les plus folles, ou toute nue et couverte de cendres…) et l’auto-analyse au scalpel, qui fait précisément l’intérêt de la lettre inachevée qu’elle a laissée après sa mort.
    Qu’attendait Blandine de son psychanalyste ? Elle affirme ici qu’elle le désirait, et précise avec sa candeur pseudo-lucide « indépendamment du transfert (qui m’emmerde d’ailleurs »), détaillant ensuite les modalités de la domination qu’elle eût aimer exercer sur lui en le léchant et le suçant et lui masturbant sa viande (ce sont ses termes) et le dessinant bandant en précisant avec la même crâne ingénuité qu’il ne s’agirait là que d’art. Et de raconter, avec moult détails, comment elle ramasse ses modèles pour en faire de l’art non sans les consommer plus ou moins, Andrea au cul époustouflant, Stefan dont elle n’a hélas fait du sexe peint qu’une « courgette verte », ainsi de suite.
    Que penser de ce magma ressaisi par un langage si net et structuré, qui tient certes de l’éjaculation verbale mais charrie une masse de souffrances lancinantes et de sentiments parfois délicats ?
    A lire la postface de Georges Verdiani, la perplexité du lecteur profane ne fait que s’accentuer, et notamment par le fait que le rôle provocant que Blandine Solange se prête, devant son psy, ne correspond pas du tout à celui du personnage que celui-là recevait, ou pas comme ça. Sans brutalité, quoique jouant son rôle, Verdiani fait bien la part du « cinéma » que se joue l’artiste et du talent manifeste de celle-ci, autant que de son hystérie (c’est lui cette fois qui amène le terme, après avoir répété à Blandine qu’elle n’était pas folle, quitte à la rendre marteau par cela même) et du magma de souffrance et d’inassouvissement dont elle n’a pu s’arracher finalement qu’en se suicidant.
    Que penser d’un tel livre ? Je n’en sais trop rien. Est-il légitime de présenter Blandine Solange comme une « suicidée de la société », ainsi que s’y emploie l’éditeur en quatrième de couverture ? Je me le demande. Et je note, enfin, que les œuvres de l’artiste sont à voir sur le site internet www.blandine-solange.com


    Blandine Solange. Inoculez-moi encore une fois le sida et je vous donne le nom de la rose
    Lettre d’une psychotique
    . Grasset, 118p

  • Le voyageur éternel


    Sur Les chemins du labyrinthe de Walter Benjamin
    Si Walter Benjamin (1892-1940) ne fut pas vraiment du genre étonnant voyageur au goût du jour, sa vie «elliptique » d’érudit errant n’a pas moins été ponctuée par toutes espèces de déambulation, de la randonnée alpestre au périple culturel, en passant par d’interminables flâneries parisiennes et autres quêtes dans les rues chaudes, jusqu’à tel « trip » au haschisch pour le moins inattendu…
    Or l’écrivain qui nous apparaît ici, « qui porte sur les choses les plus modestes, les paysages, les villes, les êtres, un regard d’une intensité sans pareille », note Jean Lacoste, est inattendu en chaque page, pour qui en a lu les textes plus austères et décisifs, tout en y montrant la même intelligence incessamment créatrice et la même qualité d’absorption.
    De Berlin, où il est né et qui constitue son premier foyer affectif et culturel, à Paris, qui sera sa deuxième patrie spirituelle et l’objet d’un grand projet inabouti (Paris, capitale du XIXe siècle. Le Livre des Passages), en passant par « l’asile studieux » de la Suisse, Riga et la « nouvelle optique » russe, Marseille, Ibiza et le dernier « passage » désespéré de Port-Bou, nous suivons un parcours admirablement documenté par Jean Lacoste, qui peut constituer une (ré)introduction à l’œuvre d’un penseur qui fut également, on le voit ici, un écrivain merveilleusement vivant.

    Walter Benjamin. Les chemins du Labyrinthe. Textes choisis et présentés par Jean Lacoste
    La Quinzaine/Louis Vuitton, coll. Voyager avec, 301p.


  • Au Bar des frères humains

    A propos de Friterie-Bar Brunetti de Pierre Autin-Grenier

    Il est des lieux, qui n’ont rien d’académique, où l’on en apprend plus, sur la vie en général et l’humaine engeance en particulier, que dans aucune Haute Ecole, et c’est par exemple la rue, comme l’a dit et répété un Walter Benjamin, ou c’est le bistrot, le bar, le troquet, le café de l’Univers, tels que les ont célébrés un Italo Svevo ou un Thomas Bernhard, un Georges Haldas ou un George Steiner et, dans ce petit livre tendrement teigneux, ce pilier de la mythique Friterie-Bar Brunetti qu’est Pierre Autin-Grenier, cousin lyonnais de Louis Calaferte et frère occulte des bohèmes patachons à la Miller, Cendrars et autres Delteil.

    Poète à la truculence douce-acide (ses Radis bleus, repris en Folio, sont à déguster avec un doigt de beurre vert), Pierre Autin-Grenier brosse ici une galerie de portraits (Madame Loulou la bienfaitrice des « éclopés de Cupidon », Raymond l’ancien d’Indochine, Domi le cantonnier, Ginette la Reine Mère et l’on en passe) dont les « gueules » ne se bornent pas au pittoresque mais évoquent l’humanité de partout.
    La nostalgie du ronchon magnifique est ce qu’elle a toujours été : c’est du bon jeune temps libertaire des années 60 finissantes qu’il s’agit ici précisément, mais il s’attable à la fin au Bar de l’Espérance et les « petits Rimbaud » sont conviés…

    Pierre Autin-Grenier. Friterie-Bar Brunetti. Gallimard, coll. L’Arpenteur, 97p.

  • Le quidam universel


    Depuis qu’un certain Andy Warhol s’est fendu de la prophétie à quatre sous selon laquelle le rêve du quidam du futur serait de connaître son quart d’heure de célébrité, le commun des mortels se trouve, de fait, un peu tarabusté par l’envie d’apparaître, ou mieux : d’être quelqu’un plutôt que n’importe qui. C’est le désir même, quoique peu conscient, d’Adam Volladier, fils d’employé de La Poste et lui-même devenu chef comptable, longtemps surprotégé par ses parents des bactéries et de tout imprévu. Or voici que, d’un jour à l’autre, cet homme absolument quelconque se trouve pris pour un autre, reconnu (à tort) par celui-ci comme le fameux Machin et identifié par celui-là comme le formidable Chose. De fil en aiguille, ce morne sujet se met à revivre et d’autant plus qu’une femme belle, le confondant avec son brillant amant Georges Fondel, lui-même disparu pour escroquerie, l’introduit dans une vie des plus élégantes, mais non sans danger. Ledit Fondel ne s’est-il pas rendu coupable de faire faucher L’origine du monde d’un certain Courbet ?
    On pense à l’Aller retour de Marcel Aymé en lisant ce délectable (premier) petit roman, dont la verve narrative, le regard très avisé sur la peinture et la vivacité, dans l’observation de la société contemporaine, en font un vrai régal.

    Claire Wolniewicz. Ubiquité. Editions Vivian Hamy, 142p

  • Tu seras un mec, ma fille…



    A propos de Boys, boys, boys

    La trentenaire qui se raconte dans ce récit effréné nous quitte, larguée sans comprendre pourquoi (!) en chantant à tue-tête la chanson de Renaud « elle était socialiste, protestante et féministe, un peu chiante et un peu triste, institutrice » et c’est en effet son portrait craché de fille hyper-décidée à instaurer « la puissance pour tous » au niveau de l’individu (pas très important) et du couple traditionnel qui « prive un peu plus les filles d’une parole déjà confisquée », mais surtout à l’égard du collectif dont l’instance prime à ses yeux. Ce qui la fascine en effet, chez les garçons, par lesquels elle enrage de ne pas être traitée tout à fait en égale, c'est le groupe sainement coude à coude au fond du café, la discussion, si possible politique, le concret, le « réel », les fins de soirées aussi genre les héros sont jamais fatigués. Or elle-même se voudrait encore plus « virile » qu’eux, rêvant d’un couple « branché sur le monde » auquel elle donnerait le rythme en « gérant » la relation « dehors/dedans », excluant tout signe extérieur de tendresse. Ce volontarisme néo-féministe, établi comme un «programme » sur les cendres de ses relations (plus ou moins saphiques) avec les filles, se déploie en ces pages avec une crâne non moins que pathétique détermination, dénuée de tout humour et crispée sur les « on doit » et autres « il faut ». Très bien filé au demeurant, ce premier livre de Joy Sorman est à l’image de sa protagoniste : nerveux, teigneusement efficace, non sans candeur naïve et signalant, à son corps défendant, la misère de telle pseudo-libération…
    Joy Sorman. Boys, boys, boys. Gallimard, 134p.

  • Plutôt rien

    Le Weyergans "tant attendu"

    A La Désirade, ce vendredi 30 septembre. - La France aime toujours la littérature, écrire un livre semble plus que jamais y signaler un « supplément d’âme », et même le personnage de l’écrivain qui n’écrit pas - l’écrivain « empêché », comme on dit,  y jouit d’une sorte de prestige, d’autant plus que toute Française ou tout Français se sent un peu dans ce cas, rêvant d’écrire un jour « son » roman et préparant, dans son bain, les réponses qu’elle ou il fera tantôt à Patrick Poivre d’Arvor ou à Guillaume Durand, après la parution de l’ouvrage rêvé chez Grasset.
    Chez Grasset justement vient de paraître le dernier roman longtemps « empêché » de François Weyergans, le type de l’écrivain en difficulté, à propos duquel ses proches ont toujours un peu peur (il est si fragile, le pôvchéri), et que Madame Public, quand elle lira enfin ce roman « que tout le monde attendait », n’aura de cesse de prendre dans ses bras pour le consoler.
    Dans Trois jours chez ma mère, François Weyergans explique comment François Weyergraf (son double romanesque, n’est-ce pas) n’arrive pas à écrire les divers romans (dont un qui parle de volcans) pour lesquels il a déjà reçu des à-valoir, et comment il est en train d’écrire Trois jours chez ma mère. Est-ce intéressant ? Pas moins que la voisine qui vous explique comment apprêter le homard à la nage ou le voisin qui vous confie, sous l’effet d’alcools divers, que sa femme accoutume de le branler dans les trains. Cela fait-il un livre ? Pas plus que la matière des chroniques de Bernard Frank en feraient des chroniques, sans le ton de Bernard Frank. Car François Weyergans a un ton. Et puis il a de l’humour, François Weyergans. Cela fait déjà deux bons points de plus qu’à Marc Levy, à cela près que celui-ci est mieux mal rasé que Weyergans et qu’il sait comme filer une intrigue combinant l’Amour, genre Love story, et le Drame, genre Urgences. Ainsi est-il douteux que Spielberg propose jamais à Weyergans de tirer un film de Trois jours chez ma mère. Celui-ci, en revanche, aura droit à une belle grande chronique de Jérôme Garcin, dans Le Nouvel Obs, où un élégant parallèle sera tiré entre ce livre « tellement attendu » et le fameux Paludes de Gide, vous savez, ce roman d’un auteur en train d’écrire Paludes
    Je suis, pour ma part, en train d’écrire n’importe quoi du fait d’une putain d’insomnie. J’ai dû relancer le chauffage tout à l’heure sur la position Hiver. Mes femmes vont partir ce matin pour le Midi tandis que je resterai à la niche comme un bon chien avec mon compère Fellow. Je vais passer trois jours avec mon chien. Trois jours avec mon chien: voilà le titre d’un roman dont l’écriture me demandera bien trois jours aussi…

    François Weyergans. Trois jours chez ma mère. Grasset, 263p.

  • L’esprit du conte


    Jean-Pierre Milovanoff parcourt Le pays des vivants

    Une cavale échevelée à travers la grande nature des hauts plateaux de la France du sud donne son rythme au début du dernier roman de Jean-Pierre Milovanoff, qui évoque à la fois Giono et Faulkner, et l’on attend beaucoup de la suite des tribulations de Martinez, qui a tué un homme en s’enfuyant d’un hôpital et dont le point de chute est le village perdu où il espère retrouver un compère qu’il a sauvé jadis, un certain Kochko, ancien boxeur du genre « grand fauve » humain, qui ne l’a pas attendu cependant pour aller rouler les mécaniques chez les anges… Du moins la dernière compagne de Kochko accueille-t-elle le fugitif, tandis qu’un autre personnage, du genre choryphée de populo, nommé Bichon, fait son entrée par la porte du cimetière du lieu, dont il est le fossoyeur, pour nous emmener le long d’un chemin à grands détours, en cantonnier philosophe du plus tendre pittoresque.
    Pittoresque et tendre : tel est aussi bien ce Pays des vivants peuplé de personnages qui ont plus de panache poétique que de réelle épaisseur humaine, au fil d’un récit qui relève à vrai dire du conte (et là nous pensons plutôt à Jean-Pierre Chabrol ou à Henri Gougaud, très en dessous tout de même de Faulkner et Giono…) plus que du roman, mais qui se lit non moins volontiers au demeurant.
    De fait, poète et romancier de grand métier, Jean-Pierre Milovanoff évoque les grands espaces et tel petit bled de la France méridionale avec autant de souffle que de chaleur, et son art du dialogue donne assez de vif à sa narration pour captiver le lecteur bon enfant. 
    Jean-Pierre Milovanoff. Le pays des vivants. Grasset, 288p.    

  • Avec un grain de poivre


    L’humour grinçant d’Etgar Keret

    On pense à la fois à Woody Allen, pour l’humour juif «au quotidien», et à Dino Buzzati, dont l’auteur partage l’imagination fertile voire délirante, en lisant cette trentaine de nouvelles faisant suite à l’excellent Crise d’asthme.
    A partir de situations souvent très ordinaires, comme celle qui consiste à faire l’amour pour la première fois, dans Un beau couple, Etgar Keret développe des observations à la fois cocasses et tendrement grinçantes. Ainsi la petite affaire du «beau couple» est-elle racontée à la fois (in petto) par les deux amants «en rodage», le chat, le téléviseur vexé qu’on zappe avant de ne plus le regarder, et la porte qui espère que le «coup» d’un soir se prolonge afin d’ajouter une «touche féminine» à l’appartement du monsieur…
    Entre autres multiples trouvailles narratives, on retiendra celle de la première nouvelle du recueil (Un grassouillet), qui évoque l’amitié du narrateur avec le petit gros féru de bière et de sport en quoi, toutes les nuits, sa femme se transforme… ou encore, dans Deuxième occasion, celle du bureau spécialisé en rattrapage existentiel, qui vous permet de pallier, sur commande, toutes les occasions manquées de votre modeste vie.
    Drôle et souvent mordant, voire scabreux mais sans vulgarité, genre Deschiens à l’israélienne «up to date», mêlant angoisses et raillerie, Un homme sans tête ne nous la fera pas perdre à notre tour, bien au contraire…
    Etgar Keret. Un homme sans tête, et autres nouvelles.
    Traduit de l’hébreu par Rosie Pinhas-Delpuech. Actes Sud, 202p.


  • Eloge du vaste

    A propos de La méthode Mila

    Le dernier roman de Lydie Salvayre est de ceux qui requinquent, comme on pourrait le dire d’une potion tonique. Dès l’attaque de ses premières pages, où le narrateur (homme de lettres bon teint) se met à vitupérer Descartes, accusé d’avoir tout soumis à la pensée unique et tout congelé dans le frigo de la Raison, le verbe cingle et caracole, jouant sur la rhétorique endiablée des pamphlétaires.
    A préciser que la rage de l’imprécateur s’ancre dans l’existentiel, avec la charge écrasante d’une mère malade et râleuse, du genre tyran affectif grave aussi impossible à « raisonner » que le phénomène même de la décrépitude.
    La philosophie nous aide-t-elle à vivre ? Telle est aussi bien la question qui se faufile entre les lignes de La méthode Mila, du nom d’une voyante haute en couleurs dont le protagoniste s’entiche et qui oppose « le vaste », à savoir la poésie, le baroque de la vie, la générosité spontanée et l’intelligence du cœur, à la contention frileuse et à la pétoche sécuritaire des temps qui courent. A ce propos, et en arrière-fond, une chasse aux Tsiganes menée par les bien-pensants du coin corse le jeu…
    Tout cela pourrait être convenu, sous l’égide du « politiquement correct », mais Lydie Salvayre est elle-même trop bonne sorcière – et sourcière de langage – pour ne pas nous « emballer » à force de pétulance rabelaisienne, d’humour savoureux et de vitaliste déraison.
    Lydie Salvayre. La méthode Mila. Seuil, 226p.

  • Quand Jauffret tourne à vide

    En lisant Asiles de fous

    C'est un sentiment très pénible que celui de voir un livre d’un écrivain qu’on a estimé s’égarer dans l’artifice et le vide, comme il me semble m’y enfoncer à la lecture d’ Asiles de fous, le dernier roman de Régis Jauffret, dont les situations et les personnages me font l’effet de fantasmagories gratuites à force d'exagérations et suant bientôt l’ennui.
    La femme qui y parle, qui se dit elle-même une « femme verbale » à la dernière page du roman en espérant finalement s’incarner « un instant », dit-elle, nous apprend du même coup que le Damien autour de l’absence duquel elle tourne deux cents pages durant n’est pas vraiment celui dont elle nous a parlé, tout en étant sûre « qu’il est toujours plus ou moins vivant, assez sans doute pour avoir écrit ce roman »…
    C’est aussi subtilement tordu que le serpent qui se mord la queue, mais plus grave : c’est ennuyeux, c’est de plus en plus assommant, pas un instant on n’y croit, on espère à la page 25 qu’on sera surpris à la page 30, mais à la page 50 ça se gâte et s’enlise définitivement, après l’évocation peu crédible d’un amour en vase clos, avec l’arrivée du père de Damien, beau-père beaufissime qui vient annoncer à Gisèle que son fils l’a chargé de déménager ses affaires, à commencer par l’armoire en pin des Landes, et de faire les questions et les réponses sur dix pages tandis que Gisèle reste là à se demander, comme le lecteur, ce que diable elle fiche dans ce roman…
    Les merveilles de la technologie me permettent, en même temps que de tapoter ces notes sur mon portable made in China, d’écouter How strong is a woman d’une Etta James à la voix aussi puissamment charnelle qu'émotionnelle, et tout à coup cela m’apparaît : que ce qui pèche chez Jauffret, là comme ailleurs d’ailleurs, tient au manque de chair et au manque de consistance émotive de sa protagoniste qu’il a choisi avec son seul cerveau de plaindre sans lui laisser exprimer jamais ce qu’elle ressent avec ses tripes ou son cœur à elle.
    Hélas, il y a là comme un parti pris cérébral du malheur et de l’horreur qu’on pouvait encore apprécier dans le ton panique et fou d’Histoire d’amour ou de Clémence Picot, mais à présent on dirait que la machine à broyer du noir de l’écrivain tourne à vide ou ne broie plus rien qu’une idée de noir…
    Régis Jauffret. Asiles de fous. Gallimard, 211p.

  • Yasmina Reza au clavecin

    Les mots pour patrie

    Yasmina Reza reprend, dans Nulle part, sa partie de clavecin personnel. C’est doux et ferme, finement incisif, cela sonne comme une confidence dans le froid, sous la neige peut-être, dans un jardin public ou dans un café, c’est égal.
    Elle parle de ses enfants petits qui s’éloignent en grandissant, et cette liberté bonne lui fait mal, puis elle écrit : « Je ne connais pas les langues, aucune langue, de mes père, mère, ancêtres, je ne reconnais ni terre ni arbre, aucun sol ne fut le mien comme on dit je viens de là, il n’y a pas de sol où j’éprouverais la nostalgie brutale de l’enfance, pas de sol où écrire qui je suis, je ne sais pas de quelle sève je me suis nourrie, le mot natal n’existe pas, ni le mot exil, un mot pourtant que je crois connaître mais c’est faux, je ne connais pas de musique des commencements, de chansons, de berceuses, quand mes enfants étaient petits , je le berçais dans une langue inventée »…
    Sa patrie ce sont donc les mots, la musique de la langue française, à un moment donné elle cite le Requiem de Fauré et c’est cela même, cette douceur et cette netteté sous la neige.
    Au théâtre, Arts m’avait paru trop brillant, mais Conversations après un enterrement, puis La traversée de l’hiver et L’homme du hasard m’ont touché comme du Tchekhov à la française, ça et là un peu lisses encore mais avec des résonances émotionnelles d’une autre profondeur, et le monologue du ronchon magnifique d’Une désolation est aussi une belle chose généreuse à la Gary, dont la mélancolie réservée se retrouve dans cette suite de méditations fuguées à fines touches...

    Yasmina Reza. Nulle part. Albin Michel, 77p.

  • Le secret de Wittgenstein

    Ludwig Wittgenstein peut-il être soupçonné d'avoir caché, à ses contemporains, le danger que représentait Adolf Hitler ? Le génial logicien autrichien n'était-il pas mieux placé que quiconque pour connaître « le monstre », lui qui l'avait côtoyé en son adolescence, au collège de Linz ? Telles sont les questions qui se posent assez insidieusement à la lecture de ce (remarquable) petit livre, en lequel il faut voir une variation romanesque bien plus qu'un début de mise en accusation.

    Ainsi que le confirme la récente notice biographique du très sérieux Dictionnaire Wittgenstein (Gallimard, Bibliothèque des idées, 2003), le jeune Ludwig fréquenta bel et bien le collège de Linz à la même époque que son aîné (qui semble le citer explicitement dans Mein Kampf), mais on sait que la cristallisation de l'antisémitisme de Hitler est bien ultérieure, et rien ne permet d'affirmer qu'il y eut entre les deux garçons un rapport personnel significatif.

    Antoine Billot n'en imagine pas moins une « scène primitive » qui expliquerait l'une des origines du ressentiment mortel de l'artiste raté, humilié par le fils du grand mécène viennois Karl Wittgenstein. Même aventurée, l'hypothèse donne lieu à la rencontre assez fascinante à Cambridge, en avril 1951, d'un jeune homme candide manipulé par d'anciens déportés vengeurs et du philosophe à la toute fin de sa vie, titubant entre lucidité et délires révélateurs. D'une très belle écriture, ce sombre bijou pourrait fâcher certains gardiens du temple, mais tant pis pour eux, n'est-ce pas ?

    Antoine Billot.Le désarroi de l'élève Wittgenstein. Gallimard, col. L'Un et l'autre, 208