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Notules - Page 2

  • Contre la fausse parole


    Les modes intellectuelles de la deuxième moitié du XXe siècle, avec leur foison de maîtres penseurs et autres gourous concélébrés de cafés en universités, ont complètement occulté certains penseurs de qualité, dont Louis Lavelle est l’un des plus beaux exemples. Ecrivain d’une haute spiritualité et d’un style admirable de fluidité et de claire profondeur, si l’on ose dire, Lavelle est de ces philosophes dont chaque page nous ramène au cœur de l’interrogation sur le mystère de l’être et le sens de la vie, dans une visée à la fois éthique et métaphysique. Des livres tels que L’intimité spirituelle, La conscience de soi ou, plus encore L’erreur de Narcisse, sont à redécouvrir dans leur fraîcheur persistante, au même titre que les ouvrages plus « techniques », tel l’excellent Panorama des doctrines philosophiques de celui qui tint la chaire de philo du Collège de France de 1941 à sa mort, en 1951.
    L’idée de rééditer La parole et l’écriture, traitant notamment de la corruption du langage contemporain, est aussi louable qu’est pertinente la substantielle introduction de Philippe Perrot. Des données fondamentales du langage à sa modulation par la voix (le souffle, le pépiement de l’enfant, la perception du mot comparé à l’ouïe ou à la vue) et aux vertus, mais aussi aux apories de la parole, Louis Lavelle éclaire une fois de plus notre lanterne avec une tranquille sagesse.
    Louis Lavelle. La parole et l’écriture. Le Félin/Poche, 222p

  • Calaferte par les deux bouts


    C’est en somme par les deux bouts que l’éditeur Gérard Bourgadier, ardent défenseur de la mémoire de Louis Calaferte, nous invite à poursuivre la lecture posthume de ce grand méconnu, dont l’oeuvre compte plus de cent titres dans les genres multiples de l’autofiction (dès son mémorable Requiem des innocents, suivi de Septentrion dont l’érotisme torride lui valut l’interdiction), de la nouvelle (le formidable recueil de Campagnes ou la dérangeante Mécanique des femmes), du théâtre, de la poésie, de l’essai, du pamphlet et des carnets, comptant aujourd’hui 11 volumes.
    Mélange de chroniqueur éruptif à la Céline (quoique plus proche d’un Cendrars ou d’un Henry Miller) et de poète à fulgurances, de contestataire hors-parti et de moraliste, voire de mystique, Louis Calaferte composa les cinq récits de No man’s land à l’époque de Septentrion, dont ils ont le même ton flamboyant et grinçant à la fois, notamment La soirée chez Brandès, où la guerre des sexes et la passion artiste s’enchevêtrent comme des lianes enflammées…
    Tout différent, plus grave d’inspiration, parfois nuancé d’amertume, mais également de mélancolie et de tendresse, est le ton de Circonstances, où nous retrouvons l’homme vieillissant en sa retraite provinciale (il vomit le parisianisme) d’Alceste chrétien affirmant finalement que « si Dieu n’existe pas, nous n’existons pas non plus »…

    Louis Calaferte. No mans’land (récits) et Circonstances (Carnets 1989).Editions Gallimard, L’Arpenteur, respectivement 207p. et 245p.

  • Eloge du savoir-boire



    La fièvre d’hygiène et de vertu qui sévit de concert avec l’industrie polluante et le commerce de la pornographie ne peut qu’inciter à la réaction vive : à bas tout ça et retour à Baudelaire qui disait qu’« il faut être toujours ivre » sans confondre pour autant ivresse et « défonce » imbécile.
    Dans le même esprit, Georges Picard enchaîne aussi bien : « La seule ivresse qui me convient est singulière. Je déteste les paradis collectifs, fussent-ils d’alcool, de drogue, de prière, d’enthousiasme politique ou sportif ». A l’opposé de la « masse éthylisée », l’ivresse du poète taoïste sous la lune ronde ou la sainte godille de Malcolm Lowry de bars en bars, sous le volcan, relèvent d’une compulsion qui n’a rien de recroquevillant ou d’anesthésiant mais au contraire visent à l’extase, à tout le moins à l’exacerbation joyeuse de la perception. Cela étant, Picard s’inscrit en faux contre l’idée, somme toute bourgeoise, que l’alcool (ou la drogue) aiguisent la pointe du génie, même si quelques exemples prouvent qu’il ne l’avachit pas forcément non plus. « La bonne ivresse ne libère que les meilleurs instincts », relève encore l’auteur, avant d’ajouter que « la plupart des individus boivent bêtement ».
    Confessant illico qu’il n’aura jamais bu pour se désennuyer, Georges Picard n’est jamais ennuyeux non plus dans cette suite de réflexions et de digressions qu’on ponctuera d’autant de verres d’eau claire ou de vin à belle robe, selon l’heure et l’humeur…

    Georges Picard. Du bon usage de l’ivresse. José Corti, 165p.

  • Chocolats pour l'âme


    Le virginal protagoniste du dernier roman de Christian Bobin chemine, très au-dessus des miasmes de notre bas monde, sur une arête de neige pure d'où il hume déjà l'odeur de sainteté des petits petons des chérubins. C'est un parfum à peine moins éthéré, baptisé Madone, qui lui a valu de tomber amoureux de Louise Amour dont la profession est d'être «nez ». Séduite par les livres tout empreints de mysticisme du jeune lettré, la Louise en question leur a emprunté diverses sentences aux fins publicitaires de lancer son produit. Ce trivial usage des sublimités du jeune homme (notre puceau touche à la trentaine, mais il constate qu'il avait oublié de vivre jusque-là) devrait le fâcher un max, tant il fuit la gadoue et ce qu'il appelle gentiment « l'Antarctique des gens normaux ».
    Mais le seul nom de Louise Amour, puis sa rencontre dans la « ville barbare » de Paris, lui révélant cet irrésistible sourire qui « enveloppait son visage d'une chaste cornette de lumière », et leur relation ensuite, vont pas mal bousculer ses saintes habitudes jusqu'au jour, crac, où le cœur de Louise lâche et le laisse là tout veuf, sinon tout bœuf (il lui arrive de voir des saintes en les vaches ruminant au pré).
    Frisant à tout moment le kitsch sulpicien, Christian Bobin nous offre ici ce que son personnage appelle « des chocolats pour l'âme ». A consommer modérément, histoire de savourer de fines touches de candeur bluette et d'assez  lumineuse écriture.
    Christian Bobin. Louise Amour. Gallimard, 150 pp.

  • L'ombre d'Eros

    De même que le narrateur de ce roman, un jeune photographe japonais établi à Cuba, est aussitôt fasciné par la très étrange, voire très cinglée Reiko Sakurai, une compatriote actrice qui débarque en ces lieux à la recherche d’un homme qu’elle appelle « le maître », le lecteur se trouve happé, presque à son corps défendant, par le flux d’énergie d’un récit à multiples enchâssements évoquant parfois les délires contrôlés d’un Thomas Bernhard.
    Sans s’occuper d’abord de l’identité de celui qui l’accueille, qu’elle imagine un envoyé du « maître », Reiko déverse, sur le supposé factotum, un véritable Niagara de confidences salées, frisant parfois la démence et reconstituant pourtant, avec une force d’évocation théâtrale (l’actrice faisant tous les rôles) et quelque chose de cinématographique aussi (dans le montage des séquences), le récit d’une vie chaotique marquée par une relation initiatique sado-maso et le recours à tous les excitants extrêmes.  
    Sous les dehors d’un récit indirect à l’érotisme exacerbé excluant toute intimité réelle, Thanatos, dernier volet de la trilogie englobant Ecstasy et Melancholia, en impose par la radicalité du propos sur les relations de dépendance, quelle qu’elles soient, et sur l’importance des cristallisations culturelles, illustrées ici par le contraste violent entre le fatalisme individualiste à la cubaine et  le collectivisme formaliste des Japonais. Glauque et saisissant à la fois par son écriture à couteaux tirés et son questionnement existentiel sur la valeur de toute vie…

    Ryû Murakami. Thanatos. Traduit du japonais par Patrick Honnoré. Editions Philippe Picquier, 231p.

  • La maison du poète

    Après avoir achevé, toute jeune fille, la lecture intégrale de la Recherche du temps perdu, lors d’un séjour au Portugal, Evelyne Bloch éprouva le désir de visiter la maison d’Illiers (inspiratrice de Combray) pour y retrouver le fantôme de Marcel, où l’accueillit un certain Monsieur Larcher citant d’entiers paragraphes de Proust par cœur en lui faisant visiter les lieux. Cette même ferveur l’a saisie, à son tour, pour devenir une véritable passion. Ainsi la biographe de Madame Proust et de Flora Tristan a-t-elle réuni une précieuse documentation sur les maisons d’écrivains en France et ailleurs, qu’elle nous fait découvrir ici avec une foison de détails et d’anecdotes.

    Du pavillon minimaliste de Beckett à la « maison-racine » de George Sand à Nohant, en passant par les Charmettes de Rousseau (sans oublier le musée de Montmorency), la maison de Rimbaud tout récemment inaugurée à Charleville, la fascinante villa de Malaparte à Capri, le Paraïs de Giono à Manosque, la cité Véron de Vian au flanc du Moulin Rouge, la « cristal room » de Victor Hugo à Guernesey, la (conjecturale) Devinière de Rabelais à Seuilly, les lieux nomenclaturés mais jamais « possédés » en propre par l’errant Cendrars - cent autres maisons enfin, toutes situées au moyen d’une carte et d’une documentation précise. Rien pour autant de sec dans cette épatante invitation au voyage, renvoyant à autant de lectures…

    Evelyne Bloch-Dano. Mes maisons d’écrivains, Tallandier, 349p

    Les maisons de Pierre Loti et de George Sand

  • Labyrinthe poétique


    Il y a du rêveur labyrinthique à la Borges, du poète métaphysicien à la Kafka, du conteur paradoxal à la Buzzati et de l'humoriste à la Vialatte chez Eduardo Berti que le très compétent Alberto Manguel déclare, dans sa postface au présent recueil, « l'un des auteurs les plus intéressants et les plus doués de la nouvelle génération littéraire d'Argentine ».

    Plus que des nouvelles développées, les quelque quatre-vingts brefs textes réunis dans ce petit livre épatant tiennent d'embryons de récits ou d'amorces de contes dont le lecteur, à partir du « noyau », est supposé développer tout seul les pouvoirs imaginaires. Le consommateur passif en sera pour ses frais, tandis que l'amateur de rêveries fantaisistes ne laissera de se prendre au jeu dédaléen de l'auteur.

    Du peintre suisse inconnu dont une œuvre ancienne est redécouverte et acclamée à Vienne où il finit par s'apercevoir qu'elle est exposée à l'envers, à la machine à copier des photos qui élimine les sujets défunts du cliché, en passant par les deux vieux jumeaux capables de déchiffrer l'énigme des crimes en « lisant » les traces de sang des victimes, Eduardo Berti — qui dit par ailleurs que la première chose qu'il fait en débarquant dans une ville étrangère est de chercher son homonyme dans l'annuaire — multiplie les pistes à suivre, un peu comme dans un poème topologique à la Escher.

    Eduardo Berti. La vie impossible. Traduit de l'espagnol (Argentine) par Jean-Marie Saint-Luc Actes Sud, 181 pp.

  • La splendeur voilée de Kafka


    C’est le propre des grandes œuvres que de susciter de multiples interprétations, mais certaines d’entre elles, jouant sur de multiples strates de sens, telles la Divine Comédie de Dante ou les romans et histoires si énigmatiques de Franz Kafka, y incitent particulièrement. Or le premier mérite de Roberto Calasso, type même de l’essayiste « mitteleuropéen », est de ne pas surajouter une nouvelle grille de lecture à l’univers de Kafka mais plutôt d’en éclairer des aspects essentiels de l’intérieur, si l’on peut dire, en éclairant son mystère « par sa propre lumière », pour reprendre l’expression de Karl Kraus.

    Deux romans majeurs, Le procès et Le château, constituent le « territoire » que l’auteur entreprend d’explorer de façon à la fois minutieuse et tâtonnante, intuitive et incessamment enrichie par les inépuisables connaissances de ce familier des mythologies et, plus largement, des rapports liant l’homme aux dieux, même si Calasso voit en l’univers de Kafka « un univers prémythologique , où la séparation hommes-dieux ne s’est pas encore faite », en deça pourtant du chaos.

    En écrivain, Roberto Calasso s’est livré à un travail de filtrage et de synthèse prodigieux de limpidité « finale », qui nous fait découvrir, sur la trame de ses lectures, ce qu’on pourrait dire l’esquisse du « motif dans le tapis » de l’œuvre kafkaïen, interrogeant les fins mêmes de la littérature.

    Roberto Calasso. K. Traduit de l’italien par Jean-Paul Manganaro, Éditions Gallimard, coll. Du monde entier, 382 p.

  • Frères ennemis

    Considérée, par Philip Roth, comme « la plus talentueuse des romancières européennes de langue anglaise », l'Irlandaise Edna O'Brien, qui scandalisa son pays d'origine à l'instar de Joyce (auquel elle consacra un essai lumineux) est encore trop peu connue en nos contrées. Or, la réédition en Poche d'un de ses livres les plus significatifs est la bonne occasion d'entrer de plain-pied dans son univers âpre et sensuel à la fois, où se heurtent les préjugés séculaires et les comportements « libérés » de nos jours.



    C'est en effet dans l'Irlande actuelle que Décembres fous réinvente, à sa façon, l'éternelle querelle immortalisée par La querelle des deux Ivan de Gogol.

    Joseph Brennan et Michael Bugler pourraient être les meilleurs amis, si ne pesait sur eux la fatale rivalité des tribus paysannes jalouses du moindre arpent et accrochées aux droits acquis par leurs ancêtres. Le beau Michael revenant au pays, juché sur un tracteur flambant neuf, a tôt fait de susciter le désir de certaines (deux louves du bled, et surtout la sœur de Joseph) et la méfiance, puis la défiance, la haine de Joseph.

    Avec un souffle poétique mêlé de lancinante sensualité (le sexe est omniprésent chez O'Brien), ce roman saisit aussi par son empathie dénuée de tout sentimentalisme, où le goût de la vie le dispute à la conscience du tragique des destinées.

    Edna O'Brien. Décembres fous. Poche 10/18.

  • L’enfer de Bosch


    Retour estival à Michael Connelly

    A peine remis de son écoeurement, après la conclusion de l’enquête à hauts risques (dans L’envol des anges) qui lui a permis de confondre divers personnages hauts placés du beau monde de Los Angeles sans que l’ordre établi ne soit vraiment dérangé, Harry Bosch se retrouve confronté, mais cette fois au tribunal, à un monstre de cynisme et de perversité en la personne d’un réalisateur de cinéma suspect de meurtre.

    Ce premier volet du diptyque que constitue ce superbe roman de Michael Connelly est l’occasion, pour ce maître de la fiction noire sur fond d’enquête de terrain, de décortiquer le fonctionnement de la justice-spectacle à l’américaine, avec son jeu redoutable de machiavélisme procédurier et de manipulation des jurés.

    Alternant avec les scènes du procès, une seconde intrigue nous fait retrouver Terry MacCaleb, l’ancien du FBI greffé du coeur (dans Créance de sang), reprenant du service sur la trace de Bosch qu’il soupçonne de s’être laissé prendre au piège de l’enfer décrit par son génial homonyme. Comme dans ses ouvrages précédents, l’auteur du fameux Poète pose la question des limites du mal dans un monde complètement sens dessus dessous, où l’éthique individuelle semble aussi menacée qu’un naufragé dans une mer en furie. Ni désespéré ni lénifiant, Connelly reste toujours captivant.

    Michael Connelly. L’oiseau des ténèbres. Seuil policiers, 404pp.

  • Collage à la sicilienne



    On retourne à Vigàta - rendu célèbre par une kyrielle de romans policiers aussi singuliers par leur matière d’observation politico-sociale que par leur «pasticcio» linguistique -, pour une nouvelle histoire racontée de façon originale. Sans texte de liaison, Camilleri procède en effet à un montage de textes de toutes formes et de toutes provenances (article de journal, rapport de police, lettre de menace, avis de recherche, entre autres), constituant un dossier soumis au lecteur.

    Après l’annonce, par Le Héraut de Montelusa, journal régional, de la représentation des Funérailles du Vendredi Saint à Vigàta, dans lesquelles le comptable Antonio Patò, par esprit de pénitence, tient chaque année le rôle de Judas, nous en apprenons un peu plus sur les origines de cette coutume locale puis lisons, en date du 22 mars 1890, le récit de la représentation assorti d’un rapport de de la Délégation royale à la sécurité publique relatif aux divers délits (larcins, crime d’exhibitionnisme, manifestation d’anarchie verbale) commis à l’occasion du spectacle. Or, un autre événement s’est produit à l’issue de la représentation où, englouti par une trappe de la scène, Judas («déchirante interprétation» du comptable, qui triompha pour «ses manières hypocrites et triomphantes») Antonio Patò a bel et bien disparu. Le dossier, on l’aura compris, est celui de l’enquête menée sur cette disparition.

    Andrea Camilleri. La disparition de Judas. Traduit de l’italien par Serge Quadruppani. Métailié, 247p.

  • Le coeur et l’esprit





    Pietro Citati est à la fois un merveilleux critique et un écrivain dont la profonde et mélodieuse musique baigne et rythme chaque page. Le dernier texte de ce recueil de Portraits de femmes, intitulé L’Art du portrait, éclaire à la fois sa façon de vivre la lecture, de déchiffrer une oeuvre et, par delà l’analyse fine de sa machinerie vivante, d’en déceler la part intime et plus secrète - le noyau dur sur lequel est inscrit la formule de l’auteur.

    Toutes les femmes écrivains dont Citati parle dans ce livre, dont certaines sont connues pour leur extrême délicatesse apparente, telles Jane Austen ou Katherine Mansfield, ont en commun ce même fonds implacable, pur et incorruptible en dépit de toutes les extravagances possibles, qui établit un cousinage entre les mystiques italiennes qu’il aborde au début, et la philosophe ouvriériste Simone Weil ou la compassionnelle et féroce nouvelliste du «sud profond» que fut Flannery O’Connor.

    Le secret de Pietro Citati, c’est qu’il aime. Cela étant, et qu’il parle de Proust (dans l’admirable Colombe poignardée) ou de Karen Blixen, de Kafka (dans sa biographie référentielle) ou de Marina Tsvetaeva, l’essayiste italien allie la «recréation vivante» et la «claire analyse», à savoir le coeur et l’esprit. Des femmes exceptionnelles, ici, nous valent autant de vues pénétrantes sur les liens de l’art et de l’humain. C’est intelligent, touchant, subtil, parfois effarant, toujours passionnant!

    Pietro Citati. Portraits de femmes. Gallimard, L’Arpenteur, 366pp.

  • Gide protéiforme


    «Protée dans sa diverse inconstance est le moins existant des dieux» écrivait André Gide qui s’identifiait lui-même à beaucoup d’égards à ce dieu mineur, et notamment par sa célèbre disposition à féliciter untel pour son livre avant d’aller le débiner dans son journal intime, où il notait aussi: «Je me fais souvent l’effet d’être un affreux hypocrite, par un besoin suraigu de sympathie». Flattant pour être aimé, Gide vivait ses pires contradictions dans l’amour, conscient des souffrances qu’il infligea à Madeleine mais n’en éprouvant aucun regret, allant même jusqu’à regretter que la morale stricte de sa femme lui ait interdit de lui rabattre, à la fin de sa vie, des enfants à peloter... Qu’on ne déduise pas de ces notes que Simon Leys fait ici le procès de Gide. Simplement, en recoupant divers témoignages (à commencer par celui de Béatrix Beck), il montre quel personnage complexe voire monstrueux, à certains égards, fut cet écrivain statufié par le Nobel.

    Avec la lucidité sans faille qui fit de lui le premier contempteur du maoïsme, Simon Leys amorce cette suite d’essais par de savoureuses variations sur les débuts de romans («C’était durant une nuit sombre et tempétueuse»…), une brève méditation sur Don Quichotte en relation avec la «religion des perdants», et certain délire mégalomane de Victor Hugo, que le génie du poète (et du peintre aussi) éclipse assurément.

    Simon Leys. Protée et autres essais. Gallimard, 151pp.

  • Un témoin singulier



    Garçon pur et dur, François Sentein écrivait dans sa fraîche vingtaine «que ça ne sert pas à grand-chose de vivre au-delà de quinze ans», et son étonnante maturité ne l'empêchait pas de considérer les «monstres adultes» avec l'implacable souci de justesse et de justice des enfants - chose redoutable dans la France littéraire de 1944 dont il observa les retournements de vestes et autres virages byzantins.
    Après les Minutes d'un libertin (1938-1941) et les Nouvelles minutes d'un libertin (1942-1943), nous retrouvons ce jeune passionné de littérature, ami de Jean Genet et de Cocteau, sous l'uniforme d'un cadre de centre de jeunesse, aussi distant des collaborateurs que des résistants, mais nullement cynique pour autant. Ainsi montre-t-il beaucoup plus de compassion pour son ami Max Jacob, qui vient de mourir en déportation, qu'un certain Picasso, de même qu'il va jusqu'à «planquer» Julien Benda en province. Son dévouement envers le taulard Genet (qui a risqué lui aussi le camp de concentration) est aujourd'hui éclipsé par les services possiblement visibles de Cocteau, mais le jeune homme fait toujours la part de la faiblesse humaine et du talent, ou du génie lorsque l'ingrat Genet l'humilie. Tableau d'une époque (en campagne autant qu'à Paris, où passent Sartre et Leiris, Montherlant ou Peyrefitte), ce journal non aligné est aussi l'oeuvre d'un critique pénétrant et d'un écrivain très singulier.

    François Sentein. Minutes d'un libéré (1944).Le Promeneur, 212p.

  • La petite dernière




    Il a pu se faire, dans une grande famille française du XXe siècle, que le père, à vingt ans, soit un héros de la guerre de 14-18, et que sa fille benjamine, au même âge, vive Mai 68 comme une libération salvatrice.

    Lorsqu’elle commence de s’adresser à celui qui fut, comme elle l’avouera, le véritable homme de sa vie, Fanny a cinquante ans, et l’imposant docteur Delbast, centenaire, dépend désormais de ses bons soins à la vive satisfaction de ses frères et soeurs qui l’ont toujours considérée, «numéro six», comme «une invitée arrivée en retard», longtemps maladive après une naissance problématique, et n’ayant jamais fait les choses comme les autres. Ainsi ses co-héritiers s’étonnent-ils de la voir réclamer, au moment d’un premier partage de ses affaires, les lettres de guerre de son père aux siens, qui vont lui permettre de devenir, en quelque sorte, sa mémoire. «Tu as vécu tes dix-huits ans dans un cimetière sans cercueil, écrit-elle ainsi, tu as connu la mort avant d’avoir pris le temps de vivre».

    Histoire d’un amour gagné sur maintes cuisantes humiliations, portrait tout en nuances d’un père par sa fille, parcours aussi d’une tribu catholique à travers le «siècle des grands massacre», il y a de tout cela dans ce petit livre dense et vif, à l’écriture sensible et forte. Après Bord de mer (Actes Sud, 2001), Véronique Olmi signe un deuxième roman d’une justesse de ton sans faille.

    Véronique Olmi. Numéro Six. Actes Sud,127p.

    Un nouveau roman de Véronique Olmi est à paraître en août chez Grasset

  • L'oreille du cyclone



    A en juger par la dédicace de ce petit livre du plus fameux des romanciers québécois actuels, «pour les docteurs Jean-Jacques Dufour et Gérard Mohr, qui m’ont sauvé la vie», le mal vécu par le protagoniste de ce roman l’a sans doute été, aussi, par l’auteur. Dès les premières pages, c’est aussi bien de l’intérieur, et quasi physiquement, que nous nous représentons la panique soudaine du réalisateur de cinéma Simon Jodoin, dont le nouveau tournage est soudain perturbé par un bourdonnement dans l’oreille gauche, qui se transforme bientôt en sifflement de bouilloire. A devenir marteau!

    Impatient de nature, Simon n’a de cesse de se faire dire qu’il n’a rien du tout, alors que le terme d’«acouphène» lui est infligé une première fois par un ami, mais le diagnostic du spécialiste qu’il consulte le met littéralement sur des charbons ardents: tumeur, format petit pois, à opérer, dont l’abalation ne signifiera pas forcément la disparition du sifflement de bouilloire. Vingt dieux d’horreur «pour l’amour du saint ciel»...

    Avec la même puissance de suggestion d’un William Styron racontant sa dépression, Michel Tremblay nous fait vivre l’épreuve de Simon (le crâne scié, l’opération réussie mais avec perte de l’ouïe à gauche, et l’acouphène subsistant que seule la patience «apprivoisera»...) dans le mouvement de la (bonne) vie qui continue.

    Michel Tremblay. L’homme qui entendait siffler une bouilloire. Leméac/Actes Sud, 183p.

  • Amarcord lyonnais




    Lecture-apéro d’été


    A en croire Alain Dugrand au terme un peu mélancolique de cette superbe virée à travers les paysages de sa mémoire, «la plus grande chose que l’humanité ait réussie est de garder en vie les êtres avec des mots». Et de fait, c’est un livre bouillonnant de vie que Rhum-limonade, où les mots, colorés et savoureux, importent autant que les êtres. De fait, mélange de verve populaire et de belle découpe, de ligne claire et de formules frappées au coin du lyrisme ou de l’épopée style Pieds Nickelés, la langue d’Alain Dugrand convient merveilleusement aux tranches d’histoire familiale et nationale qu’il débite pour nous régaler. Suivant une chronologie non linéaire, cela commence par un «été innocent» rassemblant mères et mômes loin des pères ouvriers (la famille venant de Villeurbanne, la «banlieue laborieuse» de Lyon), puis l’on en revient à la Grande Guerre avant de suivre le rameau familial à travers les années, de la «drôle de guerre» aux années 50 et jusqu’à l’époque où une première équipe, dont était l’auteur, lança le journal Libération.

    Ce livre n’est pas cependant celui d’un journaliste, mais d’un romancier «pleine pâte» aussi doué dans l’art du portrait (les magnifiques personnages de sa tribu, puis du clan de Jean la Gueule-en-or) que dans l’évocation, combien pittoresque, de ses souvenirs revivifiés. Avec un rien de distance, mais sans désabusement, cette chronique d’un demi-siècle s’avale comme un tonique!

    Alain Dugrand. Rhum-limonade. Fayard, 197pp.

  • Jardin secret



    Le premier roman de Cookie Allez

    L’idée de ce premier roman est si surprenante et si drôle qu’il faut absolument tenir le secret de ce qui s’y passe après la page 44, où l’on comprend soudain de quoi il retourne en saluant l’astuce d’un probable énorme éclat de rire - c’est du moins ce qui nous est arrivé.

    Il y a du conte à la Marcel Aymé dans cette histoire d’amour pleine de souriante gentillesse, qui nous vaut un portrait d’homme bon comme on en voit trop peu dans les livres d’aujourd’hui.

    D’aucuns trouveront peut-être invraisemblable, à tout le moins extravagante, la passion de cet Henri Montalban, Président de la fameuse Compagnie générale, et qui débarque un jour au septième étage de telle maison bourgeoise d’Auteuil qu’il a fait entièrement réaménager dans le plus grand mystère. Or, que manigance-t-il ? Que contiennent les caisses de bois qu’il reçoit chaque jour ? A quoi correspond le drôle de parfum qui se répand parfois dans les étages ? Ni la concierge ni ses autres voisins n’en sauront rien pendant deux ans, et seul le lecteur très futé devinera ce qui l’attend à la page 44...

    La découverte du secret de Montalban pourrait n’être qu’amusante. Or Cookie Allez va bien au-delà de la loufoquerie dans ce petit roman d’une écriture fine et gracieuse, d’une observation mordante et que baigne une belle lumière intime et tendre.

    Cookie Allez. Le ventre du Président. Buchet-Chastel, 120p.

    Bonne nouvelle: un nouveau roman de Cookie Allez est annoncé pour la rentrée 2005 chez le même éditeur. Son titre, Le masque et les plumes, devrait faire plaisir à Jérôme Garcin...

  • L’Espagne au coeur

    Pour apprécier d’emblée ce qui attache l’auteur à l’Espagne, il faut lire son évocation, en forme d’hommage vibrant, de la fameuse diatribe lancée à Salamanque, le 12 octobre 1936, par le grand humaniste Miguel de Unamuno à la face du général franquiste Millan Astray éructant sa haine. “Vous vaincrez parce que vous disposez de la force brutale”, tonna le courageux recteur en défiant l’assistance hyper-nationaliste, “vous ne convaincrez pas car il vous manque la raison”. Et Michel del Castillo de rappeler que vingt ans après, sorti du cauchemar de ses jeunes années dont ses livres sont remplis, il s’inscrivit à l’université de Salamanque pour y suivre un cours de grec ancien sous la protection posthume d’Unamuno.

    Dictionnaire d’amour frotté d’amertume tout espagnole et de passion grave, ce livre s’ouvre sur une longue déclinaison de l’A initial désignant la contamination du castillan par l’arabe, d’Alcazar à Abd-al-Rhaman, pour embrayer ensuite sur Albeniz et Almodovar...

    Très personnel et très nourri d’histoire, plus encore que d’art et de littérature, très intéressant dans sa présentation du franquisme, qu’il inscrit dans la droite ligne du fanatisme de Philippe II en le distinguant résolument du fascisme et du nazisme, le livre de Michel del Castillo est traversé par une méditation continue sur un pays dont les récentes métamorphoses n’ébranlent pas, à l’en croire, la nature profonde.

    Michel del Castillo. Dictionnaire amoureux de l’Espagne. Plon, 408p

  • Lectures inactuelles

    Séquences proustiennes



    «C’est par ses péchés qu’un grand homme nous passionne le plus, écrivait Octave Mirbeau. C’est par ses faiblesses, ses ridicules, ses hontes, ses crimes et tout ce qu’ils supposent de luttes douloureuses, que Rousseau nous émeut aux larmes, et que nous le vénérons et le chérissons.» D’une manière analogue, et bien plus que par voyeurisme ou fétichisme, les moindres détails, des plus sordides au plus touchants, qui se rapportent à la nébuleuse indistincte de la vie et de l’oeuvre de Proust n’en finissent pas de susciter la curiosité émue de ses lecteurs. Que serait-il devenu s’il n’avait succombé , le 18 novembre 1922, à la pieuvre («demander pitié à notre corps, c’est discourir devant une pieuvre»...) de son corps, lui qui était né la même année que Valéry (mort en 1945) et auquel Claudel (plus âgé que lui de trois ans) survécut jusqu’en 1955 ? Jean Cocteau lui aurait-il fait jouer son propre rôle dans Le sang d’un poète, et les siens eussent-ils été inquiétés par les lois antijuives ? Questions moins vaines qu’il n’y paraît, s’agissant d’un fantôme qui ne cesse de nous rendre le monde et l’humanité plus réels.
    Jamais filmé ni enregistré, Proust a été évoqué plus souvent qu’à son tour, et Jérôme Prieur, qui ne peut que regretter de n’avoir pu lui consacrer l’un des portraits cinématographiques de ses Hommes-Livres, se console et nous captive par cette suite de petites séquences d’un film ouvert à toutes les rêveries.

    Jérôme Prieur. Proust fantôme. Le Promeneur. Gallimard, 158p.





    Pschitt citron


    C’est une histoire qui finit comme elle a commencé, disons: sur la pointe des pieds. «Je m’étais attendue à une apocalypse», remarque la narratrice qui se demande ce qui va se passer. Puis de conclure: «En fait, il ne se passa rien: le téléphone n’a plus sonné. Ca n’a pas trop été brutal comme transition.»
    Or, le début de son récit annonçait plus ou moins la couleur: «Nous étions assis sur un banc des Halles, sous une espèce de pergola en bois. Il faisait bon. Il m’a dit je ne t’aime pas»...
    Elle au contraire est, sinon folle, du moins passablement mordue de ce drôle de type qui se surnomme lui-même l’Agrume, avec un citron pour effigie dont il a créée l’icône dans son ordinateur. Bruno de son prénom, étudiant la physique et le japonais et jouant sur plusieurs tableaux simultanés en matière de relations féminines, apparaît ici comme le type du vieux gamin à la fois original et égoïste qui trouve de la beauté dans les choses les plus inattendues, par exemple de la crème de lait à la surface d’une tasse, un bouchon de lavabo durci et craquelé ou des empreintes de tanks au milieu d’un désert. Tout à fait étranger aux convenances, il est d’un culot monstre en société et d’un manque total d’égards envers ses amies.
    Bref, on comprend que la jeune fille en pince pour l’Agrume, qui a son charme, mais on ne s’étonne guère de la conclusion douce-acide de cette fine novelette.

    Valérie Mréjen. L’Agrume. Editions Allia, 80pp.



    Intermède oriental

    «L’Egypte est peut-être le seul pays qui ressemble vraiment à ses cartes postales», écrivait Alexandre Vialatte dans un article de L’Epoque daté du 16 août 1938, un an après qu’il eut été nommé professeur au lycée franco-égyptien d’Héliopolis. Cependant, les observations qu’il consigne alors font valdinguer tous les clichés, marqués au sceau de la fantaisie poétique qui caractérisera plus tard ses merveilleuses chroniques, ainsi que l’illustre par exemple ce croquis: «Le buffle aux yeux lamartiniens, coiffé de cornes mélancoliques qui retombent comme les anglaises des jeunes filles Louis-Philippe, passe parfois, inconsolable et désolé; le buffle est un veuf de naissance»...
    Dix ans après la parution de son premier roman, Battling le ténébreux, et sans se douter qu’il sera mobilisé à l’automne 1939 (mais sa chère Allemagne l’inquiète depuis longtemps déjà) , le jeune écrivain vit son rêve oriental «au coin de l’infini et de la rue la plus fréquentée», ne se lassant pas d’interroger le désert tout en savourant la bonne vie grouillante du peuple égyptien. «La distinction, la bonté naturelle des petites gens en Egypte méritent une page de louanges», relève-t-il avec tendresse, tout en célébrant aussi la vitalité d’un pays moderne dont les étudiants le réjouissent autant que le fatalisme serein qui lui fera conclure malicieusement tant de chroniques ultérieures sur le fameux «et c’est ainsi qu’Allah est grand».

    Alexandre Vialatte. Au coin du désert. Egypte 1938. Le Dilettante, 93p.

    Enigmes d’amour

    Danièle Sallenave, qui poursuit une oeuvre exigeante et substantielle à l’écart des estrades, est familière des zones où s’interpénètrent la narration romanesque et le récit autobiographique, comme l’illustre aussi bien son dernier livre.
    De quoi est-il question dans ce double récit de deux vies que la narratrice entremêle et qui semblent ne rien avoir en commun ? D’amour en effet, mais d’amour comme redécouvert après la remémoration tâtonnante et la mise en mots, qui aboutissent à la fois à un surcroît de lucidité et d’acceptation, mais trop tard le plus souvent.
    En l’occurrence, les deux vies rapprochées ont valeur de symboles, et leurs fins s’apparentent puisque l’une est un suicide brutal et l’autre une mort volontaire différée. D’un côté, une belle femme faite pour vivre et séduire, que son corps a prise en traître pour faire d’elle, le salaud, une «vieille guenon ridée», et qui n’a pas survécu à la mort de celui qu’elle aimait - se jetant alors sous un train.
    De l’autre, un homme intelligent et raffiné, que la narratrice a aimé et qui a dégringolé après leur éloignement. Et dans les deux cas, derrière les faits qui n’expliquent rien: deux énigmes que, par l’introspection et la rêverie romanesque, Danièle Sallenave interroge avec beaucoup de délicatesse sensible. Il en résulte un livre qui fait écho à d’autres ouvrages de l’auteur (notamment à L’Amour fantôme), aux enjeux dépassant tout égocentrisme.

    Danièle Sallemave. D’Amour. Gallimard, 219p.


    Une errance rêveuse

    L’exergue de ce petit livre, emprunté à François Bon, en annonce bien la couleur, relevant qu’«à un âge de soi-même le besoin est là de partir et d’aller droit devant, de faire pour après ces réserves où comptent les ciels et le goût qu’a l’air». Or c’est sans réfléchir que le narrateur plaque à dix-sept ans ses parents, laisse tomber sa première place sur un chantier en banlieue, saute dans le train et se retrouve à Toulouse dont la lumière rose lui convient déjà mieux.
    Cela se passe à la fin des années 60, à une époque où le parti communiste fait encore figure de grande famille, comme l’illustre le magazine fadasse intitulé Nous les garçons et les filles, pendant «politisé» du fameux Salut les copains. Quant au militantisme du protagoniste, il va s’éroder peu à peu, pour céder au désenchantement, en automne 1968, à l’entrée des chars soviétiques à Prague.
    Entretemps, c’est de tout autre chose que de politique qu’il est question en ces pages marquées par une sorte de constant décalage entre celui qui parle et le monde qui l’environne. «J’ai toujours aimé l’inconu, j’ai toujours aimé partir, voir, être ailleurs que là où j’aurais dû être», remarque cette espèce de vagabond solitaire jamais assouvi (l’amour fou auquel il goûte ne dure que le temps d’une passade), dont l’errance évoque les dérives de Simenon ou la tristesse souriante d’un Henri Calet.

    Bernard Ruhaud. On ne part pas pour si peu. Stock, 88p.



    Servante et reine


    La romancière québecoise est-elle en panne d’inspiration, pour consacrer un livre entier à sa femme de ménage espagnole ? Bien au contraire, même si l’appellation de «roman», commerce oblige, ne correspond pas tout à fait à l’économie de ce récit, certes «romanesque», mais en somme dicté par la vie de Madame Perfecta.
    Cela étant, rien d’une «histoire de vie» au premier degré dans cette magnifique remémoration, très vivante, émouvante et non moins intéressante du point de vue historique, qu’Antonine Maillet a conçu, après la mort de Madame Perfecta, en forme d’hommage chaleureux à cette femme qu’elle a aussitôt «reconnue» dès leur première rencontre, qui est devenue ensuite la bonne fée de son foyer et plus encore: une amie, dont elle a découvert peu à peu la richesse personnelle et les blessures, notamment liées à des drames survenus pendant la guerre civile.
    Personnalité rayonnante, reine au milieu des siens et nullement humiliée par la tâche qu’elle accomplit chez les autres avec autant de conscience que de compétence, Madame Perfecta n’est pas «de l’étoffe dont on fait des écritures, mais de l’oralité», et pourtant c’est grâce aussi à son amie «mamozelle Tonine» qu’elle acquiert ici, après sa fin poignante sous les coups répétés du cancer, son aura et sa «gloire» auprès du lecteur...

    Antonine Maillet. Madame Perfecta. Leméac/Actes Sud, 153p.