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Lectures inactuelles

Séquences proustiennes



«C’est par ses péchés qu’un grand homme nous passionne le plus, écrivait Octave Mirbeau. C’est par ses faiblesses, ses ridicules, ses hontes, ses crimes et tout ce qu’ils supposent de luttes douloureuses, que Rousseau nous émeut aux larmes, et que nous le vénérons et le chérissons.» D’une manière analogue, et bien plus que par voyeurisme ou fétichisme, les moindres détails, des plus sordides au plus touchants, qui se rapportent à la nébuleuse indistincte de la vie et de l’oeuvre de Proust n’en finissent pas de susciter la curiosité émue de ses lecteurs. Que serait-il devenu s’il n’avait succombé , le 18 novembre 1922, à la pieuvre («demander pitié à notre corps, c’est discourir devant une pieuvre»...) de son corps, lui qui était né la même année que Valéry (mort en 1945) et auquel Claudel (plus âgé que lui de trois ans) survécut jusqu’en 1955 ? Jean Cocteau lui aurait-il fait jouer son propre rôle dans Le sang d’un poète, et les siens eussent-ils été inquiétés par les lois antijuives ? Questions moins vaines qu’il n’y paraît, s’agissant d’un fantôme qui ne cesse de nous rendre le monde et l’humanité plus réels.
Jamais filmé ni enregistré, Proust a été évoqué plus souvent qu’à son tour, et Jérôme Prieur, qui ne peut que regretter de n’avoir pu lui consacrer l’un des portraits cinématographiques de ses Hommes-Livres, se console et nous captive par cette suite de petites séquences d’un film ouvert à toutes les rêveries.

Jérôme Prieur. Proust fantôme. Le Promeneur. Gallimard, 158p.





Pschitt citron


C’est une histoire qui finit comme elle a commencé, disons: sur la pointe des pieds. «Je m’étais attendue à une apocalypse», remarque la narratrice qui se demande ce qui va se passer. Puis de conclure: «En fait, il ne se passa rien: le téléphone n’a plus sonné. Ca n’a pas trop été brutal comme transition.»
Or, le début de son récit annonçait plus ou moins la couleur: «Nous étions assis sur un banc des Halles, sous une espèce de pergola en bois. Il faisait bon. Il m’a dit je ne t’aime pas»...
Elle au contraire est, sinon folle, du moins passablement mordue de ce drôle de type qui se surnomme lui-même l’Agrume, avec un citron pour effigie dont il a créée l’icône dans son ordinateur. Bruno de son prénom, étudiant la physique et le japonais et jouant sur plusieurs tableaux simultanés en matière de relations féminines, apparaît ici comme le type du vieux gamin à la fois original et égoïste qui trouve de la beauté dans les choses les plus inattendues, par exemple de la crème de lait à la surface d’une tasse, un bouchon de lavabo durci et craquelé ou des empreintes de tanks au milieu d’un désert. Tout à fait étranger aux convenances, il est d’un culot monstre en société et d’un manque total d’égards envers ses amies.
Bref, on comprend que la jeune fille en pince pour l’Agrume, qui a son charme, mais on ne s’étonne guère de la conclusion douce-acide de cette fine novelette.

Valérie Mréjen. L’Agrume. Editions Allia, 80pp.



Intermède oriental

«L’Egypte est peut-être le seul pays qui ressemble vraiment à ses cartes postales», écrivait Alexandre Vialatte dans un article de L’Epoque daté du 16 août 1938, un an après qu’il eut été nommé professeur au lycée franco-égyptien d’Héliopolis. Cependant, les observations qu’il consigne alors font valdinguer tous les clichés, marqués au sceau de la fantaisie poétique qui caractérisera plus tard ses merveilleuses chroniques, ainsi que l’illustre par exemple ce croquis: «Le buffle aux yeux lamartiniens, coiffé de cornes mélancoliques qui retombent comme les anglaises des jeunes filles Louis-Philippe, passe parfois, inconsolable et désolé; le buffle est un veuf de naissance»...
Dix ans après la parution de son premier roman, Battling le ténébreux, et sans se douter qu’il sera mobilisé à l’automne 1939 (mais sa chère Allemagne l’inquiète depuis longtemps déjà) , le jeune écrivain vit son rêve oriental «au coin de l’infini et de la rue la plus fréquentée», ne se lassant pas d’interroger le désert tout en savourant la bonne vie grouillante du peuple égyptien. «La distinction, la bonté naturelle des petites gens en Egypte méritent une page de louanges», relève-t-il avec tendresse, tout en célébrant aussi la vitalité d’un pays moderne dont les étudiants le réjouissent autant que le fatalisme serein qui lui fera conclure malicieusement tant de chroniques ultérieures sur le fameux «et c’est ainsi qu’Allah est grand».

Alexandre Vialatte. Au coin du désert. Egypte 1938. Le Dilettante, 93p.

Enigmes d’amour

Danièle Sallenave, qui poursuit une oeuvre exigeante et substantielle à l’écart des estrades, est familière des zones où s’interpénètrent la narration romanesque et le récit autobiographique, comme l’illustre aussi bien son dernier livre.
De quoi est-il question dans ce double récit de deux vies que la narratrice entremêle et qui semblent ne rien avoir en commun ? D’amour en effet, mais d’amour comme redécouvert après la remémoration tâtonnante et la mise en mots, qui aboutissent à la fois à un surcroît de lucidité et d’acceptation, mais trop tard le plus souvent.
En l’occurrence, les deux vies rapprochées ont valeur de symboles, et leurs fins s’apparentent puisque l’une est un suicide brutal et l’autre une mort volontaire différée. D’un côté, une belle femme faite pour vivre et séduire, que son corps a prise en traître pour faire d’elle, le salaud, une «vieille guenon ridée», et qui n’a pas survécu à la mort de celui qu’elle aimait - se jetant alors sous un train.
De l’autre, un homme intelligent et raffiné, que la narratrice a aimé et qui a dégringolé après leur éloignement. Et dans les deux cas, derrière les faits qui n’expliquent rien: deux énigmes que, par l’introspection et la rêverie romanesque, Danièle Sallenave interroge avec beaucoup de délicatesse sensible. Il en résulte un livre qui fait écho à d’autres ouvrages de l’auteur (notamment à L’Amour fantôme), aux enjeux dépassant tout égocentrisme.

Danièle Sallemave. D’Amour. Gallimard, 219p.


Une errance rêveuse

L’exergue de ce petit livre, emprunté à François Bon, en annonce bien la couleur, relevant qu’«à un âge de soi-même le besoin est là de partir et d’aller droit devant, de faire pour après ces réserves où comptent les ciels et le goût qu’a l’air». Or c’est sans réfléchir que le narrateur plaque à dix-sept ans ses parents, laisse tomber sa première place sur un chantier en banlieue, saute dans le train et se retrouve à Toulouse dont la lumière rose lui convient déjà mieux.
Cela se passe à la fin des années 60, à une époque où le parti communiste fait encore figure de grande famille, comme l’illustre le magazine fadasse intitulé Nous les garçons et les filles, pendant «politisé» du fameux Salut les copains. Quant au militantisme du protagoniste, il va s’éroder peu à peu, pour céder au désenchantement, en automne 1968, à l’entrée des chars soviétiques à Prague.
Entretemps, c’est de tout autre chose que de politique qu’il est question en ces pages marquées par une sorte de constant décalage entre celui qui parle et le monde qui l’environne. «J’ai toujours aimé l’inconu, j’ai toujours aimé partir, voir, être ailleurs que là où j’aurais dû être», remarque cette espèce de vagabond solitaire jamais assouvi (l’amour fou auquel il goûte ne dure que le temps d’une passade), dont l’errance évoque les dérives de Simenon ou la tristesse souriante d’un Henri Calet.

Bernard Ruhaud. On ne part pas pour si peu. Stock, 88p.



Servante et reine


La romancière québecoise est-elle en panne d’inspiration, pour consacrer un livre entier à sa femme de ménage espagnole ? Bien au contraire, même si l’appellation de «roman», commerce oblige, ne correspond pas tout à fait à l’économie de ce récit, certes «romanesque», mais en somme dicté par la vie de Madame Perfecta.
Cela étant, rien d’une «histoire de vie» au premier degré dans cette magnifique remémoration, très vivante, émouvante et non moins intéressante du point de vue historique, qu’Antonine Maillet a conçu, après la mort de Madame Perfecta, en forme d’hommage chaleureux à cette femme qu’elle a aussitôt «reconnue» dès leur première rencontre, qui est devenue ensuite la bonne fée de son foyer et plus encore: une amie, dont elle a découvert peu à peu la richesse personnelle et les blessures, notamment liées à des drames survenus pendant la guerre civile.
Personnalité rayonnante, reine au milieu des siens et nullement humiliée par la tâche qu’elle accomplit chez les autres avec autant de conscience que de compétence, Madame Perfecta n’est pas «de l’étoffe dont on fait des écritures, mais de l’oralité», et pourtant c’est grâce aussi à son amie «mamozelle Tonine» qu’elle acquiert ici, après sa fin poignante sous les coups répétés du cancer, son aura et sa «gloire» auprès du lecteur...

Antonine Maillet. Madame Perfecta. Leméac/Actes Sud, 153p.



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