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Le Passe-Muraille

  • Besoin d'Amériques

     

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    Que se passe-t-il ?  Et comment le dire ? Que nous arrive-t-il ? Qu’est-ce que le monde actuel ? Comment le décrire ? Que faire ?

    Meyer3.jpgTelles sont les questions de toujours qui se reposent aujourd’hui aux écrivains de tous âges et de partout. D’un début de siècle à l’autre, le Que faire ? lancé en 1902 par Lénine se charge cependant d’un nouveau sens après la faillite des idéologies totalitaires et des utopies tous azimuts, alors que tout semble se relativiser dans l’universel micmac. Ainsi tel petit livre tout récent, du plus jeune de  nos écrivains, Sébastien Meyer, vingt ans et des poussières, relance-t-il la question avec la candeur impatiente d’un enfant du siècle : « Que nous reste-t-il ? Que reste-t-il à faire qui n’ait déjà échoué ? »

    Lui répondrons-nous, comme tant de désabusés, que tout a déjà été fait, dit et écrit, et que plus rien n’est à attendre désormais ? Et pourquoi lui accorderions-nous la moindre attention ? Y aurait-il donc encore quoi que ce soit à découvrir ? 

    Ya t-il encore des Amériques à découvrir ?

    C’est la question qui me revient avec la déferlante de chaque nouvelle rentrée littéraire, et cet automne 2010 l’aura relancée avec une ironie particulière puisque les traductions de l’américain y foisonnent en effet et que Prix Nobel de littérature est revenu au Péruvien Mario Varga Llosa. Mais les Amériques que nous rêvons encore de découvrir se bornent-elles à la littérature du Nouveau-Monde ? Sûrement pas !

     

    Douna21.jpgC’est ainsi que, ce matin d’été indien, l’une de mes découvertes porte le nom de Douna Loup, dont le premier roman, L’Embrasure, m’a ramené  au seuil de mes Amériques, quand à seize ans j’ai commencé de lire, trouvé par hasard dans la bibliothèque familiale, ce gros bouquin dépenaillé, paru chez l’éditeur lausannois Marguerat et dont le titre, La Toile et le Roc, me semblait ne vouloir rien dire et m’attirait pour cela même,  aussitôt captivé par la prose de ce Thomas Wolfe dont j’ignorais tout, et rebondissant bientôt à la vitesse des mots destination New York où grouillaient de toute évidence le vrai monde et la vraie vie.

    Douna Loup m’a tout de suite rappelé en outre, fût-ce à sa petite échelle de débutante,   les  Amériques de Céline et de La Bouche pleine de terre de Branimir Scepanovic, les Amériques de Paul Morand et d’Agota Kristof, avec ses mots précis et inattendus , ses mots enfilés sur des cordes tendues ou des lianes souples, ses mots et ses phrases qui vont direct au corps et au cœur et à l’esprit et à l’âme puisqu’il y a à n’en pas douter une âme derrière les mots ou au bout des mots, avec autant de mystère.

    La forêt du chasseur de Douna Loup m’a tout de suite rappelé la forêt de La Bouche pleine de terre, surtout quand le chasseur découvre celui qui s’est laissé mourir sous les arbres par goût de l’absolu.

    Or cette forêt où s’enfuir se retrouve dans le petit livre de Sébastien Meyer dont le protagoniste aspire à « poursuivre le rêve d’une existence intense et vibrante jusqu’à l’agonie, jusqu’à l’épuisement total, jusqu’à l’anéantissement absolu ».

    Kerangal.jpgEt la même forêt magique nous attend aussi au cœur des ténèbres incandescentes de Naissance d’un pont, dernier roman paru de Maylis de Kerengal, peut-être le plus beau livre français de cette année, dont la ville à la fois hyper-réelle et mythique , au bord du fleuve et au seuil de la forêt, dans le désordre organisé des hommes et sous le ciel immense, brasse le goût et le dégoût des hommes entre l’immanence et l’absolu.

    Mes  Amériques sont en effet liées à ce goût de l’absolu qui brasse les saveurs et le dégoût du monde, et c’est ce goût des choses rendu par les mots que vivifie immédiatement l’écriture inouïe (au sens propre de jamais entendue) de Douna Loup et de Maylis de Kerangal , ce goût des mots qui ont du fruit et de la bête dans ce monde où tout a un nom précis, jusqu’au mystère.

    °°°

    Ramuz1 (kuffer v1).jpgVous commencez de lire Aline de Ramuz - ce serait votre  Amérique de naguère -, vous vous  lancez à dix-huit ans et des poussières dans ce premier roman d’un tout jeune homme aussi, et vous vous  le rappellez comme de ce matin : c’est ça, c’est là, c’est comme ça, la vie, la beauté et la cruauté de la vie sont comme ça, la vie de cette jeunote de peu qui s’amourache du fils du notable du coin, lequel  la saute, l’engrosse et l’abandonne, la poussant finalement au suicide -  c’est l’histoire de toujours et de partout, comme Roméo et Juliette à Vérone ou au village, tout ce qu’on apprend en rêvant d’Amérique pour buter sur la réalité qui est, en somme, le grand sujet de L’Embrasure et de Naissance d’un pont, la beauté et la cruauté de la vie et peut-être l’amour là-dedans qui se faufile comme la biche au bois.

    Flannery.gifTrois sacrées bonnes dames nous ont beaucoup appris de la réalité, je veux dire : ces bonnes dames d’Amérique qui ont pour nom Flannery O’Connor, Patricia Highsmith et Annie Dillard, toutes trois réalistes à mort et suivant, chacune à sa façon, les voies impénétrables de la poésie : par le frénétique et joyeux exorcisme du mal dont  la sainte et diabolique Flannery s’était fait la sarcastique spécialiste, par l’attention panique et médiumnique à la médiocrité quotidienne de la « poétesse de l’angoisse » que fut Patricia Hisghmith, selon le mot de Graham Greene, ou par la pénétration spirituelle et religieuse de tous les paradoxes de la nature animale, humaine ou cosmique telle que l’exerce la pensée inspirée d’Annie Dillard.    

    Notre besoin d’Amériques est un besoin vital de poésie qui est aujourd’hui nié par les bruyants, les distraits, les inattentifs que nous sommes tous plus ou moins. Cette poésie est immédiatement perceptible dans toutes les nouvelles de Flannery O’Connor, dans Les braves gens ne courent pas les rues ou dans Mon mal vient de plus loin, comme elle l’est dans l’épopée quasi légendaire  des Vivants d’Annie Dillard, dont les pionniers réapparaissent dans Naissance d’un pont, dans les milliers de pages de Thomas Wolfe évoquant à la fois l’Ancien Testament et préfigurant la Trilogie américaine de Philip Roth, ou dans celles de Paul Morand dressant New York devant nous, dans la transe musicale du Voyage au bout de la nuit ou dans la fuite éperdue du désespéré de La bouche pleine de terre dont la sombre fable renvoie à celles de Faulkner.

    Powys2.jpgTout communique sur la planète Littérature : tout n’est certes pas égal mais on peut s’imaginer qu’un seul livre se tisse par tous, qui raconte notre histoire commune, ainsi que l’exprimait John Cowper Powys : « Un homme peut réussir dans la vie sans avoir jamais feuilleté un livre, il peut s’enrichir, il peut tyranniser ses semblables mais il ne pourra jamais voir Dieu, il ne pourra jamais vivre dans un présent, qui est le fils du passé et le père de l’avenir, sans une certaine connaissance du journal de bord que tient la race humaine depuis l’origine des temps et qui s’appelle la Littérature.

    °°°

    Le toujours incontournable Ramuz, rejetant toute idée d’une littérature nationale découlant d’une idéologie identitaire exclusive et fermée sur elle-même, n’en revendiquait pas moins, à la fin de la méditation fondatrice de Raison d’être, datant de 1914, la légitimité d’une littérature où l’ici et le maintenant ne fussent pas bornés par des frontières et autres drapeaux. « Mais qu’il existe, une fois, grâce à nous, un livre, un chapitre, une simple phrase qui n’aient pu être écrits qu’ici, parce que copiés dans leur inflexion sur telle courbe de colline ou scandés dans leur rythme par le retour du lac sur les galets d’un beau rivage, quelque part, si on veut, entre Cully et Saint-Saphorin, - que ce peu de chose voie le jour et nous nous sentirons absous. »

    Moeri2.jpgOr il me plaît, en ce matin d’été indien, de marquer un fort contraste de générations et de mentalités en reliant ce « beau rivage » de Ramuz à l’actuel bourg lacustre de Cully où se passent, précisément, les épatantes nouvelles de Tam-tam d’Eden d’Antonin Moeri, à vrai dire fort peu soucieux de s’en tenir au « peu de chose » poétique de Ramuz, pour traiter une matière en somme «mondialisée», comme le fait aussi Jean-Michel Olivier dans L’Amour nègre. De fait, c’est bien loin de ce qu’on a appelé « l’âme romande », dont Ramuz a été le supérieur parangon avec Gustave Roud, que ces auteurs évoluent désormais, ces deux-là brillant particulièrement dans l’observation « panique » de la société contemporaine telle que la pratiquent un Bret Easton Ellis, dont L’Amour nègre s’inspire assez clairement, ou un Michel Houellebecq, duquel Antonin Moeri est également proche.

    Que se passe-t-il autour de nous ? Quelle mutation se prépare - quelle régression ou quelle avancée dont la littérature établie, notamment française, ne dit à peu près rien ? Mais aussi, qu’attendre des graves Cassandre qui concluent à la nullité de tout ce qui s’écrit aujourd’hui, tirant derrière eux l’échelle sacrée ?

    Après avoir lu Naissance d’un pont de Maylis de Karanval et  L’Embrasure de Douna Loup, comme en lisant Tam-tam d'Eden d’Antonin Moeri et L’Amour nègre de Jean-Michel Olivier, après avoir lu La carte et le territoire de Michel Houellebecq, je me suis dit ce jours, et je me le répète ce matin d’été indien : qu’il nous reste décidément des Amériques à découvrir – un vif besoin d’Amériques.

     

    Ce texte constitue l'ouverture-manifeste de la prochaine livraison du journal littéraire Le Passe-Muraille. No 85, novembre 2010. Consultez notre site et abonnez-vous: http://www.revuelepassemuraille.ch/

      Image: Philip Seelen

     

     

     

     

  • Un désir d’aube


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    Par Françoise Ascal

    J’ai toujours aimé les creux , les grottes, les poches d’ombre, le caché ordinaire, celui qui trace des galeries sous l’écorce ou tient l’abeille en son alvéole, celui des terriers de lièvre ou de loutre , celui des amoureux enlacés les soirs d’été dans les trous d’obus que l’herbe a recouverts, celui des puits d’où remonte l’eau du jour dans un grincement de vieille poulie, celui de l’âtre ruisselant d’une suie grasse et noire. J’ai toujours su que c’était là ma place, que j’étais vouée à ne jamais quitter les territoires de l’obscur .
    J’ai toujours aimé.
    Ou peut-être il m’a fallu aimer.
    Ou peut-être je n’ai pas eu la force de.
    Ou peut-être l’orgueil de n’être rien a-t-il fait pousser de grandes racines dans la noirceur native, dans l’humus compatissant. Manière de solidarité avec ce « d’où je viens » et ses figures dévastées par l’Histoire.


    Dans la salle commune des miens, j’ai vu cuire à petit feu les raves à cochon. Bêtes et hommes même haleine. J’ai vu les mains déformées des femmes sans sommeil, les dos voûtés des vieux qui ne s’attendrissaient que sur leurs vaches. J’ai ouvert des tiroirs à bouts de ficelles, à bouts de papier lissés/pliés , à bouts de crayons que nul n’aurait jetés quand bien même ils auraient la taille d’un dé à coudre. J’ai entendu des silences très ordinaires qui n’avaient pas de fond.


    Lorsque j’ai dû travailler à mon tour, c’est tout naturellement que je suis entrée dans une cave à fous. Je les aimais, eux aussi. A la lueur des bougies, nous peignions des fresques sur les murs décrépis. Certains n’avaient pas de jambes. D’autres vacillaient sur leur prothèse. Pour eux je montais sur la table. Ils battaient des mains en faisant cercle, et du plus haut possible je jetais les couleurs à toute volée. Nous les regardions éclater, couler, rebondir en taches éblouissantes, en longues déchirures énigmatiques et nous y lisions les signes de nos destins. Quelques uns mouraient. Mais ils étaient aussitôt remplacés. Chaque jour les portes électroniques de la grande maison s’ouvraient sur un frais contingent. Le chef enfournait les nouveaux venus dans ma cave baptisée « atelier ». Il faisait bon dans ma cave-atelier. Aussi chaud que dans une étable. Et le plus jeune d’entre nous avait les cils émouvants d’un veau. Mes petites sœurs portaient des prénoms de princesses persanes , elles avaient de longs cheveux et les membres déliés, mais elles refusaient de manger et je les voyais dépérir. En vain j’usais mon souffle à ranimer des braises.
    Un quart de siècle j’ai habité ce lieu, sous le regard de la charmeuse de serpent, parmi les gigantesques feuilles vert sombre du Douanier Rousseau. La lune nous contemplait ironiquement. Mais tous, nous captions le son de la flûte, un petit air confidentiel qui ne s’adressait qu’à notre communauté. Cela suffisait à notre joie.


    Maintenant la vieillesse m’a rejointe. Chaque jour me rapproche de l’origine. Je vous ressemble, femmes du plateau enchaînées à vos marmites . Mêmes rides au coin des yeux. Même gravité inutile.


    J’écris.
    Plus souvent dans les nuages que sur papier.
    Je m’adresse à mes chers déglingués, aux tordus récalcitrants dont je connais l’impeccable trajet sans concession, à mes ancêtres qui se sont accommodés.
    Je vous écris aussi, inconnus qui remuez dans mes songes.
    Je n’ai pas à économiser les mots.
    Je peux prendre les plus colorés, les plus brillants. Ceux du dimanche.
    Pourtant mes préférés ont un goût de terre. Un goût ombreux.
    Ils affectionnent les violettes qui grandissent au pied des buissons et que nul ne remarque, les minuscules fougères croissant dans une faille de roche .


    Mes mots aimeraient se rendre ailleurs.
    Emprunter des chemins d’aube.
    Saluer la mer, les grandes plages de sable fin, le vol des mouettes. Recueillir le bruit du vent dans les pins, le duvet des palombes.
    Ce n’est pas possible.
    Mes doigts glissent, dérapent, tombent dans des ornières tourbeuses.
    Mes doigts en reviennent toujours au creux aux trous aux grottes.
    Mes doigts déterrent les morts.
    Inlassablement.
    Mes doigts sentent la corde de chanvre de celui qui s’est pendu, dans le grenier de la maison, juste au-dessus du poêle où mijotaient les raves.
    Mes doigts veulent encore une fois caresser les visages oubliés de ceux qui n’avaient pas de mots, de celles qui, enfantines aux tristes sourires, ne grandiront jamais.


    Mes doigts n’ont pas de repos.


    Peut-on croître sans racines ? Peut-on dresser des branches hors de son sol ? Peut-on quitter sans trahir ? Faire un pas de côté loin des mares des puits des sorts ?


    Avant de m’enfoncer dans la mort végétale, avant de me dissoudre dans l’ultime terreau, je voudrais recueillir les étincelles de l’aube. Les boire. M’en emplir. Dilater mes poumons. Connaître la joie spacieuse que j’appelle depuis des millénaires, la joie qui n’a pas de bord, pas de centre, pas d’ombre,

    La joie spacieuse

    celle qui tremble peut-être,
    et appelle à son tour
    au tréfonds des trous des grottes des creux,
    dans le bleu fusillé d’une plume de geai.


    (dimanche 1 février 2009
    Saint-Barthélemy
    en écho aux « Pensées de l’aube » de JLK)


    F. A.

    Ce texte, paru en préoriginale dans Le Passe-Muraille, No78, en juillet 2009, fait l'objet d'un livre d'artiste publié à l'enseigne de l'Atelier de Villemorge, avec un bois gravé de Jacky Essirard. 

     

  • Dans la ville au bout de la ville

    Ascal5.jpg

    Par Miroslav Fišmeister

    A Zuzka

    Dans la ville au bout de la ville
    où un colonel anglais ne fait rien, jette seulement une ombre,
    là moi, bien qu’ayant quitté l’Avignonie,
    comme un arbre géant tombé dans un précipice,
    comme un cartographe descendant des joueurs de sous le panier,
    j’ai appris que le pourcentage des palmipèdes
    paraît baisser avant l’heure.
    Partager au moins un fragment de tes doigts !
    De jour, la fenêtre sent la tempête,
    des chaussures coulent rouges derrière la maison ;
    la nuit, la machine à écrire, de ses lèvres habillées, cogne à
    la vitre,
    mais je ne réponds point,
    car je ne saurais voir, en si peu de nuances, ce qui ne
    pourrit pas en moi,
    car la louve de glace doucement doucement pleure
    dans les confitures articulées
    - trop tard l’osseux sauvage
    lui appporte une vieille poussière,
    un délire amer ravage ma face,
    frappe mes galaxies.
    JE NE SAIS PAS !

    ***

    A minuit, la lumière que tu fais pleurer :
    parce que je n’ai pas osé toucher le soutien-gorge ?
    Parce que les pithécanthropes se soûlaient ?

    ***

    Sans doute parles-tu toujours en cristaux,
    mais pour Giotto dans un millier d’années,
    quand les fleurs retrouveront leurs couleurs naturelles.

    ***

    Comme j’aimerais savoir
    ce que pensent les oiseaux
    de nos visions de dinosauroïdes !,
    surtout quand, la nuit, se réveille sur le mur
    l’oiseau de métal avec qui
    avant de se jeter sous un train, s’entretenait
    mon oncle, muni de lunettes proches
    de celles que portait Peter Sellers.

    ***

    Para Lydia Tennant

    La barque à trois pommes derrière les colonnes d’Héraclite,
    pas aussi majestueuse peut-être que la lettre G
    mais plus tendre, et sans doute plus bleue
    te dit justement par son soleil :
    « Même la pluie est une voie. »

    (Extrait du recueil inédit : And that, piglet, is an habit from the ceiling.)


    Définition de la tristesse

    Un cortège nuptial s’appuie sur la route.
    La grenouille, moins affamée que le lit,
    raconte à l’hémorroïde horizontal – ce clown –
    quel bonheur réside
    dans les griffures du chat.
    Et le sourire de la mariée le confirme.

    ***

    Dans le trolleybus
    petits cubes jaune foncé de la mort,
    petits cubes bleus de la mort.
    La baguette d’une terrasse de café.
    Deux tournants jusqu’à ta maison :
    entre eux, l’infini.

    ***

    Des joueuses en maillot bleu.
    Chacune a un Visage, des aliments et des vêtements, des
    doutes.
    Je vieillis : la tristesse ne m’étonne plus.

    ***

    Un bateau s’approche sur l’eau,
    un autre, en italique.
    Devine lequel je vais choisir.
    Herbe sèche de faux.
    Direction dans laquelle sans tes pas la rivière s’assombrit.

    ***

    La vitre est notre amie, sait la chancelante.
    Au ciel bleu, des papillons dont la barbe rajeunit.
    Une interminable grenouille verte et un seau pour passer la
    nuit.
    Les axolotls retournent leur oreiller
    parce que l’autre côté est plus froid
    - c’est la définition du vert.
    Les mouches retournent leur oreiller
    parce que son envers est couvert de salive
    - c’est la définition du bleu.
    La soupe faite
    de la prospection des poches du saïmiri
    et du plumage des gros perroquets,
    parce que je ne comprends pas les bêtes dans mes rêves
    - c’est la définition de la tristesse.

    ***

    Un stylo bille après l’autre s’asseyent dans l’herbe rouge.
    La différence des sensations ne change pas une couleur du
    ciel multicolore.
    Oeil – bientôt au pluriel – et cheveux longs :
    souriant l’un à l’autre, pleins d’amour, par-dessus la table.

    ***

    La vieille descend l’escalier
    Elle rajeunit à chaque pas
    jusqu’à se fondre dans le sol à carreaux

    ***

    Choses chues çà et là.
    Le vide est toujours plein de quelque chose.

    ***

    Un matin.
    Douze matins.
    Douze matins glacés.
    Becs. Becs. Becs.
    Un jaune non asservi porte des oeufs dans un panier,
    poireaux, salade, ciboulette, choux frisé,
    porcelet, grives (j’ignore ce que c’est), lièvre.
    Sous le plafond se balancent des couronnes de sonnets.
    Le gué enlace de jeunes filles.
    Tu entreras maintes fois dans douze matins glacés.

    ***

    Le son d’un mur en brique
    est un blaireau.
    Le son du blaireau
    est un brossage de dents.
    Combien me manquent mes trois zèbres...

    ***

    A Burundi, les horloges marchent chacune vers un autre but.
    L’heure-homme s’est trouvé une jeune fille banane,
    l’heure-femme, un vannier batiké en rouge.
    Oui,
    ces mots décrivent aussi
    douze statues en béton de Caracciola dans une rue pleine ou
    vide.
    Quand tu prendras un marteau pour faire une promenade en bus,
    à Burundi un instant s’arrêteront les guépards.
    Et les horloges –

    ***

    Un nuage nommé Porc suédois.
    Une goutte de la première pluie du printemps
    dans mon oreille gauche.

    (Extrait du recueil inédit Ongles boliviens. Le titre et les sous-titres sont de la rédaction)

    (Traductions de Petr Král)

    Ces extraits de poèmes inédits ont paru dans la dernière livraison du Passe-Muraille, No 78, juillet 2009

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    Miroslav Fišmeister est né le 23 avril 1976 à Brno ; il vit dans la même ville. Naturaliste amateur.Il a publié quatre recueils en langue tchèque:  Cette table est basse ! (2005), Cette fenêtre est petite ! (2006), Au moins le lit est confortable... (2006), Bac à sable (2007). Les poèmes publiés ici sont extraits de manuscrits encore inédits.

     

    Petr Král, né le 4 septembre 1941 à Prague où il vit de nouveau, après avoir passé de longues années à Paris (1968 - 2006). Ecrit en tchèque et en français, e. a. auteur – choix ; commentaire et traduction - d’une Anthologie de la poésie tchèque contemporaine (Gallimard, coll. Poésie, 2007). Ses derniers livres en français : Pour l’ange (poèmes), Obsidiane, 2007, Vocabulaire (proses), Flammarion, 2008.  

     

  • Santos et le puma

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    Nouvelle inédite

    Par David Fauquemberg
    « Là-haut, tout est plus lent », m’avait prévenu Modesto. Je l’avais rencontré juste après La Poma, un village oublié du Nord-Ouest argentin. Chapeau noir et poncho de laine, le visage raviné, dents jaunies par les chiques de coca, Modesto gardait ses lamas, assis sur un rocher à l’ombre des volcans jumeaux. Deux cônes de basalte parfaitement identiques. Soucieux de me voir partir seul, il avait déposé une offrande à la Pachamama, qu’elle me laisse franchir la montagne. Trois gouttes d’eau versées sur un apacheta, amoncellement de pierres chaulées juste au bord du chemin. J’aurais dû l’écouter. Sept heures déjà que je roulais plein nord sur cette piste dévastée. La ruta cuarenta montait en sinuant vers les hauteurs andines, coupant et recoupant les méandres gelés du río Calchaquí. Sans cesse, il fallait descendre du pick-up pour déplacer une pierre, la branche tombée d’un arbre, s’assurer que les gués demeuraient praticables, installer les chaînes, les enlever. Je m’étais épuisé en gesticulations, j’avais la tête lourde, le souffle de plus en plus court. L’altitude sapait mes forces.
    A trois heures de l’après-midi, j’ai atteint le sommet du col. Abra del Acay, 4895m. C’était écrit sur un panneau, couché par les rafales. Le vent du sud, glacé, soulevait la poussière. J’avais de la peine à me tenir debout. A perte de vue, les arrondis gris-bleu de la cordillère, les arabesques de la piste qui dévalait le versant nord, les étendues désertes de la Puna, et tout au fond, là-bas, le miroitement des Salinas Grandes, où des hommes décharnés, en haillons, se brûlaient les yeux et la peau pour extraire à la pioche de lourds blocs de sel. D’ici, on n’apercevait que du minéral désolé. Au bout de quelques pas, j’ai vacillé. Je me suis accroupi pour reprendre mon souffle. Les parois de mon crâne contraignaient ma cervelle. J’avais la nausée, des vertiges. Il fallait redescendre, et vite. Mais d’abord lentement regagner la voiture. Je me suis assis sur mon siège, j’ai sorti de mon sac le citron que Modesto m’avait offert. Comme il me l’avait conseillé, je l’ai coupé en deux pour en sucer le jus. Mais j’étais bien conscient qu’il était déjà tard. J’ai remis le contact, basculé dans la pente.
    La pierraille fuyait sous mes roues, dans le violent dévers des virages en lacets. Agrippé au volant, je ne contrôlais rien. J’avais froid, je suais. Ma vue se troublait. Deux fois, j’ai manqué verser dans le ravin, ne rattrapant le coup que d’extrême justesse. Déployant les doigts de ses ailes immobiles, un condor planait trois cents mètres plus bas. Je m’approchais de lui, virage après virage. Le cœur au fond de la gorge, concentré à l’extrême pour passer les ornières, les éboulis, je n’ai pas vu approcher la troupe de vigognes. Elles ont surgi devant moi, graciles et fugitives, aussitôt disparues derrière les touffes de paja, de coirón amargo, jaune fané sur le bleu du ciel.
    La pente s’est adoucie, soudain. La piste traversait, en parfaite ligne droite, un plateau d’altitude. Mais je n’étais pas tiré d’affaire, à près de quatre mille mètres. Je me suis arrêté pour boire un peu d’eau fraîche. Les veines sur mes tempes menaçaient d’exploser. Des formes fulgurantes, d’un vert fluorescent, palpitaient sur l’écran noir de mes paupières. Frissonnant, j’ai déplié la carte. A Santa Rosa de Tastil, plus bas dans la vallée, je trouverais de l’aide. Cinquante kilomètres à tenir. Jusqu’à la ville, Salta, il en restait plus de deux cents. Sale endroit pour tomber malade. Pour qu’il arrive quoi que ce soit. Et forcément, c’est arrivé. Franchissant le rio, j’ai senti la glace se rompre, le pick-up plonger vers la gauche. J’ai passé la seconde, accéléré à fond. Les roues ont fouaillé le lit de la rivière, mitraillant de galets le dessous du châssis. Déflagration. Le pneu avant droit venait d’exploser, déchiqueté sans doute par le fil d’une ardoise. J’ai accéléré de plus belle, en vain. La jante dénudée s’était enfoncée dans la vase. J’ai frappé le tableau de bord. « Putain ! »
    Déployer le câble du treuil, trouver un point d’ancrage : pas la peine d’y songer. Je n’aurais pas eu la force d’actionner le cric, la clé en croix, ni de porter ces roues qui pesaient une tonne. La nationale 51, plus fréquentée, n’était qu’à quelques kilomètres. Mais qui passerait là à une heure pareille ? Le soleil était bas au-dessus du Chili, vers l’ouest. Bientôt, la nuit et le gel tomberaient. J’ai éteint le moteur. Posant le front sur le volant, je me suis efforcé de reprendre mon calme et de rassembler mes idées, qui voletaient, insaisissables, sous la chape de ma migraine. J’étouffais. Ouvrant la portière, je me suis hissé sur le capot, puis sur la rive proche. Rien que le bruit du vent, le frottement sec des broussailles.
    Puma.jpgLe jappement d’un chien m’a fait tourner la tête. Au pied de la montagne, un rancho misérable aux murs enduits de boue, aussi gris que la terre autour. Quelques chèvres dans un corral, un filet de fumée. Une sente indistincte menait à la cabane, je l’ai remontée d’un pas lent, somnambulique. Comme il est de coutume, j’ai salué de loin. « Hola ! » Alertées, les chèvres trépignaient dans l’enclos. J’ai frappé une fois à la porte, puis deux. Pas de réponse. J’entendais le chien, pourtant, qui reniflait mes pieds. Comme je m’éloignais, le loquet a claqué. Un vieillard sur le seuil, coiffé d’un chapeau feutre. Petit, voûté, bossu presque, il portait des guenilles de laine. Plusieurs couches, enfilées les unes sur les autres. A ses pieds, des souliers de toile éventrés, rafistolés, maintenus par des bandes. Il restait là, debout, sur le pas de sa porte, bras ballants, interdit. Des cicatrices atroces lui labouraient le cou, tout le bas du visage, aplats blancs sur son vieux cuir brun. Puis, sans me regarder, il a marmonné : « Hola Señor. Il fait froid, entrez. »
    L’intérieur du rancho était d’un seul tenant, étroit. Il fallait se courber pour y tenir debout. J’ai mis quelques secondes à vaincre la pénombre. Sous une lucarne minuscule, un lit de fortune, rembourré de paille sèche, avec un crucifix accroché aux barreaux, des amulettes de plumes et de cristaux bleus. Le chien m’observait, tête posée sur les pattes. Un bâtard famélique, inquiet. Il s’est mis à gronder, me fixant dans les yeux. « Ouh, tais-toi ! », a tonné le vieil homme, agenouillé dans un coin devant sa cheminée. « Comprenez, c’est qu’on ne voit jamais personne. » Il me tournait le dos, remuant doucement l’eau bouillante d’une casserole, y jetant une poignée de feuilles. Des soubresauts incontrôlés lui agitaient les mains.
    Il s’est tourné vers moi, a soulevé son chapeau. « Santos, c’est comme ça que les gens m’appellent. » Quinte de toux rêche, douloureuse. « M’appelaient. » Trempé de sueur, j’avais les yeux exorbités. Je me sentais partir. Désignant un tabouret, il m’a fait signe de m’asseoir. « Tu es malade, l’ami. La Puna, ça vous brise un homme. » Il m’a tendu une tasse blanche, ébréchée, bouillante. « Thé de coca, ouh ! » Je me suis forcé à boire le liquide brûlant, par petites gorgées. Il a tiré d’une boîte en fer deux galettes de maïs, qui se sont effritées au contact de mes mains. « Crevaison, hein ? Ouh, je ne suis qu’un vieux paysan ! Je ne peux pas grand-chose. Il est tard, tu vas dormir là. Les camions passent tôt le matin, sur la nationale. Des Chiliens. » Nous sommes restés silencieux pendant un long moment. L’effet de la coca commençait à se faire sentir.
    J’ai dû m’assoupir sur mon tabouret. Quand j’ai ouvert les yeux, Santos n’était plus là. L’odeur rance d’un ragoût de chèvre m’a soulevé le cœur. Dehors, il faisait noir. La lueur des flammes éclairait les murs nus. La peau d’un grand puma était clouée au-dessus de la porte, dont les pattes pendaient, énormes, animées d’une force bestiale. Posé sur un buffet en bois de caroubier, le crâne blanc de l’animal exhibait des crocs menaçants. La porte s’est ouverte, laissant entrer le froid. Santos a posé son chapeau sur le rebord du lit. Sans un mot, il s’est accroupi près du feu, inspectant le ragoût. « Faut bien rentrer les chèvres. Sinon le puma, ouh ! » J’ai montré du doigt le trophée. « C’est moi qui l’ai tué. » Il remuait le ragoût, parlait à voix basse, étouffée, comme pour lui-même. « Je l’ai tué de mes mains. Avec la pierre que tu vois là. » Un galet rond, noirci de sang, gisait sur la terre battue. Santos m’a resservi du thé. Il s’est assis en face de moi.
    « Certains parlent de Mauvais Œil. Tomber sur une femelle qui vient de donner bas, et le mâle qui entre en furie, ça n’arrive à personne, jamais… J’aurais dû mourir. Hé, ce n’était pas mon jour ! A Chicloana, un type s’est fait arracher le bras d’un seul coup de griffes, et puis la tête… »
    Pour la première fois, je voyais ses yeux. Blanchis par le soleil, incapables de me fixer, ils sautaient de droite et de gauche, comme de leur propre volonté.
    « J’avais marché toute la journée, sur les hauteurs. C’est en rentrant le soir que j’suis tombé sur eux. Le mâle m’a sauté à la gorge avant que je le voie. Le soleil, ouh ! Il m’a jeté par terre, j’ai tendu mes vieux bras, pour attraper sa carotide... Qu’est-ce que je sais ? J’ai vu la vie s’enfuir, il fallait bien lutter… Ses yeux, je les revois souvent. »
    Santos pleurait. Des larmes de vieux, silencieuses. Il les a essuyées de ses grosses mains tremblantes.
    « Le puma me déchirait les bras, le cou, mais je n’ai pas lâché. Il m’a traîné derrière une roche et il me secouait, le sang ça les rend fous. Ses yeux… J’ai pensé Une pierre, j’ai attrapé celle que tu vois, j’ai frappé fort, encore et encore et encore. Et le puma est tombé mort, sur moi. »
    Il a levé les yeux vers la peau du félin, s’est signé plusieurs fois, psalmodiant des prières en une langue inconnue.
    « Il m’a laissé idiot, vois-tu. Mon âme s’est envolée là-haut, au pied du rocher. Depuis que ma dame est partie, je suis comme perdu… Je tourne en rond. Si jamais je m’éloigne, je ne reviendrai pas. Ouh, malédiction ! J’ai tué ce puma, et il a pris mon âme. »

    D.F.

    Cette nouvelle de David Fauquemberg a constitué l'ouvertrure du No76 du Passe-Muraille, paru en octobre 2008. Le prochain livre de l'auteur de Nullarbor, Prix Nicolas Bouvier en 2007, est à paraître en septembre prochain chez Fayard.

  • Ordo ab chao

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    Ludmila Oulitskaïa et son grand roman de la médiation.

    par Hélène Mauler

     

     

    « […] ce livre n’est pas un roman, c’est un collage. Je découpe avec des ciseaux des petits morceaux de ma propre vie et de celle d’autres personnes, et je colle "sans colle / une histoire vivante sur les lambeaux des jours1". »

    Ludmila Oulitskaïa

    1 Citation d’un poème de Pasternak

     

     

    Il y a des romans qui, au-delà de l’histoire qu’ils racontent, soufflent au visage du lecteur toute la puissance du projet qui les anime. Tantôt en tempête, tantôt avec le calme plein de creux et de rumeurs qui fait vibrer l’air au débouché des grandes plaines d’Asie centrale ou aux confins des déserts africains, ils déploient une onde chahuteuse qui se rit du temps et de l’espace, ils enroulent et tourneboulent les destinées, ils vivent indépendamment des personnages une vie qui est la leur et dont à son tour on aimerait connaître la genèse, décrypter le manuscrit, élucider l’élan – pour découvrir le roman du roman, en quelque sorte.

     

    Ici, le roman du roman, qui est aussi le roman lui-même, se démultiplie à l’infini sitôt ouvert le volume bien sage, carré et compact, que l’on tient entre les mains : des fragments de notes prises à Boston, à Jérusalem ou à Berkeley par des hommes et des femmes de la diaspora juive en quête d’un passé et d’une identité, des courriers envoyés de Vilnius à Jérusalem, de Santorin à Cracovie, de Rio de Janeiro à Haïfa, la retranscription d’une longue conversation enregistrée en Galilée, un télégramme, une carte postale, des documents tirés des archives du NKVD et du KGB,  une brochure touristique « Visitez Haïfa », un certificat de baptême, des extraits de la presse israélienne rendant compte de la visite du pape Paul VI, un extrait du courrier des lecteurs du journal « Les nouvelles d’Haïfa » avec la réponse de la rédaction, des lettres de dénonciation aux autorités de l’Eglise, toute cette matière écrite semble échappée d’un de ces gros dossiers à sangle que l’on trouvait, autrefois, sur les étagères des avocats, des médecins ou des commissaires de police. Collectée feuille à feuille, minutieusement assemblée, entrelacée, tissée, elle dessine un vaste paysage lacéré qu’illumine, radieuse et joyeuse, la figure de Daniel Stein, interprète.

     

    Interprète… Rares sans doute ont été les destins vécus aussi pleinement sous le double signe de la traduction et de la médiation que celui de Daniel Stein, alias Oswald Rufeisen, un personnage réel né dans une famille juive de Galicie en 1922 et mort en Israël en 1998. Jeune homme, dans une Biélorussie annexée par les Russes au lendemain de la Première Guerre mondiale, partiellement cédée à la Pologne, puis occupée par l’Allemagne à partir de 1941, il fait office d’interprète (forcé) entre la gendarmerie allemande, la police biélorusse et la population locale, mais tente aussi de sauver des Juifs en leur transmettant les informations auxquelles ses fonctions lui donnent accès. Démasqué, réfugié dans un couvent de religieuses polonaises, il se convertit au catholicisme et part pour la Terre sainte où il sera ordonné prêtre. Là, il créera une paroisse où, après avoir dit la messe en Polonais, il finira par opter pour l’hébreu, langue véhiculaire des nouveaux immigrants venus de Hongrie, de Russie, de Roumanie. Mais surtout, il militera jour après jour pour que l’Eglise catholique renoue avec ses racines, qui se trouvent dans le judaïsme : riche lui-même d’une double culture juive et chrétienne, mais non reconnu comme juif en Israël parce que chrétien, ayant vécu au plus près le chaos des guerres, l’horreur de la Shoah, les intransigeances de la foi, les défis de la liberté, il consacrera sa vie à jeter des ponts entre deux traditions qui, à l’origine, n’étaient qu’une.

     

    « Mon christianisme s’est révélé une pierre d’achoppement pour mon peuple », constate Daniel Stein à son arrivée en Israël, et c’est ce qui guide sa réflexion comme son action. Hilda, une jeune Allemande immigrée au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l’assiste sans faillir auprès de fidèles venus de tous les horizons, elle aussi au cœur d’un inextricable nœud de contradictions en raison de ses origines, mais aussi de son amour pour Moussa – Moussa qui vit au quotidien la difficulté d’être arabe, « surtout quand on est de confession chrétienne et de nationalité israélienne ». Et c’est autour de ce duo tout d’ombres et de lumière, Daniel et Hilda, que s’organise une superbe réflexion sur la foi, la judéité, la distinction incertaine entre les méchants et les gentils, les assassins et les victimes – et la vie qui avance, trébuche et reprend – ou pas – sa marche, parce que l’on se trouve à tel endroit, à tel moment, parce que l’on reçoit une lettre, un livre, une convocation, un signe du destin, bon ou mauvais…

     

    H.M.

     

    Ludmila Oulitskaïa. Daniel Stein, interprète. Traduit du russe par Sophie Benech, Gallimard, 2008, 526 pages.

    Cet article est à paraître dans Le Passe-Muraille, No77, en avril 2009.

     

  • De Beyrouth à Gaza

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    Roméo et Juliette à Beyrouth: une nouvelle de Ritta Baddoura

    Ritta Baddoura est une jeune poétesse libanaise. Cette nouvelle, premier texte en prose publié, constitua l'ouverture de la 68e livraison du journal littéraire Le Passe-Muraille en février 2006, après avoir obtenu le premier prix de littérature des Jeux de la francophonie. Ritta Baddoura avait ouvert à cette époque un blog où elle racontait sa vie quotidienne sous les bombes. On la retrouve aujourd'hui en pensée quotidienne avec les habitants de Gaza. 
    http://rittabaddouraparmilesbombes.chezblog.com


    Quinze

    La nuit, Selwa ne dort pas. Les lieux sont encombrés par les corps alourdis d’attente, impotents, que le rêve même déserte. Son corps à elle est gorgé de désir, sa peau tendue, presqu’écorchée par la vie qu’elle ne peut plus tenir à l’intérieur. Il y a trop de monde alentour: ses voisins, ses aïeux, père et mère, petite sœur et tous ses frères qui regardent. Stupéfaits ils se donnent à la peur qui gronde dans la gorge des canons. Il y a assez de morts. Ils encombrent les escaliers, même ceux qui respirent. Ne rien faire de tout cela. Juste s’ouvrir, fleur soudain écrasée par les coulées de lave. Attendre, les seins collés à l’écho, que la stridence encore s’abatte.
    Sifflant tel un oiseau en feu, l’obus touche le sol.
    - « Ce soir ils sont très proches », articule Hind. « Cela a dû éclater dans la vallée… ».
    Peu à peu, dans l’odeur de poudre brûlée, s’infiltre l’haleine de l’aube et la tendresse tarie des fleurs d’orangers.
    - « C’est ça. La vallée flambe » dit Aboulias. « Bientôt ce sera notre tour. Allah. Ya Allah. »
    Il met son transistor en marche. Une rumeur s’élève de sa poitrine ruisselante, traverse les corps des veilleurs. Une voix grésille, égrène les noms de blessés et de décédés dans une région proche. Le parfum déchu des orangers persiste. Bûcher des arbres, tout crépite doucement.
    Quelques déflagrations s’estompent dans le lointain. On dirait une fête étrange qui s’éteint dans une contrée voisine. Dernier cadavre de l’obscur : le silence s’abat dans sa robe de repentir.
    Malkoun se lève. Il s’approche des sacs de sable. Il pousse le grand portail, traverse le rez-de-chaussée et sort de l’immeuble. Il inspire fortement les sutures de l’air, tâte sa poche, trouve son paquet de cigarettes. Il revient vers les sacs de sable et tend la tête vers l’intérieur.
    - « ‎Ça y est. Ils se sont arrêtés.»
    Il éclate de rire : les dents sont blanches et les yeux petits et fatigués.
    - « Je vais faire un tour. J’ai besoin d’un briquet. J’achèterai du lait en poudre pour les gosses, si j’en trouve ». A sa femme : « Je ne tarde pas Dada. Tu devrais sortir un peu aussi, hein ? pour le petit dans ton ventre. Il fait beau dehors… Les orangers ont cramé… »
    Ses pas feutrés dans la cour de l’immeuble, crissement du verre pilé. A mesure qu’il s’éloigne, le jour se lève, pénètre jusqu’aux recoins de l’abri qui se vide au profit des hauteurs. Chacun regagne son étage : vérifier l’état des appartements, combien de vitres brisées, partager ce qui reste de fromage, œufs et confitures dans le placard. Douce torpeur de survie, il est difficile de retrouver les gestes familiers. Les meubles, les murs sont comme couverts d’une poussière invisible ; celle des sentiers ravagés par les herbes folles lorsque le temps n’y passe plus.

     
    *


    Engouffré dans son plumage, le canari ne prête guère attention à Selwa. Elle le pourvoit d’eau propre, accroche la cage au balcon. Son doigt tendu à travers les barreaux de bois frôle le tendre duvet de Prince. Lui parvient la voix de sa mère qui l’appelle. « Plus tard maman, je n’ai pas faim maintenant! ». Selwa entend profiter autrement de l’accalmie. Son cartable est là, contre le mur. Etendue sur la balançoire, elle feuillette ses livres d’écolière. Elle revoit son pupitre; et de son pupitre la mer : marge bleue derrière les toits de Beyrouth pressés à la fenêtre. La boîte de craies multicolores est peut-être encore sur le bureau de la maîtresse; que d’arc-en-ciels barrés pour dire les mois de captivité. Selwa se lève, sort de chez elle. Discrètement. Elle dévale les escaliers vides. Dehors, la journée est étrangement calme. Il y a des flaques de soleil partout.
    Nassim habite dans la rue parallèle. Chez lui, il n’y a pas d’abri. Il vient souvent avec les siens se réfugier dans le sous-sol de l’immeuble où demeure Selwa. C’est ainsi qu’ils se sont rencontrés. Ils ne s’étaient jamais croisés auparavant. Il y a, dans la chambre de Nassim, tout un monde. Des déserts se déroulent à perte de vue, des sources vives jaillissent dans les paumes de Selwa lorsqu’elle y pénètre. Pénombre. Nassim est là. Il regarde un film : sur l’écran, deux épaules. L’une claire, l’autre sombre sont comme couvertes de sueur. Fine nappe d’amertume, une voix de femme murmure: «… Hiroshima se recouvrit de fleurs. Ce n’étaient partout que bleuets et glaïeuls, et volubilis et belles-d’un-jour… ». Selwa pousse aussi et récemment, l’humeur des coquelicots a envahi son entrejambe. Elle n’en a parlé à personne. Même les racines des arbres sont en sang et les hommes, surtout ceux qui tombent, ignorent tout à propos de cela. Nassim parle doucement, de la rencontre de ces deux étrangers, de l’amour qui est en train de naître. Selwa répète : « Hiroshima », comme une olive noire gorgée d’huile se dissout dans la bouche. Les visages du japonais puis de la française envahissent l’écran, collision. Combien y a-t-il de temps d’un grain de peau à un grain de terre ?
    Nassim pose sa tête sur les genoux de Selwa. Elle aussi a un peu sommeil. Elle laisse ses doigts errer lentement sur son visage. Elle veut l’apprendre, déchiffrer son mystérieux langage, en garder le sens aux extrémités d’elle-même.
    Qu’ils sont lisses et blancs ces os bien ordonnés sur les tables rectangulaires. Des centaines d’os alignés comme pour la prière. Selwa effleure ces navires immobiles sur une mer de bois. Elle regarde autour d’elle : grande salle aux murs hauts presque vacillants. Par la fenêtre, le sol est rouge aux pieds d’un baobab en fleurs. Elle ne peut penser qu’à la chaleur qui pèse sur le silence. Sous la chaux, les murs criblés de cris, de regards tuméfiés se dressent dignement et la plaine dehors semble immense. Selwa choisit deux os longs et fins et se dirige vers la porte. Il y a un tabouret, posé seul, sous le soleil tout-puissant, qui l’attend. Elle s’assied, écarte les jambes, saisit le manche de l’instrument. Sa tête se penche et ses cheveux sombres le long de l’os s’accordent. Frottement de l’archet presque vivant contre les mèches grinçantes. A mesure que le son s’élève, l’air exhale un étrange parfum. Le baobab pleut et la terre à ses pieds est un cimetière.
    Les sens de Selwa, peu à peu, s’engourdissent. Elle a beau remuer son archet, elle n’entend plus rien. Ses yeux sont trop étroits pour l’arbre gigantesque, sa peau trop fine pour ce manteau de morts. Seul, l’ordre des os est immuable. Ses yeux clos l’emprisonnent, des branches noires effractent ses paupières. Elle n’échappera pas à ce voyage. Ce lieu désormais la possède. Jusques dans les recoins de sa gorge où le souffle gît inanimé. Ce cri qu’elle ne pousse, l’écartèle. C’est lui qui lui donne naissance, c’est à lui qu’elle doit sa vie. Mais il faut qu’il sorte, il faut pousser au risque de briser les cordes, il faut hurler tout ce noir. Il ne faut que les hyènes abattent la gazelle. Il n’y a plus de place sur les tables.
    - « Selwa ?… je suis là. Doucement, oui Selwa, oui, doucement… » chuchote Nassim contre son visage.
    Elle se sent comme aspirée par un point lumineux, du fond d’un puits humide, jusqu’à la surface. Elle ouvre ses paupières. Les yeux de Nassim plongent dans les siens. Son rêve est encore tapi dans la pénombre. L’ombre géante du baobab règne. Baisers contre sa joue, creux du poignet, rondeur d’épaule, Nassim l’étreint tendrement. Ils restent là, sans rien dire, pour un moment. L’écran affiche le générique du film. Bientôt il lui faudra rentrer chez elle. Elle a promis d’aider son père à classer les vieux journaux cet après-midi. Il y a aussi le rendez-vous chez Hind qui a invité tout le monde pour une limonade sur la terrasse. En sortant de l’abri ce matin, elle a lancé de sa voix un peu cassée :
    - « Je vous attends tous, hein ? pas d’excuses…il y aura des petits g¬âteaux et de la musique ».
    Selwa sourit à l’idée de voir Hind remuer, un verre de limonade glacée à la main, au rythme langoureux de vieux succès orientaux. Elle mettra probablement sa robe fleurie, rouge et jaune, qui découvre sa poitrine opulente couverte de médailles miraculeuses.
    - « Arrange ces beaux cheveux Selwa et mets quelque chose de spécial » lui a-t-elle dit.
    Puis sur le ton de la confidence :
    - « Ta mère devrait te maquiller un peu, ce n’est pas tous les jours la fête. Ton amoureux sera là, n’est-ce-pas ? j’ai tout remarqué dès le premier jour…rien n’échappe à Hind, petite! Tu viendras, dis ? »
    - « Je viendrai, Tante Hind. Je n’ai jamais raté l’occasion de déguster tes patisseries, tu sais bien que je les aime tant ! ».
    Selwa aime surtout se retrouver chez Hind au crépuscule. Elle a souvent pensé que, du haut de sa terrasse, le soleil met plus de temps pour se coucher.


    * *


    Vue de la terrasse, la vallée offre les corps pétrifiés des orangers en partage. L’horizon en rappelle les teintes ardentes, sanglots écorchés au large de la Méditerranée. Selwa observe les silhouettes qui dansent ; des enfants mangent encore à la table garnie. Le gros rire de Hind ponctue ses allées et venues entre les convives. S’approchant de Selwa, elle vante avec ferveur les délices de la glace musquée fabriquée ce matin. Quelques voisins discutent bruyamment de politique dans un coin. Du fond de la vallée, la petite rivière continue, invisible, d’avancer. Le son clair et perlé de son gosier résonne, porté par les causeries irrégulières de quelques grenouilles. Les touffes odorantes de basilic et de menthe, bordant la balustrade, baignent les premières humeurs du soir. Sous leur habit de chair, les cœurs sont tristes et inquiets. L’heure des autres retrouvailles, celles qui durent toute une nuit dans l’abri, approche.
    - « Selwa ! je vais avec Malkoun acheter quelques paquets de bougies. Il n’y en a pas assez pour ce soir. Tu nous accompagnes ? » lance Nassim.
    - « Il n’en est pas question! » riposte le père de Selwa . « Il fait déjà assez sombre, les routes ne sont pas sûres…Tu achèteras des bougies demain Malkoun ».
    - « Bah, la journée a été calme » répond Malkoun avec sa bonhomie habituelle. « Nous allons chez Hanna, c’est à deux pas. Le magasin doit être encore ouvert à cette heure-ci…ça nous épargnera une veillée dans le noir jusqu’au petit matin. Allez Nassim, on y va ».
    Selwa sirote son sirop de mûres. Elle pense que Malkoun a raison, qu’il est préférable d’avoir des bougies tant que le courant électrique reste coupé. Elle espère qu’il n’y aura pas de grand danger cette nuit. Elle essaiera de s’endormir, même si les matelas posés à même le sol, ne sont pas confortables. « On a moins peur quand on dort » lui avait confié sa petite sœur.
    Selwa imagine les clichés qui ont porté le visage déchiqueté de son pays sur les écrans télévisés du monde. Au sein de tant de violence, il reste à Beyrouth un toit perdu, parmi tant d’autres, où Nassim peut inviter Selwa à danser. Elle répète à mi-voix leurs deux prénoms : « Nassim et Selwa ». La musique s’est maintenant arrêtée, on débarrasse la table, c’est presque l’heure du couvre-feu.
    Des tirs éclatent soudain.
    - « Cela n’a pas dû se passer très loin d’ici » énonce faiblement Hind.
    L’angoisse envahit les lieux, les cœurs haletants se froissent. Un bruit de pas sourds au bout de la rue puis une ombre émane brusquement de la pénombre, arrive péniblement jusqu’au parking de l’immeuble. Un râle puissant s’élève :
    - « Ils l’ont eu ! à moi, à l’aide ! ils nous ont tiré dessus, salopards de francs-tireurs ! je l’ai laissé par terre… »
    - « C’est la voix de Malkoun. Malkoun ! mon chéri ! » hurle sa femme, dégringolant les escaliers.
    - « Nassiiim… » sanglote Malkoun, l’épaule blessée ; « je n’ai rien pu faire, je l’ai abandonné mort par terre. Nassiiiim ! salopards ! salopards ! saloperie de bougies. Tout est de ma faute, ma faute à moi ! le gosse est mort à cause de moi ».
    Les femmes s’assemblent autour d’Oum Nassim. Elle frappe, les yeux révulsés, sa poitrine. Elle frappe fort de ses poings fermés. Les femmes la soutiennent. Selwa n’entend plus rien. Elle se souvient surtout d’Abou Nassim, d’Aboulias et de son fils Elias sortant de l’immeuble en courant, se fondant dans l’obscurité. Elle a dans la tête un point incandescent, un caillou dur avec plus rien autour. Il lui suffit de bouger un peu la tête pour le sentir rouler lourdement.


    * * *


    Pendant bien des années, Selwa a porté ce caillou en elle et à ses mains deux os longs et lisses et blancs. Des immeubles hauts et laids, une fumante usine, ont poussé depuis dans la vallée, mais la petite rivière roucoule encore. Fraîcheur nocturne de mai, Place des Martyrs : Selwa sourit au public.
    - « Combien y a-t-il de temps d’un grain de peau à un grain de terre ? quelle idée Selwa ! » s’était exclamé Nassim. « Attends, je crois savoir : quinze…quinze jours peut-être… »
    - « Pourquoi quinze ? »
    - « Comme ça…parce qu’il a fallu quinze jours, après le nuage atomique, pour que Hiroshima se recouvre des plus belles fleurs ».
    Selwa prend place, se penche sur son violoncelle. Les sons qu’elle égrène coulent jusqu’à la mer, brodent autour de Beyrouth une robe de menthe sauvage et de fleurs d’oranger. Lorsqu’elle finit de jouer, les applaudissements éclatent. Selwa tremble un peu en saluant. Selwa sourit encore. Il lui semble, du bout des lèvres, confusément retrouver une olive noire en sa saveur étrange.

    R.B

  • Le baron Seillière et la course à pied.

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    Par Daniel de Roulet
    Le moteur hoquette puis se tait. La voiture ne part pas. Une confortable Citroën d’un certain âge, de celles qui commencent par décoller pour assurer la suspension pneumatique. Mais là, rien à faire. Nouvel essai. Elle ne démarre pas. J. craint de noyer le moteur, d’épuiser la batterie. D’où ces longues pauses entre chaque tentative. Nous voilà tous deux plus qu’agacés, un dimanche matin tôt à Metz, coincés dans le parking dit de la cathédrale. Le départ du semi-marathon est dans une heure et il faut compter une demi-heure d’autoroute pour arriver jusqu’à Hayange. Si la voiture ne part pas dans les minutes qui viennent, c’est perdu.
    Jamais nous n’avions aussi bien préparé un parcours. Toute la journée d’hier nous l’avons passée à repérer les lieux, à nous imprégner du paysage.
    Hayange en Moselle dans la vallée de la Fensch a fêté l’an dernier le tricentenaire de sa sidérurgie. En 1704, Jean Martin de Wendel avait acheté la première forge d’Hayange. À l’époque la famille était royaliste, puis elle a su s’adapter à la République, à l’Empire et même à l’occupation de la Lorraine dès 1871. Hayange comptait alors 4000 ouvriers. En 1907, ils étaient 20.000, ce n’était que le début.
    Nous sommes passés à l’office du tourisme sur la place de l’hôtel de ville. Une jeune femme a levé le nez du Canard enchaîné, elle n’avait pas l’habitude qu’on la dérange un samedi. Elle nous a donné de petits prospectus décrivant chaque bâtiment à visiter. J. et moi aimons bien comprendre où nous allons mettre les pieds. Nous avons donc commencé par visiter l’église. Elle date de 1881. En ce temps-là, les maîtres de forges étaient députés, aux ordres de l’empereur d’Allemagne. Quand les ouvriers venaient à la messe, ils étaient face au vitrail central représentant - juste sous St Martin qui donne son nom à l’église – les trois patrons donateurs agenouillés l’air grave : Robert et Henri de Wendel et leur cousin, le baron de Gargan. Sur les vitraux latéraux, leurs femmes et leur progéniture. À gauche, Mme Robert de Wendel et ses enfants, Charles, Guy, Carmen et Sabine. À droite, Mme Henri de Wendel et ses fils, François, Humbert et Maurice. Ce dernier est le grand-père d’Ernest Antoine baron Seillière, lui aussi patron de droit presque divin. Pendant toute la messe, les humbles familles de mineurs rendaient donc hommage aussi bien à leurs saints qu’à leurs patrons.
    Puis nous avons traversé des cités ouvrières en partie désertes, mais aussi des friches industrielles, des hauts-fourneaux éteints, deux châteaux de Wendel dans un triste état et, le plus ravagé de tout, le siège de l’administration des mines. La mousse a recouvert les marches des Grands bureaux, les herbes folles menacent leur toiture. Les parcs étant fermés le samedi, nous nous sommes contentés d’admirer ces gloires passées de derrière les grilles.
    - Qu’est-ce qu’on fait si la voiture ne démarre pas ?
    - On adresse une prière émue à la famille de Wendel.
    - Tu crois que ça marche encore ?
    - Ô toi, maître de forges, fais démarrer ma Citroën !
    J. tourne la clé de contact, les yeux au ciel. En vain. Hier nous avons terminé notre journée par une visite au tréfonds d’une mine. Un ancien mineur nous a servi de guide. Il a passé sous terre trente-trois années de sa vie et, depuis vingt ans un samedi sur deux, vient revoir ses anciennes galeries avec ceux qui veulent bien le suivre. Contrairement aux guides qui aiment la plaisanterie facile, celui-là s’est montré d’un sérieux émouvant, nous a raconté le calvaire de ses camarades accidentés, mais aussi l’amour pour ce travail qu’on lui avait enlevé. Il a commencé à 14 ans. Depuis vingt ans que la mine est fermée, il ne s’en est pas remis.
    La voiture de J. est un vieux modèle qu’il se jure de revendre bientôt. Elle a eu quelques problèmes à l’allumage, mais jamais de vraie panne, comme là, justement ce dimanche matin tôt, quand les garagistes dorment encore et que la course va partir sans nous. J’essaie de ne pas augmenter la panique. Nous ne parvenons pas à en rire. L’humeur pourrait tourner à l’agressivité réciproque. Un coupable extérieur ferait bien l’affaire. Du genre : « Mesdames et Messieurs, nous vous prions de nous excuser pour cet ennui technique, entièrement dû à M. Etienne Antoine baron Seillière. En effet, comme vous le savez, c’est toujours la faute des patrons, qu’on se le dise. »
    De longue date nous nous réjouissions de prendre le départ. Les difficultés de dernière minute ne nous avaient pas été épargnées. J. s’était vu reprocher d’abandonner sa famille tout un week-end, avait tenu bon. De mon côté ce n’était guère mieux. Au début de la semaine, j’avais dû faire hospitaliser ma mère et, à près de 90 ans, les personnes âgées victimes d’une pneumonie ne sont pas sûres de ressortir vivantes de l’hôpital. J’avais donc l’intention d’annuler mon semi-marathon, quand, du fond de son lit, ma mère m’a prié de n’en rien faire. Ce matin au téléphone, elle a l’air de se remettre, m’a souhaité de ne pas arriver dernier.
    Dans une course, ce qui compte c’est la préparation mentale. Ensuite ça vient tout seul. Au petit-déjeuner tout à l’heure, nous avons répété le nom des villages à traverser : Hayange, Sérémange. Nous avons parlé de la pente, des ravitaillements, des faux plats et du vent contraire. J. m’a raconté avoir rêvé que nous courions sans public et sans trouver l’arrivée. Songe prémonitoire ? De mon côté, je m’étais raconté aussi une petite histoire. Puisque le départ était rue de Wendel, j’essaierais pendant deux heures de temps d’éprouver ce qu’avait pu représenter pour des centaines de milliers d’ouvriers la confrontation, dans tous les aspects de leur vie quotidienne, aux signes laissées par les maîtres de forges. Du lundi où sur ordre de Mme de Wendel toutes les femmes devaient faire la lessive jusqu'au dimanche à la messe, sous les vitraux votifs. L’école, la mine, le cimetière, les jardins ouvriers, tout appartenait au patron. Même la manifestation sportive du dimanche.
    Je connaissais un coureur, horloger suisse à la retraite, qui participait chaque année à une course qui passait devant une usine dont il avait été l’employé. Quand il arrivait devant le portail désormais cadenassé de son ancien lieu de travail. Il crachait par terre en jurant de repasser l’année suivante. Je n’ai aucune raison de cracher sur les Grands bureaux, mais me réjouis de faire le tour de toutes ces friches industrielles.
    - Ô baron Seillière, venez en aide à ma Citroën.
    La clé de contact fait un bruit qui annonce l’échec. La voiture ne démarre pas. Hier au téléphone, mon père qui attend dans une pension la guérison de sa femme m’a parlé de cette région. Il m’a dit que les hauts-fourneaux, il les avait connus, étant pasteur à Longwy. Quand la Deuxième Guerre mondiale a éclaté, mobilisé en Suisse, il avait pris le train pour Bâle. De sa voix désormais un peu tremblante, il me raconte que dans le train de nuit, à la hauteur de Nancy, il a eu une conversation animée avec d’autres passagers : « Quand ils ont su que j’étais pasteur, me dit-il, ils m’ont demandé à quoi servait Dieu s’il y avait quand même la guerre. Et tu sais quoi, fils, je n’étais pas sûr de ma réponse. À l’époque, ça discutait dur, tu vois. »
    La voiture a un hoquet prometteur, J. un léger sourire. Ne pas perdre espoir, pour une fois qu’on se sentait en forme. En attendant que la mécanique veuille bien nous être favorable, nous vérifions les agrafes de nos dossards, les lacets de nos chaussures. Si la voiture part maintenant, nous arriverons pile pour le départ. Elle semble nous entendre. Toujours plus sympathique, le roucoulement du démarreur. Et à la fin, c’est bon, le moteur prend pour de bon. Nous sortons du parking souterrain. Entre-temps le ciel s’est découvert.
    Une demi-heure plus tard, nous sortons de l’autoroute, trouvons une aire de stationnement pour les voitures des coureurs. Il reste juste cinq minutes pour l’échauffement. Sur la ligne de départ, J. constate :
    - Le baron Seillière nous a entendus.

    D. de R.


    Ce texte, inédit, a paru dans la livraison d’été du Passe-Muraille, No73.
    Daniel de Roulet vient de publier un nouveau roman aux editions Buchet-Chastel, sous le titre Kamikaze Mozart.

    Photo de Daniel de Roulet: Horst Tappe

  • Bingo

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    Un monologue inédit d'Antonin Moeri


    - J’ai jamais voulu dire quoi que ce soit, le bavardage c’est pas mon genre, avec les copains on cause simple, t’as la marchandise, t’as vu la meuf, mais franchement, si je suis forcé de parler, il semblerait que ça fasse du bien, que ça soulage, ça vaudrait mieux que les cris, eh bien je dirais que jamais, mais jamais j’aurais imaginé ça: finir dans un désert pareil, à des kilomètres de chez moi, dans une espèce de cambrousse glauque, j’ai tout vu à travers la vitre du véhicule, genre camionnette pour les bouchers de grandes surfaces, j’ai vu les quartiers périphériques, il faisait jour, parce qu’ils ne m’ont pas tout de suite amené ici, je veux bien te raconter si tu ne te méfies pas trop de moi, si tu m’acceptes comme je suis, avec mes défauts et mon langage, ça fera passer le temps, on mourra moins vite, on prolongera jusqu’à l’aube, c’est des choses qui intéressent les bourges, les mamis body-buildées aimant les beaux parleurs, celles qu’on voyait sortir des théâtres quand on rentrait chez nous la dalle en pente, en tout cas celles qui ne ressemblent pas du tout à ma mère, mais pas du tout, du tout, du tout, parce qu’elle les a toujours détestées, ces petites femmes à problèmes qui veulent jouir à fond, qui voudraient que leurs gamins soient des stars, ce qui est sûr, c’est que ma mère, elle au moins, elle m’adore, je rigole pas en le disant, c’est la vérité, faut pas me chercher, je dégaine toujours le premier, bon, les flingues c’est pas vraiment mon truc, je préfère le poing américain, la batte de base-ball, la barre de fer ou la bouteille cassée, c’est plus jouissif, on voit pisser le sang, ça fait trop de bien quand t’as la haine, la haine du patron, la haine du prof, la haine du flic, la haine des services sociaux, parce que ces abrutis, avec leur face brillante de capot de Porsche, ils viennent avec un sourire comac, ils se gênent pas, ils entrent dans les appartes, ils vont dans les classes, ils vous attendent au bas des tours, ils vous espionnent à la sortie des pharmacies, des bistrots et des maisons de jeunes, faut vraiment être naze pour ne pas les reconnaître, gras du bide mais pas trop, les phalanges à poils joliment frisés, la narine qui palpite, on dirait qu’ils prennent leur pied, ils ronronnent des phrases sympa et, tout à coup, vous balancent des vacheries du genre la ferme! c’est moi qui cause! La voix tremble, on dirait une chèvre en Lacoste, ça se veut autoritaire, mais mes potes et moi on sait très bien qu’ils gagnent leur blé en faisant les chèvres, ma mère aussi le sait, elle m’a appris à voir les choses d’une certaine façon, elle m’a toujours défendu, c’est la pure vérité, même quand, à l’école, les pires profs bigleux me cherchaient, l’envie de leur casser le nez était bien là, fallait que je fasse gaffe, surtout le poivre et sel à calvitie qui relevait mes absences comme un mouchard d’entreprise, qui se croyait très malin en téléphonant à ma mère, elle l’envoyait sur les roses, elle avait bien raison, ces poivre et sel à calvitie ne devraient pas exister, ils font du mal aux autres, surtout aux jeunes qui rêvent de pays lointains, où le cannabis est gratuit (ouais ouais, paraît que ça existe), où les filles se donnent, où tu peux respirer tranquille sans devoir te salir les mains... Je me demande si elle ira dans la piaule chercher mes jeans taille basse, ceux de mon père, elle a vite refusé de les laver: t’es qu’un p’tit con, tu gagnes pas assez! qu’elle lui disait, au noiraud... Qui aurait imaginé que j’aboutirais dans un endroit pareil ? avec des murs lisses, un lavabo qui rutile, une petite ouverture où, des fois, quelqu’un guigne... veulent voir si je roupille ou si... Quand ils ouvrent la porte, c’est pour me donner à bouffer, je ne mange presque rien, je voudrais fumer un joint, on en trouve dans les couloirs, je me demande si ma mère ira chercher les fringues pour les laver dans la machine de l’immeuble, j’aurais mieux fait de rester chez elle, dans son apparte où on était si bien, tous les deux. Depuis qu’elle avait fichu le noiraud à la porte, elle achetait des frites, on les grillait dans le four, on s’envoyait des pizzas, je rentrais quand je voulais, elle avait un peu de pognon, son salon lui rapportait la moindre, elle payait le loyer, m’achetait des jeux, on passait des soirées cool, on buvait de la bière tranquille, elle me parlait des prochaines vacances en Italie, chez mes cousins, elle voulait plus entendre parler du noiraud qui s’était casé avec une vague secrétaire blondasse. C’est lui qui m’a montré une photo, il est trop fier, on dirait une couverture de Penthouse, il adore ça, mon père, le genre homme à femmes sans moustache ni Ferrari, le genre sympa, un peu alcoolo, pas trop... m’a jamais tapé, il m’aime bien, j’étais son prince, il me filait des thunes pour acheter des Nike, c’est tout ce qu’il me fallait, je déteste le sport, mais les Nike à reflets chromés, j’m’excuse, ça situe son mec, ça te donne des ailes d’avion, t’es cap de tout, les filles t’attendent au coin des boulevards, pas besoin d’avoir une grosse cylindrée, quand il vivait avec nous, mon père avait une Fiat, une baleine essoufflée qui s’échouerait bientôt sur un littoral, une vieille caisse qu’un pote au chômage lui avait filée. On allait en Italie avec, c’était vraiment super la traversée des Alpes, moi sur la banquette de skaï imitation zèbre, j’étais aux anges, mes vieux s’aimaient, en tout cas, ils donnaient l’impression, elle lui faisait des câlins, il grognait comme un matou, je me demandais parfois jusqu’où on irait, si la bagnole tiendrait le coup. Quand ils nous voyaient arriver, mes cousins faisaient des yeux comaco, ils aimeraient venir en Suisse, y travailler à la régulière dans une boîte pharmaceutique, une fabrique de montres ou un magase d’alimentation, ils rêvent d’avoir le big écran vidéo pour voir les films américains, les grandes gonzesses qui bronzent sur les plages de Floride, à l’abri des truands sniffeurs, des vicieux à calculette et portable dernier cri, ces sublimes nanas aux seins parfaits qui se baladent en bikini à l’ombre des palmiers véritables, qui boivent des coquetèles en fixant l’horizon, qui disparaissent derrière les buissons ou dans une bouche d’égout... Ah! si on pouvait se croiser dans les couloirs, si je pouvais t’apercevoir à la place des uniformes, des casquettes et des touffes de clés, si je pouvais revoir tes cils, tes joues, sentir l’haleine de ta petite bouche tout près de la mienne, tu te souviens de la soirée au Mocombo? Je t’ai pris la main, faux! je t’ai pris le bras, on parlait pas because musique à pleins tubes, ton string dépassait, c’était la folie, je te jure, t’as une peau si... des formes si... j’arrête... je veux plus y penser, la dentelle sur tes fesses, ton tatou sur l’épaule, la fumée dans les yeux j’ai la tête qui bat, je ne vois que toi dans la pénombre du Mocombo, te prendre j’aurais voulu, j’étais maladroit, le suis toujours, me demandais dans quelle piaule on irait, je dormais chez mam’s, t’avais un gourbi pas possible, une chambre de bonne sous le toit d’une baraque ancienne, je me demandais si... Je regarde ton dos, je deviens dingue, ciré, zinzin, des clous dans les yeux, des monstres punaises, des cisailles en forme de bec, le bide en fermentation avancée, bondir j’aurais voulu, foncer sur le bitume, à travers les immeubles, voler vers les nuages, les serrer contre moi... Tu me regardais bizarrement, j’avais plus rien dans les poches, j’avais tout filé à Gino, on était entré dans la boîte par une porte de service, tu connaissais quelqu’un, un copain de ta cousine, un black aux piercings plein les sourcils, l’air féroce quand il esquisse un sourire sur ses grands fanons, il nous avait à la bonne, surtout toi, il te reluque tout le temps, il voit bien que t’es avec moi, mais ça ne le gêne pas, il exagère, j’avais pas le poing américain ni ma batte de base-ball, il me dégoûte trop avec ses lames cornées, ses longs bras désarticulés de gorille apathique, j’imagine une embrouille, lui tendre un guet-apens comme ils font en Irak, ils attirent le GI au fond d’une ruelle imprenable, tout près du fleuve qui sent la vase et le pourri, ils lui coupent les testicules que les habitants verront pendre à la bouche du cadavre abandonné au bord d’un terrain vague, je n’exagère pas, ils sont dingues les gars là-bas, cruels, impitoyables, des tigres en délire, des fauves frénétiques, irais-je aussi loin? J’ai imaginé un traquenard pour ce black-là, aux muscles luisant dans la lumière des sunlights, des strobo je sais plus quoi, un mot que tu avais prononcé, tu avais montré la boule qui tournait au plafond, lançant des rayons roses et bleus, verts et jaunes aux quatre coins de l’espace, ils te caressent le visage, tu dis des trucs que je ne comprends pas, je sens dans le bide une force de dragon, je tiens pas en place, un pote m’avait dit: Vas-y! t’es pas pédé! Ouais... avec Lara, toi, si seulement on pouvait se croiser dans les couloirs, à la place des uniformes, des gerbes de clés et des casquettes, tu n’es pas venue au parloir, pourquoi? mais pourquoi? putain de merde! pourquoi? Tu pourrais me chuchoter des trucs sympa, me prendre la main, me donner un bisou, un p’tit bisou discret, on pourrait rêver ensemble, partir à l’autre bout du monde, au Mexique, tu bosses dans un salon de coiffure, j’élève des molosses, ça je sais faire, là-bas pas besoin de muselière, je les promène sans blèmes, t’as ta clientèle, tu fais partie d’un syndicat, tu défends tes intérêts. Jusqu’à quand vont-ils me laisser croupir dans ce local? L’avocat qu’on m’a filé est venu me voir avec sa serviette en simili-cuir et ses lunettes de star fatiguée, il puait de la gueule, c’est pas pour dire, j’aimerais bien décoller, m’envoler vers les cimes, planer dans les hauteurs, m’a plutôt l’air d’un enculeur de mouches, d’un tringleur sans frontières, il doit s’envoyer les meilleures sauces, les cigares les plus chers, les nanas à mille balles, il a dit: Ce sera pas simple!
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    Cet extrait d’un monologue inédit d’Antonin Moeri a été publié dans le Numéro 73 du Passe-Muraille. Eté 2007.

  • Un jardin à Bagdad

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    Par Elisabeth HOREM

    8 mai 2005
    - Me revoici à Bagdad après une absence de cinquante jours exactement. Mon père est mort le 9 avril – cela fera un mois demain – ce qui demanderait tout de même bien des pages à écrire, pages que je n’ai pas pu écrire sur le moment, si bien que j’ai toujours l’impression de courir après le temps perdu et d’écrire en retard sur ce qui est déjà passé.
    Ce matin, pour la première fois depuis l’automne dernier, j’ai renoué avec la douce habitude de nager dans la piscine sous l’œil indiscret du chat blanc qui a l’air très heureux de m’avoir retrouvée. Au-dessus de la piscine, un moineau pépie avec entrain, perché sur les barbelés.
    L’autre jour onze voitures ont explosé dans Bagdad. Tout cela est très décevant parce que dans la période qui a suivi les élections la situation paraissait s’améliorer, on avait l’impression que tout cela se calmait, il se passait parfois plusieurs jours sans que l’Irak fasse la une des journaux. Et puis voilà, c’est reparti.
    J’ai quitté Bagdad le 18 mars. Au moment de mon départ, il y avait eu des mesures de sécurité exceptionnelles. Pour arriver à l’aéroport on ne nous a pas autorisés, comme c’était le cas d’habitude, à emprunter la voie prioritaire « DOD » (« Department of Defense ») et nous avons attendu quarante minutes au check-point. Cette nouvelle manière de traiter les diplomates étrangers a soulevé des tempêtes de protestations. Mais à ce jour je ne sais si l’avalanche de notes diplomatiques tombée sur les bureaux américains a eu un quelconque effet (il semble que non). C’est dans ce genre de circonstances (l’attente à ce check-point) que deux civils ont été tués récemment, dont une Française. Il faudra bien mourir un jour, mais j’aimerais que ce soit moins bêtement. (…)

    11 mai 2005 - À onze heures hier une voiture piégée a explosé près de l’hôtel Babel : on voyait de chez nous la colonne de fumée noire… Encore une explosion vers quatre heures – et d’autres que je n’ai pas entendues. Paradoxalement M. n’est jamais tant sorti qu’en ce moment et il voit beaucoup de monde. (…)
    14 mai 2005 - Je ne suis pas allée au mariage de C., puisque je suis en deuil, je préférais d’ailleurs rester dans la maison vide, fraîche, silencieuse – mis à part la vibration des climatiseurs –, ou bien comme maintenant dans le jardin, me rafraîchissant dans la piscine, me réchauffant dehors, à écrire dans l’ombre chaude parcourue de vols de mouches, jusqu’à ce que le besoin de me rafraîchir à nouveau me pousse à faire quelques brasses. L’eau est bonne, douce à la nage. Une demi-lune translucide achève de fondre dans le bleu du ciel. Les rasoirs des barbelés miroitent gaiement dans le soleil. Des oiseaux s’y posent, chantent et s’accouplent, le bec ouvert, comme stupéfaits.
    Dans le salon une magnifique gerbe de fleurs jaunes et blanches meurt doucement en dégageant une croissante odeur de terre : elle était destinée à Jaafari qui se trouvait absent et dont les hommes de sécurité ont refusé le présent parce qu’il pouvait être piégé. J’en ai donc hérité.
    Et puis des histoires comme celle-ci : des policiers irakiens ont repéré à temps un type enchaîné au volant de sa voiture. Ils l’ont abattu sans sommation : la voiture était effectivement bourrée d’explosifs (et se trouvait à moins de dix mètres de celle d’un ambassadeur étranger).
    […]
    22 mai 2005 - Une ébauche de vie sociale semble reprendre, et pourtant… Il paraît que dans les deux dernières semaines il y a eu plus de voitures piégées que dans l’année écoulée. À part une voiture qui a explosé près de l’hôtel Babel, je n’entends rien, c’est étrange, si je ne savais pas ce qui se passe je pourrais croire que tout est tranquille.
    Hier vers six heures, nous avons eu la bonne surprise de voir réapparaître Samir Peter, plus revu depuis janvier. Il a passé tout ce temps-là en Europe et aux USA. Il a donné un concert à Beauvais. Il était à Londres chez son ami Sean, le journaliste de la BBC qui a tourné « The Liberace of Baghdad ». Puis Salt Lake City, le Sundance Festival, le Prix, les paillettes, les journalistes, les femmes, la gloire ! Il a dépensé tout ce qu’il a gagné, ne gardant pour rentrer à Bagdad que de quoi s’acheter une voiture. Et maintenant le voilà de retour, ayant laissé passer l’occasion de se marier une énième fois, le regrettant, nous expliquant qu’il ne pouvait laisser sa fille seule dans leur maison à Bagdad avec pour unique protection un revolver à la ceinture toute la journée. Alors, comme il aime sa fille, il est rentré. Mais il ne joue plus au Hamra. D’ailleurs plus personne n’y vient, il n’y a plus qu’un serveur et une ou deux tables mises (les jours d’affluence) : tous les clients de l’hôtel, terrorisés, prennent leurs repas dans leur chambre… Et lui aussi est terrifié, il ne sort presque plus, il a peur d’être tué parce qu’il est pianiste, ou parce qu’il porte un catogan, ou parce qu’on voudrait lui voler sa voiture, ou parce qu’il aurait eu le malheur de rencontrer des Américains d’un peu trop près. Il est très affligé par la mort d’une jeune femme qui habitait au Hamra et faisait son jogging avec lui tous les matins. Son chauffeur avait commis l’imprudence de suivre un Humvee d’un peu trop près. Une voiture bourrée d’explosifs est venue se jeter entre le Humvee et leur voiture. Ils sont morts tous les deux – et peut-être quelques Américains. Elle avait vingt-trois ans. Il a perdu beaucoup de connaissances ou d’amis ces derniers mois, et dans plusieurs cas ces amis ont été abattus par des Américains parce qu’ils s’étaient approchés trop près d’eux.
    Ce matin j’ai nagé, l’eau était délicieuse, le ciel est redevenu plus pur. Plus trace de vent de sable.

    23 mai 2005 - Hier le cinéaste Saad Salman nous a invités à déjeuner au Club Alwiyyah, juste à côté de l’hôtel Palestine. Il nous avait fait préparer une belle table tout près d’une fenêtre mais nos hommes n’ont pas été d’accord : en cas de bombe, nous aurions reçu des éclats de verre. On a donc fait préparer une autre table dans le fond de la salle, près d’un mur. Ralph, Brett et Erik étaient assis devant un verre d’eau à la table voisine. Paul et Charlie se promenaient dans le hall, le nez en l’air et l’air de rien…
    L’oncle de Mona, un camionneur, a été kidnappé près de Ramadi. Le beau-père d’Aref a été menacé d’enlèvement s’il ne payait pas trente mille dollars (il en a payé mille cinq cents sans savoir qui se cache derrière ces menaces ni quelle garantie ces mille cinq cents dollars lui donnent). Ces derniers jours ce ne sont plus tant les voitures piégées mais plutôt les assassinats, les massacres, les corps décapités...
    Hier, en traversant la ville pour aller au club Alwiyyah, je me suis rendu compte qu’il y avait bien longtemps que je ne m’étais trouvée à rouler dans Bagdad. Et on regarde à travers l’épaisseur des vitres comme on regarderait un écran sur lequel défileraient des villas couleur de terre, des palmiers, des boutiques. Sachant tout ce qui se passe dans cette ville on pose sur tout cela un regard plus aiguisé, comme si chaque coin de rue recelait une charge d’explosifs – sans éprouver pour autant de la peur à proprement parler.
    Dans une rue j’ai repéré, sur un rempart de sacs de sable, une théière et un pot de miel. J’aurais voulu pouvoir photographier ça : cette théière sur les sacs de sable, image d’une vie quotidienne qui s’aménage à côté du maniement des armes lui aussi quotidien, ou comment on s’accommode de la violence. Images de soirées de bivouac, la bouilloire dans les braises, quand on raconte des histoires, le fusil sur les genoux.

    24 mai 2005 - Eh bien non, la saison des vents de sable n’est pas terminée. Ce matin le temps était couvert, lourd. Trente degrés à l’ombre. Je me suis réveillée bien reposée parce que M. avait providentiellement oublié de faire sonner le réveil. Nous nous couchons trop tard : comment aller se coucher quand on est si bien dans le jardin, à boire du vin en discutant sous la lune bientôt pleine ? Hier soir le dîner a été momentanément interrompu par quelques coups de feu vraiment proches qui ont fait jaillir de chez eux nos hommes, arme au poing. Et puis non, rien : toujours ces gardes (louches décidément) de la maison qui se trouve de l’autre côté de celle du voisin.

    26 mai 2005 - Le bain du matin, chaque jour plus longtemps, c’est comme si on se roulait dans la soie…
    Dans Cent jours sans, recueil de textes en hommage à Florence Aubenas, toujours otage, j’ai relevé dans au moins deux textes que les ravisseurs « s’étaient trompés de cible », cette formule détestable qu’on entend et lit trop souvent chez nous. « Trompés de cible » ! Est-ce que les gens qui disent ou écrivent des choses pareilles se rendent bien compte de ce que cela veut dire ? Est-ce qu’ils se rendent compte que cela sous-entend que « la cible » est ailleurs, et donc qu’il y a effectivement une cible ? Ne tirez pas sur nous gentils Français innocents, complaisants, tournez plutôt vos fusils vers ceux qui le méritent plus que nous ! Il n’y a pas de bonne cible dans ce contexte, il n’y a pas de cible du tout. Je ne vais pas passer mon temps à écrire des lettres (j’en ai déjà écrit une cette semaine à un écrivain – et non des moindres – qui avançait, dans ce même recueil, que Florence Aubenas était la « sœur » de ses ravisseurs), mais ces deux auteurs auraient mérité eux aussi que quelqu’un leur écrive pour leur faire mettre le doigt sur ce que leur façon de s’exprimer a d’indécent.

    29 mai 2005 - Aujourd’hui on vote en France. Pour ou contre la Constitution européenne. L’Europe semble bien loin vue d’ici.
    Des rumeurs délirantes circulent en ce moment : les Américains auraient le projet de construire un grand mur autour de Bagdad pour contrôler les entrées et les sorties (auquel cas il y aurait sûrement des experts israéliens prêts à les faire profiter de leur savoir-faire en la matière). Et encore une autre rumeur, persistante, selon laquelle dans les semaines à venir, la ville sera bouclée et fouillée quartier par quartier. On dit aussi qu’il se prépare un massacre d’étrangers. Bon.
    […]
    6 juin 2005 - Ce matin tout est recouvert d’une couche de poussière. Quand je me suis levée, il y avait dehors comme un brouillard, si bien que je me suis demandé s’il n’y avait pas un feu quelque part d’où viendrait toute cette fumée, j’ai même entrouvert la fenêtre pour m’assurer que cela ne sentait pas le brûlé. Et c’était si spectaculaire, cette poussière, comme la cendre d’un volcan qui serait venue se déposer sur toute chose pendant la nuit, que je m’en suis trouvée excitée comme par la première chute de neige. Je suis sortie à sept heures et demie, M. venait de partir, Paul était de garde. J’ai arrosé autour de la piscine, sur les tables et les chaises de jardin, sur les dallages, pour donner un peu de fraîcheur et faire tomber la poussière. Plaisir de jouer avec l’eau comme un gosse, de laver à grand jet cette poussière qui fuit devant moi en un léger nuage brun, courant sur les dalles. J’avais l’impression d’être en convalescence. Des oiseaux (j’en ai compté au moins une quinzaine) buvaient au tuyau dès que je le posais dans l’herbe, cela me faisait penser aux moineaux qui se querellent autour des fontaines, chez nous, en été.
    Après avoir nagé, j’ai demandé à Paul de monter avec moi sur le toit – puisque je ne peux y aller seule. Tout était pris dans un brouillard grisâtre, on ne voyait presque pas le pont, et il y avait par terre une couche de très fine poussière jaune pâle. J’ai regardé la maison de l’autre côté de la rue : il y a toujours un tas de voitures garées devant. J’ai vu l’abri des gardes. Ils ont un arrosoir pour faire tomber la poussière. Et je me suis dit qu’il y avait des semaines que je n’avais pas jeté un coup d’œil du côté de la rue. Puis nous avons regardé du côté du jardin. La piscine toute brune de poussière. Les hauts murs couronnés de barbelés. J’ai pensé à la petite chèvre de M. Seguin, disant avec la voix de Fernandel : « Oh ! Que c’est petit ! Comment ai-je pu vivre là-dedans ? »

    Un Jardin à Bagdad, Journal (octobre 2003-Mai 2006). A paraître en août 2007. (Bernard Campiche Editeur)
    Cet extrait inédit a paru dans le Numéro 73 du
    Passe-Muraille. Eté 2007

    Un regard
    Singulier

    Entrée en littérature en 1994 avec Le Ring, roman à l’atmosphère envoûtante révélé par le Prix Nicole et gratifié de deux autres distinctions (Prix de la Commission de littérature du canton de Berne et Prix Michel Dentan 1995), Elisabeth Horem a imposé, avec quatre romans (Congo-Océan, Le Fil espagnol et Le chant du Bosco ont suivi en 1996 et 1998, tous chez Campiche), un recueil de nouvelles (Mauvaises rencontres, 2006) et le récit-journal d’une année de vie quotidienne observée à Bagdad, dans Shrapnels (2005), un regard et une écriture à la fois poreux et incisifs, d’une grande qualité littéraire. Le sentiment d’inquiétante étrangeté qui baigne ses romans se retrouve, à l’évidence, dans la perception des faits que module le Journal de la romancière, où l’implacable réalité de la guerre est ressaisie à la fois par le détail inattendu et par l’effroi irradiant la vie « sécurisée » d’une femme d’ambassadeur.
    JLK

    Photo Elisabeth Horem: Philippe Pache

  • La nuit, la musique

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    Par Rose-Marie Pagnard

    Puisque papa, pour une raison mystérieuse, nous a interdit d’entrer au Conservatoire de musique de la ville, nous nous sommes enfuies de la maison. Nous: ma sœur cadette Gretchen, et moi, Gretel. Avec nos chères flûtes à bec, nous survivons à d’horribles épreuves, fréquentons des morts, un monstre, une rivière d’enfer, une femme-araignée. Ce soir, concert pour célébrer notre admission, trac, surprises.
    Nous formons un véritable cortège lorsque, sans avoir pris les taxis annoncés, nous parvenons à l’entrée du parc. Un passage est asséché pour permettre l’accès au Conservatoire, ainsi qu’à la morgue de l’Institut de médecine légale, sur notre gauche.
    Madame Swan, en tête du cortège, a cessé de rire. Ses mains palpent nerveusement le tissu de son kimono et la multitude des flocons de neige brodés. Flocons qui conduisent à Yoshua Swan, et de celui-ci au Conservatoire. Devrait. Pour nous qui le voyons, rose et bleu pâle et très aéré, le Conservatoire est réellement présent. Mais les yeux grands ouverts de Madame Swan doivent en quelque sorte le réinventer, partir de la ruine informe, aux pans de voiles mortuaires que ses yeux aveugles, probablement, distinguent encore très vaguement, pour ensuite parvenir à l’image conservée dans sa mémoire. Aussi Madame Swan se tient-elle tout au bord de sa chaise roulante, tendue vers une remémoration difficile, une trouée dans le noir, une embrassade entre chair et pierre. Robin s’arrête, tout le monde l’imite, et soudain Madame Swan décolle de sa chaise et se dirige d’un pas flottant vers ce qu’elle prend pour le Conservatoire, croyons-nous. Mais elle dévie volontairement, dévie, patauge dans des flaques d’eau et tache le bord de son kimono. On l’entend appeler: «Sors de ton cachot, pauvre ami, un peu de courtoisie, je t’en prie! Notre grand soir est arrivé, Grodeck!» Et Grodeck en personne, saisissant d’élégance dans un costume sombre éclairé par une écharpe blanche, se dresse sur le seuil de la morgue, son logis, s’élance et saisit le bras de Madame Swan avec laquelle il se dirige vers le Conservatoire.
    Le cortège leur emboîte le pas et c’est à ce moment seulement que je peux contempler ce qui est devenu, dans le crépuscule, un tableau féerique à la gloire du Conservatoire. De la terre et des végétaux s’élève une brume de grand marécage, un vestige du danger mortel que Gretchen, Hänsel, moi-même et des milliers d’habitants de cette ville ont traversé la nuit dernière, un souffle de mélancolie destiné, je n’en doute pas une seconde, à frapper plus particulièrement ceux qui se trouvent ici, ceux qui maintenant surgissent de je ne sais où et qui forment notre futur public.
    Ce souffle de mélancolie ne nous invite-t-il pas à nous tenir toujours ainsi, proches les uns des autres, réellement ou en pensée, nous, les humains liés par les rêves, par le sang, par cette inexplicable dépendance à un art appelé musique? A nous tenir liés par nos fantasmes quand nous nous sentons subitement seuls avec nous-mêmes, avant de nous rappeler in extremis un visage aimé, ou simplement une musique, ou la tension d’amour qui précède l’écoute de cette musique? Je me réponds par des oui et des pour toujours avec d’autant plus d’ardeur qu’au milieu de cette brume, peut-être glissé par elle jusqu’ànotre vue, le Conservatoire avance, s’incline très légèrement dans notre direction et nous invite à entrer chez lui. D’innombrables lampes ont été allumées à l’intérieur, à travers les fenêtres que l’architecte Yoshua Swan a multipliées dans un dessein maintenant évident: je plonge le regard dans des espaces dorés, dont les dimensions réelles m’échappent, se transforment, de sorte que je pourrais bien me trouver obligée, à l’instant, de m’introduire à genoux dans le modèle réduit d’une maison aux vitres en papier de soie jaune, ou de me perdre dans un gigantesque décor bientôt envahi par une pluie de flûtes en pièces et de draperies en fourrure.
    Mais au plus fort de mon émerveillement, devant le Conservatoire, j’éprouve d’un coup une appréhension qui se rapporte à nos parents, à la façon dont nous les avons abandonnés. Je me retourne, Gretel un peu plus loin, se retourne en même temps, et nous voyons papa, maman, Hänsel, notre famille Gesualdo-Von Bock au complet.
    Cette dernière épreuve se déroulera donc en famille, me dis-je, un peu à la façon de nos habituelles promenades vespérales, sauf que cette fois nous éviterons, je l’espère, les discours de papa, la musique s’en passe, cher papa.
    Gretchen dans sa robe gracieuse, moi dans mon ensemble gracieux aussi, nous courons vers maman, vers papa, vers Hänsel, qui tous se tiennent immobiles à l’orée du parc, telles des rescapées de l’inondation dont les eaux restantes, alentour, dessinent des lacs miniatures, ou des larmes géantes, des larmes plutôt.
    Ma sœur en premier se jette dans les bras de papa, offense oblige, mais ses yeux sont tournés vers Hänsel (avec une expression qui me fait rougir et penser que ses lunettes de myope comme celles de Robin mon amoureux offrent des avantages en matière de décence).
    Nous nous embrassons, il n’y a pas de coups, le bâton de papa est resté au château, mais je sens des douleurs partout, partout, jusqu’à ce que maman commence à parler, que papa s’y mette aussi, duo digne du final d’un opéra tragique, plein de mots insensés que je fais disparaître sous un lit Gesualdo-Von Bock, parce que je ne sais pas pourquoi, par quel miracle, je ne comprends quelles intentions, vous êtes ici ce soir, suis si contente, si effrayée, répétez, répétez, je ne comprends rien, comprends rien, dis-je.
    - Gretel, me dit papa pour une fois sans impatience, tu devrais corriger ce défaut de langage, surtout si tu tiens à faire des études! Musicales, soupire-t-il.
    - Tu es d’accord?
    Nous ne comprenons pas sa réponse, mais c’est sûrement oui, puisqu’il est venu et se montre si doux, si fragile!
    - Merci papa. Merci papa. Mais que veux-tu dire par notre fils est leur fils que Pelva exige de…
    Encore une fois les réponses croisées de mes parents m’échappent. Ils sont émus autant que nous, c’est normal.
    Hänsel baisse la tête; est-il préoccupé par son travail ou par l’intrusion de nos parents sur le lieu de tant d’effervescence, ou par leur attitude étrange? Ou bien réfléchit-il à une réalité que son cerveau viendrait tout juste d’enregistrer, à des révélations douloureuses? Je lui ébouriffe les cheveux, je l’interroge, l’interroge silencieusement, jusqu’à ce qu’il me regarde, qu’il regarde Gretchen aussi, qu’il nous sourie.
    Il parvient enfin à prononcer quelques mots qui me bouleversent, parce que ces mots nous ramènent fermement aux pieds de la musique, devant nos obligations de musiciennes débutantes.
    - Je salue le rouge de Gretchen, en ré majeur, je salue le noir et le blanc de Gretel, en la mineur. Salue toutes les émotions à venir, les couacs et les traits de génie – on ne sait jamais! -, salue également la bienveillance des auditeurs. Je m’occupe de nos parents. Filez maintenant, même si vous n’avez qu’une mesure à jouer, il faut la préparer.
    Au moment de nous quitter, papa s’éponge le front avec un bout de l’étole de soie de maman, il s’écarte imprudemment du passage asséché, une de ses chaussures de luxe prend un bain de boue (comme le kimono de Madame Swan), maman tangue un peu, nous la refilons à Hänsel mais elle retrouve par ses propres moyens la ligne droite de ce grand soir. «Maman, dis-je en vitesse, je suis très contente de constater qu’on vous manquait, j’espère seulement que papa ne fera pas de scène, pas de scène».

    R.-M.P.
    Extrait d’un roman à paraître en janvier 2008 aux Editions du Rocher. Publication préoriginale dans le numéro 73 du Passe-Muraille. Eté 2007.

  • Ces dames au cœur vert

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    Les Bonnes Dames, par Bruno Pellegrino

    Il y a des livres dont on peine à expliquer pourquoi on les aime. Le sujet qui nous touche, le style qui résonne de façon particulière, avec une certaine justesse de ton, la manière dont le récit est mené, oui, mais on sent que l’on aime ce livre pour d’autres raisons, sans pouvoir les expliquer – de ces raisons qui se ressentent, qui ne s’analysent pas. C’est le cas du dernier roman de Jean-Louis Kuffer, Les Bonnes dames. Depuis Le Viol de l’Ange en 1997, l’auteur n’avait plus publié de roman. C’est avec bonheur qu’il revient à ce genre – après avoir écrit des nouvelles et s’être attaché à la publication de ses carnets –, avec l’histoire en trois parties de trois vieilles femmes qui effectuent trois voyages.
    Il y a Clara la philosophe, craintive et prudente, adepte de la formule bien vaudoise du « mais mais mais », qui pense très souvent à son cher et regretté Paul-Louis. Sa sœur, Lena, qui a passé sa vie à porter secours aux orphelins, qui n’en est pas moins toujours gaie et décidée à « faire de son mieux jusqu’au bout ». Enfin Marieke, la « fofolle » hollandaise, qui trouve qu’ « en France, cela ondule mieux qu’en Suisse ». Trois femmes dont les vies sont, pour la plus grande partie, derrière elles, mais qui ne s’avouent pas vaincues pour autant ; trois femmes qui portent avec elles leurs deuils, leurs regrets, leurs souvenirs (lorsque ceux-ci n’ont pas glissé dans un trou de mémoire) ; en somme, trois vieilles dames comme on en connaît tous, et pourtant on est ici bien loin de la caricature.
    Le livre s’ouvre sur un premier voyage, une excursion que font Clara et Marieke « de l’autre côté » du Léman, en France voisine ; un épisode plein d’humour qui annonce, en miniature, le second voyage : des vacances à trois en Egypte, pour réaliser ce vieux rêve, et puis se prouver que l’on en est encore capable. Le troisième voyage, lui aussi à destination de « l’autre côté », ne s’effectue qu’en solitaire. D’abord Clara, puis Marieke : les vieilles dames meurent. Reste Lena, qui « baisse », certes, mais qui se dit qu’elle n’a rien à regretter : « Je dois l’avoir un peu cherché, d’être restée simplement ce que j’ai toujours été. »
    Cependant, ce n’est pas autant dans les événements racontés que réside l’intérêt de ce livre (dont le contenu latent important – foule de détails, de références – laisse penser qu’il aurait pu être largement plus développé), que dans la manière dont ils sont rapportés, notamment par un discours indirect très présent dans tout le texte, qui reproduit les expressions et intonations de ces vieilles dames. Ainsi rendus, les personnages (qui sont, on le sent, et l’auteur d’ailleurs ne s’en cache pas, largement inspirés de personnes existantes) n’en deviennent que plus familiers, plus vrais – réels et sincères.
    Aussi bien dans Les Bonnes dames que dans Le Viol de l’Ange, Jean-Louis Kuffer porte un certain regard sur le monde, qu’il transmet notamment à travers l’un des personnages, romancier, qui écrit le texte qu’on lit, au fur et à mesure. Il en résulte une sorte de vertige, une efficace mise en abyme, qui ancre encore plus le roman dans la réalité, lui donne un poids particulier. De même, il y a cette intention de faire sentir la multitude de choses qui se jouent simultanément dans le monde, les pensées qui germent dans des têtes différentes, en des endroits différents, au même moment ; ce qui se noue quelque part, ce qui se résout ailleurs, ceux qui vont se coucher pendant que d’autres se lèvent… Une façon de percevoir la société d’aujourd’hui, où tout le monde peut tout savoir sur tout le monde, et où l’on n’a pourtant jamais aussi peu connu ses propres voisins.
    Les bonnes dames ont traversé le XXème siècle, et elles continuent à vivre avec ce temps qui n’est plus le leur, ouvertes à l’homosexualité, à internet, aux SMS… Clara va « parfois jusqu’à voter socialiste », les statues de singes du Denantou lui rappellent les membres du Conseil fédéral, à qui elle a d’ailleurs « fait une lettre (…) pour le mettre en garde (…), une lettre de réclamation, pour l’aide aux vieux ». Jamais elles ne perdent leur intérêt pour le monde.
    Mais sans considérer la lecture en filigrane qui peut s’en faire, ce texte est avant tout un roman, une histoire où trois bonnes dames nous montrent qu’il n’est jamais trop tard pour entreprendre, pour être jeune. Optimistes, battantes, révoltées et amoureuses de la vie, jusqu’au bout.
    Finalement, si l’on aime certains livres pour des raisons difficiles à déterminer, c’est peut-être que cela tient tout simplement au regard de l’auteur, sa manière de nous décrire son monde. Un regard qui nous plaît, qui correspond au nôtre : en l’occurrence, le regard jeté sur ces femmes, tendre, bienveillant, et jeune, un regard qui traque l’humour et le drame, et le rend dans une langue vivante, une langue orale, de chair, qui, mieux que tout autre discours, permet à ces bonnes dames de s’incarner sur le papier et de poursuivre leur route, en compagnie de leurs morts retrouvés.


    Jean-Louis Kuffer, Les Bonnes dames, Bernard Campiche Editeur, 2006, 160 pages. Http://www.campiche.ch
    Bruno Pellegrino, 18 ans, vient de passer son bac. Cet article a paru dans le No 72 du Passe-Muraille


     

  • Un passeur d'énergies

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    Souvenirs d'un ami, par François Debluë


    Comme pour beaucoup d’autres, Georges Haldas aura été pour moi un extraordinaire passeur d’énergies. De combien de rencontres où je m’étais rendu d’humeur sombre ou maussade ne suis-je pas revenu vivifié, ressourcé, étonné d’avoir découvert de nouveaux territoires, de nouvelles raisons d’être – et impatient de me mettre au travail !
    Je n’avais pas vingt ans; Haldas venait de franchir ses cinquante ans. Avec une passion contagieuse, engagé qu’il était dans l’aventure de vivre et d’écrire (ce qui ne faisait qu’un), le poète, le prosateur et l’infatigable lecteur que je rejoignais le plus souvent à Genève me révélait des continents entiers : ceux des littératures russe, espagnole, italienne ou américaine, où l’air et l’esprit circulent plus au large que chez les seuls français auxquels l’école et l’académie nous confinaient d’ordinaire.

    Au-delà de ces littératures, pourtant, non pas contre elles mais avec elles, c’est le monde même que l’écrivain m’appelait à interroger : ses enjeux politiques, sociaux et spirituels, collectifs aussi bien qu’individuels.
    Dans le même temps, c’était son œuvre qu’il m’était donné de découvrir. Ses premiers recueils poétiques, comme aussi, à une époque où il n’avait pas encore publié ses Carnets de L’Etat de Poésie, ses premières « chroniques », celles qui devaient me toucher le plus, de Gens qui soupirent, quartiers qui meurent au Livre des Passions et des Heures, en passant par Boulevard des Philosophes, Jardin des Espérances, La Maison en Calabre, Chute de l’Etoile Absinthe et Chronique de la Rue Saint-Ours. Un monde était en train de naître, des livres où se manifestaient une voix nouvelle et un regard d’une exceptionnelle acuité, à la faveur d’une forme profondément originale.
    À ces chroniques, je choisissais bientôt de consacrer une première synthèse (dont Jacques Mercanton avait accueilli généreusement le projet). La prose de Haldas n’était pas toujours appréciée : elle dérangeait les conventions ; sa fécondité même paraissait suspecte ; elle se heurtait au scepticisme, aux réticences et aux silences de certains critiques bien-pensants. Pour moi, l’enjeu en était vital. Ces livres me révélaient à moi-même, angoisses, tourments et émerveillements, ils éclairaient mon chemin.

    Loin des bibliothèques (que je fréquentais d’ailleurs assidûment), loin surtout de certains laboratoires formalistes et sectaires, nos soirées étaient aux « petits établissements » de Genève, dont Georges Haldas connaissait par cœur la géographie. Nous mangions d’incomparables entrecôtes mexicaines, buvions quelque savoureux chiroubles, et Georges Haldas, devenu Georges (mais toujours nous nous serons vouvoyés) m’accordait le plus précieux : son temps, son amitié, sa confiance. Mes premiers livres devaient ainsi paraître à l’enseigne de la collection du « Rameau d’Or » dont Vladimir Dimitrijevic lui avait confié la responsabilité aux éditions de l’Âge d’Homme.
    Georges Haldas me parlait de ses travaux en cours ; plus allusivement (parce qu’il ne fallait pas vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué) de ses projets ; de ses lectures. Depuis longtemps, il interrogeait la Bible, le Don Quichotte (ô combien j’aurais souhaité qu’il écrive l’essai dont il me parlait à son sujet !), Homère et les tragiques grecs. Baudelaire, Charles-Louis Philippe, Léon-Paul Fargue, bien d’autres encore, lui étaient des compagnons de vie. Tous lui donnaient ce « courage d’être » dont avait parlé le théologien Paul Tillich. Et ce même courage, sans le savoir peut-être, Georges me le transmettait à son tour. Malgré les doutes, les gouffres, les vertiges – à leur mesure même – la vie reprenait sens ; du moins, la nécessité s’imposait de lui en trouver un. Dire, comme André Breton, que la vie est à « repassionner » ne suffisait pas : elle était urgence et passion !

    Dans les rues de Genève, la nuit depuis longtemps venue, nous évoquions Rousseau, Amiel, Tchekhov, Kafka, Reverdy, mais aussi Jean Vuilleumier, notre contemporain, devenu si proche à son tour. D’autres de nos contemporains avaient droit, il est vrai, à quelques féroces et joyeuses méchancetés dont nous savions assez le peu de fondement et la parfaite gratuité. Revenu à plus de gravité, Georges me faisait parler de Proust et de Céline, dont il évitait la lecture : leur fréquentation aurait sans doute interféré avec sa propre écriture. C’est que Georges Haldas est un styliste ; il est de ceux, somme toute très rares, qui se trouvent une voix, un rythme, des inflexions à quoi on les reconnaît désormais sans hésiter.

    Mais nous nous relayions alors, dans les rues maintenant presque désertes, pour évoquer tel passage d’Apollinaire :

    Mon beau navire ô ma mémoire
    Avons-nous assez navigué
    Dans une onde mauvaise à boire
    Avons-nous assez divagué
    De la belle aube au triste soir…


    L’heure était à la mélancolie. La voix chargée d’émotion, dans l’impératif et tenace élan de vie qui n’a cessé d’être le sien en dépit des épreuves, Georges me récitait un poème des « Amis inconnus » de Supervielle :

    On voyait le sillage et nullement la barque
    Parce que le bonheur avait passé par là.



    Je me méfiais, je me méfie encore de ce mot « bonheur ». Il m’a toujours paru imprudent sinon indécent de le prononcer, au risque de le compromettre immédiatement.
    Aux côtés de Georges Haldas pourtant, je savais pouvoir partager quelque chose qui n’en devait pas être trop éloigné. Un élan. Une présence. Un amour du monde. Comme une intuition de cela même qui nous habitait et nous dépassait.
    Je n’ai plus vingt ni trente ans. Le sillage ne s’est pas effacé pour autant. Ce que j’ai reçu continue de vivre en moi. Pour cela, cher Georges, je vous demeure à jamais reconnaissant.

    En 1973, François Debluë proposait une première synthèse intitulée Les Chroniques de Georges Haldas, une œuvre au cœur de la relation. Plus tard, outre divers articles, il a dirigé et publié, en collaboration avec Jean Vuilleumier et Vladimir Dimitrijevic, un recueil d’essais et de témoignages sous le titre À la rencontre de Georges Haldas (L’Âge d’Homme, 1987). Poète et prosateur, lauréat du Prix Schiller 2004 pour l’ensemble de son œuvre, François Debluë a publié récemment Conversation avec Rembrandt (Seghers, 2006).

  • Nous autres périphériques

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    La littérature-monde, et après?

    Une quarantaine d’écrivains francophones de diverses provenances, emmenés par Michel Le Bris et Jean Rouaud, ont signé en mars dernier un manifeste prônant la «littérature-monde en langue française», qu’illustrera un recueil de textes à paraître à l’occasion du prochain Festival Etonnants Voyageurs de Saint-Malo.
    Que dit ce manifeste? Qu’il n’est pas de bon bec que de Paris. Que l’institution de la francophonie se ressent de relents colonialistes en ce qu’elle «parque» les francophones dans leurs territoires respectifs. Que la littérature française n’a pas à intégrer ses périphéries mais à s’intégrer elle-même dans l’ensemble des littératures francophones et de toutes les langues.
    Tout cela semble bel et bon, et notamment pour ceux qu’impatiente la sempiternelle condescendance de la France à l’égard des francophones.
    Méfions-nous, cependant, de ce que le concept de «littérature-monde» pourrait avoir à son tour de réducteur ou de trop opportun pour certains. Enracinés et déracinés ont également droit de cité dans la littérature, qui ne gagne pas à se diluer dans un magma, comme il en a été de la «world music»…
    Si la «littérature-monde» contribue à la meilleure circulation des œuvres, alors qu’elle vive et nous autres Romands la défendrons les premiers. Mais gare à la nouvelle mode, gare à la dernière toquade… parisienne.
    Ce texte constitue l’éditorial de la dernière livraison du Passe-Muraille, No 72, Mai 2007. Commandes : Le Passe-Muraille, Case Postale 1164, 1001 Lausanne

  • La passion du réel

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    Lecture d’ Un Roman russe d’Emmanuel Carrère, par Antonin Moeri

    L'entame du livre est canon. Soutenu dans une posture acrobatique par celle qu'il aime, le narrateur pénètre une Japonaise dont le mari fait remarquer, après les transports de jouissance de Madame Fujimori, que le train n'avance plus. Il s'agit d'un rêve mais le train, lui, est bien réel. Il est arrêté quelque part entre Moscou et Kotelnitch, un trou de la Russie profonde où le héros va tourner un film avec son équipe de télévision pour échapper aux "histoires de folie, de gel et d'enfermement" qui l'ont chaque fois laissé exsangue. Pourtant, il racontera dans ce film l'histoire d'un Hongrois qui, capturé par les Russes à la fin de la seconde guerre, aura passé plus de cinquante ans enfermé dans un asile psychiatrique à Kotelnitch.

    Cette enquête débute avec la consultation du dossier médical, la visite de la menuiserie où Andras Toma travaillait et du pavillon où il a passé plusieurs décennies. Le destin de cet Hongrois intéresse beaucoup Emmanuel Carrère car il lui rappelle celui de son grand-père maternel, disparu à Bordeaux en septembre 1944, qu'on n'a jamais revu et dont la mère de l'écrivain, Madame Hélène Carrère d'Encausse, secrétaire perpétuelle de l'Académie Française, eût préféré qu'on ne révélât pas l'existence. L'histoire "honteuse" de Georges Zourabichvili forme la seconde trame du livre. Sans doute la plus passionnante, la plus bouleversante: une manière d'exorcisme.

    Emigré géorgien arrivé en France sans le sou en 1925, il écrit d'interminables lettres d'amour, lit des livres, ne s'occupe pas de sa fille, admire Mussolini et Hitler, déteste la petite-bourgeoisie, le parlementarisme et l'Amérique. Sa qualité d'homme cultivé éveillera le respect des Allemands occupant la France. Il travaillera pour les services économiques allemands. On l'enlèvera sur dénonciation et plus personne ne le reverra. La rumeur en fera un collabo. On racontera au petit Emmanuel qu'il est parti pour un long voyage. Partout dans le monde s'établira la seule vérité: les résistants sont des héros, les collabos des salauds. Il faudra se taire. Se résigner. Remâcher sa honte.

    Une étrange histoire d'amour forme la troisième trame. Celle que le narrateur aime, Sophie, souffre des longues absences de son écrivain-cinéaste chéri. Elle hésite. Que préfère-t-elle? Partir avec Arnaud dont elle est sûre qu'il l'aime mais qu'elle n'est pas sûre d'aimer? Ou rester avec Emmanuel qu'elle est sûre d'aimer sans être sûre qu'il l'aime? Comment sortir de ce dilemme? Emmanuel décide alors d'écrire un conte érotique que Sophie devra lire dans le train quand elle viendra le retrouver à La Rochelle au mois de juillet. Il lui demande, dans ce texte écrit pour les 600.000 lecteurs du Monde, d'imaginer son sexe palpitant, l'ouverture des lèvres quand ses doigts caressent longuement le clitoris dans la chaleur du souffle qui s'emballe. Il imagine le regard des lectrices du Monde sur Sophie. L'une d'elle disparaît aux toilettes pour se branler et voir dans le miroir ses doigts glisser entre ses lèvres trempées.

    Le lecteur a le sentiment, au terme de ces trois"intrigues" habilement entrelacées, que le piège se referme sur le narrateur. "L'histoire de folie, de gel et d'enfermement" à laquelle il voulait se soustraire en aimant une femme d'un milieu social plus modeste que le sien, en poursuivant son apprentissage du russe, en retournant vers ses "origines", en réalisant son film dans un trou de la Russie profonde, en lisant attentivement les lettres de Georges Zourabichvili que son oncle lui a remises, on pourrait dire que cette histoire de bruit et de fureur l'a rattrapé. Si le réel ne se réduit pas à la réalité mais se conçoit dans son extrême violence comme ce qui reste après qu'on a dépouillé la réalité de son écorce trompeuse, on pourrait alors dire que le réel a rattrapé le fils à maman.

    Mais en tentant le diable, en violant un secret de famille, en dévoilant sa propre intimité, en rejetant l'injonction maternelle ("je te demande de ne pas toucher à mon père"), en écrivant Un roman russe et, surtout, en décidant de le publier, le fils à maman accède à un autre statut: il devient celui de sa mère. A ce jeu, l'enfant qui"boude et qui attend qu'on le console, qui joue à haïr pour qu'on l'aime, à quitter pour qu'on ne l'abandonne pas", cet enfant impose sa couronne d'épines, occupe le devant de la scène, règne en souverain blessé. Il prend une sorte de revanche, même si les mots dont il"dispose ne peuvent servir à dire que le malheur".

    Dans une lettre saisissante à sa mère, le narrateur revendique sa propre place d'écrivain. Maman eût préféré qu'il devînt un écrivain « heureux »du genre Erik Orsenna. Il n'a pas eu le choix. Heureusement pour nous. L'horreur et la folie, il devait les endosser. IL est devenu JE: "L'horreur et la folie, je les ai dites".

    Emmanuel Carrère. Un roman russe. P.O.L.

    Ce texte a paru dans la dernière livraison du Passe-Murraille, No 72, Mai 2007. Commandes : Le Passe-Muraille, case Postale 1164, 1001 Lausanne.

  • Le saisissement du monde

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    Hommage à Ryszard Kapuscinski, par René Zahnd

    Dans les années 50, un journaliste débutant – on pourrait l’appeler K – parcourt les régions de son pays natal, la Pologne. Dans ses reportages et comptes-rendus, il témoigne de la réalité qu’il observe : la vie des campagnes, les difficultés d’approvisionnement, les questions propres à l’agriculture, l’existence telle qu’elle se déroule au jour le jour, alors que fument encore les décombres de la guerre et que les Soviets consolident leur empire. Mais en secret, le jeune homme rêve de passer la frontière : d’aller voir de l’autre côté. Et justement un beau jour, sa rédactrice en chef l’envoie non pas en Tchécoslovaquie ou en Hongrie mais… en Inde ! Pour guide, elle lui offre les Histoires d’Hérodote, inusable manuel du pèlerin qui cherche à s’approcher des secrets enfouis dans les plis de la réalité.
    Aussitôt K part. Lui qui n’a jamais franchi les limites de son pays, il prend de plein fouet le séisme de l’altérité, est choqué, désarçonné, ébloui, frustré et finalement conforté dans sa vocation : se lancer sur les routes, les pistes, les voies maritimes et aériennes, les sentes de traverses, les tracés ferroviaires et tenter le saisissement du monde. « Le voyageur est en effet contaminé par le voyage, une maladie pratiquement incurable », a-t-il écrit un demi-siècle plus tard, peu de temps avant son dernier départ, franchissant en janvier 2007 une frontière plus improbable que toutes les autres.
    L’Inde, la Chine de Mao, l’empire du Négus, le Congo du Cœur des ténèbres, l’Amérique latine, l’Iran du Shah, puis l’Afrique kaléidoscopique sont les territoires où il s’aventure, autant à la quête des autres que de lui-même. Jamais il n’oublie le maître qui lui parle du fond de son antiquité. « C’est pourquoi, fort de sa découverte selon laquelle la culture d’autrui est un miroir permettant de se contempler afin de mieux se comprendre, chaque matin, inlassablement, toujours et encore, Hérodote reprend son bâton de pèlerin. »
    medium_kapuscinski2.2.jpgBientôt, correspondant de l’agence de presse polonaise pour… toute l’Afrique ( !) K sillonne le continent. Comme les autres, il court l’événement. La décolonisation suit son cours. Il tient la chronique des coups d’état, des révolutions, des guerres civiles. Mais au lieu de voler de capitale en capitale, d’hôtel pour occidentaux en ambassade, il partage le quotidien des populations, saute sur des camions, prend des trains, dort dans des cases, endure la chaleur, l’attente, les privations, la poussière… Aujourd’hui, on parlerait d’immersion. Au fil des ans, sa conception du métier évolue. Il comprend que rendre compte des faits et des embrasements ne suffit pas. Il faut tenter d’en saisir la genèse. Il enquête, interroge, lit, réfléchit. Il devient mouvement dans le mouvement du monde. Il devient, selon l’expression de certains, un « reporter absolu », flâneur inquiet, plongé dans la cage des méridiens et des parallèles.
    Aujourd’hui, il nous reste de lui quelques livres, concentrés cristallins des centaines d’articles parus dans la presse (en français notamment dans Le Monde diplomatique). Ebène est sans doute la meilleure introduction à l’Afrique contemporaine écrite par un Occidental. Mes voyages avec Hérodote a la force d’un testament philosophique, qu’on pourrait qualifier d’extraordinairement humaniste, si ce dernier terme n’était souillé par mille gâte-sauce de la pensée.
    En lisant K, alias Ryszard Kapuscinski, on a l’impression d’être attablé au bistro, en face de quelqu’un qui te raconte ses voyages, qui en quelques minutes te fait comprendre le génocide du Rwanda ou le fondement historique des déchirements du Libéria. On le sent constamment poussé vers l’autre, curieux, intrigué, se défiant des apparences.
    Le désir du monde est peut-être la forme suprême de l’égoïsme. Mais aussi, sans le moindre doute, la plus belle : « L’homme qui cesse de s’étonner est un être creux, son cœur est calciné. L’homme qui considère qu’il est arrivé au bout du chemin, que plus rien ne peut le surprendre, a perdu le joyau de la vie, sa beauté. »

    medium_Kapuscinski3.2.jpgSept livres de Ryszard Kapuscinski sont disponibles en français, notamment Ebène (Pocket, 2002) et Mes voyages avec Hérodote (Plon, 2006)
    Ce texte a paru dans la dernière livraison du Passe-Muraille, No72, Mai 2007. Commandes : Le Passe-Muraille, Case Postale 1164, 1001 Lausanne.

  • Et la beauté légère...

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    Proses inédites de Marc Tiefenauer


    Cinquante
    Dans le stéréoscope de bakélite j’aperçois Grace Kelly
    tellement belle puis monégasque et d’une pression de
    l’index défilent des hauts-de-forme et des marins
    endimanchés des officiers un peu glamour puis plus du
    tout comme ce trou dans l’océan Bikini Test et l’atoll
    est foutu les îles Marshall c’est pas Monaco on oublie la
    bombe H mais pas Marilyn si blonde en épousant
    Miller communiste peut-être quand la Granma accoste
    à Cuba à bord Castro et Guevara ils en ont marre
    comme Ambedkar et trois cent mille Mahars néobouddhistes
    nés intouchables ça en jetait en cinquantesix
    mais toi t’es là bien plus qu’Elvis que Mendès
    France et les souverains de bakélite.

    Coupe du monde
    Tout le monde attend. Presque tous. Ce soir ce sera le
    ballon la boule à faire tourner le monde tout le monde
    dans l’extase de la sphère. Comme un devoir de ne pas
    manquer ce rond dans ce rectangle-là. Maillots drapeaux
    calicots et masses humaines pressées au bord de l’herbe
    des téléviseurs. La messe cathodique ce soir le culte
    profane des forces populaires. Ce soir vous allez voir ils
    peuvent courir la Terre tourne en rond et rien ne roule
    en ville les rues seront vides. Les chaînes télévisées nous
    enfermeront impossible d’y échapper. Enfer ce soir
    pour qui sort la tête la coupe du monde est annoncée.

    Au sol aimé
    Au sol aimé les pieds des femmes flattent la rue la
    malmènent des talons promenés cliquetants. Au bal des
    dactylos les jambes se croisent les yeux touchent les
    cuisses du bout de la langue. Les seins balancent entre
    les hommes ballants contemplant le rythme des corps.
    Gravité tout de même. Impassibles les hommes fascinés
    assistent à leurs rêves projetés par-devant eux. L’ombre
    est complice quand elle complique l’entr’acte des murs
    entre deux salves de chairs. Vivement l’hiver. Après
    tout non le supplice est gourmand et la beauté légère
    qui cadence les sèves à fleur de goudron.

    Au sol mariné
    Au sol mariné le pollen fond de teint voile puis dévoile
    les pas. Du lac le vent lève une brume qui suit la rue
    blonde sur ses rives où l’asphalte est ridé. Au bord de
    l’arrêt le goudron se plisse le bus s’en approche ballotte
    le long du quai granitique. La nuit reflue. Les jambes
    embarquent les mains s’accrochent à l’inox tango des
    corps cahotés ondulant sur l’essieu. Les vitres vibrent le
    bus crache le flux s’ouvre et la caravane dépasse l’îlot
    arrêté parmi les phares. Mais le convoi s’échoue
    baleinier au carrefour sous les feux pollinisés.


    Marc Tiefenauer est né à Lausanne en 1973. Licencié en lettres indiennes et orientales. Rédacteur publicitaire. Auteur de poèmes, récits fantastiques, textes sur Internet, et traduit des nouvelles anglophones. Anime le site http//:www. rimeur.net.
    Ces proses inédites ont paru dans la dernière livraison du Passe-Muraille, No 72, Mai 2007. Commandes: Le passe-Muraille, Cas Postale 1164, 1001 Lausanne.

  • Les Vaches Noires

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    Sur cette plage infinie, noyée dans un ciel de plomb,
    Qui écrase la mer aplatie sur l’horizon bouché,
    Et les vagues rampantes sur le sable humide,
    Je scrute les scories et les strates,
    Rejetées par les flots des tempêtes et des marées passées…

    Cueillant dans les galets,
    Ces émeraudes douces et polies, témoins de liesses ou de solitudes,
    Tessons et bris de verre, rendus inoffensifs par le flux incessant,

    Triant coquilles pétrifiées et fossiles, vestiges d’autres époques,
    Ramassant squelettes d’oursins désarmés et coquillages brillants,
    Fantômes vides des multitudes myopes et grouillantes des fonds,

    Récoltant ces trésors de mémoire, humides et scintillants,
    Bientôt spectres secs et ternes, dans une coupe,

    Foulant aux pieds, meuniers du sable, les coques fragiles,
    Suivant l’empreinte éphémère, d’un pied nu, d’un fer,
    Ou d’un filet d’eau, indécis, ruisselant vers la mer effacée…

    Butant sur un blockhaus aveugle, ensablé sur le flanc,
    Dérisoire rempart de combats oubliés,

    Devinant dans la brume, les lointains colombages du Normandy,
    Qui protègent le confort douillet d’un faste révolu, et ses secrets d’alcôve,

    Fouillant ces passés, proches ou perdus dans la nuit des temps,
    Comme Midas, dans ce désert minéral, dans ce silence immobile,
    En quête d’une voix métallique et virtuelle,
    Pour se forger des souvenirs qui ne seront jamais…

    Frédérique Noir



    Ce poème inédit a paru dans la dernière livraison du Passe-Muraille, juillet 2006, No 70.

    Les Saintes, aquarelle de Frédérique Noir, médecin aux Hôpitaux de Paris.

  • Fleur des décombres

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    Une nouvelle de Ritta Baddoura

    Ritta Badoura est une jeune poétesse libanaise. Cette nouvelle, premier texte en prose à être a été publié, dans Le Passe-Muraille de février 2006, a obtenu le premier prix de littérature des Jeux de la francophonie. Ritta Baddoura vient d’ouvrir un blog où elle raconte sa vie quotidienne sous les bombes : http://rittabaddouraparmilesbombes.chezblog.com/




    Quinze
    La nuit, Selwa ne dort pas. Les lieux sont encombrés par les corps alourdis d’attente, impotents, que le rêve même déserte. Son corps à elle est gorgé de désir, sa peau tendue, presqu’écorchée par la vie qu’elle ne peut plus tenir à l’intérieur. Il y a trop de monde alentours : ses voisins, ses aïeux, père et mère, petite sœur et tous ses frères qui regardent. Stupéfaits ils se donnent à la peur qui gronde dans la gorge des canons. Il y a assez de morts. Ils encombrent les escaliers, même ceux qui respirent. Ne rien faire de tout cela. Juste s’ouvrir, fleur soudain écrasée par les coulées de lave. Attendre, les seins collés à l’écho, que la stridence encore s’abatte.
    Sifflant tel un oiseau en feu, l’obus touche le sol.
    - « Ce soir ils sont très proches », articule Hind. « Cela a dû éclater dans la vallée… ».
    Peu à peu, dans l’odeur de poudre brûlée, s’infiltre l’haleine de l’aube et la tendresse tarie des fleurs d’orangers.
    - « C’est ça. La vallée flambe » dit Aboulias. « Bientôt ce sera notre tour. Allah. Ya Allah. »
    Il met son transistor en marche. Une rumeur s’élève de sa poitrine ruisselante, traverse les corps des veilleurs. Une voix grésille, égrène les noms de blessés et de décédés dans une région proche. Le parfum déchu des orangers persiste. Bûcher des arbres, tout crépite doucement.
    Quelques déflagrations s’estompent dans le lointain. On dirait une fête étrange qui s’éteint dans une contrée voisine. Dernier cadavre de l’obscur : le silence s’abat dans sa robe de repentir.
    Malkoun se lève. Il s’approche des sacs de sable. Il pousse le grand portail, traverse le rez-de-chaussée et sort de l’immeuble. Il inspire fortement les sutures de l’air, tâte sa poche, trouve son paquet de cigarettes. Il revient vers les sacs de sable et tend la tête vers l’intérieur.
    - « ‎Ça y est. Ils se sont arrêtés.»
    Il éclate de rire : les dents sont blanches et les yeux petits et fatigués.
    - « Je vais faire un tour. J’ai besoin d’un briquet. J’achèterai du lait en poudre pour les gosses, si j’en trouve ». A sa femme : « Je ne tarde pas Dada. Tu devrais sortir un peu aussi, hein ? pour le petit dans ton ventre. Il fait beau dehors… Les orangers ont cramé… »
    Ses pas feutrés dans la cour de l’immeuble, crissement du verre pilé. A mesure qu’il s’éloigne, le jour se lève, pénètre jusqu’aux recoins de l’abri qui se vide au profit des hauteurs. Chacun regagne son étage : vérifier l’état des appartements, combien de vitres brisées, partager ce qui reste de fromage, œufs et confitures dans le placard. Douce torpeur de survie, il est difficile de retrouver les gestes familiers. Les meubles, les murs sont comme couverts d’une poussière invisible ; celle des sentiers ravagés par les herbes folles lorsque le temps n’y passe plus.
    *
    Engouffré dans son plumage, le canari ne prête guère attention à Selwa. Elle le pourvoit d’eau propre, accroche la cage au balcon. Son doigt tendu à travers les barreaux de bois frôle le tendre duvet de Prince. Lui parvient la voix de sa mère qui l’appelle. « Plus tard maman, je n’ai pas faim maintenant! ». Selwa entend profiter autrement de l’accalmie. Son cartable est là, contre le mur. Etendue sur la balançoire, elle feuillette ses livres d’écolière. Elle revoit son pupitre; et de son pupitre la mer : marge bleue derrière les toits de Beyrouth pressés à la fenêtre. La boîte de craies multicolores est peut-être encore sur le bureau de la maîtresse; que d’arc-en-ciels barrés pour dire les mois de captivité. Selwa se lève, sort de chez elle. Discrètement. Elle dévale les escaliers vides. Dehors, la journée est étrangement calme. Il y a des flaques de soleil partout.
    Nassim habite dans la rue parallèle. Chez lui, il n’y a pas d’abri. Il vient souvent avec les siens se réfugier dans le sous-sol de l’immeuble où demeure Selwa. C’est ainsi qu’ils se sont rencontrés. Ils ne s’étaient jamais croisés auparavant. Il y a, dans la chambre de Nassim, tout un monde. Des déserts se déroulent à perte de vue, des sources vives jaillissent dans les paumes de Selwa lorsqu’elle y pénètre. Pénombre. Nassim est là. Il regarde un film : sur l’écran, deux épaules. L’une claire, l’autre sombre sont comme couvertes de sueur. Fine nappe d’amertume, une voix de femme murmure: «… Hiroshima se recouvrit de fleurs. Ce n’étaient partout que bleuets et glaïeuls, et volubilis et belles-d’un-jour… ». Selwa pousse aussi et récemment, l’humeur des coquelicots a envahi son entrejambe. Elle n’en a parlé à personne. Même les racines des arbres sont en sang et les hommes, surtout ceux qui tombent, ignorent tout à propos de cela. Nassim parle doucement, de la rencontre de ces deux étrangers, de l’amour qui est en train de naître. Selwa répète : « Hiroshima », comme une olive noire gorgée d’huile se dissout dans la bouche. Les visages du japonais puis de la française envahissent l’écran, collision. Combien y a-t-il de temps d’un grain de peau à un grain de terre ?
    Nassim pose sa tête sur les genoux de Selwa. Elle aussi a un peu sommeil. Elle laisse ses doigts errer lentement sur son visage. Elle veut l’apprendre, déchiffrer son mystérieux langage, en garder le sens aux extrémités d’elle-même.
    Qu’ils sont lisses et blancs ces os bien ordonnés sur les tables rectangulaires. Des centaines d’os alignés comme pour la prière. Selwa effleure ces navires immobiles sur une mer de bois. Elle regarde autour d’elle : grande salle aux murs hauts presque vacillants. Par la fenêtre, le sol est rouge aux pieds d’un baobab en fleurs. Elle ne peut penser qu’à la chaleur qui pèse sur le silence. Sous la chaux, les murs criblés de cris, de regards tuméfiés se dressent dignement et la plaine dehors semble immense. Selwa choisit deux os longs et fins et se dirige vers la porte. Il y a un tabouret, posé seul, sous le soleil tout-puissant, qui l’attend. Elle s’assied, écarte les jambes, saisit le manche de l’instrument. Sa tête se penche et ses cheveux sombres le long de l’os s’accordent. Frottement de l’archet presque vivant contre les mèches grinçantes. A mesure que le son s’élève, l’air exhale un étrange parfum. Le baobab pleut et la terre à ses pieds est un cimetière.
    Les sens de Selwa, peu à peu, s’engourdissent. Elle a beau remuer son archet, elle n’entend plus rien. Ses yeux sont trop étroits pour l’arbre gigantesque, sa peau trop fine pour ce manteau de morts. Seul, l’ordre des os est immuable. Ses yeux clos l’emprisonnent, des branches noires effractent ses paupières. Elle n’échappera pas à ce voyage. Ce lieu désormais la possède. Jusques dans les recoins de sa gorge où le souffle gît inanimé. Ce cri qu’elle ne pousse, l’écartèle. C’est lui qui lui donne naissance, c’est à lui qu’elle doit sa vie. Mais il faut qu’il sorte, il faut pousser au risque de briser les cordes, il faut hurler tout ce noir. Il ne faut que les hyènes abattent la gazelle. Il n’y a plus de place sur les tables.
    - « Selwa ?… je suis là. Doucement, oui Selwa, oui, doucement… » chuchote Nassim contre son visage.
    Elle se sent comme aspirée par un point lumineux, du fond d’un puits humide, jusqu’à la surface. Elle ouvre ses paupières. Les yeux de Nassim plongent dans les siens. Son rêve est encore tapi dans la pénombre. L’ombre géante du baobab règne. Baisers contre sa joue, creux du poignet, rondeur d’épaule, Nassim l’étreint tendrement. Ils restent là, sans rien dire, pour un moment. L’écran affiche le générique du film. Bientôt il lui faudra rentrer chez elle. Elle a promis d’aider son père à classer les vieux journaux cet après-midi. Il y a aussi le rendez-vous chez Hind qui a invité tout le monde pour une limonade sur la terrasse. En sortant de l’abri ce matin, elle a lancé de sa voix un peu cassée :
    - « Je vous attends tous, hein ? pas d’excuses…il y aura des petits g¬âteaux et de la musique ».
    Selwa sourit à l’idée de voir Hind remuer, un verre de limonade glacée à la main, au rythme langoureux de vieux succès orientaux. Elle mettra probablement sa robe fleurie, rouge et jaune, qui découvre sa poitrine opulente couverte de médailles miraculeuses.
    - « Arrange ces beaux cheveux Selwa et mets quelque chose de spécial » lui a-t-elle dit.
    Puis sur le ton de la confidence :
    - « Ta mère devrait te maquiller un peu, ce n’est pas tous les jours la fête. Ton amoureux sera là, n’est-ce-pas ? j’ai tout remarqué dès le premier jour…rien n’échappe à Hind, petite! Tu viendras, dis ? »
    - « Je viendrai, Tante Hind. Je n’ai jamais raté l’occasion de déguster tes patisseries, tu sais bien que je les aime tant ! ».
    Selwa aime surtout se retrouver chez Hind au crépuscule. Elle a souvent pensé que, du haut de sa terrasse, le soleil met plus de temps pour se coucher.
    * *
    Vue de la terrasse, la vallée offre les corps pétrifiés des orangers en partage. L’horizon en rappelle les teintes ardentes, sanglots écorchés au large de la Méditerranée. Selwa observe les silhouettes qui dansent ; des enfants mangent encore à la table garnie. Le gros rire de Hind ponctue ses allées et venues entre les convives. S’approchant de Selwa, elle vante avec ferveur les délices de la glace musquée fabriquée ce matin. Quelques voisins discutent bruyamment de politique dans un coin. Du fond de la vallée, la petite rivière continue, invisible, d’avancer. Le son clair et perlé de son gosier résonne, porté par les causeries irrégulières de quelques grenouilles. Les touffes odorantes de basilic et de menthe, bordant la balustrade, baignent les premières humeurs du soir. Sous leur habit de chair, les cœurs sont tristes et inquiets. L’heure des autres retrouvailles, celles qui durent toute une nuit dans l’abri, approche.
    - « Selwa ! je vais avec Malkoun acheter quelques paquets de bougies. Il n’y en a pas assez pour ce soir. Tu nous accompagnes ? » lance Nassim.
    - « Il n’en est pas question! » riposte le père de Selwa . « Il fait déjà assez sombre, les routes ne sont pas sûres…Tu achèteras des bougies demain Malkoun ».
    - « Bah, la journée a été calme » répond Malkoun avec sa bonhomie habituelle. « Nous allons chez Hanna, c’est à deux pas. Le magasin doit être encore ouvert à cette heure-ci…ça nous épargnera une veillée dans le noir jusqu’au petit matin. Allez Nassim, on y va ».
    Selwa sirote son sirop de mûres. Elle pense que Malkoun a raison, qu’il est préférable d’avoir des bougies tant que le courant électrique reste coupé. Elle espère qu’il n’y aura pas de grand danger cette nuit. Elle essaiera de s’endormir, même si les matelas posés à même le sol, ne sont pas confortables. « On a moins peur quand on dort » lui avait confié sa petite sœur.
    Selwa imagine les clichés qui ont porté le visage déchiqueté de son pays sur les écrans télévisés du monde. Au sein de tant de violence, il reste à Beyrouth un toit perdu, parmi tant d’autres, où Nassim peut inviter Selwa à danser. Elle répète à mi-voix leurs deux prénoms : « Nassim et Selwa ». La musique s’est maintenant arrêtée, on débarrasse la table, c’est presque l’heure du couvre-feu.
    Des tirs éclatent soudain.
    - « Cela n’a pas dû se passer très loin d’ici » énonce faiblement Hind.
    L’angoisse envahit les lieux, les cœurs haletants se froissent. Un bruit de pas sourds au bout de la rue puis une ombre émane brusquement de la pénombre, arrive péniblement jusqu’au parking de l’immeuble. Un râle puissant s’élève :
    - « Ils l’ont eu ! à moi, à l’aide ! ils nous ont tiré dessus, salopards de francs-tireurs ! je l’ai laissé par terre… »
    - « C’est la voix de Malkoun. Malkoun ! mon chéri ! » hurle sa femme, dégringolant les escaliers.
    - « Nassiiim… » sanglote Malkoun, l’épaule blessée ; « je n’ai rien pu faire, je l’ai abandonné mort par terre. Nassiiiim ! salopards ! salopards ! saloperie de bougies. Tout est de ma faute, ma faute à moi ! le gosse est mort à cause de moi ».
    Les femmes s’assemblent autour d’Oum Nassim. Elle frappe, les yeux révulsés, sa poitrine. Elle frappe fort de ses poings fermés. Les femmes la soutiennent. Selwa n’entend plus rien. Elle se souvient surtout d’Abou Nassim, d’Aboulias et de son fils Elias sortant de l’immeuble en courant, se fondant dans l’obscurité. Elle a dans la tête un point incandescent, un caillou dur avec plus rien autour. Il lui suffit de bouger un peu la tête pour le sentir rouler lourdement.
    * * *
    Pendant bien des années, Selwa a porté ce caillou en elle et à ses mains deux os longs et lisses et blancs. Des immeubles hauts et laids, une fumante usine, ont poussé depuis dans la vallée, mais la petite rivière roucoule encore. Fraîcheur nocturne de mai, Place des Martyrs : Selwa sourit au public.
    - « Combien y a-t-il de temps d’un grain de peau à un grain de terre ? quelle idée Selwa ! » s’était exclamé Nassim. « Attends, je crois savoir : quinze…quinze jours peut-être… »
    - « Pourquoi quinze ? »
    - « Comme ça…parce qu’il a fallu quinze jours, après le nuage atomique, pour que Hiroshima se recouvre des plus belles fleurs ».
    Selwa prend place, se penche sur son violoncelle. Les sons qu’elle égrène coulent jusqu’à la mer, brodent autour de Beyrouth une robe de menthe sauvage et de fleurs d’oranger. Lorsqu’elle finit de jouer, les applaudissements éclatent. Selwa tremble un peu en saluant. Selwa sourit encore. Il lui semble, du bout des lèvres, confusément retrouver une olive noire en sa saveur étrange.
    R.B

    Louis Soutter: dessin au doigt.

  • L'éclusière

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    Du bief aval, on surveillera l’écluse.

    J’avise un frêne, où l’ombre était si vaste
    que toute sieste y eût été propice
    à l’or natif d’un poème accouché sans effort.
    Mais il faudrait d’abord apprivoiser ce rythme lent,
    cette scansion sourde et sereine qu’on lit
    aux barres de mesure des arbres riverains.

    (Le monde était cohérent, dans le temps, et l’on savait
    qu’il y a des barres, entre molaires et crochets
    des chevaux de halage, où appuie le mors,
    qui écume, à l’effort, et bouillonne,
    à peine moins que le courant qu’une vanne libère.
    Eh oui ! Mais c’était autrefois ! Il n’y a plus
    de braves percherons sur le bord du canal.)

    Et puis, l’éclusière est comme apparue
    Sur l’ouvrage : on dirait, du frêne, un centaure,
    qui se cabre en poussant le levier.
    J’approche; elle ne voudra pas de mon aide,
    Attachée au royal privilège qu’elle a
    De prendre de très haut l’étrangère en bateau
    Qu’elle fera monter, d’un palier, vers le ciel.

     

    Ce poème inédit de Pierre-Alain Tâche est paru dans la dernière livraison du Passe-Muraille, no 70, juillet 2006.

    Leonor Fini, La fin de la terre, 1949.
  • Je suis peintre

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    Je suis peintre mais personne ne me connaît ou presque. Le monde m’est toujours apparu si immense, profond et sombre que j’ai préféré rester dans l’ombre. On dirait plutôt que c’est l’ombre qui m’a choisi. Toujours mes actions, mon caractère m’ont poussé hors de cette fausse lumière. Tout ce que je suis, vois, comprends, éprouve, est dans ma peinture et cela a suffi à mon bonheur. Oui j’ai été heureux. Ce que j’ai vu de ce monde ne m’a guère donné l’image du bonheur, aussi j’ai cherché à le poursuivre seul. Une femme et un fils m’ont apporté de grandes joies et finalement mon fils aura été la plus grande, même s’il ne me ressemble pas, s’il est différent, tant mieux après tout. La quête que j’ai poursuivie est celle du mystère de la lumière. La lumière est dans les choses, elle est le cœur de la vie et ne s’éteindra jamais. Oui l’éternité est la permanence de la lumière. Le reste n’est que littérature. J’aime la littérature parce qu’elle raconte le monde, elle dit sa folie, sa démesure. Comme un cercle ce que je cherche c’est le centre, le point nodal. Je crois l’avoir trouvé : il est dans l’éternité que certains appellent « Dieu ». La lumière et donc la peinture en est la traduction, celle que j’ai tentée en tout cas.

    Paul Cézanne

    (Cette lettre inédite, parue dans la livraison de juillet 2006 du Passe-Muraille, No 70, est de la plume de Raymond Alcovère, qui publiera en 2007 Le sourire de Cézanne, aux éditions N&B.)

  • D'îles en elles

    medium_Milce.jpg A propos d''Un archipel dans mon bain, de Jean-Euphèle Milcé

     

            Le moins que l’on puisse dire, c’est que Jean-Euphèle Milcé sait dire beaucoup en peu de mots. Condenser : l’art du poète. La promesse de son premier roman, L’Alphabet des nuits, est tenue dans le second, Un archipel dans mon bain, autant par le choix des thèmes que par la qualité de l’écriture – cette recherche constante de la tournure nouvelle, de la phrase courte mais habitée, du mot juste, autant dans son sens que dans sa sonorité.        

    Evita se raconte au présent. À « quarante ans et quelques centimes », veuve d’un riche peintre « mort artiste et amoureux absolus », elle s’ennuie dans sa tristesse, en « un jour qui s’enroule méthodiquement dans mille aunes de chagrin ». Mais une courte lettre anonyme la force à avouer qu’elle a menti à propos de son passé. Non, elle n’a pas connu ses parents, qui ne possédaient certainement ni galerie à Londres, ni résidence secondaire en Grèce. Elle n’a pas de diplôme, n’a pas appris de métier. Et n’a vécu son enfance que « par saisons désaccordées ».

     

            En parallèle nous est contée l’arrivée à Genève de Marie Raymonde, jeune femme née sur l’île bretonne d’Ouessant, qui débarque « avec un embryon de rêve » dans cette « ville de nulle part, de nulle appartenance », puis galère dans un bistrot jusqu'à être engagée dans une douteuse « agence de mannequins ».

     

            Les chapitres développent en alternance ces deux histoires qui avancent ainsi côte à côte, jusqu’à se rejoindre, puisque l'on finit par comprendre que Marie Raymonde n'est personne d'autre qu'Evita, vingt ans plus tôt. 

            Retour au présent, où Evita, « déesse de la lubie », se cherche une île sur la carte du monde, un endroit où ranger son enfance et, peut-être, placer son futur. Et c’est Haïti qu’elle choisit – à moins que ce ne soit Haïti qui la choisisse. Elle quitte la maison de « ce village vaudois » où elle est arrivée après avoir changé de nom, quitte le jardin gigantesque, les amis de feu son mari, et elle s’envole de l’autre côté de l’Atlantique.

           C’est là que se déroule la deuxième partie du livre. En Haïti. On retrouve alors encore plus franchement ce regard sombre et cette langue attentive, inventive, qui dominaient dans le premier roman de l’auteur. Il y a cependant modulation, car contrairement à Assaël, le narrateur de L’Alphabet des nuits, Evita est Blanche, son passeport est français, et c’est une femme, ce qui change considérablement la manière d’appréhender le monde. Assaël était Haïtien, errait donc dans ses propres terres, nous en montrait les révoltes et les peurs intestines. Evita arrive de l’extérieur, elle découvre en même temps que nous « un pays à travers ses malheurs entrelacés ». Mais Port-au-Prince reste Port-au-Prince, un « espace qui a perdu son destin de capitale », une « ville déchue qui traverse ses jours et ses nuits sans véritable rancune », qui porte toujours « les traces d’une ancienne grandeur ». 

            À travers trois personnages (« l’ancêtre » d'Evita, « l’arrière-grand-oncle » et celui qui « aurait pu être le grand-père ») à peine plus qu’esquissés en de courts chapitres et que l’on sent pourtant bien vivants, Milcé développe une belle réflexion sur la filiation, la mémoire, l’histoire universelle dans laquelle se fondent les histoires personnelles, les déchirements et les renouements avec des passés plus ou moins ensevelis, et puis ce thème éternel de l’errance. « En réalité, la vraie histoire n’est que celle qui nous convient. Et le reste s’identifie à l’oubli. Au patrimoine. ». Trois hommes qui ont la double fonction d’éclairer chacun un certain pan de l’Histoire, et de nous mener à travers les siècles jusqu’à Evita, puis à sa fille. Ils sont les « racines voyageuses, avaleuses de kilomètres », ballottés entre deux îles – Ouessant et Haïti –, traversant inlassablement l’Océan écartelé « entre deux continents. Deux mondes ». La généalogie, cet art « de nouer ficelles, câbles, lignes de sisal, fils de nylon, cordes de chanvre entre eux », s’exprime ici dans ce qu’elle a de plus beau et fascinant – l’ancêtre et sa descendance écorchés au fil barbelé de l’histoire du monde, qui s’y accrochent quand même, malgré tout, parce qu’ils n’ont pas le choix. 

            L’île, c’est l’unité qui tente de se faire une place dans l’archipel impitoyable, c’est ce morceau de terre au milieu des eaux qui lutte pour ne pas s’effondrer ni se laisser engloutir, tout en se demandant quel est le volcan qui, jadis, l’a craché au monde. L’île, dans ce roman, c’est Ouessant, c’est Genève, c’est bien sûr Haïti, et puis c’est Marie Raymonde qui deviendra Evita, c’est la petite Gaëlle, sa fille… Toutes ces îles qui forment les « éléments épars d’une tentative d’espoir ».

     

    Bruno Pellegrino

    Jean-Euphèle Milcé, Un archipel dans mon bain, Bernard Campiche Editeur, 2006, 160 pages.

     

    Cet article est à paraître dans la dernière livraison du Passe-Muraille de juillet 2006.

  • Pourquoi je relis (souvent) André Hardellet

    medium_Hardellet2.jpgComment rencontre-t-on un écrivain ? Dans mon cas, ce fut par une photographie. Robert Doisneau venait de publier un livre de portraits de personnalités connues parmi lesquelles Jacques Prévert, à qui je vouais un culte tout particulier pour ses dialogues des Enfants du paradis et pour son recueil de poésie Paroles, classé pourtant parmi les poètes mineurs par mon professeur de lycée (contre qui je garde, depuis, une dent  toute particulière). Parmi ces portraits en mode mineur ou majeur, un seul m’était inconnu. De la droite de la photographie noir et blanc, un mec moustachu, cheveux courts, la cinquantaine, chemise sombre élégante, gauloise bleue allumée entre l’index et le majeur de la main droite, se penchait vers moi l’air de dire «  Eh, petit, tu ne me remets pas ? ». Intrigué, je suis allé consulter le dictionnaire qui m’a appris que le type goguenard qui semblait me dévisager, André Hardellet, était écrivain et qu’il avait publié des poèmes (les Chasseurs) et des romans (Le Seuil du jardin ; Lourdes, lentes… ; Le Parc des Archers). Comme à mon habitude (salut Jacques Roman !), j’ai tout acheté ce qui était encore disponible dans le commerce (bien peu de choses avant 1990) et ai mis mon libraire de deuxième main en chasse. Bien m’en a pris : celui-ci me trouvait coup sur coup tous les titres cités plus haut ainsi que Lady Long Solo, splendide évocation illustrée par Serge Bajan. Immédiatement, ce sont les Chasseurs qui m’ont conquis, peut-être aussi parce que la version en poche est illustrée d’un tableau de René Magritte que j’admire par-dessus tout. Je me suis retrouvé plongé dans un état de rêve éveillé, une sorte de temps retrouvé. D’ailleurs, Hardellet adore Proust (moi aussi) qu’il a lu, dit-il, comme un roman policier. Il rend d’ailleurs hommage à l’athlète de la chambre en liège à plusieurs reprises, par exemple en commençant précisément Lourdes, lentes… par la même phrase que celle du début de la Recherche. C’est d’ailleurs pour ce roman qu’il se fait traîner devant les tribunaux  sur plainte de la Ligue de défense de l’enfance et de la famille et se fait condamner (en 1973 !) pour outrages aux bonnes moeurs, malgré des témoins comme Julien Gracq ou le prince Murat. Plutôt que de s’offusquer d’un érotisme somme toute léger, un critique intelligent, comme Jean-Marc Rodrigues, y voit d’abord de nouvelles approches des territoires enchantés de l’innocence. Hardellet me sert souvent de guide, me parle de ses explorations de territoires interdits, envahis par les herbes folles où se perdent les jockeys de Magritte et que des chasseurs arpentent, dans une brume trompeuse. A ce propos, le début des années 90 m’a permis de lire, chez l’Arpenteur justement, l’œuvre complet de l’alchimiste Hardellet en 3 volumes. Un régal. J’y ai découvert Serge Gainsbourg en tueur de vieilles dames, Guy Béart et son Bal chez Temporel,  mais aussi des photos avec Albert Simonin (ah, relire Du mouron pour les petits oiseaux ou Le cave se rebiffe !), René Fallet et… un raton laveur.

    J’y ai, plus sérieusement, savouré toute une série d’œuvres poétiques que je ne connaissais pas comme L’Essuyeur de tempêtes, par exemple, qui regroupe des métiers, plus improbables les uns que les autres : L’expression « essuyer une tempête » remonte à la plus haute antiquité. (…). Mon grand-père Beaujolais-la-Pivoine n’essuyait pas les tempêtes à proprement parler ; il ne s’occupait généralement que des «  grains », des bourrasques modestes, mais il les traitait de la même manière. Une fois pourtant, entre Epineuil et Sainte-Agathe (j’avais sept ou huit ans), il me montra une tempête allongée sur une prairie et qu’il venait de « terminer ». Elle était tellement propre, briquée et transparente, que vous auriez juré qu’il n’y avait rien là, devant vous. J’écarquillais mes yeux d’enfant ; Beaujolais me dit : « Elle va r’partir, maint’nant, quasiment toute neuve ».

    Si je relis volontiers chaque texte de Hardellet, pour son climat d’écriture particulier, je reste toujours abasourdi par les trouvailles des Chasseurs, surtout dans son répertoire :

    Campagnol. Va-t’en le chercher dans les forêts de paille ou sur un tapis de Turquie.

    Saltimbanques. Crépusculaires, un doigt sur la bouche, ils connaissent le chemin du val et du bal.

    Croquemitaine. « Viens, lui dit-elle, tu dois subir ta punition. » Un ogre en laine, un épouvantail ambulant.

    Elle le conduisit dans le cabinet noir qui sentait l’encaustique et poussa le verrou. Elle ôta ses défroques, s’épanouit, délaça son odeur. Puis, lentement, avec précaution, elle guida sa main neuve.

    Il n’a jamais vu son visage – mais c’était la plus belle d’entre toutes. Et, depuis, il la cherche partout à tâtons.

    Alors, je m’en vais flâner dans des toiles comme l’Empire des lumières, le Domaine d’Arnheim ou celles de Paul Delvaux. Je rencontre Labrunie, Mac Orlan, Peter Ibbetson et je marche dans un Paris, vide soudain, à la recherche de découvertes inattendues. Je reviens ensuite dans notre monde, un peu étourdi, et, pour sur-vivre, j’essaie, parfois avec difficulté, de suivre les conseils que Lady Long Solo laissa un jour à André Hardellet, avec un bouquet de violettes, tellement sombres qu’elles en paraissaient noires : « Prends patience ». La lecture se poursuit…

     Jean Perrenoud

    Ce texte est à paraître dans la livraison du Passe-Muraille de juillet 2006, No70.

  • L’Afrique en ses confessions urbaines

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    Sur Verre cassé d’Alain Mabanckou

    Ils sont de plus en plus nombreux ceux qui, à tort ou à raison, entre deux grains de chapelets, rêvent d’une littérature francophone africaine moins balafrée. Les histoires d’enfants-soldats, les accouplements des esprits divers et des animaux sages à midi pile dans la savane, les machettes rouillées par le sang séché, la route sans borne des déplacés ont honorablement traversé un bon demi siècle.
    Pour combler le vide entre deux rentrées littéraires, pour légitimer la françafrique et les festivals de rédemption, aussi pour les besoins d’une politique éditoriale exotique et ghettoïsante, Continent Noir, l’Harmattan, Présence Africaine, entre autres, nous en ont gavé. Nous ont servi l’excellent et le pire. Reconnaissance et complaisance. Littérature et folklore. Grands livres et commerce.
    Sans crier à la rupture, une nouvelle génération d’écrivains africains nous propose, en toute fantaisie, la découverte d’une Afrique assumant, tant bien que mal, la redéfinition sauvage des espaces de regroupement des collectivités, de transmission des savoirs et de l’organisation utile du travail.
    Alain Mabanckou est sans doute actuellement l’écrivain africain le plus décomplexé. Vagabond de quarante ans, il est habité par trois continents. On le rencontre aussi à l’aise en Afrique d’où il vient (Congo-Brazaville), en France où il a fait une partie de ses études et travaillé un temps et aux Etats-Unis où il enseigne la littérature africaine.
    Son dernier roman Verre Cassé est un miracle à la fois naïf et maîtrisé.
    Un picoleur, grand raté et inconscient du verdict de la Société, accepte le mandat, à la bonne manière africaine, de consigner dans un cahier les déchéances et les déchirures d’une bande d’éclopés de la vie, clients du bar « le crédit a voyagé ». L’Afrique se présente dans son urbanité fantastique. Les chagrins immunisés qui nagent au dessus des flots d’alcool. Les prostituées qui monnayent l’affection, les déracinés, les refoulés de la France. Un sodomisé en prison oublie qu’il porte des couches depuis. Ca parle. Ca pisse derrière le comptoir. Ca pue. Le patron fait des affaires. La vie comme une tique malveillante s’accroche aux clients.
    Une ville congolaise crachote sans pudeur des intrigues de palais, défie le pouvoir des marabouts, coupe la parole au refoulé qui a imprimé des histoires et des photos de gens « sérieux » pour le compte de Paris-Match. On s’invite sans difficultés dans un monde de coups bas (familles déréglées, abus dans la fonction publique), de comptes à régler. Aujourd’hui. Demain.
    Verre cassé est une fête jusqu’au petit jour. Une beuverie désinhibée des convenances. Les voix fusent multiples, discontinues dans un débit diluvien. Et le lecteur se laisse emporter par les ragots, l’ironie, la malfaisance, les regrets et les projets. L’ambiance est joyeuse : « les jours passent vite alors qu’on aurait pu croire le contraire lorsqu’on est là, assis, à attendre je ne sais quoi, à boire et à boire encore jusqu’à devenir le prisonnier des vertiges, à voir la Terre tourner autour d’elle-même et du Soleil même si je n’ai jamais cru à ces théories de merde que je répétais à mes élèves lorsque j’étais un homme pareil aux autres »
    Après Bleu-Blanc-Rouge, les Petits-Fils nègres de Vercingétorix et African Psycho, Alain Mabanckou rassure son lectorat avec Verre Cassé. La construction du texte est périlleuse. Ponctué qu’avec des virgules. Sans séparateurs de phrases. Des minuscules au début des paragraphes. Pourtant le texte se laisse lire du début à la fin.
    Malgré l’intention –trop perceptible- de mettre en évidence, dans le texte, la mémoire littéraire (en réalité, classique) du professeur de littérature qu’il est, Alain Mabanckou nous ouvre les portes d’un tout grand univers. Son écriture est juste, moderne et majeure. Verre Cassé est à lire en toutes saisons.
    Jean-Euphèle Milcé
    Alain Mabanckou. Verre Cassé, Seuil, Paris, 2005.

    Cet article est à paraître dans la nouvelle livraison du Passe-Muraille, no 70.

  • Guignol's band bis

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    A propos d’Entre les murs de François Bégaudeau

    On connaît l'antienne: l'école publique, en Europe, est un vaste chantier où les expériences les plus saugrenues sont encouragées au nom de... Les responsables sont fébriles. Après le laxisme, retour à l'autoritarisme. On crée des commissions pour rédiger des règlements: si la casquette n'est pas autorisée, le bandana le sera-t-il? Perplexité des intervenants. Si le mot clitoris est régulièrement tracé au feutre indélébile sur les pupitres, quelle stratégie adopter pour éradiquer cette mauvaise habitude? Y a des profs qui s'en foutent! hurle une débutante. Le principal la rassure: S'ils ne jouent pas le jeu, tu nous les signales, on leur fera comprendre!

    C'est exactement ce que pourrait raconter François Bégaudeau dans son dernier livre Entre les murs. Mais le pessimisme et le regard désabusé ne sont plus de mise. Le créneau a été pris trop souvent: Altschull, Barrot, Capel, Boutonnet, Kuntz, Milner, Michéa, Lurçat, Goyet... Tout le monde est au courant: on a cassé l'école républicaine, l'enseignement a été vidé de sa substance, l'horreur pédagogique a triomphé. Et pourtant, les ados continuent de fréquenter ces étranges lieux de vie, certains parents continuent d'assister à des réunions et de signer des carnets scolaires, les profs continuent d'évaluer le comportement des jeunes, d'écouter l'Autre, d'élever la voix, de corriger des textes argumentatifs. Des profs au crâne rasé, percings dans les sourcils et au bord des oreilles, jean déchiré, qui tombent en extase devant Matrix et Narnja, écoutent le même rap que leurs élèves, portent le même sweat que leurs élèves, sur lequel un vampire décrète Apocalypse now! Des profs qui, malgré la platitude de leurs propos et leur orthographe déficiente, se prennent très au sérieux. Voyons! Leur mission est d'éduquer! Souleymane, Youssouf, Djibril et Hadia ne savent pas pourquoi ils vont à l'école. Après que... suivi du subjonctif ou de l'indicatif? Peu leur chaut. Et pourtant... Quand Aïcha décide d'y aller, c'est toujours avec une heure de retard... Or Ming se prend au jeu: les temps du récit au passé, ça l'intéresse... Et dans la salle dite des maîtres, Gilles avale son second Lexomil, Elodie lit son horoscope dans un journal. Le principal affirme qu'il faut rentabiliser les heures de français. Il ouvre des pistes de réflexion. Il propose de changer les horaires fixés par son prédécesseur... On se croirait dans une farce... On imagine Céline mettant en scène cette bande de guignols: le perpétuel boudeur qui refuse de tomber sa capuche, celle qui va se plaindre de la dureté d'un prof auprès de la nouvelle psy, l'enseignante d'histoire bien fringuée qui fait la morale "avec une miette de pepito collée à la lèvre inférieure". Le vacarme, la gabegie, la difficile transmission du sens des mots, les acrobaties chaplinesques du pion se contorsionnant entre les cultures, les règles de grammaire, les races, les règles de vie, les droits de l'homme et les montagnes d'emmerdements, la componction compatissante du conseiller social faisant la collecte pour payer les frais d'enterrement du père de Salimata, les coups de pied de l'intendant dans la photocopieuse, le racisme anti-Blanc des enfants de victimes du colonialisme français, la "pétasse" qui lit La République offrent un matériau idéal pour construire un roman.

    Viens, on va regarder la télé! dit un père à sa fille qui se sent obligée de voir avec lui les tétons énormes, les cuisses qui s'ouvrent, le membre turgescent. Quant à Soumaya, elle préfère regarder la télé en Egypte, parce que là-bas,"on est tranquille, on n'a pas toujours la main sur la télécommande des fois qu' y aurait du sexe". Excellent sujet pour débattre, exprimer un désaccord, écouter l'Autre, transmettre des valeurs et produire, in fine, un texte argumentatif. Mais un récalcitrant casse l'ambiance. Il trouve que, le onze septembre, ils ont eu raison de planter les avions dans les tours. Alors là, trop c'est trop! Carnet de correspondance! Il est convoqué chez la psy. Elle aurait passé un contrat avec lui. Il ne devra plus dire... Et voilà que le sang a pissé. Souleymane a frappé un camarade. L'encapuchonné doit comparaître devant un conseil de discipline. L'éducatrice lui trouve des circonstances atténuantes: le père vient de...

    On l'aura compris, ce qui intéresse Bégaudeau, ce sont surtout les chaînes sonores qui se croisent dans ce lieu déterritorialisé qu'est l'école publique actuelle. Il scrute attentivement et passionnément une langue vivante qui s'articule au plus près des pulsions. Pour capter les ondes émotives, il transcrit les tics langagiers, les éructations et les mélodies dans son laboratoire, chambre d'échos où le lecteur perçoit les voix claires ou enrouées de Khoumba, Gibran et Jiajia, toutes ces affirmations maladroites, ces phrases syncopées et ces hoquets de rage voués à l'oubli, ce non-dit où prolifèrent les germes de ressentiment, d'aigreur, de haine et de violence... La meilleure posture à adopter devant ce sidérant lieu de vie ou hôpital de jour que les décideurs de Bruxelles nomment Ecole-Santé (sic) est sans doute celle de l'écrivain: montrer les choses avec précision et légèreté, ne pas les commenter. En cela, l'entreprise de Bégaudeau est parfaitement réussie.

    Antonin Moeri

    François Bégaudeau: Entre les murs.Editions Verticales 2006

    Ce texte est à paraître dans le numéro 70 du Passe-Muraille

    Photo: Hélène Tobler

     

  • Mausolée du King


    Un inédit de Philippe Testa

    Les visiteurs avancent à petits pas, écouteurs sur les oreilles, au rythme du commentaire de la bande audio. Ils regardent, hument et, malgré les interdictions, touchent parfois un meuble du bout des doigts, religieusement, avec crainte et déférence. Ils passent d’une pièce à l’autre selon l’ordre imposé par le sens de la visite, au sein d’un arc-en-ciel immobilisé de bleu cobalt frangé d’or, de blanc crème cassé de violet, de vert bouteille, de jaune vinyl, de lavabos avocat et de lampes-vitraux multicolores, d’une avalanche de moquettes posées partout, y compris sur le sol de la cuisine et au plafond de cette « jungle den », sorte d’Hawaï version magazine de décoration d’intérieur des années 70. Cette maison est devenue un salon d’exposition, un temple figé dans l’été de 1977.

    Si on excepte les touristes asiatiques, il n’y a pratiquement que des Blancs, pour la plupart âgés de plus de quarante ans ; quelques-uns portent un signe de reconnaissance qui montre leur appartenance à la communauté des fans de l’idole, leur adhésion à sa philosophie : pin’s, T-shirts, bagues « Taking Care of Business ». Ceux qui foulent à pas mesurés les moquettes aux couleurs trop soutenues de cette maison entretiennent souvent une relation spéciale avec le King défunt, une relation dont le degré d’intimité échappe au commun des mortels.
    J’avance au milieu de pèlerins, de membres d’une congrégation, sérieux, dévots, appliqués dans le rituel de la visite des lieux saints. Ils s’approchent au plus près de ce qu’il reste de cette divinité sacrifiée sur l’autel pharmaceutique, ce fils à sa maman angélique respectueux de son pays et de la hiérarchie militaire, cette petite frappe rapidement domestiquée et très vite sacralisée. A leurs yeux, Elvis forme une sorte de trinité à lui tout seul. Et c’est vrai qu’on finirait presque par sentir planer quelque chose dans l’air, quelque chose qui n’attendrait qu’une foi suffisante pour prendre forme. L’aura du King brille dans le reflet des rétines.
    Au sortir de la jungle room, je dépasse une femme toute bancale, asymétrique du haut de son boitillement. Elle a l’air de s’être fait larguer par son groupe. Elle a toujours ses écouteurs sur les oreilles et elle doit donc entendre les commentaires avant de voir les pièces. Ses vêtements, sa peau, son haleine sont ceux de quelqu’un qui a fumé et bu pendant plus de 24 heures d’affilée. En temps normal, c’est un parfum de faillite, mais là, son demi-sourire me fait douter de mes préjugés.

    La visite continue jusqu’au Meditation Garden. Le rythme des pas se ralentit. Les rares bribes de conversation se figent. J’ai encore le temps d’entendre une femme qu’une jupe plissée mi-longue rend complètement asexuée, murmurer à sa voisine :
    - Il y a que sa voix qui m’apaise. Elle me calme, elle me régénère et après, je me sens bien.
    L’autre hoche la tête d’un air parfaitement entendu. La première ajoute encore dans un souffle, le regard braqué sur l’avant-dernière plaque sombre :
    - Il y a que lui qui me fait rêver.
    Les visiteurs défilent devant les quatre tombes. Ils accordent un regard de politesse aux deux premières et à la quatrième, mais toute leur attention se focalise sur la troisième, celle d’Elvis Aaron Presley, mort un 16 août sur ses toilettes, son sang enrichi en alcaloïdes et en methaqualone. Les fans ont l’air tristes, mais certains paraissent presque soulagés, peut-être parce qu’ils doutaient de la réalité de la mort du Roi et que voir sa tombe rend les choses un peu plus crédibles. Tous ont des regards approbateurs pour les petits angelots, les bouquets de fleurs, les drapeaux américains et les ex-votos déposés autour de la stèle.

    La visite se termine dans la boutique souvenirs. L’entreprise Presley rentabilise la religiosité ambiante, contribue patiemment à sa recomposition et vend toute la panoplie de produits dérivés à l’effigie de la star. La femme qui boite est là, immobile devant un assortiment d’assiettes ornées d’un dessin d’Elvis période Las Vegas, combinaison blanche à petite cape et paillettes. Elle a toujours le même demi-sourire et je n’arrive toujours pas à voir à qui il est adressé.

    Ph.T.

    Ce texte inédit a paru dans le numéro 69 du Passe-Muraille, d’avril 2006.
    Philippe Testa est l’auteur de Far-West / Extrême-Orient, récit de voyage paru aux éditions Navarino.



  • Ecrire pour lever le voile


    Défense de Boualem Sansal
    Par Cookie Allez


    Après quatre récits(1) baptisés "romans" par son éditeur mais adossés à la réalité algérienne vécue par des personnes transformées en personnages, Boualem Sansal vient de faire paraître, toujours chez Gallimard, une courte "lettre de colère et d'espoir à ses compatriotes". Son titre est explicite : Poste restante : Alger.
    Ici, nous entrons dans l'écriture plus directe et plus percutante de la harangue. L'auteur cherche à convaincre, avec des arguments, avec des faits, avec des démonstrations précises. Il explique, réfute, accuse. Il dénonce les "Constantes nationales et les vérités naturelles", ces croyances – fausses - que le pouvoir enfonce dans le crâne de ses serviteurs : le peuple algérien est arabe, il est musulman et l'arabe est sa langue. Trois assertions officielles qu'il ne fait pas bon remettre en cause.
    Oualou, rétorque Boualem Sansal, rien de tout cela n'est vrai. Le peuple algérien est composé "d'êtres multicolores et polyglottes" dont "les racines plongent partout dans le monde". Et de revisiter l'Histoire officielle pour y débusquer les distorsions et les oublis volontaires, les amalgames. Avec un courage inouï. Surtout quand on sait que la publication de son premier ouvrage en 1999 a conduit à son limogeage (il était haut fonctionnaire dans un Ministère). Et qu'on peut toujours redouter des représailles plus définitives. Dans son pays, Boualem Sansal n'est pas précisément un écrivain encensé par les médias… Mais il faut lire ce petit brûlot pour comprendre ce qui se passe aujourd'hui de l'autre côté de la Méditerranée.

    Dans écriture, il y a cri
    Quelle que soit la qualité de son écriture, il ne se considère pas vraiment comme un écrivain : "J'ai écrit en tant qu'être humain, enfant de la glèbe et de la solitude, hagard et démuni, qui ne sait pas ce qu'est la Vérité, dans quel pays elle habite, qui la détient et qui la distribue (…) Je raconte des histoires, de simples histoires de braves gens que l'infortune a mis face à des malandrins à sept mains qui se prennent pour le nombril du monde, à la manière de ceux-là, perchés au-dessus de nos têtes, souriant grassement, qui se sont emparé de nos vies et de nos biens et qui en supplément exigent notre amour et notre reconnaissance". Le ton est donné.
    Son écriture a du souffle, mais l'homme est discret, modeste, étonnamment souriant, proche et vrai. Si l'Algérie faisait partie demain des démocraties incontestables, si elle acceptait la diversité qui la constitue - diversité des origines, des peuples, des langues, des religions - et si, d'un coup de baguette magique, la vie devenait soudain plus libre et plus facile, Boualem Sansal cesserait d'écrire. "Je ferais autre chose ! Il y aurait tant à faire ! " dit-il avec un bel entrain. Et on entend "Je vivrais !". Non, décidément, voici un auteur qui n'a aucune envie de s'amuser à faire des romans. Il précise d'ailleurs que c'est un genre très peu répandu dans le monde arabe où le portrait, même exécuté à l'aide de mots, n'est guère prisé – et c'est une litote. En quelque sorte, nous sommes en présence d'un écrivain malgré lui… Ceci fait penser à la phrase terrible que Vojislav Jakic a inscrite au bas d'une de ses œuvres "Ceci n'est pas un dessin ou une peinture, mais une sédimentation de douleur"(2).

    L'écriture à l'école de la vie
    C'est une belle rencontre que celle de la sincérité. On est loin de la mythologie occidentale qui entoure le personnage de l'écrivain : la langue de Boualem Sansal, enrichie de sa double culture, n'est qu'un outil. En artisan consciencieux, il la polit indéfiniment dans le seul but de la voir servir ses idées. La beauté vient de surcroît, comme un cadeau pour le travail accompli. Quant à rechercher l'effet de style, il n'y faut pas penser !
    C'est cette sincérité qui l'incite à puiser ses sujets dans la vie réelle, un peu comme si la fabrication d'êtres fictifs avait à ses yeux quelque chose de frelaté et risquait d'introduire le doute sur l'authenticité de son propos. En Algérie, le drame est hélas à portée de main : il n'y a qu'à se servir. Reste à plier la langue à sa mesure, le plus souvent à sa démesure. Le difficile, on le sent, n'est pas de manier le verbe, mais d'être juste. En somme, de coller à la réalité pour être crédible et d'impulser un élan suffisant pour en décoller et permettre de prendre du recul.
    Son dernier "roman", Harraga, paru en 2005, conte une histoire qui lui est personnellement arrivée. Un jour, la jeune Cherifa, son héroïne, a vraiment débarqué chez lui, enceinte d'un "Harraga", c'est à dire d'un garçon en fuite, de ceux qui cherchent à quitter le pays coûte que coûte et que l'on appelle là bas des "brûleurs de route". La suite de son destin, écrite avec verve, humour et tendresse, met en perspective l'Histoire avec un grand H telle qu'elle se fait actuellement en Algérie. Elle montre par la même occasion, et de façon tragique, comment le peuple algérien se cogne en permanence au mur de l'intolérance, s'épuise en combats de survie, est contraint de se mettre la tête sous le boisseau ou de se bercer d'illusions. Comment il a peur. Comment il n'ose pas. Comment il panse ses plaies. Comment il espère.

    Quand l'écriture est un acte
    Dans notre société occidentale, on ne se représente pas l'écrivain comme un homme d'action. Rêveur ou penseur, poète ou philosophe, on le voit plutôt assis à sa table, laissant infuser avec précaution une inspiration qui lui tombe miraculeusement du ciel. On l'imagine exempté des contingences de la vie du commun, occupé à soigner son écrit où se reflète son ego. Sous ses airs d'intello, on sait qu'il cache bien souvent l'âme d'une coquette, pétrie de narcissisme et d'amour propre. Bref, chez nous, l'écriture est considérée comme un art, et l'écrivain a tendance à se comporter en diva.
    Boualem Sansal se situe à l'opposé de ce portrait. Ses écrits, si beaux soient-ils, n'ont rien à voir avec les "Belles Lettres". Il ne cherche ni à faire plaisir ni à se faire plaisir. À l'entendre parler de ce qu'il nie être son métier, on comprend que ses quatre premiers récits furent des cris de rébellion, et que cette lettre en souffrance poste restante à Alger se pose avant tout comme un acte. Destiné à faire bouger les mentalités, à ébranler des certitudes, à insuffler en chacun ce qui, ailleurs, est un droit : la liberté de conscience. Il y met toute son énergie, toute son audace. Il le dit lui-même : c'est éreintant. Avec des hommes de cette trempe, le combat d'idées n'est pas une image. Et s'il est par nature non violent, il est d'une force admirable.
    Voilà pourquoi les livres de Boualem Sansal sont d'abord des actes de courage qui, comme par enchantement, font de la belle littérature algérienne en langue française.


    (1) Le serment des Barbares (1999), L'enfant fou de l'arbre creux (2000), Dis-moi le paradis (2003), Harraga (2005)
    (2) Musée de l'Art Brut, Lausanne

    Ce texte est paru dans le numéro 70 du Passe-Muraille, avril 2006.

    Le dernier roman de Cookie Allez, intitulé Le masque et les plumes, a paru en automne 2005 chez Buchet-Chastel.

    Boualem Sansal se trouve aujourd'hui, 1er mai, au Salon du Livre de Genève. Il signera ses livres au stand des éditions Gallimard.


  • Relire Joyce


    La solitude et la mort
    par Claire Julier


    James Joyce a quitté l’Irlande en 1904. Exilé par choix, il marche à reculons, les yeux fixés sur son passé. L’Irlande est le lieu de mémoire, celui de l’écriture. Le monde de Gens de Dublin est inséparable du monde du Portrait de l’artiste et d’Ulysse. Après avoir écrit des poèmes, des pièces de théâtre et des critiques, Joyce se met à la nouvelle. Gens de Dublin, écrit de 1903 à 1906, n’a pu paraître à Londres qu’en 1914, deux nouvelles étant jugées licencieuses et l’ensemble pouvant heurter les Dublinois tant les portraits sont frappants de ressemblance.
    Dans une préface écrite en 1921, Valéry Larbaud présente ainsi le recueil : […]« Par la hardiesse de sa construction, par la disproportion qu’il y a entre la préparation et le dénouement, Joyce prélude à ses futures innovations, lorsqu’il abandonnera à peu près complètement la narration et lui substituera des formes inusitées et quelquefois inconnues des romanciers qui l’ont précédé : le dialogue, la notation minutieuse et sans lien logique des faits, des couleurs, des odeurs et des sons, le monologue intérieur des personnages, et jusqu’à une forme empruntée au catéchisme : question, réponse ; question, réponse. »
    Amours non avouées, passions contenues, humiliations tues, l’histoire de l’Irlande en toile de fond, Dublin au premier plan : employés aux écritures, employées de maison, tenancières de pension de famille, boutiquiers qui « montent la garde auprès de barils de têtes de porcs », étudiants désargentés, écoliers qui font l’école buissonnière, curés de la paroisse, jésuites chargés de cours, chanteurs de rues qui égrènent d’anciennes ballades sur les troubles du pays, discoureurs politiques, buveurs de stout, inadaptés sociaux – une faune qui rit, s’amuse, prie, gaspille, s’enivre ou attend la rencontre qui changera le cours de la vie. Petits évènements – virées au bar du samedi soir, réceptions rituelles, promenades dominicales, jeunes gens en goguette, soirées musicales impromptues, jeux adolescents de Peaux Rouges – peinture naturaliste d’une cité fourmillante, haute en couleur, animée, que Joyce croque avec une clarté absolue et une ironie mordante.
    Plus on avance dans le récit, plus chaque mot fait sens. Les niveaux de lecture deviennent multiples. Les personnages semblent sûrs d’eux sous le regard des autres mais ils sont pris de tremblements lorsque – à un silence, un son, un mot – ils pressentent leur vrai moi. La réalité les envahit comme une révélation. Leur nature secrète leur apparaît alors pitoyable.
    La solitude est omniprésente dans ces reproductions de vies étriquées, aigries, soupçonneuses, sans envergure, sans espoir. Oui, la solitude se décline à chaque page : celle du jeune garçon qui ne peut pas aller à la kermesse parce que son oncle arrive trop tard pour lui donner de l’argent ; celle du poète incompris qui ne parvient pas à calmer les pleurs de son nourrisson; celle de l’employé humilié par tous au bureau, puis par ses amis au pub et qui, lorsqu’il rentre chez lui, se venge en frappant son jeune fils ; celle des deux galants qui séduisent une servante ou celle de deux jeunes garçons qui sont à la fois attirés et terrifiés par les propos d’un pervers ou encore de la mère qui cherche à tous prix – quitte à y perdre sa dignité – à ce que sa fille soit payée pour sa « prestation » musicale.
    Elle atteint son apogée dans la dernière nouvelle - Les morts (The Dead) - où lors d’une fête annuelle, une femme révèle à son mari qu’elle a vécu l’intensité de l’amour avec un jeune homme aujourd’hui disparu. Mort pour elle. John Huston poussé par le désir d’entendre une dernière fois un texte aimé l’a magnifiquement mis en scène dans son ultime film. (Gens de Dublin, 1987)
    « Oui, les journaux avaient raison, la neige était générale en toute l’Irlande. Elle tombait sur la plaine centrale et sombre, sur les collines sans arbres, tombait mollement sur la tourbière d’Allen et plus loin, à l’occident, mollement tombait sur les vagues rebelles et sombres du Shannon. Elle tombait aussi dans tous les coins du cimetière isolé, sur la colline où Michel Furey gisait enseveli. Elle s’était amassée sur les croix tordues et les pierres tombales, sur les fers de lance de la petite grille, sur les broussailles dépouillées. Son âme s’évanouissait peu à peu comme il entendait la neige s’épandre faiblement sur tout l’univers comme à la venue de la dernière heure sur tous les vivants et les morts. »

    James Joyce, Gens de Dublin, traduit de l’anglais par Jacques Aubert, 250 pages, Editions Folio.

    Cet article a paru dans le numéro 70 du Passe-Muraille, venant de paraître en cet avril 2006.

  • Le Passe-Muraille



    De la relecture et d’autres rebonds

    Vient de paraître : le numéro 68 du Passe-Muraille, revue des livres, des idées et des expressions. En ouverture: une nouvelle de la jeune Libanaise Ritta Baddoura, qui vient d'obtenir le premier prix des Jeux de la francophonie pour ce beau texte poignant, évoquant un premier amour fracassé dans les ruines de Beyrouth. Egalement au sommaire : un dossier sur la relecture (Lautréamont, Céline, Hemingway, Verne, Gary, ainsi qu’une évocation du Livre de l’Avenir par Raymond Alcovère), une présentation de Lunar Park de Bret Easton Ellis, une nouvelle inédite de Philippe Testa et une évocation du travail de Sophie Calle, entre autres.
    Les amis du Passe-Muraille se réuniront le mercredi 15 mars dès 19h. au café Le Sycomore, à Lausanne. Y sera ourdie la prochaine livraison, à paraître pour le salon du livre de Genève (du 27 avril au 1er mai). La suivante (no 70), à paraître en juin-juillet, sera réservée à des textes inédits. L'appel est lancé...

    Le livre de l’avenir
    par Raymond Alcovère

    Ce livre de l’avenir qu’on nous promet, où l’on pourra télécharger à loisir de nouvelles œuvres, eh bien il existe déjà. Je le pratique depuis longtemps. J’en ai même une trentaine comme ça dans ma bibliothèque. S’il me fallait quitter précipitamment le navire, ce seraient bien sûr les seuls que j’emporterais.
    Les livres qu’on relit sans cesse sont les seuls vrais, car ils sont inépuisables. A chaque lecture, c’est comme si c’était la première fois.
    Chacun de ces livres pour moi ressemble à un ami, un ami infini, dont la parole m’habite ; il est devant, - c’est un accord tacite entre nous – mais en ami bienveillant il me permet de le rattraper un peu de temps en temps. C’est pure bonté, car quoi qu’il arrive, il court plus vite, il sera toujours en avant.
    Ce n’est pas grave, à la prochaine rencontre, grâce à lui j’avancerai, j’irai plus loin, on fera un bout du chemin ensemble, puis je le refermerai à nouveau.
    Jusqu’au moment où il me rappellera à lui. C’est une autre règle tacite : comme une femme, c’est lui qui décide.


    Relire Céline: d'un voyage l’autre
    par Joël Perino


    Il y a des quantités de livres que je voudrais relire. L’ennui c’est que je n’arrive déjà pas à lire tout ce que je voudrais lire.
    Pendant longtemps, j’ai voulu relire le Voyage. Je l’avais lu quand j’avais 18 ans… difficile de décrire la secousse… Ceux qui l’ont aimé s’en souviennent… Alors j’avais enchaîné : D’un château l’autre… pas du tout pareil ; Mort à Crédit… déjà mieux mais pas le choc. Pour relire le Voyage, j’ai acheté l’édition illustrée par Tardi, puis celle de la Pléiade. Bonne idée sauf que… je n’aime pas lire les beaux livres.
    Au grenier, sur les étagères des livres moches, j’ai retrouvé Mort à Crédit dans la vieille édition de poche avec la tranche orange un peu passée, 629 pages, écrit tout petit, une odeur de poussière… Sans doute le livre lu il y a trente ans… Je l’ai ramené doucement à la vie. Il s’est mis à traîner sur tous les coins de tables, le canapé, les tablettes de lavabo… il s’est rempli de cornes marque-pages. Je me suis mis à le distiller, mot à mot, page à page avec retour en arrière, marque au stylo, points d’exclamation simples, doubles, triples comme sur un manuel de jeu d’échec.
    J’en ai lu des paragraphes à ma femme avec les airs inspirés de Fabrice Lucchini : « Je commençais à bien me rendre compte, qu'elle me trouverait toujours ma mère, un enfant dépourvu d'en¬trailles, un monstre égoïste, capricieux, une petite brute écervelée... Ils auraient beau tenter... beau faire, c'était vraiment sans recours... Sur mes funestes dispositions, incarnées, incorrigibles, rien à chiquer... Elle se rendait à l'évidence que mon père avait bien raison... D'ailleurs pendant mon absence, ils s'étaient encore racornis dans leur bougonnage... Ils étaient si préoccupés qu'ils avaient mes pas en horreur! Chaque fois que je montais l'escalier, mon père faisait des grimaces. »
    En lisant Mort à Crédit, c’est l’enfance de Ferdinand qui défile, et sans faire de psychanalyse à deux balles, on comprend pourquoi il est devenu ce personnage qui haïssait l’humanité, torturé par ses démons… et en même temps ce médecin à Meudon qui ne faisait pas payer les pauvres.


    BRET EASTON ELLIS
    Autobiographie fictive
    Par AntoninMoeri


    Il y a un thème en littérature qui m'est cher, celui de la séparation. Antonio Lobo Antunes le développe somptueusement dans Explication des oiseaux: Ruy n'en finit pas de quitter Marilia (la gauchiste branchée, fille de gendarme), il n'en finit pas de se souvenir, de régresser. Son corps n'en finit pas de se défaire sous les coups de bec des goélands voraces. La désagrégation, la dislocation fascinent également le narrateur de Moins que zéro, premier roman de Bret Easton Ellis, qui erre à Los Angeles et dans ses environs, de piscine en bar à champ, de partouzes corsées en soirées smart. Un sentiment de déréliction gagne Clay abandonné par celle qui... Ce sentiment lui fait désirer le pire dans une nauséeuse atmosphère de jeux vidéo, de hot-dogs à migraines, de surfeurs ripolinés, de sexe hard, de gin et de coke. Le dernier roman de Bret Easton Ellis n'échappe pas à ce dispositif.
    Cette fois, c'est un mauvais garçon appelé Bret Easton Ellis qui est mis en scène. Écrivain à succès, camé, désespéré, il aimerait qu'on lui accorde une seconde chance: vivre avec l'actrice Jayne et les enfants dans la sobriété et l'attention à l'autre. Projeté dans le rôle de mari et de père, il adopte le ton autoritaire quand la situation l'exige... Or, cette vie anonyme dans une banlieue chic du village-monde offre des éclairs de joie. Oui, on peut retenir son souffle devant un simple champ planté de peupliers. Et ce sont les douze dernières journées passées auprès des"siens" qui vont nous être contées, mais dans une transposition fantasmagorique, car l'auteur "ne pourrait jamais être aussi honnête avec lui-même dans des mémoires qu'il pouvait l'être dans ses romans". Pour réussir cependant cette transposition, il ne se contente pas de fabriquer une bonne histoire, même si les hommages à Stephen King et autres films d'épouvante pourraient nous faire croire que... (nombreux sont les mouvements de caméra, plongée, zoom, fondu enchaîné, contre-champ, travelling et mort du père en flash-back-vidéo-clip).
    Réveiller la peur chez les habitants du village-monde fait partie d'un programme de contrôle des affects. Personne ne doit plus savoir ce qu'est un comportement normal. Si des enfantelets sont enlevés, les institutrices prient dans les classes pour que la police les retrouve. Tel père venant chercher son môme pourrait être un serial killer, un kamikaze, un pédophile sanguinaire, que sais-je? Le cauchemar climatisé est voulu, planifié, entretenu. La peur du microbe, de la décrépitude, de la déviance booste les ventes: le sucre favorise l'obésité et les caries, la viande rend méchant, le cholestérol est un fléau, le lait de vache provoque de l'eczéma. Tout est bon pour alimenter l'angoisse des habitants.
    Mais celle du protagoniste vient de plus loin: jouer au mari attentif, au père protecteur chargé d'organiser les loisirs des gamins, au prof de lettres dispensant ses encouragements à des crétins militants, au voisin clean capable de nourrir une discussion sur les bienfaits du fitness, du régime sans sel et des séminaires de consolidation de la confiance en soi, ce jeu relevant de l'impossible pour certains individus révèle chez Bret une faille, une fêlure qui lui permet d'établir un rapport plus épuré entre ses propres faiblesses et un monde qui, s'il n'a plus rien à nous apprendre, demande à être examiné de près.
    À examiner les indices de trop près, à trouver diverses pistes, à lire attentivement les expertises médico-légales, on devient le fin limier qui cherche à savoir... Le lecteur ne sait plus alors qui agresse, qui subit, qui est présenté comme coupable, qui instruit le procès, qui est la victime, qui le bourreau. "Vous n'êtes pas un personnage de fiction?" demande le détective Kimball. "Je l'ignore, car j'attends le téléphone d'une jeune..." pourrait-il répondre, ajoutant que sa femme est attirée par un beau banquier au ventre plat et visage lisse, quadra vif et ringard, "bon père de famille vivant dans l'atmosphère douce et rêvée de la richesse que nous avons tous créée", prêt à se porter volontaire pour donner des cours d'informatique, prêt à entraîner une équipe de tennis, prêt à militer pour réduire la violence conjugale.
    La visée est claire: les petites affaires personnelles (le kitsch de l'enfance, la puberté et ses ambivalences, l'âge mûr, les moindres avatars, "l'odeur du caca d'Estelle") n'intéressent guère le jeune auteur américain. Son projet est plus ambitieux: prendre la mesure d'un monde complètement dingo, où les chiens sont suivis par des psys, où les enfants sont bourrés de stimulants, d'antidépresseurs et autres stabilisateurs d'humeur, où les jeunes mariés suivent des thérapies de couples, où les peluches terrorisent les fillettes, où le traiteur vous envoie des employées "vêtues-dévêtues en sorcières sexy ou en chattes ensorceleuses". En vérité, ce qui résonne dans Lunar Park, c'est un cri, celui d'une subjectivité que rien ne pourra réconcilier avec l'univers. Un cri que les habitants du village-monde ne veulent pas entendre et qui attise les haines.
    Bret Easton Ellis. Lunar Park. Laffont, 2005.

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