Un inédit de Philippe Testa
Les visiteurs avancent à petits pas, écouteurs sur les oreilles, au rythme du commentaire de la bande audio. Ils regardent, hument et, malgré les interdictions, touchent parfois un meuble du bout des doigts, religieusement, avec crainte et déférence. Ils passent d’une pièce à l’autre selon l’ordre imposé par le sens de la visite, au sein d’un arc-en-ciel immobilisé de bleu cobalt frangé d’or, de blanc crème cassé de violet, de vert bouteille, de jaune vinyl, de lavabos avocat et de lampes-vitraux multicolores, d’une avalanche de moquettes posées partout, y compris sur le sol de la cuisine et au plafond de cette « jungle den », sorte d’Hawaï version magazine de décoration d’intérieur des années 70. Cette maison est devenue un salon d’exposition, un temple figé dans l’été de 1977.
Si on excepte les touristes asiatiques, il n’y a pratiquement que des Blancs, pour la plupart âgés de plus de quarante ans ; quelques-uns portent un signe de reconnaissance qui montre leur appartenance à la communauté des fans de l’idole, leur adhésion à sa philosophie : pin’s, T-shirts, bagues « Taking Care of Business ». Ceux qui foulent à pas mesurés les moquettes aux couleurs trop soutenues de cette maison entretiennent souvent une relation spéciale avec le King défunt, une relation dont le degré d’intimité échappe au commun des mortels.
J’avance au milieu de pèlerins, de membres d’une congrégation, sérieux, dévots, appliqués dans le rituel de la visite des lieux saints. Ils s’approchent au plus près de ce qu’il reste de cette divinité sacrifiée sur l’autel pharmaceutique, ce fils à sa maman angélique respectueux de son pays et de la hiérarchie militaire, cette petite frappe rapidement domestiquée et très vite sacralisée. A leurs yeux, Elvis forme une sorte de trinité à lui tout seul. Et c’est vrai qu’on finirait presque par sentir planer quelque chose dans l’air, quelque chose qui n’attendrait qu’une foi suffisante pour prendre forme. L’aura du King brille dans le reflet des rétines.
Au sortir de la jungle room, je dépasse une femme toute bancale, asymétrique du haut de son boitillement. Elle a l’air de s’être fait larguer par son groupe. Elle a toujours ses écouteurs sur les oreilles et elle doit donc entendre les commentaires avant de voir les pièces. Ses vêtements, sa peau, son haleine sont ceux de quelqu’un qui a fumé et bu pendant plus de 24 heures d’affilée. En temps normal, c’est un parfum de faillite, mais là, son demi-sourire me fait douter de mes préjugés.
La visite continue jusqu’au Meditation Garden. Le rythme des pas se ralentit. Les rares bribes de conversation se figent. J’ai encore le temps d’entendre une femme qu’une jupe plissée mi-longue rend complètement asexuée, murmurer à sa voisine :
- Il y a que sa voix qui m’apaise. Elle me calme, elle me régénère et après, je me sens bien.
L’autre hoche la tête d’un air parfaitement entendu. La première ajoute encore dans un souffle, le regard braqué sur l’avant-dernière plaque sombre :
- Il y a que lui qui me fait rêver.
Les visiteurs défilent devant les quatre tombes. Ils accordent un regard de politesse aux deux premières et à la quatrième, mais toute leur attention se focalise sur la troisième, celle d’Elvis Aaron Presley, mort un 16 août sur ses toilettes, son sang enrichi en alcaloïdes et en methaqualone. Les fans ont l’air tristes, mais certains paraissent presque soulagés, peut-être parce qu’ils doutaient de la réalité de la mort du Roi et que voir sa tombe rend les choses un peu plus crédibles. Tous ont des regards approbateurs pour les petits angelots, les bouquets de fleurs, les drapeaux américains et les ex-votos déposés autour de la stèle.
La visite se termine dans la boutique souvenirs. L’entreprise Presley rentabilise la religiosité ambiante, contribue patiemment à sa recomposition et vend toute la panoplie de produits dérivés à l’effigie de la star. La femme qui boite est là, immobile devant un assortiment d’assiettes ornées d’un dessin d’Elvis période Las Vegas, combinaison blanche à petite cape et paillettes. Elle a toujours le même demi-sourire et je n’arrive toujours pas à voir à qui il est adressé.
Ph.T.
Ce texte inédit a paru dans le numéro 69 du Passe-Muraille, d’avril 2006.
Philippe Testa est l’auteur de Far-West / Extrême-Orient, récit de voyage paru aux éditions Navarino.
Commentaires
ouais ,c le meilleur prof philippe.
1010 en force!