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Rayon noir

  • Le rêve d'être quelqu'un

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    Aspects de Tom Ripley


    On croit avoir tout dit de Ripley en le réduisant à un pervers inquiétant se plaisant en eaux glauques, mais le personnage est beaucoup plus que cela : un homme perdu de notre temps, un type qui rêve d’être quelqu’un, au sens de la société, et le devient en façade, sans être jamais vraiment satisfait ou calmé, même au clavecin.

    Il faut lire la série des romans dans l’ordre de leur composition pour bien voir d’où vient Tom Ripley, survivant comme par malentendu à la disparition accidentelle de ses parents. C’est un peu la version thriller de L’homme sans qualités, dont l’écriture apparemment plate de Patricia Highsmith ne tisse pas moins un arrière-monde aux réelles profondeurs. Ripley l’informe rêve d’art et y accède par tous les biais, y compris le faux (l’invention de Derwatt) et le simulacre - il peint lui-même à ses heures, comme on dit…
    Ripley est un humilié qui se rachète en douce, comme il peut, un pas après l’autre. C’est un peu par malentendu qu’il commet son premier meurtre, parce qu’un jeune homme l’a vexé, et pour tout le reste qui justifiait cet énervement du moment : tout ce que symbolisait ce fils de pute d’enfant gâté. Ensuite, le premier pas étant franchi (on croit savoir que le meurtre transforme l’homme en meurtrier) et que ce nouvel état suppose de nouvelles lois, Ripley va jouer avec celles-ci, parfois pour la bonne cause, selon l’expression consacrée, comme dans Ripley s’amuse, peut-être le meilleur de la série, qui a inspiré deux beaux films et deux interprétations (Bruno Ganz et John Malkovitch) dont la meilleure n’est pas celle de L’ami américain, il me semble, mais celle du troublant Malkovitch.
    En lisant ces jours Sur les pas de Ripley, je retrouve cette atmosphère de voluptueuse angoisse si particulière, propre à l’auteur, qui m’évoque le besoin de se faire peur des enfants pelotonnés dans leur nid de souris. Il y avait de ça chez la vieille gamine, qui refusait en outre l’ordre des gens dits normaux commettant toutes les saloperies sans froisser rien de leur costume de gens au-dessus de tout soupçon.
    Un jour que je lui demandais ce qui motivait selon elle les crimes, Patricia Highsmith m’a répondu que c’était cela presque toujours : d’avoir été humilié, de se sentir rejeté du bon camp, de n’être pas admis au vernissage…
    Ce dont Ripley tire, sans trop le vouloir, tout à son instinct d’animal dénaturé, le parti qu’on sait. Puisqu’on ne l’invite pas, c’est lui qui s’invitera…   

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  • Le retour de Hieronymus Bosch

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    Echo Park de Michael Connelly réédité en poche.
    Après le brillantissime épisode judiciaire de La Défense Lincoln, qui avait la particularité de se dérouler en l’absence de l’inspecteur Harry Bosch, protagoniste éminemment attachant des romans de Michael Connelly, c’est au retour en force de cet emmerdeur humaniste qu’on assiste dans ce nouvel opus mené de main de maître et qui recense à peu près tous les thèmes et les motifs obsessionnels de l’auteur, sombres tunnels compris, avec un dénouement qui rappelle celui du fameux L.A. Confidential de James Ellroy, où les méchants sont défaits à la satisfaction benoite du lecteur.
    Ce qu’il y a de beau dans l’univers de Michael Connelly, à part la défense des valeurs de justice, de loyauté et de respect humain, c’est la décor de la Cité des Anges la nuit, dans les hauts quartiers de Hollywood sillonnées d’obscurs canyons où se mêlent les appels des humains et les répons des coyotes, sur fond de struggle for life plus ou moins ensauvagé ou doré sur tranche.
    On sait quel investigateur rigoureux a été l’auteur de L’Envol des anges, qui revient ici sur les accointances du grand business, de la politique, des gens de médias et des avocats véreux. Plus inattendue: la fraternité liant Bosch et le jeune serial killer dont il croise le parcours sanglant, qui a passé par les mêmes institutions d’assistance publique que lui en son enfance brisée. Là encore la figure de James Ellroy se profile, puisque Bosch a perdu sa mère dans des circonstances comparables à celles qu’évoque Ma part d’ombre.
    Par manière de bémol, et sans en rabattre du tout sur la vraie tendresse que m’inspirent Michael Connelly et son Hiéronymus, je préciserai tout de même qu’il y a, entre cette littérature  standardisée et celle, par exemple, d’un Cormac Mc Carthy, une différence qui tient autant à la substance brassée, physique et métaphysique, qu’à la radicalité de l’implication de l’auteur et à la densité poétique de son écriture.
    L’imbécillité de certaines notions critico-publicitaires actuelles, comme celle qui établit le caractère « culte » d’un livre, quand il ne s’agit pas de sa dimension « cultissime », incite à faire une telle distinction, qui n’empêche pas de recommander chaleureusement la lecture d’Echo Park.
    31924821.jpgMichael Connelly. Echo Park. Traduit de l’américain (toujours excellemment) par Robert Pépin. Seuil Policiers, 361p.

  • La jungle des lois


    La défense Lincoln de Michael Connelly
    C’est un Connelly de grande cuvée que nous vaut le nouveau roman de l’auteur du Poète, de Créance de sang ou de L’oiseau des ténèbres, pour ne citer que trois des meilleurs d’une quinzaine de thrillers d’investigation de premier ordre qui ont tous le grand labyrinthe de Los Angeles pour creuset maléfique et non moins splendide toile de fond à la Michael Mann…
    Comme dans L’envol des anges, et bien plus encore à vrai dire, l’univers « trop humain » de la justice – à savoir tissé de règles et de deals  aussi tordus que dans toutes les sphères sociales de la galaxie urbaine de L.A. – constitue l’arrière-fond du roman, dont le protagoniste est un avocat aussi roué que mal vu de ses confrères, digne fils d’un ponte du barreau déjà porté sur la défense des plus paumés, et n’ayant (à ses propres yeux) qu’un gros regret à remâcher, lié à la condamnation à perpète d’un probable innocent, quelques années plus tôt.
    Lorsqu’un autre prétendu innocent, fils à maman cousu de dollars qu’on accuse de viol et de tentative de meurtre, recourt à lui pour sa défense, Mickey Haller l’accepte d’autant plus volontiers que ce client est du genre « pactole », dont la cause très délicate va nécessiter autant de ruses que d’acrobaties et donc autant de dizaines puis de centaines de milliers de dollars.
    Le premier intérêt de La défense Lincoln est alors, avec la clarté et la saisissante densité propres à l’auteur, la description détaillée des coulisses de la justice pénale américaine vues par un avocat un peu voyou en apparence mais plutôt du genre « humaniste », comme l’était le fameux inspecteur Bosch du même Connelly, et non moins attachant à vrai dire.
    Cette même dimension « humaniste » prédomine d’ailleurs dans la partie la plus importante du roman, qui nous confronte  au mal incarné en la personne de celui-là même que Michael est censé défendre – ce qu’il va faire aussi bien jusqu'au fin bord du gouffre, mais c’en est déjà presque trop dit…
    On n’est certes pas chez Dostoïevski ou Bernanos, mais il est rare qu’un thriller communique, au lecteur, des sentiments aussi complexes et profonds - mélange de révolte et de tristesse, de lucidité et de mélancolie, d’abjection et de tendresse -, que ceux qu’on éprouve chez Connelly (comme il en allait aussi des romans noirs de Robin Cook), alors même que les personnages et les situations s’en tiennent plus ou moins aux stéréotypes du genre, n’était le formidable paradoxe narratif  de ce dernier roman.
    Comme un James Ellroy ou un James Lee Burke, Michael Connelly est assurément un écrivain de très forte trempe, dont les livres ont autant de valeur documentaire que d’impact critique, baignant enfin dans une espèce de poésie urbaine assez fascinante. Bref, c’est de la belle, de la toute belle ouvrage que La défense Lincoln, mais prévoyez d’y passer la nuit blanche si vous y « tombez » après midi…
    Michael Connelly. La défense Lincoln. Traduit de l’américain par Robert Pépin. Seuil Policiers, 333p.
     

  • Le noir lyrisme de James Lee Burke

    A propos de Purple Cane Road

    C’est notre ami le savant linguiste, l’autre soir, tandis que les fusées et autres feux d’artifices éclairaient le ciel du 1er août, fête nationale des Helvètes, qui m’a donné l’envie féroce de retrouver James Lee Burke, dont il a commencé à nous raconter le dernier roman traduit, Purple Cane Road, que je me suis procuré dare-dare pas plus tard qu’hier et dont j’ai lu déjà les trente premières pages.

    Retrouver le flic alcoolo Dave Robicheaux, beau gosse au grand cœur des bords du lac Pontchartrain, en Louisiane pourrie, est toujours un vieux bonheur, et surtout que cette fois il est touché personnellement du fait qu’un malfrat lui balance comme ça, au passage, que sa mère a été assassinée dans telle circonstance odieuse, il y a des années de ça, sa mère qui n’était pas plus du genre sainte que la mère de James Ellroy, à laquelle on pense évidemment dans cet équivalent romanesque du superbe Ma part d’ombre.

    Mais pourquoi diable James Lee Burke nous manque-t-il de loin en loin ? Parce que son dépotoir est beau. Parce que la nature sauvage de sa Louisiane est belle. Parce que ses personnages ont de la gueule. Parce que sa phrase, parce que ses mots, même traduits, ont du chien. Bref et surtout: parce que ce qu'il raconte est intéressant.
    Un jour Michel Butor, après la parution de ses mémorables lectures en quatre volumes de Balzac, interrogé par Bernard Pivot sur la raison de cet engouement, lui répondit simplement : parce que Balzac est intéressant. Voilà : Balzac est intéressant. De même que le Philip Roth de Pastorale américaine est intéressant. Christine Angot n’est absolument pas intéressante, ni Frédéric Beigbeder non plus, ni moins encore ce néant imprimé que figure Marc Lévy, tandis que Simenon est intéressant, et Michael Connelly dans L’envol des anges, et Ryu Murakami dans Thanatos, et James Lee Burke dans Purple Cane Road.
    Notre ami le savant linguiste, l’autre soir, nous a raconté son étude de l’usage des temps dans le roman policier contemporain, qui lui a fait découvrir la complexité de la narration de Simenon, par opposition aux mécanismes répétitifs et conventionnels d’un Jean-Patrick Manchette, dont je me suis toujours demandé pourquoi il m’ennuyait plus souvent qu’à son tour. N’est-ce pas intéressant ? Ce qui est sûr est que j’aime retrouver, physiquement autant qu’affectivement, la Louisiane de James Lee Burke. Il y a chez cet auteur un mélange de force et de sensibilité, de lucidité désespérée et de bonté, de rage épique et de lyrisme qui l’apparentent à un Faulkner, avec tout ce qui distingue le talent du génie, qui pourrait marquer aussi le saut qualitatif entre un Simenon et un Bernanos…

    James Lee Burke. Purple Cane Road. Rivages, 330p.