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(Pour Olivier et Quentin, Sophie et Florent, Julie et Gary, Anthony, Timothy et Elizabeth + le reste de la smala de nos familles et amis, avec mes voeux pour une année-lumière préservée des ténèbres)Il ne reste là-bas que cendres:les murs sont à genoux,on voit des mains dans le gravats -il fait gris à se pendre…Mais oui je kiffe ton pendentif !Tu te la joues glamouravec tes ongles militants ,le pal de ton discours,ta vista de pasionariaet tes millions de followers -je percute et je pleure…Là-bas contre le mur de plomb,les enfants de Gogol se tuentau nom des âmes mortes -tous enfants du Seigneur saignantau pied du Dieu cloporte…(À la Maison bleue, ce 31 décembre 2023)Dessin: Frédéric Pajak.
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Fugues helvètes (5)
De la mort régnant dans une station de sports d’hiver au mois de juin. Du règne du fric et du béton. Des gens qui pètent les plombs pour rappeler qu’ils existent.
Engelberg, à la terrasse de Chez Désiré, ce vendredi 8 juin. Où est le pays ? Où sont les gens ? Dürrenmatt n’avait-il pas raison lorsqu’il comparait la Suisse à une prison sans murs dont chaque habitant serait son propre gardien ?
Telle sont les questions que je me pose à la terrasse ensoleillée de l’établissement Chez Désiré, en cette prestigieuse station de montagne d’Engelberg dont les annonces immobilières de la plus proche agence ignorent les objets de moins d’un million de francs pièce. Le béton gagne, n’ai-je cessé de me dire en cherchant la terre entre l’hôtel Ramada et le nouveau Centre Commercial, mais c’est jusqu’au cimetière, tout au bout de la rue principale, qu’il m’a fallu marcher pour retrouver du vert, tandis qu’un premier groupe de Japonais se dirigeait vers le cloître voisin abritant la fameuse bibliothèque de l’abbaye bénédictine. Admirable est la bibliothèque du cloître d’Engelberg, qui rappelle que cette vénérable maison fut un foyer de civilisation rayonnant dans toute l’Europe médiévale, mais ce matin je m’en fous : je laisse les incunables et les miniatures du XIIe siècle aux Japonais.
Ce que j’apprends ce matin dans les journaux, à cette terrasse d’Engelberg, et ce que j’entends à la table voisine, à propos de la championne de ski Corinne Rey-Bellet, assassinée par son conjoint bien sous tous rapports, recoupe assez exactement mon sentiment de malaise. Les journaux nous l’apprennent en effet : les grands manitous de la gestion et de la finance qui ont provoqué la chute de Swissair et d’énormes pertes individuelles sont unanimement blanchis et réclament unanimement des dommages et intérêts. Après les parachutes dorés: le lifting de l'honneur bafoué. Mes voisins de table, des instituteurs randonneurs à l’étape, en sont venus à parler du meurtrier de la championne, un certain Gerold Stadler natif d’Abtwil, du fait que l’un d’eux a fait ses écoles avec l’auteur de ce meurtre inimaginable en Suisse, n’est-ce pas ? Aussi inimaginable, certes, que la chute de la maison Swissair. Mais comment donc expliquer cela ? De tels accrocs à une telle perfection ?
Or je pense à ceux, au Japon, qui pètent les plombs. Je pense à tous ceux qui, dans les sociétés aux programmes réglés comme du papier à musique militaire, soudain implosent ou explosent. Une miniature du XIIe siècle permettra-t-elle à un Japonais d’échapper à la tentation d’étrangler son guide ou de flinguer tout le groupe ? Je le souhaite. Et que pense, ce matin, le steward de feu Swissair Erwin Fuchs, natif de Konolfingen, conséquemment « pays » de Friedrich Dürrenmatt, de l’acquittement des auteurs de sa débâcle personnelle ?
Dans les localités bien sous tous rapports de Zoug, de Champéry, de Lausanne ou de Zurich, demain peut-être d’Engelberg ? de subites explosions de violence s’observent dont tous les auteurs sont des Suisses bien sous tous rapports, tous à fait digne en somme de l’estime des Japonais. Pourquoi de tels actes ? Les sociologues étudient la question. Le café crème coûte 3 francs 60 à la terrasse de Chez Désiré, à Engelberg. L'assiette du jour est à 18 francs. Genre 2 euros et 10 euros: tout à fait modeste dans cet environnement de haut standing. Quant au prix du mètre carré du terrain sur lequel je prends ces notes, il est en revanche hors de portée des moyens du steward Erwin Fuchs. (A suivre) -
La folle jase de Joyce
Retour sur le roman le plus mythique du XXe siècle se déroule durant une journée: le 16 juin 1904. Longtemps maudit en Irlande, le génial auteur suscite aujourd’hui un culte et une véritable industrie.
C’est l’histoire de Monsieur Toulemonde se faisant appeler Personne. Le roman total d’une journée au XXe siècle où il se passe à la fois rien et tout. Un semblant d’intrigue en apparence: une bonne femme qui prend un amant, un jeune homme qui se cherche la moindre, le mari de la bonne femme qui tourne en rond comme le Juif errant, une ville entière qui se se gratte du matin au soir. En réalité: l’histoire de l’humanité sur une tête d’épingle. Et toutes les histoires refondues dans un livre-mulet à dix-huit sacoches: à la fois l’Odyssée revisitée, Shakespeare en traversée et la loupe de Flaubert rebrandie sur ce début de siècle qui fait d’Ulysse un Bloom vieillissant sensuel et bon, de Télémaque un jeune Stephen Dedalus libre penseur, de Pénélope une femme décorsetée dont le monologue final est comme une coulée stellaire. A cela s’ajoutant, pêle-mêle et dans tous les genres-styles-langues-dialectes: une kyrielle d’histoires concentrant tous les sentiments humains et toutes les perceptions sensorielles, un enterrement le matin et une virée dans les bordels du soir, toutes les heures du jour et leurs couleurs, la marquetterie superposée du conscient et du subconscient, le cravaté et l’obscène, toutes les voix de la ville et toutes les voix du corps, bref le texte déployé ou plus exactement l’hypertexte de Dublin et de toutes ces “villes de nombre d’hommes” dont Ulysse “connut l’esprit” en son Odyssée.
Roman docte et sauvage, Ulysse appartient également à la légende par la saga de son édition et de sa traduction, dont la première version française remonte à 1929, sous la plume d’Auguste Morel assisté de Stuart Gilbert, Valery Larbaud et James Joyce lui-même, entre autres. Historique, cette version n’en date pas moins. Lui succède aujourd’hui une traduction entièrement nouvelle (sauf un épisode sonservé de la première, Les Boeufs du soleil), accomplie en trois ans par huit traducteurs dirigé par Jacques Aubert, grand spécialiste de Joyce qui établit l’édition de La Pléiade.
- Que représente Ulysse pour un lecteur d’aujourd’hui ?
- Il y a une actualité de James Joyce qui persiste à travers les générations. Contraitrement aux apparences, Ulysse n’est pas limité à un lieu ou un temps. Bloomsday n’est qu’une face de l’oeuvre. Dans cette série d’événements racontée de dix-huit points de vue différents, la seule constante est une interrogation sur le style et l’acte d’écriture. Pour reprendre les catégories de la linguistique selon Saussure, il en va de l’énonciation plutôt que des énoncés. Derrière une apparence d’énoncés très précis et documentaires, le ressort de l’oeuvre est l’exploration des voix, au sens poétique du terme. Dès le début, Joyce associe l’art et la vie dans sa doctrine vivante de la poétique, vécue comme un drame intérieur. C’est d’ailleurs pourquoi les psychanalystes s’intéressent tant à lui. Il y a chez Joyce une extraordinaire volonté d’approfondissement du passage à la limite du langage qui peut parler aux générations actuelles. Joyce va aux limites extrêmes du sens. Il prend le langage par son envers, là où le langage échoue à traduire toute la perception. Ulysse représenterait alors, pour l’auteur lui-même, l’échec de la traduction. Et pourtant il faut traduire et re-traduire Ulysse. Un grand texte est toujours à relire, et toute nouvelle lecture, d’une génération à l’autre, amène à une nouvelle traduction.
- En 1995,vous avez “ consacré” la première traduction en Pléiade. Vous paraissait-elle digne de l’être ?
- Je pensais que le premier texte, en partie agréé par Joyce, avait des mérites, sans être totalement satisfaisant. Lorsque j’en ai parlé à l’éditeur, il m’a demandé de faire un test sur un épisode, Les Lestrygons, où j’ai opéré un nombre impressionnant de corrections. On s’en est finalement tenu à la première version faisant encore figure d’”institution”.
- Qui a décidé, finalement, de procéder à cette nouvelle traduction ?
- C’est Stephen Joyce et sa femme Solange qui étaient attachés à cette idée et ont relancé l’affaire après la mort du fils de Joyce. Stephen et Solange estimaient la traduction convenable dans les passages les plus “classiques”, qui ne permettent guère de variantes. En revanche, et notamment du fait de l’évolution de la langue et de la sensibilité littéraire actuelle, sous l’influence de Joyce lui-même, ils trouvaient normal qu’il y ait plusieurs traductions, comme c’est le cas en d’autres langues Donc il a été décidé, pour la date du centenaire de Bloomsday, de procéder à une nouvelle traduction. La contrainte de 2004 ne laissait pas une grande marge, et c’est une des raisons qui m’ont amené à réunir un collectif de spécialistes du texte et d’écrivains, lesquels me semblaient les mieux à même de développer la dimension de créativité du livre.
- La répartition des textes entre divers traducteurs ne menaçait-elle pas l’homogénéité du texte ?
- Le fait qu’il y ait diversité de styles rendait une distribution plus facile. Mais le travail du coordinateur que je suis en a été alourdi. Il y avait à vérifier que tout ce qui, dans le texte, relève des échos et des résonances, des récurrences, des reprises et des variations soit harmonisé.
- Quelles règles de travail vous êtes-vous données ?
- Il était entendu que chacun des traducteurs aurait le dernier mot sur son épisode, même si le contrat me prêtait l’ultime décision. Lorsque l’un d’entre nous avait terminé un épisode, je le revoyais, le lui renvoyais et ensuite le texte circulait. Tout le monde, ainsi, a lu tout le monde. Il y avait une autre difficulté, liée à l’étalement temporel de la composition du livre sur sept ans, dans une période où Joyce était en pleine recherche. Des solutions qui convenaient à certaines parties ne convenaient plus à d’autres. Il était en outre difficile d’établir des règles a priori, dans la mesure où ces règles ne sont pas systématiques chez Joyce, et notamment dans la ponctuation. On sait qu’il est même allé jusqu’à conseiller, pour la traduction française d’un épisode, la suppression de tous les accents et de tous les signes de ponctuation. Or notre langue le supporte mal...
- Qu’en est-il de l’usage des mots actuels ?
- Nous nous sommes beaucoup interrogés sur cette question, et d’autant plus que l’équipe appartenait à des générations différentes. Nous étions bien conscients qu’il est gênant de moderniser à outrance, ou d’utiliser des mots vite passés de mode. A la suggestion d’un d’entre nous, nous avons choisi de garder une certaine diversité. Cela a donc été fait au coup par coup et cas par cas. De façon très fréquente, les écrivains nous ont rappelé l’importance de la musicalité ou du rythme de la traduction. La contact des spécialistes et des écrivains a été un enrichissement mutuel constant. La contribution des auteurs a été très précieuse dans l’approche des limites du langage. Finalement, l’équipe a bien travaillé, à la manière d’un “ouvroir”, et serait prête à reprendre l’expérience. Encore faut-il un texte qui résiste, avec des difficultés qui contraignent au dialogue.
- Pensez-vous à Finnegans Wake ?
- Eh qui, sait...
Plus près de la source
Etait-ce bien nécessaire ? Cela avait-il un sens de procéder à une nouvelle traduction française d’Ulysse dont la première version a quelque chose d’”historique”, sinon de référentiel ? Et confier cette tâche à huit traducteurs n’allait-il pas à l’encontre de l’unité d’encre du texte originel ?
Ce qu’on peut dire sans être spécialiste de la langue de Joyce (qui requiert déjà sa propre traduction...), c’est que, dès les premiers chapitres de ce nouvel Ulysse, la sensation quasi physique de se trouver plus près de la source est comparable à celle qu’on ressent à la lecture des re-traductions de Dostoïevski signées André Markowicz. Sans doute pourra-t-on regimber sur le choix de telle expression très contemporaine (“faire sa thune” au lieu de “faire sa pelote” ou “putain” au lieu de “sapristoche”, entre cent autres exemples), ou sur telle solution moins convaincante dans la deuxième traduction que dans la première - mais cette observation vaut souvent dans le sens inverse selon les cas.
Cela étant, à la fois dans le rythme et dans la texture de la phrase, moins policée mais plus vibrante et vivante, plus follement joyce aussi, cette nouvelle version tiendra lieu désormais d’alternative captivante. Sans trancher forcément, on naviguera donc d’une version à l’autre comme on peut transiter et grappiller avec profit entre une kyrielle de traductions françaises d’Hamlet ou de La Divine Comédie....
Ulysse, mode d’emploi
Comment lire Ulysse quand on n’a pas l’accès direct, idéal évidemment, au texte original (Ulysses, Penguin Twentieth-century Classics, 937p.) ? Le lecteur peu argenté se contentera de la première version en poche (Folio no 2830), qui reste basique. La même, dans le tome II des Oeuvres en Pléiade, y ajoute un appareil critique monumental. La nouvelle traduction offre désormais une belle alternative. Les trois bouquins réunis feront une ménage d’enfer. Comme nous le suggérait Jacques Mercanton, mais chacun est libre, une fiole de Bon Whisky irlandais peut aiguiser la perception de la lecture de chaque chapitre d’Ulysse. L’auteur péchait d’exemple...
Une introduction au roman nous semble en outre indiquée, que propose le passionnant ouvrage récemment réédité du peintre Frank Budgen, très proche de Joyce durant ses années zurichoises (1918-1919) et qui “raconte” Ulysse avec autant de bonheur et de justesse qu’il évoque l’écrivain et sa démarche. Cela s’intitule James Joyce et la création d’Ulysse (Denoël, 335) et peut être complété par Les heures de James Joyce de Jacques Mercanton, témoignage également précieux de l’écrivain et critique lausannois (L’Age d’Homme, 1967). Enfin, de magistrales pages se déploient sous la plume d’Ezra Pound dans ses Lettres à James Joyce (Mercure de France, 1970, 350p.), complétées par quelques essais fameux.(Paris, 2005)
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Fugues helvètes (4)
De ce que voient les Japonais et ce que vivent les habitants d'une carte postale. D’une fête catholique dont trois Gretchen ignorent le sens. Des artistes en vue et du monde mondialisé. Des canonniers de la Batterie IV/6 et des plongeurs vaillants. De la théorie des Oncles.
Lucerne, à l’Hôtel Pickwick, ce jeudi 7 juin. – On est ici comme dans une carte postale, et ce matin à déambuler dans la vieille ville absolument déserte, constatant que tout y était fermé pour cause de jour férié, puis étonné de ce qu’aucune des trois Gretchen des auberge du Cerf, du Cygne et de l’Ours ne soit capable de me dire, à moi le huguenot de passage, de quelle sorte de fête il s’agissait, sinon que ce devait être une fête catholique, je me suis vu là comme dans une sorte de décor de théâtre à me demander à quel spectacle j’allais assister tandis que les cloches sonnaient à toute volée et que des coups de canons retentissaient non loin de là.
A neuf heures du matin à Lucerne, le jour de la Fête-Dieu, il n’est d’abord que les Japonais à processionner de lieu en lieu pour photographier ce qu’il y a à photographier et se faire photographier devant le fameux Lion de Lucerne ou le fameux Pont de la Chapelle de Lucerne, la fameuse Eglise des Jésuites de Lucerne ou le fameux Panorama des Bourbakis de Lucerne. Ils « feront » ensuite le fameux Musée Wagner de Lucerne et la fameuse Fosse aux Ours de Berne et le fameux Château de Chillon et le fameux Jet d’eau de Genève. C’est ainsi qu’ils ont déjà « fait » Vienne et Salzbourg et que demain ils « feront » Paris. Mais qu’en est-il des Lucernois ? Que cela signifie-t-il de vivre dans une carte postale ?
On imagine le pire, mais cette vue manque peut-être de sensibilité et d’information. L’un des plus grands comiques suisses, au prénom d’Emil, est sorti de cette carte postale avec un sketch qui me revient à l’instant, figurant un retraité, à sa fenêtre, qui, voyant qu’un étranger parque sa voiture sur la case privée de son voisin Suter, se demande s’il ne va pas téléphoner à Suter ou peut-être même à la police ? L’une de nos plus grandes humoristes, au nom de Zouc, se livre au même genre d’observations, qui nous suggèrent qu’il y a en Suisse un ton propre et net mortifère, comme partout désormais dans le monde mondialisé, mais également son contraire tonique. Je veux croire ainsi qu’il reste des Lucernois vivants dans cette carte postale, et ce n’est pas aux artistes que je pense.
Le plus riche et localement célèbre d’entre eux, le presque centenaire artiste national Hans Erni, dont toute famille helvétique de la classe moyenne possède une litho dans son living représentant un cheval ou une gracieuse scène de moissons, a choisi de concilier le dessin et le sport avec une sorte d’ingénuité que les jeunes sauvages de l’art, à commencer par Luciano Castelli, autre enfant du cru, ont perdu entre New York et les foires chic de ce qui se dit l’avant-garde.Les uns et les autres sont à l’art ce que la médaille est à l’impatience de réussir : à vrai dire ce n’est pas cette vie-là que je cherche. Mais qu’entend-on tout à coup ?
Tout à coup on entend un rugissement sur le pont dit Seebrücke et que voit-on ? On voit soixante otaries humaines de tous les âges et nanties de longues palmes se jeter de là dans le fleuve en ondulant puissamment. Juste avant de se précipiter dans le flot, le chef de la troupe aquatique m’a révélé qu’il s’adonnait à ce jeu depuis trente-trois ans et que l’ambiance de l'ondoyante société était super.
Puis on entend un sourd piaffement ferré prendre de l’importance du côté des remparts et que voit-on ? On voit les trois sections de la batterie des canonniers et des tringlots de la IV/6, du Régiment d'infanterie de plaine, en tenue militaire dite de sortie, traînant trois canons encore fumants, puis une fanfare pédestre en tenue historique dont les musiciens ont de pimpants bérets bleu et blanc, défiler crânement entre les haies de Japonais. La plupart des jeunes Lucernois cuvent encore leur cuite de la veille, mais on en voit aussi dans ces sociétés traditionnelles survivantes à l'ère du SMS et du MMS, amateurs de simples sifflets et autres pistolets.
Ailleurs, sur les quais se peuplant maintenant, et plus dans l’esprit du temps aussi, quoique le genre soit éternel, on voit en passant deux adolescents sanglotant sur un banc. On voit que le garçon, très beau mais l'oeil cruel, fait souffrir son tendron. Les Japonais l’ignorent. Un peu plus loin, deux jeunes joueurs d’échecs à longs cheveux et barbes se sont installés pour la journée devant une fontaine avec tout ce qu’il faut pour y rester des heures au long de parties compliquées, musique et brasero à saucisses, radio et narguilés. Cela aussi les Japonais l’ignorent, mais je me dis qu’il y à peut-être à Lucerne , comme partout dans le monde mondialisé, plus de survivante vie que ne le ferait croire la carte postale initiale. Sachons la repérer dans le grouillement nippon…
Ma généalogie maternelle me porte évidemment à ce regain d’optimisme, dont j’ai tiré après Blaise Cendrars ma théorie des Oncles. Qu’une société ait des pères est une chose appréciable pour sa stabilité, mais jamais elle ne vivra vraiment sans Oncles, ni sans Tantes qui sont des Oncles féminins. Une photo de ma famille maternelle est la preuve par l’argentique que les Oncles avaient déjà de l’avenir avant notre venue au monde. Je regarde cette photo regroupant un géant chercheur d’or, une institutrice vouée à l’alphabétisation de la jeune fille chinoise, deux champions de lutte à la culotte, trois élus du peuple paysan des hautes terres, une couturière vouée plus tard au désespoir par un Italien félon, tous debout autour du couple jubilaire de mes arrière-grands-parents maternels lucernois, et je me réjouis à mon tour d’être un Oncle irrégulier, car c’est cela même qui distingue le père, régulier, de l’Oncle : c’est sa position diagonale et défaussée, qui le fait avancer comme le cavalier des échecs - le meilleure exemple de style de progression pour une jeunesse refusant de marcher au pas…. (A suivre) -
Fugues helvètes (3)
De la fuite de Ponce Pilate et du lac qui en a recueilli l’âme tourmentée. D’un caprice de Michael Jackson et de l’opprobre de la Société des Dames. Où un certain cabaret témoigne de la persistance des traditions.
Lucerne, à l’Hôtel Pickwick, ce mercredi 6 juin - Il fait un tendre soir ce soir sur la Suisse primitive, au coeur du cœur de l’Europe. J’écris à l’instant dans une espèce de blanche cellule oblongue donnant sur Le Pont de la Chapelle à la tour à chapeau de morille, sans doute l’un des monuments les plus photographiés d’Europe et environs, ravagé par le feu il y a quelques années et sauvé par les Japonais. J’écris dans la rumeur des Backpackers américains fêtant leur escale sous mes fenêtres avec les jeunes de la ville, les uns et les autres en cercles assis ou debout, parlant fort de sport et de filles, pour les uns, et pour les autres de filles et de rock, tandis que les filles parlent garçons et garçons. Je suis installé pour ainsi dire incognito dans cette ville qui m’évoque tant de souvenirs de nos enfances, à un quart d’heure à pied d’une très vieille dame que ma visite ravirait mais que j’irai surprendre quand ma pérégrination m’en donnera le loisir, le cœur plus libre.
Face à ma fenêtre se dresse le Mont Pilate à la cime crénelée, qui doit son nom au fait que le meurtrier du Christ y est venu se jeter dans les eaux sombres d’un minuscule lac serti au creux de ses roches. On se rappelle évidemment qu’après que Tibère eut fait jeter Pilate au Tibre, les eaux horrifiées de celui-ci recrachèrent le déicide qui s’enfuit à travers les roseaux et les buissons jusqu’au Rhône, à la hauteur de Vienne, où il se renoya lui-même. Mais de là encore Pilate fut rejeté, qui se réfugia au bord du Léman pour y subir un sort analogue, lequel le fit rebondir jusqu’au pied de la farouche montagne de ces contrées alpines dont le lugubre petit lac reçut enfin les restes de l’âme tourmentée. C’est aux sursauts de celle-ci, depuis lors, qu’on attribue les orages fréquents de la région, qui fait se dresser les cheveux des enfants à la lisière du sommeil.
La légende n’est pas seule à faire de Lucerne une façon de centre de divers mondes, puisqu’y survivent les fantômes de Richard Wagner et de l’impératrice Sissi, et que s’y perpétue le culte de Pablo Picasso et de Paul Klee, du pain de poires et de la navigation à vapeur. De ma fenêtre de l’Hôtel Pickwick, choisi par élan de mémoire affectueuse pour le personnage et son auteur, s’aperçoivent également l’étrave de navire de la superstructure du nouveau Centre de Culture et des Congrès conçu par Jean Nouvel, semblant coiffer une sorte d’Alcatraz architectural; l’immaculée église des Jésuites dont la splendeur baroque abrite l’humble froc du franciscain Niolas de Fluë, ou encore, sur sa colline boisée, la pièce montée d’un kitsch étourdissant, semblant de stuc de minaret bollywoodien, du castel Gütsch que Michael Jackson aura convoité quelque temps avant d’y renoncer sous l’effet probable de l’opprobre signifié à mots couverts par la toujours influente Société des Dames (Frauenverein) locale. Plus à gauche enfin, côté lac, se distinguent quatorze plans d’un paysage évoquant quelque lavis chinois en dégradés de bleus pers et de noirs veloutés, j’ai bien dit quatorze, et ce fut avéré par sept générations de paysagistes, avec le pic nanti d’un invisible ascenseur mécanique du Bürgenstock au sommet duquel gîte la star italienne Gina Lollobrigida, dont nous rêvions à treize ans au risque de provoquer la jalousie de ses rivales Ava Gardner et Doris Day…
Ce souvenir de chair ne peut que me rappeler, en ce lieu qui fut aussi celui de nos enfances – ma mère étant native de Lucerne -, les bains de bois, évoquant de hautes cabanes lacustres, où mes tantes (membres elles-mêmes de la Société des Dames) nous emmenaient tout petits nous rafraîchir, du côté réservé à leur sexe, d’où, entre les claies, se voyaient les hommes velus et dangereux.
« Là-bas c’est le vice », m’avait dit un soir ma tante E. en me désignant un quartier où clignotaient force néons roses et verts. La chose me frappa si fort que je n’eus de cesse d’y goûter une fois, plus tard, quand j’aurais l’âge de hanter ces lieux qu’elle disait mauvais. Or on a beau dire que les traditions se perdent : pas plus tard que tout à l’heure, j’ai repassé dans cette basse ruelle que ma tante perdue de vertu stigmatisait jadis et qu’y vois-je alors ? Gottverdami, sous une enseigne dorée figurant le cerf dans sa parade : ni plus ni moins, irradiant de suaves reflets roses et verts, que le Cabaret Dancing Cacadou…
(A suivre)Le Mont Pilate, le Gütsch convoité par Michael Jacskon, vue générale au début du XXes. et le Pont de la Chapelle.
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Lectures au fil de L'Aire (3)
3. Janine Massard, Comme si je n'avais pas traversé l'étéEn 2001 paraissait l'un des plus beaux livres de Janine Massard, et certainement le plus émouvant: Comme si je n'avais pas traversé l'été.Il est certains livres qu'il paraît presque indécent de «critiquer» tant ils sont chargés de composantes émotionnelles liées à un vécu tragique, et tel est bien le cas du nouveau roman de Janine Massard, tout plein de ses pleurs et de sa révolte de femme et de mère confrontée, en très peu de temps, à la mort «naturelle» de son père, puis à celle de son mari et de sa fille aînée, tous deux victimes du cancer.La volonté explicite de tirer un roman de cette substance existentielle et l'effort de donner à celui-ci une forme distinguent pourtant cet ouvrage d'un simple «récit de vie» où ne compteraient que les péripéties.Autant pour se ménager le recul nécessaire que pour mieux dessiner ses personnages et pour «universaliser» son récit, Janine Massard revendique le droit à l'invention, et c'est aussi sa façon de faire la pige au «scénariste invisible, ce tordu aux desseins troubles, qui a concocté cette histoire à n'y pas croire».Cette transposition littéraire ne saurait être limitée à un artifice superficiel: en véritable écrivain, Janine Massard l'investit avec vigueur et légèreté, quand tout devrait la terrasser et la soumettre au poids du monde. Alia (dont le prénom signifie «de l'autre côté» en latin) endosse ici le rôle principal d'une femme qu'on imagine dans la cinquantaine, du genre plutôt émancipé, protestante «rejetante» peu encline à s'en laisser conter par le Dieu fouettard de sa famille paternelle, et fort mal préparée aussi à l'irruption, dans sa vie de rationaliste, de la maladie et de la mort.En écrivain, Janine Massard se montre hypersensible au poids des mots, lorsque bascule par exemple le sens de l'adjectif «flamboyant» (marquant la victoire de la lumière) pour qualifier la «tumeur flamboyante» qui frappe soudain Bernard, le mari de la protagoniste.De la même façon, la romancière recrée magnifiquement les atmosphères très contrastées dans lesquelles baigne Alia, entre pics d'angoisse et phases d'attente-espoir, que ce soit dans la lumière lémanique (Alia, comme son père, étant «du lac» et très proche de la nature maternelle), les couloirs d'hôpitaux où se distillent les petites phrases lamentables des techniciens-toubibs si peu doués en matière de relations humaines, ou en Californie dont les grands espaces et la population déjantée conviennent particulièrement à sa grande fille nique-la-mort.Par ailleurs, le recours à l'humour multiplie les ruptures heureuses, par exemple pour faire pièce au désarroi solitaire d'Alia: «Elle devrait mettre à cuire une tête de veau, ça ferait une présence sur la table, en face d'elle...»Livre de la déchirure et du scandale de la mort frappant la jeunesse, ressentie comme absolument injuste par la mère qui a porté l'enfant pour qu'il vive (nul hasard qu'Alia, soudain atteinte d'eczéma atopique, se compare au Grand Gratteur Job vitupérant le Créateur), le roman de Janine Massard est aussi, à l'inverse, un livre de l'alliance des vivants entre eux, des vivants et des morts, un livre du courage, un livre de femme, un livre de mère, un livre de vie. A un moment donné, rencontrant la Bosniaque Hanifa de Sarajevo, Alia découvre «l'explosion de l'expression créatrice apparue comme la seule réponse à la barbarie».Or, elle-même va «racheter», en écrivant, à la fois son passé et l'enfance de ses deux filles, les beaux moments passés avec Bernard et la force salvatrice du rire ou de la solidarité, la valeur du rêve aussi et la puissance insoupçonnée de l'irrationnel qu'un initié aux pratiques zen va lui révéler en passant, la soulageant physiquement et moralement à la fois. Elle qui se moque volontiers de ceux qui lui recommandent à bon compte de po-si-tiver («il paraît qu'il faut apprendre à vivre sa mort au lieu de mourir sa vie, parole de vivant, ça cause distingué un psy bien portant») ne tombe pas pour autant dans la jobardise New Age, mais découvre bel et bien une nouvelle dimension de l'existence aux frontières du visible et des certitudes.Dès le début de son livre, Janine Massard affirme «qu'une mort vous aide aussi à vivre», et cette révélation est d'autant plus frappante que cette nouvelle vie, cernée de mort mais d'autant plus fortement ressentie, est «sans mode d'emploi»...Janine Massard. Comme si je n'avais pas traversé l'été. L'Aire, 205 pp. -
Au labyrinthe du deuil
(À celles et ceux qui s'y perdent et s'y rejoignent, de tout coeur ces jours avec Bibiane Moret et les siens)« Un deuil est un labyrinthe ; et au cœur de ce labyrinthe, est tapi le Monstre, le Minotaure : l’être perdu. Il nous sourit ; il nous appelle ; on veut l’étreindre. C’est impossible, sauf à mourir aussi. Seul un mort sait étreindre un mort; seule une ombre sait en embrasser une autre. Au cœur du labyrinthe, le Minotaure n’est qu’une ombre, un fantôme, mais un fantôme si beau, si réel, si souriant qu’il nous convainc presque de le rejoindre, nous promettant de mettre fin au chagrin qui nous mine si on le suit, si on se laisse mourir.C’est là qu’il faut lutter, non seulement contre ce Minotaure dont les cornes de vent peuvent nous déchirer, mais surtout contre soi, contre la tentation du suicide. Ce qui ne signifie nullement qu’on doit à l’inverse s’empresser de remonter à la surface, à la rencontre de l’heureux soleil. Il faut aussi lutter contre l’espoir d’un bonheur immédiatement possible, poussés par la massive injonction de remonter la pente, car la vie continue.Qu’ils aillent au diable ! Il n’y a aucune rémission à souhaiter, aucune vie à maintenir. Refuser d’accepter la mort de ceux qu’on a perdus, c’est le plus beau, le plus durable monument qu’on puisse leur élever. Habiter son chagrin, lutter, là encore, non contre la souffrance, car on ne cesse jamais de souffrir pour les êtres aimés et perdus, mais pour atteindre, par cette souffrance, à l’état que seule leur absence peut engendrer, l’état auquel, de leur vivant, nous ne pouvions accéder, puisqu’ils n’appartenaient pas encore au temps des ombres : le don absolu de notre mémoire à leur souvenir.L’ascèse de la mémoire est l’unique manière de lutter, l’unique manière de re-connaître l’être perdu à force de vivre en sa compagnie d’ombre.Faire le deuil de quelqu’un n’est pas se morfondre dans un chagrin stérile, non : faire le deuil de quelqu’un, c’est tenter de transformer son propre chagrin en un moyen de connaissance, en une voie pour reconstruire en nous le monde du défunt, le rebâtir comme un temple ou un palais, et en arpenter ensuite les couloirs perdus, les passages dérobés, les pièces secrètes, pour y découvrir des vérités auxquelles nous étions aveugles lorsqu’il vivait.Un seul être vous manque, et tout est repeuplé : telle devrait être la morale du deuil; tel devrait être le cœur de la solitude des survivants »…(Cette page est extraite de l'admirable roman de Mohamed Mbougar Sarr intitulé De purs hommes, paru aux éditions Philippe Rey /Jimsaan et réédité récemment en poche. Ce passage évoque la détresse abyssale dans laquelle se trouve une femme dont le cadavre du fils, soupçonné d'homosexualité, a été déterré de sa tombe pour être jeté aux ordures...)Peinture JLK: Au soir des lucioles, 2021. -
Fugues helvètes (2)
De Tina Turner dans le train de Berne et de Kirchner à l’alpage. Du phallus herbu de Meret Oppenheim et de la Présidente de la Confédération au modeste cabas.
Au Café fédéral, ce mardi 5 juin (soir). – C’est la voix de Tina Turner jeune, à l’époque de son ménage d’enfer avec Ike, dans l’un de ses blues les plus lancinants, Living for the City, qui m’a fait me lever dans le Cisalpino et, trois compartiments plus loin, échanger quelque mots avec deux Backpackers blonds comme les blés de leur Midwest, m’étonnant de ce que des kids écoutent encore de telles vieilles peaux, avant qu’il ne m’évoquent leur équipée, d’Athènes à Rome et de Venise à Amsterdam, me rappelant leurs pères qui faisaient en stop, il y a trente ans de ça, la route d’Amsterdam à Venise, puis de Rome à Goa…
Il y a, dans la voix de Tina Turner, du rouge acide et du vert saignant, avec des flammes de rose et de bleu tendre, comme je les ai retrouvés, au musée de Berne ou je me suis pointé dans l’après-midi, dans la peinture exacerbée de Kirchner auquel, avec d’autres foudres d’expressionnisme hantant les hauts gazons des Grisons (notamment un Albert Müller que j’ignorais et qui vaut son compère), est consacrée un flamboyante exposition à voir tout l'été.
Pour ceux qu’impatiente la nécessité de briser les clichés, comme on dit, la découverte des idylliques paysages d’Engadine se démantibulant sous la torsion des formes et la vocifération des couleurs, vaut le détour même si cette peinture fait très époque et, parfois, tourne au maniérisme. Kirchner du moins avait de quoi pousser à l’exorcisme, revenu de la Grande Guerre malade et drogué, contraint de se soigner au grand air où il finit par se suicider, en 1938, désespéré par la montée de l’autre peste.
Aussi j’aime le rappel de cette Suisse sauvage et brute, qui réagit à l’accablante quiétude du pays propre-en-ordre, qu’on retrouve dans la salle du musée de Berne réservée au phénoménal Wölffli, génial timbré dont les énumérations chiffrées des multimondes, enregistrées, tombent du plafond tandis que la passante et le passant déchiffrent son imagerie délirante.
Adolf Wölffli, Robert Walser, Aloyse, Louis Soutter: autant d’ahuris sublimes qui ne se sont jamais associés à aucun groupe mais dont le primitivisme fait écho à celui des Kirchner et de ses pairs.
Après cette folie fiévreuse et la brève révérence faite au passage à la fontaine phallique mi-roche mi-cresson de Meret Oppenheim, nulle vision ne pouvait être plus apaisante, au milieu de l’aire de la Place Fédérale, jouxtant le Palais du Gouvernement d’improbable architecture vert-de-gris, que celui de ce bambin tout nu jouant comme un putto de Guido Reni parmi les fusées d’eau à jets de hauteur variée mimant probablement les alternances de la ferveur démocratique en pays neutre…
C’est en ce lieu même, je me le rappelle, que je vis cet autre spectacle attendrissant d’une Présidente de la Confédération en exercice, socialiste comme l’actuelle, porteuse d’un modeste cabas rempli de commissions et répondant patiemment, sans garde armé, à un groupe d’écoliers appenzellois faisant pèlerinage en ce haut-lieu sous la conduite de leur instit à queue de cheval et culotte de peau… (A suivre)Ernst Ludwig Kirchner, Paysage des Grisons.
Adolf Wölffli.
Adolf Wölffli. Saint-Adolf portant des lunettes noires entre les villes géantes de Niess et Mia
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Lectures au fil de L'Aire (2)
(En mémoire de Michel Moret)La Chasse au cerf, roman-cathédrale de Romain Debluë.Unique: c'est ce qui distingue l’apparition de La Chasse au cerf de Romain Debluë sur la scène littéraire romande, et française et francophone aussi bien, qui pourrait à la rigueur (par ses dimensions symphoniques et sa thématique spirituelle) rappeler les 590 pages de L’Été des sept dormants de Jacques Mercanton, d’une tournure plus romantique cependant que néo-classique, ou plus explicitement, malgré leur inspiration nietzschéenne majeure, les 1312 pages du chef-d’oeuvre de Lucien Rebatet, Les Deux étendards, achoppant lui aussi à un grand débat entre athéisme et croyance entre deux jeunes amis – Michel l’agnostique double de l’auteur, et Régis le catholique intégriste - et la jolie Anne-Marie qu’ils se disputent…La chasse au cerf est, selon son auteur, un roman d’apprentissage, à la fois chronique d’une initiation spirituelle et roman d’amours intenses, tant spirituelles que charnelles - à vrai dire plutôt cérébrales et sublimées que sensuellement exprimées.Romain Debluë pense et écrit un peu comme on le faisait au début du XXe siècle, à l’époque de Léon Bloy ou d’André Suarès dont il a souvent les accents enflammés ou fuligineux, les arrêts péremptoires et la morgue parfois méprisante du Juste. Ses personnages sont dans la vingtaine mais se distinguent absolument des jeunes gens de leur génération, son écriture est truffée de tournures ampoulées et de mots obsolètes alternant parfois avec des vocables d’aujourd’hui, entre autres helvétismes surprenants ou cocasses – il ose écrire le mot méclette -, on est ici dans l’anachronisme complet, tout au moins en apparence, et l’on présume que beaucoup des lectrices et des lecteurs tombant sur les 1044 pages de ce livre à la fois fascinant et rebutant, en laisseront tomber la lecture, noyés par le monceau de références et de citations aux philosophes Hegel ou Heidegger, aux écrivains Malraux ou de Bernanos, aux mystiques Catherine de Sienne Jean de La Croix, etc.Le protagoniste, Paul Savioz, probable double littéraire de l’auteur, est un jeune Helvète débarquant à Paris de nos jours pour y faire des études d’histoire après une licence en lettres peu satisfaisante à l’université de Lausanne. On pense en passant au roman de Ramuz Aimé Pache peintre vaudois pour ce qui touche à l’installation parisienne de ce bon fils d'excellente parents très féru d'études, au point que la matière de celles-ci déborde bientôt de toute part et submerge la part existentielle quotidienne des personnages.C’est dire que le roman accouche d’un essai et que la plupart des conversations du protagoniste et de ses amis seront des manières de dissertations truffées voire saturées de citations parfois latines et pas toujours traduites, cela constituant l’un des aspects les plus problématiques du livre ou, plus exactement, de sa lecture.Dès son arrivée à Paris, rue du Bac, dans le septième arrondissement, Paul Savioz fait la connaissance, sur le même palier où ils habitent, d’un jeune Français de son âge, venu d'Orléans, la dégaine avantageuse du Jeune homme au chapeau rouge du Titien, prénom Justin, étudiant en philosophie agnostique, compagnon d’une tourbillonnante Marion, Parisienne volubile et elle aussi ferrée en philo, charmante illico quoique non moins agaçante au premier déboulé - joli personnage...À ces deux comparses s’en ajouteront quelques autres dans la foulée : un Guillaume catholique non moins qu’original, savant et sympa, spécialiste avéré du Grand Siècle; puis une Françoise illico sublime et poursuivant elle aussi des études peu convenues (notamment sur la mystique de Salvador Dali), ou encore un Russe au prénom de Nicolas passionné par la pensée de Blaise Pascal – cela pour la première partie parisienne du roman, après laquelle le retour au pays de Paul Savioz sera l’occasion d’autres rencontres, notamment d’une Émilie aux états d’âme compliqués, sinon désespérés, plus conformes alors au mal du siècle.De l'ensemble du roman, l'on peut dire que ses péripéties romanesques sont moins saillantes que ses innombrables dialogues et autres monologues, la société évoquée par Romain Debluë se réduisant en somme à ses quelques personnages juvéniles, auxquels s’ajoute le trio formé par le bourgeois Martial Odier (d’emblée odieux au narrateur, et jugé trop facilement trop vite à notre goût), son épouse diaphane genre Lady Macbeth évanescente. et le seul enfant du roman en la personne du petit Christophe atteint de leucémie et passionnément attaché à son violon… À relever à ce propos : que Romain Debluë, qui connaît la musique, en parle assez merveilleusement. Mais parler de musique, parler d'art, parler de littérature, parler de poésie, parler de peinture ou de cinéma, parler de philosophie, parler d'amour ou parler de Dieu est une chose, et donner vie à des sentiments, communiquer des émotions, faire vivre des personnages en ronde-bosse est autre chose...Les pièges du sublimeC'est que, plus encore qu’un récit d’initiation, La chasse au cerf l’est d’une conversion, dont la fin touche à l’édification explicite, au dam du roman. Il faut quelque 600 pages à Paul Savioz pour que lui soit révélée « la vérité », un peu comme il advint à Paul Claudel rencontrant Dieu derrière une colonne de Notre-Dame, et voici l’hymne qui en résulte : « Ô l’heure de l’éveil ! Ô l’heure où le matin splendide pénètre dans la vie d’un homme, et fait toute chose nouvelle, et lui surtout ! Ô l’heure où s’évapore le mauvais rêve avec la sale nuit qui l’avait engendré ! Ô l’heure où l’âme altérée s’emplit de lumière, et la boit comme les eaux vives ! Ô l’heure où l’oreille, comme de l’enfant jadis, se tend vers la musique du monde, et vers le chant des choses ! »Sublime envolée, et qui envoie bouler les sceptiques : « Il y a , un peu partout éparpillés, de nombreux désolants crédules de l’idée selon quoi l’âme s’assombrit et s’étrique lorsque pénètre dans elle la foi ». Alors que Paul, tout à l’inverse , sent son âme s’évaser comme un arbre immense » et devenir l’homme nouveau prêt à poursuivre le chemin du pèlerin sur 444 autres pages…Et le roman là-dedans ? Disons que Dieu y devient son copilote forcé, limitant d’autant la liberté de l'auteur, voire sa crédibilité pour ce qui touche à certains de ses personnages. Par contraste absolu (tout y devient absolu), L’Ennemi y surgit en effet, sous les traits d’un démon caricatural , en la personne de Martial Odier, méchant capitaliste voué au culte de Mammon (brrr) père du petit Christophe qui s’est dit ennemi de la musique et se pose en Adversaire démoniaque alors que son enfant chéri vient de mourir à l'hôpital. Et vous croyez, jeune homme, que nous allons gober ça ? L’on aura beau citer Bernanos ou Dostoïevski, mais non : ça ne passe pas.Passe donc l’essai juvénile souvent éblouissant. Passe le poème en prose aux pages étincelantes. Mais quant au mystère de l’incarnation : le roman n’y est pas, ou pas encore dans ce fol ouvrage où il y a en somme « trop », comme s'en doute d'ailleurs Paul Savioz lui-même : trop de tout, trop de trop, vraiment too much, mais peut-être pas tout à fait assez de coeur en partage, pas assez de corps et de chair, pas assez d'odeurs, pas assez d’âme simple pour que vive, vibre et respire le roman…Romain Debluë. La Chasse au cerf, 1044p. L'Aire, 2023. -
Hommage au passeur de lumière
Grande tristesse en ce Noël, où notre éditeur et ami Michel Moret nous a quittés brutalement, victime d'un AVC à la veille de ses 80 ans.Timonier des éditions de L'Aire depuis 45 ans, infatigable passeur de l'édition romande aux curiosités proportionnées à sa générosité de paysan du ciel débonnaire et profond à la fois, Michel avait publié plus de 1500 livres et ses projets foisonnaient à l'avenant.Dans le sillage du grand Ramuz, de Maurice Chappaz l'inspiré des hauts valaisans, de Jacques Mercanton l'humaniste européen, d'Alice Rivaz et de Monique Saint-Hélier qu'il avait honorées autant que Janine Massard ou Yvette Z'Graggen, de Gaston Cherpillod ou de Jacques Chessex, entre tant d'autres, jusqu'à l'extravagant benjamin que figurait Romain Debluë avec son pavé saisissant de La Chasse au cerf - acte de courage particulier de l'éditeur acrobate - Michel Moret avait filtré ses propres pensées et variations dans quelques petits écrits qui nous le gardent combien présent.La lumière vient en ce bas mondeà proportion de nos ferveurs…En une douzaine de textes relevant de la nouvelle esquissée, du récit bref ou de la libre gamberge, Michel Moret le passeur se fait, à l’écrit, ventriloque malicieux ou plus sentencieux de personnages en quête de lumière, qui nous ressemblent autant qu’il est leur semblable…Ce sont des petites histoires de presque rien du tout qui nous ramènent, et parfois beaucoup, à nos vies, à la vôtre, à la mienne, à celles d’un peu toutes celles et ceux qui se rappellent ce qu’il y a eu de bien ou de moins bien dans leur existence : ce qui les a rempli de joie ou leur a fait sentir le vide et la solitude, la lumière du ciel quand tout allait bien et son manque quand ça se gâtait.Voici donc Armando le Rital et Carla la femme de joie, Samantha la voluptueuse et le couple imprévu d’Yves et d’Yvette, entre autres anti-héros de la famille Tout-le-monde qu’on ne saurait dire pour autant des gens « sans qualités ».De fait, et pour ordinaires qu’ils soient en apparence, les personnages que Michel Moret tire de son chapeau de narrateur, à moins que ce ne soit de sa cuisse jupitérienne, ne sont pas des nuls pour autant sous le regard de l’auteur en quête lui-même de lumière, qui donne sa chance, à chacune et chacun, de nous surprendre contre toute attente à l’enseigne d’une espèce de sagesse populaire à la fois flottante et bien réelle.Armando, par exemple, le secundo de Lumière de l’homme, première nouvelle du recueil. Armando, fils probable de ceux qu’on appelait naguère les saisonniers et petit-fils de solides Piémontais peut-être restés au pays et posant sur une photo qu’il retrouve dans un album, est aujourdh’ui employé dans une compagnie d’assurances, possède une Opel Rekord ou une Toyota Cressida et une télé qui lui permet de regarder des films délassants et les matchs de la Juve. Sur la photo, il remarque la dignité de la pose de son nonno, avant de relever, dans son miroir, une certaine dureté de ses propres traits, qui remontent probablement au Piémont.Mais qu’est-ce donc qui a changé ? Armando n’est pas sans idées, notamment en matière politique, mais en l’occurrence il se montre tout personnel, estimant que l’inégalité sociale tient surtout à la manière d’occuper son temps libre. Si vous lui demandez si c’était mieux avant, du temps de la Mamma et du nonno, il répond que non, vu qu’à l’époque « ils » n’avaient pas le choix. Mais est-on mieux avancé aujourd’hui ? On sent qu’il n’en est pas sûr, mais il n’en pense pas moins que le problème tient au fait que l’homme ne sait pas ce qui est bon pour lui. Voilà pour Armando : trois pages à peine et c’est un début de monde...Liberté de la fictionContrairement à ce qu’on croit parfois, l’écrivain n’en dit pas forcément plus dans ses récits autobiographiques que dans la fiction, dont les truchements lui permettent souvent plus de liberté. Aragon parlait de « mentir vrai », et c’est comme ça aussi que Michel Moret dit probablement plus de choses de lui-même, par le biais de ses personnages, que lorsqu’il nous balance ses opinions en fin de course dans ses Pensées crépusculaires.La fiction permet d’aller un peu partout, comme dans ce village levantin où le narrateur, avec la belle Samantha, se fait asperger du contenu d’une soupière par une mégère à sa fenêtre – c’est un classique des contes orientaux – avant que Samantha ne lui révèle que c’est là une vengeance de l’épouse légitime jalouse du médecin Selim dont elle-même fut la maîtresse bénéficiaire d’un énorme héritage comme il n’y en a, là encore, que dans les contes de Schéhérazade. Or Selim, dans la foulée, aura eu le temps de lui recommander de ne jamais céder à la jalousie.Histoire de détendre l’atmosphère...La fiction, depuis Rabelais, a développé une composante décisive dans la meilleure santé des nations soumise à la thérapie littéraire, et c’est ce qu’on appelle l’humour dont le regretté Milan Kundera a fait un usage constant – Kundera le premier à rappeler l’importance du rire selon le même Rabelais, paroissien débonnaire de l’Abbaye de Thélème connu sur Facebook sous le pseudo d’Alcofribas Nasier.À propos d’Internet, c’est par un site de rencontre que le prénommé Yves, dans la nouvelle intitulée Insupportable liberté, rencontre la prénommée Yvette alors qu’il attendait une certaine dame Siran, laquelle a visiblement laissé tomber – et cela tombe bien en effet, même si les liaisons hasardeuses ne sont pas forcément plus heureuses que les mariages arrangés ou les réussites conjugales momentanées - tout étant possible dans l'existence, même le meilleur...La fiction ne convient guère à la pensée unique, même si celle-ci en est une, qui finit en impasse. La pensée unique, qui a sa morale punitive et ses jugements sans appel, n’aura jamais été capable d’une autre littérature que celle de la propagande et de la dogmatique, dont la sagesse des nations se gausse sous l’arbre à paroles ou au café du commerce - voilà ce qu'on lit aussi entre les lignes de l'opuscule.Paroles de passeurLes petits récits et nouvelles de Besoin de lumière ne sont, je l’ai dit, que des esquisses ou des croquis, de fines pointes d’îlots pourtant rattachés à un socle solide qu’on pourrait nommer simplement le continent Littérature.Qu’unetelle cite Pascal ou qu’untel évoque Edmond Gilliard ramène évidemment aux lectures de l’auteur, dont les emprunts sont à l’avenant, tel le plus délicieux qu’il prétend (à vérifier tout de même) un proverbe siamois : « Les mots qu’on n’a pas dits sont des fleurs de silence »…Michel Moret a publié récemment une réédition de Raison d’être de l’immense Ramuz, préfacée par le jeune Romain Debluë, lui-même constituant la dernière découverte notable de l’éditeur avec son roman-cathédrale La Chasse au cerf.L’on remarquera alors que la couverture même de Besoin de lumière, signée Pietro Sarto, renvoie à une phrase de Raison d’être avec son coteau de Lavaux baigné de lumière intemporelle, reliant nos paysages les plus familiers à un pays terrien de partout où les humains pleins de défauts et de qualités seraient plus fraternels, au dam de toute littérature nationale ou pire : nationaliste: Ainsi, « qu’il existe une fois, grâce à nous, un livre, un chapitre, une simple phrase, qui n’aient pu être écrits qu’ici, parce que copiés dans une inflexion sur telle courbe de colline ou scandés dans leur rythme par le retour du lac sur les galets d’un beau rivage, quelque part entre Cully et Saint Saphorin – que ce peu de chose voie le jour, et nous nous sentirons absous»…Michel Moret. Besoin de lumière. Editions de L’Aire, 75p. 2023. -
Lectures au fil de L'Aire (1)
(En mémoire de Michel Moret)1. Alice Rivaz retrouvéeUn peu moins de vingt ans après sa mort, Alice Rivaz continue d'être lue, sans avoir passé par le fameux «purgatoire» que connaissent tant d'auteurs.C'est peut-être que, plus que de son vivant même, cet auteur continue d’en imposer par le regard net, à la fois chaleureux et lucide, qu'elle a posé sur la société et les gens de son époque.Plus précisément, et pour la première fois, une femme introduit, dans l'univers souvent éthéré de la littérature romande, des thèmes liés au monde du travail et à la condition féminine, aux aléas du mariage et au droit de ne pas s'y engager. Ces thèmes ne sont pas traités sous forme démonstrative et n'imposent pas au lecteur de thèses, même si l'on sent que le cœur d'Alice Rivaz bat à l'unisson du coeur de son cher paternel, le socialiste Paul Golay.Naturellement à l'écoute des humbles, la romancière a pourtant le sens de ce qu'on pourrait dire l'aristocratie naturelle, et c'est à proportion de leur dignité bafouée, de leur peine muette, de leur fierté peu démonstrative, de leur cran aussi, ou de leur indépendance que ses personnages nous touchent.De surcroît, les thèmes de la solitude et de la difficulté de vivre, des relations entre parents et enfants ou de la peur de vieillir, et l'imbroglio sempiternel de la vie sentimentale ajoutent a ce monde sa vibrante dimension affective qui se distingue, pourtant de tout sentimentalisme suave.Ainsi qu'on le constate dans ses livres, mais plus encore dans ses travaux de journaliste occasionnelle (réunis dans un dossier intéressant de la revue Ecriture et dans les libres propos de sa correspondance, Alice Rivaz avait une conscience sociale solidement fondée, non tant sur une idéologie que sur la connaissance des faits. Par ailleurs, la plupart de ses romans et de ses nouvelles se déroulent dans un cadre historique bien précis. Ces particularités expliquent assez, à côté de qualités littéraires évidentes, l'accueil récent très enthousiaste que la Suisse alémanique a réservé à la découverte d'Alice Rivaz en traduction, ainsi que le rappelle Françoise Fornerod.«L'apport d'Alice Rivaz à la littérature romande est immense, relève l'exécutrice testamentaire de l'œuvre, à la fois par sa façon d'intégrer l'histoire contemporaine dans ses livres et pour sa manière de vivre, comme femme et comme écrivain, un féminisme non dogmatique.»À 16 ans, la jeune fille écrit une lettre à son pasteur pour lui exposer les motifs de son refus de confirmer. Etonnante profession de foi, solidement argumentée, d'une adolescente manifestant bien du courage à une époque où ce refus frisait le scandale.Autre aperçu des relations de rude tendresse entretenues par Alice avec son père: la copie dactylographiée de la critique à la fois laudative et «rosse» du premier livre de la jeune fille par son paternel, lequel taxe ironiquement l'ouvrage de chef-d'œuvre tout en relevant quelques négligences stylistiques avec la verve d'un pion diplômé…Pour qui n'a rien encore lu d'Alice Rivaz, les soirées d’hiver peuvent être l'occasion de découvrir une œuvre des plus attachantes, intégralement rééditée, surtout à l'Aire.On peut l'aborder naturellement par le tout début, avec Nuages dans la main (1946) et La paix des ruches (1947) ou par les romans de l'âge plus que mûr, tels Le creux de la vague (1967) ou Jette ton pain (1979); par les nouvelles de Sans alcool (1961, rééditées chez Zoé) ou par les textes autobiographiques de Comptez vos jours (1966), le récit d'une enfance candide dans L'alphabet du matin (1968) ou les Traces de vie (1982) dont les considérations sont de tous les âges.De fait, et c'est ce qui frappe chez Alice Rivaz: que la maturité est prompte à venir, le développement constant mais le ton unique, la «petite musique» omniprésente... -
Une féerie d'aujourd'hui
Premier des échos à la lecture de La Fée Valse, après Sergio Belluz: celui de Francis Richard, observateur des plus attentifs de la vie littéraire en pays romand, notamment, qui a l'art de détailler les ouvrages qu'il lit avec autant de bienveillance que de précision dans la citation.
Avec ce recueil de poèmes en prose, Jean-Louis Kuffer invite à une féerie d'aujourd'hui sous la baguette de La fée Valse, qui est le sourire de la lune, dans la lumière tutélaire de François Rabelais:
Rabelais est le premier saint poète de la langue française, laquelle ne bandera plus d'aussi pure façon jusqu'à Céline...
Ce livre est joyeux: Quand elle me roule dans la farine et qu'elle se penche au-dessus de moi, ses deux seins pressés l'un contre l'autre suffisent à ma paix.
Il est grave: En vérité, la marge de liberté s'amenuise pour les marginaux singuliers que nous sommes, tandis que les vociférateurs croissent en nombre et en surnombre, les bras levés comme des membres.
Il est allègre: Il n'est pas inapproprié, dans mon cas, de prétendre que l'habit n'a pas fait la nonne. A vrai dire la jupe plissée a plus compté dans mon éducation que la lecture de Jean d'Ormessier et François Nourrisson, pourtant essentielle dans mon choix de vie ultérieure - la jupe plissée et le tailleur ton sur ton.
Il est pensif: Ils nous ont promis les flammes ou les hymnes selon notre conduite sans nous dire s'il y aurait là-bas ou là-haut de quoi survivre autrement que dans les cris ou les cantiques, et cela nous a manqué tout de même: le détail du menu.
Il est tendre: Ta mère nous offre un thé de menthe et l'une des jeunes filles fait admirer son admirable paire de colombes aux jeunes gens qui l'entourent.
Il est mélancolique: Quand j'étais môme je voyais le monde comme ça: j'avais cassé le vitrail de la chapelle avec ma fronde et j'ai ramassé et recollé les morceaux comme ça, tout à fait comme ça, j'te dis, et c'est comme ça, depuis ce temps-là, que je le vois, le monde.
Il est sérieux: ... Il n'est pas vrai que nous ayons tout soumis, il n'est pas vrai que tout mystère soit dissipé, il n'est pas vrai que plus rien ne soit à découvrir, vois donc: il n'est que d'ouvrir les yeux dans le jour obscur et de ne pas désespérer...
Il est ludique: Quand je te dis que Marelle a le ballon, ce n'est pas vulgaire du tout, tu me piges mal, même si ça fait populo comme langage c'est pile ce que c'est: le ventre de Marelle est rond comme un ballon d'enfant, tiens j'ai envie de le palper et d'écouter ce qui se passe là-dedans en y collant la joue, enfin quoi Marelle a le ballon et celui-ci va rebondir dans la vie [...].
Bref Jean-Louis Kuffer ne mentait pas quand il annonçait d'entrée de jeu que son livre était tout cela à la fois. Car il est la Fantaisie même, laquelle ne se laisse pas intimider par les états d'âme contraires, laquelle est pour les uns et les autres, l'ennemie à abattre avec le sérieux des papes, avec ou sans filtre...
Jean-Louis Kuffer réserve pourtant à ses lecteurs quelques surprises à son goût: des mots de passe littéraires ou picturaux pour connaisseurs, des pas de mots qui dansent sans retenue, comme la fée Valse, et qui s'insinuent partout comme le fait l'amour, dans les corps et les esprits, pour leur plus grande jouissance...
Francis Richard
La fée Valse, Jean-Louis Kuffer, 156 pages Editions de l'Aire (à paraître)
Livres précédents:
Riches heures Poche suisse (2009)
Personne déplacée Poche suisse (2010)
L'enfant prodigue Éditions d'Autre Part (2011)
Chemins de traverse Olivier Morattel Éditeur (2012)
L'échappée libre L'Âge d'Homme (2014)Blog de Francis Richard:www.francisrichard.net/
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Fugues helvètes (1)
Du Valais de Rilke aux mythiques tunnels transalpins. Du Niesen de Hodler et de deux jeunes nageuses se racontant leurs amours.
De Montreux à Spiez, ce mardi 5 juin. - J’entame ce matin un périple ferroviaire d’un mois à travers la Suisse. Je vais consigner ici, à tout instant, mes observations sur les lieux et les gens, qui me viendront comme je les attends ou ne les attends pas, au bonheur la chance. Je suis parti ce matin en direction du Valais, me proposant de remonter ensuite, de Brigue, par la voie transalpine du Lötschberg à la formidable enfilade de tunnels, vers les cantons du cœur du pays. J’ai donc quitté la lumière lémanique du Haut Lac vers huit heures, pour m’enfoncer dans les brumes du Rhône encore tenaces dans l’étranglement de Saint Maurice d’Agaune, bientôt dissipées quand la plaine soudain s’élargit et verdoie au coude de Martigny. Les collines jumelles de Sion me sont bientôt apparues en silhouettes bleuâtres, tout là-haut j’ai salué la silhouette farouche de la Quille du Diable dans l’échancrure de Derborence. Puis, à Sierre, mon regard se déployant sur les coteaux radieux de la Noble Contrée, je me suis rappelé ma rencontre, il y a bien des années, de la toute vieille Madame de Sépibus, dédicataire des Quatrains valaisans de Rainer Maria Rilke, qui m’avait reçu, tout jeune et pantelant de timidité, dans sa vieille demeure de séculaire aristocratie aux boiseries grises à liserés bleu clair. Je me rappelle que la toute vieille dame me semblait avoir une peau de papier d’Arménie, et que je me sentais bien grossier dans mes jeans et avec mes longs cheveux.
Or elle se montrait touchée du fait que cette espèce de balbutiant beatnik se souciât le moins du monde de son poète dont l’adoration survivait en elle, dans le tremblement de ses doigts presque transparents, tandis qu’elle me faisait voir les manuscrits originaux de l’ange disparu…
Mais voici qu’on arrive au fond de la vallée qu’annonce la bilingue dame du train : wir treffen in Brig ein, EndStation. Nous arrivons à Brigue, station terminus. Et de fait, c’est bien un verrou que représente ce lieu, au-delà duquel il faut franchir une haute marche pour continuer vers l’Est dans le Goms, la vallée de Conches, les hauts du glacier du Rhône et, plus loin encore, les vals suspendus de l’Engadine, pays de Nietzsche et de l’ours revenu des Balkans.
Mais c’est au nord que L’Intercity à destination de Zurich et Romanshorn m’emmène à présent à travers toute une théorie de tunnels. Une dernière lucarne me permet juste d’apercevoir, en bas, la plaine industrieuse, puis en haut un dernier glacier (les journaux parlent ce matin de leur disparition en 2050), sur quoi le train s’enfonce littéralement au cœur de la terre.
Un bas-relief discret, à Goppenstein, rend hommage à ceux qui ont laissé leur peau dans la construction de cet indispensable ouvrage nous reliant ingénieusement à l'Europe qui se bricole. Or la proximité du Simplon et du Lötschberg, lignes ferroviaires mythiques, me fait soudain penser à deux de mes arrières-grands-pères, l’un Alémanique et l’autre Romand, qui furent conducteurs de trains au début du siècle, l’un faisant même partie de l’historique équipe à inaugurer la voie du Gothard. Il me reste d’eux des photos de fringants moustachus à rutilants uniformes, mais je ne sais rien d’autre jusque-là de leur histoire précise, et je m’en veux à l’instant. Que d’incuriosité dans notre génération de jeans et de longs cheveux !
Passons : car nous voici sur l’aire alpestre de Kandersteg où divers jolis cars multicolores pleins de sages touristes se trouvent comiquement juchés sur divers wagons de transport, au titre du moderne ferroutage.
Par delà Kandersteg le train glisse doucement sur l’autre versant de la montagne, vers un agreste pays de lacs, et c’est bientôt le rivage de Spiez qui s’alanguit, autre haut-lieu de ma mythologie personnelle puisque s’y dresse la pyramide parfaite du Niesen, maintes fois représentée par les peintres, Hodler le tout premier. Justement, un Hodler vient d’être adjugé en Amérique 15 millions de dollars, mais cela ne signifie rien à mes yeux, sauf qu’un Hodler risque d’échapper à notre regard pour se retrouver dans un coffre-fort. Tant pis : il nous reste le Niesen, que les Américains n’ont pas encore acheté, et je sais au musée de Berne quelques Hodler que je retrouverai cette après-midi même.
En attendant, comme je suis descendu de train avec l’idée de laver une aquarelle du fameux Niesen, je déchante en constatant que la montagne s’est drapée dans une épaisse étole de brume. Peste de diva à caprices. Mais je passe ma rage à ma façon, à la piscine voisine d’un bleu californien et d’une eau glaciale, où je peine la moindre à tenir le rythme de deux Gretchen à fortes épaules qui se racontent leur semaine amoureuse. On n’imagine pas la vitalité galante des Gretchen de l’Oberland bernois, non plus que la vigueur de leur brasse coulée. Cependant le prochain train de Berne m’attend déjà, et là-bas un ami cinéaste qui doit me raconter ses trois dernières années de vie et son prochain film… (A suivre)Ferdinand Hodler, Lac des Quatre-Cantons et Niesen. Rainer Maria Rilke à Soglio.
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Ceux qui fêtent Noël
Celui qui aime l'odeur du sapin et des bougies et adresse ses bons voeux à toutes ses amies et tous ses amis-pour-la-vie de Facebook / Celle qui a conservé précieusement les santons de Colette Massard / Ceux qui ont fait la crèche dans un coin du squat / Celui qui apprécie le côté rituel des rites / Celle qui récuse toute sanctification du dominant et préfère donc le couple âne et boeuf honorés par les rois du monde / Ceux qui trouvent du charme au bricolage mythique de la Nativité tout de même plus avenant que le culte de Mithra / Celui qui reçoit chaque année un pyjama de pilou de sa mère-grand et s'en réjouit / Celle qui se défie de la méchanceté des Gentils et s'en remet ce soir à Dolly Parton déguisée en Santa Claus / Ceux qui visionnent Le Père Noël est une ordure pour manifester clairement qu'ils ne sont pas dupes ah ça c'est sûr les gars / Celui qui a toujours aimé fêter Noël en famille à la maison ou au squat ou au front ou partout ailleurs si ça se trouve / Celle qui a fait un berger à la Noël de la paroisse des Bleuets où son Ken Barbie a fait Jésus / Ceux qu'insupporte cette mise en scène paupériste de la naissance biologique d'un dieu semi-humain clairement voué à l'insolvabilité voire à la cloche / Celui qui nie l'historicité du massacre des innocents survenu cette même nuit mais que les croyants occultent volontiers eux aussi pour des raisons de confort moral / Celle qui collectionne les repros de Nativités picturales dont certaines appartiennent à des musées reconnus / Ceux qui affectionnent les Noëls latinos / Celui qui prétend que le récit des rois mages est emprunté à la tradition perse sinon aux Mille et une nuit / Celle qui trouve son bambin de sept mois aussi flippant que l'enfant-là sinon plus / Ceux qui vomissent le père Noël au motif que sa fonctionnalité marchande contrevient au pur idéal chrétien tout à fait désintéressé n'est-il pas ? / Celui qui ne souscrit même plus au persiflage de Scutenaire affirmant que l'existence des croyants prouve l'inexistence de Dieu vu que plus rien n'est à prouver dans ces eaux-là / Celle qui se dit de moins en moins croyante et se comporte de plus en plus en chrétienne au risque de déplaire à son directeur de conscience à cela près qu'elle n'en a pas / Ceux qui font l'amour à Noël en se basant sur l'Evangile dont rien de la Lettre ne l'interdit ni de l'Esprit encore moins alors bon Noël les enfants, etc.Peinture: La Tour. -
Aux enfants du sommeil
(Pour Olivier M.)L’esprit se repose la nuit:il dort le cœur ouvert,au milieu des bois il souritaux ombres endormies…Je t’attends là-bas au reversdes lunes du secretoù se trament les drameset se dénouent parfois, ou pas,les faits et les méfaits,dit-il à l’enfant qui lui dit:entendez-vous le ciel qui parle,les yeux clos en ces heuresoù personne n’a moindre gardede braver la camardeou d’ajouter à d’autres peurs ?Et toi qui fais parler le ciel ,les yeux à fleur de terre,en solitaire ardent,n’attends de nous que la prièreque nous inspirent les dormants…(En lisant Faire parler le ciel de Peter Sloterdijk)Peinture au doigt: Louis Soutter -
Au bord du ciel
(En mémoire de Lady L., deux ans après...)Tu l’ignorais, mais ce beau jourdu quatorze décembre,il y aura deux ans de ca,serait ton tout dernier,mais je le dis surtout pour nous,car tu flottais,déjà,sur la barque de ton coma,le souffle ralenti,et la main ne tenant plus rien...Plus rien alors que cette Absencecomme une mer aux seuls reflets;ce n’est pas Dieu qui l’a voulu,disait l’enfant en toi,dont l’enfant à venir dirait,en vous fixant aux yeuxet le prénom de Dieu, c’est quoi?À leur Très-Haut tu opposaisle Très-Bas un peu lasqui dit-on parlait aux oiseaux,ou ta mère aux vieilles sagesses,ou ton frère ce parfait vaurien,ou ton poète en sa faiblesse,et tes enfants et autres chiens...À de tels moments, à la fin,tout sourit dans le tempsdont les eaux comme en un soupirse retirent lentementet la nuit t’engloutit,et vous voici sur l'autre rivede ce ciel au bord de la terre,où tout n'est plus rien que lumière...(À La Maison Bleue, ce 14 décembre 2023)Image: Lucia K. alias Lady L. -
Le Temps accordé
(Lectures du monde, 2023)ALL THAT BLUES. - Le rire sardonique de Keith Richards, en veste de peau de serpent et pianotant un blues en disant comme ça que le clavier horizontal du piano lui évoque un jeu d’échecs, m’a fait me rappeler ce soir - deux soirs avant l’anniversaire du dernier soir de Lady L., il y a deux ans de ça dans la nuit du 14 au 15 décembre – au goût qu’elle avait pour la musique country (elle a voulu du Willie Nelson pour les derniers adieux de notre Cérémonie de lumière posthume), Dolly Parton et Bonnie Raitt que nous étions allés écouter au Jazz festival, Johnny Cash évidemment et Frankie Lane, et j’aimais bien la chahuter à ce propos avant de découvrir les liens de cette musique avec le blues noir dont je raffolais, le rock blanc et l’Amérique profonde qu’elle avait fréquentée bien avant moi en teenager séjournant dans sa famille de là-bas dont les filles blondes de sa tante continuent de m’envoyer des selfies sur Instagram ou Facebook…C’était le temps de Kennedy et de la guerre au Vietnam, le temps des Doors à propos desquels je regardais hier soir le docu consacré à la saga rimbaldienne de Jim Morrison, à vingt ans Lucy n’était guère militante ni supposée se pointer nue à Woodstock – ce n’est que plus tard qu’elle a rejoint le Groupe Afrique et s’est retrouvée au Mozambique avec une coupe de cheveux à la Angela Davis -, j’étais à vrai dire bien plus fan qu’elle des Stones et de Muddy Waters ou de Buddy Guy auxquels Keith Richards rend hommage en se posant en King de tout ça, et le pire est qu’il a raison même si le very King reste Elvis - ou BB. King dans sa foulée…EPOUSER MON FRERE ? NON MERCI ! – Ma journée avait commencé, avant même le lever du jour, par une cogitation comique suscitée par une vidéo chinoise vue hier soir sur Youtube, évoquant les amours de deux frères de sang aboutissant à une demande en mariage et, avec l’assentiment de parents, à la régularisation d’une union maritale en bonne et due forme.Inutile de préciser que ce mariage entre jolis messieurs n’eût pas été toléré en Chine communiste, et que son projet susciterait maintes mises à mort de par le monde actuel, mais le clip en question, réalisé par des acteurs professionnels et scénarisé dans le pur esprit d’acclimatation de la nouvelle mouvance LGBT, m’a fait imaginer les situations les plus folles en les rapportant à nos vies tranquilles.Dame ! mais je n’y avais jamais pensé : et si mon frère aîné (cinq ans de plus que moi et vraiment de goûts différents sinon opposés) en avait pincé pour moi ? Si ce bel athlète blond de type nettement aryen avait manifesté la moindre attention à ce frère excessivement adonné à la lecture et d’une sensibilité presque inquiétante ?Dans le clip chinois, les deux garçons ne diffèrent pas moins mais cela se passe aujourd’hui et la question est posée sur une plateforme accueillant des millions d’internautes peut-être interloqués ou peut-être pas du tout ? Je ne sais : mon pauvre frère est mort, jamais notre mariage n’aurait tenu la route et d’ailleurs ni lui ni moi n’aurions vraiment été partants malgré l’esprit du temps…NOTRE BON NATUREL. – Ni ma bonne amie ni moi n’étions de vrais intellectuels, malgré nos activités et passions respectives, ni elle ni moi n’avions la moindre ambition sociale, juste intéressés par les gens et fidèles à quelques amis, mais l’essentiel était ailleurs, du côté de sa mère survivante et de nos filles, au côté de son frère jusqu’à son crash cardiaque et au téléphone avec deux ou trois bonnes personnes, mais encore ? demandais-je ce matin à dame Viviane ma coiffeuse vaudoise, riant aux éclats comme rit Keith Richards ou mon ami Jean Ziegler quand il se lâche, riant comme nous avons ri ce dernier samedi, deux jours avant la nuit, quand elle m’a dit comme ça : «Et dire, mon bon ami, que nous pouvons encore rire de tout ça ! »(À la Maison bleue, ce mardi 12 décembre 2023) -
À la vie à la mort
(Le Temps accordé. Lectures du monde 2021)ESSAYÉ, PAS PU. – Ma bonne amie se disant tout à l’heure «au fond du trou » - et je vois bien à son air et son teint que ce n’est pas une image en l’air mais la phase de dépression de nos dimanches post-chimio -, je lui dis quelques mots tendres que je crois insuffisants, puis je me rappelle que ce matin, à l’éveil, j’ai résolu de «positiver» en restant sur la partie ensoleillée du jour, et j’aimerais lui proposer une grande balade en calèche dans les Préalpes, mais il pleut de cordes, sur quoi me vient l’idée que nous pourrions nous installer un Home Cinema qui nous permettrait de partager au niveau du couple, comme on dit aujourd’hui, et voir ensemble de ses séries policières anglaises ou de mes séries coréennes , ou de nous refaire, comme au bon temps de Locarno, des rétrospectives Douglas Sirk ou Cassavetes, Carné ou Fellini, et je le lui propose avec un début d’enthousiasme sincère, mais l’air non moins sincèrement désolé je la vois décliner l’offre avec un pauvre sourire et me dire qu’elle va s’en tenir, ce jour du Jeûne Fédéral (fête que j’ai toujours trouvé dénuée de la moindre aura) au minimum en attendant que l’énergie lui revienne, et comme je ne me porte pas très bien sur mes jambes, moi non plus, qu’il pleut à faire remonter les eaux du lac et que le chien en oublie son horaire de sortie, nous en restons là, elle sur son canapé grenat de souveraine mongole et moi dans mon antre à lire les nouvelles de la Jamaïcaine Zadie Smith dont l’une d’elles me rappelle notre séjour à La Guadeloupe et, par son sujet, me donne soudain l’envie d’en faire lecture à ma bonne amie - et là pas question qu’elle refuse vu que le récit en question ne compte que trois pages, sur le dialogue d’une jeune femme avec sa mère défunte lui revenant juste un moment le temps d’en fumer une et d’évoquer le monde perdu des tribus et des manières sauvages dont tous deux partagent la nostalgie…FIN DE SAISON A LA PISCINE. – Le Marquis m’ayant dit samedi qu’il avait pris son dernier bain à la plage de Pully où il a vu Roland Jaccard cet été, à plusieurs reprises, se démantibuler au ping-pong avec un allant étonnant pour un octogénaire, puis ajoutant que ce serait fini lundi, j’ai pensé que la vie serait plus dure pour notre ami en son soft goulag du Lausanne-Palace, et voilà que, m’interrompant dans mon travail de classement des archives de Caraco où le suicide est évoqué à tout moment, Lady L. m’apprend, le tenant à l’instant du site du tabloïd Vingt Minutes, que notre ami Roland a fini ce matin par tenir sa promesse en avalant le «sirop mexicain» qu’il m’avait dit, tout récemment encore, tenir à son chevet.Dont acte, et je me surprends à n’être pas plus ému que surpris. Je devrais être, n’était-ce qu’ «humainement» parlant, triste et même bouleversé comme je l’ai été en apprenant la mort de Pierre-Guillaume que j’avais retrouvé grâce à Roland, mais non: je l’ai pris comme si je le savais et qu’en toute logique, piscine fermée et tintin pour le ping-pong égale : je me tue…Du même coup, la vie de Roland Jaccard devient, par cette espèce de paraphe, son destin, et c’est avec un sentiment nouveau de respect que je me suis attelé à un hommage dont j’espérais qu’il sourirait en le lisant…Il y a une semaine de ça, sachant ce que Lady L. et moi nous vivons depuis quelques mois, il m’avait envoyé un message où il me disait que ma ténacité l’impressionnait, alors que lui aurait fui, or je ne vois pas ce soir en son dernier geste de ce matin une fuite mais… je ne sais quoi, et nul ne sait quoi, et lui-même ne le savait peut-être pas en dépit de sa résolution lucide - de fait je lui laisse finalement la dernière chance, et fût-ce contre son gré, d’une sorte de mystère, dont je ne dirai rien, au demeurant, dans l’hommage que je lui rendrai (À la Maison bleue, ce lundi 20 septembre 2021).QUESTIONS DE GOÛT. – Roland Jaccard était-il sensible à la musique ? Il me semble que non, et lui-même se disait absolument incapable d’apprécier la poésie, alors même qu’il reconnaissait en William Cliff un poète de qualité, et c’est lui qui m’a fait découvrir Ishikawa Takuboku, qu’il appréciait peut-être à cause de son « côté Cioran » à la japonaise ?Mais la musique ? Nous n’en avons jamais parlé, et jamais il n’y fait allusion dans son journal, à ma connaissance en tout cas. Et la peinture ? Là, c’est Egon Schiele qu’il cite, donc l’Autriche, l’expressionnisme et le sexe ; et d’Egon Schiele il passe au photographe de charme David Hamilton, donc on a envie de lui trouver un goût d’esthète décavé, ou alors il ne voit de la peinture que la «littérature» plus ou moins psychotique à la Louis Soutter, et là encore le sexe et la psychopathologie décortiquée par son ami Thévoz – affaire d’intellectuels théoriciens freudo-marxisants…Roland m’a envoyé l’autre jour un commentaire, sur Facebook, à propos d’un texte consacré à Albert Caraco, disant : Caraco et Jaccard, même combat. Ce que j’ai trouvé présomptueux de sa part, donc j’ai viré le commentaire, ce que je ne ferais plus aujourd’hui que Roland s’est enfin montré conséquent, même si je persiste à croire que leurs œuvres sont incomparables…Or Caraco, devant la poésie, me semble aussi peu réceptif que Jaccard, parlant de Rimbaud comme d’un «pornographe» et prenant Claudel de très haut, ne reconnaissant en somme que Valéry, poète-philosophe.Caraco et la peinture ou la musique ? Il crache sur Rouault et sur Messiaen, comme il vomit toute forme de romantisme, en classique en somme guindé, d’immense érudition mais de porosité limitée.Bref, j’ai le sentiment que ces deux-là jugent avec leur seul intellect ou leur seule culture de référence…CAPRICES. - Ce que je me disais l’autre jour à propos de la façon, chez un Roland Jaccard ou un Albert Caraco, de percevoir ou de recevoir la musique et la peinture, m’est revenu ce soir pendant et après la première partie du concert du Septembre musical consacré à l’une des dernières compositions de Richard Dubugnon, intitulée Caprice et dans laquelle je me suis immédiatement senti pris au corps et à l’âme, comme hissé hors de moi par l’injonction des cuivres et plongé dans une constellation sonore d’ou émergeaient tantôt une « voix » instrumentale seule ou l’autre, et notamment celle d’un violoncelle admirablement tenu par une blonde à lunettes et visage irradiant - mais diable si je saurai trouver les mots pour dire mon émoi physique et psychique devant, ou plus exactement « dans » autant de beauté tenue, tendue, battue et relancée, drossée comme un esquif dans le flot puissant aux vagues retombant parfois en douces moires...Et qu’en eussent donc dit mes voisins Caraco et Jaccard à supposer qu’ils se fussent trouvés de part et d’autre du fauteuil 11 du huitième rang que m’avait réservé Aliocha (le compositeur lui-même, tel que je le surnomme affectueusement en souvenir de notre passé commun), notre ami passé chez nous hier soir avec son pull rouge marqué CCCP de l’époque soviétique pour déguster le frichti de Lady L...Ce Caprice n'eût-il pas paru pire que du Messiaen à Caraco, et les tripes physico-affectives de Roland auraient-elle vibré comme lorsqu’il voyait sur l’écran Nathalie Wood en chemise de nuit ? – Jaccard ayant indéniablement une fibre de cinéphile ultrasensible…Musicalement, je risque la comparaison sans la moindre rigueur ni la moindre autorité, la musique de Richard, par sa complexité apparente et sa «tonne» expressive, lyrique et dramatique à la fois, ses mélodies éparses et ses alternances de véhémence et de douceur, m’évoque les «classiques » du début du XXe siècle, à commencer par Debussy et Honegger, Szymanowki ou Dutilleux, ou Messiaen décrié par Caraco et Benjamin Britten, enfin c’est mon impression flottante de non-spécialiste… Mais celle d'Albert et de Roland ? Mystère...Caraco eût-il toussoté ? L’ami Jaccard aurait-il apprécié la puissance et la grâce de ce Caprice comme il aimait la prose intense/acide de la mère du compositeur (Gemma Salem), après avoir lu Thomas Bernhard avec délices ?Questions incongrues voire loufoques, que je me suis amusé à remuer, en fin de soirée, en reprenant à pied le chemin de la maison bleue, clignant de l’œil en passant à la hauteur de la statue de bronze de Vladimir Nabokov... (Ce lundi 27 septembre)JLK EN HIDALGO. – Je reçois ce soir, du jeune senhor Mario Martin Gijon, poète et professeur de littérature à l’université de Caceres, en Estramadure, la traduction de trois des sept poèmes que je lui ai envoyés à sa demande, et les découvrant je découvre à la fois mon insoupçonnée mais très indéniable «fibre espagnole» tant leur musique, leur rythme et la « sonorité » de leurs images, dans la version de Mario Martin, me semblent se fondre à ma perception sensible et à ma conception de la plasticité.Je lis ainsi ceci :Como un sueño despiertoHe visto pasar el lento cortejode almas de labios grises,estaba con ellas y sin ellas:llevaba maletasllenas de mis vidas diversas;miraba el desfilede una multitud de rostros largospasando y en seguida superadospor sus sombras sin edad...Inmóvil me aferrabaa las manos ya tenuesde los vivos,que reconocíasin llegar a poder nombrarlosde tanto que eran los mismos,de tantas máscaras como llevaban,de tanto cómo me rehuían la mirada...No nos olvides jamás,juventud siempre caprichosa,parecían cantar en una litaníaafligida pero muy purasus voces como salidas de los murosde mi sueño despierto -no olvides jamás tu dulce infancia,tu mortal inocencia...Et ensuite je reviens à l’original, que je n’ose dire meilleur…Comme un rêve éveilléJ’ai vu passer le lent cortègedes âmes aux lèvres grises,j'étais avec elles et sans elles:je portais des valisespleines de mes diverses vies;je regardais le défilédes foules aux longs visagespassant et bientôt dépasséspar leurs ombres sans âge...Immobile je me tenaisaux mains déjà tenuesdes vivants qui ne l’étaient plus,que je reconnaissaissans parvenir à les nommertant ils étaient les mêmes,tant ils étaient sous tant de masques,tant ils me fuyaient du regard...Ne nous oublie jamais,jeunesse à jamais fantasque,semblaient chanter en litanieaffligée et très pureleurs voix comme sorties des mursde mon rêve éveillé -n’oublie jamais ta douce enfance,ta mortelle innocence...NOUVEAU JOURNAL. – Dimanche gris et frais d’automne. Parfait pour la concentration et le travail serein. Je poursuis mes carnets dans la belle série Leonardo, où je reprendrai mes aquarelles quotidiennes. Hélas Lady L. peu bien. Fatigue, nausées et fièvre, comme au début de la chimio il y a quatre mois de ça. Salope de maladie. -
Candide à Tôkyo
À propos de Perfect days de Wim WendersLorsque l’Ange a replié les ailes de son Désir et posé son trench coat à la Columbo (paix à l’âme de feu Peter Falk) ou son manteau d'intello à la Bruno Ganz, c’est pour se retrouver en tenue propre-en-ordre de technicien de surface des lieux d'aisance de la ville-monde de Tôkyo d’où surgit l’arbre céleste de sa plus haute tour (le skytree de 601 mètres), lui-même (son nom est Hirayama) créchant dans une humble masure où il serre ses livres (Les palmiers sauvages de Faulkner et un recueil de nouvelles de Patricia Highsmith, notamment) et sa collection de cassettes de rockers américains (The Animals et Van Morrison, Patti Smith ou Lou Reed), alors qu’il n’a en rien la dégaine du «mec à la coule» mais fait son job de grand taiseux avec la plus stricte application entre un passage aux bains et une halte méditative sous les grands arbres dont il photographie les frondaisons et les frémissements délicats de la canopée.Cela commence tout en douceur et plutôt lentement, au point qu’on se demande si cela ne va pas languir d’ennui sur la durée, et pourtant non : le rituel répétitif du nettoyeur de cabinets s’inscrit d’emblée dans l’esthétique épurée d’une activité humaine dégagée des préjugés - les chiottes japonaises ont à vrai dire le chic architectural de véritables petits temples de l'Hygiène -, et tout de suite la vision s’élargit au ciel, aux arbres très grands ou tout petits (le protagoniste en cultive genre bonsaïs dans son logis de célibataire) à tel petit garçon qui a échappé à sa maman et chiale dans une cabine entre autres humains sympathiques, aux rues qui filent de tous côtés entre les murailles des buildings, bref aux choses écrasantes ou touchantes de la vie de la cité géante, parfois cocasses (son jeune collègue amène sa touche comique de lascar déjanté) et parfois émouvantes, notamment avec l’arrivée de la nièce du protagoniste qui rêve de vivre aussi libre que lui et dont sa mère, bourgeoise à grosse voiture, interrompt la fugue sur fond de querelle familiale juste évoquée mais qu'on pressent décisive pour Hirayama…Une des plus belles scènes du film, à cet égard, en forme de leçon de sagesse mais avec la légèreté qui sied à deux cyclistes zigzaguant en chantonnant, arrime le récit à son fonds méditatif d’où émane la beauté et ce qu’on peut dire la bonté illustrée par ce film, dont tous les personnages (même la sœur guindée) sont liés par ce qu’on pourrait appeler la ressemblance humaine.L’on a parlé, déjà, de la parenté du dernier film de Wim Wenders avec ceux d’un Ozu, et le climat poétique, la quête contemplative du protagoniste, la douceur générale du ton et l’hymne sous-jacent à la nature m’ont rappelé, aussi, dans un contexte évidemment tout différent, le Voyage de Bashô de Richard Dindo.La grande originalité, cependant, de Perfect days, tient à son mélange, qui pourrait sembler flatter la mode, d’éléments culturels nippons et de blues-rocks américains, et pourtant non : tout semble cohérent et naturel dans ce poème si vivant et foisonnant de trouvailles surprenantes (le jeune garçon amoureux des oreilles de son compère, ou le message secret rédigé dans les toilettes par des mains inconnues), et d’ailleurs l’acteur (Koji Yakusho, déjà gratifié à Cannes d’un prix d’interprétation masculine) a quelque chose d’américain dans son beau visage quasi hollywoodien mais sans rien de léché – c’est plutôt le Prix du Naturel qu’il eût mérité…Bref, et c’est le plus important : l’on rompt ici avec la platitude bruyante et avec la vacuité violente de tant de productions actuelles, pour renouer avec le cinéma d’un poète… -
Prends garde à la douceur
Ce que m'en écrit Jacques Perrin, pur bonheur du matin...Prends garde à la douceur est un merveilleux livre de sapience ouvert à tous les vents, tous les signes et les sources sûres, quelque chose de très joyeux, de spinoziste : un dédale où sous l'arche des mots qui la disent, la magnifient, pulse la vie, sa beauté, sa lenteur et son urgence – des pensées dans lesquelles on entre où l'on veut, dans l'attention rare à ce qui nous est offert, la rose du présent.A chaque pensée son jaillissement, sa clairière, son souffle. Une phrase par thème : parfois, c'est une liane fluide et étirée ; parfois, une concision, un monde lové à l'intérieur de lui-même, à la manière d'un apophtegme.La douceur nous met en prise avec l'ouvert. Elle est, comme l'écrit Anne Dufourmantelle "ce qui nous permet d'aller au-devant de cet étranger qui s'adresse à nous, en nous."Dès les premiers rais de lumière au vesper peuplé de rêves, Prends garde à la douceur est une invitation à faire hospitalité au monde, à l'autre, aux rêves comme aux souvenirs. A cet instant qui ne reviendra pas, ce primultime qui, telle l'ombre portée évoquée par Quignard, "consacre ce qui va être perdu." -
De si tendres regrets
Nous aimons voir le ciel, le soir,
aux élans dramatiques,
quand les amants sur les écrans
cinématographiques,
se la jouent James et Nathalie:
elle tout Ophélie
et lui Roméo de ruisseau…
Nous aimons rêver à voix haute
au lever des rideaux,
quand nos héros des dieux les hôtes
nous accueillent là-bas,
dans l’au-delà de nos bureaux
au vivant Opéra…
Nous avons aimé l’embellie.
ici et là, parfois,
que nous avons imaginée,
et que nous revivons
les yeux sur les écrans
de la mélancolie...
(Contrerimes advenues après la énième vision de La Fureur de vivre de Nicholas Ray, découvert en 1961 au cinéma lausannois Le Colisée, interdit aux moins de 16 ans alors que j''en avais 14 l'année de la mort de Louis-Ferdinand Céline et d'Ernest Hemingway)
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Chacune pour l'autre
(À deux filles, deux soeurs, deux amies)Chacune est la moitié de l’autre :l'une est prune de dos,l’autre plutôt pruneau,pour le cerveau c’est tantôt l’unequi fait des étincellesquand l’autre finit la vaisselle,mais ça dépend des jourset des couleurs et des détoursdes saisons et des lunes…Le ciel est comme un grand miroiroù toutes deux la nuitse parlent dans le noir,ou dans le jour qui resplendit;les voici qui se taisent:cela aussi dépend du ventou du sang selon les périodes -elles auront parfois des humeursa prédit la Gitaneà l’échange des anneaux d’or,elle seront ce qu’elles sont :deux chipies que les dieux adorent…Tu es mon ombre, dit la Belleà la Bête endormie.et pourtant quand tout sombre,c’est toi qui me retiens en vie,dit la blonde à la brune,et c’est comme une écumequi divague aux lèvres unies…Au jeu des rôles elles se dérobent,et cela fait scandale:l’une ni l’autre n’est que fille,ou garçon mascarade;elles ne sont que ce qu’elles sont,plus encore que la vieque la mort aurait su ravir :deux amies à bon port…Chacune est grâce et fantaisie :c’est le couple idéal,la rondeur du jour et la quille,l’envol du cheval pie…Ou bien elles partagent des peursde misères ou de guerres –ce serait un autre roman,de chacune écrit à l'envers… -
Faits d'hiver
(Le Temps accordé, lecture du monde 2023)EXORCISME. - Le désespoir au cul décharné et aux paupières traînant jusque par terre comme celles du démon russe te reluque à l'éveil avec son air de flatteur suave, il sait que tu l’emmerdes mais il s’accroche, il compte sur ta faiblesse du bout de la nuit et des relents de mauvais rêves – il ne peut imaginer la douceur angélique d’un songe récurrent qui te visite entre deux cauchemars -, il te tourne autour comme un serpent torve ou une flottante âme morte à la Gogol – et tu te rappelles aussi le démon mesquin de Sologoub -, puis il sursaute en flairant une odeur ennemie au moment où ce poème te vient, il sait qu’il ne peut rien contre cette énergie soudaine, et les contrerimes t’arrivent à la vitesse de la lumière, tu ne sais pas d’où ni comment mais c’est comme ça et le Désespoir, alors, désespère une fois de plus de ne pouvoir te séduire, alors que le poème advient :Comme Lao TseuNe te retourne pas, l’enfant:ton âge est du présent,tes vieux pieds te portent encoresous la neige du port...Tu ne sais si l’hiver qui vientte suivra jusqu’au bout:la neige est comme un voile blancqui t’éloigne de tout…Ne te détourne pas :ceux qui t’attendent sont des ombres,ne les écoute pas,mais pur de tout remords,serein, léger, reconnaissantpar delà le sommeil,souris au vieil enfant qui veille…TONIO. – Son dernier livre, Moi cet autre, ne m’avait pas tout à fait convaincu, après les quinze autres que j’ai tous aimés et souvent défendus, mais il faudra que j’y revienne tantôt en attendant ses prochains écrits persos maintenant qu’il s’est un peu éloigné de Ludwig Hohl qui l’a occupé à outrance (diverses traductions et la dernière de la bio du même troglodyte) et a tenu lieu de second conjoint fantôme à la pauvre Jackie, or les petits textes qu’il m’envoie pour Le Passe-Muraille, et, plus encore, ses listes récentes de « Je me souviens » à la Perec, dont nous parlions justement l’autre jour au Major de Bourg-en-Lavaux, laissent augurer d’un nouvelle razzia de mémoire plus ouverte et moins « littéraire », riche de ces détails qui font la saveur et la musique d’une langue tirée de l’enfance – il faut qu’un écrivain tire la langue comme en enfance – et voilà de l’échantillon copié/collé de ce dimanche matin avant que nous montions ce midi tous les trois au restau de la Demi-Lune de Chardonne dont le frangin de Nicolas Verdan (encore un écrivain, misère !) a fait un lieu fréquentable : «Je me souviens de la banane que maman glissait gentiment dans une petite valise en plastique rouge, banane que je mangerais au milieu des filles de diplomates fréquentant la même école que moi à Mexico...Je me souviens du Danois qui prenait quotidiennement sa douche à poil sur le pont supérieur de l’Andrea Gritti, navire mi-cargo mi passagers qui nous ramenait en Europe...Je me souviens des sauterelles que j’attrapais pour mon grand-père qui en avait besoin pour pêcher la truite dans un canal du Rheintal...Je me souviens d’une histoire qui m’a longtemps fait rêver: «Ali Baba et les quarante voleurs»...Je me souviens du bruit des petits cailloux que mon père, venant me réveiller pour aller à la pêche à 4 heures du matin, lançait contre la fenêtre de la chambre où je dormais dans un village des Grisons...Je me souviens du cercueil contenant le corps de mon grand-père et posé au bout d’un temple protestant à l’atmosphère tristeJe me souviens du fils de violoniste qui m’aida à faire mes devoirs de français, d’allemand et de latin...Je me souviens du long parcours en Solex à travers une campagne florissante pour aller rejoindre la maison où vivait le fils de violoniste...Il m’arrivait, lors de ce trajet en Solex, de lâcher le guidon, ce qui était source d’une immense fierté pour moi...Je me souviens de l’odeur des mandarines que ma grand-mère déposait chaque année en abondance autour du sapin de NoëlJe me souviens des roues à rayons du taxi qui venait me chercher pour me conduire à l’école lorsque nous habitions à Mexico...Je me souviens de la petite moustache de Paul Chaudet qui rappelait celle d’un homme sanguinaire...Je me souviens du pêcheur qui fournissait à mes parents le poisson du vendredi qu’il allait attraper au milieu du lac et qui ne savait pas nager...Je me souviens d’une revue intitulée «L’avant-scène Cinéma» que papa recevait chaque mois et dans laquelle j’ai découpé une photo de Gérard Philippe...Je me souviens que ma mère préférait les homos aux hétéros...Je me souviens des gros mots que j’osais prononcer devant elle, ce que je n’aurais jamais osé faire devant mio padre...Je me souviens que ce dernier détestait la présence des bourgeois bien assis, qu’il préférait de loin celle des installateurs sanitaires, des pêcheurs et des agriculteurs », etc. (Ce dimanche 3 décembre)