(En mémoire de Michel Moret)
1. Alice Rivaz retrouvée
Un peu moins de vingt ans après sa mort, Alice Rivaz continue d'être lue, sans avoir passé par le fameux «purgatoire» que connaissent tant d'auteurs.
C'est peut-être que, plus que de son vivant même, cet auteur continue d’en imposer par le regard net, à la fois chaleureux et lucide, qu'elle a posé sur la société et les gens de son époque.
Plus précisément, et pour la première fois, une femme introduit, dans l'univers souvent éthéré de la littérature romande, des thèmes liés au monde du travail et à la condition féminine, aux aléas du mariage et au droit de ne pas s'y engager. Ces thèmes ne sont pas traités sous forme démonstrative et n'imposent pas au lecteur de thèses, même si l'on sent que le cœur d'Alice Rivaz bat à l'unisson du coeur de son cher paternel, le socialiste Paul Golay.
Naturellement à l'écoute des humbles, la romancière a pourtant le sens de ce qu'on pourrait dire l'aristocratie naturelle, et c'est à proportion de leur dignité bafouée, de leur peine muette, de leur fierté peu démonstrative, de leur cran aussi, ou de leur indépendance que ses personnages nous touchent.
De surcroît, les thèmes de la solitude et de la difficulté de vivre, des relations entre parents et enfants ou de la peur de vieillir, et l'imbroglio sempiternel de la vie sentimentale ajoutent a ce monde sa vibrante dimension affective qui se distingue, pourtant de tout sentimentalisme suave.
Ainsi qu'on le constate dans ses livres, mais plus encore dans ses travaux de journaliste occasionnelle (réunis dans un dossier intéressant de la revue Ecriture et dans les libres propos de sa correspondance, Alice Rivaz avait une conscience sociale solidement fondée, non tant sur une idéologie que sur la connaissance des faits. Par ailleurs, la plupart de ses romans et de ses nouvelles se déroulent dans un cadre historique bien précis. Ces particularités expliquent assez, à côté de qualités littéraires évidentes, l'accueil récent très enthousiaste que la Suisse alémanique a réservé à la découverte d'Alice Rivaz en traduction, ainsi que le rappelle Françoise Fornerod.
«L'apport d'Alice Rivaz à la littérature romande est immense, relève l'exécutrice testamentaire de l'œuvre, à la fois par sa façon d'intégrer l'histoire contemporaine dans ses livres et pour sa manière de vivre, comme femme et comme écrivain, un féminisme non dogmatique.»
À 16 ans, la jeune fille écrit une lettre à son pasteur pour lui exposer les motifs de son refus de confirmer. Etonnante profession de foi, solidement argumentée, d'une adolescente manifestant bien du courage à une époque où ce refus frisait le scandale.
Autre aperçu des relations de rude tendresse entretenues par Alice avec son père: la copie dactylographiée de la critique à la fois laudative et «rosse» du premier livre de la jeune fille par son paternel, lequel taxe ironiquement l'ouvrage de chef-d'œuvre tout en relevant quelques négligences stylistiques avec la verve d'un pion diplômé…
Pour qui n'a rien encore lu d'Alice Rivaz, les soirées d’hiver peuvent être l'occasion de découvrir une œuvre des plus attachantes, intégralement rééditée, surtout à l'Aire.
On peut l'aborder naturellement par le tout début, avec Nuages dans la main (1946) et La paix des ruches (1947) ou par les romans de l'âge plus que mûr, tels Le creux de la vague (1967) ou Jette ton pain (1979); par les nouvelles de Sans alcool (1961, rééditées chez Zoé) ou par les textes autobiographiques de Comptez vos jours (1966), le récit d'une enfance candide dans L'alphabet du matin (1968) ou les Traces de vie (1982) dont les considérations sont de tous les âges.
De fait, et c'est ce qui frappe chez Alice Rivaz: que la maturité est prompte à venir, le développement constant mais le ton unique, la «petite musique» omniprésente...