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Marc-Edouard Nabe

  • Nabe le fortiche

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    Lecture de L'Homme qui arrêta d'écrire, de Marc-Edouard Nabe, en 7 épisodes (1). 

    C’est un peu à reculons que j’ai commencé de lire le dernier livre de Marc-Edouard Nabe, L’homme qui arrêta d’écrire, que Bernard de Fallois, me parlant avec enthousiasme d’un Satiricon parisien, m’a envoyé sous sa forme imprimée de pavé de 700 pages. Comme je l’ai dit à notre grand proustien, j’ai été des premiers nabophiles après la sortie d’Au régal des vermines et, surtout, de Zigzags, qui reste à mes yeux l’un de ses meilleurs livres, mais la suite de son œuvre m’a paru souvent inégale, avec de grands bonheurs d’écriture et des paquets de pages fameuses dans son Journal, sur une posture de fond qui m’a parfois exaspéré par sa morgue prétentieuse et son affectation d’écrivain «maudit», en cela proche des autres maudits autoproclamés à la Sollers, Dantec et autres Houellebecq. Bien entendu, je n'ai jamais souscrit à la foutaise réduisant Nabe à la dimension d'un petit facho alors que c'est, au pire, un anarchiste dandy hypercultivé et de puissant tempérament littéraire - une espèce d'arrière-petit-fils de Bloy mâtiné de célinisme christo-zizanique et jazzy...

    °°°
    Or, dès les premières pages de L’Homme qui arrêta d’écrire, il m’a semblé retrouver quelque chose du sale gamin pur et dur que j’aime bien chez Nabe, sous les dehors d’un semblant de vieux birbe désabusé, « jeté » par son éditeur et décidant par conséquent d’arrêter les frais pour commencer fissa de décrire, assez merveilleusement, la matinée de l’écrivain qui a cessé d’écrire et se trouve donc en parfaite disponibilité, ne sachant pas trop quoi faire et le faisant en toute liberté neuve : par exemple d’aller boire un jus au café d’à côté, un et même deux s’il vous plaît.

    On le comprend vite au fil de cette première déambulation : le Nabe nouveau va se la jouer Huron, et bientôt il va se trouver un guide en la personne d’un jeune branché, dans un grand magasin de fringues, qui va l’aider à « dépouiller le vieil homme » et se re-saper de manière plus au goût du jour. Le garçon se prénomme Jean-Phi et pratique les nouvelles technologies en parfait enfant du siècle, blogueur et positif à outrance. Il a d’ailleurs, peu après leur rencontre, rencard avec une jeune internaute qu’il a draguée sur Meetic et qu’ils vont retrouver aux Tuileries. La mousmée, dyslexique, fait l’objet de plaisanteries verbales pas vraiment drôles, et l’intérêt fléchit un peu jusqu’à l’entrée du trio dans un hôtel voisin où se donne une performance sexuelle qui a cela de particulier que toutes les images vidéo-pornos qui s’y étalent le sont au dam des spectateurs interdits de la moindre jouissance par de vigilants vigiles. Telle est, de fait l'a-sexualité nouvelle.

    L’observation se corse donc dans le bon sens et dépasse le commentaire un peu lénifiant de l’auteur, pour s’aiguiser ensuite, un jour plus tard, dans la visite d’un mégastore « concept » où Jean-Phi retrouve l’ex-écrivain, bonnement bluffé par ce souk de la branchitude où se vendent tous les gadgets imaginables de l’inimaginable futilité de l’International Shopping. On ne s’étonne pas de croiser Elton John au passage, et le passage sur le Supe-Lapin numérisé Nabaztag vaut aussi son pesant de pesos.

    Question dinar, le festival se poursuit ensuite chez Sotheby’s où Jean-Phi a un petit « deal » à conclure avec un exemplaire authentique, pas moins, du premier jet du Voyage de Céline, tandis que la vente culmine avec la mise aux enchères d’un exemplaire des Fleurs du mal dédicacé par le crénom de Charles à Delacroix, qui monte-qui-monte à plus de 600.000 euros…

    On touche alors à la page 100, et ça décolle « grave », avec un usage bienvenu du volapück contemporain et une suite d’observations carabinées sur l’esprit du temps qui recoupent, mais dans l’espace à 3D du roman, celles d’un Philippe Muray.

    Bref, on se réjouit, à ce point, que Marc-Edouard Nabe ait cessé d’écrire, avant d’en redemander puisque son abstinence va se déployer sur 700 pages…


    (À suivre)

  • Nabe le sentencieux

     entrer des mots clefs 

     Lecture de L'Homme qui arrêta d'écrire, en 7 épisodes (2).

     Il y a de la visite guidée dans L'Homme qui arrêta d'écrire, qui se veut dantesque sur les bords mais sans rien de la poésie ni de la métaphysique qu’il faudrait pour composer une Commedia contemporaine digne des enfers du XXIe siècle que Nabe prétend brocarder. Sa virée ne manque pas de sel, et quelques épisodes et autres digressions valent le détour, mais la posture du narrateur, genre has been rouscailleur, me déplaît assez, et son style a perdu pas mal de son vif et de son tranchant, de son rythme et de son électricité.

    Au fil de cent pages suivantes, après une évocation de la série américaine 24Heures chrono, il est essentiellement question des avatars dégradés de l’art contemporain, sur un ton de plus en plus sentencieux, voire pédant, avec des pages relevant de la dissertation plus que du roman, et d’improbables dialogues visant surtout à la mise en valeur des positions de l’auteur, nettement moins bon romancier que Michel Houellebecq.

    Ce qui m’amuse, à ce propos, c’est que Nabe ait fait la leçon à MH, comme si celui-ci parlait de ce qu’il ne connaît pas, alors que MH, qui ne prétend pas savoir mais qui sent les choses en médium, en parle d’une manière finalement bien plus profonde que Nabe. Ce que Jed vit, en tant que faiseur d’art contemporain pas vraiment dupe, dans La Carte et le territoire, me semble de fait plus probant que les longs discours de Nabe « sur » le caractère parasitaire des nouvelles pseudo avant-gardes, qui me semblent des redites même si j’y souscris dans les grandes largeurs.

    Surtout, ce qui me gêne dans la forme et la façon du roman de Nabe, c’est le ton sous-jacent de l’ancien combattant qui se manifeste dès le pèlerinage à la Cinémathèque en passe de fermeture, avec le couplet trop attendu sur la magie du lieu tel qu’il fut naguère et jadis. Au passage, on note que, parlant de Jean-Luc Godard, Nabe écrit Goddard, comme le nom de Bardot se transforme en Bardeau. Paradoxalement, la transcription exacte des noms, chez Houellebecq, produit un effet plus convaincant du point de vue… romanesque.

    Les pages d’observation directes, au demeurant, sont meilleures que les propos ex cathedra du prétendu connaisseur de l’art, qui nous valent ensuite une plongée dans l’univers agité d’un centre de jeux vidéos, où se démantibulent des centaines d’ados, puis dans un défilé de mode hyperchic organisé sous le Louvre, qui va permettre au narrateur de détailler la dégaine presque « militaire » des mannequins et de se gausser de telle collection Clochard de Galliano : « Quel cynisme, m’exclamé-je ». De fait Nabe écrit : « demandé-je, remarqué-je, m’exclamé-je ». Mais bon : prenons-le avec un grain de sel.

    Ce qui est plus difficile à prendre en légèreté, cependant, ce sont les pesantes pages qui suivent à la Biennale d’art contemporain où les nouveaux « pompiers » de l’art branché s’exposent, aussi « nouveaux » qu’à Venise en 2009, à Basel en 1999, à la Documenta en 1989 ou aux Galeries Pilote de Lausanne en 1979… Or, j’ai beau partager, dans les grandes largeurs, les positions de MEN sur la foutaise de l’art contemporain dans ses grandes largeurs : l’étape en question, avec la double apparition de Jean Claire (pour Jean Clair) et de Pierre Dhaix (pour Pierre Daix), me semble très convenue et d’autant plus que les propos « de connaisseur » de Nabe sur Duchamp, posés comme référentiels, vont resurgir au Baron, la boîte relookée superchic où aura lieu l’après-vernissage et où apparaît (ben voyons) un descendant de Gustave Doré en la personne d’un jeune chanteur de la Star Ac…

    Voilà voilà : on se trouve donc à la page 200 de L’Homme qui arrêta d’écrire, et moi je reste décidément sur ma faim. Mais il me reste 500 pages à lire et je ne demande qu’à être étonné par delà ces pontifiances…

    Image: une oeuvre de Damian Hirst

  • Nabe le snob

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    Lecture de L'Homme qui arrêta d'écrire en 7 épisodes (3).

    « À quoi ça sert d’écrire si on n’a le choix qu’entre ne pas être lu et être mal lu », écrit Marc-Edouard Nabe à la page 235 de la version papier reliée (l’achevé d’imprimer est daté du 17 mai 2010 à Grenoble, ville de Stendhal, au tirage de 4000 exemplaires) de L’Homme qui arrêta d’écrire.

    C’est la réponse que fait l’écrivain prétendu has been à un certain Bruno Gacio, ex des Guignols qui lui dit qu’avant de quitter ceux-ci il ne faisait plus que «semblant d’écrire les textes ». Et de préciser, après que Nabe lui a demandé si ça le rendait triste : « Ce qui me rend triste, c’est parce que je ne sais toujours pas si c’est parce que j’en croque que je ne crois plus en aucune révolution, ou bien si c’est parce qu’il n’y a plus de révolution possible qu’il n’y a aucune raison par conséquent que je n’en croque pas ».

    Ces propos combien significatifs d’une déception et d’une dépression lancinante chez ces gens-là (selon l’expression de Brel qui en visait d’autres) s’échangent au cours d’une longue scène d’observation consacrée, par Nabe, à une conférence de presse durant laquelle les pontes de Canal + présentent leur nouvelle mouture, à l’égard desquels l’écrivain déçu et déchu (?) n’a point de mots assez vachards pour désigner les « faussaires » réunis en ces lieux, tous plus « fraudeurs » et « truqueurs» les uns que les autres, réunis sous l’égide de l’ »esprit de Canal » qui se réduit lui-même à une imposture.

    Or le caractère de celle-ci, défini par Nabe, a de quoi faire sourire et songer, puisqu’il s’agit ni plus ni moins que de la falsification de ce qui reste une « grande époque » aux yeux du fils du jazzman et fantaisiste Zanini, à savoir le temps du journal Hara-Kiri de la bande à Choron, cette grosse merde.

    On s’excuse d’être un peu grossier, mais il va falloir l’être au moment d’évoquer « l’esprit d’Hara-Kiri » en revenant, plus précisément, à un épisode saisissant de L’Homme qui arrêta d’écrire, lisible par l’honnête femme et l’honnête homme à la page 191 de l’ouvrage imprimé.

    Cela se passe au Baron, boîte relookée pour ados branchés où Nabe s’attarda maintes nuits à sa « grande époque », où il est revenu avec son ami Jean-Phi et où l’aborde un jeune homme qui, faute d’obtenir de lui, le « plus merveilleux des écrivains» qui a «changé sa vie», un banal autographe, lui demande gentiment de lui serrer la papatte.

    Or voici en quels termes bien l’écrivain défunt mais point encore enterré décrit la saynète : «Quelle horreur. À ce niveau-là ce n’est même plus moite que ça s’appelle, mais poisseux, boueux, crémeux… J’ai la sensation d’avoir enfoncé ma main droite dans un trou du cul plein de merde. Dès qu’il me la desserre, je regarde par acquit de conscience… L’obscurité du Baron aidant, je me demande si en effet ma main n’est pas souillée de son caca… Je sens mes doigts, ça pue en plus. Lorsque mon fan se redresse, je m’aperçois que sur son visage même, il a des excréments sur les joues et le front. (…) Sa transpiration est merdeuse. Mon adulateur était tellement ému de me rencontrer qu’il a sué de la merde »…

    Oui, c’est un peu cela, l’esprit d’Hara-Kiri. On appréciera, ou pas. Moi qui ai beaucoup appris à la lecture du Canard enchaîné, dès mes tendres quatorze ans, avec le pacifiste aristo Jérôme Gauthier, l’aristocrate populo Henri Jeanson et ce grand moraliste stylé que fut Morvan Lebesque, j’apprécie moyen. Et quant à en faire une référence de liberté : macache bono. J’ai toujours pensé, à l’école du Canard, que la grossièreté n’était pas une bonne défense contre la vulgarité. Et je ne suis pas snob, ça c’est sûr.

    Tandis que Marc-Edouard Nabe est snob : cela aussi est sûr. Mais snob dans quel sens ? Dans le sens stendhalien et proustien de la vanité sociale et du désir ardent qui le fait trépigner à la porte des instances de consécration, pour parler bourdieusard, et les conchier en cas de non-réponse.

    Une scène intéressante éclaire cette vue: c’est à la page 209 de l’opuscule susmentionné lorsque, toujours au Baron où se donne un karaoké (on n’est plus à la « grande époque » du Baron non plus...), un gentil animateur annonce que « ce soir nous sommes gâtés » puisque pas moins qu’ «un grand artiste qui abandonna son art avec beaucoup de courage » fait l’honneur à la galerie de lui interpréter une scie vintage de Michel Delpèche (alias Michel Delpech qui se pointe d’ailleurs sur scène pour accompagner Nabe, « entre stars » n’est-ce pas...)

    La suite est moins affligeante. Mais ce qui précède montre assez combien le snob est prêt, comme dans le souterrain de Dostoïevski, à flatter et s'abaisser pour être de la fête. Or la suite, chez Francis, brasserie familière à Bernard de Fallois, qui m’a fait la grâce de m’envoyer cet intéressant opuscule, est d’un Nabe plus naturel et charmant, avec quelques lycéens en paumés du petit matin qui y vont de leurs propos hyper-convenus (des lycéens d’aujourd’hui ne peuvent que soupirer après l'étude et la lecture) mais bougent bien et inspirent au narrateur une conduite plus affectueuse, et à l’écrivain un zeste de magie matutinale…

    Mais pourquoi, répété-je, dire Nabe snob ? Pour mieux le comprendre, il vaut la peine de lire attentivement le chapitre consacré, par René Girard, à la vanité des personnages stendhaliens, avant les grands romans, et au snobisme proustien, avant le Temps retrouvé, dans la phénoménale (au sens de la phénoménologie littéraire) analyse développée dans Mensonge romantique et vérité romanesque.

    Virginia Woolf disait que l’aristocratie naturelle ignorait la vanité et l’envie, sachant sa valeur unique. Or Marc-Edouard Nabe n’en est pas encore là, doutant de son unicité foncière au profit de son succédané social, symbolisé par sa marque MEN & MEN, dandy pour la galerie mais s’agitant comme s’agite le snob impatient - en affectant de nous snober.

    Or attendons, pour le juger, qu’il cesse de feindre de cesser d’écrire - ce qui ne saurait tarder, je crois, en Candide confit d'optimisme préalpin…

  • Nabe le contempteur

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    Lecture de L'Homme qui arrêta d'écrire en 7 épisodes. (4).

    Marc-Edouard Nabe se voudrait le nouveau Léon Bloy, mais le feu de Dieu n’y est pas. Se voudrait le seul pur au-dessus de la mêlée, le fulminant radieux de la nouvelle imprécation, mais son son enfer est de pacotille et son verbe hélas trop souvent de carton, faute d’amour et d’humour aussi. Se voudrait le nouvel Entrepreneur de démolitions, dans la lignée directe du fracassant Léon taillant des costards à Paul Bourget ou Emile Zola, Renan ou Mauclair, entre vingt autres littérateurs plus ou moins illustres au tournant du XXe siècle et plus ou moins oubliés au tournant du XXIe, mais la sainte colère catholique et apostolique de Bloy ny ’est plus, ni même la fureur sombrement flamboyante de l’affreux Rebatet, fasciste avéré s’il en fut et qui, dans Les Décombres, peint par exemple un François Mauriac avec sa «torve gueule de faux Gréco» et ses «décoctions de Paul Bourget macérées dans le foutre rance et l’eau bénite», stigmatise ensuite ses « oscillations entre l’eucharistie et le bordel à pédérastes qui forment l’unique drame de sa prose aussi bien que de sa conscience» avant de l’achever comme «un des plus obscènes coquins qui aient poussé dans les fumiers chrétiens de notre époque»…

    De quoi rire tout de même, tant la charge est énorme dans son ignominie, mais on se rappelle que l’enjeu des Décombres, paru en juillet 1942 et qui fut le plus grand succès de librairie de la France occupée, était d’une autre envergure que celui des règlements de compte germanopratins à quoi se réduisent ces pages de L’Homme qui arrêta d’écrire dans son caftage d’un cocktail littéraire parisien au Train bleu.

    On verra plus loin que Nabe peut mieux faire en arrêtant vraiment d’écrire, mais le moins qu’on puisse dire est qu’il est encore dans le marigot jusqu’au cou quand il s’en prend, jouant son plus pur, à tous ceux qui sont supposés avoir «trahi» LA Littérature dont il serait le seul garant, à commencer par le plus pire d’entre eux en la personne de Philippe Solers (Sollers, on suppose…) dont l’œuvre et la personne relèvent de la pourriture absolue et du ratage intégral, aggravés par un élevage de nullards à son image dont un Yannick Haenel et un François Meyronnis…


    Nabe13.jpgLa situation pourrait être amusante, d’un Nabe en cessation d’écrire aux mains duquel son nouvel ami, le blogueur Jean-Phi, a filé la garde de sa toute petite fille Isaure dont il pousse le pousse-pousse dans la presse des écrivains afflués au Train bleu (brasserie chicos de la gare de Lyon comme chacun sait) pour un cocktail visant à marquer l’attribution d’un prix à la « meilleure langue » de France et environs, mais l’auteur s’essouffle autant qu’il trépigne en s’efforçant de se faire rire lui-même. On devrait pouffer et s’esclaffer à voir ainsi épinglés et égratignés les personnages les plus connus de la foire aux vanités littéraires parisiennes, des éminents critiques dont un Frédéric Ferney est déclaré le plus raté (on suppute qu’il na pas assez goûté le génie de MEN) aux auteurs plus ou moins homos ou homonymes (les Besson Pascal et Patrick), mais la sauce est aussi aigre que frelatée par la vanité blessée, on est décidément bien loin de Thackeray et loin aussi du délectable Scoop d’Evelyn Waugh, loin une fois encore des grands imprécateurs de gauche et de droite que furent un Bloy ou un Tailhade et autres Vallès.

    Ousque on est alors ? Dans le marigot moyen des Limbes sous-dantesques qui ne sont même pas l’antichambre de l’Inferno et dont on ne sortira pas tant que Nabe continuera de ne pas écrire comme ça, ou plus exactement : d’écrire comme on cafte.

    Nabe le cafteur n’est pas qu’un snob chiffonné de s’être fait snober : il reste un enviard plein de haine qui écrit en feignant le détachement et la liberté alors qu’il garde, au cou, la marque du fameux collier.

    Dominique Fernandez dit quelque chose d’intéressant dans sa préface à l’édition en maxipoche du Journal de Stendhal, à savoir que le problème du diariste est d’écrire en même temps qu’il vit, ou de vivre et d’écrire mais pas tout à fait en même temps, autant dire : de risquer de mal vivre l’écriture ou de mal écrire sa vie…


    Marc-Edouard Nabe, qui se décerne à lui-même le titre de « meilleur écrivain de sa génération" par la voix de Gabriel Matzneff, rencontré au Train bleu, a peut-être commencé de comprendre qu’il ne commencera d’écrire qu’en arrêtant, j’veux dire : en arrêtant de se singer et en arrêtant de faire semblant d’arrêter d’écrire, non pas en recommençant d’écrire comme avant mais en commençant d’écrire comme Stendhal quand il a arrêté d’écrire son Journal, pour se fondre dans la matière en fusion de ses grands romans. On y est d’ailleurs presque à certains moments de L’Homme qui arrêta d’écrire, moments de grâce et de légèreté, moment où le cuistre s’efface devant l’écrivain d’une grâce swinguée, comme lorsqu’il rejoint Jean-Phi et monte dans son petit train électrique de Luna Park, lequel monte sur la Butte où les deux compères croisent un clodo fleurant la fleur d’oranger. Du Nabe cafteur on passerait alors à Nabe le vif ? Affaire à suivre...

    Image: portrait de Léon Bloy, par Marc-Edouard Nabe

  • Nabe le vif

     

    Nabe37.jpgLecture de L'Homme qui arrêta d'écrire, en 7 épisodes (5).

    Il y a pas mal de bons moment dans L’Homme qui arrêta d’écrire, qui sont du meilleur Nabe en somme candide et même ingénu. On le suit par exemple à la messe, où il s’est arrêté en passant, au cours d’une déambulation matinale qui le fait refaire à l’envers le parcours légendaire de Lautréamont, et voici qu’il se retrouve au milieu d’un tout petit troupeau de rescapés de l’absence de Dieu, puis voilà qu’au moment où il va ingérer une miette du Seigneur le portable du curé dreline… Or, c’est noté juste en passant, mais ça en dit bien plus que les prônes de l’ex-écrivain (?) sur les temps qui courent.

    Il y a aussi, sur une centaine de pages, la rencontre du quinqua en rupture de graphomanie avec un groupe de jolies filles dans la vingtaine et de quelques compères à la trentaine pantelante, qui nous valent certes de nouvelles sentences sentencieuses du narrateur, mais il n’y a pas que le prêche du papy en mal de résistance : il y a dans le mouvement de cette rencontre un certain vif et de l’humour, un peu d’amour aussi, si, si.

    Nabe se retrouvant au plumard, dans une chambre de l’Hôtel Amour, nouvel espace branché des hauts de Montmartre, avec deux « bombes » de vingt ans et des bricoles tendrement enlacées et le tenant à distance en vertu des nouvelles règles non écrites de la tendance « anti-jouir », puis Nabe descendant le «Golgotha à l’envers» de la rue des Martyrs, Nabe se rappelant la «grande époque» du Palace en saluant de loin la brasserie Chartier, Nabe s’arrêtant dans une boutique de Farces et attrapes tenue par un Pakistanais à costume d’ange, enfin Nabe se goinfrant avec son ex-compère Alain Bonnand en rupture d’écriture lui aussi : tout cela ne manque ni d’allant ni de charme, avec un «air de roman» qui se tient, puis cela retombe dans l’aigreur à deux voix…

    Comme un Philippe Muray, comme un Dantec aussi ou un Houellebecq à ses heures, Nabe pense «générations» et ne cesse de généraliser. Il y a là, me semble-t-il, un travers typiquement français, plus encore parisien, qui tend à penser que la France, ou disons Paris, reste le centre du monde et que la dialectique binaire du Tout ou Rien, le manichéisme bipolaire gauche-droite, le cartésianisme enfin sont les seuls modes de penser. Le Mexicain Carlos Fuentes me dit un jour qu’il ne connaissait pas de plus provinciale province que le milieu littéraire parisien. C'était bien vu, et Nabe n’y échappe pas.

    L’Homme qui arrêta d’écrire est truffé d’observations justes et bonnes, que ce soit sur les effets pervers du virtuel ou le grand simulacre culturel, l’aliénation médiatique et autres avatars de la régression infantile ou de ce que Castoriadis appelait la «montée de l’insignifiance». Cela reconnu, les couplets sur le «désastre» accompli par les soixante-huitards, l’errance flasque des trentenaires et la niaiserie inculte des « djeunes», autant que les vacheries de vieux vaniteux blessés que Nabe et Bonnand balancent sur l’éditeur du Dilettante ou le fils de Dominique de Roux, nous font décidément retomber dans le clabaudage sans intérêt.

    muray2.jpgDans l’un de ses percutants essais, Philippe Muray en appelle à un roman qui dirait le monde actuel comme Balzac l’a fait dans Illusions perdues, notamment. Or s’il y a des bribes de ce tableau d’une époque chez Houellebecq et chez Nabe aussi, ou avec plus de netteté et d’humble force chez une Maylis de Kerangal, dans Naissance d’un pont, force est de reconnaître qu’une grande synthèse romanesque possible de la mutation que nous vivons reste encore impalpable en notre langue, ce qui ne réduit absolument pas l’intérêt des multiples œuvres en train de se faire malgré les exclusions réciproques que brandissent les uns et les autres…

  • Nabe le guetteur

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    Lecture de L'Homme qui arrêta d'écrire, en 7 épisodes (6)

    Autant il est chiant quand il se lamente sur l’insuffisante reconnaissance de son pyramidal génie, autant Marc-Edouard Nabe peut être pertinent, voire irrésistible de drôlerie, quand il trouve la juste distance du romancier guetteur ou du chroniqueur théâtralisant la réalité contemporaine. La meilleure preuve en est l’épisode, dans L’Homme qui arrêta d’écrire, de sa visite à la rédaction de Libération où l’a emmené l’excellent dessinateur Willem, son pote, et où il assiste à une assez inénarrable séance de brain-storming réunissant le gratin des « ex » de la grande presse intellectuelle parisienne, d’un Jean-François Khan (Kahn au naturel) gesticulant et jaculatoire à souhait dans son chandail fait main de chauve lunetteux au visage dévoré de tics, à Jean Daniels (Daniel à la ville) en vieux sage sous son plaid et en fauteuil presque roulant, en passant par Edwy Plenel et Jean Colombani les ex-acrobates du Monde, Serge Jully l’ex-dictateur libertaire de Libé, entre autres et sans oublier le nain Alain Minc leur donnant des leçons d’économie revitalisée…

    Entre les pages 395 et 412, les « ex » de la presse intelligente passent alors à la moulinette du farceur, qui évoque tous les trucs auxquels ils ont eu recours pour appâter les clients distraits par les gratuits : «À une époque, les abonnés de Libération recevaient une invitation pour Disneyland Paris parce que son président était un des actionnaires du canard ». Et Franz-Olivier Gisbert (LE Giesbert) de renchérir pauvrement : «Nous, on l’a joué plus « intello ». En bonus, des CD, des DVD, des livres de peinture. Résultat des courses : tout le monde s’en fout de recevoir en plus de son magazine un film de Marcel Carné qui est passé cent cinquante fois à la télé, le Boléro de Ravel ou bien d’énièmes mauvaises reproductions de tableaux archiconnus de Van Gogh. »

    Et Nabe d’enfoncer le clou : « Absolument: ça fane vite les tournesols… C’est vrai que ça faisait un peu pochette-surprise. Rien que le cellophane donne l’idée d’une presse aseptisée, d’un journalisme sous préservatif. Libé, Le Monde ont été obligés de coller des cadeaux à leurs lecteurs pour pouvoir leur vendre leurs mensonges quotidiens. Stratégie Pif gadget ».

    Plus que sa « pochade » de la smala littéraire épinglée au Train bleu, un rien bâclée à mon goût, trop jetée et un peu molle de trait, la gravure à l’acide de la scène des « ex » en train de fabriquer LE nouveau journal collectif qui sera capable de damer le pion aux voyous même pas syndiqués de l’Internet et de «fédérer» les lecteurs irréguliers ou potentiels, selon l’expression de Serge July (le Jully de Nabe), relève bel et bien de l’épisode de roman d’époque qu’on aimerait voir se développer sans fléchir. Rien que pour ces pages de quasi anthologie, je ne regrette pas d’avoir persévéré dans la lecture de L’Homme qui arrêta d’écrire, malgré l’exaspération que m’inspirent certains passages relevant du plaidoyer pro domo, entre autres jugements tombant dans l’insignifiance à force d’exagération dénuée de malice ou d’humour – tandis que ces dernières pages m’auront fait éclater de rire, vraiment, par leur cruelle justesse.

    On se marre aussi, de bon cœur, à la lecture de l’épisode suivant, où Nabe, juché sur la moto de Jean-Phi, rejoint un théâtre où la pulpeuse Elodie, qu’il s’est retenu d’honorer à l’ancienne à l’Hôtel Amour, est toute folle d’interpréter son premier rôle en Ophélie, dans une version d’Hamlet «revisité» par l’incontournable Georges Lavaudant, roi du théâtre subventionné et maître du «détournement». Hélas la pauvre gosse doit se contenter ici d’un tiers du rôle puisque Lavaudant a triplé le rôle, entre autres mutilations et suggestions destinées à nous faire sentir que Shakespeare pressent pour ainsi dire, dans Hamlet, le génocide et autres réalités nous concernant un max.

    Après le massacre, Nabe s’entretient avec le toujours pertinent Jacques Nersont (Nerson quand il signe), spécialiste avéré du théâtre auquel il demande ce qu’il faut voir aujourd’hui sur les scènes parisiennes. La réponse, page 429, commence par «pas grand-chose» et finit, vingt lignes plus bas, par «Ah ! J’oubliais le pire : tous les ans, une ennuyeuse avignonnerie quelconque aux frontières de la danse, de la performance contemporaine et surtout du n’importe quoi». Et le critique de défier Nabe de se mettre au théâtre. Et celui-ci de se défiler. Alors Nerson d'insister: « Je suis sûr que pour vous, ce serait un jeu d’enfant ».

    Et Marc-Edouard Nabe de s’exclamer, comme le soussigné l’aura fait cent fois ces dernières années, ceci que s’exclament de plus en plus de vrais amateurs de théâtre : «Mais c’est incroyable ! Ca n’existe donc plus une pièce directe, franche, sur un grand sujet, avec un texte bien joué dans une mise en scène simple et recherchée, qui dise quelque chose de profond et de drôle sur le monde tout en mettant en valeur le sens du théâtre ? »

  • Nabe le poète

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    Lecture de L’Homme qui a arrêté d’écrire en sept épisodes (7)

    Il se passe quelque chose de bonnement renversant entre les pages 581 et 685 de L’Homme qui arrêta d’écrire de Marc-Edouard Nabe, et c’est que l’écrivain renaît de ses débris et se remet à écrire en beauté, cela se passant au septième jour de ses déambulations, du côté de l’Allée Marcel Proust, pas loin du Théâtre Marigny où un certain AlainDelon, Charlus de naguère, se trouve à l’affiche.

    Nabe l’arrogant et le méprisant, Nabe le teigneux et le vaniteux, bascule soudain comme Paul de Tarse sous le bodytcheck de l’Ange ou comme Dante qui, on l’a remarqué, s’évanouit à tout bout de chant dans la Commedia, et voici Nabe se relever devant sa Béatrice, ou sa Laure, qui se prénomme Emma en l’occurrence, et Nabe qui a conchié le lecteur cent pages plus haut, Nabe qui a conchié les libraires deux cents pages plus haut en daubant sur la niaiserie de leurs « coups de cœur », Nabe paraît soudain touché par la grâce de cette jeune lectrice...

    On peut se moquer de Nabe qui se la joue « lasciate ogni speranza » en annonçant du même coup qu’il va cesser d’écrire, on peut se moquer de Nabe se la jouant disciple d’un Virgile blogueur et conchie Paradis de Philippe Sollers, on resonge songeur à la « divine comédie ivre » de Malcom Lowry en son propre Inferno de Sous le volcan, dont la prose de feu réduit à peu de chose celle du quinqua parisien, on peut invoquer Mandelstam, Gombrowicz, Papini et tous les auteurs plus ou moins géants qui ont gravité dans la constellation de Dante, gravitant lui-même dans celle des Anciens, on peut conclure que ce nabot de Nabe est un bien menu nabounet dans le cortège des Titans qui ont tapoté sur le Laptop universel - peu importe et c’est Byzance, ou Mozart comme il vous plaira: tout à coup Marc-Edouard Nabe recommence d’écrire comme personne ou je dirais plutôt : comme lui-même, comme le paon-du jour est lui-même en ouvrant ses ailes de fleur vivante ou comme Rilke est lui-même dans son plus modeste et murmurant sonnet.

    Dans un essai que je considère comme l’une des plus lumineuses élucidations des pouvoirs de transmutation esthétique et spirituelle de la littérature romanesque occidentale, intitulé Mensonge romantique et vérité romanesque, René Girard décrit, avec de grands exemples à l’appui (Cervantès, Stendhal, Flaubert, Proust et Dostoïevski) le transit temporel et spirituel qui conduit le héros de roman des cercles ordinaires du mimétisme social fondé sur l’envie et la vanité, à l’épanouissement apollinien de ce qu’on peut dire l’amour au sens très large, la poésie ou l’amour de la poésie, ou la poésie de l’amour comme celle qui est reconnue, au dernier chant de la Divine Comédie, pour mobile de l’Univers.

    Or je n’ai cessé de penser à ce grand livre en lisant L’Homme qui arrêta d’écrire, dont le parcours évoque le même mouvement, de l’engluement, romantique ô combien, à une manière de libération.

    C’est entendu, Nabe fait le malin. Nabe se la joue toujours «meilleur écrivain de sa génération», formule imbécile s’il en est dans un domaine où seule la pluralité est intéressante – comme si le « culte » de Rousseau excluait celui de Voltaire, ou comme si les « fans » de Tolstoï étaient légitimés à « jeter » Dostoïevski au classement débile d’un Star Ac des auteurs «phares» de la Russie -, enfin Nabe prolonge ce délire de persécution et ce fantasme de l’«unique», très français en somme, qui est aussi celui d’un Sollers, son aîné successivement courtisé et conchié. Mais bref: tout ça est « trop humain », comme disait l’autre, il y a sûrement de l’infantilisme dans les postures de Nabe, mais sa poésie les transcende finalement.

    Fallois.jpgDe fait, la poésie est le dernier mot de L’Homme qui arrêta d’écrire, et je sais gré à Bernard de Fallois, grand proustien et vieux complice de Georges Simenon, grand amateur de cirque et probable connaisseur aussi du rayon des Farces et attrapes, de m’avoir envoyé, de cet étonnant pavé « numérique », la version reliée à couverture noire et lettres roses et jaunes, en s’impatientant de partager son enthousiasme de jeune homme de quatre-vingt ans pour le livre du présumé infréquentable cinquantenaire, qui est aussi un beau livre d’amitié, de ferveur artistique et d’amour.

    Il me plaît que Bernard de Fallois ne tire pas l’échelle derrière lui, comme tant de vieilles noix. Il me plaît que Nabe prenne à son tour, dans ses bras fluets, le vieil Alain Delon pour rendre grâce à son génie dédoublé en tant de personnages, tout en lui reprochant ses pèlerinages de cabot chez Ardison ou Drucker. Il me plaît que, comme George Sand parle des vieilles peaux de l’Ancien Régime, Proust des momies ambulantes du quartier Saint-Germain, ou Céline de l’humanité déchue d’une guerre l’autre, Nabe endosse à sa façon les oripeaux de l’époque, ou disons : commence de les endosser sérieusement en arrêtant d’écrire, commence de vivre en découvrant que l’écriture nous éloigne trop souvent de la réalité, se plonge alors durant sept jours dans ladite réalité, ici strictement parisienne mais c’est un monde, jusqu’au bout de la nuit aux constellations de noms de stations de RER, dans la dernière spirale merveilleuse d’un tour de manège avec telle toute jeune fille craquante – Emma qui ne bovaryse pas mais instaure à sa façon délurée une espèce de nouvel amour courtois où le petit Puck shakespearien se la joue farce grave en faisant semblant d’écrire dans la poussière du chemin…

  • Nabe et son clone

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    Dialogue schizo


    À propos de L’Homme qui arrêta d’écrire et de la tribu des nabiens. De la posture de l’Unique: Nabe, Sollers, Dantec & Co. Du roman et de ses modulations.


    Moi l’autre : - Te voici classé « Nabien de surface » par les amis de Marc-Edouard Nabe ( http://www.alainzannini.com/ ) pour les 7 notes que tu as consacrées à L’Homme qui arrêta d’écrire. Cela te défrise ?

    Moi l’un : - Pas du tout. J’en suis ravi. Je n’aspire en aucun cas à approfondir ce qui relève de la surface, et c’est ce que j’aime d’ailleurs chez Nabe : c’est l’à fleur de peau. On me dirait : hölderlinien de surface, ou proustien de surface, je tiquerais. Mais avec Nabe, j’en reste au mimétisme de surface et tout est bien.

    Moi l’autre : - Je t’ai senti parfois exaspéré à la lecture de L’Homme qui

    Moi l’un : - Sur le moment oui, faute de prendre la distance qu’il faut. Parce que je crois toujours à ce que je lis, comme lorsque je lisais Michel Strogoff à dix ans. Pardon d’être naïf, mais c’est comme ça. Donc je prenais Nabe au pied de la lettre, comme si lui et le Narrateur ne faisaient qu’un. Et là, franchement, le personnage m’a paru grossier, et j’en ai accusé l’auteur : puant, pédant, vulgaire…

    Moi l’autre : - Ce que tu n’as jamais ressenti avec Marcel, le Narrateur clone de Marcel Proust…

    Moi l’un : - Mais au grand jamais, même quand il est peste ! Proust est un seigneur délicat même au fond de la dernière des backrooms. Proust peut être médisant, injuste, vengeur, cependant jamais il n’est bas, en cela que jamais il ne se sert de la littérature comme d'une arme dans la vie. Proust ménage la séparation des pouvoirs, et quand il se bat en duel , c’est parce que l’autre fausse la donne. Les réglements de compte de Nabe n’ont pas cette classe. Surtout Proust ne cesse jamais d’écrire, c’est à savoir de moduler, comme Céline ne cesse jamais de tout transformer en style, tandis que Nabe en est encore à se justifier à tout moment par des interventions et des postures qui n’ont rien à voir avec la Littérature dont il se prétend le seul garant. Même quand il défend Céline, il radote absolument. Dire que Céline est le plus grand auteur français de tous les temps relève du clabaudage insane. Je ne dis pas que ce n’est pas vrai : je trouve cela provincial.

    Moi l’autre : - En quoi est-ce provincial ?

    Moi l’un : C’est T.S. Eliot, je ne sais plus où, qui distingue une nouvelle forme de provincialisme, au XXe siècle, qui n’est plus dans l'espace mais dans le temps. Ce provincialisme est une sorte de régression du sentiment du temps, qui fait qu’on ne se situe plus dans une durée mais dans un segment de temps sans référence au passé ou au futur en train de se faire dans le présent. C’est le fait des tribus amnésiques des temps actuels, qui voient des génies et des titans, des auteurs « phares » ou « cultes » par défaut de références. Tu sais combien j’aime Céline. Mais aimer Céline sans aimer autant Rabelais ou Diderot, Montaigne ou Pascal, La Fontaine ou Flaubert, c’est tout ramener à sa petite paroisse locale…

    Moi l’autre : Tu trouves Céline paroissial ?

    Moi l’un : - Tout le contraire: il est multimondial, mais le culte aveugle de Céline va contre la Chose que lui-même mettait au-dessus de tout, qui procède d'un immense et très humble travail, et contre l’amour de la Littérature, qui n'est pas faite d'un seul pic au milieu du désert mais d'un paysage complet. Par ailleurs, si tu compares la simple chose: la simple prose de Céline, et celle de Nabe, tu vois le travail qu'il reste au second...

    Moi l’autre : - Donc tu le méprises, au fond, ce Nabe ?

    Moi l’un : - Pas du tout. Je lui trouve un très grand talent, et le mépris, je le lui laisse. J’ai d’ailleurs tendance à penser que ça lui passera. Je pense qu’il vaut mieux que ça. Ce doit être un type épatant, non ? Chi lo sa ? Ce que je déplore, c’est le culte de l’Unique que perpétuent ces mégalos. Nabe, Sollers et Dantec : même combat. Je suis moi et ils sont tous. Avec une sorte de naïveté commune et de perpétuel besoin de se justifier pro domo. N’est-ce pas touchant ? Tu vois Joseph Conrad, Melville, Henry James se pointer ainsi à la BBC et déclarer : well, I’m the Best ! Nobody but Me ! Tout ça est en somme débile. Pauvre France...

    Moi l’autre : - Tu exagères. Parce que la plupart des écrivains pensent ainsi : il n’y a qu’à voir Nabokov. La règle, c'est mon verbe contre le tien...

    Moi l’un : - C’est vrai, mais l’intendance suit, si j’ose dire, avec l'auteur génial de Feu pâle. Et Nabokov ne dira jamais que Pouchkine ou Gogol, qu’il met plus haut que les autres, sont les seuls dignes d’attention. Sa mauvaise foi, en débinant Dostoïevski ou Faulkner, est encore un acte d’amour manifesté à la Chose. Tandis que le mépris de nos adorateurs français de l’Unique va vers l'étriquement égomane.

    Moi l’autre : - Mais venons-en au projet du roman Tu ne trouves pas que L’Homme qui arrêta d’écrire est un roman ?

    Moi l’un : - Si, c’est bien plus un roman que Trésor d’amour de Sollers ou que trente-six confessions romancées ou autre essais qu’on affuble de ce titre fourre-tout vendeur. Il y a véritablement, dans ce livre, un espace de type romanesque, un souffle épique et une distribution des rôles qui participent du roman. Une chose me gêne cependant…

    Moi l’autre : - Laquelle ?

    Moi l’un : - C’est que Nabe, ou le clone de Nabe, ne laisse pas la bride sur le cou de ses personnages, enfin pas assez selon moi. Henry James, je crois, disait qu’un grand romancier donne raison à tous ses personnages. Ce n’est jamais le cas chez Sollers, critique magistral et prosateur étincelant mais certes pas grand romancier, et ce n’est pas le cas non plus chez Nabe. Houellebecq est plus convaincant dans cette optique, et Dantec aussi parfois, mais le grand roman français contemporain se dilue encore et toujours dans la textualité ou l’anecdote de la « lettre à la petite cousine », pour paraphraser Céline, à quelques exceptions près. Ce qui n’exclut pas, d’ailleurs, de la très bonne littérature à foison. Mais trouve-moi un équivalent contemporain français de J.M. Coetzee ou de Philip Roth, de Cormac McCarthy ou de Doris Lessing et Joyce Carol Oates, entre autres vrais romanciers…

    Moi l’autre : - Nous voici bien loin de Marc-Edouard Nabe…


    Moi l’un : - Eh bien, demande-toi pourquoi Nabe est si peu traduit…