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  • Le Temps accordé

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    (Lectures du monde VII, 2023)
     
    BLOODY CHRISTMAS. - Les communaux récuraient ce matin la Grand Rue à renfort de jets d’eau et de machines bruyantes, avant même que le jour ne se lève, donc avant ma première veille de l’aube et avant le temps à venir qu’on appelle l’Avent et que falsfie désormais l’anticipation intempestive de l’odieuse fête commerciale qu’est devenue la Noël marquant , après le sinistre Halloween, l’apothéose du vieillard imbécile que nous allons voir se déplacer tous les soirs sur un fil surplombant les quais de Montreux, vociférant ses inepties avec son faux air bonhomme, sa fausse barbe et son bonnet répliqué jusqu’à en gerber sur les boîtes de chocolat et les sites pornos.
    Georges Haldas me disait un jour qu’il n’aimait guère Noël, à la date originairement trafiquée (resucée du culte de Mithra), figurant la naissance biologique du Christ, lui préférant de loin la seconde naissance spirituelle de Pâques, et je trouvais cette vue quelque peu discutable au ressouvenir des Noëls familiers et familiaux de notre enfance non encore submergée par la pacotille des cadeaux et des représentations de plus en plus kitsch - à l’américaine et à la ploutocrate -, de cette fête et de ses marchés que l’iconoclaste de Nazareth traiterait comme il a traité les marchands du temple, à grands coups de lattes ou de battes, etc. Or aujourd’hui, mon cher Haldas, Pâques a succombé à son tour à la crétinerie consumériste et à son imagerie débile invoquant les « émerveillements de l’enfance » les plus frelatés…
    Sur quoi je pourrais fort bien, demain, sans me contredire aucunement, sortir de sa malle sympa ma tenue et ma barbe postiche sympas de vieux salopard supersympa tout prêt à ravir mes petites-enfants après avoir sévi une premières fois avec nos deux infantes en bas âge. (Ce vendredi 24 novembre)
     
    POÉSIE. - Retour à la Dichtung. Je ne dis pas : à la poésie, trop étroite dans sa conception à la française, alors que Dichtung voit plus large et plus haut, plus loin et plus simple surtout, plus simple et plus direct, plus direct et plus vrai.
    La Poésie, avec majuscule, ou la poësie, avec trémas, me fait sourire quand elle ne me fait pas rire, car je vois ces têtes de Poètes & Poétesses, ces majuscule et ces trémas. C’est toute un société, ou plutôt c’était. Cela déclamait dans les salons, cela pérorait et pavoisait, cela pontifiait et cela raffinait au point de faire fuir illico le jeune Arthur, et Rimbaud se tirait ; et moi je reviens ce matin à Une Saison en enfer et à tel autre affreux en la personne de D.H. Lawrence dont le non moins affreux Dimitri a publié l’édition intégrale de ses Poèmes en 2007, donc peu avant sa mort.
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    J’aborde les 917 pages des Poèmes de DHL comme une sorte de repoussoir. La Dichtung qu’il y a là-dedans m’est à la fois proche et étrangère, mais la Voix que j’entends y est bel et bien, si rare aujourd’hui. C’est cela que je cherche en « poésie », c’est la Voix. Voix de Rimbaud. Voix de Proust. Voix de Charles-Albert. Voix de Witkacy. Voix de TB. Voix de PQ. Ma voix. Ma voie.
    DHL est né au Pays Noir. Son père perçu comme l’Ennemi, sa mère comme l’Amie amante. Son adolescence livrée aux Troubles. On n’en sortira pas. Sauf par la poésie...
     
    LES AMIS. - Bons moments hier avec les M. au Major. Leur immédiate inquiétude devant l’absence de mon frère le chien. Mes explications: la pénible nuit dernière durant laquelle il s’est lâché un peu partout en lancinant parfois des plaintes à réveiller les voisins, mes récurage de trois heures du matin, ma résolution de mieux contrôler son transit intestinal et le poème qui m’est venu à la faveur de l’insomnie forcée, etc.
    Trois heures à parler d’un peu tout : du désastre mondial, de la « ficelle » au collège de Saint-Maurice, de l’aversion des uns (Tonio) et de la faveur des autres (Jackie et moi) pour les longs téléphones, de Dürrenmatt pétomane et du projet de Tonio de parler de son enfance dans un prochain livre, entre tant d'autres choses et en dégustant de bons plats arrosés de Coup de Sang.
     
    PAS GRAVE ! – Un peu perdu ce matin, mais ma bonne amie dirait : « Pas grave ! », et de fait, ces jours, auprès de mon frère le chien en évidente fin de vie, et me trouvant moi aussi au bout du rouleau ou peu s’en faut, j’ai besoin de dédramatiser ce qui advient qui n’est rien par rapport à ce qui écrase, oppresse et anéantit tant de mes chers semblables; rien que pour Gaza je notais hier dans le journal : plus de 15.000 morts en moins de cinquante jours, dont 5000 enfants et plus de 10.000 mille disparus mais ce ne sont, il est vrai, que de négligeables «animaux humains », comme l’a proclamé je ne sais quel sinistre ministre israélien, etc.
     
    Ce matin avant l'aube, d'une seule coulée les yeux fermés, ce poème m’est venu, je dirais plutôt : m’est advenu :
     
    Acclamation
    Supposé par delà l’éloge,
    Il est le tout-qui-sait,
    l’œil ouvert avant toute tombe,
    le pur savoir du souffle
    qui s’entend chanter quand il parle
    et rêve tout agir
    et rayonne de son sabir
    sur les eaux à poissons
    et jusques au nadir
    dit la vie qui va toute bonne…
    La Genèse du vrai début,
    juste après Babylone
    et son obscur combat,
    vous ouvre grand son beau jardin :
    salve à l’Entête !
    Mais timides et tout interdits
    vous n’oserez rien dire :
    seul un ciel juste
    pourrait s’exclamer : juste Ciel !
    Et sur la terre à foison
    tout salut se salue…
    (Ce lundi 27 novembre.)
     
    MON CAMARADE LE DOG. – Je craignais un peu, ces derniers jours, que mon frère le chien ne s’affaiblisse et dépérisse faute de s’alimenter (il n’a presque rien mangé hier, avant de me refaire le coup de la petite diarrhée en chambre, tard le soir…), mais j’ai trouvé la bonne ruse ce matin en le nourrissant à la main de boulettes de viande hâchée, après quoi, l’appétit lui revenant, il a gloutonné toute sa gamelle, charbon compris.
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    « FAIRE FICELLE À SAINT-MAURICE». – Les médias locaux ont exulté ces derniers jours de sainte indignation, pour le moins douteuse à mes yeux, à propos de « terribles révélations » faites sur le comportement de certains chanoines « abuseurs » et des souffrances irréparables endurées par les « victimes », à l’abbaye de Saint-Maurice estimée jusque-là au-dessus de tout soupçon par toutes et tous, et ce n’était pas assez qu’un représentant de la notable institution vînt battre sa coulpe en tâchant de relativiser, à juste titre, la gravité des « crimes » en question (attouchements traumatisants signalant quelle funeste « emprise », ou relations charnelles avérées dans de rares cas), il en fallait plus aux procureurs de la nouvelle justice médiatique : il fallait un procès vite ficelé à propos de ce que beaucoup connaissaient déjà depuis longtemps sous l’appellation de «ficelle ».
    « Faire ficelle » dans les collèges catholiques, comme on le voit déjà dans Les Deux étendards de Lucien Rebatet, en région lyonnaise et au dlébut du XXe siècle, désigne les « amitiés particulières » évoquées par un Roger Peyrefitte et qui fleurissent dans les établissements de garçons entre jolis bruns et mignons blonds, minoritaires évidemment sinon moqués.
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    Plus près de nous, et s’agissant précisément du collège de Saint-Maurice, dans les années 60 du « siècle passé », je me rappelle les multiples allusions de mon ami l’écrivain valaisan Germain Clavien, dans sa Lettre à l’imaginaire tenant du journal « extime », relatives aux penchants connus de tel ou tel chanoine accueillant volontiers les têtes brunes ou blondes dans son bureau, et divers autres témoignages d’anciens collégiens passés par Saint-Maurice m’ont confirmé ce fait indignant vertueusement aujourd’hui nos rédactions : qu’il y avait de la «ficelle » en ce lieu dont on aimerait faire un sanctuaire et qu’il faudrait aujourd’hui exorciser.
    Or, constatant le déchaînement opportuniste de la nouvelle cléricature (la même piétaille plumitive qui hurle au crime contre l’humanité au moindre soupçon d’homophobie), je me rappelle qu’un Charles-Albert Cingria et qu’un Georges Borgeaud, merveilleux écrivains, avant un Maurice Chappaz et un Germain Clavien, ont passé par là et ont dit, chacun à sa façon, leur reconnaissance à leurs bons maîtres de Saint-Maurice, chanoines ou pas, comme des centaines et des milliers de collégiens passés par là, avec ou sans « ficelage ».
    Mon ami Germain, en confidence hilare, me résuma un soir en son mayen des hauts de Savièse, tout en sirotant la plus fine Arvine, sa propre parade préparée de beau jeune homme confronté aux éventuelles avances de tel de ses camarades ou de tel prof par trop imprudemmen entreprenant : au copain je pince le nez ou, dans le pire des cas, mon pied dans les roustes du pion platonisant, et la messe est dite !
    Quant à moi: rien de tout ça, en dépit d'un fol amour secret à dix ans, à l'insu du blondin sosie des fripons de la collection Signe de Piste dont j'étais friand, pas de ficelle au collège mixte, point non plus de ficelage sous les tentes de nos camps d'été à cinquante chenapans à moitié nus, mais plus que chastes: occupés ailleurs à ramper, grimper, lire dans les arbres, nous aimer d'amitié avant la confusion des sentiments et du sexe, etc. (Ce mardi 28 novembre)

  • De ces matins

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    Unknown-9.jpeg(Le Temps accordé. Lectures du monde 2023)
     
    PAGES DE L'AUBE. – La Grand Rue déserte était ce matin belle noire de pluie nocturne récente, sur l’asphalte de laquelle j’imaginais tracer les fines lettres italiques de mes carnets de l’aube à l’insu de personne - il n’y a personne le dimanche matin sur la Grand Rue bordée de vitrines de luxe (le joaillier Christ jouxtant les boutiques de fringues et de pompes de femmes de cadres moyens à supérieurs), sur quoi, mon frère le chien ayant lâché sa bonde dans le buisson de cactées, je suis remonté dans notre cage à livres où j’ai repris la lecture alternée des cochoncetés lyriques et lubriques de Verlaine dans le volume de ses Œuvres libres préfacé par le toujours excellent Etiemble (édition de 1961, l’année de la mort de Céline et d’Hemingway, pilotée par Pascal Pia), la bio de Rimbaud et Les Heures heuresuses de Pascal Quignard qui me ramène à tous nos bonnes heures partagées à lire depuis Cavafis et Spinoza, Plutarque et Bob Morane, le Zibaldone de Leopardi (à la forme duquel ses séries font penser), et voilà qu’à neuf heures mon ami l’abbé V. me relance au téléphone pour un tour d’horizon qui nous conduit de l’arrière-pays vaudois à Gaza, puis en Ukraine et partout où la Force écrase l’humain au nom d’une idée de Dieu qu’il faudrait interdire dans les églises et les écoles, les familles et tous les vecteurs de propagande de la religiosité soumise aux pouvoirs établis – l’abbé n’a pas été pour rien l’ami et le disciple d’un Maurice Zundel suspect au yeux de la hiérarchie catholique dont le souci misérable est actuellement de se disculper, auprès des médias, de ses errances pédophiles…
     
    Cependant je suis impressionné, à tout coup, par l’attention que porte notre abbé nonagénaire, proche ami et confident de Gustave Roud et de Philippe Jaccottet, de Georges Haldas et de Jean Vuilleumier, de Jacques Mercanton ou de Crisinel, au monde actuel auquel il prétend ne plus rien comprendre et dont il parle avec plus de bon sens naturel que quiconque, invoquant la sagesse de nos aïeules et l'esprit de ses pères paysans. Haldas me l’avait dit : regardez les mains de l’abbé, sous-entendu : ses paluches de terreux !
     
    Non moins rigolo, l’abbé me raconte que, dans une ferme des hauts de Lausanne où il a passé son enfance de fils de fermier, un jeune garçon de 10 ans ans lui a expliqué, récemment, comment il gérait la traite et les déplacements de quelque 150 ruminants de l’exploitation familiale, tous munis de dispositifs numériques sophistiqués reliés au central du gamin. L’AB nest pas un geek du tout. Il parle des « machines magiques », dont je fais usage, avec certaine ironie, mais il n’exclut rien : il inclut.
     
    Une heure après notre téléphone-fleuve avec l’abbé V., je me retrouve chez nos vieux amis B. dans le village vigneron de Chardonne (dont un grand styliste français a fait son pseudonyme, aujourd'hui sujet à controverse de pleutres), où la conversation de tout à l’heure se poursuit dans une tonalité différente, les générations succesives n’abordant pas les mêmes thèmes de la même façon. Avec L’AB, les horreurs nationalistes ou théologiques aboutissant aux tueries d’Israël et de Gaza, étaient liées à leur source biblique ou coranique, tandis qu’avec nos amis le Réel affreux s’impose dans sa brutalité, et tous nous restons démunis devant l'innommable aux barbes interchangeables...
    Ce soir je regarde, sur Netflix, un film évoquant les menées d’un pétrolier du tournant du XXe siècle, intitulé There will be blood et qui fait penser à la fois au Géant d’Elia Kazan et au Malin de John Huston, avec une souffle réel mais des failles, dans la psychologie des personnages et un dénouement mélodramatique auquel on a autant de peine à croire qu’à s’attacher aux deux protagonistes, le pionnier victime de son hybris et le jeune prêtre fanatique, finalement caricaturés. (Ce dimanche 19 novembre)
     
    AU FOND DES MOTS. – Mon amie Marie-Laure me disait, à propos de mes récits et autres proses poétiques du Sablier des étoiles, que j’allais au fond des mots, et c’est ce que je me dis à chaque page des Heures heureuses de Pascal Quignard, qui non seulement va au fond des mots mais, à partir de leur noyau, souvent étymologique, en fait rayonner le sens et les virtualités multiples par ses évocations et mise en rapport, lesquelles me rappellent celles d’un Cingria.
    Je ne vois guère d’auteur contemporain de langue française, sauf un Pierre Michon ou un Christian Bobin parfois, qui concentre autant de poésie latente dans les développments patents d’une pensée à la fois hyper-érudite et nourrie par la vie quotidienne et ses rencontres – notamment d'Emmanuèle Bernheim dont il fait irradier la figure.
     
    Mais parler de ce livre sans en citer les phrases (un écrivain est quelqu’un qui aime les phrases, disait Annie Dillard) est insuffisant, donc je cite : « L’amour est la seule motivation, immotivée, qui se rapportd directement à l’élan de la vie. Il est l’heur. « Qui est aussi mal-heureux qu’il croit ? Qui est aussi heureux quil l’avait espéré ? » L’annonce d’une maladie mortelle qui nous frappe délimite soudain l’ombre du paradis ».
     
    C'est exactement ce que nous avons vécu huit mois durant après la mort annoncée de Lady L. : « Cette étrange ombre portée autour de nous consacre ce qui va être perdu mais en le consacrant elle le fait respendir, Ce relief merveilleux et subit importe plus que le seul décompte des jours qui restent à vivre ».
     
    Et puis après la mort ceci de si beau et si précis, si juste et si dépassé par la vie, à propos d’Emmanuèle précisément : «Debout, cambrée, arquée, dans la longue cuisine de l’ancien presbytère, totalement silencieuse, extraordinairement concentrée, chaque matin, avec un sérieux de pape – le pape Innocent VI dans sa capella de Villeneuve – avec la gravité d'un chat qui va à sa gamelle - Boubi le chartreux devenu blondinet avec l’âge -, elle consulte le fascicule horaire des marées qui vont affecter les anses autour de l’Ile aux Moines. Je regarde la brume qui s’échevelle, elle quitte les branches du figuier du jardin. Les paons courent. Les lapins s’enterrent tandis que s’organisent en elle, au fond du corps vigoureux de mon amie, en silence, spontanément, les heures et les lieux. Les marches forcées dans la durée du jour jusqu'aux criques, jusqu’aux rampes de bateaux, jusqu’aux plages. Tout se lisait sur son visage grave – comme dans les nuages d’un ciel de l’Eure toute la jourmée se découvre et se déçoit ».
     
    Et comme ça à jet continu, avec une chamane ouïgoure ou La Rochefaucauld (cité par Lacan : « Il y a des gens qui n’auraient jamais été amoureux s’ils n'avaient jamais entendu parler de l’amour », ce qui renvoie à Girard), ou Jacques Esprit ou Thomas Ferenczi (entre autres pages super-supérieures), etc.
     
    Bref, j’ai dit à l’AB qie j’allais lui acheter ce livre écrit pour lui autant que pour moi, il a protesté (« Je ne sais plus où me mettre » - « Eh bien mettez-vous sur écoute ! »), et là je me dis qu’il faudra que j’envoie mon propre opuscule à Alain Cavalier qui lui aussi avait fait ami-amie avec Emmanuèle Bernheim – comme tout se tient, hein ? (À la Maison bleue, ce mardi 21 novembre)
     
     

  • Le Temps selon Pascal Quignard est comme un grand jardin de mots

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    Unknown-9.jpegLier le proche et l’universel, le détail et tout le toutim, au gré de nos pauvres ou riches heures, est le propre du génie poétique. Celui-ci surabonde au fil des pages des Heures heureuses, constituant le douzième volume du Dernier royaume, grand voyage autour de la chambre d’échos du monde où musiques et pensées, présent immédiat et passés mêlés vont de pair face à la merveille du vivant et au silence intemporel de la mer – poids du monde et chant du monde…
    Lorsqu’on lui demandait l’heure, la voyageuse étonnante (non moins qu’étonnée, cela va sans dire) qu’était Ella Maillart répondait : « il est maintenant », mais que voulait elle dire ? Je n’en sais trop rien, n’ayant jamais rencontré la fumeuse de pipe en question ni d’ailleurs beaucoup lu de ses récits de voyage « cultes » qui me semblaient manquer de charme et de chair et auxquels je préférais celui de Lina Bogli intitulé En avant ! dans sa traduction française d’Anne Cuneo, mais cette réponse péremptoire et d’une apparente sagesse stoïcienne, ou peut-être zen, m’est restée sans que je sois sûr de sa signification ni de la sincérité de sa locutrice. Parce que maintenant c’est quoi et c’est quand ? Célébrer l’ici et le maintenant vaut-il mieux que sonder le naguère et le jadis ? Et qui, n’en déplaise à notre regretté compère Roland Jaccard, voudrait se cantonner dans le « monde d’avant » au motif que le présent devient inhabitable et non seulement à Bakhmout ou à Gaza ?
    Sur quoi, relevant d’un deuil, en rémission d’une maladie mortelle ou au bord de l’abîme du temps, vous lisez : « Il est l’heur ».
    Dans la profusion des nouveaux livres, l’autre jour, entre prix littéraires de l’automne et autres romans à succès « incontournable » voués à un oubli prochain, ce discret ouvrage blanc à titre bleu vous a fait signe et l’ouvrant vous êtes tombé sur ces lignes relevant de l’ici et du partout, du jadis et du maintenant de tout le temps : « L’amour est la seule motivation, immotivée, qui se rapporte directement à l’élan de la vie. Il est l’heur. « Qui est aussi mal-heureux qu’il croit ? Qui est aussi heureux qu’il l’avait espéré ? » L’annonce d’une maladie mortelle qui nous frappe délimite soudain l’ombre du paradis. »
    Aux infos le même soir il était question de l’enfer de Gaza. Après celui de l’atroce razzia du 7 octobre (une date qu’on a dit « historique » le jour même), la vengeance invoquant les temps bibliques et la mort infligée de «droit divin», Yaweh jetant l’anathème sur la tribu et l’exclusion engendant l’exclusion, puis revenant à votre tout petit « moi » vous vous êtes rappelé La mort d’Ivan Illitch de Tolstoï, ou le film Vivre de Kurosawa : la story de celui (ou de celle) qui apprend qu’il (elle) est condamné (e) par « la faculté » et qui se demande comment vivre le reste de son temps accordé ?
    Alors Pascal Quignard d’enchaîner les mots qui délivrent, les mots qui exorcisent les maux : « L’annonce d’une maladie mortelle qui nous frappe», et c’est évidemment pour nous toutes et tous, même loin de la guerre, « délimite soudain l’ombre du paradis ». Cette étrange ombre portée autour de nous consacre ce qui va être perdu mais en le consacrant elle le fait resplendir. Ce relief merveilleux et subit importe plus que le seul décompte des jours qui restent à vivre. Il est curieux qu’on puisse dire de ce décompte qu’il s’agit d’une sorte d’Eden. La ligne que porte cette ombre inscrit la frontière d’un monde perdu dans le réel, déposant cette ombre sur l’étendue de plus en plus diminuée des jours, la mort apporte aussi un lieu ou du moins met en place un rivage ; un espace qu’on ne peut plus franchir ; une espèce de lumière pâle, faible, s’élève sur cette étendue sublime où vient se concentrer le plus beau, du moins le préféré de ce qui fut vécu. Quelques morceaux de paysages, dans cette menace qui soudain gagne tout, supplient particulièrement le ciel ».
    Entre minutes heureuses et Riches Heures
    Quant au « maintenant » d’Ella Maillart, il est daté ce matin, et c’est un paysage à ma fenêtre donnant sur les hauts du Grammont et leur première neige. Nous sommes le 23 novembre 2023, jour dédié à Sainte Catherine, dite « la pisseuse » parce qu’il pleut souvent à la fin novembre, et l’Almanach cite quelques dictons en ribambelle : « Pour la sainte Catherine tout arbre prend racine, le feu est à la cuisine, l’hiver s’achemine, l’hiver s’aberline, il faut faire la farine, le cochon couine, les sardines tournent l’échine », etc.
    Sainte Catherine est la patronne des jeunes filles, mais aussi des étudiants et des philosophes, donc il y en a pour tout le monde, autant que dans le jardin de mots de Pascal Quignard dont une série (le romancier-essayiste est un story tailor et plus encore un serial poète) intitulée Dernier royaume, amorcée en 2001 avec Les Ombres errantes, représente à mes yeux l’un des plus fabuleuses lectures du monde que nous offre un auteur contemporain de langue française.
    L’on pense immédiatement aux « minutes heureuses » de Baudelaire, dont notre cher Georges Haldas a relancé la formule dans ses épiphanies familières, en pénétrant dans cette nouvelle donne de l’immense dédale cartographié par l’Auteur, sur une scène comique mettant en scène les courtisans de Napoléon III qui dansent le soir comme de petits automates autour d’un piano actionné à la manivelle par le chambellan de l’empereur, dont l’ennui s’exprime par la question fameuse (« Quelle heure est-il ? ») en attendant onze heures pile ou le couple impérial ira, l’heure c’est l’heure, se pieuter.
    Romancier à jet continu, autant qu’il est philologue érudit ès humanités classiques et maître de son archet au violoncelle, mémorialiste de tous les siècles (l’Antiquité mutiple, le Moyen Âge, Montaigne, Bahmout et Gaza annoncés par la saint Barthélémy et la Shoah, sans oublier le Japon ou la Chine et les oiseaux d’Emily Dickinson) et confident tout personnel de ses lecteurs invités dans le jardin de mots et de maux de son enfance, Pascal Quignard peuple son « royaume » d’innombrables « pipoles » historiquement crédités (badge vérifiable sur wikipedia) dont il extrait autant de biographèmes significatifs.
    Et c’est la passion vertigineuse de La Rochefoucauld, les transes du psychanalyste hongrois Thomas Ferenczi aboutissant à la publication de Thalassa, « le plus beau des livres que la psychanalyse a suscités », amorcé en 1914 et composé « à l’intérieur de la guerre » , dont le titre hongrois plus explicite de « Catastrophes au cours de l’évolution de la vie sexuelle » nous relie à « ce qui existe en nous obscurément depuis la nuit des temps », laquelle renvoie plus en douceur au sommeil de Cendrillon qui ne comprend plus rien quand elle se réveille, cent ans plus tard, dans son corps de vingt ans…
    Donc Cendrillon « la fille des cendres », Jacques Esprit et Giordano Bruno dont le corps est devenu flamme au Campo de’ Fiori pour avoir dit que l’histoire humaine n’occupait plus le centre du temps, et plus que toutes et tous cette amie, cette Emmanuelle de malheur qui a fait son bonheur secret sans partage sexuel mais en fusion et en effusion tenant là aussi de la merveille – bref le roman de la vie avec son putain de cancer de merde, tranfigurée par la poésie.
    Si l’enluminure domine la phrase et les images, les liaisons sémantiques ou plastiques inouïes de la prose éminemment poétique de Pascal Quignard – et le rapprochement avec les Riches Heures du Duc de Berry se fait d’ailleurs explicitement dans un chapitre -, la part de l’ombre n’en est pas moins constante, une fois encore, sous les moires de l’étincelante surface océanique.
    Le grand Ramuz écrivait un jour « Laissez venir l’immensité des choses ». Et le non moins épatant Charles-Albert Cingria de nuancer : «Ça a beau être immense : on préfère voir un peuple de fourmis pénétrer dans une figue ». Et Pascal Quignard à propos des extases et de la mort de sainte Thérèse d’Avila : « Il faut laisser des années vides dans la chronique du temps. Il faut laisser des espaces vierges dans les forêts, le long des barbelés des champs, sur les flancs des collines, sur les plateaux des falaises »…
    Et encore : « Soustraire l’existence à la logorrhée, au baratin, à la circulation sans fin des voix et des préceptes, à la meute, au verbum, au fourrage. Il faut laisser au bout des labours des déserts, des bouquets d’arbres, des taillis, des buissons, des touffes de chardons, des plages blanches, des bords de mer ou de lacs sauvages. Il faut s’écarter du pogrom »…
    Et enfin : « La Nature est peut-être la plus belle forme du temps, plus profonde que la langue et plus vaste que l’Être »…
    Pascal Quignard. Les Heures heureuses. Dernier royaume XII, 230p. 2023.

  • Moi parler joli français...

    Les francophones peuvent-ils déjouer le provincialisme parisien ? Note de 2006. 

    La francophonie littéraire est-elle un reliquat du colonialisme hexagonal, ou l’expression d’une réalité multiculturelle en voie de plus ample reconnaissance ? Un festival francophone largement déployé en France, qui fut aussi l’invité d’honneur du récent Salon du livre de Paris, suscitant une quantité de publications et, dans les médias, moult dodus dossiers (tels ceux du Magazine littéraire et de Libération), constituent autant de signes apparemment positifs, notamment pour la meilleure information du public. Celui-ci découvre, chez des auteurs rarement étudiés à l’école ou cités dans les anthologies, un usage de la langue souvent plus proche de son expérience vivante que le français plus « châtié » des écrivains de France. En outre, une circulation transversale s’établit entre les diverses communautés francophones à l’occasion de telles manifestations. « La langue française a un rôle fédérateur pour beaucoup d’auteurs hors de France», remarquait ainsi le romancier congolais Alain Mabanckou lors d’un débat public, où Bernard Pivot se félicitait pour sa part de l’enrichissement de la littérature française actuelle par ses « périphéries ».
    Pourtant, la seule opposition d’un « centre » et d’une « périphérie » ne signale-t-elle pas une distinction de fait entre écrivains français de France, ou auteurs « naturalisés » par l’instance de consécration de Paris, et « francophones » d’outremont ou d’outremer dont seul Paris, une fois encore, désigne les mérites ? L’Académicien ex-avant-gardiste Robe-Grillet ne peut réprimer un sursaut d’horreur lorsque le romancier marocain Tahar Ben Jelloun a le front de lui demander s’il se considère lui aussi comme un francophone. Et quand Edmonde-Charle Roux, de l’Académie Goncourt, constate que Maurice Chappaz s’exprime dans « un très joli français », sans doute estime-t-elle lui rendre justice. De la même façon, les rédacteurs des nouveaux dictionnaires de littérature française qui accueillent désormais les francophones se considèrent-ils probablement bons princes en se « penchant » sur tel Vaudois, tel Antillais ou tel Algérien.
    Du point de vue de l’édition, de la répercussion médiatique et de la diffusion en librairie, les francophones (province française comprise) restent cependant les éternels oubliés du centralisme parisien, et tous les débats lénifiants n’y changeront rien. Le Tunisien vaudois Rafik Ben Salah, dont le talent vaut bien celui de moult auteurs reconnus à l’enseigne de Gallimard ou du Seuil, reste ignoré en France du seul fait qu’il publie à L’Age d’Homme. De la même façon, lorsque Anne-Lou Steininger publie chez Gallimard un premier livre, les médias la célèbrent à Paris, qui ignorent aujourd’hui son nouvel ouvrage paru chez Campiche, pourtant meilleur que le premier…
    Est-ce à dire que les francophones n’ont plus qu’à désespérer ? Si la gloire momentanée est leur seul objectif : nul doute. Mais les cultures francophones ont-elles forcément à se couler dans le moule français ? N’est-ce pas au contraire dans leur authenticité respective qu’elles vont produire des œuvres fortes, reconnues ou pas ? Un Georges Haldas, un Maurice Chappaz, un Jacques Mercanton, un Gaston Cherpillod, une Alice Rivaz ont-ils « perdu » quelque chose à ne pas quêter l’assentiment de Paris ?
    Le grand écrivain mexicain Carlos Fuentes me disait un jour qu’en Europe, la France lui semblait aujourd’hui le pays le moins ouvert, le plus nombriliste,le plus provincial à certains égards. Et si rester soi-même constituait la meilleure parade au provincialisme parisien ?

  • Le Temps accordé

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    (Lectures du monde VII, 2023)
     
    RIMBAUD RETROUVÉ. – Décidément ces jours sont bien glaciaux, bien noirs et bien pluvieux, comme ce matin dont la date me rappelle celle du jour de la mort de Rimbaud, en 1891, à dix heures du matin après de terribles jours de souffrance physique et morale juste apaisée par la morphine et la présence d’une sœur qu’il engueulait plus souvent qu’à son tour, rejetant toute compassion à proportion de l’aide qu’il réclamait en même temps.
    Or plus j’y reviens et mieux je me rend compte, même après avoir appris nombre de ses poèmes par cœur, que je ne suis jamais vraiment entré pour de bon dans la matière matérielle de la vie vécue de Rimbaud, j’entends : l’univers des cloutiers et des forêts, les souvenirs sordidementent enchanteurs du premier emmaillotement de l’enfant en nourrice dans le bled perdu de Gespunsart, les entrevues furtives du père à moustache impériale ne se pointant de sa garnison ou de ses guerres (en Crimée, déjà ! ) que pour saillir la mère avant de disparaître, le tumulte chamarré de Charleville, et Paris encanaillé, et Londres endiablé, toutes les échappées aux Afriques bénéfiques et catastrophiques - tout cela que je retrouve ce matin en reprenant la lecture des 750 pages du Rimbaud de Claude Jeancolas littéralement saturé de détails aussi durs que la dure caboche de la mère – quoique plaidant pour elle à qui la vie a été plus dure qu’à aucun des siens sauf à Arthur à la toute fin, et c’est en brassant cette matière bassement matérielle que j’entrevois chaque jour un peu mieux le miracle de la langue de cristal de lune et de joyaux multicolores de la poésie du fils qui transfigure les choses affreuses de la terre et de ses funestes occupants à culs de plomb soudain auréolés : « La main d’un maître anime le clavecin des prés », et puis: « La douceur fleurie des étoiles et du ciel et du reste descend en face du talus, comme un panier, - contre notre face, et fait l'abîme fleurant et bleu là-dessous». Et encore et encore: «En quelque soir, par exemple que se trouve le touriste naïf, retiré de nos horreurs économiques, la main d'un maître anime le clavecin des prés ; on joue aux cartes au fond de l'étang, miroir évocateur des reines et des mignonnes, on a les saintes, les voiles, et les fils d'harmonie, et les chromatismes légendaires, sur le couchant». ( À La Désirade, ce vendredi 10 novembre)
    NOS SŒURS CHÉRIES. - Isabelle sa puînée a été fidèle au pauvre Arthur jusqu’à l’extrême extrémité des douleurs, et le récit de celles de ma sœur aînée, à laquelle la vie vient d’arracher son Ramon (« gracias a la vida » est désormais inscrit sur la stèle funéraire de celui-ci en son village des Asturies…) et qui s’est fracassé le pied l’autre jour dans la porte de leur maison, recoupait ce soir le souci que j’ai de mes propres déboires physiques à vrai dire bénins (juste un souffle au cœur et des grincements et autres coincements musculaires dans mes pattes de marcheur défaillant), mais via Whatsapp Anouchka (prénom fictif) gardait son rire clair de quasi octogéniare qui faisait vingt ans de moins sur les images de plage qu’elle m’a envoyées avec ses petits-fils aux sourires de lumière et aux corps gracieux, et de me relancer comme ça que mes encouragements et litanies compassionnelles lui font une belle jambe avant de me recommander Sissi dans la nouvelle série costumée de Netflix (Die Kaiserin, jawohl), et de fait j’ai tout de suite « accroché » à cette brillante évocation feuilletonesque où l’image de l’oiseau empêché de voler (recueilli par Elizabeth) correspond à l’état momentané de François-Joseph avant l’incroyable décision que celui-ci oppose aux volontés de la redoutable Mutter – choisir la vie plutôt que la Raison d’Etat !
    Mais quelle chance nous avons tout de même, dorlotés Suissauds que nous sommes : elle ces jours à l’hosto d’Oviedo, où de braves parents-et-amis l’entourent de leur affection, mes colles dans mon nid d’aigle surchauffé par un feu de cheminée aux belles flammes du même or orangé que les feuillages du paysage alentour se détachant sur tous les verts du val suspendu, malgré l’arrière-pensée chaque jour plus cuisante de dégoût et de courroux en suivant le déroulé de l’épouvantable vengeance en train de se commettre à Gaza et alentours...
     
    POUR QUE LES VIOLENTS NE L’EMPORTENT. - À 17 ans je me suis révolté, tout comme l’affreux Arthur lançant son «merde à Dieu », et sans rien en rabattre plus que lui sur l’urgence d’une autre métaphysique plus conséquente entée sur le réel et le présent subvertis (rien n’est plus exigeant qu’un enfant en requête de conséquence), et ma chère Mutter en fut aussi sincèrement peinée que la Mother offusquée, et ces jours mon refus absolu de céder aux chantages odieux des dieux méchamment barbus des trois tribus monothéistes se trouve relancé par la lecture de La Folie de Dieu de Peter Sloterdijk où un grand esprit, supérieurement érudit et respectueux de ce que représente la foi pour les enfants du Bon Dieu de toutes les obédiences (salamalec en passant à mon neveu chamane), analyse et « déconstruit », comme on dit, les tenants et les aboutissants du culte suprémaciste et de ses rivalités assassines.
     
    Cent fois alors merde aux barbus rêvant de relever les murailles du temple de Salomon, tant qu’aux barbus de toutes les parties adverses et aux glabres marchands d’armes se la jouant foudres de la Seule Vérité – délivrez-nous, Seigneur, de ce Mal qu’à leur dire Vous leur inspirez… (Ce samedi 11 novembre)
     

  • Le Temps accordé

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    (Lectures du monde VII, 2023)
     
    RIMBAUD RETROUVÉ. – Décidément ces jours sont bien glaciaux, bien noirs et bien pluvieux, comme ce matin dont la date me rappelle celle du jour de la mort de Rimbaud, en 1891, à dix heures du matin après de terribles jours de souffrance physique et morale juste apaisée par la morphine et la présence d’une sœur qu’il engueulait plus souvent qu’à son tour, rejetant toute compassion à proportion de l’aide qu’il réclamait en même temps.
    Or plus j’y reviens et mieux je me rend compte, même après avoir appris nombre de ses poèmes par cœur, que je ne suis jamais vraiment entré pour de bon dans la matière matérielle de la vie vécue de Rimbaud, j’entends : l’univers des cloutiers et des forêts, les souvenirs sordidementent enchanteurs du premier emmaillotement de l’enfant en nourrice dans le bled perdu de Gespunsart, les entrevues furtives du père à moustache impériale ne se pointant de sa garnison ou de ses guerres (en Crimée, déjà ! ) que pour saillir la mère avant de disparaître, le tumulte chamarré de Charleville, et Paris encanaillé, et Londres endiablé, toutes les échappées aux Afriques bénéfiques et catastrophiques - tout cela que je retrouve ce matin en reprenant la lecture des 750 pages du Rimbaud de Claude Jeancolas littéralement saturé de détails aussi durs que la dure caboche de la mère – quoique plaidant pour elle à qui la vie a été plus dure qu’à aucun des siens sauf à Arthur à la toute fin, et c’est en brassant cette matière bassement matérielle que j’entrevois chaque jour un peu mieux le miracle de la langue de cristal de lune et de joyaux multicolores de la poésie du fils qui transfigure les choses affreuses de la terre et de ses funestes occupants à culs de plomb soudain auréolés : « La main d’un maître anime le clavecin des prés », et puis: « La douceur fleurie des étoiles et du ciel et du reste descend en face du talus, comme un panier, - contre notre face, et fait l'abîme fleurant et bleu là-dessous». Et encore et encore: «En quelque soir, par exemple que se trouve le touriste naïf, retiré de nos horreurs économiques, la main d'un maître anime le clavecin des prés ; on joue aux cartes au fond de l'étang, miroir évocateur des reines et des mignonnes, on a les saintes, les voiles, et les fils d'harmonie, et les chromatismes légendaires, sur le couchant». ( À La Désirade, ce vendredi 10 novembre)
    NOS SŒURS CHÉRIES. - Isabelle sa puînée a été fidèle au pauvre Arthur jusqu’à l’extrême extrémité des douleurs, et le récit de celles de ma sœur aînée, à laquelle la vie vient d’arracher son Ramon (« gracias a la vida » est désormais inscrit sur la stèle funéraire de celui-ci en son village des Asturies…) et qui s’est fracassé le pied l’autre jour dans la porte de leur maison, recoupait ce soir le souci que j’ai de mes propres déboires physiques à vrai dire bénins (juste un souffle au cœur et des grincements et autres coincements musculaires dans mes pattes de marcheur défaillant), mais via Whatsapp Anouchka (prénom fictif) gardait son rire clair de quasi octogéniare qui faisait vingt ans de moins sur les images de plage qu’elle m’a envoyées avec ses petits-fils aux sourires de lumière et aux corps gracieux, et de me relancer comme ça que mes encouragements et litanies compassionnelles lui font une belle jambe avant de me recommander Sissi dans la nouvelle série costumée de Netflix (Die Kaiserin, jawohl), et de fait j’ai tout de suite « accroché » à cette brillante évocation feuilletonesque où l’image de l’oiseau empêché de voler (recueilli par Elizabeth) correspond à l’état momentané de François-Joseph avant l’incroyable décision que celui-ci oppose aux volontés de la redoutable Mutter – choisir la vie plutôt que la Raison d’Etat !
    Mais quelle chance nous avons tout de même, dorlotés Suissauds que nous sommes : elle ces jours à l’hosto d’Oviedo, où de braves parents-et-amis l’entourent de leur affection, mes colles dans mon nid d’aigle surchauffé par un feu de cheminée aux belles flammes du même or orangé que les feuillages du paysage alentour se détachant sur tous les verts du val suspendu, malgré l’arrière-pensée chaque jour plus cuisante de dégoût et de courroux en suivant le déroulé de l’épouvantable vengeance en train de se commettre à Gaza et alentours...
     
    POUR QUE LES VIOLENTS NE L’EMPORTENT. - À 17 ans je me suis révolté, tout comme l’affreux Arthur lançant son «merde à Dieu », et sans rien en rabattre plus que lui sur l’urgence d’une autre métaphysique plus conséquente entée sur le réel et le présent subvertis (rien n’est plus exigeant qu’un enfant en requête de conséquence), et ma chère Mutter en fut aussi sincèrement peinée que la Mother offusquée, et ces jours mon refus absolu de céder aux chantages odieux des dieux méchamment barbus des trois tribus monothéistes se trouve relancé par la lecture de La Folie de Dieu de Peter Sloterdijk où un grand esprit, supérieurement érudit et respectueux de ce que représente la foi pour les enfants du Bon Dieu de toutes les obédiences (salamalec en passant à mon neveu chamane), analyse et « déconstruit », comme on dit, les tenants et les aboutissants du culte suprémaciste et de ses rivalités assassines.
     
    Cent fois alors merde aux barbus rêvant de relever les murailles du temple de Salomon, tant qu’aux barbus de toutes les parties adverses et aux glabres marchands d’armes se la jouant foudres de la Seule Vérité – délivrez-nous, Seigneur, de ce Mal qu’à leur dire Vous leur inspirez… (Ce samedi 11 novembre)
     

  • Ceux qui boostent leur storytelling

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    Celui qui te parle de son narratif / Celle qui optimise les données de son vécu partagé / Ceux qui modélisent les procédures de l’échange du ressenti / Celui qui distingue nettement récit contraint et récit spontané en vue d’un récit utile / Celle qui encode les composants de l’aveu latent / Ceux qui rappellent au séminaire sur la marque que celle-ci est le récit surdéterminé du logo / Celui qui pense marketing dans son développement personnel / Celle qui se positionne au niveau de la mise en fiction de son vécu sexuel / Ceux qui parlent des effets napoléoniens de la Maison Blanche dans son formatage rhétorique du réel / Celui qui vise l’immersif dans la simulation / Celle qui conceptualise la notion d’immersion par le toucher des arrosoirs et des paniers exposés dans sa galerie / Ceux qui recourent à des effets spéciaux dans leur approche de l’autre / Celui qui gère le flux des microrécits / Celle qui assimile les techniques du néomanagement afin de clouer le bec de son beau-père / Ceux qui se disent experts en persuasion dans la mouvance évangélique / Celui qui lance une mode managériale de type zen / Celle qui mise sur les performances narratives de son fils mytho / Ceux qui estiment que le succès du récit de la story de leur réussite relève du win-win, etc.
    Peinture: Pierre Lamalattie.

  • Mon voyage en Occirient

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    Par Jalel El Gharbi

    Il n’est pas très confortable d’être passionné d’Occident quand on est oriental et il n’est pas confortable d’être épris d’Orient quand on est occidental. Dans un cas on passe pour être à la solde des puissances étrangères et dans l’autre cas, on est estimé victime de ce prisme déformant qu’est l’exotisme.
    Il n’est pas très confortable d’être. Peut-être est-il doublement difficile d’être lorsque on porte en soi cette double appartenance qu’on peut délibérément avoir choisi de cultiver.
    Sans le vouloir, j’ai usurpé un nom (El Gharbi, en arabe : l’occidental) et pour rien au monde je ne le changerais.
    Où commence l’Orient commence l’Occident. Mais ce singulier me gêne. On devrait dire les Orients et les Occidents. Dans le Coran, ces mots se déclinent au duel et au pluriel. Puis, à la réflexion, qu’importent Orient et Occident ? J’essaie par là de paraphraser le grand poète Ibn Arabi (né à Murcie, cet Occident de l’Orient en 1165 et mort à Damas cet Orient de l’Occident en 1241). J’aime à citer ces vers du poète :
    «L’éclair venant d’Orient, il y aspira
    S’il était apparu en Occident, il y eut aspiré
    Quant à moi, je suis épris du petit éclair et de sa perception
    Je ne suis épris d’aucun lieu, d’aucune terre»
    Et il me plait de gloser ces vers ainsi : j’aime tous les lieux où se réalisent ces renversantes épiphanies du beau. Ce sont les mosaïques du Bardo, de Sienne, de Damas, les sculptures de Rome, les colonnes de Baalbek, une peinture à Paris ou à Londres, un manuscrit enluminé à Istanbul. Je cherche à dire que le beau exige un cheminement, des voyages et une spiritualité. Un pèlerinage. Une spiritualité du beau demande à naître. Une autre logique demande à naître dont j’esquisse pour vous quelques traits, vous verrez que ce sont les canons même de la poésie : Pour affirmer mon arabité, je la renie ; pour renier mon occidentalité je la cultive. Ni l’un ni l’autre, c'est-à-dire et l’un et l’autre. Aujourd’hui, il s’agit d’être à l’image de l’olivier coranique, ni oriental ni occidental c’est-à-dire tout à la fois oriental et occidental.
    Je suis ce que je nie ! Un autre cogito est à inventer qui ferait dépendre l’être du non être, qui dirait la contiguïté entre l’être et le néant et qui serait abolition des frontières entre l’affirmation et la négation.
    Les frontières ne sont pas les limites d’un monde ; elles sont appel au franchissement, appel à la transgression, tentation de l’ailleurs. Les frontières attisent mon désir de les franchir. Les frontières sont un adjuvant du désir.
    C’est à la faveur de cette rêverie que je m’adonne souvent à un brouillage des cartes pour entretenir ce rêve de ce que j’ai appelé un jour « Orcident » ou « Occirient ». Donc : où commence l’Orient commence le rêve, l’onirisme. Où commence l’Orient commence l’Occident, ses rêves, son onirisme: la frénésie exotique du XIXè était avant tout frénésie d’images venues d’ailleurs, ou frénésie d’images du même travesti sous les signes de l’autre, surdéterminé par la distance. Delacroix peignait des bains qui tiennent des boudoirs. Baudelaire cherchait ses rêves d’Orient du côté de la Hollande. On est tous l’Orient de l’autre, l’occident de l’autre. L’autre revient au même. L’autre n’est pas. Il n’est même pas autre. Plus les cartes géographiques comportent d’erreurs, plus elles sont belles. Je préfère les portulans historiés aux cartes d’aujourd’hui dont l’exactitude est affligeante.
    Un éloge de l’erreur est à écrire.
    Il me reste à dire que je ne perds pas de vue le caractère foncièrement utopique de cette rêverie. Je n’oublie pas que nous nous sommes installés depuis les Croisades et les entreprises coloniales dans une logique de rapport de force et d’occultation de l’apport de l’autre. Dans la rive Sud de la Méditerranée, ce rapport de force trouve son illustration la plus douloureuse dans la question palestinienne qui exige une solution équitable, il peut être illustré également par l’abîme qui sépare le Nord et le Sud. Aujourd’hui les nouveaux manichéens, ceux pour qui le monde est divisible par deux (nous/les autres autrement dit les forces du bien et l’axe du mal) ont plus d’un argument qui leur permettent de recruter leurs adeptes. Ces arguments ce sont l’injustice, l’absence de démocratie et la misère. Notre nombre est-il en train de décroître nous qui pensons que le monde n’est pas divisible par deux ?
    Dans ce monde qui a retrouvé le confort des dichotomies manichéennes, il convient de saluer
    ceux qui par leur naissance brouillent les identités !
    ceux qui par leur culture brouillent les pistes !
    ceux qui par leurs amours ont choisi d’autres contrées !
    ceux qui par leur désir, leur rêve ont un jour aspiré à une altérité sans laquelle le monde serait inhabitable !

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    Cette chronique a poaru  dans la livraison du Passe-Muraille d'avril 2009, No 77.

    Commandes et abonnements : Passemuraille.admin@gmail.com

     

    Calligraphies: le maître et l'élève.

    1) Ghani Alani, Bism Illah al-Rahman al-Rahim, style ottoman.

    2) Ghani Alani, style andalous.

    3) Sophie Kuffer, style persan.

    littérature,poésieJalel El Gharbi est critique littéraire, poète et professeur de littérature à l’université de Tunis. Il a publié, chez Maisonneuve et Larose, un ouvrage intitulé Le poète que je cherche à lire et, aux mêmes éditions, Le cours Baudelaire. Il a consacré une monographie au poète Claude Michel Cluny, sous intitulée Des figures et des masques et publiée aux éditions de La Différence.

    Attaché aux échanges transversaux entre langues et cultures, il a également introduit et commenté l’œuvre de la poétesse luxembourgeoise José Ensch (disparue en 2008) dans son Glossaire d’une œuvre publié aux éditions de l’Institut Grand-Ducal du Luxembourg.

    Jalel El Gharbi oeuvre pour une utopie qu’il appelle Orcident ou Occirient, cultivant une posture intellectuelle et sensible qui fait de la connaissance une raison d’être. Il anime un blog littéraire (http://jalelelgharbipoesie.blogspot.com) de haute tenue où une pensée humaniste confronte quotidiennement les aléas de la violence (notamment pendant la tragédie récente de Gaza) aux enseignements de nos diverses traditions littéraires et spirituelles, dont la poésie serait le filtre cristallin.

    Le dernier livre de Jalel El Gharbi, Prière du vieux maître soufi le lendemain de la fête, a paru en 2010 aux éditions du Cygne. (jlk) 

  • Ceux qui boostent leur storytelling

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    Celui qui te parle de son narratif / Celle qui optimise les données de son vécu partagé / Ceux qui modélisent les procédures de l’échange du ressenti / Celui qui distingue nettement récit contraint et récit spontané en vue d’un récit utile / Celle qui encode les composants de l’aveu latent / Ceux qui rappellent au séminaire sur la marque que celle-ci est le récit surdéterminé du logo / Celui qui pense marketing dans son développement personnel / Celle qui se positionne au niveau de la mise en fiction de son vécu sexuel / Ceux qui parlent des effets napoléoniens de la Maison Blanche dans son formatage rhétorique du réel / Celui qui vise l’immersif dans la simulation / Celle qui conceptualise la notion d’immersion par le toucher des arrosoirs et des paniers exposés dans sa galerie / Ceux qui recourent à des effets spéciaux dans leur approche de l’autre / Celui qui gère le flux des microrécits / Celle qui assimile les techniques du néomanagement afin de clouer le bec de son beau-père / Ceux qui se disent experts en persuasion dans la mouvance évangélique / Celui qui lance une mode managériale de type zen / Celle qui mise sur les performances narratives de son fils mytho / Ceux qui estiment que le succès du récit de la story de leur réussite relève du win-win, etc.
     
    Peinture: Pierre Lamalattie.

  • Le Tour du jardin (7)

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    (Carnets volants 1967-2017)
     
    Au Luxembourg ce matin
    Les gros nuages saturés d’encre du lever du jour s’étant dissipés, voici le premier soleil dardant entre les feuilles des feuillus…
    Or, saluant au passage le sombre Beethoven de Bourdelle dans la pénombre mordorée de l’antichambre végétal, puis le Verlaine non moins grave se dressant un peu plus loin dans un cercle de fleurs florales, je me détends en regardant longuement, un peu plus loin, la souple, lente, ondulante et muette gesticulation de quatre adeptes du Taï-chi et de leur jeune maître chinois tout de noir vêtu…
    °°°
    Le Luxembourg le matin est une oasis de vitalité radieuse. Tout le monde y court sans considération d’âge. Une très vieille Chinoise vêtue de vert s’y exerce, en compagnie d’un tout frais Occidental glabre, au jeu du sabre de fer-blanc à fulgurant foulard. Un peu plus loin, devant la statue de Blanche de Castille, décédée en 1252 (sa date de naissance est effacée), une autre alerte vieillarde à profil d’Indienne, en tenue de soie vieux rose, se livre elle aussi à toute une gestuelle énigmatique...
    °°°
    Ensuite, le long des allées ponctuées de statues de reines et de figures mythologiques, je constate pour la première fois que leurs têtes se hérissent de fines pointes évoquant d’abord des bâtons d’encens et qui sont à l’évidence de métal tenace. Mais de quoi s’agit-il au juste ? Sont-ce des paratonnerres ? Ou peut-être des antennes permettant à ces êtres d’un autre temps de communiquer avec le nôtre ? Je m’interroge et puis, à considérer l’immaculée blancheur de la reine Mathilde, décédée en 1082 (date de naissance également effacée), me vient l’idée prosaïque que ces aiguilles sont probablement destinées à éloigner les pigeons. Oui, ce doit être cela : le Luxembourg reste très prisé des pigeons dont le roucoulement hante le feuillage des feuillus, mais nul d’entre eux ne se voit à l’instant sur aucun occiput d’aucune reine statufiée…
    °°°
    On est là comme hors du monde, au milieu de ces figures de pierre et de cette nature fraîche, et pourtant un peu plus loin, aux grilles du Jardin donnant sur le Boul’Mich, ont été accrochées de grande photographies, à l’occasion de 30 ans de Reporters sans frontières, qui nous ramènent aux tribulations du XXe siècle.
    La première à me frapper est cette image de Marc Riboud datant de mai 68 et représentant un front de manifestants, drôlement allurés pour certains et brandissant des couvercles de poubelles en guise de boucliers, face à un seul flic casqué. Cela me rappelle notre équipée de camarades Helvètes, débarqués à la Sorbonne aux petites aubes en caravane de 2CV, avec notre stock de plasma sanguin destiné aux présumées victimes des CRS…
     
    °°°
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    Et voilà d’autres images du siècle, devant lesquelles je passe en visant le faune de bronze à la pantomime comme en suspens, dont je note au passage que c’est une copie italienne d’une statue de Pompéi : telle étant la danse de l’humanité sur le volcan de la planète, soudain résumée par ces instantanés de la guerre au Congo ou du Front populaire, des foules en guerre ou des foules en fête, du fameux poulbot à baguette parisienne de Willy Ronis ou de ce gosse au cerf-volant sur un terrain vague de la bande de Gaza - enfin de tant de drames qui perdurent aux quatre vents tandis que nous baguenaudons au Luco dans le soleil candide…

  • Par-dessus les murs (20)

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    En 2008, le jeune écrivain Pascal Janovjak, installé à Ramallah avec son épouse Serena en mission régulière à Gaza pour la section italienne d'Amnesty international, entreprit une correspondance avec JLK sur le blog de celui-ci. En résultèrent quelque 150 lettres d'un échange pacifique, que l'intervention de Tsahal à Gaza. à l'enseigne de Plomb durci, interrompit finalement...
     
    A La Désirade, le 4 mai, très tôt.
     
    Cher Pascal,
    Je raffole de ton côté Schnitzel, qui est à mes yeux du pur belge, dont je raffole. Je raffole des Belges. Je suis Deschiens à mort. Surtout ce matin de virus et de lendemain de cambriolage.
    Le virus se manifeste ce matin par l’installation (pot de thé, vomitorium, Algifor et Mégaplan, onguents et ventouses, scalpel à saignée et Bottle of Bourbon) à côté de laquelle ma compagne des bons et des mauvais jours, comme on l’écrit dans les livres, dite aussi Miss Bijou, ou le Gouvernement, a passé sa nuit, au lendemain du matin belge durant lequel une bande de Roms (disent les journaux) a traité notre appart lausannois en n’y raflant que les bijoux de notre fille puînée et ses économies, ce qui lui apprendra à avoir des économies et des bijoux, et ce qui nous apprendra à nous d’avoir un appart en ville, une fille puînée et une aînée puisqu’il faut de tout.
    Il va de soi que nous nous avons lamenté une fois (en belge dans le texte) en criant au viol, ils sont entrés chez nous et ont foutu le désordre partout, vidé tous les placards, mis leurs mains pleines de doigts dans nos secrets, enfin tu vois quoi, c’est affreux, je pourrions les tuer rien que pour ça, mais finalement nous en avons ri (rires enregistrés) et c’est là que le virus est arrivé pour nous féliciter de ces dispositions belges.
    Le scène (belge) du garçon qui est parti pour battre le record du monde du passeur de porte, en passant une porte 33.000 fois en présence de son coach, et père (belge), dans je ne sais plus quel film, m’est revenue à l’évocation de cet admirable concert belge de Ramallah que tu évoques si bien, qui m'a rappelé à le fois l’Alpenstock de ma consoeur critique musicale Myriam et l’oiseau fou du concert de notre phalange nationale à Santa Barbara.
    Je commence par celui-ci. C’était donc pendant la tournée de l’Orchestre de la Suisse Romande, alors dirigé par mon ami Armin Jordan, dont tu te rappelles que j’étais l’accompagnateur chargé de tourner les pages de Martha Argerich, notre incomprabale soliste (scrivit Myriam dans l’édition de 24Heures du lendemain). Avec Myriam précisément, juste remise de l’exaspération qu’elle avait éprouvée pendant le concert de la veille, du fait des bruits de cornets de chips et du mouvement constant des auditeurs allant et venant entre l’auditorium flambant neuf et les lieux qu’on appelle les lieux, nous remontions de Los Angeles en Cadillac de louage, quand elle lança, comme le soleil procédait à un coucher sponsorisé par la FireFox Pictures : « les otaries, regardez les otaries ! ».
    Il n’y a que Myriam, dans la confrérie des critiques musicaux de pointe, pour confondre des otaries et de jeunes surfers californiens s’adonnant à leur jeu un 7 janvier, mais ce n’était pas la première fois que Myriam m’étonnait durant ce périple. A Tokyo, déjà, lorsqu’elle me demanda si je ne voulais pas louer un Alpenstock pour l’accompagner au sommet du Mont Fuji, en m’annonçant qu’elle avait pris le sien, déjà je m’étais réjoui : il y avait donc de la Belgique joyeuse en Myriam, dont je n’avais rien soupçonné jusque-là. Le monde est une pochette surprise (notez cela Blaise, dans vos notes complémentaires aux Deux Infinis de la belgitude).
    Bref, je fais court : donc, ce même soir, fringués et fringants, voici notre phalange exécuter (ce n’est pas le mot) le Concerto pour la main gauche de Ravel durant lequel, si j’ai bonne mémoire, il y a un mouvement lent évoquant la mer et le surf des otaries musiciennes, lorsque surgit, d’une fenêtre du palais hispanique qu’il y a là (je précise alors que la scène de la salle de concert de Santa Barbara figure la place d’une ville espagnole avec une rangée de nobles demeures en trompe-l’œil, et que le plafond de ladite salle est un ciel peint bleu nuit dont les étoiles sont de minuscules lumignons électriques), un oiseau fou.
    Tu sais que je suis fou des oiseaux, surtout des oiseaux fous qui font irruption dans une salle de concert classique supposant un recueillement religieux (dixit Myriam). J’ai souvent fomenté un lâcher de furets dans la cathédrale de Lausanne au milieu de quelque culte solennel, mais les furets se font rares. Or ce jour-là, je fus au surcomble de la joie belge, non seulement à pouffer sur le banc de Martha (qui n’avait rien remarqué) mais à mesurer une fois de plus l’humour lucernois (donc un peu belge) de mon ami Armin Jordan - je dis mon ami car nous nous étions découvert, au-dessus de la Sibérie, dans le vol Londres-Tôkyo, une commune passion pour la ville de Lucerne où il était né et où j’avais passé tant de vacances de nos enfances – qui parvint finalement, par ses gestes ensorcelants, à faire littéralement danser l’oiseau au rythme du concerto.
    Bon mais c’est pas tout ça : faut que je j’aille gouverner, puisque Madame n’y est pas. Et tiens, je vais me repasser un concerto en repassant nos habits du dimanche. On dirait qu’on irait au culte. Donc on se saperait comme des paroissiens. Et tant qu’à rêver, ce serait Mademoiselle Subilia qui serait à l’orgue. Ca me rappellerait mes dix ans candides quand, la mort dans l’âme, j’allais exécuter (c’est le mot) une nouvelle page de Mozart sous sa stricte surveillance de chaperon grave à bas opaques. Encore un poème que cette Mademoiselle Subilia, raide comme un Alpenstock mais qui avait ses bonheurs. Ainsi sa joie de nous voir progresser et de nous annoncer, après tant d’ingrats martèlements de petits automates : « Et maintenant, enfant, nous allons mettre les nuances... »
    Et voici le jour, ami Pascal. Malgré le virus j’entends Winnie le saluer : « Encore une journée divine ! »
     
    Amman, le 7 mai au soir, quand la connection internet ne marchait pas...
    Caro JLs,
    Nous étions heureux de partir, ce matin, de quitter pour un moment ce pays et sa violence, et ses souffrances. Je ne sais quels livres emporter, c'est important un livre, même quand on n'est pas en prison ou perdu dans la neige. Ni Lorca ni Tchekhov, finalement ce sera Calvino, Si par une nuit d'été un voyageur, et puis Tagore, A quatre voix, et puis Markus Werner, Langues de feu. Rien sur la Palestine en tout cas, je ne veux plus entendra parler de Palestine, je veux me nettoyer la tête.
    Et puis ce qui m'attend nécessite toute mon attention, c'est un voyage dans le temps, Amman, qui fut pour moi la découverte du monde arabe, il y a huit ans, neuf, Amman, la porte de l'ailleurs. Une ville toute proche de Ramallah, mais je n'ai pas voulu m'y rendre plus tôt – risque d'être refoulé à la frontière, au retour, et puis aussi surtout, l'appréhension de voir le présent détruire la beauté de mes souvenirs. J'ai gardé Amman dans un tiroir, je l'admirais à mon bon plaisir : maintenant je peux retourner à cet endroit, et je sais que c'est une autre ville que je verrai, elle me rappellera Amman mais je n'en attends rien de plus, même si ce matin j'aurais aimé courir vers Amman comme vers une amie qu'on n'a pas vu depuis trop longtemps.
    Sauf qu'ici on ne court jamais bien loin, il y a toujours quelqu'un pour vous arrêter et vous demander votre passeport. Ou pour vous proposer de jouer aux dés. Je me demande qui a eu l'idée de décorer ainsi les blocs de béton, à la frontière. Comme si l'Occupation était un jeu… ce qu'elle est, finalement, un jeu de hasard, passera, passera pas, quand on est Palestinien on n'est jamais bien sûr de rien, avant que les dés ne s'arrêtent. Ici, la face supérieure est blanche, seraient-ils pipés, se demande-t-il en prenant la photo. Ce n'est que le premier barrage de cette étrange frontière, il y en a exactement 123 après, j'exagère un peu, 123 c'était la durée qu'il nous a fallu, en minutes, pour les passer, ces barrages, monter dans un bus autorisé, descendre, les premiers guichets, une jeune soldate dans la lune voit le tampon Erez sur le passeport, dans son cerveau embrumé quelque chose se met en marche, elle nous pose la question rituelle, pourquoi êtes-vous allés à Nasa ? On aurait pu jouer aux cons et lui dire que la Nasa avait besoin de nous, mais il vaut mieux lui expliquer vite fait, pour Gaza, même si visiblement elle ne sait pas trop où c'est, ce truc-là, sur la lune peut-être. Monter dans un autre bus autorisé, et le no man's land, les barbelés et les mines, dépasser la foule des pèlerins qui se rendent à la Mecque, et qui ont droit à bien plus d'égards que nous, leurs valises en tas dans la poussière.
     
    Ensuite la vallée du Jourdain, verdoyante, et la remontée vers la ville, et la ville, qui se déploie doucement dans le désert. Des endroits que je crois reconnaître, et puis non. Des travaux partout, des buildings comme des champignons, il me faudra faire un effort, pour retrouver Amman, pour la présenter à ma douce. On n'en a pas le temps, à peine nos valises posées dans le bureau de ses collègues on s'en va à l'Ambassade du Bangladesh, dans l'espoir d'un visa rapide. Le chauffeur du taxi est Palestinien, évidemment, ils sont la majorité en Jordanie, un vieux Palestinien qui n'a plus toutes ses dents, mais plein d'histoires à raconter, et celle-ci qui résume toutes les autres : parti de Tulkarem en 1967, il n'a revu son pays qu'une fois, dans le flou qui précédait les accords d'Oslo, en 1993. Depuis, on lui a toujours refusé l'accès à ces collines qu'il peut voir, par temps clair, depuis Amman. Il fait temps clair tous les jours, à Amman.
     
    Et voilà déjà la Palestine qui me rattrape… Je sais que je ne n'oublierai jamais ce satané conflit, et qu'il fera toujours partie de moi, j'aimerais juste m'en détacher quelques jours, mais faire ses valises et passer une frontière ne suffit pas à changer d'air… la quête de mes petits souvenirs personnels attendra demain.

  • Le Tour du jardin (6)

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    (Carnets volants 1967-2017)
     
    Rue de la Félicité
    Moi j’aime Paris, je veux dire : les rues de Paris, les maisons de Paris, le blanc des murs des maisons de cinq étages de Paris, et les femmes de Paris : je veux dire les jambes des femmes de Paris qui sont plus fermes de se faire tous les jours les escaliers des cinq étages des chambres de bonnes de Paris, voilà ce que je veux dire quand je te dis que j’aime Paris, et le gens de Paris : la vie des gens de Paris qui n’est pas que de Parisiens imbus ou déçus d’un Paris prétendu disparu…
    Plus que toutes les autres de Paris, pour commencer, je te dirai que j’aime la rue de la Félicité, cette année-là, juste au mois de mai, les jambes en coton de la première fois que je me suis fait mon Paris tout seul, le cœur en coton comme les blancs nuages du ciel tout neufs au-dessus du quartier gris chaulé à toits bleutés, l’asphalte un peu mol annonçant l’été et le café maure d’à côté et la porte vert Véronèse délavé à la fine main de bronze et l’escalier penché de bois craquant jusqu’au comble des combles là haut au ciel retrouvé par les tabatières, et Paris tout autour, des Batignolles à Monceau et vers Montmartre où le lendemain j’avais, entre le Lapin agile et Ménilmontant, à vérifier qu’Utrillo et Carné n’en auront pas rajouté, et le surlendemain par la rue des Cascades et le long des quais je file le train du chien Macaire jusqu’à ceux de Léautaud, de l’autre côté de la Seine, et plus loin les jours d’après en tourniquant de la Butte aux-Cailles à l’impasse de l’Homme armé; et chaque soir, tu peux m'croire, des rues par les ponts et retour par les jardins sous la lune des Tuileries je me retrouve dans ma soupente de la rue de la Félicité, et ce sera pas deux fois, je te dis que ça : pas deux fois que ce sera la première fois...

  • Commune présence

     
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    Mais qu’avons-nous fait à la vie
    pour que, comme une brute,
    elle ait osé nous séparer ?
    Hélas nous étions nés...
     
    Cependant ni vos dieux méchants,
    lumineux ou moroses
    à vrai dire ne nous en imposent,
    tant nous restons vivants...
     
    Ouvrant les yeux c’est par les tiens
    que je vois ce matin
    le monde alentour agrandi
    par la mélancolie...
     
    (Peinture: Lucia K., Vue de La Désirade)

  • Les années Rimbaud

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    J’aime ces vieilles et tendres pierres friables.

    Maintenant c’est en étranger que j’y passe.

    Sur l’escalier de bois je me suis arrêté,

    ce matin d’hiver,

    tant d’années après.

    C’est ici qu’à seize ans je me croyais Verlaine.

    Je fumais des Gitanes,

    ou parfois des Gauloises,

    et plus tard des Boyards.

    Au Barbare, Brel ou Brassens,

    Léo Ferré ou Barbara,

    ou Paco Ibanez,

    ou Miles ou Chet Baker,

    ou Violeta Parra

    coloraient nos brouillards

    drogués au petit noir.

    J’étais si malheureux,

    si tendre, si salaud.

    Je croyais que jamais

    tout ça ne finirait :

    le cœur à vif, les mots fous, les années Rimbaud.

     

    Maintenant que je sais je me tais en songeant.

    Et la pluie, et la vie, et la nuit, et l’oubli.

     

     

    (10 décembre 1987)

     

    Richard Aeschlimann, Le rêve de l'escalier, 1973.

     

     

     

     

     

  • Le Temps accordé

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    (Lectures du monde VII, 2023)
    Ce dimanche 29 octobre. – Je me lève ce matin (un peu avant 7 heures sous un ciel gris soyeux aux nuages en fuseaux roses au- dessus des Dents du Midi et bleutés de l’autre côté où la lampe sourde de la lune disparaît à l'aplomb du lac pâle vers l’ouest jurassien) et me dis, après avoir relancé le feu, que le seul vrai travail est celui qui, mine de rien, fonde le dépassement modeste (« je reste dans mon modeste coin et consens à la vue de mes pieds noirs du matin », murmure Illia Illitch Oblomov) dont parle Nietzsche (1844-1900) en prônant le surhumain dont on a fait le contraire caricatural avec les gesticulations du super-héros en mission impossible.
    Mais en quoi Tom Cruise dépasse-t-il le moindre brahmane en caleçon simple, et comment accueillir, vivre et honorer ce que le Hegel des Leçons d’esthétique appelle, en référence à la peinture hollandaise, les « dimanches de la vie » ?
    Ainsi le travail serait-il relation continue avec l’avant et l’après, les fêtes de Brueghel et les musiques de demain qui évoqueront toujours et encore la mer où se purifient nos eaux sales…
     
    °°°
    Le transhumanisme est pire que la caricature du surhumain selonn Nietzsche: c’est une régression à la machine de l’ingénieur enrichi, le winner de l’époque , le battant de la cloche sans âme qui explique tout sans comprendre rien...
    °°°
    Quant « au retour à la terre », je lui préfère le retour par la terre, qui se fera tantôt par les villes et tantôt par les îles, spontané et en somme facile devant la splendeur des feuillages d’automne au balcon de La Désirade, ou plus exigeant, plus difficile dans le ruissellement souillé (ce matin, les dernières nouvelles des massacres souterrains de la bande de Gaza, mais aussi toute humeur morose ou tout rejet de l’enfan) du flot malodorant des heures.
     
    °°°
    Mon travail (au sens entendu de la poésie-Dichtung) doit s’ancrer dans la continuité et la collaboration, notions chères à l’Artiste de la pensée (je pense surtout à Peter Sloeterdijk après le filosofo ignoto de Ceronetti et Charles-Albert le vélocipédiste céleste) que je pratique plus ou moins sciemment (consciemment) depuis mes quinze- seize ans où ont commencé les annotations de mes lectures du monde, et même dès l’apprentissage (par cœur) des poètes Verlaine et Rimbaud (naturellement en couple à mes yeux candides) ou Baudelaire et Musset, Apollinaire et Victor Hugo, les chansons d’Aragon, la pensée éthique des pacifistes de mes quatorze ans (Henri Lecoin et Jérôme Gauthier du Canard enchaîné), quelques barbus (Bachelard et Lavelle) et toute la bande ensuite qui m’a fait bander au sens le plus sublimé, le travail donc comme une pensée incarnée, la conscience comme une lumière, la patience comme un retour aux sources ouvertes à tout aval, etc.
    °°°
    À part cela : plus d’attention à tout instant, prendre des nouvelles des enfants, reprendre le leporello des fleurs et papillons destiné à Elizabeth après celui des oiseaux (Tony) et des animaux de tous pays (Tim) , question là encore de passage, et tout de suite je recopie ces notes d’Apollinnaire avant de me remettre, sérieux, au boulot :
    « J’ai eu le courage de regarder en arrière
    Les cadavres de mes jours
    Marquent ma route et je les pleure
    Les uns pourrissent dans les égises italiennes
    Ou bien dans de petits bois de citronniers
    Qui fleurissent et fructitient
    En même temps et en toute saison
    D’autre jours ont pleuré avant de mourir dans des tavernes
    Oì d’ardents bouquets roulaient
    Aux yeux d’une mulâtresse qui inventait la poésie
    Et les roses de l’électricités’ouvrent encore
    Dans le jardn de ma mémoire »…