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Par-dessus les murs (20)

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En 2008, le jeune écrivain Pascal Janovjak, installé à Ramallah avec son épouse Serena en mission régulière à Gaza pour la section italienne d'Amnesty international, entreprit une correspondance avec JLK sur le blog de celui-ci. En résultèrent quelque 150 lettres d'un échange pacifique, que l'intervention de Tsahal à Gaza. à l'enseigne de Plomb durci, interrompit finalement...
 
A La Désirade, le 4 mai, très tôt.
 
Cher Pascal,
Je raffole de ton côté Schnitzel, qui est à mes yeux du pur belge, dont je raffole. Je raffole des Belges. Je suis Deschiens à mort. Surtout ce matin de virus et de lendemain de cambriolage.
Le virus se manifeste ce matin par l’installation (pot de thé, vomitorium, Algifor et Mégaplan, onguents et ventouses, scalpel à saignée et Bottle of Bourbon) à côté de laquelle ma compagne des bons et des mauvais jours, comme on l’écrit dans les livres, dite aussi Miss Bijou, ou le Gouvernement, a passé sa nuit, au lendemain du matin belge durant lequel une bande de Roms (disent les journaux) a traité notre appart lausannois en n’y raflant que les bijoux de notre fille puînée et ses économies, ce qui lui apprendra à avoir des économies et des bijoux, et ce qui nous apprendra à nous d’avoir un appart en ville, une fille puînée et une aînée puisqu’il faut de tout.
Il va de soi que nous nous avons lamenté une fois (en belge dans le texte) en criant au viol, ils sont entrés chez nous et ont foutu le désordre partout, vidé tous les placards, mis leurs mains pleines de doigts dans nos secrets, enfin tu vois quoi, c’est affreux, je pourrions les tuer rien que pour ça, mais finalement nous en avons ri (rires enregistrés) et c’est là que le virus est arrivé pour nous féliciter de ces dispositions belges.
Le scène (belge) du garçon qui est parti pour battre le record du monde du passeur de porte, en passant une porte 33.000 fois en présence de son coach, et père (belge), dans je ne sais plus quel film, m’est revenue à l’évocation de cet admirable concert belge de Ramallah que tu évoques si bien, qui m'a rappelé à le fois l’Alpenstock de ma consoeur critique musicale Myriam et l’oiseau fou du concert de notre phalange nationale à Santa Barbara.
Je commence par celui-ci. C’était donc pendant la tournée de l’Orchestre de la Suisse Romande, alors dirigé par mon ami Armin Jordan, dont tu te rappelles que j’étais l’accompagnateur chargé de tourner les pages de Martha Argerich, notre incomprabale soliste (scrivit Myriam dans l’édition de 24Heures du lendemain). Avec Myriam précisément, juste remise de l’exaspération qu’elle avait éprouvée pendant le concert de la veille, du fait des bruits de cornets de chips et du mouvement constant des auditeurs allant et venant entre l’auditorium flambant neuf et les lieux qu’on appelle les lieux, nous remontions de Los Angeles en Cadillac de louage, quand elle lança, comme le soleil procédait à un coucher sponsorisé par la FireFox Pictures : « les otaries, regardez les otaries ! ».
Il n’y a que Myriam, dans la confrérie des critiques musicaux de pointe, pour confondre des otaries et de jeunes surfers californiens s’adonnant à leur jeu un 7 janvier, mais ce n’était pas la première fois que Myriam m’étonnait durant ce périple. A Tokyo, déjà, lorsqu’elle me demanda si je ne voulais pas louer un Alpenstock pour l’accompagner au sommet du Mont Fuji, en m’annonçant qu’elle avait pris le sien, déjà je m’étais réjoui : il y avait donc de la Belgique joyeuse en Myriam, dont je n’avais rien soupçonné jusque-là. Le monde est une pochette surprise (notez cela Blaise, dans vos notes complémentaires aux Deux Infinis de la belgitude).
Bref, je fais court : donc, ce même soir, fringués et fringants, voici notre phalange exécuter (ce n’est pas le mot) le Concerto pour la main gauche de Ravel durant lequel, si j’ai bonne mémoire, il y a un mouvement lent évoquant la mer et le surf des otaries musiciennes, lorsque surgit, d’une fenêtre du palais hispanique qu’il y a là (je précise alors que la scène de la salle de concert de Santa Barbara figure la place d’une ville espagnole avec une rangée de nobles demeures en trompe-l’œil, et que le plafond de ladite salle est un ciel peint bleu nuit dont les étoiles sont de minuscules lumignons électriques), un oiseau fou.
Tu sais que je suis fou des oiseaux, surtout des oiseaux fous qui font irruption dans une salle de concert classique supposant un recueillement religieux (dixit Myriam). J’ai souvent fomenté un lâcher de furets dans la cathédrale de Lausanne au milieu de quelque culte solennel, mais les furets se font rares. Or ce jour-là, je fus au surcomble de la joie belge, non seulement à pouffer sur le banc de Martha (qui n’avait rien remarqué) mais à mesurer une fois de plus l’humour lucernois (donc un peu belge) de mon ami Armin Jordan - je dis mon ami car nous nous étions découvert, au-dessus de la Sibérie, dans le vol Londres-Tôkyo, une commune passion pour la ville de Lucerne où il était né et où j’avais passé tant de vacances de nos enfances – qui parvint finalement, par ses gestes ensorcelants, à faire littéralement danser l’oiseau au rythme du concerto.
Bon mais c’est pas tout ça : faut que je j’aille gouverner, puisque Madame n’y est pas. Et tiens, je vais me repasser un concerto en repassant nos habits du dimanche. On dirait qu’on irait au culte. Donc on se saperait comme des paroissiens. Et tant qu’à rêver, ce serait Mademoiselle Subilia qui serait à l’orgue. Ca me rappellerait mes dix ans candides quand, la mort dans l’âme, j’allais exécuter (c’est le mot) une nouvelle page de Mozart sous sa stricte surveillance de chaperon grave à bas opaques. Encore un poème que cette Mademoiselle Subilia, raide comme un Alpenstock mais qui avait ses bonheurs. Ainsi sa joie de nous voir progresser et de nous annoncer, après tant d’ingrats martèlements de petits automates : « Et maintenant, enfant, nous allons mettre les nuances... »
Et voici le jour, ami Pascal. Malgré le virus j’entends Winnie le saluer : « Encore une journée divine ! »
 
Amman, le 7 mai au soir, quand la connection internet ne marchait pas...
Caro JLs,
Nous étions heureux de partir, ce matin, de quitter pour un moment ce pays et sa violence, et ses souffrances. Je ne sais quels livres emporter, c'est important un livre, même quand on n'est pas en prison ou perdu dans la neige. Ni Lorca ni Tchekhov, finalement ce sera Calvino, Si par une nuit d'été un voyageur, et puis Tagore, A quatre voix, et puis Markus Werner, Langues de feu. Rien sur la Palestine en tout cas, je ne veux plus entendra parler de Palestine, je veux me nettoyer la tête.
Et puis ce qui m'attend nécessite toute mon attention, c'est un voyage dans le temps, Amman, qui fut pour moi la découverte du monde arabe, il y a huit ans, neuf, Amman, la porte de l'ailleurs. Une ville toute proche de Ramallah, mais je n'ai pas voulu m'y rendre plus tôt – risque d'être refoulé à la frontière, au retour, et puis aussi surtout, l'appréhension de voir le présent détruire la beauté de mes souvenirs. J'ai gardé Amman dans un tiroir, je l'admirais à mon bon plaisir : maintenant je peux retourner à cet endroit, et je sais que c'est une autre ville que je verrai, elle me rappellera Amman mais je n'en attends rien de plus, même si ce matin j'aurais aimé courir vers Amman comme vers une amie qu'on n'a pas vu depuis trop longtemps.
Sauf qu'ici on ne court jamais bien loin, il y a toujours quelqu'un pour vous arrêter et vous demander votre passeport. Ou pour vous proposer de jouer aux dés. Je me demande qui a eu l'idée de décorer ainsi les blocs de béton, à la frontière. Comme si l'Occupation était un jeu… ce qu'elle est, finalement, un jeu de hasard, passera, passera pas, quand on est Palestinien on n'est jamais bien sûr de rien, avant que les dés ne s'arrêtent. Ici, la face supérieure est blanche, seraient-ils pipés, se demande-t-il en prenant la photo. Ce n'est que le premier barrage de cette étrange frontière, il y en a exactement 123 après, j'exagère un peu, 123 c'était la durée qu'il nous a fallu, en minutes, pour les passer, ces barrages, monter dans un bus autorisé, descendre, les premiers guichets, une jeune soldate dans la lune voit le tampon Erez sur le passeport, dans son cerveau embrumé quelque chose se met en marche, elle nous pose la question rituelle, pourquoi êtes-vous allés à Nasa ? On aurait pu jouer aux cons et lui dire que la Nasa avait besoin de nous, mais il vaut mieux lui expliquer vite fait, pour Gaza, même si visiblement elle ne sait pas trop où c'est, ce truc-là, sur la lune peut-être. Monter dans un autre bus autorisé, et le no man's land, les barbelés et les mines, dépasser la foule des pèlerins qui se rendent à la Mecque, et qui ont droit à bien plus d'égards que nous, leurs valises en tas dans la poussière.
 
Ensuite la vallée du Jourdain, verdoyante, et la remontée vers la ville, et la ville, qui se déploie doucement dans le désert. Des endroits que je crois reconnaître, et puis non. Des travaux partout, des buildings comme des champignons, il me faudra faire un effort, pour retrouver Amman, pour la présenter à ma douce. On n'en a pas le temps, à peine nos valises posées dans le bureau de ses collègues on s'en va à l'Ambassade du Bangladesh, dans l'espoir d'un visa rapide. Le chauffeur du taxi est Palestinien, évidemment, ils sont la majorité en Jordanie, un vieux Palestinien qui n'a plus toutes ses dents, mais plein d'histoires à raconter, et celle-ci qui résume toutes les autres : parti de Tulkarem en 1967, il n'a revu son pays qu'une fois, dans le flou qui précédait les accords d'Oslo, en 1993. Depuis, on lui a toujours refusé l'accès à ces collines qu'il peut voir, par temps clair, depuis Amman. Il fait temps clair tous les jours, à Amman.
 
Et voilà déjà la Palestine qui me rattrape… Je sais que je ne n'oublierai jamais ce satané conflit, et qu'il fera toujours partie de moi, j'aimerais juste m'en détacher quelques jours, mais faire ses valises et passer une frontière ne suffit pas à changer d'air… la quête de mes petits souvenirs personnels attendra demain.

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