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L'angoisse de Rachid

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En octobre 1993, l’écrivain algérien Rachid Mimouni exprimait sa crainte d'être assassiné parmi les siens. Plus de vingt ans après notre rencontre à Paris, ses propos ont une charge tragique redoublée... L'écrivain est mort à Paris en février 1995 d'une hépatite aiguë. Qui a dit que l'Histoire se répétait ?

 

L’un des plus grands écrivains algériens est aujourd'hui un condamné à mort virtuel. Romancier puissant, passionnément engagé à défendre l'honneur de sa tribu — donc à en fustiger aussi ce qui la déshonore — économiste enseignant à l'Université d'Alger jusqu'à sa démission récente, figure de proue de l'intelligentsia algérienne non alignée, Rachid Mimouni a publié l’an dernier un essai virulent sur la falsification du message coranique par les fanatiques musulmans: De la barbarie en général et de l'intégrisme en particulier. En outre, son dernier roman, La malédiction évoque (notamment) l'invasion de l'hôpital d'Alger par les barbus intégristes, en été 1991, préfigurant les méthodes d'un Etat islamique. Autant de motifs suffisant à désigner cet esprit libre à la vindicte des fanatiques,qui n'en demandent d'ailleurs pas tant. Après l'assassinat d'une quinzaine d'intellectuels algériens, dont plusieurs de ses amis, Rachid Mimouni s'obstine à vivre en plein quartier populaire d'Alger, à la merci des tueurs, mais c'est lors d'un récent passage à Paris que nous l'avons interrogé.

 

—  Quelle vie menez-vous aujourd'hui?

 

—  La situation des intellectuels algériens a beaucoup changé depuis le moment où un ensemble de réseaux terroristes a décidé de les abattre l'un après l'autre. Il en résulte une véritable psychose, liée au fait qu'on ne sait pas quelle sera la prochaine cible. Cette angoisse s'accroît du fait que votre entourage vit la même hantise. Mon fils se réveille souvent au milieu de la nuit parce qu'il rêve qu'on m'assassine.

 

—  L'affaire Rushdie a-t-elle servi d'exemple au FIS

 

—  Les enjeux n'ont rien de commun. Rushdie a été condamné à mort pour avoir écrit Les versets sataniques. Tandis que les intellectuels algériens sont abattus parce qu'ils défendent, pacifiquement, unprojet de société démocratique et moderne en contradiction absolue avec un Etat islamique.

 

—  Excluez-vous l'exil? 

 

—  Il y a déjà plusieurs dizaines d'intellectuels de renom qui ont dû se réfugier à l'étranger ou se cacher. Mais, si tous s'en allaient, ça serait un drame. Au reste, je ne serais pas forcément en sûreté où que je me trouve. 

 

—  Savez-vous quel groupe particulier vous menace?  

  

—  Cequi fait toute la difficulté de la situation algérienne, c'est que les terroristes ne sont pas coordonnés. Chaque faction définit sa propre stratégie. Comme les assassinats ne sont pas revendiqués, on ne sait jamais qui a commis le meurtre, sauf rares cas. 

 

—  Comment avez-vous appris que votre nom figurait sur la liste des condamnés en puissance? 

 

—  Je l'ai appris à mots couverts par des amis qui vont à la mosquée, et par desmembres des services de sécurité algériens. 

 

—  Dans quelle mesure pouvez-vous vous protéger? 

 

—  C'est très problématique, dans la mesure où ces réseaux s'attaquent à n'importe qui. Les intellectuels francophones sont visés en priorité, mais, le but des intégristes étant de régner par la terreur, ils ne cessent de varier leurs cibles. Personne n'est à l'abri. La situation est d'autant plus délicate que nous vivons, pour la plupart, dans des quartiers populaires. 

  

—  Comment le pouvoir réagit-il à cesattentats?   

 

—  Très mollement. D'une certaine manière, cela doit bien l'arranger, dans la mesure où nous n'avons cessé de le critiquer. Le jour de l'enterrement de mon ami Tahar Djaout, écrivain important, la télévision lui a consacré dix secondes...

  

—  Et dans les journaux? 

 

— Dans les journaux indépendants, la réaction à l'assassinat de Tahar Djaout a été formidable. Mais ailleurs... 

 

—   L'un des thèmes de La malédiction est la haine fanatique opposant deux frères. L'avez-vous subie vous-même?

  

—  Il se trouve que mon propre beau-frère est un intégriste pur et dur, et sans doute me liquiderait- il sans état d'âme si cela lui était ordonné. Ma propre mère aussi soutient les islamistes.

  

—   Le passé, et notamment la guerre, joue un rôle important dans votre livre. Pourquoi cela? 

 

—   Les drames que nous vivons actuellement ont leurs racines dans le passé. Il y a eu des conflits entre hommes, des rivalités qui ont continué de déterminer la conduite des dirigeants après l'indépendance.On ne comprend rien à la situation présente sans se référer à ces vieuxrèglements de comptes.

 

—   Quels rapports entretenez- vous avec l'islam?

   

—  Je suis musulman, et convaincu que l'intégrisme est une falsification de l'islam.Il m'arrive très souvent, avec mes enfants, de constater qu'on leur enseigne des versets tronqués du Coran. C'est en soi une hérésie: le texte sacré ne peut être trafiqué. Or nous avons 46% d'analphabètes. Il suffit de leur asséner des versets sortis de leur contexte pour les manipuler. Prenez le cas du Djihad. On le tient, en Occident, pour une incitation à la lutte contre les non-musulmans. Effectivement, il y a un verset qui dit que le Djihad est permis. Mais les intégristes ne lisent jamais la suite concernant ce même Djihad qui dit: «Vous n'agresserez pas celui qui ne vous a pas agressé, vous épargnerez les femmes et les enfants». En fait, le Djihad, replacé dans son contexte coranique, est un droit à l'autodéfense. Historiquement, cela se comprend très bien car,à l'époque, les musulmans qui avaient dû quitter La Mecque pour Médine étaient sans cesse agressés par les Mecquois, qui levaient des armées pour les attaquer. 

 

—  Comment voyez-vous l'évolution de la situation? 

 

—   Il y a deux schémas possibles. Ou il seproduit en Algérie des changements radicaux en termes de direction politique. À ce moment, une nouvelle dynamique pourrait être relancée. Ou nous continuons toujours avec les mêmes. Il y aura donc de plus en plus de déçus qui trouveront refuge dans le mouvement intégriste. Alors ce sera la voie ouverte à unecatastrophe à l'iranienne. 

 

—  Voyez-vous des hommes nouveaux à même d'apparaître? 

 

—  Les hommes nouveaux se voient rarement à l'avance. Qui aurait pu penser que ce serait le général de Gaulle qui incarnerait la Résistance?  

 

—  Attendiez-vous quelque chose des chefs historiques revenus en Algérie avant les élections?

 

—  J'attendais beaucoup d'un Aït Ahmed, dont j'admire l'intelligence et le sens politique. Hélas! j'ai deux reproches à lui adresser. Le premier est de ne pas être revenu au pays comme un sage, qui aurait pu jouer un rôle décisif en temps utile, mais en chef de parti. Le second est d'être reparti en Suisse. Et je fais les mêmes reproches à Ben Bella. 

 

—  Quel est le sentiment qui domine aujourd'hui au sein de la société algérienne? 

 

—   Il y a une grande lassitude par rapport aux gens du pouvoir, qui ne sont plus crédibles. A cela s'ajoute désormais la peur. Les Algériens n'ont plus même le cœur à travailler sous cette chape de plus en plus lourde...

 

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