En novembre1985, Teresa Berganza était de passage à Lausanne pour y interpréter le rôle-titre de Didon et Enée de Purcell, dirigé par Michel Corboz, rôle qu’elle avait tenu pour la première fois à la Scala. L’occasion de réaliser un fantasme entêtant : prendre le thé avec une diva…
Il y a les voix qu’on admire, et puis il y a celles qu’on aime. Les voix qui en jettent, comme on dit trivialement, et ces autres qui nous touchent en profondeur, nous troublent ou nous émeuvent. Et nul besoin d’être spécialiste en la matière pour sentir ce qui distingue une Maria Callas de la grande époque, une Mirella Freni ou, dans le registre du Lied, une Janet Baker ou une Kathleen Ferrier de tant d’autres funambules de la vocalise.
Or Teresa Berganza nous paraît, aussi, de ces voix qui ont là la fois un cœur et une âme, n’excluant d’ailleurs ni la sensualité ni la candeur ou le naturel. En toute simplicité. Le naturel et la simplicité : voici d’ailleurs les deux qualités dont l’énoncé rendra le mieux compte, en raccourci, du sentiment éprouvé à l’approche de la grande cantatrice espagnole. Tout le contraire de la star sophistiquée que pourraient laisser imaginer certains de ses portraits, ou de la Castafiore envahissante : une petite dame vive et souriante mais sans rien de mielleux, belle assurément quoique sans ostentation de coquetterie à quatre heures de l’après-midi, svelte et souple comme une trapéziste, avec un mélange de bonhomie et de passion contenue, de véhémence et d'enjouement, le tout parfaitement équilibré comme le furent, au reste, la vie et la carrière de l’artiste.
« Cet équilibre est extrêmement difficile à préserver. Mener de front une vie de femme à part entière, assumer ses responsabilités de mère et faire une carrière artistique représente beaucoup de sacrifices. Tant que mes enfants étaient petits, avec mon premier mari, pianiste lui aussi, nous sommes parvenus à concilier les deux choses. Nous nous déplacions comme des nomades, sans jamais nous séparer. Le soir, par exemple, je chantais au Metropolitan Opera, et ensuite je retrouvais mes enfants. Or ce que je gagnais suffisait tout juste à assurer nos dépenses immédiates de séjour. Et puis, à l’âge de la scolarité, cela s’est encore compliqué... »
Parée de tous les dons, selon l’expression consacrée, fêtée dès son premier récital, et sollicitée partout depuis une trentaine d’années, Teresa Berganza n’en est pas moins, en dépit de son aisance apparente, une artiste perfectionniste et ne se permettant aucune facilité, qui s’est toujours imposé la plus stricte discipline.
« Récemment encore, un critique anglais disait à peu près que je n’ai en somme aucun mérite, parce que tout m’a été donné. Mais quelle injustice ! Comme si les dispositions naturelles étaient suffisantes ! »
Si elle manifeste l’orgueil farouche de ceux qui connaissent leur propre valeur, et qui savent le prix de l’effort, Teresa Berganza est cependant débordante de gratitude envers ceux qui ont guidé ses pas, à commencer par son père.
« A la maison, la musique a toujours été présente. Mozart et Puccini de préférence. Mon père, qui était très artiste, amoureux de musique et poète, m’emmenait tous les dimanches aux concerts d’une harmonie locale, qui jouait tantôt des airspopulaires et tantôt de la musique classique. En chemin, j’avais alors droit al’évocation merveilleuse des œuvres que nous allions entendre, que mon père transfigurait littéralement en me les racontant, avec une fantaisie et unecapacité d’invention qui ont contribué pour beaucoup à me sensibiliser à la magie de la musique. Ensuite, après le concert, il me faisait retrouver de mémoire, au piano, les thèmes de chaque instrument. Et puis c’est lui aussi qui m’a appris le solfège. Avec une sévérité que ma mère s’efforçait tant soit peu de fléchir. Mais ce fut, en somme, une bonne première école... »
Et c’est avec la même ferveur que Teresa Berganza parle de sa première rencontre avec la Callas, aux Etats-Unis où, toute jeune encore, elle chantait dans la Médée de Cherubini aux côtés de sa très célèbre aînée.
« Maria Callas m’a énormément apporté. Elle m’a prise sous sa protection comme unepetite sœur. Elle m’a beaucoup appris, et particulièrement en ce qui concerne l’expression dramatique a l’opéra. Elle fut d’ailleurs la première a jouer vraiment, en grande tragédienne, alors que l’art lyrique était jusque-là si statique et si peu théâtral. Aujourd’hui plus que jamais, je reste convaincue que l’opéra est une forme de théâtre, et que le chanteur doit être comédien aussi. Quant à Maria, elle était, à l’époque où nous nous sommes rencontrées, au faîte de son art. Par la suite, lorsqu’elle a eu toutes ses difficultés personnelles qui ont, je crois, joué un rôle décisif dans son déclin artistique, j’ai souvent regretté, et je me suis reproché même, de ne pouvoir être auprès d’elle et de la soutenir à mon tour. »
Le temps de ce goûter sans une once de guindage mondain, nous aurons parlé d’un peu tout. Et des enfants d’abord, comme nous venions d’apprendre à la diva qu’une petite Julie nous était née quelques jours plus tôt : « Je vous envie ! La naissance d’un enfant est le plus grand événement qu’on puisse vivre. Pour moi, je n’en ai jamais vécu de plus beau, pas même les quelques vrais instants de grâce qu’il m’a été donné de connaître par la musique en quelque vingt-huit ans de carrière. »
Et Teresa Berganza de se rappeler le soir où, ayant fait amener sa fille de 3 ans à l’opéra où elle chantait La Cenerentola, l’enfant se mit à pousser des cris de terreuret de protestation lorsque Cendrillon, sur scène, se fait quelque peumolester... ou de se remémorer sa peine à dissimuler le bombement de son fils à naître tandis que, dans la scène pathétique de la mort de Didon, elle était censée s’effondrer de tout son long sur une rampe dangereusement inclinée et la tête en bas !
Ou bien encore, toujours à propos de Didon et Enée, qu’on présentait en langue italienne à la Scala de Milan, cet autre souvenir de l’ultime fameux lamento («Remember me ») lui échappant soudain, à la première, dans la version anglaise à la stupéfaction du maestro. « Je tiens beaucoup à ce personnage si bouleversant.Ce que je regrette seulement, c’est que cet opéra soit si court... Mais Purcell incarne à mes yeux la musique dans ce qu’elle a de plus pur. Et puis, je me réjouis de travailler enfin avec Michel Corboz, que j’admire depuis longtemps.»
Nous avons parlé de son divorce, consommé à une époque où cela ne se faisait guère en Espagne. « Nous devions être le dixième couple à l’oser. Cela m’a beaucoup coûté, car je crois très fort au couple. Mais c’est finalement en chantant Carmen que j’ai trouvé la force de dire, à mon tour, que je n’aimais plus. »
Entière dans ses élans, Teresa Berganza l’est tout autant dans ses rejets. Ainsi parle-t-elle du tournage du Don Juan de Mozart au cinéma, par Joseph Losey et la Gaumont, sans aménité pour la piètre organisation de celle-ci et en riant, un peu de celui-là. Le brave cinéaste n’entendait-il pas lui faire chanter l’air du « Vorrei, non vorrei » en fixant successivement le lit (« vorrei ») et un crucifix accroché au mur (« non vorrei ») en sorte de bien souligner la contrainte morale que signifie la religion...
« C’était inimaginable, n’est-ce pas, et vous pensez si je lui ai obéi ! »
Enfin nous avons donné dans la fiction surréaliste: du moment que le soussigné venait de réaliser son rêve secret de rencontrer une diva selon son cœur, Teresa Berganza s’imagina ministre de l'éducation familiale. Pour édicter, aussitôt, l’ordre exécutoire d’initier les enfants à la musique. Avec tout plein de Vivaldi au programme !
« N’est-ce pas la musique la plus réjouissante, pour un enfant !? »
(Cet entretien a paru dans l'édition dominicale de La Tribune-Le Matin en date du 10 novembre 1985.)