
Commune présence

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En (re)lisant Guido Ceronetti, prélude à une rencontre.
C’est à une sorte d’ardent travail alchimique que nous convie Guido Ceronetti dans La patience du brûlé, dont les 453 pages tassées m’évoquent ces fichiers « compactés » de l’informatique dont le déploiement peut nous ouvrir magiquement 4530 voire 45300 feuillets en bruissant éventail.
Une bévue éditoriale fait paraître cette première version française sous l’absurde appellation de Roman. Gisement précieux conviendrait mieux. Ou: Réserve d’explosifs Ou bien: huche à pain, ruche à miel, que sais-je encore : strates, palimpseste, graffiti par chemins et bouquins ?
En tout cas Notes de voyage, même si c’est de ça qu’il s’agit, ne rend pas du tout le son et le ton de cette formidable concrétion de minéralogie sensible et spirituelle dans le mille-feuilles de laquelle on surajoute à son tour ses propres annotations.
Pour ma part, ainsi, dès que je m’y suis plongé, j’en ai fait mon livre-mulet du moment. S’y sont accumulés notes et croquis, recettes, régimes, billets doux et tutti quanti. Une aquarelle d’un ami représentant l’herbe du diable, et le détail des propriétés de celle-ci, en orientent la vocation magique, confirmée sur un fax à l’enseigne de la firme Operator par la papatte du compère apprenti sorcier qui me rappelle que «le premier artiste est le chaman qui voit sur la paroi de la grotte l’animal dessiné par la nature et ne fait qu’en marquer le contour de son bout de bois calciné ». Patience du brûlé…De son bâton de pèlerin, Guido Ceronetti fait tour à tour une baguette de sourcier et un aiguillon ou une trique. Ses coups de sonde dans l’épaisseur du Grand Livre universel ne discontinuent de faire jaillir de fins geysers. A tout instant on est partout dans le temps et les lieux, au fil de fulgurantes mises en rapport. Qu’un quidam le prenne pour un «prêtre», genre dandy défroqué, ou peut-être pour un « frère », teigneux et courtois à la fois, lui fait remarquer qu’en effet il «sacrifie à l’aide du mot».
Et de chamaniser en relevant les vocables ou les formules aux murailles de la Cité dévastée (sa passion pour toute inscription pariétale du genre CATHOLIQUES ET MUSULMANS UNIS DANS LA NUIT ou, de main masculine, ATTENTION ! ILS VEULENT A NOUVEAU NOUS IMPOSER LA CEINTURE DE CHASTETE !, ou encore l’eschatologique LES CLOUS NOIRS REGNERONT) en boutant à l’onomastique le feu du (non)sens ou en soufflant sur les braises de mille foyers épars dans le dépotoir. Bribes alternées des noms de rues et des lieux-dits, des visages et des paysages sans couleurs de l’infinie plaine urbaine, langage grappillés dans les livres de jadis ou de tout à l’heure, des tableaux, des journaux, des gens (le « geste antique » d’un marchand de beignets) ou du bâtiment qui va (« ce petit couvent aussi délicat qu’une main du Greco ») quand tout ne va pas…
Parce que rien ne va plus dans la « mosaïque latrinaire » de ce monde uniformisé dont l’hymne est le Helter Skelter de John Lennon. Venise et Florence ont succombé à la CIVILISATION DES TRIPES et donc à «l’infecte canaille des touristes indigènes transocéaniques».
Place de La Seigneurie, voici les «tambours africains amplifiés par le Japon, hurlement américanoïde de fille guillotinée». Voici ces « jeunes auxquels on a raclé tout germe de vie mentale », autant de « tas d’impureté visible et invisible » qui implorent un coup de « Balai Messianique »…
Il y a du Cingria catastrophiste et non moins puissamment ingénu, non moins follement attentif à la grâce infime de la beauté des premiers plans chez Ceronetti. Le même imprécateur criant raca sur l’arrogance humaine fauteuse de génocides animaux et sur le règne des pollueurs de toute nature, industriels ou chefs de bandes nationalistes devenues « essentiellement d’assassins », ainsi que l’illustrent les derniers feuilletons de la Chaîne Multimondiale (toutes guerres sans chevaux), le même contempteur des aquarelles d’Hitler « irrespirables d’opacité » et qui s’exclame dans la foulée que désormais « presque tout est aquarelle d’Hitler dans le monde nivelé et unifié », le même vidangeur de l’égout humain (« c’est encore homme, ce truc-là ?) est un poète infiniment regardant et délicat qui note par exemple ceci en voyant simplement cela : « Un moineau grand comme un petit escargot près du mur. Vol d’un pigeon. Une cloche »…
Car il aime follement la beauté, notre guide Guido (qui lit Virgile qui guidait Dante que nous lisons), et d’abord ce « geste extrême anti-mort de la Beauté italienne, sourire infini que nous avons oublié et tué », et c’est Giorgione et à saute-frontière c’est Goya, ou dans un autre livre (Le lorgnon mélancolique) c’étaient Grünewald ou la cathédrale de Strasbourg, et les oiseaux mystiques ou quel « regard ami » qui nous purifiera.
Dans l’immédiat, pour se libérer des « infâmes menottes du fini », le voyageur lance à la nettoyeuse des Bureaux Mondiaux : « Au lieu d’épousseter, femme, couvre ces bureaux de merde ». Et déjà le furet du bois joli s’est carapaté en se rappelant le temps où nous étions « croyants du Bois Magique ». Et de noter encore ceci comme une épiphanie : « Petit vase de fleurs fraîches, violettes, resté bien droit, celui d’à côté renversé – des quilles, la vie… »
Guido Ceronetti. La Patience du brûlé. Traduit de l’italien par Diane Ménard. Albin Michel, 1995. A lire aussi : Le silence du corps, prix du Meilleur livre étranger 1984, repris en Poche Folio. Ou encore : Une poignée d’apparences, Le lorgnon mélancolique, Ce n’est pas l’homme qui boit le thé mais le thé qui boit l’homme. Etc.
Le public américain a été escroqué, une fois de plus, pour déverser des milliards dans une autre guerre sans fin.
par Chris Hedges
Les résultats sont les mêmes. Les justifications et les récits sont démasqués comme des mensonges. Les pronostics optimistes sont faux. Ceux au nom desquels nous sommes censés nous battre sont aussi vénaux que ceux que nous combattons.
L’invasion russe de l’Ukraine a été un crime de guerre, même si elle a été provoquée par l’expansion de l’OTAN et par le soutien apporté par les États-Unis au coup d’État du “Maïdan” de 2014, qui a chassé le président ukrainien démocratiquement élu, Viktor Ianoukovitch.
M. Ianoukovitch souhaitait une intégration économique avec l’Union européenne, mais pas au détriment des liens économiques et politiques avec la Russie. La guerre ne sera résolue que par des négociations permettant aux Russes ethniques d’Ukraine de bénéficier d’une autonomie et de la protection de Moscou, ainsi que de la neutralité de l’Ukraine, ce qui signifie que le pays ne peut pas adhérer à l’OTAN.
Plus ces négociations seront retardées, plus les Ukrainiens souffriront et mourront. Leurs villes et leurs infrastructures continueront d’être réduites en ruines.
Mais cette guerre par procuration en Ukraine est conçue pour servir les intérêts des États-Unis. Elle enrichit les fabricants d’armes, affaiblit l’armée russe et isole la Russie de l’Europe. Ce qui arrive à l’Ukraine n’a aucune importance.
“Premièrement, équiper nos amis en première ligne pour qu’ils puissent se défendre est un moyen bien moins coûteux – en dollars et en vies américaines – de réduire la capacité de la Russie à menacer les États-Unis”, a admis le chef des Républicains du Sénat, Mitch McConnell.
“Deuxièmement, la défense efficace du territoire ukrainien nous enseigne comment améliorer les défenses des partenaires menacés par la Chine. Il n’est pas surprenant que les hauts fonctionnaires taïwanais soutiennent autant les efforts déployés pour aider l’Ukraine à vaincre la Russie.
Troisièmement, la plupart des fonds alloués à l’assistance à la sécurité de l’Ukraine ne vont pas à l’Ukraine. Il est investi dans l’industrie américaine de la défense. Il finance de nouvelles armes et munitions pour les forces armées américaines afin de remplacer le matériel plus ancien que nous avons fourni à l’Ukraine”.
Soyons clairs : cette aide signifie plus d’emplois pour les travailleurs américains et des armes plus récentes pour les militaires américains”.
Une fois que la vérité sur ces guerres sans fin pénètre dans la conscience publique, les médias, qui encouragent servilement ces conflits, réduisent considérablement leur couverture. Les débâcles militaires, comme en Irak et en Afghanistan, se poursuivent dans l’ombre. Lorsque les États-Unis concèdent la défaite, la plupart des gens se souviennent à peine que ces guerres sont menées.
Les souteneurs de la guerre qui orchestrent ces fiascos militaires migrent d’une administration à l’autre. Entre deux postes, ils s’installent dans des groupes de réflexion – Project for the New American Century, American Enterprise Institute, Foreign Policy Initiative, Institute for the Study of War, The Atlantic Council et The Brookings Institution – financés par des entreprises et l’industrie de la guerre.
Une fois que la guerre en Ukraine aura atteint sa conclusion inévitable, ces Dr. Strangeloves chercheront à déclencher une guerre avec la Chine. La marine et l’armée américaines menacent déjà la Chine et l’encerclent. Que Dieu nous vienne en aide si nous ne les arrêtons pas.
La rhétorique d’un vieux livre de recettes
Ces proxénètes de la guerre entraînent les Américains dans un conflit après l’autre avec des récits flatteurs qui présentent les États-Unis comme le sauveur du monde.
Ils n’ont même pas besoin d’être innovants. La rhétorique est tirée de l’ancien manuel de jeu. Les Américains avalent naïvement l’appât et embrassent le drapeau – cette fois-ci bleu et jaune – pour devenir des agents involontaires de notre auto-immolation.
La question de savoir si ces guerres sont rationnelles ou prudentes n’a plus d’importance, du moins pour les souteneurs de la guerre. L’industrie de la guerre se métastase dans les entrailles de l’empire américain pour le vider de l’intérieur. Les États-Unis sont vilipendés à l’étranger, croulent sous les dettes, ont une classe ouvrière appauvrie et sont accablés par des infrastructures délabrées et des services sociaux de piètre qualité.
L’armée russe n’était-elle pas censée s’effondrer il y a plusieurs mois, en raison d’un moral en berne, d’un commandement médiocre, d’armes obsolètes, de désertions, d’un manque de munitions qui aurait contraint les soldats à se battre avec des pelles, et de graves pénuries d’approvisionnement ?
Le président russe Vladimir Poutine n’était-il pas censé être chassé du pouvoir ? Les sanctions n’étaient-elles pas censées plonger le rouble dans une spirale mortelle ?
La coupure du système bancaire russe de SWIFT, le système international de transfert de fonds, n’était-elle pas censée paralyser l’économie russe ? Comment se fait-il que les taux d’inflation en Europe et aux États-Unis soient plus élevés qu’en Russie malgré ces attaques contre l’économie russe ?
Les quelque 150 milliards de dollars de matériel militaire sophistiqué et d’aide financière et humanitaire promis par les États-Unis, l’Union européenne et 11 autres pays n’étaient-ils pas censés inverser le cours de la guerre ?
Comment se fait-il que près d’un tiers des chars fournis par l’Allemagne et les États-Unis aient été rapidement transformés en morceaux de métal carbonisés par les mines, l’artillerie, les armes antichars, les frappes aériennes et les missiles russes dès le début de la prétendue contre-offensive ?
Cette dernière contre-offensive ukrainienne, connue à l’origine sous le nom d’ “offensive de printemps”, n’était-elle pas censée percer les lignes de front lourdement fortifiées de la Russie et reconquérir d’immenses pans de territoire ?
Comment expliquer les dizaines de milliers de victimes militaires ukrainiennes et la conscription forcée de l’armée ukrainienne ? Même nos généraux à la retraite et nos anciens responsables de la C.I.A., du F.B.I., de la NSA et de la sécurité intérieure, qui servent d’analystes sur des chaînes telles que CNN et MSNBC, ne peuvent pas dire que l’offensive a réussi.
Protéger la « démocratie »
Qu’en est-il de la démocratie ukrainienne que nous nous efforçons de protéger ?
Pourquoi le Parlement ukrainien a-t-il révoqué l’utilisation officielle des langues minoritaires, y compris le russe, trois jours après le coup d’État de 2014 ? Comment rationaliser les huit années de guerre contre les Russes ethniques dans la région du Donbass avant l’invasion russe de février 2022 ?
Comment expliquer le meurtre de plus de 14 200 personnes et le déplacement de 1,5 million de personnes avant l’invasion russe de l’année dernière ?
Comment défendre la décision du président Volodymyr Zelensky d’interdire 11 partis d’opposition, dont la Plate-forme d’opposition pour la vie, qui disposait de 10 % des sièges au Conseil suprême, le parlement monocaméral ukrainien, ainsi que le parti Shariy, Nashi, le bloc d’opposition, l’opposition de gauche, l’Union des forces de gauche, le parti d’État, le parti socialiste progressiste d’Ukraine, le parti socialiste d’Ukraine, le parti socialiste et le bloc Volodymyr Saldo ?
Comment pouvons-nous accepter l’interdiction de ces partis d’opposition – dont beaucoup sont de gauche – alors que Zelensky permet aux fascistes des partis Svoboda et Secteur droit, ainsi qu’au Banderite Azov Battalion et à d’autres milices extrémistes, de prospérer ?
Comment faire face aux purges anti-russes et aux arrestations de supposés “cinquièmes colonnes” qui balayent l’Ukraine, alors que 30 % des habitants de l’Ukraine sont russophones ?
Comment répondre aux groupes néo-nazis soutenus par le gouvernement de Zelensky qui harcèlent et attaquent la communauté LGBT, la population rom, les manifestations antifascistes et menacent les membres du conseil municipal, les médias, les artistes et les étudiants étrangers ?
Comment pouvons-nous approuver la décision des États-Unis et de leurs alliés occidentaux de bloquer les négociations avec la Russie pour mettre fin à la guerre, alors que Kiev et Moscou sont apparemment sur le point de négocier un traité de paix ?
En 1989, lors de l’éclatement de l’Union soviétique, j’ai effectué un reportage en Europe centrale et orientale. Nous pensions que l’OTAN était devenue obsolète.
Le président Mikhaïl Gorbatchev a proposé des accords économiques et de sécurité avec Washington et l’Europe. Le secrétaire d’État James Baker de l’administration de Ronald Reagan, ainsi que le ministre ouest-allemand des affaires étrangères Hans-Dietrich Genscher, ont assuré à Gorbatchev que l’OTAN ne serait pas étendue au-delà des frontières d’une Allemagne unifiée.
Nous pensions naïvement que la fin de la guerre froide signifiait que la Russie, l’Europe et les États-Unis n’auraient plus à consacrer des ressources massives à leurs armées.
Les soi-disant dividendes de la paix n’étaient toutefois qu’une chimère.
Si la Russie ne voulait pas être l’ennemi, elle serait forcée de le devenir. Les souteneurs de la guerre ont recruté les anciennes républiques soviétiques dans l’OTAN en présentant la Russie comme une menace.
Les pays qui ont rejoint l’OTAN, à savoir la Pologne, la Hongrie, la République tchèque, la Bulgarie, l’Estonie, la Lettonie, la Lituanie, la Roumanie, la Slovaquie, la Slovénie, l’Albanie, la Croatie, le Monténégro et la Macédoine du Nord, ont reconfiguré leurs armées, souvent grâce à des dizaines de millions de prêts occidentaux, pour les rendre compatibles avec le matériel militaire de l’OTAN. Les fabricants d’armes ont ainsi réalisé des milliards de dollars de bénéfices.
Après l’effondrement de l’Union soviétique, tout le monde a compris en Europe centrale et orientale que l’expansion de l’OTAN était inutile et constituait une dangereuse provocation. Elle n’avait aucun sens sur le plan géopolitique. Mais elle avait un sens commercial. La guerre est un business.
Dans un câble diplomatique classifié – obtenu et publié par WikiLeaks – daté du 1er février 2008, rédigé depuis Moscou et adressé aux chefs d’état-major interarmées, à la coopérative OTAN-Union européenne, au Conseil de sécurité nationale, au collectif politique Russie-Moscou, au secrétaire à la défense et au secrétaire d’État, il est clairement entendu que l’expansion de l’OTAN risque d’entraîner un conflit avec la Russie, en particulier au sujet de l’Ukraine.
“Non seulement la Russie perçoit un encerclement [par l’OTAN] et des efforts visant à saper l’influence de la Russie dans la région, mais elle craint également des conséquences imprévisibles et incontrôlées qui affecteraient gravement les intérêts de sécurité de la Russie“, peut-on lire dans le câble.
“Les experts nous disent que la Russie craint particulièrement que les fortes divisions en Ukraine sur l’adhésion à l’OTAN, avec une grande partie de la communauté ethnique russe opposée à l’adhésion, ne conduisent à une scission majeure, impliquant la violence ou, au pire, la guerre civile. Dans cette éventualité, la Russie devrait décider d’intervenir ou non, une décision à laquelle elle ne veut pas être confrontée. . . .”
“Dmitri Trenin, directeur adjoint du Centre Carnegie de Moscou, s’est dit préoccupé par le fait que l’Ukraine était, à long terme, le facteur le plus potentiellement déstabilisant dans les relations américano-russes, étant donné le niveau d’émotion et de névralgie déclenché par sa quête d’adhésion à l’OTAN...”, peut-on lire dans le câble.
“Le fait que l’appartenance à l’Union reste un facteur de division dans la politique intérieure ukrainienne a ouvert la voie à une intervention russe. M. Trenin s’est dit préoccupé par le fait que des éléments de l’establishment russe seraient encouragés à s’immiscer, ce qui stimulerait les États-Unis à encourager ouvertement les forces politiques opposées et laisserait les États-Unis et la Russie dans une position de confrontation classique“.
L’invasion russe de l’Ukraine n’aurait pas eu lieu si l’alliance occidentale avait honoré sa promesse de ne pas étendre l’OTAN au-delà des frontières de l’Allemagne et si l’Ukraine était restée neutre.
Les souteneurs de la guerre connaissaient les conséquences potentielles de l’expansion de l’OTAN. La guerre, cependant, est leur unique vocation, même si elle conduit à un holocauste nucléaire avec la Russie ou la Chine.C’est l’industrie de la guerre, et non Poutine, qui est notre ennemi le plus dangereux...
Ce n’est pas le chemin qui est difficile, disait Simone Weil, mais le difficile qui est le chemin. Cela seul en effet me pousse à écrire et tout le temps : le difficile.
Difficile est le dessin de la pierre et de la courbe du chemin, mais il faut le vivre comme on respire. Et c’est cela même écrire pour moi : c’est respirer et de l’aube à la nuit.
Le difficile est un plaisir, je dirai : le difficile est le plus grand plaisir. Cézanne ne s’y est pas trompé. Pourtant on se doit de le préciser à l’attention générale : que ce plaisir est le contraire du plaisir selon l’opinion générale, qui ne dit du chemin que des généralités, tout le pantelant de gestes impatients et des semences jetées à la diable, chose facile.
Le difficile est un métier comme celui de vivre, entre deux songes. A chaque éveil c’est ma première joie de penser : chic, je vais reprendre le chemin. J’ai bien dormi. J’ai rêvé. Et juste en me réveillant ce matin j’ai noté venu du rêve le début de la phrase suivante et ça y est : j’écris, je respire…
Tôt l'aube arrivent les poèmes. Comme des visiteurs inattendus mais que nous reconnaissons aussitôt, et notre porte ne peut se refermer devant ces messagers de nos contrées inconnues.
La plupart du temps, cependant, c'est à la facilité que nous sacrifions, à la mécanique facile des jours minutés, à la fausse difficulté du travail machinal qui n'est qu'une suite de gestes appris et répétés. Ne rien faire, j'entends: ne rien faire au sens d'une inutilité supposée, ne faire que faire au sens de la poésie, est d'une autre difficulté; et ce travail, alors, ce travail seul repose et fructifie...
Peinture JLK: Toscane rêvée.
Les sombres débuts de Kenzaburo Oé. Revenu sur le devant de la scène en 2015, en grand témoin de l'holocauste nucléaire. Et décédé le 3 mars 2023, à l'âge de 88 ans.
Ceux qui ont découvert l’univers du plus grand écrivain japonais vivant, Prix Nobel de littérature en 1994, avec le bouleversant récit autobiographique d’Une affaire personnelle, ressaisissant la détresse et la révolte du père d’un enfant né malformé des suites d’Hiroshima, retrouveront ici, avec les premiers écrits de Kenzaburo Oé, la source même de son univers tragique. Dans son discours de Stockholm, intitulé Moi, d’un Japon ambigu, le romancier racontait comment, dans le monde à la merci de la peur et du mal de la guerre mondiale où il passa son enfance, Huckleberry Finn et Nils Holgersson l’ont sauvé du désespoir. De la même façon, le sentiment de la beauté et de la liberté n’est jamais absent de la réalité la plus cruelle, telle qu’elle se déploie dans ces trois nouvelles publiées entre 1957 et 1961, qui révélèrent l’immédiate maîtrise du jeune écrivain. D’une «maison des morts » dostoïevskienne (la nouvelle éponyme) à une maison de redressement où vices et sévices vont de pair (Le ramier), l’observateur implacable capte à la fois l’essentiel de la condition humaine et, dans Seventeen, la genèse de la dérive extrémiste d’un jeune frustré, préfiguration du terroriste d’extrême-droite se réclamant d’un Japon dont l’écrivain n’a cessé d’illustrer la redoutable duplicité
Livre du jour: Kenzaburô Oé. Le faste des morts. Gallimard, coll. Du monde entier, 175p
Au Barbare c'était le style velours côtelé, cafés serrés, filles émaciées par trop d'énervements politico-sentimentaux, et cette fatigue métaphysique répandant du matin au soir, dans l'atmosphère, son gaz subtil de doc désespérance, ce genre miné que nous nous devions d'afficher, qui tissaient àé la fois notre emblème bohème et notre confort. C'était le rendez-vous du vague à l'âme; à longueur de cigarettes nous y remâchions notre insondable mal d'exister; nus ne pouvions concevoir de nous agglomérer à l'abominable société; les plus ours d0entre nous parlaient de tout mettre é sac, ou bien ils se taisaient, farouches, sobrement déterminés à se précipiter tantôt du haut du pont aux suicidés qu'il y a à un jet de pierre de là - ce qu'attendant ils commandaient un nouveau café à Gino.
Ils avait là comme une chaleur. On se sentait en complicité même sans rien dire. D'ailleurs le jazz parlait pour nous: Thelonius Mon égrenait son chapelet de perles de bois de lune, ou c'était Billie Holiday qui pleurait dans le gilet du Seigneur. On était bien. Ce n'était pas le confort mollusque des tea-rooms de rombières: cela grinçait parfois; il y avait de l'impatience théâtrale dans l'air et de la verve, de la véhémence, voire même du venin. Du fond de sa barbe le barbouilleur Melchior lançait des sentences définitives, comme quoi la nuit dernière le Sphinx lui était apparu, qui s'enfonçait dans les sables du désert. Or sacrebleu, ne savait-on pas, de longue date, qu'il s'agissait là d'un signe annonciateur de cataclysme prochain ? Ou voici que débarquait le timonier de la Jeunesse communiste et quelque émule qu'il chapitrait en gesticulant. Sans cesse furibond, le sectateur de la Révolution permanente maniait, comme personne, sa rhétorique de guerre tandis que Jacques Brel, dans sa boite à musique, n'en finissait pas, lui non plus, de vitupérer le Bourgeois.
Ainsi les mots affûtés, brandis, chargés jusqu'à la gueule nous aident-ils, en adolescence, à ne pas désirer. Car le monde est inhabitable, intolérable la convenance de se lever le matin, prendre le tramway, se rendre au bureau, reprendre le tramway et recommencer tous les jours ce manège - impensable qu'on se contente de ça...
Celui qui n'a aucune nostalgie / Celle qui récuse l'expression "au bon vieux temps" / Ceux qui se sont pas mal ennuyés en leur enfance mais faut pas exagérer non plus / Celui qui se rappelle la toile cirée de la première cuisine familiale et le linoléum par terre dans celle de l'oncle valaisan et l'odeur du bakélite et pire: celle de l'ammoniac qui fait mal aux yeux / Celle qui voit toujours le petit Toupie dans la cour de récré avec sa pâleur d'enfant qui ne ferait pas vieux / Ceux qui ont été tentés de s'acheter l'opuscule Quinze bonnes combines au bazar-librairie et qui ont finalement opté pour le Journal de Spirou relié / Celui qui apprécie la probité un peu carrée mais solide et puissamment évocatrice de l'inventaire pour mémoire perso et collective d'Autobiographie des objets / Celle qui dans sa dot (terme obsolète que j'emploie avec un grain de sel) m'a apporté la collection des Oeuvres complètes de Victor Hugo dans l'édition non datée de Hugues aux grands volumes rouge et or avec L'Homme qui rit en deux tomes illustrés par Rochegrosse et Vierge / Ceux qui ont lu tous les Signes de piste aux beaux adolescents chevaleresques et gentiment ambigus pour ne pas dire plus / Celui qui a souvent rêvé dans la maison abandonnée sur la colline où trois tours ont été bâties vers 1963-64 / Celle qui a oublié dans quel roman se passe la scène assez saisissante du boa qui mange l'âne / Ceux qui relèvent le caractère pour ainsi dire religieux de cette phrase de François Bon suivant l'évocation d'un régal de grenouilles pêchées dans le marais poitevin: " On remerciait l'animal et le marais, comme on faisait pour un sandre ou un brochet livré par la rivière" / Celui qui se remémore une conversation avec George Steiner qui lui racontait qu'en son enfance on demandait pardon à un livre qu'on avait laissé tomber / Celle qui bassinait son entourage en répétant Non rien de rien d'Edith Piaf pour se présenter à La Grande Chance de Radio-Lausanne non mais vraiment elle rêvait Monique à l'époque / Ceux qui ont vu finir un monde et n'en accueillent pas moins celui qui vient avec une attention bienveillante de type ancien, etc.
(Cette liste a été notée en marge de la lecture d'Autobiographie des objets, de François Bon, parue au Seuil dans la collection Fiction & Cie.)
ll fit poésie de tout, voulut tout dire. Il vint au monde le 26 février 1802. Certains de ses livres semblent avoir été écrits ce matin, tel L'homme qui rit. Ce que j'en écrivais le 26 février 2002 dans le quotidien 24 Heures...
Tout a été dit, et son contraire, de Victor Hugo. Sa dépouille fut saluée par un million de Parisiens, dans le «corbillard des pauvres» qui le conduisit au Panthéon, mais Hugo suscita de son vivant plus d’injures qu’aucun autre des titans littéraires du XIXe siècle.
L’évolution de ses positions politiques, de la droite à la gauche «humanitaire», lui valut d’être conspué tant par les socialistes révolutionnaires (un Paul Laforgue, le qualifiant de bourgeois enrichi et réduisant sa religion à «l’adoration du Dieu- Propriété») que par les extrémistes de l’autre bord, tel le mystique catholique Léon Bloy se réjouissant de sa mort en ces termes: «Ce vieux faisan de Victor Hugo (...). Que sera-ce donc des funérailles imminentes de Victor Hugo? (...) Que ne fera-t-on pas en ce prochain jour? On ameutera sans doute Paris sur ce dernier camionnage d’une pourriture si célèbre.»
En matière littéraire, les attaques de ceux qu’écrasaient ses dons et ses succès, ou que bousculaient l’enflure de sa rhétorique ou la pleine pâte de sa prose, ne furent pas moins assassines. Ainsi Jules Barbey d’Aurevilly, autre grand seigneur des lettres, écrivait à propos des Misérables : «Vous pouvez renoncer à la langue française, qui ne s’en plaindra pas, car depuis longtemps vous l’avez assez éreintée. Ecrivez votre prochain livre en allemand.»
De la même façon, Baudelaire se tortilla entre adhésion et rejet, Verlaine le sacrifia à son projet de «tordre le cou à l’éloquence», et Valéry se posa en anti-Hugo alors qu’il y a, comme le relève Louis Perche dans sa monographie récente Victor Hugo chez Seghers, dans la collection Poètes d’aujourd’hui) des échos musicaux ténus mais évidents entre l’un et l’autre.
Du côté des laudateurs, nous nous bornerons à citer la reconnaissance en filiation, consciente et généreuse (à quelques bémols près, destinés calmer les camarades de son parti) proclamée avec une emphase tout hugolienne par Louis Aragon, en 1952, dans la préface de son anthologie au titre combien significatif: «Avez-vous lu Victor Hugo?»
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Les commémorations, et surtout depuis que la culture selon Jack Lang en a fait des sortes de messes sociales où l’on est censé s’agenouiller en toute pieuse laïcité (Rimbaud superstar, etc.), ont au moins cela de bon qu’elles stimulent les éditions et les rééditions, et par conséquent réaménagent de nouveaux accès à une œuvre.
Malgré la question d’Aragon, celle de Victor Hugo n’a jamais été oubliée par le grand public, dont la connaissance se limite cependant, souvent, à quelques poèmes appris de force à l’école et bientôt oubliés, et plus sûrement deux romans: Les Misérables et Notre-Dame de Paris.
Dans la perspective d’une vraie redécouverte, à part celle des inépuisables Choses vues (dans la collection Quarto, de Gallimard) nous aimerions alors signaler l’édition, en livre de poche, d’un extraordinaire roman, probablement le plus envoûtant et le plus riche par sa substance poétique, politique, morale et spirituelle, qui fut mal reçu à sa parution et reste méconnu.
Son titre est L’homme qui rit, sa présente édition est établie et annotée par Roger Borderie, avec une (très) longue et (très) intéressante introduction de Pierre Albouy. Sans faire insulte à celui-ci, nous conseillons pourtant au lecteur de se plonger illico dans le texte, qui le happera comme le courant d’un fleuve, quitte à revenir ensuite à d’indispensables explications sur les thèmes et le sens de ce que Paul Claudel considérait, non sans perfidie éventuelle, pour «le» chef-d’œuvre de Victor Hugo, comme si celui-ci n’avait atteint qu’une fois ces hauteurs.
Un univers shakespearien
La première coulée narrative de L’homme qui rit, qui se passe dans l’Angleterre du XVIIe siècle, fait apparaître deux personnages merveilleux, au sens propre: le poète philosophe misanthrope et ventriloque Ursus, flanqué de son loup Homo. Mais c’est avec l’entrée en scène de deux enfants errants dans la tempête, qui trouvent refuge dans la petite charrette à théâtre d’Ursus, que l’on entre vraiment dans le vif du sujet.
Le petit garçon, qui se fera connaître sur les places de foire comme l’homme qui rit, mais dont le nom est Gwynplaine, a été victime, en bas âge, d’ une horrible mutilation qui marque son visage d’un rire permanent. L’association criminelle des comprachicos (achète-bébés et fabricants de monstres de tout acabit) est à l’origine de cette «opération», dont on découvrira qu’elle été commanditée par le roi en personne.
Gwynplaine est en effet le fils d’un noble tombé en disgrâce, mais c’est «tout en bas» qu’il grandira et se développera, avant qu’il ne soit rétabli dans ses droits et accède à la Chambre des lords, où il soulèvera l’hilarité générale (un rire combien plus laid que le sien) en révélant à ces messieurs la misère des humiliés et des offensés, dans un discours proprement révolutionnaire.
Tout cela paraît bien mélodramatique à l’énoncé… Ainsi que le souligne Pierre Albouy dans son introduction, L’homme qui rit écrit entre 1866 et 1868, avait pour visée «l’affirmation de l’âme humaine». Pour Hugo, «le combat pour l’âme ne se sépare pas de la lutte pour la démocratie». Vaste méditation «incarnée» sur les puissances antagonistes du mal et du bien, du chaos et de l’effort humain d’en sortir par la parole et l’action, le rôle de l’art et la fonction du poète, L’homme qui rit est un livre vivant et émouvant, dont chaque phrase nous tire en avant.
Devant l’insuccès du roman, Victor Hugo notait: «J’ai voulu forcer le lecteur penser à chaque ligne. De là, une sorte de colère du public contre moi.»
On n’en déduira pas qu’il s’agit là d’un roman cérébral. La pensée de Hugo est essentiellement d’un poète, et nous citerons ces vers d’Hernani, constituant l’exergue de la biographie récente de Max Gallo, pour distinguer le génie du poète de l’intelligence la plus pointue: «Oh! par pitié pour toi, fuis! Tu me crois peut-être / un homme comme sont tous les autres, un être/Intelligent, qui court droit au but qu’il rêva./Détrompe-toi. Je suis une force qui va!/Agent aveugle et sourd des mystères funèbres!/ Une âme de malheur faite avec des ténèbres!/Où vais-je? je ne sais. Mais je me sens poussé/D’un souffle impétueux, d’un destin insensé»... deux amours déchirant Gwynplaine, pour la pure Dea, l’enfant aveugle du début, et de la femme araignée Josiane, qui symbolise par excellence les délices de la chair.
Oui, tout cela pourrait sombrer dans le ridicule, si le roman n’était pas traversé par un souffle shakespearien (on se souvient du texte prodigieux que le poète a consacré à William Shakespeare), une incroyable énergie, une peinture de la société anglaise à tous ses étages, et une langue brassant toutes les formes de langage avec une exubérance rabelaisienne et des visions préfigurant Lautréamont et les surréalistes.
Un exemple entre mille: «La mer, dans les écartements de l’écume, était d’apparence visqueuse; les vagues, vues dans la clarté crépusculaire à profil perdu, avaient des aspects de flaques de fiel. Ça et là une lame, flottant plat, offrait des fêlures et des étoiles, comme une vitre où l’on a jeté des pierres. Au centre de ces étoiles, dans un trou tournoyant, tremblait une phosphorescence, assez semblable à cette réverbération féline de la lumière disparue, qui est dans la prunelle des chouettes.»
Voilà, cher Connétable des lettres, ce qui s’appelle de l’allemand!
Victor Hugo, L'homme qui rit, Editions Roger Borderie, avec une introduction de Pierre Albouy. Folio Classique, 838 pp.
Nous en avons assez des lugubres. Nous manifestons contre les sinistres. Nous exhibons nos visage et nos bras au risque d’être fouettées mais nous sommes les messagères d’un nouveau monde: sus aux rabat-joie !
Nous irons jusqu’au bout de notre rêve de galanterie. Car c’est cela, n’est-ce pas ? qui nous disconvient dans le comportement des coléreux: c’est cette muflerie de tous les instants et cette mauvaise humeur.
Nous sommes les fille faciles. Nous en avons soupé de la méchanceté des prétendus sages et des prétendues saintes. Ces prétendus sages et prétendues saintes s’astreignent du matin au soir et ne pensent qu’à soumettre le monde entier à ce joug, et c’est cela qu’ils appellent honorer l’Unique.
Nous ne voulons pas de leur Dieu sombre. Nous n’aimons pas ce père sans égards. Nous attendons de Dieu qu’il sourie et qu’il nous tienne la porte à la bibliothèque ou à la disco.
Nous n’avons aucune peur. Nous sommes les filles de l’air. Ils ne peuvent plus rien contre nous que nous violer ou nous tuer.
(Extrait de La Fée Valse)
En mémoire de notre père (1915-1983)
… J’étais resté longtemps les yeux ouverts dans l’obscurité, puis je me suis rendormi et j’ai rêvé que mon père m’appelait dans le dédale de rochers rouges où serpentait le chemin sur la mer que nous empruntions chaque jour; et nous allions nous retrouver, j’allais le rejoindre enfin quand je me suis réveillé et que j’ai compris que quelque chose se passait…
… On eût dit le premier matin du monde. La lumière venait de tourner, comme on dit. On irait désormais vers les beaux jours. Tout évoquait le renouveau, mais c’est alors qu’a retenti la sonnerie du téléphone et que, sans avoir encore entendu la voix de ma mère, j’ai compris que ce jour serait le dernier de la vie de mon père…
… Alors j’ai réalisé, comme on dit, cependant que ma douce amie vaquait auprès de l’enfant. J’ai réalisé que j’avais vécu des années sans penser à cela. C’était comme ça: simplement je n’y pensais pas – je n’y avais jamais pensé. Et voici que cela était…
… Voici que je me levais, comme investi d’une nouvelle dignité, et voici que des gestes nouveaux me venaient. La pensée de Chopin revêtant son plus bel habit pour se mettre au piano m’a fait sourire tant elle me paraissait incongrue, mais ensuite ce fut avec la même solennité que je me préparai…
… La lumière était celle d’un accomplissement, comme à l’aube de la venue au monde de l’enfant la lumière avait été celle d’une attente…
… Le moindre de nos gestes prenait un autre sens qu’à l’ordinaire. Je nous voyais du point de vue de l’Ange: elle, l’enfant, et lui, dans la maison entourée d’autres maisons, et le ciel est limpide, et le silence est celui du dimanche avant les cloches des villages. L’enfant dormait, elle vaquait avec les gestes de la vie, et lui se tenait immobile devant la baie de la chambre haute, à jouer au jeu de ce qu’il y a derrière, comme dans le jardin de son enfance où il imaginait la mer derrière la haie…
… Derrière les arbres maintenant je voyais les toits orange, et derrière les toits s’incurvaient les prés jusqu’aux remblais de l’autoroute, et derrière les bâtiments enfumés de la zone urbaine se devinait la fosse bleue du lac, et derrière l’autre bleu des monts de Savoie le bleu du ciel, et la nuit derrière le ciel, et la vie derrière celui-ci…
… Dans l’odeur du café j’avais fermé les yeux et je voyais la mer et le ciel derrière; et derrière la vie retentissait le pas incertain de mon père dans la maison blanche dominant la pinède. Or je n’étais, cette année-là, qu’un fils un peu perdu ne sachant trop que lui dire…
… Cependant nous avions commencé de parler en marchant le long de la mer. Jamais, quoi qu’il en fût, nous n’avons parlé de cela, mais des couleurs du jour, des livres que nous lisions, des souvenirs que nous avions partagés; et les souvenirs partagés en rappelaient d’autres à la terrasse éclairée de la taverne dans les rochers où nous nous attardions certains soirs, nous laissant aller sous l’effet d’un capiteux rioja; et l’année d’après, sur le Campo de Sienne, une dernière fois je m’étais réjouis de le saouler non sans bousculer les prudences de ma mère – on ne vit qu’une fois sur terre, avais-je protesté…
… Entretemps j’étais devenu père à mon tour, et c’était comme si je fusse à la fois devenu le fils de notre enfant et le père de mon père…
… J’ai rouvert les yeux: il était temps d’aller…
… Trois mois auparavant j’avais traversé la même campagne dans l’appréhension de ce qui adviendrait à l’aube de ce premier jour d’une vie, tandis que c’était comme apaisé que je vivais maintenant l’instant présent du dernier jour de cette autre vie…
… Cependant quelle énormité, me disais-je, quelle énormité pour lui que la pensée qui désigne ce matin toute chose et lui signifie que c’est la fin: que le mot demain n’adviendra plus. Que pour lui maison, jardin: plus rien. Et que cela même dont on se dit que ce n’est rien se révèle au moment de signifier jamais plus. Que mobilier, qu’objets familiers, que portraits de ses parents ou de ses enfants – que tout ça: plus jamais…
… Des voitures de jeunes skieurs dominicaux me dépassaient sur l’autoroute et je songeais à l’énormité que c’était pour lui: allez, gaussez-vous de la cylindrée de rien du tout, faites les fous, jouissez de la vie…
… Là-bas, sur le chemin de la mer, nous avions parlé du prodigieux plouc polac, le vieux Boryna du roman polonais Les Paysans, qui se relève, la dernière nuit de sa vie, et qui s’en va seul dans les champs pour les ensemencer une fois encore – et toutes choses l’appellent alors et le supplient de rester, mais il sait que demain, pour lui, tout sera moissonné…
… L’énormité de penser: jamais plus. De balade dans le quartier: jamais plus. De virée dans les bois ou dans les pays: jamais plus. De beaux jours: plus jamais. Et même plus de journée ratée. Plus même d’encombrements routiers, ni de tant d’autres chers emmerdements…
… Pour la première fois m’est apparue la maison comme sa maison. Et sur le seuil m’attendait celle dont, là-bas, chaque matin il allait s’enquérir des nouvelles, comme d’une fiancée; et tout en l’embrassant, nous pleurant un instant dans le gilet, je pensais à cette énormité: qu’elle non plus, pour lui, jamais…
… Je suis entré, et conformément à la vieille loi maisonnière j’ai retiré mes chaussures, puis sans y penser je me suis emparé des mocassins de mon père; et ma mère me pressait. Cependant il y avait, dans la chambre, une lumière que le temps ne semblait plus entamer, et c’était là qu’il siégeait comme un de ces enfants malades qu’on sait condamnés et qu’on entoure alors de prévenances un peu spéciales, même un peu royales – et c’est vrai que mon père trônait, un peu, ce matin-là de sa dernière journée…
… Et là encore, sur le seuil de la chambre qui avait été successivement, à travers les années, la pièce des petits derniers, puis celle des garçons, la nouvelle salle à manger et enfin la chambre du malade réaménagée pour la commodité des soins, là encore je nous ai vus comme au regard de l’Ange…
… Ils se tenaient comme, au théâtre, dans la scène de l’indicible émotion. Nulle déclamation ni geste plus haut que l’autre, mais cet accablement en douceur et cette enfantine nudité des visages. Regardez la famille sainte: plus de rôle à jouer que celui d’être là…
… Dans le clair-obscur, mon frère aîné m’apparaissait comme un de ces corpulents savants dorés de Rembrandt qui évoquent à la fois le mage et le marchand, le médecin, l’épicier, le géomètre, le boucher, et pour la première fois depuis des années je me suis senti de la même chair que cet homme désarmé…
… J’ai remarqué que tous nous étions habillés du dimanche, comme aux cérémonies de notre enfance, et notre mère elle-même avait retiré son tablier…
… Je me disais: et voilà. Et l’expression de ma petite sœur vers laquelle je me dirigeais pour l’embrasser (pour l’Ange, cette dame dans la trentaine aux yeux cernés, là-bas, en tailleur ton sur ton) signifiait: et voilà. Et tout, autour de nous, les objets familiers, les portraits, tout disait: et voilà; seule notre mère s’activant de l’un à l’autre pour ne pas se laisser submerger, qui m’entraînait à présent vers mon père dont le regard à son tour constatait simplement: et voilà…
… Et voici que, les autres s’étant retirés un instant, enfin nous pouvions nous parler une dernière fois. Mais pour dire quoi ? Devant l’énormité de cela saurais-je seulement trouver un mot ? Et pourrait-il, de son côté, me confier quoi que ce soit de ce que réellement il ressentait ? Ainsi les mots nous échappaient. Nous parlions à l’abandon, levées nos dernières timidités. Et pourtant rien ne serait dit que ce que chacun pourrait trouver en ce moment de son mieux. Des adieux, des promesses, des vœux. Une voix m’appelait par mon nom et je répondais. À l’instant que signifiait jamais plus? Mon père ne me parlait que de confiance. Nulle grande déclaration. On ne sait pas, au fond. On verra. Et le mot le plus juste entre nous: reconnaissance. Encore merci. Et louange à ce monde donné et reconnu. Dire qu’on aurait pu ne pas se rencontrer, comme tant. Tu te rappelles la Costa Brava? Ce bon dieu de rioja ! Ah mais, cela encore: que jamais je n’ai constaté chez toi la moindre chose moche. Pas comme moi! Et lui, d’un filet de voix: tu charries ou quoi ? Alors moi: te fatigue pas, enfin, on tâchera de te mériter, voilà. Et d’autres mots balbutiés. D’autres regards. Et les mains, les voix qui voudraient elles aussi que tout fût exprimé…
… Sur le moment j’ai pensé que cette fois tout était dit; je me suis donc redressé; et d’ailleurs je voyais qu’il partait, ou je le croyais…
… Cependant, gardant ses mains dans les miennes, je me disais que lui aussi aurait pu le proclamer à l’instant: que tout est accompli. Cloué pareillement au poteau de torture, pas moins innocent que l’Innocent, et paraissant s’excuser au demeurant, se gênant de déranger, c’est le cas de dire: je ne fais que passer; et ne pensant pas, assurément, avoir sauvé en rien l’Humanité. Seulement: le fils de son père et faisant à son tour de son mieux…
… Dans les miennes ses mains ne pesaient plus. Tout en lui, ces derniers jours, s’était d’ailleurs comme allégé; et j’ai pensé que ce qui restait ici de lui n’était que pour nous toucher de son aile – il venait encore de réclamer ma grande sœur qui arrivait de l’étranger à l’instant même…
… Vive émotion: penser que l’un d’entre nous eût pu manquer à l’appel ! Et la voici qui se pointe en taxi. Ouf: ils respirent. Tous, à ce moment-là, ont en effet comme un besoin de souffler. Pour un peu, l’Ange les entendrait célébrer la ponctualité du Talgo ! Et de s’embrasser avec des élans inaccoutumés. Puis de se reprendre: ne va donc pas le faire languir…
… J’ai pensé à cette énormité pour lui: cet afflux soudain de parfum et la peau toujours si fraîche de ma grande sœur, mais d’abord cette voix qu’il reconnaît les yeux fermés. Et ensuite tout qui afflue – tout ce qu’il m’avait dit là-bas, dans sa maison à elle, à propos de ce qu’il préférait en chacun de nous…
… Peut-être bien les défauts, avait-il dit. Les qualités, c’est entendu: ça aide; et c’est pourtant vrai que je ne peux pas souffrir certains défauts chez certaines gens, mais chez les siens c’est autre chose… Il se débridait. Nous avions creusé dans le rioja, ce soir-là, beaucoup plus qu’à l’ordinaire, et je me réjouissais de le voir s’emporter contre ceux qui nous empoisonnent, comme il disait – et je le poussais même, convaincu que c’était contre autre chose encore qu’il luttait. Il vitupérait la mesquinerie de certains, la mesquinerie et la grossièreté. Et le pire: lorsque les mesquines épousent les grossiers (il pensait à ceux qu’il appelait les horribles voisins) et qu’on se trouve exposé à leurs menées. Tu te figures la vie de ces gens qui ne pensent du matin au soir qu’à nous empoisonner. Tu te figures le plaisir…
… Et maintenant encore, tandis que ma grande sœur rattrapait le temps et que nous autres, dans la pièce d’à côté, nous attendions comme immergés dans la même tendre torpeur, je songeais, en souriant intérieurement, à ce qu’il arrivait à mon père de saisir, sans trop le rechercher, en une formule. Ainsi ce seul terme de plaisir, s’agissant de la sinistre propension à nuire des gens qui s’ennuient dans la vie, suffisait-il à faire apparaître la mesquinerie et la grossièreté qu’il y avait chez les horribles voisins comme une espèce d’image inversée, et peu s’en fallait alors que nous ne prenions en pitié de si pauvres gens, comme il disait…
… Et d’ailleurs qui n’est pas à plaindre en réalité ? me demandais-je de plus en plus souvent depuis la venue au monde de notre premier enfant. Je me rappelais les horribles voisins et m’efforçais d’imaginer le pourquoi de leur isolement croissant et de leur étriquement, de ce qui les avait aigris et renfrognés jusqu’à la haine ; et j’avais beau m’indigner à l’idée qu’on pût se ratatiner ainsi: plus que tout je voyais leur misère, et si semblable à celle qui s’étalait chaque matin dans les journaux et partout en ce monde privé de beauté. Or nous nous étions rappelé là-bas, mon père et moi, comment les deux tourtereaux chantaient des années plus tôt, elle au piano et lui poussant la romance de sa voix de baryton léger. Et voilà que le temps non fécondé, le temps mornement passé à s’occuper, le temps gâché, le temps piétiné, le temps émietté en grise poussière toute pareille à celle qui neigeait sur le petit écran après que le couple hébété se fut endormi en plein énième feuilleton de sa journée, voilà que le temps les avait desséchés et creusés par-dedans, dévastés et transformés en deux morts-vivants…
… À l’opposé, plus mon père approchait de la fin et plus je l’avais senti présent; et en ce moment même tout me semblait, dans l’apparente familiarité, pour ne pas dire dans la banalité de ce lieu qu’avec les années on s’était pour ainsi dire incorporé, tout me semblait se révéler autrement, tout se dévoilait comme pour laisser entrevoir je ne sais quelle vérité, et puis se repliait, à raison, peut-être, de quelque secret à préserver…
… Je nous revoyais dans la nudité de nos étés en enfance. Qui pense alors que le corps va souffrir ? Toute la smalah n’est en ce temps-là qu’une chair pure et qui bronze de jour en jour. Il n’est en ce temps-là question que de baignade et de limonade. On n’a pas idée en ce temps-là de ce que c’est que de faire l’amour ou d’agoniser. Ce n’est pas qu’on s’imagine immortels : c’est qu’on l’est. Et voilà nos petits dieux de l’été…
… Le plongeur blond pèse maintenant son quintal. La naïade à ses côtés va sur ses quarante ans, et l’autre sirène se teint désormais plus ou moins les cheveux, tandis que le gamin facétieux de naguère, sans y paraître sous ses lourdes paupières, les considère tous tant qu’ils sont du point de vue de l’Ange, consignant chaque détail sur ses invisibles grimoires – et voici que sa mère, qu’il regarde en train de les regarder, s’en aperçoit l’air de penser: et voilà…
… Pour s’en aller en beauté, il avait demandé qu’on lui passe Le Messie et ses non moins inévitables Brandebourgeois qu’il nous avait servis et resservis à travers les années – son goût pas compliqué pour le clair et l’ardent, le sonnant, les fanfares angéliques de Telemann ou les lumières diaprées de Vivaldi – enfin, s’il faut s’en aller, surtout des Chœurs, s’il vous plaît…
… Ils attendaient qu’il se passe quelque chose et pourtant rien n’advenait. Ils attendaient précisément que la vie veuille bien passer, mais la vie s’ajoutait à la vie et le temps se subdivisait; et ce fut le médecin qui passa, l’homme-médecine de la tribu, le sorcier qui disait: tout est bien, je vois que vous êtes réunis, ça devient rare par les temps qui courent, continuez, je repasserai…
… Et tous les regards avaient convergé sur cette masse de compétence sereine que représentait pour les uns et les autres celui qui, d’une certaine façon, avait adopté leurs maux et les conduisait de la vie à la vie, et tous ils avaient pensé: comme toujours, celui-là, il lui suffit de passer et tout paraît s’arranger; puis, ne restant de lui que ce sillage de confiance, ils avaient commencé de parler entre eux tandis qu’un autre bruit de voiture signalait une arrivée; et c’était l’enfant que ma douce amie venait présenter au mourant; et tout aussitôt cette autre énormité: ce petit bout de machin, cette rose chose, cette apparente fragilité et cette inimaginable énergie en puissance, puis de l’autre côté ce visage parcheminé de vieil arbre-livre et cette ultime lumière répondant à la lumière de l’enfant, deux buées qui se mêlent à peine et c’est un monde…
… Dans la nuit de là-bas mon père m’écoutait philosopher sur les nébuleuses et j’avais aux lèvres le goût du sel de mes plongées avec les jeunes gens des rochers, et mon père me disait en souriant que le défaut qu’il préférait chez moi tenait à cette irrécupérable propension à rêvasser…
… Sur la plage j’avais honte, un peu, de ma chair bronzée, mais cela ne m’apparaissait alors qu’à l’état d’idée. À la vérité je ne voyais même pas la plaie vivante qui reposait à mes côtés…
… La plupart du temps on vit ainsi comme séparé de soi-même, dans le reflet des jours et la répétition machinale des occupations. Or je me levais tôt, je m’étais fait tout un programme, cette année il faut que tu avances me disais-je, et le travail était minuté qui en imposait à mon père, et ensuite seulement nous allions à la mer, mais j’étais ailleurs en réalité, je croyais vivre l’instant et je ne faisais que glisser d’une sensation à l’autre, je prétendais concilier et réconcilier l’intellect et la sensualité mais les heures de mes journées se dissociaient, n’étaient celles que je me figurais mesquinement sacrifier à mon père…
… Un jour j’avais reçu là-bas un pli de Paris qui sollicitait de ma firme un papier sur Les Paysans de Ladislas Reymont, à paraître en Fronton. Alors, sans dissimuler ma fierté, j’avais annoncé à mon père que désormais j’avais un pied au Monde, puis je m’étais demandé s’il se moquait de moi quand, après m’avoir félicité, il avait ajouté d’un air quelque peu distrait, voire léger, qu’il espérait que le monde s’en trouverait sauvé par la même occasion, après quoi j’avais constaté que mon père était peu bien ce matin…
… Je savais alors qu’il y avait des milliers de gens qui considéraient qu’il était important d’écrire dans Le Monde, et pourtant la bonhomie de mon père avait éventé ma vanité, aussi saluais-je chaque matin, au miroir, celui dont il n’était pas interdit de penser qu’il allait sauver le monde; et c’était mon père, au demeurant, que je sentais de nous deux le plus soucieux de me voir bien exprimer tout ce qu’il y avait de beau et de vrai, de si poignant dans le roman polonais…
… À l’instant, de l’autre extrémité du quartier nous parvenait la rumeur des cloches du temple protestant; et tant d’autres souvenirs affluaient. Ainsi me revenait tout à coup l’image hurluberlue de ce pasteur collant, dans nos petits bulletins d’aspirants paroissiens, les symboles à colorier du Juste et de l’Égaré…
… L’agonisant reposait sous calmants et peu à peu cela nous révélait à nous aussi l’énormité de ce qui se tramait: ce qu’à l’apparition de l’enfant nous avions éprouvé déjà, et ce qu’on décelait maintenant au regard éperdu de celle qui resterait – mais comment exprimer cela?…
… Tout avait commencé de m’apparaître autrement, trois mois auparavant, lorsque, des entrailles ensanglantées de la mère, des mains gantées de vert avaient tiré l’enfant – et cela vivait et plus rien n’existait de mes pensées de mort que cela…
… Je ne me l’étais dit que plus tard, mais ce fut dès cet instant, aussi, qu’il me parut réintégrer comme un cercle, une place de village, ou comme un cycle, une horloge, comme un symbole, une roue céleste ou une aire à grain, et des songes solennels me le confirmaient…
… Je cheminais dans la neige, je montais vers le ciel, une force me poussait, je me gaussais de l’idée d’Élu mais je faisais tout comme, et bientôt je constatais qu’une foule me suivait, aussi m’écartais-je, et tous me reprochaient de ne jamais prendre part et de bafouer les horaires, puis la multitude se clairsemait et c’était tout seul que je parvenais à la cime où j’éprouvais quelle extase amère – alors j’en appelais à quelqu’un, je me gaussais de l’idée d’Élue mais c’était à elle que la force me conduisait, et finalement j’arrivais à une haute porte qui me semblait celle d’un rêve, et la multitude était là qui m’attendait, et l’Élue, tout le cinéma…
… L’Ange les voyait à présent se détendre un peu. La mère avait servi du café. Le mourant, les yeux clos, ne faisait plus que respirer fort. On était sortis quelques instants au jardin pour prendre l’air et en fumer une, et bien entendu les rideaux des horribles voisins avaient bougé, mais on s’était réjouis de humer, aussi, cette vieille odeur sacrée de rôti qu’exhalait le quartier…
… Je repensais au paysan polonais Boryna dont nous avions souvent évoqué, là-bas avec mon père, la dernière nuit hallucinée, et je me demandais: mais à partir de quel moment a-t-il entendu, lui, les choses et les gens le supplier de rester? À Noël passé? En tout cas j’avais relevé, sur une photo de la soirée, cet air de n’y être déjà plus tout à fait. Et je me rappelais cette autre scène dont nous avions parlé, de l’esseulement déchirant du forestier polonais blessé à mort qui entend de son grabat la rumeur de la fête des vivants tandis qu’il se sait, lui, déjà fauché et moissonné…
… Les choses étaient là, qu’on ne voit pas la plupart du temps, les choses et les gens. Depuis un moment déjà je regardais une lampe qu’il y avait là dans la chambre de devant jouxtant celle où reposait le mourant, et c’était la lampe sous laquelle il aimait lire, et cette lampe, étrangement, me semblait à l’instant comme plongée dans un état de recueillement – pour un peu j’allais me figurer que l’objet priait…
… Il y avait eu ce très long silence dans lequel les frères et sœurs s’étaient immergés, et c’était un intérieur hollandais; et de même que les choses qui étaient là se trouvaient liées entre elles par toutes sortes d’histoires, de même l’Ange remarquait-il que les gens du tableau se parlaient sans parler et qu’eux seuls, détenaient le secret de ce qui liait entre eux les objets…
… Que cette lampe n’avait-elle entendu, que n’avait-elle vu, que ne pouvait-elle parler en ce moment ! Mais l’objet se contentait d’être présent et je me disais: tu verras, ça ne va pas manquer, demain ils reconnaîtront en elle la lampe du père et ce sera classé: le reliquat de musée… … Et la vision d’autres objets inaperçus me revenait. À Venise, une aube morose où rien n’allait, soudain, au pied d’un mur obscur, elles m’étaient apparues: deux poubelles dégueulant leurs déchets, deux guenilles dans un recoin, deux filles de rien, mais soudain, comme un rai sous la porte du ciel, une épée de lumière les avait touchées et c’étaient deux anges, deux beautés. Quelques instants plus tôt, pareil à elles, je me sentais souillé, et voici qu’avec elles je rendais grâces à je ne sais quel ciel…
… Je ne sais quel ciel, tout à l’heure, accueillerait mon père, et cette lampe resterait sous nos yeux, et cela seul m’importait: cette présence habitée – ce qu’en secret j’appelle Dieu, mais je me tais… … Chacun Le brandissant, chacun désignant Le Sien pour seul vrai, chacun fuyant cela pour se réfugier au sommet de sa vanité – Dieu et moi…
… Quand mon père Le tenait simplement pour le bien qu’on fait qui reflète tout bien. Quand mon père n’y voyait que la source de toute beauté. Quand mon père, sans autres mots, n’y trouvait que tout amour…
… Tandis qu’ils se fabriquaient une idole de mots, qu’ils discouraient et qu’ils disputaient à tort et à tuer…
… Les objets nous murmuraient: vous êtes nos hôtes, nous ne sommes rien à qui ne prend garde, mais par qui nous regarde nous nous laissons voir, parfois…
… Ainsi l’Ange les voyait-il ce matin-là dans le salon petit-bourgeois: des gens comme il y en a tant que rassemble le plus banal événement, mais l’Ange sait que tout et rien ce matin se passe entre Rien et Tout…
… Ainsi dès la venue au jour de notre premier enfant m’étais-je dit que désormais tout pouvait arriver, que plus rien désormais n’avait la moindre importance, que désormais tout comptait…
… Je me disais: à quoi bon ? Et au même instant cela me découvrait une évidence: que rien n’a de sens que cela. Non pas la mort, mais le dernier souffle et le premier. Non pas l’après, mais à l’instant ce transport d’un regard aux autres…
… Je me disais: c’est affreux, tu ne sais rien d’eux, et eux non plus, jamais, n’auront montré le moindre souci de savoir qui tu es. Et tous, ainsi, comme isolés dans le froid, c’est ce qu’on dit: la société…
… Là-bas, sur le chemin de la mer, mon père m’avait raconté ses démêlés. Ce que sont les grossiers, les mesquins. Tout cet élan vers le rien, tout ce vain mouvement. Et cependant avec ses mots il célébrait l’Agir humain: il nous faut faire quelque chose de tout ça, disait-il, sous peine de se défaire…
… Il nous laissait ses herbiers, ses tableaux, ses bricoles comme il disait, quelques mots écrits (mais bien peu: quelques souvenirs lumineux de l’enfant empêtré qu’il avait été, quelques aveux contraints), quelques objets talismans, son beau violon depuis longtemps délaissé, tous ses papiers classés… … Je me disais et ça continue, et grâce à lui aussi cela signifie quelque chose. Et je me ressouvenais que tant d’années auparavant il nous arrêtait dans les hautes herbes et nous disait: ah ça, regardez…
… De son côté notre mère ressassait son propre bilan: on a fait son possible. C’est qu’il fallait lutter, dans le temps. Ce qu’on a dû compter. Et toujours et encore à vaquer. À l’instant même, nous voyant ne faire que songer, elle nous proposait un frichti. Alors nous de l’encourager: voilà bien, ça te changera les idées. Des mots comme ça…
… Et tandis que le père s’en allait tout doucement, l’Ange les a vus se rassembler une fois encore autour d’une grande platée de pâtes, comme aux aubes de tant de virées de leur jeunesse, et l’aîné servait le vin, et tous buvaient sans se faire prier. Et la mère a bu son verre aussi, quoique se gênant. Était-ce bien le moment ? Alors tous de l’encourager: que oui !…
… J’imaginais nos anciens villages réunis. Je me figurais le défilé de tous les amis, et pourquoi pas des ennemis ? Et qu’on n’attende pas qu’il soit défunté comme chez les bourgeois ! Mais un vrai dernier repas qui le tienne au moins le temps de passer, et à ceux qui restent: de quoi le regretter…
… La période la plus ancienne (et donc assez naturellement la plus belle à leurs yeux) est celle où il porte tout, le plus gros sac, parfois un des petits qui n’en peut plus, et la marmite d’éclaireur pleine d’eau de la rivière qu’il dispose sur le feu qu’il est également le seul à savoir faire, et sur son torse nu de sachem la terrible balafre de son opération me rappelle l’expression couturé de cicatrices des récits de pirates…
… Nous serions repartis ce matin. Nous aurions pris le tram des prés et là-haut, dans l’arrière-pays, nous aurions remonté la rivière jusqu’à notre piscine naturelle, au pied de la cascade au martin-pêcheur. Et de là les garçons seraient partis en reconnaissance dans les territoires inexplorés – les zones blanches de la carte topographique –, et peut-être y aurait-il eu un drame cette fois encore (leurs souvenirs ne manquent pas de ces plaies et bosses qui donnent son piment à l’existence) et aux odeurs d’ail sauvage et de vase se serait bientôt superposée celle de la chair grillée du bison que figure à jamais l’irremplaçable cervelas…
… Du point de vue de l’Ange ils tournaient en rond, tantôt s’impatientant vaguement (non sans sursauts variés du genre: et si cela se prolongeait comme dans le cas de Franco? puis dans la foulée: mais pousse-le dans la tombe, tant que tu y es!) et tantôt reprenant pied dans l’instant. Et l’après-midi tirait à sa fin, un pasteur a sûrement passé (on ne se rappelle même plus lequel: c’est dire), et plus tard le mourant s’est exclamé «quelle horreur !», mais peu après le médecin de retour les a rassurés, comme quoi ce n’était que l’effet du calmant dont il lui fallait précisément administrer une dernière dose, et cette fois on a compris, le médecin restait, il nous parlait déjà sur un autre ton…
… Et peu après la voix de quelqu’un qui se tenait auprès de l’agonisant a dit que celui-ci était en train de passer, aussi tous se sont approchés, mais cela s’était déjà passé, la vie s’en était allée comme elle était venue, comme en douce…
… On dit alors des choses tandis que le professionnel se livre au constat d’usage. On dit par exemple: il est à présent dans la paix. Mais qu’est-ce qu’on en sait ?…
… C’est d’ailleurs moi qui ai osé la prononcer, cette sentence qui veut tout et rien dire…
… Or nous pleurions, nous nous consolions, d’une part nous ne savions plus trop où nous en étions, d’autre part nous avions désormais de quoi faire et nous nous activions. On croit que c’est toute une affaire, comme l’amour quand on est enfant, et pourtant s’occuper d’un mort n’est pas si compliqué. On s’y est mis les deux fils et la mère, juste conseillés par le médecin. Il ne fallait pas lambiner: le corps était encore un peu chaud, tombé comme une masse de sa croix et cependant si maniable et si léger à ce qu’il semblait. On trouve donc à ce moment les gestes machinaux qu’il faut, et rien n’empêche d’ailleurs de constater ce qui est. Et voici ce qu’on voit alors: voici l’Homme…
… À l’apparition de l’enfant, une première fois je m’étais dit: et voilà. Ma propre vie se résumant d’un coup. Tout se trouvant dévoilé: tel tu fus et c’est ton propre sort scellé. Telle fut et sera la réalité: tous les jours mourir…
… Dans le regard encore trouble de l’enfant j’avais perçu cela que jusque-là je n’avais jamais pris au sérieux, et cela n’était pas la mort mais ce qui nous est imparti comme une flamme, comme une source, comme une terre émergée, comme un souffle…
… Et voilà qu’à la vision du corps défunt de mon père une autre lumière se faisait et que tout me disait: cela ne mourra pas. À l’instant même où tout me disait que cela me serait arraché je m’y attachais comme jamais, tout me disant maintenant que les grandes eaux ne sauraient éteindre tel feu…
… J’avais eu sous les yeux l’innocence un peu trouble de l’enfant nouveau-né, et j’en avais mieux conçu ma propre impureté, mais de celle-ci j’étais lavé par la vision de la douleur du corps défunt de mon père…
… Tous les jours il avait enduré, mais jamais il ne maudissait: il n’y avait trace sur son corps de défi ni de colère. Tous les jours, et la nuit même, le mal le réveillait, mais dans l’obscurité c’était un clair visage d’enfant muet qu’il opposait au mufle sanglant des ténèbres, et tout le jaune de son corps n’y pouvait mais. Tous les jours se resserrait le cercle et tout en lui le niait pourtant sans gémir ni crier, ne protestant que d’un murmure: et quelles portes ferment la mer ?…
… Le corps défunt de notre père gisait devant nous, une fois de plus le Dieu magnifique avait dégringolé dans le sang et la purulence et tout en bas, dans un chaos de clous et de crachats, son cadavre luisait doucement dans cette chambre humaine…
… Si lointain avait été à mes yeux ce qui est, et voici que le voile s’était déchiré et que je voyais ces mains écorchées et ces flancs meurtris, ces pieds endoloris; et voici que le jaune devenait couleur de prière…
… Cependant nulle parole ne me venait. Je n’étais dehors et dedans que regard. Avec les autres j’accomplissais les gestes nécessaires: à présent on avait revêtu le corps défunt de mon père de vêtements élégants, et celle qui restait l’avait coiffé comme un enfant. Le regard d’un ange je nous voyais, je voyais les objets, je voyais le monde – et c’était le monde qui priait...
Ce texte est extrait de Par les temps qui courent, publié en 1995 chez Bernard Campiche, et reéédité en 1996 au Passeur, à Nantes. Il a obtenu le Prix Rod 1996.
Images: extraites de Mère et fils, d'Alexandre Sokourov.