Le Temps accordé (2023)
Ce mardi 25 juillet. - Il n’est pas sept heures du matin et je me réjouis déjà, comme un enfant qui va retrouver son poney au paddock, de rejoindre ce midi mon ami Gérard alias Sylvoisal de retour de Sardaigne où il a passé dix jours heureux (m’a-t-il dit brièvement au téléphone) avec son amie et, si j’ai bien compris, le petit-fils dé celle-ci auquel il a dédié un merveilleux recueil de poèmes.
La poésie plutôt classique de Sylvoisal, parfois un peu trop élégamment rhétorique à la française, ne me touche pas toujours - ou alors un ou deux vers ici et là -, mais les poèmes évoquant le petit garçon se distinguent par leur musicalité et leur pureté ingénue qui rappelle quel enfant est resté mon ami sous ses aspects de vieil oncle rentier depuis son adolescence.
Mon plus vieil et délicieux ami est aussi l’être le plus singulier que j’aurai fréquenté de notre vivant, le plus élégant à l’ancienne même en été dans ses shorts de curiste anglais et même s’il ne porte plus guère ses costumes de dandy griffés Gucci ou Pucci comme il y a cinquante ans quand nous avons fait connaissance chez Dimitri dans la maison sous les arbres - donc cinquante ans d’amitié sans nous tutoyer...
Je me dis souvent que je devrais faire un vrai beau portrait de cet extraordinaire personnage comme sorti d’un roman de Firbank, qu’il a traduit, ou des mondes d’Ivy Compton-Burnett, qu’il a également traduite, et de Chesterton auquel il a consacré un essai sous son vrai nom et avec lequel je l’imagine en conversation - l’énorme et le tout délicat, l’éléphant et le héron subtil - deux angéliques créatures du seigneur au même humour impayable.
Dire les merveilles que sont les au moins quinze derniers livres de Sylvoisal, trop d’entre eux publiés a compte d’auteur alors qu’ils surclassent de haut la camelote actuelle, mais le dire où a part mes chroniques ? Et qui s’en soucie, à commencer par lui-même ?
Tout à l’heure je lui parlerai de mes nouveaux amis De G. avec lesquels je le vois très bien s’entendre, lui et eux vestiges de la même société civilisée et très libre d’esprit comme on n’en fait plus malgré le soin jaloux avec lequel nous entretenons le moral de nos petits enfants...
(Soir) - Une fois de plus, avec le Margrave, comme je l’ai surnommé dans mon premier livre, et que j’ai retrouvé carrément barbu tellement il était mal rasé de plusieurs jours , nous avons choisi, malgré le temps gris et le vent froid, le Major de Bourg en Lavaux dont la serveuse sénégalaise nous a accueilli avec un si radieux sourire que je lui ai balancé comme ça qu’elle était de plus en plus belle avant de me reprendre - non mais je sais que ça ne se dit plus vu que ça passe pour du harcèlement, et elle de me remercier et de remarquer qu’on ne peut plus rien dire mais qu’on n’en a rien à fiche...
Sur quoi nous passons trois heures avec nos tartares de saumon arrosés de cuvée du Docteur, puis avec nos boules de glace stracciatella, à parler de tout ce qui nous vient pêle-mêle, et d’abord d’À bout de souffle de Godard que j’ai revu hier soir et dont l’affectation de désinvolture m’a paru beaucoup plus artificielle que naguère et bien exagérée l’appellation de chef-d’œuvre révolutionnant le cinéma même si l’écriture, le montage, la (non) direction d’acteur, la densité physique de ceux-ci à l’écran, la patte formidable du chef-op, la tonalité de tout ça avaient de quoi faire sensation il y a soixante ans de ça, et le film a un charme canaille d’époque et rien de la jobardise idéologique d’une horreur comme La Chinoise, mais nous sommes tombés d’accord pour préférer les vrais films noirs américains , puis nous avons parlé de son séjour en Sardaigne et du petit garçon dont j’ignorais que les qualités rares découlaient d’une fragilité de naissance persistante, de Jouhandeau et de sa terrible Élise et de ses écrits homoérotiques hilarants, de mes nouveaux amis et de l’expo actuelle des œuvres d’Italo De Grandi et des textes de Jaccottet, ou encore de la difficulté d’un type de nos âges d’entretenir une amitié réelle avec un jeune homme - sans parler évidemment de relations pédérastiques - faute , à justement souligné mon compère, de pouvoir s’entendre d’égal à égal...
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Très ému ce soir d’entendre le témoignage, à l’émission Forum, d’une femme dont le toit de la maison a été soufflé hier par la terrifiante tempête qui s’est abattue sur La Chaux-de-Fonds et les hauteurs jurassiennes et dont le petit garçon a failli y rester, qui pleurait et relativisait les choses avec une sorte de lucidité courageuse en disant comme ça que ce n’est quand même pas la guerre et qu’on va s’en remettre avec l’aide de tout le monde - tout ce que j’aime chez les braves gens...