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Passage de Ramuz

Il n’y a pas de doute: Charles Ferdinand Ramuz (1878-1947) est l’écrivain romand d’origine le plus important depuis Rousseau. Certains de ses choix ou positions, et l’attitude générale de l’écrivain face à la société et aux tribulations de son temps peuvent se discuter mais la hauteur de vue, la noblesse, la tenue constante de l’œuvre imposent l’image de la grandeur.
Le titre de son premier opuscule, Le petit village, pourrait suggérer l’idée d’un début de mince envergure, alors qu’il désigne au contraire ce qu’il y a de grand dans les plus humbles réalités, choses et gens. Même embryonnaire, Ramuz est déjà là: dans ce concentré du plus simple et du plus dense, du plus élémentaire et du plus construit, du plus profane et de plus sacré; et trois romans ensuite, d’un sombre éclat et ne ressemblant à rien de ce qui s’écrit alors, ne tardent à confirmer cette première promesse: Aline, pure et noire merveille qui n’a pas pris une ride après un siècle, où le jeune romancier, sans pathos et dans un style inouï (au sens premier de jamais entendu) raconte les tribulations d’une toute jeune fille engrossée par le fils d’un notable, rejetée par celui-ci et fuyant l’opprobre du village dans le sacrifice de son enfant et le suicide; Jean-Luc persécuté, autre drame et cette fois dans le décor vertical de la montagne où la détresse solitaire prend la figure d’un homme humilié; et Circonstances de la vie, dont la grisaille sèche rend admirablement la dérive douloureuse d’un notaire vaudois d’abord prisonnier d’une belle-mère sourcilleuse et ensuite remarié, après la mort de sa première épouse maladive, à une diablesse alémanique représentant, par surcroît, l’arriviste par excellence de la nouvelle société.
Les lecteur de l’époque n’auront pas manqué de trouver ces romans bien tristes, et c’est peu dire que le style de Ramuz n’ait pas fait l’unanimité, tel critique français l’imaginant même traduit de l’allemand… mais le jeune auteur n’en a qu’à l’univers qu’il porte en lui et à sa joie manifeste d’écrire, composant coup sur coup deux admirables romans de formation dont le premier, Aimé Pache, peintre vaudois, est tout imprégné de l’expérience parisienne du jeune écrivain, suivi de Vie de Samuel Belet, son plus grand roman à nos yeux, et marquant paradoxalement le terme de cette saisissante première période d’expansion, comme le signifie abruptement, en 1914, l’Adieu à beaucoup de personnages, préludant à une nouvelle période où l’on ne va plus «ouvrir» mais «creuser», en bonne tradition romande…
A la fin des années 1970, l’éditeur Vladimir Dimitrijevic affirmait qu’il manquait en somme un Zola à la littérature romande, désignant plus précisément la carence, dans notre pays, d’un observateur de la société locale en ses multiples aspects. Or, plus qu’aucun autre, l’auteur de Vie de Samuel Belet disposait des outils nécessaires à ce genre de travail, et l’on peut imaginer ce qu’eût pu devenir une œuvre plus ouverte au monde extérieur des années 1920 à 1940 et à tous les bouleversements qui l’ont affecté. Mais Ramuz ne sera pas plus Zola que Thomas Mann, et d’ailleurs on peut se demander si la société romande, petite bourgeoise et paysanne, de l’époque, se fût jamais prêtée vraiment à un type d’observation de ce genre, faute d’enjeux sociaux et économiques. Dimitrijevic prétend que nul de nos auteurs n’a rendu compte de la vie quotidienne à cette époque. On se demande s’il a jamais lu le moindre livre d’Alice Rivaz. Quant à Ramuz, il sera du moins Ramuz, et souvent à son extrême pointe, comme dans ses pénétrants essais de Besoin de grandeur, Questions ou plus encore Remarques, plus sans doute que dans la suite de romans poético-métaphysiques qu’il va donner, dont les figures seront désormais des emblèmes et des symboles plus que des personnages. Dès La guérison des maladies, et plus encore avec Le règne de l’esprit malin et Les signes parmi nous, le souffle et le rythme d la narration du romancier nous semblent marquer un fléchissement, aggravé par une façon de maniérisme stylistique.
Il faut lire attentivement Le grand printemps pour mieux percevoir l’évolution de Ramuz durant la Grande Guerre, entre désarroi profond et sourde aspiration à une possible renaissance. «Il n’y a plus eu de point de repère, écrit-il à propos de son retour au pays, après ses douze années parisiennes, et le voici face à la côte de Savoie, à sa table, exprimant sa souffrance, solidaire avec la France mais «à distance». Dans un texte bouleversant intitulé J’ai saigné, Blaise Cendrars, engagé volontaire blessé gravement au front, dit l’horreur de la guerre et la compassion que lui inspire l’agonie, atroce, d’un jeune berger reposant sur le grabat voisin du sien, qu’un médecin-chef achèvera au cours d’une séance de «soins» insoutenable. A peu près au même moment, Ramuz tâche de se convaincre, à sa table de littérateur, qu’il souffre autant, sinon plus que les jeunes gens crevant au front et que leurs familles: «Il y a une forme d’imagination qui fait qu’on souffre davantage, et on subit davantage (encore qu’autrement peut-être) que dans la réalité».
Et tel sera bel et bien le Ramuz à venir, se réclamant de l’homme élémentaire et de l’humanité «concrète» tout en se tenant à distance, prudent et parfois jusqu’à la pusillanimité comme le montrent, aussi, ses relations avec les compères des Cahiers vaudois.
Au demeurant, on se gardera de faire le procès de Ramuz sous prétexte qu’il se tient à l’écart de telle «réalité», comme la plupart de ses pairs, alors même qu’il ne cesse, et dans Le grand printemps précisément, de réfléchir au sens de la guerre, aux idées meurtrières que cristallisent les nationalismes, à la révolution russe en train de se préparer, au collectivisme et à la démocratie plus ou moins avérée. «Je ne veux pas de l’homme abstrait», écrit plus précisément celui qui toujours résistera aux sirènes des idéologies, «l’homme simple valeur légale ou sociale ou économique, l’homme numéro matricule des casernes philanthropiques, ni de l’homme sans passions et sans nerfs des pacifistes malgré tout».
L’apport essentiel du Ramuz penseur tient aux questions qu’il pose en perpétuel inquiet, doutant à tout moment de lui-même ainsi qu’en témoigne chaque page de son Journal et refusant toute engagement politique ou religieux, mais s’engageant intégralement dans son travail d’écrivain. Lui dont toute l’œuvre est imprégnée de sacré ne redoute rien tant que de «parler de Dieu» ou «de l’âme». Lui qui s’est fait le peintre attentif d’une communauté humaine dont la Suisse est le modèle évident, va jusqu’à douter (en 1937, dans un texte fameux publié par la revue Esprit) de l’existence même de ce pays, bornant son horizon à la latinité rhodanienne et aux modes de vies du paysan ou du vigneron, du montagnard ou de l’artisan. Lui qui se dit indifférent à la nature est sûrement, après Rousseau, le plus grand peintre des cycles imbriqués de la vie humaine et des saisons. Lui qui affirme qu’il «doit tout à Paris» et se dit une «outil médiocre» de la langue française, n’en revendique pas moins sa prétendue maladresse et jusqu’à fonder une langue nouvelle.
Un style neuf: tel est Ramuz, dont la musique et l’extraordinaire plasticité de la langue éclipsent tout débat sur les positions diverses de l’écrivain.
Reste pourtant que le respect de celui-ci n’exclut pas de nouvelles questions et ne saurait se satisfaire de la vénération pleutre qui vise, aujourd’hui, plus encore que de son vivant, à s’en débarrasser, notamment en faisant de lui un Grand Arbre…

 

Commentaires

  • Voilà, je viens de finir "La Grande Peur"... Je me souviens de la première fois où j'ai ouvert ce livre, il y a un peu plus d'une année. Il m'a fallu un quart d'heure pour arriver au bout du premier chapitre (qui n'est pourtant pas long du tout), et après avoir lu la dernière phrase de celui-ci ("Il y eut 58 mains qui se levèrent, et 33 seulement qui ne se sont pas levées."), j'ai refermé le bouquin. Comment pouvait-on écrire comme ça? Et comment pouvait-on lire et aimer ça?
    J'ai déclaré que je n'aimais pas Ramuz.
    Et aujourd'hui, quelques mois plus tard, je lis ce roman, et je me laisse complètement emporter. Pourtant, la dernière phrase du premier chapitre n'a pas changé. Ce qui a changé, c'est moi. J'ai compris que, en effet, Ramuz est "un style neuf", et que ce style apporte beaucoup (presque tout) au texte.
    Ou plutôt, plus que comprendre, j'ai ressenti, écouté. J'ai lu ce texte plus avec les oreilles qu'avec les yeux. Et du coup, le charme a opéré.
    Maintenant, je ne sais pas si j'aime Ramuz. En tout cas, j'aime "La Grande Peur", et je comprends mieux pourquoi Jacques-Etienne Bovard, dans ses "Beaux Sentiments", revient toujours à ce texte. D'ailleurs, je vais relire ce roman de Bovard, histoire de voir ce que j'ai loupé lors de mes précédentes lectures.

  • Cher Cousin,
    quelques mots pour te dire tout le plaisir que j'ai à te lire sur ce blog récemment découvert et que je trouve tout à fait remarquable. Je sens que la lecture de tes chroniques va devenir mon petit rite notcturne d'autant plus que je n'ai pas l'honneur d'être abonnée au fameux journal provincial que tu embellis de tes articles! avant de refermer le blog, je me divertis en regardant Burki.
    L'automne va arriver et ta résidence champêtre va se colorier et sentir bon les feuilles et le brouillard.
    Je garde un charmant souvenir de notre rencontre terriblement familiale de l'an passé et j'espère que nous nous rencontrerons avant d'être vraiment très vieux...
    salut
    Marianne
    Je n'ai pas encore lu Houellebecq mais ça ne saurait tarder

  • Chère cousine,
    On aura tout vu: les familles qui se retrouvent par blog interposé, ça c'est un monde. Et nous qui habitons à cent mètres d'un autre de nos cousins, qui jouait du piano avec de très longues mains ailées, perdu de vie depuis trente ans. J'y repensais hier soir en regardant le sublime Saraband de Bergman. Une mélancolie d'une lancinante beauté. A l'instant je reviens du festival de philo de Saint-Maurice, ou le grand Couchepin a livré son credo de réaliste libéral. C'était quelque chose aussi de voir ce ministre en fonction dialoguer avec des collégiens: il n'y a vraiment qu'en Suisse qu'on voit ça sans l'ombre d'un huissier ou d'un motard: le président de la Confédération rendant hommage aux chanoines qui lui ont révélé Aristote et Apollinaire, avant de causer éthique avec une Antigone de seize ans...
    Merci de ton message qui m'a fait très plaisir. On t'attend à la Désirade quand tu veux.

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