Grappilleur sans pareil de savoirs et de sensations, d'émotions et de saveurs, érudit voyageur et poète, jouisseur avéré et mystique mécréant en ses minutes heureuses, l’écrivain luxembourgeois évoque non sans mélancolie, dans son dernier livre, «Une mite sous la semelle du Titien», la nuit de cauchemar où son immense bibliothèque fut la proie des flammes…
Pour entrer illico dans le cercle de feu il faut citer d’abord ceci de la soixantième «proserie» du septième tome du Murmure du monde où Lambert Schlechter écrit ceci, sur une page où l’écrivain semble chercher ses mots dans la sidération persistante: «Un jour je raconterai la violence de tout ça, la soudaineté du passage du sommeil à ce réveil-là, le passage du noir de la nuit à l’incandescence de cette lumière-là, je dirai combien c’était violent, et je mettrai ce mot-là, la violence de ce mot-là, pour faire comprendre ma stupéfaction, c’était si violent, voir ça, à peine réveillé, voir ça, la porte du grenier à peine ouverte, voir tout le grenier en flammes, ne voir que des flammes, ne voir rien d’autre que des flammes, comme si on voyait le soleil de tout près, de trop près, de mortellement trop près, c’était si violent, on ne peut pas se remettre de ça, je ne pourrai jamais me remettre de ça, c’était si violent, c’était trop violent»…
Ensuite on voit, sur la couverture du dernier livre de Lambert Schlechter, Une mite sous la semelle du Titien, le détail de La Vénus d’Urbino du Titien en question, doux petit carré montrant un ventre féminin joliment bombé au bas duquel une main féminine repose sur le sexe féminin de la Vénus en question; et quant à la mite, il faudra la chercher (!) avec le regard de voyeur voyant de Lambert, sur le tableau du Titien, «couchée sur le dos, aplatie, blanchâtre, bien visible à cause de la couleur brique du carrelage, probablement déjà desséchée à l’intérieur, tout le psychisme qui était sans doute dans son ventre mou s’est évaporé, impossible de savoir comment elle est morte»... ou disons que le poète impute la mort de la bestiole au Titien qui n’a pas vu cette «inoffensive saleté», imaginant que c’est lui «qui a marché dessus, l’aplatissant, alors que le petit ventre palpitait avec un dernier reste de vivacité»…
Vous avez compris, vous, cette histoire de mite aplatie sous la semelle du peintre sublime? Une mite sur un tableau représentant la beauté à l’état pur! Autant dire: le grain de sable dans le mécanisme, pour ne pas désigner l'étincelle qui met le feu aux poudres. La mite du Sisyphe dont la maison vient de cramer!
Après quoi le poète n’en finit pas de brûler ses vaisseaux
Mais la vie continue! Vous allez chercher la mite de la Vénus d’Urbino sur Google images, comme j’ai appris par Facebook, en avril 2015, que la fameuse bibliothèque du compère Lambert était partie en fumée, des rayons entiers et ses cahiers de 1965, ses cahiers de 1967 aussi, tous ses cahiers nom de Dieu, et le voilà qui ajoute dans son dernier opus: «Plusieurs fois par jour, ce réflexe, cet élan d’aller sortir un livre du rayon, rechercher un passage, relire une page, un chapitre, puis aussitôt: mais non, ce livre n’y est plus, n’y a plus de rayon, n’y a plus d’étagère, le livre a brûlé avec la planche où il se trouvait», etc.
Or ceux qui suivent Lambert Schlechter à la trace se rappellent le troisième volume du Murmure du monde, intitulé Le Fracas des nuages, à la page 100, où l’écrivain bricole lui-même la bibliothèque de son grenier: «Planches, planches, régulièrement, depuis des semaines, je vais travailler dans mes planches, pour une heure ou deux je me me fais artisan […] au mois d’avril j’ai enfin installé ma bibliothèque asiatique», et dix ans après tu parles d’un péril jaune: le feu aux planches!
Et si vous êtes sur Facebook – nul n’est parfait –, vous aurez suivi, au début de l’été 2015, le beau mouvement de solidarité qu’a suscité la cata' vécue par Lambert, les unes et les autres lui envoyant des livres pour qu’il les aligne sur les nouvelles planches de sa nouvelle maison.
Pour autant, nous savons qu’il ne se paie pas de mots quand il écrit qu’il ne se remettra jamais de cette même violence du feu qui, de la bibliothèque d’Alexandrie, crama sept cent mille livres au moment de l’incendie. Comparaison n’est pas raison? Sûrement pas, mais nul n’aurait le mauvais goût de rappeler à un lettré dont la mémoire est celle d’un vieux mandarin chinois que la destruction d’une partie de sa bibliothèque ne fait pas le poids à côté d’Hiroshima ou d’Alep, car la Douleur n’a pas de mesure, et la mite reste un symbole de notre propre ténuité.
A ce propos, Guido Ceronetti, dont nous partageons l’admiration avec Lambert Schlechter, écrit dans Insectes sans frontières: «Nulla, nessuna forza può rompere une fragilità infinita», à savoir que rien, aucune force ne peut briser la plus infime fragilité. Et Lambert, qui brûle ses vaisseaux à chaque page, est justement de ceux-là qui tirent leur force de leur vulnérabilité même.
L’œuvre kaléidoscopique d’un grand «petit maître»
Lambert Schlechter poursuit, depuis le début des années 80, l’élaboration d’une œuvre dont la forme composite évoque, toute proportions gardées, les Essais de Montaigne et le Zibaldone de Lepoardi, qu’il présente lui-même en ces termes à propos des fragments du Murmure du monde: «Cela pourrait être un journal métaphysique, un petit traité eschatologique, un grimoire de commis-voyageur, cela pourrait être un reportage sur les choses du siècle, une description du continent bien tempéré, un compte-rendu d’inoubliables lectures – ce n’est rien de tout cela»...
Lui qui lit et écrit tout le temps, sans pour autant se claquemurer dans sa ratière de bibliomane ou sa tour d’ivoire, note comme un adolescent grave: «Un jour je commencerai à écrire»… Et de fait, le fabuleux fatras de sa quasi trentaine de livres publiés - nullement chaotique au demeurant, mais dont tous les points de la circonférence sont reliés au même noyau vibrant -, procède à la fois d’un recommencement de tous les matins, comme Georges Haldas dans ses cafés de l’aube, et d’une expérience reliant «le cendrier et l’étoile», selon la belle expression de Dürrenmatt, où le très intime (jusqu’au saillies érotiques crues de l’amoureux à genoux devant la «fleur» féminine) voisine avec le très fracassant orage d’acier que le poète qualifie de «murmure du monde», des massacres antiques aux pogroms du XXe siècle, ou des tortures de l’Inquisition très chrétienne à la Shoah et au goulag de la Kolyma, jusqu’à Lampedusa la nuit dernière…
Il y a du mystique chez cet iconoclaste anti-clérical, du philologue nietzschéen chez ce brocanteur de formules poétiques à la Gomez de La Serna ou à la Jules Renard, du chroniqueur intimiste proche parfois d’un Rozanov («Sous la couette dans l’hivernale chambre, je me tiens au chaud dans & par ma propre chaleur, c’est un bonheur élémentaire») ou de l’observateur du corps humain autant que du fantastique social rappelant justement un Guido Ceronetti et nous ramenant souvent, aussi, à sa lecture, combien fervente et généreuse, d’un Pascal Quignard.
Mes quatorze ou quinze Brautigan ont disparu avec la planche où ils se trouvaient
S’il fut prof de philo et de littérature française, rien cependant chez Lambert Schlechter d’un pédant ou d’un littérateur affecté, inclassable mais lié de toute évidence à ce que Georges Haldas appelait «la société des êtres» et, comme écrivain, à toute une nébuleuse d’auteurs au nombre desquels je compte une Annie Dillard ou un Ludwig Hohl, un Alberto Manguel (autre lecteur universel) ou un Louis Calaferte, entre autres.
En outre lui-même, sans fausse modestie, se décrit en humble artisan: «C’est dans les petits, tout petits maîtres que, lucidement, je me range. Mon échoppe n’a pas pignon sur rue, j’exerce dans l’arrière-cour d’une venelle traversière où, de temps en temps, un flâneur s’égare; et c’est assez pour moi. Les grandes usines de chaussures sont dans d’autres zones; ici ce n’est qu’un cordonnier qui fabrique sa paire de savates avec un bout de cuir, quelques clous, un peu de colle et un marteau»...
Le labyrinthe d'un lecteur du monde
Lambert Schlechter n’a jamais publié de roman au sens conventionnel, à ma connaissance, mais l’ensemble de ses livres forme une vaste chronique fourmillant d’épisodes romanesques et de scènes à n’en plus finir, comme le récit de la visite d’Andy Warhol au pape dans son dernier livre, ou l’agonie de sa femme il y a vingt-sept ans de ça (la lecture de son journal de deuil, Le silence inutile, ouvre peut-être le meilleur accès à son œuvre), les photos de sa famille punaisées dans la mansarde de sa sœur à Rotterdam, les reproches qu’il s’adresse par rapport à son fils souffrant de ses absences, et ses aises et ses baises d’éternel amoureux, ses manies de graphomane, ses étonnements de lecteur tous azimuts qui a découvert que le feu «ça peut tuer», et c’est reparti pour l’inventaire, «mes quatorze ou quinze Brautigan ont disparu avec la planche où ils se trouvaient, mes douze au treize Annie Saumont ont disparu avec la planche où ils se trouvaient», sur quoi le voici regarder ses mains dans les cendres encore trempées de ses livres – ses mains avec lesquelles il aurait volontiers fait jouir la Vénus d’Urbino, etc..
C’est un Labyrinthe à la Borges que l’œuvre du compère Lambert (je l’appelle familièrement comme ça vu que nous sommes restés un peu proches par l'échange de nos livres respectifs et par Facebook après nous être rencontrés à Toulouse à un salon du livre et du jambonneau, au mitan des années 2000), une œuvre prodigue en incessantes découvertes et bifurcations (l’un de ses livres que je préfère s’intitule d’ailleurs Bifurcations) et qui suppose, aussi, une lecture non moins attentivement active que l’est son écriture.
Il se dit aujourd'hui Chinois malgré la reconnaissance grand-ducale que lui voue son Luxembourg natal, et ses Lettres à Chen Fou – scribe comme lui, né en 1763 et mort en 1810 qui, dans ses Récits d'une vie fugitive a évoqué les humbles peines et joies de notre bref passage sur terre après la mort de son épouse –, illustrent bel et bien, dans l'esprit de la poésie chinoise, ce que les cœurs sensibles ont en commun en constatant, comme le sage Su Tung po, herboriste et poète du onzième siècle mal vu des puissants, que «le monde est semblable à un rêve printanier qui se dissipe sans laisser de trace»…
Dessin: Matthias Rihs. ©Rihs/Bon Pour La Tête
Commentaires
Une lecture très appréciée que celle de “Le fracas des nuages “. Je me souviens de cette tragédie qui a touché L. Schlechter, Un souvenir triste.
Votre chronique est remplie de riches informations et c’est vraiment très agréable de se sentir un peu moins inculte après lecture.