UA-71569690-1

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Sur les infréquentables

medium_Asensio0001.2.JPG
Réponse à Juan Asensio.
Un écrivain peut-il tout dire ? Et faut-il défendre à tout prix celui qui pratique l’invective ? Est-ce parce qu’un penseur ou un romancier est rejeté par l’opinion publique ou médiatique qu’il mérite notre attention ou notre respect ? Les plus grands talents, les plus originaux, les plus hardis sont-ils forcément les moins fréquentables de l’heure ? Enfin y a-t-il seulement un dénominateur commun entre ceux qu’on dit infréquentables ?
medium_Rebatet.2.JPGJe me pose ces questions depuis une trentaine d’années, après avoir bravé, à vingt-cinq ans, ce qui était alors l’Interdit par excellence en matière de critique littéraire, consistant à rendre visite à Lucien Rebatet, auteur des Décombres, l’un des pamphlets antisémites les plus débridés de l’immédiat avant-guerre. Je précise aussitôt que l’écrivain que j’allais alors interroger n’était pas l’auteur des Décombres mais celui des Deux étendards, magnifique roman d’apprentissage que Rebatet, condamné à mort pour faits de collaboration, écrivit en partie les chaînes aux pieds, et dans lequel on ne trouve pas trace d’idéologie fasciste. C’est cependant par provocation autant que par intérêt que je m’étais rendu chez Rebatet sans partager du tout les positions d’extrême-droite qu’il continuait de défendre dans le journal Rivarol, comme j’ai rendu visite à Robert Poulet dont j’admirais l’intelligence critique. Durant un bref passage au sein des Jeunesses progressistes lausannoises, entre 1967 et 1968, j’avais été choqué de me voir reprocher la lecture de certains auteurs, à commencer par Charles-Albert Cingria dont j’étais fou de l’écriture, auquel il était reproché d’avoir été maurrassien en sa vingtaine à lui. Je n’avais alors aucun penchant pour Maurras, pas plus que pour aucun idéologue raciste ou fasciste, j’étais déjà une espèce d’humaniste paléochrétien revenu du protestantisme sans adhérer vraiment au papisme ; à vrai dire, ce que j’aimais chez Cingria était sa façon de chanter le monde dans une phrase qui chantait. J’aimais Cingria comme j’aimais Bach ou Cézanne. Des idées de Cingria je me foutais complètement, à cela près que les idées de Cingria chantaient elles aussi dans une sorte de psaume de l’esprit et des sens qui fusait certes d’un profond catholicisme, mais qui rayonnait bien au-delà de la seule doctrine. Pendant quelques années, j’ai cependant accordé certaine attention à celle-ci. Par réaction contre le conformisme de plus en plus répandu de ce qui annonçait le politiquement correct, par anticommunisme aussi, je me situais plutôt à droite dans mes adhésions et mes articles, sauf dans mes jugements littéraires. Ainsi me sentais-je aussi à l’aise en compagnie de Pierre Gripari, qui se disait lui fasciste à tout crin (mais je n’ai pas encore compris de quel parti), antisioniste et antichrétien, qu’avec Georges Haldas ci-devant compagnon de route des communistes et d’un christianisme de plus en plus ardent. Ce que j’aimais dans leurs livres n’avait rien à voir avec leurs positions idéologiques respectives. De la même façon, j’ai et continue d’avoir autant de plaisir à lire et relire Le traitmedium_Witkacy.2.jpgé du style d’Aragon, Les mots de Sartre ou Matinales de Jacques Chardonne, Nord de Céline. Qui plus est: je vote aujourd'hui plutôt à gauche, quand je ne l'oublie pas. Sacré progrès...
En matière d’idées, j’avais trouvé à vingt-cinq ans, dans les romans fourre-tout de Stanislaw Ignacy Witkiewicz la critique la plus dévastatrice qui me semblât, des totalitarismes, mais aussi et surtout la vision prémonitoire de la fuite vertigineuse dans le bonheur généralisé de nos sociétés de consommation, mais qui eût pu dire de quel bord était Witkiewicz ? Les années passant, et découvrant quels énormes préjugés, quel refus de penser, quels blocages dissimulaient les plus souvent, chez mes amis de gauche ou de droite, leurs certitudes idéologiques, je me suis éloigné de plus en plus de celles-ci en même temps que j’approfondissais une expérience de la littérature, par l’écriture autant que par la lecture, dont la porosité allait devenir le critère essentiel, que l’œuvre de Shakespeare illustre à mes yeux en idéal océanique. Or Shakespeare est-il de gauche ou de droite ? L’océan est-il fréquentable ou infréquentable ?
medium_Proust2.2.jpgJe lis Proust sans discontinuer depuis des années, et je relis ces jours Dostoïevski, je lis et relis Balzac, je lis et relis Montaigne et Pascal, j’aimerais bien lire une bonne fois La montagne magique de Thomas Mann et L’homme sans qualités de Musil, que je n’ai jamais lus en entier, comme j’aimerais lire tout Shakespeare et l’annoter pièce par pièce, et plus je vais et plus je constate que, dans cet océan, tout est à sa place. Je lis tous les jours des tas de livres, dont j’aime à replacer chacun. Chacun est comme une bribe de l’immense conversation qui se poursuit jour et nuit à travers ce texte dont les livres ne reproduisent qu’un fragment, et qui me semble le contraire de l’universel bavardage pour autant que CELA converge, à savoir : que CELA monte.
Hors de CELA, que je dirais la poésie du monde, point de salut à mes yeux. Toute parole séparatrice, tout verbe coupé de sa source, de son rythme et de sa couleur, de son grain de voix et de son âme, je renonce à les fréquenter comme je renonce à la laideur et à la vacuité, à la platitude et à la mesquinerie - à toute délectation morose.
Plus je vais et plus la littérature me semble le lieu de la relation et non de la séparation, de la continuité et non de la rupture, de la fécondité et non du repli sur soi. Je comprends qu’on la trouve aujourd’hui menacée et vilipendée, mais je vois aussi qu’on la comprend mal. J’essaie de comprendre ce que dit Juan Asensio dans L’infréquentable est le révolutionnaire le plus abouti, et je vois que des notions séparatrices, pour ne pas dire sectaires, contredisent absolument une exigence de liberté qui accorde ou dénie la qualité en fonction de jugements restreignant précisément ladite liberté. Ainsi célèbre-t-on le style, en référence au « grammairien par excellence » que serait Dieu, pour mieux rejeter un Julien Gracq ou un Francis Ponge, stylistes manquant en somme à la foi si je comprends bien, moi qui trouve pourtant chez Ponge et Gracq bien plus de pages vivantes et vibrantes que chez un Renaud Camus, dont la seul qualité est probablement de penser un peu, parfois, à contre-courant - sans style aucun hélas, à mon goût tout au moins.

Mais penser mal est-il, au fait, une qualité suffisante à faire un écrivain ? Juan Asensio s’interroge sur ce qui fait le propre d’un infréquentable, sans parvenir vraiment à se convaincre de ses approximations successives, et c’est tant mieux. On ne voit pas bien ce qu’est « le révolutionnaire le plus abouti », pas plus que ce qui distingue celui qui assume ses positions (de droite évidemment) ou sa foi (catholique résolument) équivaut à un brevet d’infréquentabilité, ni moins encore la qualité de « logocrate » chère à George Steiner, qui ne connaît aucune frontière idéologique. Est-ce l’ « échec social des antimodernes » qui les valorise alors ? Quelle dérision ce serait, que de considérer qu’une réussite sociale fasse ainsi illusion. D’un glissement l’autre, Juan Asensio finit donc par établir que l’infréquentable serait « d’abord et avant tout un homme libre », ou bien encore « celui qui dérange les Assis », à moins que, der des ders, l’infréquentable ne soit « qu’une notion sans consistance autre que celle que veulent à tout prix lui donner les censeurs, un non-lieu où sont prudemment relégués celles et ceux qui ont osé et osent affronter les minables catégories érigées par la bouche anonyme de « l’universel reportage ».
Il y a du vrai dans tout cela, mais beaucoup de rhétorique aussi, à base d’idéologie. La littérature excède ces limites. Or il est intéressant, à lire attentivement les textes (très inégaux eux-mêmes) réunis sous le fronton de ces Ecrivains infréquentables, combien se mêlent les goûts et les idées, les partis pris et les conclusions hâtives, la liberté de jugement et les âneries à œillères. La vraie critique littéraire demande de l’humilité et de la précision, de l’amour et des citations. On en trouve heureusement, par exemple dans le texte de Sarah Vajda consacré à Corneille, ou dans les introductions à Dominique de Roux, Léautaud ou Nicolas Gomez Davila, entre autres. Mais ce que je préfère dans cette revue, c’est que l’oreille de la liberté pointe bel et bien un peu partout, avec des éclats de littérature. Une ou deux lettres de Dominique de Roux et c’est parti. Ensuite, infréquentables ou pas, reste à voir sur pièces. Car cela seul est intéressant : le détail et non la catégorie. Le détail, pour aller voir ailleurs, c’est In memoriam de Paul Léautaud, notes griffonnées au chevet du père agonisant, c’est relire Corneille et s’en amuser en se foutant des nouvelles conventions le classant républicain pro-Bush. C’est lire Gombrowicz dans son Journal et le Gombrowicz de Dominique de Roux, c’est relire Bernanos qui est au purgatoire plus qu’au placard des infréquentables, c’est lire Post Mortem ou Ma confession de Caraco, c’est lire Ponge et Michaux aussi volontiers que Suarès ou Darien, c’est lire Giorgio Agamben qui lit Carl Schmitt qui lit Dostoïevski ou Bloy, c’est lire Bloy contre Zola et Jules Renard contre Bloy.
Vous avez raison finalement, Juan Asensio : les infréquentables ne le sont que par délation médiocre. Nul écrivain de qualité, nul penseur de valeur n’est infréquentable. Mais les médiocres se fréquentent, et ça fait du monde place de Grève…

Commentaires

  • Ah, cher Jean-Louis, je suis à peu près d'accord avec toutes vos affirmations, y compris bien sûr la dernière, selon laquelle la littérature transcende tous les clivages platement politiques seulement... C'est une position idéaliste ou alors, vous la mettrez sur le compte de votre expérience comparé à mon jeune âge. Laissez-moi donc me rassasier de profonds vins de vigueur rimbaldiens avant de m'endormir, repus et fatigué. J'ai évoqué ainsi, sur (dans ?) Stalker, la réponse que m'avait faite Michel Surya auquel j'avais envoyé un manuscrit sur Judas qu'il avait déclaré avoir (beaucoup) aimé. Seulement, comme j'étais, selon lui, plutôt à droite, il était bien évident que jamais il ne me publierait, lui qui affirmait pourtant, comme vous, que la littérature transcende tout...
    Apparemment non : pas tout...
    Reste que je le crois, du moins je le croyais et maintenant, dans cette situation qui est la nôtre en France (mais peut-être ne la connaissez-vous que par ce que vous en disent vos propres médias), dans cette situation-là, seule compte désormais à mes yeux la littérature de combat, les écrits de combat selon le titre donné aux pamphlets de Bernanos qui, je vous le confirme, est bien honni PLUTOT QU'il n'est assoupi dans quelque limbe prudemment universitaire... Allez faire un tour dans les facs françaises et demandez au hasard à quelque couillon de première (ou de deuxième, ou de troisième) année ce qu'il pense de Bernanos (si tant est qu'il en connaisse le nom...), vous risquerez d'être surpris...
    C'est ainsi que, après avoir beaucoup lu Gracq, ses romans (surtout ses romans) me tombent littéralement des mains : que nous dit Gracq de ses personnages de romans moins consistants que des fantômes ? Rien. Ils parlent beaucoup, ils s'entichent de femelles tout aussi éthérées qu'ils le sont, attendent des Cosaques qui ne daignent point venir (hélas pour nous, pauvres lecteurs) et prétendent que le Mal n'est rien de consistant, tout juste une métaphore littéraire...
    Cela ne tient plus, cela n'a d'ailleurs jamais tenu la route cher Jean-Louis...
    Vous voulez un grand prosateur, plus grand que Gracq (à mon goût) qui pourtant ne se lasse de nous dire que la France est morte, crevée, et ce depuis des lustres ? Le voici : Guy Dupré.
    Ponge ? Littérature pour commentaire composé (je ne sais même plus s'ils existent), je me suis moi aussi amusé, un temps, avec ses éponges ponges ponge....
    Ceci dit, je nuance : je puis me réfugier, durant des jours, des heures ou des semaines, dans une littérature non point coupée du monde dans lequel nous vivons mais creusant son propre dire sans relâche. A ce titre, l'hermétisme (plus que l'obscurité que lui reprochaient Levi et cet âne pas même savant qu'est Pierre Assouline, dans une ridicule note récente de son blog) d'un Paul Celan me fascine, comme celle de certains bizarres écrits d'un Calasso, d'un Améry ou d'un De Quincey, d'un Faulkner ou d'un Melville...
    Que vous dire ?
    Oui : je crains d'avoir diablement tourné en rond dans cette tentative, peut-être ratée, de définir la notion foutûment malcommode qu'est l'Infréquentable en l'opposant à d'autres...
    Finalement encore, et c'est ce qui vous a paru étrange sans doute, j'en suis parvenu, banalité suprême mais qui vaut, hélas, d'être rappelée, à affirmer que l'Infréquentable, DE NOS JOURS (mais une telle catégorie n'est-elle pas un pur produit de notre époque ?) est un homme libre, DONC le révolutionnaire le plus abouti, l'homme qu'il est impossible de fixer, comme De Gaulle l'avait dit du Grand d'Espagne, à son attelage...
    Ah oui, dernier point : comment diable n'ai-je pas songé à solliciter votre plume pour évoquer ces écrivains (Rebatet, Cingria, Haldas) que vous connaissez mieux que moi ?
    Tant pis car, si ce numéro fonctionne, il y aura peut-être une suite, sous forme de revue ou de livre.
    Alors je l'espère, vous serez des nôtres : mon invitation, en tous les cas, est sincère.

    Des fautes peut-être, je ne me suis pas relu.

  • L'écrivain infréquentable, pour moi, est celui dont on sait, en avouant qu'on le lit, qu'on l'aime, qu'il nous vaudra d'être regardé avec suspicion par ceux pour qui la littérature doit être un hymne à l'humanisme le plus tiède. Nous savons que la seule évocation du nom de Céline devant certaines personnes suffit pour les voir se tétaniser. Qui lit Céline, et a fortiori s'en délecte, est de facto suspect de lire aussi, la nuit, en cachette, Mein Kampf. À une époque, je voulais faire lire Jean-François Revel à un ami écrivain (publié chez Gallimard depuis). Il s'y refusait à cause de la réputation de Revel : un libéral, un anticommuniste, un suppôt de Satan. Même chose pour Chardonne que je lui conseillais pour améliorer son style, sa ponctuation notamment. Chardonne pas assez catholique pour toutes les papautés de gauche, donc insignifiant. Et fasciste, bien sûr. J'en rirais si de telles opinions émanaient de personnes non cultivées. Il existe donc, si je puis dire, un indice d'infréquentabilité que l'on mesure en prononçant les noms de certains artistes. L'infréquentable est celui qui, au rebours des modes et des conformismes, dit ce qu'il pense comme il le pense, parce qu'il ne cherche pas à plaire. Ce n'est très certainement pas un hasard si la toute grosse majorité des écrivains à qui l'on pense via la notion d'infréquentable sont, à tort ou à raison, étiquetés de droite. Marcel Aymé, qui avait beaucoup d'amis à droite (dont Céline) et qui défendit bec et ongle Brasillach, était de gauche, mais non de cette gauche mollassonne et gendarmesque que l'on voit à l'œuvre depuis, en gros, 1968. Céline, comme médecin des pauvres, était socialement plus à gauche que bien des bobos qui n'ont de gauche que la rhétorique et les claquettes. L'infréquentable prend le parti de l'authenticité, de la liberté de pensée, contre toutes les aliénations mentales et les conformismes. Il est plutôt, philosophiquement, de droite, parce qu'à droite on n'idéalise pas l'homme, on veut voir le monde tel qu'il est et non pas tel qu'il devrait être si on faisait de l'homme selon Montaigne (un homme, ni ange, ni démon) un homme selon Rousseau (un être foncièrement bon que la société corrompt). La réalité (principe souverain), c'est l'homme tel qu'il est, dans toutes ses dimensions, et non ce pantin social cher à la gauche, une éternelle victime des inégalités. Le meilleur des hommes (meilleur au sens de la bonté) n'est pas forcément celui dont la bouche (restons poli) ne désemplit pas de mots comme pitié, compassion, empathie ou le condouloir cher à la lopette philosophique Onfray. Léautaud, parce qu'antisocial, farouche, solitaire et individualiste, a été réputé misanthrope. Il ne se qualifie jamais lui-même ainsi. Il était indifférent au sort des autres et avait une vision pessimiste de l'humanité. Il n'avait pas de théorie sociale et ne considérait pas a priori le pauvre comme un être bon et pur et le riche comme un salaud. Il savait qu'on trouve chez les pauvres un nombre considérable de salauds et chez les riches un nombre tout aussi considérable d'êtres désintéressés et généreux. En isolant certaines anecdotes de sa vie, via ses démarches entreprises auprès de gens fortunés pour tirer du pétrin des malheureux et des malheureuses, on pourrait prouver que Léautaud avait un cœur en or, comme on pourrait prouver par certaines de ses réflexions qu'il était un détestable bonhomme. C'est cela qui me plait chez lui : il ne pose pas, il est entier, tout ensemble délicieux et abominable, aimable et abject.

    Sinon, comme Juan, j'espère que nous aurons le plaisir de compter JLK parmi les éventuels contributeurs d'une future et enrichie livraison consacrée aux infréquentables en littérature.

Les commentaires sont fermés.