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Une lecture de La Divine Comédie (51)
Purgatoire. Chant XVII. De la troisième à la quatrième corniche. Visions de colère punie. L'ange de la douceur. Virgile expose la théorie de l'amour. Apparition des négligents. Dante s'endort.
Sortant du brouillard comme d’un rêve confus - ce moment de l’éveil conscient sera repris souvent et culminera à la fin du Paradis -, Dante nous prend à témoin d’une façon joliment familière que René de Ceccaty traduit avec la limpidité requise :
« Il t’en souvient, lecteur, perdu
Dans les Alpes embrumées, comme
Une taupe, tu voyais peu »...
Et d’enchaîner sur les pouvoirs de l’imagination, à la fois soutien du « désir de savoir » et possible leurre, comme la recherche de la vérité ou la quête d’amour à tout moment sont menacées par de faux-semblants.
Cette nouvelle étape de l’escalade du Purgatoire (« c’est par ici qu’on monte ! » a lancé une voix cinglante) sera marquée par un premier aperçu de ce qu’est l’Amour, mobile supérieur de toute la Commedia, dont les obstacle à son rayonnement sont détaillés par le bon guide, lequel pointe « le manquement à l’amour du bien par paresse » et les « rames molles » qui participent déjà du mal.
Dans la pénétrante introduction précédant sa traduction (87 pages d’une immense érudition et d’une lecture cependant aisée), René de Ceccaty explique la difficulté quasi inextricable de rendre tout ce qui est signifié par le poème original (aussi obscur en certains points pour les innombrables interprètes italiens qui en ont fait autant de cheveux blancs), soulignant à proportion l’étonnante et gracieuse évidence de sa part lumineuse et bien claire - même aux yeux des taupes (ou semi-taupes) que nous sommes.
En l’occurrence, ce que dit Virgile, qu’on pourrait dire un saint laïc pré-chrétien, des trois obstacle majeurs à l’amour selon l’esprit divin, saisit ainsi par sa simplicité évangélique, si l’on peut dire, en décrivant le mal qu’on veut « pour autrui » en ces termes:
"Quand on veut supprimer autrui
Par arrogance et seulement,
Et l'abaisser pour exceller.
Quand on craint de perdre pouvoir,
Grâce, honneur, gloire devant l'autre,
On lui souhaite le contraire.
Enfin quand on est ulcéré
D'être insulté, pour se venger
On fomente le mal d'autrui"...
Or l’aperçu reste partiel, limité à ce lieu ou l’on purge mollesse, et bien d’autres réponses seront appelées ensuite par autant de questions auxquelles le lecteur autant que Dante seront confrontés non sans avertissement octosyllabique de l'excellent Virgile: "Tu dois, toi-même, les trouver »...
Dante. Le Purgatoire. Présentation et traduction de Jacqueline Risset. GF Flammarion, 374p. 2005.
René de Ceccaty. La Divine Comédie, nouvelle traduction. Points Seuil, 690p. 2017.
Une lecture de La Divine Comédie (50)
Chant XVI. Dans la fumée des coléreux. Marc le Lombard. Explication du libre arbitre. Les causes de la corruption. (Lundi de Pâques, vers 5 heures de l'après-midi).
La scène est saisissante, une fois de plus, des poètes escaladant la montagne du Purgatoire de corniche en corniche, soudain plongés dans une purée de pois à couper au couteau dans laquelle ils n’entendent d’abord qu’un lointain chœur chantant l’Agnus dei, avant que ne se distingue la voix d’une ombre que Dante, à la demande de Virgile, interpelle pour lui demander qui elle (ou plutôt il) est et par où l’on continue de monter.
Ainsi que l’écrit la romancière Elsa Morante, citée par René de Ceccaty au début de sa nouvelle traduction de la Commedia, le chef-d’œuvre de Dante est d’un réalisme que « seuls les crétins » pourraient méconnaître, et c’est, de fait, par la foison de détails parfois hyperréalistes que le poète nous scotche en nous faisant passer sur moult obscurités de savoir ou de formulation que cette nouvelle traduction de Ceccaty, soit dit en passant, éclaircit et simplifie à sa façon par ses solutions limpides et élégantes que module le choix à fines ellipses de l’octosyllabe distribué en tercets - il faudra y revenir au fil de la grimpe...
Dans l’immédiat, la scène frise le surréalisme, qui voit ces nobles messieurs faire connaissance sans se voir dans l’épais brouillard, ou Marco le Lombard développe un très sage discours sur le libre arbitre et le tour détestable de la gouvernance des papes confondant le pouvoir spirituel et la domination par la force.
Lorsque Dante demande, à ce Lombard plein de sagesse, quelle funeste volonté dirige les puissants invoquant le ciel pour se justifier, son interlocuteur lui répond - dans le droit fil de la doctrine du libre arbitre qui responsabilise chaque individu - que si le monde va à sa perte, c’est aux hommes seuls qu’incombe la faute, à commencer par ceux qui devraient montrer l’exemple dans l’observance de lois conçues pour canaliser les vices ou les délires de tout un chacun.
Octosyllabes à l’appui:
« Les lois sont là. Qui les applique ?
Personne. car le pape en place
Peut ruminer, mais marche mal ».
Et d’illustrer à sa façon la théorie politique de Dante lui-même - notamment dans son Banquet -, en rappelant que l’équilibre atteint par Rome avec « deux soleils pour deux voies » l’une de Dieu et l’autre du monde, a été rompu en unissant le glaive et la croix lors même que « la force n’est pas ce qui aide les hommes ».
Pas plus actuel que ce discours de l’invisible interlocuteur qui rappelle que « valeur et courtoisie » ont régné alors que « maintenant les brigands peuvent passer »...
Tout cela dit « dans le noir » figurant ô combien les ténèbres du monde, alors qu’une lumière angélique pointe à la fin de l’entretien, qui incite l’ombre du Lombard à se dérober soudain par humilité...
Dante, La Divine comédie, nouvelle traduction de René de Ceccaty. Points Seuil, 690p. 2017.
Une lecture de La Divine comédie (48)
Le Purgatoire, Chant XIV.
Les envieux. Guido del Duca et Rinieri d’Calboli. Corruption du val d’Arno et de la Romagne. Exemple d’envie punie. Avertissement de Virgile.
(Lundi de Pâques, vers 3 heures de l’après-midi).
Les inflexions dramatiques sont inégales, dans le parcours de la Commedia, mais voici que, le long de la deuxième corniche où les envieux se battent les flancs, le récit se fait pour ainsi dire théâtral, avec le dialogue plein de relief de deux anciens ennemis, un Guelfe et un Gibelin, réunis ici par leur vice partagé et ses composantes sociales et politiques, alliant jalousie et concupiscence, convoitise et corruption.
L’échange à trois voix s’amorce assez bizarrement, après que Dante s’est identifié, à la demande des deux ombres qu’il a approchées, semblant venir des bords d’un certain ruisseau, avec l’air de ne pas oser prononcer le nom de l’Arno, comme si celui-ci était maudit.
Or l’un des deux pénitents, du nom de Guido del Duca, de Ravenne, ancien juge de la Romagne, explique alors en quoi le val d’Arno, et la Romagne, ou plus exactement leurs habitants, méritent en effet d’être décriés comme autant de porcs et, en suivant l’aval du ruisseau, de roquets «plus hargneuxqu’il n’en ont la force », auxquels en dessous, « de chute en chute » et tandis que l’eau « s’enfle », succèdent renards pleins de ruse et loups féroces.
Pourtant, et ce repentir explique sa présence en ce lieu, le contempteur s’accuse lui-même avec véhémence :
"Mon sang fut si enflammé d’envie
que si j’avais vu quelqu’un se réjouir,
tu m’aurais vu devenir tout pâle.
Je moissonne la paille de ce que j’ai semé ;
O race humaine, pourquoi mets-tu ton cœur
Là d’où tout compagnon doit être exclu ? »
Après quoi suit une nouvelle litanie saisissante, évoquant tous les nobles d’antan, les bons chevaliers « qui nous donnaient amour et courtoisie », enfin tout un âge d’or passé dont on voit bien que Dante regrette lui-même la disparition, remplacé par des « cœurs qui se sont faits si méchants » sous l’effet de l’envie et de la corruption.
Le lecteur contemporain pourrait alors penser, non sans malice plus ou moins opportune, que rien n’a tellement changé sous le ciel d’Italie, et notamment s’il a le loisir, ces jours, de suivre les épisodes de la nouvelle série italienne de Stefano Accorsi, intitulée 1992 et détaillant les menées des affairistes et autres politiciens milanais corrompus, tous partis confondus ou presque, qui firent l’objet de la vaste opération Mani pulite, mains propres…
La Toscane de 1300 n’est pas, tant s’en faut, comparable à la capitale lombarde de la fin du XXe siècle, et le rêve de Dante de rétablir « amour et courtoisie » sous l’autorité d’un Empereur juste et bon, au dam des fripouilles pontificales de son temps, restera toujours lettre morte, alors que, plus que jamais, l'envie et la corruption prospèrent.
Cependant on relèvera dans la foulé, avec Giovanni Papini, que les personnages de la Commedia, même passés de l’autre côté des eaux sombres, restent furieusement vivants…
Or la vie brasse, aussi bien, les pires penchants de notre engeance, autant que ses aspirations à s’élever, comme Virgile ne manque pas d’ailleurs, à tout coup, de le rappeler à Dante que ses curiosités politiques et tout humaines ne cessent de « freiner à la montée »…
Dante. Le Purgatoire. Traduction et commentaire de Jacqueline Risset. Flammarion GF.
À consulter aussi pour ses utiles explications érudites : Lire la Divine comédie, par François Mégroz. L’Âge d’homme, 1994.
Une lecture de La Divine comédie (47)
Le Purgatoire, Chant XIII.
Deuxième corniche : les envieux. Invocation de Virgile au soleil. Exemples de charité criés par des voix mystérieuses. Sapia de Sienne. Confession de Dante
(Lundi de Pâques, vers 1 heure de l’après-midi)
Allégé du poids du P de l’orgueil (premier péché cardinal effacé par l’ange de service), Dante accède, avec son mentor, à la deuxième corniche cette fois pure de toute inscription ou représentation explicative, juste éclairée par l’astre solaire.
Or la vision a giorno n’en est pas moins inquiétante par ce qu’elle révèle, sous l’espèce de pénitents agglutinés en triste troupe dont les manteaux et les visages se confondent à la pierre dure et grise.
Tels sont les envieux dont les litanies invoquent la bénédiction des saints et compagnie, alors que Dante constate, pour sa part, ce détail affreux : à savoir qu’ils ont les yeux cousus !
On l’a vu et revu en enfer : Dante a le génie du contrapasso, à savoir : la concrétisation d’une peine compensatoire proportionnée à la peine commise. Ainsi pourrait-on dire que l’envie, la jalousie ou la concupiscence ont aveuglé, sur terre, ceux-là qui aspirent maintenant à se purifier de ce mauvais penchant...
Si, comme il le soulignera d’ailleurs explicitement, Dante se trouve moins personnellement concerné par l’envie que par l’orgueil, l’on ne peut pas dire que le premier exemple d’envieux, ou plus exactement d’envieuse, qu’il donne ici soit vraiment significatif.
Plus exactement, l’apparition et le récit de la Siennoise Sapia, qui s’est réjouie de voir ses concitoyens défaits par les Florentins lors d’une bataille, relève de ce qu’on pourrait dire la Schadenfreude, ou plaisir de voir souffrir autrui.
Mais le chant suivant développera ce thème de l’envie, en lequel le penseur allemand Peter Sloterdijk voit l’un des maux les plus ravageurs de notre époque, se manifestant par le démon de la comparaison.
Je l’ai vu à la télé : il me le faut ! Celui-ci est plus riche que moi, celle-là est plus belle, faisons tout pour leur ressembler, etc.
Où l’envie, de fait, nous aveugle et nous empêche de voir la multiplicité du réel, nous transforme en automates concurrents et nous font sombrer dans l’indifférenciation, la cupidité larvée et l’inassouvissement morose.
Dante. Le Purgatoire. Traduction et commentaire de Jacqueline Risset. Flammarion GF.
À consulter aussi pour ses utiles explications érudites : Lire la Divine comédie, par François Mégroz. L’Âge d’homme, 1994.
Une lecture de La Divine comédie (46)
Le Purgatoire, Chant XII.
Exemples d'orgueil figurés sur le sol. L'ange de l'humilité. Montée à la deuxième corniche.
(Lundi de Pâques, de 11 heures du matin jusqu'à l'après-midi)
Le front bas,remâchant son propre orgueil coupable, traînant la patte, Dante se fait remettre à l’ordre par Virgile qui lui rappelle que ce n’est pas en se battant les flancs qu’il va progresser vers la deuxième corniche des envieux, et pourtant c’est bel et bien en regardant devant lui,sur le sol couvert d’inscriptions comme sur la dalle d’une tombe, que le poète va devoir, encore, se remémorer moult exemples d’orgueilleux tirés de l’Antiquité; or passons sur le détail wikipédant…
En mon adolescence de petit protestant, au double sens du terme, l’excellent pasteur de notre quartier des hauts de Lausanne, revenu en ces lieux des banlieues de Marseille – où il était plus proche des prêtres-ouvriers cathos que de nos prêchi-prêcheurs calvinistes moralisants -, me répondit, lorsque je l’interrogeai sur ce qui distingue l’orgueil de la vanité, que le premier désigne la vanité quand « il y a de quoi » tandis que la seconde est un orgueil déplacé vu qu’il n’y a pas « de quoi »…
Dante place les orgueilleux, au nombre desquels il se compte, sur la première corniche du Purgatoire, mais ce qui compte le plus, en ce douzième chant, n’est pas tant la nomenclature de ceux qui se sont pris pour des géants, des demi-dieux ou des contrefaçons du Très-Haut, tel Nemrod dont le nom est lié à l’érection de la tour de Babel, mais, Virgile y insiste : la façon de prendre conscience de ce péché (cela s’appelle consapevolezza dans le glossaire dantesque), d’en mieux distinguer les contours (à grand renfort d’exemples sculptés ou gravés) et de s’en repentir tout en invoquant la grâce céleste et en psalmodiant des hymnes, ici inspirés par la Béatitude Heureux les humbles, etc.
La puissance« réaliste » du poème est souvent impressionnante, qui s’exprime par le détail, notamment lorsque Dante affirme qu’il voit ceci ou qu’il voit cela: ça ne se discute pas, c’est là, c’est du donné et du vécu, après quoi le salut viendra – ou pas.
D'ailleurs une angélique créature en 3D, apparue en ces lieux, vient d’ouvrir « les bras et les ailes » en désignant la marche à suivre :
« Venez : ici les marches sont tout près,
et désormais on y monte aisément.
Rares sont ceux qui viennent à cette invitation :
Ô race humaine, née pour voler au ciel,
Pourquoi tombes-tu ainsi au moindre vent ? ».
Et voilà qu’en effet notre Dante, orgueilleux dûment repenti, se sent plus léger, avant de s’apercevoir, ô miracle miraculeux, de la raison de son allègement de créature « née pour voler au ciel » :
« Avec les doigts de la main droite
je ne trouvai plus que six des lettres
gravées sur mon front par l’ange aux clefs :
en observant ceci, mon guide sourit ».
Eh mais, tout cela n’est-il pas un peu téléphoné ?
Virgile, tantôt, sera renvoyé d’où il vient, n’ayant pas droit au show sommital des anges et autres bienheureux agitant leurs palmes dorées dans la forêt paradisiaque, mais il a suffi en somme à Dante de se la jouer belle âme repentie, pour effacer l’initiale d’un de ses péchés et se trouver, du coup, délivré de la pesanteur.
Mon cher pasteur V*** aurait-il souri comme Virgile, conscient comme celui-ci du fait qu’un huguenot, pas plus qu’un païen, ne saurait passer la douane du Purgatoire ?
Sûrement oui: il aurait souri en homme sage, sous sa moustache à la Brassens, avec l’air qu’il prenait devant ceux qui se la jouaient élus autoproclamés: « Tu m’en diras tant, bonhomme »...
Dante. Le Purgatoire.Traduction et commentaire de Jacqueline Risset. Flammarion GF.
À consulter aussi pour ses utiles explications érudites : Lire la Divine comédie, par François Mégroz. L’Âge d’homme, 1994.
Une lecture de la Divine Comédie (45)
Le Purgatoire. Chant XI.
Le Pater Noster des orgueilleux. Omberto Aldobrandeschi. Odersi da Gubbio. Provenzan Salvani.
(Lundi de Pâques, entre 10 heures et 11 heures du matin).
L’orgueil, ou plus largement ce que les Grecs appelaient l’hybris, portant les individus ou les nations, et plus encore les empires, à céder à la violence de leurs passions égoïstes, au défi de toute modération et de tout équilibre, se trouve visé par Dante (qui en savait lui-même quelque chose !) sur cette première corniche du Purgatoire où l’on aura l’occasion de voir ce qui distingue un poète d’un prêcheur.
Dès les sept premières terzine de ce onzième Chant, le poète ne craint pas, en effet , de se faire prédicateur en réécrivant, à sa façon, le Pater Noster, ici psalmodié par une troupe d’ombres au front bas dont il est précisé que ce n’est pas pour elles qu’elles prient mais « pour ceux qui sont restés en arrière »…
Ceci dit, les retouches de Dante au Pater Noster sont à la fois d’un poète et d’un métaphysicien de l’amour cosmique, qui fera de celui-ci (Next stop Paradise) le Premier Mobile mystique de l’Univers, rayonnant d’effets angéliques divers.
Or on relèvera que si les ombres du Purgatoire, déjà promises au salut, prient pour nous autres pauvres mortels, un retournement saisissant fait dire aussi au poète qu’il nous incombe de prier pour elles, si tant est que notre « vouloir » ait « bonne racine », car :
« Ben si de’ loro atar lavar le note
che portra quinci, si che, mondi e lievi,
possano uscir a le stelle ruote ».
Ce qui donne en français dans le texte :
« Il faut les aider à laver les taches
qu’ils portèrent ici, pour que, purs et légers,
ils puissent monter aux sphères étoilées ».
Oraisons montantes, cantilènes descendues du ciel, pieuses paroles transitant entre vifs et défunts : tout cela fait un concert aux harmoniques incessamment édifiantes, mais il y a mieux : Dante raconte des histoires.
La Commedia nous tomberait des mains si elle n’était qu’éminent catéchisme, de même que les fresques contemporaines de Giotto seraient-elles chaulées d’oubli depuis longtemps si elles n’avaient cristallisé que de grises injonctions dogmatiques.
Cependant trois personnages vont apparaître, contemporains de Dante ( pratiquant une fois de plus le name dropping) qui seront, pour le poète, l’occasion double de signaler le caractère éminemment fugace et futile de tout hybris en matière politique et de toute vanité en matière artistique; et de citer la grandeur de Giotto qui surclasse celle de Cimabue ; de même qu’en poésie la gloire de Guido Cavalcanti éclipse celle de Guido Guinizelli, tout initiateur du dolce stil nuovo que fût celui-ci. Cinq siècles et demi avant La Foire aux vanités de Thackeray...
On lit ainsi ces trois tercets sans âge, qui évoquent la sagesse relativiste d’un Montaigne autant que les vers de L’Ecclésiaste:
« La rumeur mondaine n’est pas autre chose qu’un souffle
de vent qui vient tantôt d’ici et tantôt de là,
et qui change de nom quand il change de direction.
Seras-tu plus célèbre, en te séparant
d’une chair déjà vieillie, que si tu étais mort
Avant d’avoir cessé de dire « pappo e l’ dindi »
Quand mille ans auront passé ? et cette durée
est plus courte en face de l’éternité qu’un battement decisl
Par rapport à la sphère qui tourne le plus lentement dansle ciel ».
Une fois de plus, en outre,il y a du chroniqueur d’époque chez Dante, qui cite nommément des personnages qu’il a connus de près ou de loin, tel Omberto Aldobrandesco le gibelin tué par les Siennois, qui dit lui-même avoir été arrogant et méprisant de « tous les hommes », Oderisi de Gubbio l’enlumineur admiré par son contemporain poète, ou Provenzano Salvani, chef gibelin qui reconnaît avoir eu « la présomption de soumettre Sienne tout entière à son autorité », et qui a droit cependant au Purgatoire après s’être montré généreux envers l’un de ses amis pour le délivrer des geôles de Charles d’Anjou.
Comme Montaigne le fera dans ses Essais deux siècles plus tard en se référant sans cesse à des situations humaines vécues – qu’elles soient tirées des auteurs de l’Antiquité ou de faits divers contemporains -, Dante truffe son poème d’allusions à des personnages incarnant tel ou tel vice– en l’occurrence l’orgueil ou la vanité –, et qui mêlent accusations et circonstances atténuantes comme s’il était lui-même le Juge Suprême.
On peut discuter, évidemment, de la structure verticale et de la dynamique ascensionnelle du Purgatoire, comme si c’était un archétype universel, alors qu’il s’agit d’une représentation médiévale de l’Occident catholique romain à son pinacle, mais là encore l’invention poétique brise les « formats », comme chez les peintres dont l’idéologie chrétienne se trouve débordée par leur génie parfois peu catholique…
Dante. Le Purgatoire.Traduction et commentaire de Jacqueline Risset. Flammarion GF.
À consulter aussi pour ses utiles explications érudites : Lire la Divine comédie, par François Mégroz. L’Âge d’homme, 1994.
Une lecture de La Divine Comédie (44)
Le Purgatoire, Chant X.
Montée à la première corniche. Exemples d’humilité sculptés dans le rocher. Marie, David, Trajan. Apostrophe contre l’orgueil humain.
(Lundi de Pâques, entre 9 heures et 10 heures du matin)
Le savoir élitaire n’est point trop en odeur de sainteté par les temps qui courent, mais sans lui pas de salut (ou presque) à la lecture de la Commedia, c’est le moins qu’on puisse dire et à tous les sens des termes historique ou politique, littéraire ou philologique, philosophique ou théologique.
À commencer par celui-ci, la porte du Purgatoire, ouverte par l’ange portier aux deux clés d’or (symbole de ceci) et d’argent (symbole de cela) s’est refermée derrière les deux poètes (l’antique Latin et l’Italien de ce matin) sur fond de Te Deum tombé du ciel céleste, et gare si Dante se retourne !
Ensuite, de la métaphysique revue par les Pères de l’Eglise et passée à la moulinette du poème, l’on saute à la physique des corps, et sans Alpenstock : ainsi les deux compères se ripent-ils dans une espèce de gorge rocheuse à tournure de cheminée (symbole un peu tautologique de la montée-qui-monte) jusqu’à une vire formant corniche sur tout le pourtour de la montagne, surmontée de scènes sculptées de main probablement divine.
L’on passe en effet à la dimension esthético-apologétique du poème, illustrée d’abord par une image sculptée figurant l’Annonciation avec le duo de l’Ange Gabriel et de Marie - on pense illico à Fra Angelico, avec deux siècles d'avance, quoique Dante évoque plutôt l’art de Polyclète, plasticien grec encore fameux à l’époque, et Giotto serait encore plus proche...
Dans la foulée se distinguent plusieurs scènes diversement édifiantes, à commencer par le transport de l’arche sainte des Hébreux devant laquelle on se rappelle (mais si !) que dansa et psalmodia le roi David à la « robe troussée », précise Dante, après quoi celui-ci remémore la légende médiévale selon laquelle l’excellent pape Grégoire pria tant qu’il parvint à tirer l’empereur Trajan des enfers pour saluer un geste de commisération montré par celui-ci à l’égard d’une pauvre veuve dont le fils fut accidentellement tué par l’armée romaine- vous suivez au fond de l'avion ?
Tout cela pour montrer quoi ?
Entre autre ceci : que l’humilité et le repentir seuls pallieront l’orgueil, qui ne cesse de freiner notre élévation. C’est aussi bien ce que montre enfin, sur la même corniche, une procession de chenilles humaines qui se traînent en gémissant force « je n’en puis plus »…
Or comment trier dans ce fatras, ce qui relève de l’érudition empilée et ce qui peut nous toucher encore spontanément ?
De toute évidence, le poème hyper-codé, à multiples strates de signifiés (comme le sera l’Ulyssse de Joyce 7 siècles plus tard),n’en finira pas de servir, sinon à l'édification de la jeunesse italienne préférant le clip au poème, à la promotion d’innombrables nouveaux dantologues récusant tout ce qui a été dit avant eux, pour mieux « décaper » texte (et sous-texte) à l’occasion de multiples communications et congrès en divers lieux ensoleillés de la planète, mais nous apprennent-ils à mieux lire pour autant ce que le poète, de loin en loin, exprime de simple et beau en quasi 3D, par exemple sur l’amour ? Sûrement pas !
Assez comiquement alors, sur cette corniche des orgueilleux, me revient le souvenir du commentaire le moins humble qui se puisse imaginer, de Philippe Sollers pérorant à n’en plus finir « autour » du Purgatoire, dans son ouvrage modestement intitulé La Divine comédie (lequel consiste en réalité en entretiens avec les très patient Benoît Chantre), sans dire à peu près rien (non, j'exagère !) du contenu du texte lui-même alors qu’il pontifie à grand renfort de références à Bataille ou Heidegger…
Bref, voyons plutôt en la Commedia ce qu’elle est, pareille à une cathédrale à la fois sublime et désaffectée à beaucoup d’égards, dont les détails qui nous parlent encore ressortissent au langage, compréhensible par tous, de ce qu’on appelle la poésie - mais qu'est-ce au juste ?
Dante. Le Purgatoire. Traduction et commentaire de Jacqueline Risset. Flammarion GF.
À consulter aussi pour ses utiles explications érudites : Lire la Divine comédie,par François Mégroz. L’Âge d’homme, 1994.
Et ce monument d’autosatisfaction aux vues parfois éclairantes, voire fulgurantes de justesse dans l'aperception musicale du texte : Philippe Sollers. La Divine Comédie. Folio.
Une lecture de La Divine Comédie (43)
Le Purgatoire, Chant IX.
Dante s’endort et rêve. Réveil près de la porte du Purgatoire. L’ange portier. Ouverture de la porte
(Nuit du dimanche au lundi de Pâques, 11 avril 1300)
Le neuvième chant du Purgatoire, après un début d’ascension assez physique, est marqué par un rêve mythologico-féerique digne d’inspirer un peintre mystico-psychédélique à la William Blake ou, quelques étages en dessous, un Salvador Dali, dont les illustrations de la Commedia sont assez mollement liquéfiées au demeurant.
Mais le chant débute par un vrai galimatias, en tout cas à nos oreilles contemporaines.
En voici la traduction française :
« La concubine de l’antique Titon
blanchissait déjà au balcon d’Orient
en sortant des bras de son doux ami ;
son front resplendissait de gemmes,
formant la figure de l’animal froid
qui frappe l’homme avec sa queue ;
et la nuit, au lieu oùnous étions,
avait fait deux pas dans sa montée,
et baissait déjà son aile pour le troisième ;
lorsque, chargé encore du fardeau d’Adam,
vaincu par le sommeil, je m’inclinai sur l’herbe,
où nous étions assistous les cinq. »
On imagine l’éberluement perplexe de la collégienne romaine ou du lycéen florentin tombant sur ces vers alambiqués signifiant que, bon,la nuit est tombée « en montant » et que Dante va monter en « tombant » dans un rêve…
John Cowper Powys a raison, une fois de plus, en soulignant que la Commedia date à divers égards, à la fois par son contenu dogmatique et par ses multiples références à la mythologie gréco-romaine.
Et pourtant la poésie,musicalité et splendides images à l’appui, sauve la mise de chaque Cantica, indépendamment de son sens moral ou théologique.
En l’occurrence, le rêve, qui fait l’esprit « presque devin dans ses visions », acquiert un surcroît paradoxal de présence en combinant la figure d’un aigle à plumes d’or, d’essence résolument chrétienne, et celle du jeune Ganymède, bel éphèbe de souche grecque « ravi au consistoire des dieux » par Zeus, dont l’apparition onirique coïncide, en temps réel, avec le passage subreptice de Lucie, sainte spécialement affectée à la protection de Dante, dont Virgile lui explique l’intervention quand il se réveille.
Compliqué tout ça, giovanotti ? Pas plus que le méli-mélo New Age de vos séries merveilleuses flirtant avec le fantastique !
Et la suite va se corser encore, presque jusqu’au kitsch, avec l’apparition de l’ange portier aux pieds sacrés posés sur la troisième marche de l’escalier accédant à la« porte sainte ».
En cas de film, l’on appréciera le contraste de couleurs destrois marches : la première de marbre blanc (lisse comme un miroir révélant au voyageur ce qu’il est tel qu’il est), la deuxième de pierre noire raboteuse (comme une âme nécessitant un bon récurage) et la troisième de porphyre enflammé « pareil au sang qui jaillit d’une veine », symbolisant pour les uns le feu ou la charité, pour les autres l’Empire dont la mission est, selon Dante, de rétablir (hum) la justice et la paix dans le monde.
Là encore : génie du détail caractérisant la poésie de Dante, qui voit ensuite son front marqué de sept P par l’épée de feu de l’ange lui recommandant comiquement, prévenant infirmier : «Souviens-toi de laver, quand tu seras dedans, ces plaies »…
Or ces sept P, il faut le préciser à l’attention de la collégienne milanaise ou du lycéen napolitain, représentent les sept Péchés capitaux qu’il incombera à Dante d’effacer successivement en franchissant les sept corniches du Purgatoire…
Dante. Le Purgatoire. Traduction et commentaire de Jacqueline Risset. Flammarion GF.
À consulter aussi pour ses utiles explications érudites : Lire la Divine comédie, Le Purgatoire, par François Mégroz. L’Âge d’homme, 1994.
Une lecture de La Divine Comédie (42)
Le Purgatoire, Chant VIII.
Arrivée des anges. Nino Visconti. Les trois étoiles. Le serpent mis en fuite. Corrado Malaspina
(Dimanche de Pâques, vers 7 heures et demie du soir)
L’actuelle superstition scientiste accorde plus de crédit aux sciences dites dures qu’au doux savoir, mais l’angéologie est reconnue par l’Abbaye de Thélème et c’est ce qui compte.
Le penchant naturel (la Bête) de l’homme (et de la femme quand elle se laisse aller) tend le plus souvent vers le bas, aux ordres de son cerveau reptilien, tandis qu’un élan contraire surnaturel le fait lever les yeux vers la cime accueillant le premier soleil ( c’était tôt l’aube au pied des Aiguilles dorées, un dimanche matin de nos vingt ans) ou les derniers rayons du crépuscule en ce huitième chant du Purgatoire.
Toute la foule qu’il y a là, autour de Dante et de ses collègues poètes Virgile et Sordel, lève ainsi les yeux en cette fin de dimanche de Pâques de l’an 1300, et pour répond en envoyant deux de ses émissaires ailés, une fois le ciel, aux regards ardents et aux hymnes, porteurs d’épées de feu et tout nimbés de vert espérance.
Ainsi Dante les décrit-il plus précisément:
« Verdi come fogliette pur mo nate
erano in veste, che da verdi penne
percosse traen dietro e ventilate ».
Autrement dit :
« Vertes comme des feuilles nouvelles nées
étaient leurs robes, que battaient les plumes vertes
flottant derrière eux, agitées par le vent ».
La poésie de Dante ne se réduit pas du tout à l’apocalyptique représentation que scelle le plus souvent l’expression « dantesque », comme le montrent, et de plus en plus en ces lieux de purification, tant d’images d’une infinie délicatesse et surfine harmonie, en contraste absolu avec le chaos vaseux ou visqueux dans lequel rampe le sempiternel serpent.
Lequel surgira d’ailleurs tout à l’heure là-bas, que le défunt poète Sordel désignera à Dante en ces termes : « vois là notre adversaire », identifiant ce même serpent « qui donna à Eve le fruit amer »…
Et le voici rampant :
« Tra l’erbe e’fior venia la mala striscia,
volgendo ad ora ad or la testa, e ‘l dosso
leccando come bestia che si liscia ».
Autrement dit :
« Entre l’herbe et les fleurs venait l’affreux reptile,
tournant de temps en temps la tête et se léchant
le dos, comme une bête qui se lisse ».
Mais les anges apparus auparavant ne sont pas là que pour la photo : les voilà qui, tels des « éperviers » fondent comme l’éclair sur le suppôt de Satan…
Plasticité remarquable de la scène !
Ainsi la Commedia nous tient-elle et nous retient-elle, si l’on ose dire, par les deux bouts de la griffe et de l’aile.
Ainsi de ce souvenir, ce dimanche-là, dans la paroi des Aiguilles dorées où la lumière descendait tandis que nous montions, lorsque mon ami R*** dérocha soudain, et tout aurait pu finir comme ça : mais non, je ne sais quel ange le retint je ne sais comment de ce côté de la vie alors qu’à quelques dizaines de mètres de là, sur une voie parallèle, le guide et chanoine René M ***, qui avait tout vu de la scène, restait encore figé, saisi, pantois, aussi vert que son compagnon à lui et que les deux saints volatiles de la Commedia…
Je n’invente rien: mon rapport a été déposé aux archives angéologiques du canton du Valais…
Dante Alighieri, Le Purgatoire. Traduction et commentaire de Jacqueline Risset. Flammarion GF.
Une lecture de La Divine Comédie (41)
Le Purgatoire, Chant VII. Dialogue de Virgile et de Sordel. La loi de la montée au Purgatoire. La vallée fleurie. Quelques princes négligents.
(Dimanche de Pâques, de 3 heures de l’après-midi à 7heures du soir)
Les ombres pullulent au pied de la roide pente aux épreuves ; ce n’est pas tout à fait l’émeute, mais une houle de foule à tourbillons sur cette aire d’attente et de tri où confluent les âmes non damnées mais point encore sauvées ad aeternum.
Or il faut se le rappeler à tout moment et se demander ce que cela nous dit : qu’il en va de leur salut, et donc du vôtre possiblement, du nôtre – mais en voulez-vous, en veux-tu, cela m’importe-t-il seulement d’être sauvé, et à quel prix et conditions ?
Scandale humanitaire à l’étape, qui rappelle l’exclusion des innocents bambins non baptisés juste dignes des Limbes : pas de salut non plus pour ceux qui n’ont pas accédé à la seule vraie foi de leur vivant, tel le « divin » poète Virgile, né trop tôt pour l’onction du baptême et le catéchisme en bonne et due forme.
Ainsi le guide de Dante ne pourra-t-il accéder au Paradis de son vivant de mortel pourtant très méritant : le Règlement théologique s’y oppose, établi sans consultation du Salutiste par excellence que fut le rabbi Iéshouah, qui disait comme ça de laisser venir à lui les petits filous, ainsi que les voyous et autre voyelles.
Fin de la digression : comme le jour décline au pied de la montagne aux contritions, Dante trépigne un peu d’impatience et s’inquiète du chemin à suivre auprès de Sordel, qui lui fait comprendre que l’escalade ne se fera pas de nuit (symbole ou sagesse pratique d’avant l’invention de la lampe frontale) mais qu’il est, non loin de là, un lieu protégé où il sera possible de se reposer un peu non sans croquer un biscuit et rendre grâces au vu de la belle Nature.
Le poète relaie alors le casuiste moralisant et cela donne ça en nouvel italien chantant :
«Tra erto e piano eraun sentiero schembo,
che ne condusse in fianco de la lacca,
la dove più ch’a mezzo muore il lembo.
Oro e argento fine, cocco e biacca,
Indaco, legno lucido e sereno,
Fresco smeraldo in l’ora que si fiacca,
Da l’erba e dali fior, dentr’a quel seno
Posti, ciascun sara di color vinto,
Come dal suo maggiore é vinto il meno.
Non avea pur natura ivi dipinto,
Ma di soavità di mille odori ».
Ce qui se traduit, par delà l’enchantement des sonorités picturales, comme ceci :
Entre pente et replat un sentier oblique
Nous conduisit au flanc de la ravine,
Là où le bord s’abaisse jusqu’à moitié.
Or et argent fin,écarlate et céruse,
Indigo, bois luisant comme air serein,
Fraîche émeraude quand on la brise,
Près de l’herbe et des fleurs, dans ce vallon,
Verraient ternir l’éclat de leur couleur,
comme le moins est vaincu par le plus.
La nature ici n’avait pas seulement peint, mais par la suavité de mille odeurs
elle formait un ensemble inconnu, indistinct, ».
La lectrice et le lecteur futés auront perçu, dans les subtiles correspondances de cette suite d’images, une anticipation du petit Baudelaire illustré.
De fait, voici la délicieuse « clairière » des poètes, voici les mots qui sauvent !
Le salut par la théologie et la prétendue « voie droite » de l’Eglise prétendue sainte par ses docteurs et autres imams ? Des clous !
D’ailleurs , ce septième chant fait défiler quelques princes contemporains du poète, à peu près aussi ferré en philosophie politique que son compatriote Machiavel, qu’il juge de son haut pour leur « négligence » selon ses propres attentes en la matière.
Il y a là tout un beau monde arrimant le poème à ce qu’on appelle aujourd’hui l’actu : tels Rodolphe d’Allemagne et Ottokar roi de Bohème, Grand Nez (Charles d’Anjou) et autres Béatrice de Provence ou Marguerite de Bourgogne, enfin toute une smala qui a coupé à l’Enfer mais devra prier et chanter encore quelques hymnes avant d’accéder au Paradis.
Alors quoi ? Le salut par l’idéologie religieuse ou politique ? Mon œil !
Bien plutôt : le salut par ces bribes de musique en nous, qui ne sont l’apanage ni d’une révélation exclusive ni d’aucun Système.
Or, cela vous chante-t-il d’être sauvé ? Oui si cela me chante, mais faites-en une Loi et je me sauve !
Salut, je t'ai vu !
Dante. Le Purgatoire. Traduction et commentaire de Jacqueline Risset. Flammarion GF :
Une lecture de La Divine Comédie (40)
Le Purgatoire. Chant VI.
L’Antépurgatoire, deuxième assise. Efficacité de la prière. Rencontre des poètes : Virgile et Sordel de Goito. Imprécations contre l’Italie, contre l’Empire, contre le pape, contre Florence
(Dimanche de Pâques, vers 3 heures de l’après-midi)
Le poète catholique italien Dante Alighieri et l’essayiste agnostique français Jean-François Revel (auteur notamment de Ni Marx ni Jésus) avaient pour point commun de fonder leur espoir d’une meilleure gouvernance mondiale en appelant, de leurs vœux, un Pouvoir planétaire unique : l’Empereur chrétien pour Dante, et quelque Fédération démocratique supranationale, pour Revel.
Ce sixième chant très « politique » a deux pôles. D’un côté : les pouvoirs princiers de tout acabit, dans l’Italie morcelée et hyper-conflictuelle du XIVe siècle, où le goût du pouvoir et la rapacité caractérisent autant les potentats civils que les prélats ; de l’autre, la protestation des peuples et des poètes, dont les invectives montent en puissance au fils des vers, jusqu’à la comparaison de l’Italie, en général, et de Florence en particulier, avec un bordel !
Est-on bien avancé, sept siècles plus tard, avec la Casta italienne et son calamiteux Cavaliere ?
Certes non, et d’autant moins que la voix des peuples se dissout aujourd'hui dans le boucan médiatico-mondain où les sages conseils d’un Virgile et les furibards anathèmes de Dante feraient juste figure de vieilles guimbardes « réacs ».
Y a-t-il d’ailleurs au monde, aujourd’hui, un seul poète qu’on pourrait dire un visionnaire politique fiable ?
Sûr que non, vu que la base même de l’empire rêvé par Dante, cimenté par le christianisme, n’a plus la moindre existence « politique », et qu’aucun poète actuel ne peut être dit la voix d’un peuple – même s’il y du Dante dans l’auteur de L’Archipel du Goulag…
Du côté des poètes, Dante se réjouit pourtant d’une nouvelle rencontre, en cet Antépurgatoire qu’il s’impatiente par ailleurs de quitter tant le lieu est encombré de foules piétinantes, en la personne de l’illustrissime troubadour Sordel, tenu en haute estime par les seigneurs de ce monde dont il a pourtant stigmatisé virulemment les faiblesses, inspirant alors ces vers cinglants à Dante :
« Hélas ! Italie esclave, palais de douleur,
navire sans pilote au milieu des tempêtes,
non plus reine des provinces, mais bordel ! »
Dans la foulée, le lecteur sans malice aura sursauté en tombant sur le vers 118 de ce chant où il est question du « très haut Jupiter / qui fut sur terre crucifié pour nous », à croire que, pour Dante, l’empire universel était prédestiné à fondre, à Rome , le roi des dieux antiques et le Dieu des rois de la chrétienté…
Catholique tout ça ? Ô combien, et l’on dira même plus : le comte Joseph de Maistre s’en saoulerait de petit lait !
Mais hélas, bis repetita: ce sont les « gains trop faciles » fustigés par Dante qui auront pourri la Botte, si l’on ose dire, et l’empire n’est plus qu’un piètre décor de série télé signée Berlusconi & Co…
Dante. Le Purgatoire. Traduction et commentaire de Jacqueline Risset. Flammarion GF.
Une lecture de La Divine Comédie (38)
Purgatoire, Chant V. Pécheurs morts de mort violente et repentis in extremis. Colloque avec Jacopo del Cassero. Bonconte da Montefeltro. La Pia.
(Dimanche de Pâques, de midi à 3 heures de l’après-midi).
Cela a été dit et répété : que Dante a failli, selon son propre jugement, mériter le sort des damnés éternels, auquel il a échappé in extremis grâce à l’intercession de l’Amour (Béatrice), de la Poésie ( son maître Virgile) et de son propre repentir.
Les tourbillonnants troupeaux qui se pressent, si l’on peut dire, au portillon du Purgatoire, regroupent les âmes semblablement rescapées de la damnation, dont le dernier regard s’est levé vers le ciel alors que leur corps mortel succombait aux pires violences.
Comme on l’a vu dans le chant précédent, l’accès au Purgatoire lui-même ne sera acquis, pour les âmes en question, qu’au terme d’une sorte de pré-lavage assorti d’une attente comptabilisée à proportion des fautes de chacun.
De ladite comptabilité, liée à l’idéologie de surveillance et punition filtrée par les Pères de l’Eglise et leur smala « universelle », l’on peut sourire aujourd’hui, même si l’aspect dramaturgique de tout ça reste une curiosité intéressante.
Mais si la Commedia est évidemment datée à cet égard, sauf pour les catholiques de stricte observance qui y trouvent toujours une sorte d’édifice apologétique utile à leur salut, elle continue de nous toucher, mécréants joyeux que nous sommes, par d’innombrables détails émouvants ou cocasses, historiquement référencés (ici, les « colloques » avec trois personnages connus de l’époque, morts de façon plus ou moins atroce), psychologiquement toujours plausibles ou poétiquement irradiants.
Ainsi, tout au début de ce chant dédié aux repentis de la dernière heure, relève-t-on ce trait typique de l’observation dantesque, où le détail « tout humain » fixe soudain l’attention du lecteur.
Plus précisément : après que l’ombre de Dante, qui vient d’être remarquée par les âmes incorporelles débarquées en ce lieu, a suscité l’étonnement et les questions de celles-ci à celui-là (Comment quoi ? Un vivant parmi nous ? Et comment ça ?), le poète, tout troublé, se trouve grondé par Virgile qui l’enjoint de presser le pas. Et Dante, alors, de piquer un fard !
Ce qui donne en v.o. d’époque:
« Che potea io ridir, se non « Io vegno » ?
Dissilo , alquanto del color consperso
che fa l’uom di perdon talvolta degno ».
Dûment traduit par dame Risset :
« Que pouvais-je dire sinon : « je viens » ?
Je le dis, couvert un peu de la couleur
Qui nous rend parfois dignes de pardon. »
Dante, Le Purgatoire. Traduction et préface de Jacqueline Risset. Flammarion GF.
Une lecture de La Divine Comédie (38)
Le Purgatoire, Chant IV. Montée à la première assise. Explication de Virgile sur le cours du soleil dans l’hémisphère austral. Nature de la montagne du Purgatoire. Belaqcua et les autres négligents.
(Dimanche de Pâques, de 9 heures du matin à midi)
La théologie, ou plus largement l’idéologie religieuse, le catéchisme à tous les degrés, l’apologétique ou l’exégèse, le prône public ou le cryptage ésotérique sont-ils compatibles avec la poésie ?
C’est ce qu’on se demande assez souvent en lisant la Commedia de Dante, et par exemple en butant sur la rhétorique savante de ce quatrième chant du Purgatoire multipliant les indications topologiques et autres précisions sur la temporalité du voyage. Du chant, on passe à l'exposé savant à outrance. Un peu rasant...
Plus précisément, les deux premiers tiers de ce chant évoquant la « pré-pénitence » des négligents, condamnés à une plus ou moins longue attente avant de se pointer au check-point de la montée, sont consacrés à la description précise des lieux, conformément à la représentation du monde en ce début du XIVe siècle, qui situe le Purgatoire dans l’hémisphère sud, dont Jérusalem est le centre, à équidistance horizontale du Gange (à l’Est) et du Maroc ou de l’Andalousie, à l’Ouest.
Le ton n'est hélas pas à l'érudition joyeuse, et le non-initié s'y perdra. Du moins, dans l’appréciable Guide du lecteur d’une vingtaine de pages qui complète sa traduction commentée du Purgatoire, notre cher et regretté prof et ami François Mégroz s’est-il donné la peine de détailler, croquis à l’appui, la topographie et le symbolisme des sept corniches superposées, autant que l'économie temporelle du voyage initiatique par rapport au cycle astral et zodiacal.
Non sans un clin d’œil, le dantologue lausannois remarque tout de même l’impatience de Dante lui-même, au fil du discours érudit de Virgile, dont on sort enfin pour une rencontre plus légère, d’un indolent personnage assis derrière un rocher doré par le soleil matinal, en lequel Alighieri reconnaît un Toscan sympa de sa connaissance, luthier de son métier, épris de musique, du nom de Belacqua et connu pour son indéfectible paresse...
Or celle-ci lui vaut, par manière d’expiation, l’obligation de patienter en ce lieu autant d’années qu’il en a passées sur terre avant d’être autorisé à gravir la redoutable pente, inclinée parfois jusqu’à 45°. Ah mais, même sans le rocher de Sisyphe à se coltiner, la perspective n’a pas de quoi réjouir le nonchalant.
Et pourquoi tant de peine, se demandera le lecteur mécréant, alors que c’est dimanche et qu’il fait si beau ?
François Mégroz. Le Purgatoire. L’Âge d’Homme, 1994, 279p.
Une lecture de La Divine Comédie (37)
Purgatoire. Chant III. Reprise du chemin. Inquiétude de Dante. Explication de Virgile sur la nature des corps. Rencontre des âmes lentes. Manfred.
(Dimanche de Pâques, vers 6 heures et demie du matin)
On le sait depuis le premier chant de la Commedia, et cela se trouve répété avant même que les deux compères n’entament l’ascension de la montagne du Purgatoire : que Dante a failli se damner de son vivant, et que seule l’intercession de Béatrice, du plus haut des cieux, et d’un guide spirituel inspiré par le génie poétique, en la personne de Virgile, lui ont permis d’échapper au feu et aux glaces de l’Enfer.
Or ce qui est assez cocasse,c’est que l’amour terrestre voué par Dante à Béatrice reste aussi hypothétique que celui qui inspira à Pétrarque , à travers la figure de Laure, les plus sublimes poèmes, alors que Virgile, né en l’an 19 d’avant notre ère, en vient ici à parler comme un Père de l’Eglise…
Au regard du philistin contemporain, la représentation du monde selon La Commedia, et plus précisément la situation géographique du Purgatoire, île-montagne surgie de la mer sous la formidable poussée de bas en haut qu’a provoqué la chute, de haut en bas, de Lucifer, paraîtra aussi loufoque que la rencontre, au pied de ladite montagne, d’un mortel doté d’une ombre et d’un cortège d’ombres sans corps mais parlant de toutes leurs bouches.
Dante lui-même, d’ailleurs, ne sait plus trop où il en est, mais Virgile est là pour l’enjoindre à faire confiance à la « Vertu divine » au lieu de chercher à comprendre :
« Matto è chi spera che nostra ragione
possa trascorrere la infinita via
che tiene una sustanza in tre persone ».
Ce que Jacqueline Risset traduit ainsi dans la langue de Diderot :
« Insensé qui espère que notre raison
pourra parcourir la voie infinie
que suit une substance en trois personnes ».
Et dans la foulée, notre Virgile très pré-chrétien de se lancer, avec un siècle et demi d’avance, dans une diatribe à la Tertullien, auquel on prête le fameux Credo quia absurdum (« Je crois parce que c’est absurde »), en ces termes relevant de l’apologétique avant la lettre :
« Contentez-vous, humains, du quia ;
s’il vous avait été possible de tout voir,
il n’était pas besoin que Marie engendrât ;
et vous avez vu désirer en vain des hommes
si grands que leur désir pouvait être apaisé,
alors qu’il les tourmente éternellement :
je parle d’Aristote et de Platon »…
Or cette défense de la foi contre la raison, quelques siècles avant Pascal et son pari, m’intéresse bien moins en l’occurrence que maintes observations, dans le même chant,relevant de l’affectivité (notamment le lien tendre de Virgile pour son protégé) ou de la complexe théologie des rétributions qui m’a, personnellement, toujours fait horreur.
Dans la structure ternaire (véritable archétype) et ascensionnelle de la Commedia, ces premiers chants de l’Antépurgatoire localisent aussi bien un premier triage où le classement « au mérite » subdivise les candidats à la purifiante montée.
C’est ainsi que le beau Manfred, fils naturel de Frédéric II qui a été excommunié pour son opposition à la papauté, a dû patienter longtemps, ainsi qu’il le raconte aux deux poètes, avant d’accéder au rivage de l’île et conserver malgré tout une« espérance un peu verte ».
Les exégètes et autres érudits feront leur miel de cet épisode à connotations historico-politiques, alors que j’en retiens, pour ma part, un trait d’émotion tout humain : à savoir que Manfred - mort noblement au champ de bataille et arraché de son tombeau par l’évêque de Cosenza qui le fit jeter dans le fleuve Garigliano de façon ignominieuse – demande à Dante d’aller trouver, à son retour dans le monde des vivants, sa fille Constance afin de lui donner de ses (rassurantes) nouvelles…
Dante, Le Purgatoire. Traduction et préface de Jacqueline Risset. GF Flammarion.
Traversée de Shakespeare
6. Othello
Après Hamlet et avant Macbeth, Othello sonde la “nuit de l'âme” dont Victor Hugo affirmait qu'elle caractérise la figure terrifiante de Iago, meneur de jeu de la pièce. Plus essentiellement faux et surtout malfaisant que le Tartuffe de Molière, Iago est, au théâtre occidental, la plus insidieuse incarnation du ressentiment vengeur, qui exprime sa haine dès la première scène du premier acte, déjà ricanant comme il le sera sans un instant de répit jusque devant le bourreau de l'humaine justice.
L'envie et la jalousie tenaillent Iago, qui flatte les désirs avant de les manipuler par vengeance. Obsédé par l’idée quOthello ait pu le cocufier, et vexé par la nomination de Cassio au poste de lieutenant, il n’a de cesse de manipuler le médiocre Roderigo qui en pince pour Desdémone, se sert de l’amoureux transi comme d'un instrument lui permettant d'attaquer le jeune et beau, noble et loyal Cassio, et par celui-ci d'attiser la jalousie d'Othello auquel il sourit à l'instant même de le trahir.
Ceci dit, et comme le souligne René Girard dans son décryptage des ressorts mimétiques de la pièce, le doute est déjà au coeur d’Othello, belluaire noir, pour ne pas dire “barbare”, dans la cour des nobles Vénitiens, lorsque Iago souligne insidieusement les deux traits négatifs de sa peau de Maure et de son âge. Pour ce qui touche à Desdémone, tombée amoureuse d’Othello à l’écoute de ses hauts faits et avant même de le voir, elle ne suscite la jalousie d’Othello que par les sous-entendus de celui que le Maure n’en finit pas d’appeler l’”honnête Iago”. Et la machine infernale du désir de mener les amants des ivresses d’Eros à l’orgie finale de Thanatos, et de la comédie de moeurs à la tragédie.
Dante situe les traîtres au plus bas de son enfer , et Iago lui-même inscrit ses plans sous le signe d'une "théologie du diable " mais les juges tout humains que nous sommes remplacent ici le tribunal divin du poète catholique. Le Iago de Shakespeare n’est pas, en outre, tout d’une pièce, pas plus qu’Othello ni aucun des protagonistes de cette pièce dont la noirceur, proche de celle de Troïlus et Cressida, nous touche à vrai dire plus profondément, à proportion de notre identification.
La représentation d'Othello produite en 1981 par la BBC, avec Anthony Hopkins dans le rôle titre, vaut aussi par la saisissante interprétation de Bob Hoskins en Iago supérieurement suave et sournois, double démoniaque à la trouble ressemblance (Hoskins est un Hopkins plus court sur pattes et grimaçant) et dont le ricanement atroce est à la fois d'un démon mesquin et d’un misérable égaré. De surcroît, cette réalisation de Colin Lowrey se trouve comme recadrée en huis-clos où le Mal murmure sa fausse parole en gros plan, comme sous une loupe aux multiples effets de miroir.
Sources. Les 37 pièces de Shakespeare(1564-1616) adaptées par la BBC entre 1978 et 1985. Le premier coffret du Volume I des Tragédies contient 6 DVD consacrés respectivement à Titus Andronicus, Roméo et Juliette, Jules César, Hamlet, Troïlus et Cressida et Othello. Editions Montparnasse.
Ma lecture fera souvent référence à l’essai magistral de René Girard consacré à Shakespeare, sous le titre Les feux de l’envie (Grasset, 1990) et au grandiose Shakespeare de Victor Hugo. Quant à l’essai de Jan Kott, Shakespeare notre contemporain, il a été repris dans la Petite Bibliothèque Payot en 2006. À consulter en outre: Dictionnaire amoureux de Shakespeare, par François Laroque, chez Plon, 2016. Et bien plus captivant à vrai dire: Will le magnifique, de Stephen Greenblatt, aux éditions LibresChamps.