Retour sur le roman le plus mythique du XXe siècle se déroule durant une journée: le 16 juin 1904. Longtemps maudit en Irlande, le génial auteur suscite aujourd’hui un culte et une véritable industrie.
C’est l’histoire de Monsieur Toulemonde se faisant appeler Personne. Le roman total d’une journée au XXe siècle où il se passe à la fois rien et tout. Un semblant d’intrigue en apparence: une bonne femme qui prend un amant, un jeune homme qui se cherche la moindre, le mari de la bonne femme qui tourne en rond comme le Juif errant, une ville entière qui se se gratte du matin au soir. En réalité: l’histoire de l’humanité sur une tête d’épingle. Et toutes les histoires refondues dans un livre-mulet à dix-huit sacoches: à la fois l’Odyssée revisitée, Shakespeare en traversée et la loupe de Flaubert rebrandie sur ce début de siècle qui fait d’Ulysse un Bloom vieillissant sensuel et bon, de Télémaque un jeune Stephen Dedalus libre penseur, de Pénélope une femme décorsetée dont le monologue final est comme une coulée stellaire. A cela s’ajoutant, pêle-mêle et dans tous les genres-styles-langues-dialectes: une kyrielle d’histoires concentrant tous les sentiments humains et toutes les perceptions sensorielles, un enterrement le matin et une virée dans les bordels du soir, toutes les heures du jour et leurs couleurs, la marquetterie superposée du conscient et du subconscient, le cravaté et l’obscène, toutes les voix de la ville et toutes les voix du corps, bref le texte déployé ou plus exactement l’hypertexte de Dublin et de toutes ces “villes de nombre d’hommes” dont Ulysse “connut l’esprit” en son Odyssée.
Roman docte et sauvage, Ulysse appartient également à la légende par la saga de son édition et de sa traduction, dont la première version française remonte à 1929, sous la plume d’Auguste Morel assisté de Stuart Gilbert, Valery Larbaud et James Joyce lui-même, entre autres. Historique, cette version n’en date pas moins. Lui succède aujourd’hui une traduction entièrement nouvelle (sauf un épisode sonservé de la première, Les Boeufs du soleil), accomplie en trois ans par huit traducteurs dirigé par Jacques Aubert, grand spécialiste de Joyce qui établit l’édition de La Pléiade.
- Que représente Ulysse pour un lecteur d’aujourd’hui ?
- Il y a une actualité de James Joyce qui persiste à travers les générations. Contraitrement aux apparences, Ulysse n’est pas limité à un lieu ou un temps. Bloomsday n’est qu’une face de l’oeuvre. Dans cette série d’événements racontée de dix-huit points de vue différents, la seule constante est une interrogation sur le style et l’acte d’écriture. Pour reprendre les catégories de la linguistique selon Saussure, il en va de l’énonciation plutôt que des énoncés. Derrière une apparence d’énoncés très précis et documentaires, le ressort de l’oeuvre est l’exploration des voix, au sens poétique du terme. Dès le début, Joyce associe l’art et la vie dans sa doctrine vivante de la poétique, vécue comme un drame intérieur. C’est d’ailleurs pourquoi les psychanalystes s’intéressent tant à lui. Il y a chez Joyce une extraordinaire volonté d’approfondissement du passage à la limite du langage qui peut parler aux générations actuelles. Joyce va aux limites extrêmes du sens. Il prend le langage par son envers, là où le langage échoue à traduire toute la perception. Ulysse représenterait alors, pour l’auteur lui-même, l’échec de la traduction. Et pourtant il faut traduire et re-traduire Ulysse. Un grand texte est toujours à relire, et toute nouvelle lecture, d’une génération à l’autre, amène à une nouvelle traduction.
- En 1995,vous avez “ consacré” la première traduction en Pléiade. Vous paraissait-elle digne de l’être ?
- Je pensais que le premier texte, en partie agréé par Joyce, avait des mérites, sans être totalement satisfaisant. Lorsque j’en ai parlé à l’éditeur, il m’a demandé de faire un test sur un épisode, Les Lestrygons, où j’ai opéré un nombre impressionnant de corrections. On s’en est finalement tenu à la première version faisant encore figure d’”institution”.
- Qui a décidé, finalement, de procéder à cette nouvelle traduction ?
- C’est Stephen Joyce et sa femme Solange qui étaient attachés à cette idée et ont relancé l’affaire après la mort du fils de Joyce. Stephen et Solange estimaient la traduction convenable dans les passages les plus “classiques”, qui ne permettent guère de variantes. En revanche, et notamment du fait de l’évolution de la langue et de la sensibilité littéraire actuelle, sous l’influence de Joyce lui-même, ils trouvaient normal qu’il y ait plusieurs traductions, comme c’est le cas en d’autres langues Donc il a été décidé, pour la date du centenaire de Bloomsday, de procéder à une nouvelle traduction. La contrainte de 2004 ne laissait pas une grande marge, et c’est une des raisons qui m’ont amené à réunir un collectif de spécialistes du texte et d’écrivains, lesquels me semblaient les mieux à même de développer la dimension de créativité du livre.
- La répartition des textes entre divers traducteurs ne menaçait-elle pas l’homogénéité du texte ?
- Le fait qu’il y ait diversité de styles rendait une distribution plus facile. Mais le travail du coordinateur que je suis en a été alourdi. Il y avait à vérifier que tout ce qui, dans le texte, relève des échos et des résonances, des récurrences, des reprises et des variations soit harmonisé.
- Quelles règles de travail vous êtes-vous données ?
- Il était entendu que chacun des traducteurs aurait le dernier mot sur son épisode, même si le contrat me prêtait l’ultime décision. Lorsque l’un d’entre nous avait terminé un épisode, je le revoyais, le lui renvoyais et ensuite le texte circulait. Tout le monde, ainsi, a lu tout le monde. Il y avait une autre difficulté, liée à l’étalement temporel de la composition du livre sur sept ans, dans une période où Joyce était en pleine recherche. Des solutions qui convenaient à certaines parties ne convenaient plus à d’autres. Il était en outre difficile d’établir des règles a priori, dans la mesure où ces règles ne sont pas systématiques chez Joyce, et notamment dans la ponctuation. On sait qu’il est même allé jusqu’à conseiller, pour la traduction française d’un épisode, la suppression de tous les accents et de tous les signes de ponctuation. Or notre langue le supporte mal...
- Qu’en est-il de l’usage des mots actuels ?
- Nous nous sommes beaucoup interrogés sur cette question, et d’autant plus que l’équipe appartenait à des générations différentes. Nous étions bien conscients qu’il est gênant de moderniser à outrance, ou d’utiliser des mots vite passés de mode. A la suggestion d’un d’entre nous, nous avons choisi de garder une certaine diversité. Cela a donc été fait au coup par coup et cas par cas. De façon très fréquente, les écrivains nous ont rappelé l’importance de la musicalité ou du rythme de la traduction. La contact des spécialistes et des écrivains a été un enrichissement mutuel constant. La contribution des auteurs a été très précieuse dans l’approche des limites du langage. Finalement, l’équipe a bien travaillé, à la manière d’un “ouvroir”, et serait prête à reprendre l’expérience. Encore faut-il un texte qui résiste, avec des difficultés qui contraignent au dialogue.
- Pensez-vous à Finnegans Wake ?
- Eh qui, sait...
Plus près de la source
Etait-ce bien nécessaire ? Cela avait-il un sens de procéder à une nouvelle traduction française d’Ulysse dont la première version a quelque chose d’”historique”, sinon de référentiel ? Et confier cette tâche à huit traducteurs n’allait-il pas à l’encontre de l’unité d’encre du texte originel ?
Ce qu’on peut dire sans être spécialiste de la langue de Joyce (qui requiert déjà sa propre traduction...), c’est que, dès les premiers chapitres de ce nouvel Ulysse, la sensation quasi physique de se trouver plus près de la source est comparable à celle qu’on ressent à la lecture des re-traductions de Dostoïevski signées André Markowicz. Sans doute pourra-t-on regimber sur le choix de telle expression très contemporaine (“faire sa thune” au lieu de “faire sa pelote” ou “putain” au lieu de “sapristoche”, entre cent autres exemples), ou sur telle solution moins convaincante dans la deuxième traduction que dans la première - mais cette observation vaut souvent dans le sens inverse selon les cas.
Cela étant, à la fois dans le rythme et dans la texture de la phrase, moins policée mais plus vibrante et vivante, plus follement joyce aussi, cette nouvelle version tiendra lieu désormais d’alternative captivante. Sans trancher forcément, on naviguera donc d’une version à l’autre comme on peut transiter et grappiller avec profit entre une kyrielle de traductions françaises d’Hamlet ou de La Divine Comédie....
Ulysse, mode d’emploi
Comment lire Ulysse quand on n’a pas l’accès direct, idéal évidemment, au texte original (Ulysses, Penguin Twentieth-century Classics, 937p.) ? Le lecteur peu argenté se contentera de la première version en poche (Folio no 2830), qui reste basique. La même, dans le tome II des Oeuvres en Pléiade, y ajoute un appareil critique monumental. La nouvelle traduction offre désormais une belle alternative. Les trois bouquins réunis feront une ménage d’enfer. Comme nous le suggérait Jacques Mercanton, mais chacun est libre, une fiole de Bon Whisky irlandais peut aiguiser la perception de la lecture de chaque chapitre d’Ulysse. L’auteur péchait d’exemple...
Une introduction au roman nous semble en outre indiquée, que propose le passionnant ouvrage récemment réédité du peintre Frank Budgen, très proche de Joyce durant ses années zurichoises (1918-1919) et qui “raconte” Ulysse avec autant de bonheur et de justesse qu’il évoque l’écrivain et sa démarche. Cela s’intitule James Joyce et la création d’Ulysse (Denoël, 335) et peut être complété par Les heures de James Joyce de Jacques Mercanton, témoignage également précieux de l’écrivain et critique lausannois (L’Age d’Homme, 1967). Enfin, de magistrales pages se déploient sous la plume d’Ezra Pound dans ses Lettres à James Joyce (Mercure de France, 1970, 350p.), complétées par quelques essais fameux.
(Paris, 2005)
Commentaires
Ce livre, depuis que j'en connais l'existence, m'a toujours fasciné et rejeté. Je l'ai souvent pris dans mes mains, feuilleté, j'en ai lu quelques passages, et puis, toujours, je l'ai reposé sur son rayon. Je ne sais pas pourquoi, mais j'ai peur de ce livre... Ce n'est pas le prix (l'édition poche n'est pas chère), ce n'est pas le nombre de pages (ça ne m'a jamais fait peur), mais alors qu'est-ce que c'est? Pourquoi une telle fascination et une telle "peur" (même si le mot est peut-être un peu fort... Plutôt une appréhension.)? J'y ai réfléchi, et peut-être est-ce la peur de ne pas aimer, ou de ne pas parvenir à déceler en ces pages toutes les merveilles qu'on leur vante. De ne pas comprendre tous les niveaux de sens, de ne pas saisir ce travail de la langue que vous évoquez dans votre article.
Peur de passer à côté. Je crois que c'est ça. N'empêche, je sais qu'un jour je prendrai mon courage à deux mains, j'achèterai ce sacré bouquin, et je le lirai.
Mais pas tout de suite...
Il n'y a pas à se forcer, Bruno, et d'autant moins qu'Ulysse est une oeuvre extraordinairement forcée. Je me demande même si on peut simplement aimer un tel livre. Pour ma part je le donne volontiers pour la dernière nouvelle des Gens de Dublin, Les morts, dont John Huston a tiré un film inoubliable. Mais aimer Ulysse ? Soit on s'y intéresse et c'est intéressant, soit on attend d'y entrer en douce, comme dans une maison longtemps entrouverte, et là certaines surprises nous attendent, soit on laissse tomber, soit enfin on se contente de dire "c'est supergénial" pour avoir l'air dans le coup. Mais pourquoi se forcer ? Ce qui vous arrive, je l'ai vécu avec une kyrielle de chefs-d'oeuvre homologués. Je n'en finis pas de tourner autour du Quichotte sans passer le cap de la trente-troisième page, et j'ai tourné autour de la Recherche pendant des années avant de m'y glisser comme dans un long bain. Ce qui m'embête un peu dans Ulysse c'est ce côté forcé justement, ce côté talmudique et sursaturé de sens, ce côté chef-d'oeuvre annoncé. Mais quel bouquin tout de même, quel incroyable précipité de savoir et de saveurs !
Enfin je retourne à mon cher Oblomov, dont je préfère la robe de chambre bleue piquetée d'étoiles comme un ciel d'Orient...
Tel est en effet le principal problème: comment y entrer? J'ai pour ma part laissé Ulysse de côté pour un temps, mais plus à cause de difficultés de vocabulaire irlando-anglais (mon indécrottable obsession des versions originales) que d'un scepticisme face à l'intérêt d'un tel ovni. Or il y a un moyen, parmi tant d'autres, d'y entrer, et c'est y entrer physiquement, si vous avez l'occasion de passer par l'Irlande: prendre le train de Dublin jusqu'à Sandycove, entrer dans la tour Martello muséisée et monter les escaliers jusqu'à la terrasse où Buck Mulligan le grassouillet sera tout à coup en train de vous saoûler de théories tandis que vous regarderez la mer en pensant à votre moman... Le culte joycien a au moins cela de bon que de très nombreux endroits dépeints dans Ulysse existent toujours, ou ont même été restaurés. Quant au Quichotte j'y suis entré il y a peu, grâce à la traduction d'Aline Schulmann, et je compte y avancer encore sous le soleil écrasant de Castille, où j'irai dans quelques jours humer les vieilles pierres et surtout écouter dans les auberges, je me demande si la dénommée Soledad sera là, assise sur la terrasse d'un café de Salamanque?...
En attendant je vous souhaite de belles ballades...
C'est vrai que certains livres ont une si forte imprégnation physique du lieu que celui-ci peut y conduire; en tout cas c'est vrai pour Ulysse, qui m'a fait rêver Dublin que je redoute un peu de découvrir aujourd'hui. Mais certains lieux finissent par ressembler à ce qu'on en a écrit... La Genève de Georges Haldas, le comté de Yoknapatawpha de Faulkner... Et l'Irlande d'Edna O'Brien et de John McGahern ou de William Trevor, sûrement qu'elle attend notre visite. Mais un jour, Loïc, va quand même voir si le Dublin que tu connais est dans Ulysse...