De ce que voient les Japonais et ce que vivent les habitants d'une carte postale. D’une fête catholique dont trois Gretchen ignorent le sens. Des artistes en vue et du monde mondialisé. Des canonniers de la Batterie IV/6 et des plongeurs vaillants. De la théorie des Oncles.
Lucerne, à l’Hôtel Pickwick, ce jeudi 7 juin. – On est ici comme dans une carte postale, et ce matin à déambuler dans la vieille ville absolument déserte, constatant que tout y était fermé pour cause de jour férié, puis étonné de ce qu’aucune des trois Gretchen des auberge du Cerf, du Cygne et de l’Ours ne soit capable de me dire, à moi le huguenot de passage, de quelle sorte de fête il s’agissait, sinon que ce devait être une fête catholique, je me suis vu là comme dans une sorte de décor de théâtre à me demander à quel spectacle j’allais assister tandis que les cloches sonnaient à toute volée et que des coups de canons retentissaient non loin de là.
A neuf heures du matin à Lucerne, le jour de la Fête-Dieu, il n’est d’abord que les Japonais à processionner de lieu en lieu pour photographier ce qu’il y a à photographier et se faire photographier devant le fameux Lion de Lucerne ou le fameux Pont de la Chapelle de Lucerne, la fameuse Eglise des Jésuites de Lucerne ou le fameux Panorama des Bourbakis de Lucerne. Ils « feront » ensuite le fameux Musée Wagner de Lucerne et la fameuse Fosse aux Ours de Berne et le fameux Château de Chillon et le fameux Jet d’eau de Genève. C’est ainsi qu’ils ont déjà « fait » Vienne et Salzbourg et que demain ils « feront » Paris. Mais qu’en est-il des Lucernois ? Que cela signifie-t-il de vivre dans une carte postale ?
On imagine le pire, mais cette vue manque peut-être de sensibilité et d’information. L’un des plus grands comiques suisses, au prénom d’Emil, est sorti de cette carte postale avec un sketch qui me revient à l’instant, figurant un retraité, à sa fenêtre, qui, voyant qu’un étranger parque sa voiture sur la case privée de son voisin Suter, se demande s’il ne va pas téléphoner à Suter ou peut-être même à la police ? L’une de nos plus grandes humoristes, au nom de Zouc, se livre au même genre d’observations, qui nous suggèrent qu’il y a en Suisse un ton propre et net mortifère, comme partout désormais dans le monde mondialisé, mais également son contraire tonique. Je veux croire ainsi qu’il reste des Lucernois vivants dans cette carte postale, et ce n’est pas aux artistes que je pense.
Le plus riche et localement célèbre d’entre eux, le presque centenaire artiste national Hans Erni, dont toute famille helvétique de la classe moyenne possède une litho dans son living représentant un cheval ou une gracieuse scène de moissons, a choisi de concilier le dessin et le sport avec une sorte d’ingénuité que les jeunes sauvages de l’art, à commencer par Luciano Castelli, autre enfant du cru, ont perdu entre New York et les foires chic de ce qui se dit l’avant-garde.
Les uns et les autres sont à l’art ce que la médaille est à l’impatience de réussir : à vrai dire ce n’est pas cette vie-là que je cherche. Mais qu’entend-on tout à coup ?
Tout à coup on entend un rugissement sur le pont dit Seebrücke et que voit-on ? On voit soixante otaries humaines de tous les âges et nanties de longues palmes se jeter de là dans le fleuve en ondulant puissamment. Juste avant de se précipiter dans le flot, le chef de la troupe aquatique m’a révélé qu’il s’adonnait à ce jeu depuis trente-trois ans et que l’ambiance de l'ondoyante société était super.
Puis on entend un sourd piaffement ferré prendre de l’importance du côté des remparts et que voit-on ? On voit les trois sections de la batterie des canonniers et des tringlots de la IV/6, du Régiment d'infanterie de plaine, en tenue militaire dite de sortie, traînant trois canons encore fumants, puis une fanfare pédestre en tenue historique dont les musiciens ont de pimpants bérets bleu et blanc, défiler crânement entre les haies de Japonais. La plupart des jeunes Lucernois cuvent encore leur cuite de la veille, mais on en voit aussi dans ces sociétés traditionnelles survivantes à l'ère du SMS et du MMS, amateurs de simples sifflets et autres pistolets.
Ailleurs, sur les quais se peuplant maintenant, et plus dans l’esprit du temps aussi, quoique le genre soit éternel, on voit en passant deux adolescents sanglotant sur un banc. On voit que le garçon, très beau mais l'oeil cruel, fait souffrir son tendron. Les Japonais l’ignorent. Un peu plus loin, deux jeunes joueurs d’échecs à longs cheveux et barbes se sont installés pour la journée devant une fontaine avec tout ce qu’il faut pour y rester des heures au long de parties compliquées, musique et brasero à saucisses, radio et narguilés. Cela aussi les Japonais l’ignorent, mais je me dis qu’il y à peut-être à Lucerne , comme partout dans le monde mondialisé, plus de survivante vie que ne le ferait croire la carte postale initiale. Sachons la repérer dans le grouillement nippon…
Ma généalogie maternelle me porte évidemment à ce regain d’optimisme, dont j’ai tiré après Blaise Cendrars ma théorie des Oncles. Qu’une société ait des pères est une chose appréciable pour sa stabilité, mais jamais elle ne vivra vraiment sans Oncles, ni sans Tantes qui sont des Oncles féminins. Une photo de ma famille maternelle est la preuve par l’argentique que les Oncles avaient déjà de l’avenir avant notre venue au monde. Je regarde cette photo regroupant un géant chercheur d’or, une institutrice vouée à l’alphabétisation de la jeune fille chinoise, deux champions de lutte à la culotte, trois élus du peuple paysan des hautes terres, une couturière vouée plus tard au désespoir par un Italien félon, tous debout autour du couple jubilaire de mes arrière-grands-parents maternels lucernois, et je me réjouis à mon tour d’être un Oncle irrégulier, car c’est cela même qui distingue le père, régulier, de l’Oncle : c’est sa position diagonale et défaussée, qui le fait avancer comme le cavalier des échecs - le meilleure exemple de style de progression pour une jeunesse refusant de marcher au pas…. (A suivre)