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Faits d'hiver

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(Le Temps accordé, lecture du monde 2023)
 
EXORCISME. - Le désespoir au cul décharné et aux paupières traînant jusque par terre comme celles du démon russe te reluque à l'éveil avec son air de flatteur suave, il sait que tu l’emmerdes mais il s’accroche, il compte sur ta faiblesse du bout de la nuit et des relents de mauvais rêves – il ne peut imaginer la douceur angélique d’un songe récurrent qui te visite entre deux cauchemars -, il te tourne autour comme un serpent torve ou une flottante âme morte à la Gogol – et tu te rappelles aussi le démon mesquin de Sologoub -, puis il sursaute en flairant une odeur ennemie au moment où ce poème te vient, il sait qu’il ne peut rien contre cette énergie soudaine, et les contrerimes t’arrivent à la vitesse de la lumière, tu ne sais pas d’où ni comment mais c’est comme ça et le Désespoir, alors, désespère une fois de plus de ne pouvoir te séduire, alors que le poème advient :
 
Comme Lao Tseu
 
Ne te retourne pas, l’enfant:
ton âge est du présent,
tes vieux pieds te portent encore
sous la neige du port...
Tu ne sais si l’hiver qui vient
te suivra jusqu’au bout:
la neige est comme un voile blanc
qui t’éloigne de tout…
Ne te détourne pas :
ceux qui t’attendent sont des ombres,
ne les écoute pas,
mais pur de tout remords,
serein, léger, reconnaissant
par delà le sommeil,
souris au vieil enfant qui veille…
 
TONIO. – Son dernier livre, Moi cet autre, ne m’avait pas tout à fait convaincu, après les quinze autres que j’ai tous aimés et souvent défendus, mais il faudra que j’y revienne tantôt en attendant ses prochains écrits persos maintenant qu’il s’est un peu éloigné de Ludwig Hohl qui l’a occupé à outrance (diverses traductions et la dernière de la bio du même troglodyte) et a tenu lieu de second conjoint fantôme à la pauvre Jackie, or les petits textes qu’il m’envoie pour Le Passe-Muraille, et, plus encore, ses listes récentes de « Je me souviens » à la Perec, dont nous parlions justement l’autre jour au Major de Bourg-en-Lavaux, laissent augurer d’un nouvelle razzia de mémoire plus ouverte et moins « littéraire », riche de ces détails qui font la saveur et la musique d’une langue tirée de l’enfance – il faut qu’un écrivain tire la langue comme en enfance – et voilà de l’échantillon copié/collé de ce dimanche matin avant que nous montions ce midi tous les trois au restau de la Demi-Lune de Chardonne dont le frangin de Nicolas Verdan (encore un écrivain, misère !) a fait un lieu fréquentable : «Je me souviens de la banane que maman glissait gentiment dans une petite valise en plastique rouge, banane que je mangerais au milieu des filles de diplomates fréquentant la même école que moi à Mexico...
Je me souviens du Danois qui prenait quotidiennement sa douche à poil sur le pont supérieur de l’Andrea Gritti, navire mi-cargo mi passagers qui nous ramenait en Europe...
Je me souviens des sauterelles que j’attrapais pour mon grand-père qui en avait besoin pour pêcher la truite dans un canal du Rheintal...
Je me souviens d’une histoire qui m’a longtemps fait rêver: «Ali Baba et les quarante voleurs»...
Je me souviens du bruit des petits cailloux que mon père, venant me réveiller pour aller à la pêche à 4 heures du matin, lançait contre la fenêtre de la chambre où je dormais dans un village des Grisons...
Je me souviens du cercueil contenant le corps de mon grand-père et posé au bout d’un temple protestant à l’atmosphère triste
Je me souviens du fils de violoniste qui m’aida à faire mes devoirs de français, d’allemand et de latin...
Je me souviens du long parcours en Solex à travers une campagne florissante pour aller rejoindre la maison où vivait le fils de violoniste...
Il m’arrivait, lors de ce trajet en Solex, de lâcher le guidon, ce qui était source d’une immense fierté pour moi...
Je me souviens de l’odeur des mandarines que ma grand-mère déposait chaque année en abondance autour du sapin de Noël
Je me souviens des roues à rayons du taxi qui venait me chercher pour me conduire à l’école lorsque nous habitions à Mexico...
Je me souviens de la petite moustache de Paul Chaudet qui rappelait celle d’un homme sanguinaire...
Je me souviens du pêcheur qui fournissait à mes parents le poisson du vendredi qu’il allait attraper au milieu du lac et qui ne savait pas nager...
Je me souviens d’une revue intitulée «L’avant-scène Cinéma» que papa recevait chaque mois et dans laquelle j’ai découpé une photo de Gérard Philippe...
Je me souviens que ma mère préférait les homos aux hétéros...
Je me souviens des gros mots que j’osais prononcer devant elle, ce que je n’aurais jamais osé faire devant mio padre...
Je me souviens que ce dernier détestait la présence des bourgeois bien assis, qu’il préférait de loin celle des installateurs sanitaires, des pêcheurs et des agriculteurs », etc. (Ce dimanche 3 décembre)

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