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Le saisissement du monde

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Hommage à Ryszard Kapuscinski, par René Zahnd

Dans les années 50, un journaliste débutant – on pourrait l’appeler K – parcourt les régions de son pays natal, la Pologne. Dans ses reportages et comptes-rendus, il témoigne de la réalité qu’il observe : la vie des campagnes, les difficultés d’approvisionnement, les questions propres à l’agriculture, l’existence telle qu’elle se déroule au jour le jour, alors que fument encore les décombres de la guerre et que les Soviets consolident leur empire. Mais en secret, le jeune homme rêve de passer la frontière : d’aller voir de l’autre côté. Et justement un beau jour, sa rédactrice en chef l’envoie non pas en Tchécoslovaquie ou en Hongrie mais… en Inde ! Pour guide, elle lui offre les Histoires d’Hérodote, inusable manuel du pèlerin qui cherche à s’approcher des secrets enfouis dans les plis de la réalité.
Aussitôt K part. Lui qui n’a jamais franchi les limites de son pays, il prend de plein fouet le séisme de l’altérité, est choqué, désarçonné, ébloui, frustré et finalement conforté dans sa vocation : se lancer sur les routes, les pistes, les voies maritimes et aériennes, les sentes de traverses, les tracés ferroviaires et tenter le saisissement du monde. « Le voyageur est en effet contaminé par le voyage, une maladie pratiquement incurable », a-t-il écrit un demi-siècle plus tard, peu de temps avant son dernier départ, franchissant en janvier 2007 une frontière plus improbable que toutes les autres.
L’Inde, la Chine de Mao, l’empire du Négus, le Congo du Cœur des ténèbres, l’Amérique latine, l’Iran du Shah, puis l’Afrique kaléidoscopique sont les territoires où il s’aventure, autant à la quête des autres que de lui-même. Jamais il n’oublie le maître qui lui parle du fond de son antiquité. « C’est pourquoi, fort de sa découverte selon laquelle la culture d’autrui est un miroir permettant de se contempler afin de mieux se comprendre, chaque matin, inlassablement, toujours et encore, Hérodote reprend son bâton de pèlerin. »
medium_kapuscinski2.2.jpgBientôt, correspondant de l’agence de presse polonaise pour… toute l’Afrique ( !) K sillonne le continent. Comme les autres, il court l’événement. La décolonisation suit son cours. Il tient la chronique des coups d’état, des révolutions, des guerres civiles. Mais au lieu de voler de capitale en capitale, d’hôtel pour occidentaux en ambassade, il partage le quotidien des populations, saute sur des camions, prend des trains, dort dans des cases, endure la chaleur, l’attente, les privations, la poussière… Aujourd’hui, on parlerait d’immersion. Au fil des ans, sa conception du métier évolue. Il comprend que rendre compte des faits et des embrasements ne suffit pas. Il faut tenter d’en saisir la genèse. Il enquête, interroge, lit, réfléchit. Il devient mouvement dans le mouvement du monde. Il devient, selon l’expression de certains, un « reporter absolu », flâneur inquiet, plongé dans la cage des méridiens et des parallèles.
Aujourd’hui, il nous reste de lui quelques livres, concentrés cristallins des centaines d’articles parus dans la presse (en français notamment dans Le Monde diplomatique). Ebène est sans doute la meilleure introduction à l’Afrique contemporaine écrite par un Occidental. Mes voyages avec Hérodote a la force d’un testament philosophique, qu’on pourrait qualifier d’extraordinairement humaniste, si ce dernier terme n’était souillé par mille gâte-sauce de la pensée.
En lisant K, alias Ryszard Kapuscinski, on a l’impression d’être attablé au bistro, en face de quelqu’un qui te raconte ses voyages, qui en quelques minutes te fait comprendre le génocide du Rwanda ou le fondement historique des déchirements du Libéria. On le sent constamment poussé vers l’autre, curieux, intrigué, se défiant des apparences.
Le désir du monde est peut-être la forme suprême de l’égoïsme. Mais aussi, sans le moindre doute, la plus belle : « L’homme qui cesse de s’étonner est un être creux, son cœur est calciné. L’homme qui considère qu’il est arrivé au bout du chemin, que plus rien ne peut le surprendre, a perdu le joyau de la vie, sa beauté. »

medium_Kapuscinski3.2.jpgSept livres de Ryszard Kapuscinski sont disponibles en français, notamment Ebène (Pocket, 2002) et Mes voyages avec Hérodote (Plon, 2006)
Ce texte a paru dans la dernière livraison du Passe-Muraille, No72, Mai 2007. Commandes : Le Passe-Muraille, Case Postale 1164, 1001 Lausanne.

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