Lecture d’ Un Roman russe d’Emmanuel Carrère, par Antonin Moeri
L'entame du livre est canon. Soutenu dans une posture acrobatique par celle qu'il aime, le narrateur pénètre une Japonaise dont le mari fait remarquer, après les transports de jouissance de Madame Fujimori, que le train n'avance plus. Il s'agit d'un rêve mais le train, lui, est bien réel. Il est arrêté quelque part entre Moscou et Kotelnitch, un trou de la Russie profonde où le héros va tourner un film avec son équipe de télévision pour échapper aux "histoires de folie, de gel et d'enfermement" qui l'ont chaque fois laissé exsangue. Pourtant, il racontera dans ce film l'histoire d'un Hongrois qui, capturé par les Russes à la fin de la seconde guerre, aura passé plus de cinquante ans enfermé dans un asile psychiatrique à Kotelnitch.
Cette enquête débute avec la consultation du dossier médical, la visite de la menuiserie où Andras Toma travaillait et du pavillon où il a passé plusieurs décennies. Le destin de cet Hongrois intéresse beaucoup Emmanuel Carrère car il lui rappelle celui de son grand-père maternel, disparu à Bordeaux en septembre 1944, qu'on n'a jamais revu et dont la mère de l'écrivain, Madame Hélène Carrère d'Encausse, secrétaire perpétuelle de l'Académie Française, eût préféré qu'on ne révélât pas l'existence. L'histoire "honteuse" de Georges Zourabichvili forme la seconde trame du livre. Sans doute la plus passionnante, la plus bouleversante: une manière d'exorcisme.
Emigré géorgien arrivé en France sans le sou en 1925, il écrit d'interminables lettres d'amour, lit des livres, ne s'occupe pas de sa fille, admire Mussolini et Hitler, déteste la petite-bourgeoisie, le parlementarisme et l'Amérique. Sa qualité d'homme cultivé éveillera le respect des Allemands occupant la France. Il travaillera pour les services économiques allemands. On l'enlèvera sur dénonciation et plus personne ne le reverra. La rumeur en fera un collabo. On racontera au petit Emmanuel qu'il est parti pour un long voyage. Partout dans le monde s'établira la seule vérité: les résistants sont des héros, les collabos des salauds. Il faudra se taire. Se résigner. Remâcher sa honte.
Une étrange histoire d'amour forme la troisième trame. Celle que le narrateur aime, Sophie, souffre des longues absences de son écrivain-cinéaste chéri. Elle hésite. Que préfère-t-elle? Partir avec Arnaud dont elle est sûre qu'il l'aime mais qu'elle n'est pas sûre d'aimer? Ou rester avec Emmanuel qu'elle est sûre d'aimer sans être sûre qu'il l'aime? Comment sortir de ce dilemme? Emmanuel décide alors d'écrire un conte érotique que Sophie devra lire dans le train quand elle viendra le retrouver à La Rochelle au mois de juillet. Il lui demande, dans ce texte écrit pour les 600.000 lecteurs du Monde, d'imaginer son sexe palpitant, l'ouverture des lèvres quand ses doigts caressent longuement le clitoris dans la chaleur du souffle qui s'emballe. Il imagine le regard des lectrices du Monde sur Sophie. L'une d'elle disparaît aux toilettes pour se branler et voir dans le miroir ses doigts glisser entre ses lèvres trempées.
Le lecteur a le sentiment, au terme de ces trois"intrigues" habilement entrelacées, que le piège se referme sur le narrateur. "L'histoire de folie, de gel et d'enfermement" à laquelle il voulait se soustraire en aimant une femme d'un milieu social plus modeste que le sien, en poursuivant son apprentissage du russe, en retournant vers ses "origines", en réalisant son film dans un trou de la Russie profonde, en lisant attentivement les lettres de Georges Zourabichvili que son oncle lui a remises, on pourrait dire que cette histoire de bruit et de fureur l'a rattrapé. Si le réel ne se réduit pas à la réalité mais se conçoit dans son extrême violence comme ce qui reste après qu'on a dépouillé la réalité de son écorce trompeuse, on pourrait alors dire que le réel a rattrapé le fils à maman.
Mais en tentant le diable, en violant un secret de famille, en dévoilant sa propre intimité, en rejetant l'injonction maternelle ("je te demande de ne pas toucher à mon père"), en écrivant Un roman russe et, surtout, en décidant de le publier, le fils à maman accède à un autre statut: il devient celui de sa mère. A ce jeu, l'enfant qui"boude et qui attend qu'on le console, qui joue à haïr pour qu'on l'aime, à quitter pour qu'on ne l'abandonne pas", cet enfant impose sa couronne d'épines, occupe le devant de la scène, règne en souverain blessé. Il prend une sorte de revanche, même si les mots dont il"dispose ne peuvent servir à dire que le malheur".
Dans une lettre saisissante à sa mère, le narrateur revendique sa propre place d'écrivain. Maman eût préféré qu'il devînt un écrivain « heureux »du genre Erik Orsenna. Il n'a pas eu le choix. Heureusement pour nous. L'horreur et la folie, il devait les endosser. IL est devenu JE: "L'horreur et la folie, je les ai dites".
Emmanuel Carrère. Un roman russe. P.O.L.
Ce texte a paru dans la dernière livraison du Passe-Murraille, No 72, Mai 2007. Commandes : Le Passe-Muraille, case Postale 1164, 1001 Lausanne.