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  • La peur du loup

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    Où il est question d’un rite matinal au niveau du couple. D’une vieille angoisse et des moyens de l’exorciser. Qu’il est plus doux qu’on ne croirait de se retrouver avec qui l’on aime dans le ventre du loup.

    Pour L.


    Quand je me réveille j’ai peur du loup, me dit-elle et ça signifie qu’elle aimerait bien son café grande tasse, alors du coup je la prends dans mes bras un moment puis je me lève comme un automate bien remonté.

    Je prends garde à tout. Le café passé, tandis que je pense à autre chose, je me dis: pas le jeter, pas oublier de chauffer le lait, pas oublier qu’elle est sans sucre, pas oublier qu’elle l’aime bien chaud mais pas trop.

    Je ne sais comment font les autres. Se font-ils plutôt servir ? Me trouveront-ils en rupture d’observance des lois non écrites de la confrérie des mecs ? Je ne sais et d’ailleurs n’en ai cure, mais je précise qu’il n’entre aucune espèce d’asservissement dans cette coutume que nous perpétuons chaque matin avec un sourire partagé. Ce n’est pas pour arranger la paix des familles que je fais ça, pas du tout le style répartition des tâches au sein du couple et consorts.
    La seule chose qui compte à mes yeux, c’est rapport au loup. Cette histoire de loup me fait toucher à sa nuit. Il y a là quelque chose qui me donne naturellement l’élan des chevaliers de l’aube, et voilà tout: je lui fais donc son café, ensuite de quoi nous nous préparons à nous disperser dans la forêt.

    Mon amour a peur du loup, et ça lui fait une tête d’angoisse, mais c’est aussi l’un des secrets de notre vie enchantée en ces temps moroses où d’invisibles panneaux proclament à peu près partout que le loup n’y est pas, n’y est plus, si jamais il y fut.
    Mon amour est une petite fille perdue dans la forêt, et comme alors tout devient grand à la mesure de sa peur: tout retentit et tout signifie dans le bois de la ville. C’est immense comme l’univers, et le quelque chose de mystérieux qu’il y a là-dedans peut se transformer à tout moment en quelque chose de menaçant. Mais aussi la présence du loup nous fait nous prendre au jeu. Dans la pénombre des fourrés, sous le drap, je mime volontiers le loup qui guette, et mon amour prend alors sa petite voix, et de savoir déjà la suite du conte nous rapproche un peu plus encore.

    Nous voyons la chose comme en réalité: la ville est un bois, les rues sont les allées de notre existence et à tout moment se distinguent des chemins de traverse et des raccourcis parfois encombrés d’obstacles que nous devons surmonter à tout prix.
    Le conte dit en effet, tout le monde le prend pour soi, que nous avons une mission précise à accomplir. Nous nous représentons le panier de victuailles avec la galette et la bouteille de vin. C’est dans ces obscurités, là-bas, que se trouve une masure dans laquelle nous attend notre innocente mère-grand au bonnet de dentelle.
    Nous ne nous demandons même pas pourquoi cette sacrée mère-grand a choisi ce logis. Nous y allons et plus encore: nous nous réjouissons. La présence du loup nous fait nous serrer l’un contre l’autre. Parfois je mordille le cou de mon amour pour lui faire bien sentir que ce n’est pas de la blague. Elle prend alors sa voix toute menue, comme elle prendra tout à l’heure la voix éraillée de mère-grand, tandis que j’énonce le conte et me prépare à lâcher la phrase la plus fameuse:
    - C’est pour mieux te manger mon enfant !
    C’est une sorte de formule de magie qu’il me suffit de dire pour que se rejoue la scène la plus attendue avant que tout, ensuite, nous paraisse de nouveau soumis à l’ordre des choses.

    Le loup nous recommande de nous attarder en chemin, et c’est pourquoi nous le considérons comme une espèce de cousin de bon conseil. Ensuite, si nous y resongeons sur les lieux de notre tâche quotidienne, nous nous disons que le séjour dans le ventre du loup n’était point tant inconfortable; et nous nous revoyons sous le drap: lovés l’un contre l’autre, dans cette espèce de sweet home qu’est le ventre du loup.

    La journée, ensuite, devrait être purgée de toute angoisse. Dehors, tout semble aussi bien retrouver un air plus familier. Pour un peu nous goûterions au biscuit chocolaté des buildings, si nous n’étions pas si pressés. En attendant nous sommes rassurés, mon amour et moi: tout ce qu’il fallait dire et faire l’a été. Le jeu voulait que je me dresse devant elle, et je me suis dressé. Le jeu voulait qu’elle déjouât la menace, et elle l’a déjouée. Nous nous sommes pris au jeu et cela nous a donné la force de nous relever. Et même si le fin mot de tout cela nous échappe encore, nous pressentons déjà que demain nous jouerons de nouveau à nous faire peur.

  • Le violon du treizième

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    En mémoire de Thierry Vernet et Floristella Stephani

    Léa est si sensible à la beauté des choses que cela la touche, parfois, à lui faire mal.
    Elle resterait des heures, ainsi, à regarder la Cité de son douzième étage. Elle aime les âpres murs couverts de graffitis et l’enfilade des blocs au pied desquels les premiers matinaux se hâtent vers les parkings ou l’abribus de la ligne numéro 6.
    Il y a ce matin des gris à fendre l’âme. On dirait que le ciel et la ville s’accordent à diffuser la même atmosphère un peu triste en apparence, à vrai dire plutôt grave, qui lui évoque l’Irlande et leur dernier automne parisien à regarder les feuilles du Luxembourg tourbillonner dans les allées, juste avant la mort de Théo.
    Elle vit toujours au milieu de ses portraits et de leurs paysages. Cependant elle aborde chaque jour en se poussant plutôt vers les fenêtres. C’est sa meilleure façon de continuer à l’aimer. Leurs tableaux continuent eux aussi quelque chose, mais elle ne les regarde pas comme des tableaux.
    Tout à l’heure, en entendant la nouvelle de l’exécution de la pauvre Karla Faye Tucker, elle s’est dit que Théo se serait fendu d’une lettre aux journaux pour clamer son indignation contre la barbarie de l’Etat de là-bas: cela n’aurait pas fait un pli. En ce qui la concerne, elle préfère se représenter la tranquillité du dernier visage de la suppliciée, juste avant qu’on n’escamote le corps dans le sac réglementaire.
    Elle les a vu faire cela à Théo. Ils font ça comme ils le feraient d’un chien crevé, s’était-elle dit sur le moment; ils doivent être dénués de tout respect humain. Ce sont eux-même des chiens ou moins que des chiens puisque l’os qu’on leur jette ils le foutent dans un sac.
    Pourtant elle a révisé son jugement durant la période de nouvelle clairvoyance qui a marqué la fin de sa thérapie, quand elle a lancé à Joy que ce sac de merde irradiait une sorte de beauté.
    Et cela s’est fait comme ça: d’eux aussi elle a fini par reconnaître la beauté; d’eux et de leurs femmes à varices; d’elles et de leur chiards. Elle a découvert, auprès de Joy, qu’ils étaient tous dignes d’être repêchés et contemplés. Et tout ça l’a aidée à s’affranchir de Joy. Et plus tard, elle le sait maintenant, elle reviendra à la peinture. Et plus tard encore elle enfantera un Théo bis rien qu’à elle, son premier enfant né de leur relation à blanc qui aura peut-être bien la gueule d’ange de Vivian.
    Or, ce matin de février 1998, quatre ans après la mort de Théo, Léa ne peut qu’associer ceux qui l’ont mis en sac et celles et ceux, là-bas, qui ont participé à l’exécution de Karla.
    Après tout ils n’auront fait que leur job. Et qu’aurait-elle fait elle-même ? Qu’aurait-elle fait de Théo s’ils ne s’étaient pas chargés de la besogne ? Que pouvait-elle faire de la dépouille de Théo ? Fallait-il s’allonger à ses côtés ? Fallait-il faire comme si de rien n’était ? Fallait-il attendre l’odeur ?
    Léa se sent, désormais, au seuil d’une nouvelle vie. Lorsqu’elle a dit à Joy qu’elle se voyait à peu près prête à peindre ce putain de sac dans lequel ils ont fourré Théo, la psy lui a répondu, après un long silence, qu’elle serait contente de la revoir de temps à autre en amie.
    Bien entendu, Léa n’a jamais peint le sac, pourtant ce qu’elle contemple à l’instant découle de sa vision et de ne cesse de l’alimenter. Ce qu’elle aurait trouvé sinistre en d’autres temps, tout ce béton et ces grillages, le dallage du pied de la tour où la camée du seizième s’est fracassée l’an dernier, les arbres défoliés du ravin d’à côté, les blocs étagés aux façades souillées de pluies acides et la ville, là-bas, avec son chaos de toits se fondant dans le brouillard, tout cela chante en elle et lui donne envie de se fumer une première Lucky.

    Léa fume comme par défi depuis la mort de Théo. C’est sa façon de résister. La phrase des carnets de son compagnon la poursuit: «La mort, ma mort, je veux la faire chier un max à attendre devant ma porte, à piétiner le paillasson. Mais quand il sera manifeste que le temps viendra de la faire entrer, je lui offrirai du thé et la recevrai cordialement».
    Autant qu’elle fume, elle pense en outre qu’elle se fume elle-même comme un saumon pêché par un Indien (comme Vivian elle aime les Indiens), elle s’imagine qu’elle se dépouille du superflu et se purifie peu à peu comme un arbre qui se minéralise, elle aime en elle ce noyau dur sans lequel Théo disait que rien ne pourrait jamais se graver de durable.
    Depuis quelques semaines, Léa consacre ses matinées d’hiver, après ses premières cigarettes et le café fumant sur les pages ouvertes du Quotidien, à retaper à la loupe le visage d’un jeune homme du XVIe siècle salement amoché par les ans.
    La ressemblance du regard du jeune noble bâlois et de celui de son ami américain l’a tellement troublée qu’elle a hésité à accepter cette commande, avant de penser à Dieu sait quel transfert qui sauverait Vivian contre toute attente; et les premiers temps elle a cru voir le visage du malade recouvrer sa lumière orangée et sa pulpe, mais de nouvelles taches l’ont bientôt désillusionnée.
    La maladie façonne Vivian et donne à sa peau quelque chose de transparent et d’un peu friable qui lui évoque les papyrus égyptiens, et les mains de Vivian deviennent le sujet préféré des dessins de Léa chaque fois qu’elles reposent, car Vivian passe beaucoup de temps à l’aquarelle et à écrire, et les yeux de Vivian, son insoutenable regard semblant maintenant s’aiguiser à mesure qu’il s’enfonce dans l’autre monde, ses yeux aussi deviennent le moyeu sensible d’une nouveau portrait à la manière ancienne, qui remonterait le temps pour rejoindre celui de ce jeune Mathias von Salis qu’elle travaille à restaurer avec à peu près rien dans les mains.
    Léa voit toujours plus large et dans le temps en travaillant à la loupe. Cela lui rappelle l’observation d’elle ne sait plus quel écrivain qui disait travailler entre le cendrier et l’étoile. Plus elle fouille l’infiniment petit et mieux elle ressent les vastes espaces en plusieurs dimensions
    C’est dans cet intervalle, qui signifie une sorte de mise à distance de l’intimité, qu’elle vit le mieux Vivian, comme elle dit, pour atteindre, de plus en plus souvent, un état d’allègement et de douceur grave dont participe aussi la lumière des toiles de Théo.
    Vivian la comprend si bien que chaque fois qu’il peint lui-même un fragment de nouvelle lumière sur la chaîne du Roc d’Yvoire, de l’autre côté du lac (Vivian ne peint que ce qu’il voit par la fenêtre de son fauteuil ou de son lit qu’il fait déplacer vers la fenêtre), il rend toute la lumière et les quatre éléments du pays et de ce jour et de cette heure et de son propre sentiment qui se concentrent en quelques touches à la fois rapides et lentes.
    Autant la peinture de Théo était une vitesse qui arrêtait les chronos, et tout était donné dans la vision de telle ou telle lumière, autant Léa vit, dans la lenteur, le travail du temps qui fait monter la couleur de couche en couche, à travers le glacis des jours.
    Quant à Vivian, il n’a jamais pensé qu’il faisait de la peinture. Longtemps il n’a fait qu’aimer celle des autres, et celle de Théo l’a touché entre toutes, parce qu’il est des rarissimes à ses yeux (avec le Russe Soutine, le Français Bonnard, l’Anglais Bacon et le Polonais Czapski) à peindre la couleur, puis il a trouvé en Théo vivant une sorte de frère aîné dont il a su calmer les pulsions, avant de redécouvrir auprès de lui, de mieux perceveir et de rendre à son tour la musique brasillante des pigments.
    Aux yeux de Léa qui était un peu jalouse naturellement, au début, de la complicité ambiguë des deux amis, Vivian est bientôt apparu, par l’élégance folle de ses gestes de résidu de la Prairie dénué de toute éducation, comme une espèce de poète vivant, d’artiste sans oeuvre ou plus exactement: d’oeuvre à soi seul en jeans rouge, mocassins verts et long cheveux argentés avant l’âge. Puis leur rapport a changé.
    Le soir de la mort de Théo, marchant avec elle le long du lac après l’enterrement dans la neige, le jeune homme lui a dit que bientôt il s’en irait lui aussi et qu’il essayerait à son tour de retenir quelques nuances de vert et de gris pour être digne de son ami; et Léa, ce même soir, a commencé d’aimer Vivian presque autant que Théo.
    Enfin l’amour: elle trouve ce mot trop bourgeois, trop cinéma, trop feuilleton de télé, trop bateau.
    Quand elle a commencé d’aimer Joy parce que transfert ou parce que pas - elle s’en bat l’oeil -, jamais elle n’a pensé qu’il y avait là-dedans du saphisme et qu’elles allaient bientôt se peloter dans les coussins. Il ne s’agit pas là de morale mais de peau. Léa pense en effet que tout est affaire de peau, de peau et de fumet qui exhalent ni plus ni moins que l’âme de la personne. Or la peau de Joy ne lui disait rien.
    Au contraire, la peau de son jeune nobliau, que le peintre a fait presque dorée comme un pain, avec un incarnat orangé aux parties tendres, l’inspire autant que la peau de Vivian qu’elle peut caresser partout sans problème.

    Souvent elle s’est interrogée sur tous ces préjugés qui, précisément, nous arrêtent à la peau.
    Dans l’ascenseur de la tour résidentielle des Oiseaux par exemple: excellent exemple, car souvent elle aimerait toucher cet enfant ou cette adolescente, le scribe ombrageux de l’étage d’en dessus ou sa femme au visage de madone nordique ou leurs jeunes filles en fleur ou l’ami de l’écrivain à gueule de romanichel qui débarque avec ses 78 tours - elle pourrait tous les prendre dans ses bras et même dormir avec eux tous dans un grand hamac, tandis qu’elle se crispe et se braque n’était-ce qu’à serrer certaines mains ou à renifler certains remugles.

    Vivian a cela de particulier qu’il a le visage le plus nu qu’elle connaisse et le plus pudique à la fois.
    Vivian ne ment jamais et ne se met jamais en colère, ce qu’elle sait une incapacité de prendre flamme qu’elle relie à son manque total de considération pour lui-même.
    Ce n’est pas que Vivian se méprise ni qu’il ne s’aime pas: c’est une affaire d’énergie, d’indifférence et même de tristesse fondamentale.
    Le fait qu’il soit hémophile et qu’il ait été contaminé par une transfusion de sang lors d’un voyage à Nicosie, que la plupart des gens qui le voient aujourd’hui le supposent homosexuel ou toxico, que certains de ses anciens amis le fuient depuis la nouvelle et que les siens aussi semblent l’avoir oublié, - tout ça n’a presque rien à voir, si ce n’est que cela confirme son sentiment fondamental que le monde a été souillé et que c’est irrémédiable sauf par la prière à l’Inconnu et par l’accueil de la beauté, quand celle-ci daigne.

    Ces observations sur son ami (et même un peu amant depuis quelque temps) ramènent Léa au sort de Karla Faye Tucker, à propos de laquelle tous trois ont développé des doctrines différentes mais en somme complémentaires.
    Théo, par principe, abominait la peine de mort et d’autant plus que la Karla junkie trucidaire avait fait un beau chemin de retour à la compassion christique en appelant tous les jours le pardon de ses victimes. A sa manière de pur luthérien, Théo entretenait avec Dieu la relation directe et simple dont la Bible lue et relue restait la référence réglementaire, et le règlement disait «Tu ne tueras point». Ainsi faisait-il peu de doute, aux yeux de Léa, qu’il eût considéré George W. Bush comme un criminel après son refus purement intéressé (politique texane et mise à long terme) de gracier la malheureuse.
    Vivian se voulait, pour sa part, surtout conscient de la cause des misérables croupissant des années dans l’enfer des prisons américaines. «Est-ce vivre que de passer le restant de ses jours dans cette hideur ?», se demandait-il après avoir vu plusieurs reportages sur cet univers livré à la fucking Beast.
    Enfin Léa voyait à la fois l’horreur de vivre avec au coeur la souillure de son crime, et la souillure que c’était plus encore dans le coeur des victimes, puis l’horreur physique aussi des derniers instants vécus par le condamné à mort.
    Léa se rappelait physiquement ce que racontait le prince Mychkine dans L’Idiot. Elle qui n’avait jamais vu qu’une cellule de prison préventive où elle s’était entretenue moins d’une heure avec un protégé de sa mère, se rappelait maintenant la description, par Dostoïevski, de la terreur irrépressible s’emparant du criminel - ce dur parmi les durs qui se mettait soudain à trembler devant la guillotine -, ou du révolté en chemise déchirée face au peloton de jeunes gens de son âge. Or, pouvait-on condamner le pire délinquant à cela ? L’ancien bagnard qu’était Fédor Mikhaïlovicth prétendait que non, et justement parce qu’il l’avait enduré physiquement.

    Dans la tête de Léa, le dialogue se poursuit aujourd’hui encore, un peu vainement, pense-t-elle, tant elle sait l’inocuité des mots de Théo et de Vivian, et de ses propres balbutiements, devant le poids de tout ce que représente le crime et sa punition, son histoire à chaque fois personnelle, la violence omniprésente et l’omniprésente injustice. En fait elle n’arrive pas à penser principes, pas plus qu’elle ne se sent le génie, propre à Théo, de renouveler les couleurs du monde. A ce propos, autant l’impatientait parfois son Théo carré, quand il argumentait, autant elle s’en remet au poète inspiré de ses toiles, dont les visions échappent toujours à tout raisonnement.
    Bon, mais assez gambergé: il est bientôt midi, j’ai la dalle, constate Léa. A présent la beauté l’attend au snack du Centre Com, ensuite de quoi ce sera l’heure de sa visite quotidienne à Vivian.

    Ce n’est pas que Léa fasse de l’autosuggestion ou qu’elle s’exalte comme certains jeunes gens: elle en est vraiment arrivée au point de voir partout la beauté des gens et des choses.
    Cela, bien entendu, a beaucoup à voir avec l’agonie de Théo, durant laquelle tout le monde visible a commencé sa lente et irrépressible montée à travers la brume d’irréalité des apparences quotidiennes. Durant cette période, tout lui est apparu de plus en plus réel, jusqu’à l’horrible vision du sac, qu’il lui a fallu racheter d’une certaine manière. Joy avait un peu de peine à le concevoir au début, parlant alors de fonction dilatatoire de l’imagination par compulsion, tandis que Léa en faisait vraiment une nouvelle donnée de l’expérience, liée à la mort et à ce que son cher jules lui a donné à voir; puis la psy a découvert la peinture et les carnets de Théo, et bientôt elle a compris certaines choses qui n’étaient pas dans ses théories.

    Sur ses carnets, Léa se le rappelle à l’instant par coeur, Théo a noté par exemple: «Les gens de la rue sont des bouteilles, des quilles, les automobiles des savons échappés de mains maladroites», et il ajoute: «Dieu que le monde est beau !».
    Oui c’est cela, songe Léa: des bouteilles, des quilles et des savons échappés de mains d’enfants...
    Et moi je suis une vieille toupie, continue-t-elle de ruminer en cherchant ses bottes fourrées (y a de la vieille neige traître le long de la rampe de macadam conduisant au snack, y a des plaques de glace qui pardonneraient pas à une carcasse de soixante-six berges aux osses fatigués, y a un froid de loup qui découpe les choses à la taille-douce dans l’air plombé et j’aime ça), puis elle revient évaluer son avance de ce matin sur le portrait du jeune von Salis (dont sa mère se prenommait Violanta, lui a-t-on appris) et elle voit ce qui ne va pas et cela lui fait un bon choc comme toujours de voir ce qui peut se réparer vraiment, mais ce sera pour demain...

    Au bar du snack se tient Milena Kertesz (Léa lui a adressé un signe amical) dont le bleu violacé de la casaque de laine flamboie au-dessus du vert ferroviaire du comptoir, derrière lequel se dresse Géante, la blonde à crinière en brosse et à créoles du val Bergell, qui règne sur les lieux.
    Le front de Géante est orangé sous sa haie de froment taillée de biais, elle a une tache bleue sous l’oeil qui se dilue en reflet ocre rose, elle a le regard perdu comme souvent et parle parfois à Milena sans cesser de relaver des verres ou de les essuyer. Quant à Milena, de profil, le visage d’une impassibilité hiératique, dans les gris bleutés avec la flamme vermillon de sa lèvre inférieure, elle n’a pas idée de la majesté de son personnage trônant sur le présentoir du tabouret à longues pattes. Une vraie reine en civil, tandis que Géante a l’air d’un malabar de Bosnie-Herzégovine.
    La petite table que Léa se réserve, dans un recoin que personne n’aurait l’idée de lui disputer, lui permet de voir le bar comme du premier rang d’orchestre d’un théâtre, et de surveiller en même temps, en se détournant à peine, l’ensemble du snack qui se remplit peu à peu de gens. C’est en outre dans sa mire, aussi, que ça se passe là-bas, avec le football de table du fond de l’établissement dont les jeunes joueurs sont éclairés par la lumière oblique, d’un blanc vert laiteux, qui remplit l’arrière-cour plâtrée de neige comme une sorte de bac de laboratoire.
    Elle même se sent hyperprésente et flottant librement dans sa rêverie, tandis que le snack bouge autour d’elle et que les joueurs font cingler leurs tiges en se défoulant joyeusement.


    Quel qu’il soit, elle qui n’est pas joueuse pour un sou, elle aime regarder le jeu, le plus pur étant celui de sa petite chatte Baladine à ce moment de la fin de journée où les animaux et les enfants sont pris d’une espèce de même dinguerie, ou les fillettes les jours de printemps à la marelle qui sautillent réellement de la Terre au Ciel, ou les joueurs d’échecs dont elle a fait quelques toiles qui essaient de dire les longs silences à la Rembrandt dans les cafés noircis de fumée où luisent les pièces de bois blond entre les visages penchés.

    Vivian non plus n’est pas joueur, mais Léa joue dès maintenant à se rapprocher de lui, non sans oppression car elle sait depuis son téléphone de tout à l’heure qu’il ne va pas bien du tout ce matin et que le jeu, c’est désormais très clair et accepté pour tous deux, va s’achever au plus tard à Pâques.
    Elle joue à lamper une première cuillerée de soupe à la courge pour Vivian. Le velouté lui rappelle d’ailleurs le fin duvet blond recouvrant les mains de Vivian et son sourire qui lui dit tranquillement, avec celui de Théo, qu’après elle n’aura plus personne que le souvenir de leurs deux sourires.
    (Elle se dit tout à coup qu’elle doit avoir l’air con à sourire ainsi de cet air doublement ravi, il lui semble que Milena l’a regardée de travers à l’instant, mais elle doit se faire des idées...)
    La deuxième lampée sera pour le repos de l’âme de Karla Faye Tucker, la troisième pour Théo et celle d’après redenouveau pour Vivian, puis elle saucera son assiette comme une femme bien élevée ne le fait pas, et elle en fumera une avant l’arrivée des cappelletti.

    Quand elle arrive dans le long couloir jaune pâle du pavillon où Vivian s’est résigné à vivre ses derniers temps, Léa sent qu’il y a quelque chose qui se passe et bientôt elle comprend, en passant devant la porte ouverte de la chambre 12, entièrement vide et nettoyée, que Pablo a dû accomplir son dernier trip, selon son expression, en même temps que la meurtrière revenue au Seigneur.
    La vision de la chambre du voisin taciturne de Vivian, où une petite noiraude en blouse bleue s’active à effacer toute trace, ne fait cependant qu’accentuer l’appréhension de Léa, en laquelle monte soudain une bouffée de mélancolie, liée à une certaine musique qu’elle entend déjà de derrière la porte.
    Et voici sur le seuil qu’elle comprend: que Vivian n’attendait plus qu’elle avec l’air de violon qu’elle a enregistré pour lui l’automne dernier sur son balcon du douzième, joué par l’ami de son voisin d’en dessus, le type aux disques à gueule de manouche.
    En trois secondes, avant de rejoindre le groupe de jeunes soignants qui entourent Vivian, masqué à sa vue par l’un d’eux, elle revit alors ce soir de septembre.
    C’était la fin de l’été indien, Vivian venait de commencer ce qu’il appelait ses vignettes de mémoire. Il y avait toute une série de paysages qui étaient autant d’images de leurs balades des dernières années de Théo, plus quelques portraits à la mine de plomb qui lui étaient venus à la lecture de L’Idiot, plus une quantité de petites fleurs aquarellées.
    - Je n’ai jamais pu dire à personne que je l’aimais, lui avait confié Vivian dans la lumière déclinante, tandis que la musique, évoquant une complainte d’adieux à la turque, commençait de déployer ses volutes à l’étage d’en dessus.

    Sur son lit paraissant flotter au-dessus des toits encore parsemés de neige, Vivian reposait maintenant juste recouvert d’un drap, et ce fut le coeur battant que Léa s’en approcha.
    La Québecoise bronzée lui explique alors:
    - Il voulait pas que tu le quittes hier soir. Il a pas compris que tu comprennes pas. Il disait qu’il voulait encore te dire quelque chose qu’il a jamais dit à personne.
    «En quelques heures, lui explique-t-elle encore, il s’est a moitié saigné, ils ont dû lui faire une transfusion, puis il en est ressorti sans en ressortir mais ses yeux se sont ouverts ce matin et on a vu qu’il te cherchait...»
    Alors Léa leur demande de sortir un moment. Le CLAC du magnéto vient d’indiquer la fin de la bande, qu’elle se hâte de réenrouler en se défaisant de son pardessus et de ses vêtements d’hiver, pour se glisser en dessous tout contre le corps de l’agonisant.

    Et c’est reparti pour le violon. Et se répandent alors les caresses de Léa sur le corps dont la vie fout le camp.
    Léa pense à l’instant qu’on a volé la mort de Karla Faye en la piqûant comme une bête nuisible, et qu’elle va la venger, en donnant à Vivian une mort qu’il aurait aimé vivre.
    Elle a toujours pensé que les choses communiquaient ainsi dans l’univers. Elle n’a jamais senti qu’en termes de rapports de couleurs et de sentiments, mais seul Théo sera parvenu, sous ses yeux, à brasser tout ça pour en faire un nouveau corps visible, sinon, ma foi, on en est réduit (pense-t-elle) à chanter des gospels ou à se consoler l’âme et la chair.
    Ainsi enveloppe-t-elle les jambes nues de Vivian de ses jambes nues à elle. Cela fait comme un bouquet de jambes et leurs périnées se touchent à travers la soie du léger vêtement. Puis Léa se redresse tout entière en prenant appui sur le mur froid et, ressaisissant le corps de Vivian entre ses bras, entreprend de se mettre à genoux pour ce qu’elle imagine la Présentation.
    Le groupe de la Mère à l’enfant que cela forme, ou de la Mater dolorosa, ou des Adieux, comme on voudra, sur fond de litanie violoneuse, Léa serait capable de consacrer le reste de sa vie à le peindre, comme le sac dans lequel on a jeté la dépouille de Théo ou comme les chambres désinfectées (du blanc, du bleu, des tringles, le ciel) de Karla ou de Pablo.
    En attendant Vivian s’en va doucement entre ses bras. Elle se rappelle la terrible mort de la grenouille paralysée par la nèpe géante aux serres implacables, qui vide l’animal de son contenu comme un sac et ne laisse qu’une infime dépouille dans le fond troublé de l’étang. Tel sera Vivian tout à l’heure dans les replis du drap, misérable peau de bourse pillée, sauf que Léa ne désespère pas, jusqu’à la dernière seconde, qu’il lui rende son regard et son double sourire.

    Cette nouvelle est extraite du recueil intitulé Le Maître des couleurs.

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  • La vouivre

    littérature,nouvelles
    C’est le printemps des amants clandestins et des serpents furtifs, mais l’enfant ne ressent ces présences qu’à l’instant d’être perdu du côté de l’étang.

    Il voudrait sentir Maman contre lui tandis qu’à vingt mètres de là s’agite la double bête bruyante du marchand de couteaux et de la femme de chambre au gros pétard - l’expression est de son père.

    Lorsque lui apparaît la Bête, il est persuadé que le reptile est une mèche remontant à la femme et que le pétard va lui sauter contre, mais l’homme râle alors de toute sa gorge de fumeur de tabac noir et cela le fait décamper dans les herbes en refoulant de gros sanglots, ses larmes ont un goût de rhume et de pollen, ensuite il ne se rappelle plus rien que de confus - tout cela remonte en effet à tant d’années.

  • Le dandy rebelle

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    Flash-back sur l’écrivain égyptien francophone Albert Cossery, mort à 94 ans à Paris, en 2008.

    Albert Cossery était l’un des derniers mythes vivants de la littérature française du XXe siècle, ou, plus précisément, de la bohème parisienne de Saint Germain-des-Prés, en l’hôtel Louisiane, rue de Seine,  où il résidait depuis 1945 après Henry Miller. Le personnage, aphone depuis quelques années, mais visité comme un monument par les télévisions du monde entier, éclipsait hélas l’écrivain, aussi rare qu'original et percutant. Né le 3 novembre 1913 au Caire, Albert Cossery s'est voulu écrivain dès l'âge de dix ans. Son premier livre «reconnu» porte un beau titre (comme tous les autres d'ailleurs), Les hommes oubliés de Dieu, et rassemble cinq nouvelles aux accents parfois bouleversants, où le jeune auteur (il avait entre dix-huit et vingt-cinq ans quand il les a composées) nous plonge dans la vie à la fois misérable et formidablement vivante des quartiers déshérités du Caire. Or ce qui saisit, immédiatement, est la maturité et la profondeur fraternelle du regard de Cossery, trop souvent taxé de dilettantisme. Il y avait  en effet du romancier balzacien et du moraliste, du poète et du philosophe désenchanté (Nietzsche est son copilote) chez Albert Cossery, qui nous nous captive en conteur. Des Hommes oubliés de Dieu (1941) aux Fainéants de la vallée fertile (1948), où il évoque sa famille, ou de La maison de la mort certaine (1944) à Mendiants et orgueilleux (1955), son roman le plus accompli, Cossery prétend qu'il n'a jamais fait que réécrire le même livre. C'est à la fois admissible et incomplet, car chaque nouvel ouvrage atteste à la fois son désir de pousser plus loin. Avec La violence et la dérision (1964), Un complot de saltimbanques (1975) et l'étonnant roman politique intitulé Une ambition dans le désert (1984), précédant Les couleurs de l'infamie (1999), Albert Cossery s'est ainsi renouvelé bien plus que maints autres auteurs. A relever: le très remarquable travail de l'éditrice Joëlle Losfeld, qui voit en Cossery un auteur propre à séduire les jeunes lecteurs sans préjugés idéologiques de demain, et le défend avec autant de constance que de pugnacité. Une très précieuse Conversation avec Albert Cossery, signée Michel Mitrani, a paru à son enseigne, où tous les titres de l'œuvre sont désormais disponibles.

     

  • Next stop Paradise

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    Du mode de locomotion le mieux approprié à l’accomplissement d’un symbolique dernier voyage. Des images longtemps enfouies qui resurgissent à la faveur de cet étrange périple au bord du ciel.

    Le paradis ce serait: le paradis ce sera de rouler en Grosschen jusqu’au Vieux Quartier, en Grosschen ou en Minimax à l’abri des blindages, en Minimax ou, si tout est détruit, par la ligne souterraine du Littlebig.
    Je dis Grosschen parce que je suis de nature optimiste. Optimiste mais non écervelé ou inconséquent. Je dirai plutôt: optimiste malgré tout. Capable tout à fait de me représenter le pire, et par exemple la destruction complète de tout ce qui fut, avec la conviction cependant qu’une certaine partie du Vieux Quartier sera toujours debout et la cathédrale, la cathédrale et le jardin aux volières.
    La Grosschen serait idéale pour accomplir vite ce très long voyage, et d’abord pour la beauté du geste. La Grosschen bat en effet tous les records de ce point de vue.
    56203161.jpgVoir l’immense piécette à nacelles rouler, au déclin du jour, sur une autoroute déserte ou dans une forêt à l’heure du silence, est un enchantement. Lorsqu’elle est immobile, la Grosschen évoque, à l’évidence, la Grande Roue du Prater de Vienne, mais on comprend, au moindre mouvement, qu’elle est incomparable, surtout du fait de ses possibilités infinies de remodulation, non seulement mécanique mais cinesthésique, et cela compte pour le fidèle disciple de Baudelaire que je suis.
    Je m’explique en deux mots: il n’y a qu’à bord de la Grosschen qu’on puisse entendre si distinctement la couleur précise de tel parfum ou détailler telle gamme de goûts à l’oeil nu.
    Contrairement au Minimax, blindé et bruyant, ou au Littlebig sujet à pannes souterraines, la Grosschen marque le top du génie humain qui associe l’archaïque roue de moulin, le cerceau de nos enfances et l’accélérateur de particules dernier modèle.
    Or tel est mon voeu Monsieur Dieu: qu’au moment où, la Grosschen me transporte au Vieux Quartier et que Vous me laissiez prolonger d’une vie ou deux, le temps au moins d’écouter une fois encore la Black and tan fantasy auprès des quelques vrais amis en compagnie desquels le temps n’a jamais existé.
    Par avance je me réjouis de ce voyage immobile où tout me sera rendu comme à l’enfant derviche que le Barbare décapite. Tout me sera rendu parce que tout me sera dû à ce moment-là, je n’aurai pas de compte à rendre, Monsieur Dieu connaît ce langage: je n’aurai pas besoin de Lui faire un dessin.
    1354432552.JPGC’est aussi bien par pur désir que je crayonne à présent ce portrait de mon amour à la nacelle. Combien d’ici je nous vois, mon amour et moi, prendre place à bord de la Grosschen. Jamais mon amour ne m’accompagnait au Luna Park, mais cette fois ce sera cette fois ou jamais, et c’est depuis le premier jour qu’il n’y a plus de jamais entre nous.
    A bord de la Grosschen nous rassemblerons, dans le désordre, tous les fragments de l’Imago. Il me suffira de penser ceci et ceci sera, de désirer cela et cela sera. J’inscrirai le mot Donau dans la case de sélection sensible du computeur de bord et tout aussitôt je me retrouverai dans les gazons exquis de l’enfant Danube où nous plongions nos corps de garçons élastiques, l’été de nos quatorze ans, ignorants du dernier coup de flingue du vieil ado désespéré, ce 2 juillet 1961 devenu jour de la saint Hemingway - mais je racontais à Thomas ses chasses et ses corridas tandis qu’il tirait sur sa Chesterfield d’un air de corsaire -, la Grosschen fera son effet quand elle s’immobilisera dans le chemin privé de la typique villa de notable du Doktor sûrement enterré, et je tâcherai de reconnaître mon bel ami sous les traits du nouveau Doc à l’americaine, yes it’s me, do you remember nos bains de minuit dans le lac de Constance ? et son odeur de gosse de riche n’aura pas changé qui sonne toujours comme du Telemann dans la salle de bain matinale où nous comparons nos dotations, Kölnwasser 4711, belle prestance et cette autorité transmise du chamane de province, mais la Grosschen ne pourra s’attarder, juste une dernière sèche comme lorsque nous nous planquions dans les trouées de sangliers, tschuss Tom, see you, et ce sera reparti pour le paradis.

    L’agrément de la Grosschen tient à sa double maîtrise des phénomènes ondulatoires et corpusculaires. Un rêveur jeté dans l’espace sur son rocking chair tournant, qui prend connaissance dans un journal des dernières nouvelles du siècle tout en écoutant l’Andante du Quintette à cordes en ut majeur de Schubert peut figurer, dans sa double relation à l’espace (cherra-t-il, cherra-t-il pas ?) et au temps (fonce-t-il amont ou aval ?), la situation du voyageur en Grosschen et son aperception nouvelle des deux infinis.
    De là-haut nous découvrons l’océan de notre mémoire, et dans la botte d’icelui: l’aiguille trotteuse de notre première montre d’enfant.
    Je me souviens pour ma part que ma première montre n’avait que des chiffres peints et se mangeait, fourrée de chocolat noisette. C’est pourquoi j’aime tant voir passer les cargos de cacao dans mes rêveries antillaises, et que me trouble la nature double de l’oeil de l’écureuil.
    Nous avons détesté, mon amour et moi, la pléthore des écureuils du Schubertpark de Vienne, mais combien de documents photographiques attestent l’intensité paisible des heures que nous avons passées là-bas à nous couler l’un dans l’autre, là-bas et dans la chambre du grand bouleau.
    Monsieur Dieu comprend cela, qui nous entendait remuer dans le berceau de feuilles, accoudé mine de rien à son bar à liqueurs, Monsieur Dieu ressentait pleinement la félicité de ces deux corps se buvant l’un l’autre à lentes lèvres dans la pénombre ocellée de la chambre de bois comme suspendue dans la maison de feuilles, et pour Lui rendre justice je le dis: Monsieur Dieu se sentait, aux moments d’effusion, comme le pur lapin de lune quand il bondit sur le ventre du nouveau pubère visité par la sirène, premier coup de queue et quelle surprise si Madame Mère levait le drap, mais maintenant, mon amour et moi, tout se fond dans le goût d’un mot soupiré que Monsieur Dieu fait semblant de ne pas entendre, le sachant notre secret.
    Je fais confiance au Grand Mécanicien capable de concevoir une merveille de la catégorie de la Grosschen. C’est à la fois le Leonardo de l’Homérie et le Niels Bohr des algorythmes polyphoniques, mais rien dans les mains rien dans les poches, et quelle ingénuité malgré son grand savoir, quelle ingénuité dans la conception du moindre détail combinant l’utile et l’agréable de la Grosschen. On ne va pas en faire le catalogue, mais quelles trouvailles que l’allume-cigare à carillon tibétain ou que l’éventail à confettis. Combien tout cela me rappelle la fête du Bois de nos enfances...
    Ensuite que roulant donc vers le Vieux Quartier, se développe en effet une autre analogie visuelle qui me remplit de la musique des voltigeurs, et c’est alors l’ivresse de la fête des enfants qui me comble, et mon amour.
    Elle s’y revoit comme de cette après-midi: elle a sa jolie robe blanche à rubans. Moi j’ai l’air toujours un peu patate de l’enfant timide, mais je suis fier de ma casquette de pirate et je m’inscris à la poste américaine en tâchant de ne pas me faire voir de l’instite qui décrie ce marché d’amour.
    Tu paies un franc, le type aux casiers te donne un numéro que tu épingles visiblement sur ta personne, ensuite de quoi tu pars à la chasse à la femme de ta vie. Tu repaies un franc si tu en repères une pour lui laisser un billet doux que le type glisse dans le casier au numéro de l’élue, et tu attends de voir si ça mord en regardant les voltigeurs dans le méli-mélo de toutes les musiques.
    De la poste américaine ne me reste que le goût doux-amer des premières petites défaites, car il va de soi que celle qui m’attire se gêne autant que moi, ou que j’en invite deux à la fois par distraction, qui ne voient pas que je les observe de derrière le stand d’un marchand de gaufres avant que de me refondre dans la foule, mais le temps que j’attends me remplit de musiques, et c’est cela aussi que par avance je remercie Monsieur Dieu de me permettre d’écouter avec elle dans le mouvement berçant de la Grosschen en route pour le Vieux Quartier.
    Et là je retrouve tout comme c’était: j’ai repéré de loin le beffroi de la cathédrale et les apôtres aux couleurs passées; une arête du contrefort de la colline a résisté à la tempête de temps en sorte que toutes les hautes étroites vieilles bâtisses médiévales de nos vingt ans continuent de défier le vide; et là-bas je distingue les silhouettes pensives de mes amis dans le jardin aux volières.
    Ce serait, ce sera cela le paradis: l’anneau qui nous unit facilitera tout déplacement dans les dimensions aléatoires et nous épargnera le ricanement du Mauvais et de ses légions mortifères.
    Je ne me demande pas ce que nous faisons là. Il n’y a plus de pourquoi qui tienne. On a compris que le Vieux Quartier figurait le haut lieu de nos premières amours et de nos vingt ans ingénus et bêtes, mais il y a tellement plus encore dans ces murs décatis et ces velours, ces arches et ces escaliers, ces passerelles, ces latrines en plein ciel, ces alcôves, ces terrasses étagées dans le chèvrefeuille, ces chambres proches où l’on s’est aimés, et tout nous est rendu jusqu’à l’instant dernier où l’on se rappellera que c’est là que tout a commencé, mon amour, quelque part dans quelque bar.
    Le paradis c’est que c’était un village. Le paradis c’est que c’était un jardin. Du haut de leur ciel peint les anges enviaient nos peines de coeur et notre lancinant mal de vivre, ou nos corps tendres, nos tendres âmes.
    Il n’est point besoin de descendre de la Grosschen pour y goûter encore: tout nous est rendu dans l’instant, tous les rôles et chaque voix appropriée.
    2007653948.jpgLe paradis c’était ta voix sous les draps étoilés par nos ébats, mon amour de ce moment-là, tandis que sonnait le marteau du rétameur au chant de baryton léger, dans la cour d’à côté, le paradis c’était de s’aimer au milieu de tout ça.
    Il y a cent personnages aux fenêtres du Vieux Quartier l’instant suivant le coup de feu signifiant que l’étudiant désespéré s’est fait sauter la tête au numéro treize, puis on en parle dans les cafés, puis on repeint les murs ensanglantés, puis c’est l’hiver, on gèle, puis le printemps revient et c’est l’été où des jeunes gens tout nus dévalent l’escalier pour en faire voir au bourgeois.
    Le paradis c’était notre bohème au Vieux Quartier, me dis-je en actionnant les leviers de la Grosschen et voici que, levée toute mélancolie, la roue se remet à tourner.
    Alors, et peut-être pour toujours, avec mon amour, nous nous laissons emmener.
    Monsieur Dieu, laissons-lui ça, est un machiniste stylé. Il n’y a plus de temps maintenant. Tout nous a été rendu et nous nous dirigeons vers la mer.
    Nous y arriverons ce soir, sûrement à l’instant du rayon vert. Nous nous trouverons, même si c’est tard, un petit hôtel pas cher comme nous les aimions bien. La nuit venue nous nous attarderons dans la véranda pour écouter l’océan. Mais cela encore d’important mon amour: ne pas oublier d’envoyer une carte aux enfants.

  • Un exorcisme amoureux

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    Le propre de la passion érotique tient à un lien de ronces, selon l’expression de Jouhandeau, qui blesse les amants en même temps qu’ils se surexcitent mutuellement, jusqu’à la destruction de l’un ou de l’autre.
    C’est ce processus à la fois délétère et obsessionnel que détaille Thierry Séchan dans cette longue nouvelle où l’on voit le narrateur, incapable d’échapper à la très belle et très voluptueuse, très égoïste, très perverse et très méchante Anne Vitas, sombrer dans l’alcool et la désespérance avant que des amis ne lui présentent une charmante Nathalie, de vingt ans sa cadette et qui l’aime aussi vite qu’il tombe amoureux d’elle. Mais comment se débarrasser de la très mauvaise Vitas qui n’en finit pas de squatter l’imagination du narrateur ?
    Il faudra l’intermédiaire d’un objet d’art hautement symbolique, mais ne disons pas lequel, pour cristalliser soudain la lucidité rédemptrice de l’amoureux gaga, tétanisé jusque-là par sa fascination.
    En peu de pages, mais électriques, Thierry Séchan donne ici une longue nouvelle plus percutante et pertinente que maints romans à la gomme étirés pour faire bon poids avant le pilon. Pour la route, le métro, le bord d e l’eau, la terrasse ou l’avion sur courte distance : une dégustation qui reste longtemps en bouche.
    Thierry Séchan. Vanitas, Editions du Rocher, 43p.

  • Fleur des décombres

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    Une nouvelle de Ritta Baddoura

    Ritta Badoura est une jeune poétesse libanaise. Cette nouvelle, premier texte en prose à être a été publié, dans Le Passe-Muraille de février 2006, a obtenu le premier prix de littérature des Jeux de la francophonie. Ritta Baddoura vient d’ouvrir un blog où elle raconte sa vie quotidienne sous les bombes : http://rittabaddouraparmilesbombes.chezblog.com/




    Quinze
    La nuit, Selwa ne dort pas. Les lieux sont encombrés par les corps alourdis d’attente, impotents, que le rêve même déserte. Son corps à elle est gorgé de désir, sa peau tendue, presqu’écorchée par la vie qu’elle ne peut plus tenir à l’intérieur. Il y a trop de monde alentours : ses voisins, ses aïeux, père et mère, petite sœur et tous ses frères qui regardent. Stupéfaits ils se donnent à la peur qui gronde dans la gorge des canons. Il y a assez de morts. Ils encombrent les escaliers, même ceux qui respirent. Ne rien faire de tout cela. Juste s’ouvrir, fleur soudain écrasée par les coulées de lave. Attendre, les seins collés à l’écho, que la stridence encore s’abatte.
    Sifflant tel un oiseau en feu, l’obus touche le sol.
    - « Ce soir ils sont très proches », articule Hind. « Cela a dû éclater dans la vallée… ».
    Peu à peu, dans l’odeur de poudre brûlée, s’infiltre l’haleine de l’aube et la tendresse tarie des fleurs d’orangers.
    - « C’est ça. La vallée flambe » dit Aboulias. « Bientôt ce sera notre tour. Allah. Ya Allah. »
    Il met son transistor en marche. Une rumeur s’élève de sa poitrine ruisselante, traverse les corps des veilleurs. Une voix grésille, égrène les noms de blessés et de décédés dans une région proche. Le parfum déchu des orangers persiste. Bûcher des arbres, tout crépite doucement.
    Quelques déflagrations s’estompent dans le lointain. On dirait une fête étrange qui s’éteint dans une contrée voisine. Dernier cadavre de l’obscur : le silence s’abat dans sa robe de repentir.
    Malkoun se lève. Il s’approche des sacs de sable. Il pousse le grand portail, traverse le rez-de-chaussée et sort de l’immeuble. Il inspire fortement les sutures de l’air, tâte sa poche, trouve son paquet de cigarettes. Il revient vers les sacs de sable et tend la tête vers l’intérieur.
    - « ‎Ça y est. Ils se sont arrêtés.»
    Il éclate de rire : les dents sont blanches et les yeux petits et fatigués.
    - « Je vais faire un tour. J’ai besoin d’un briquet. J’achèterai du lait en poudre pour les gosses, si j’en trouve ». A sa femme : « Je ne tarde pas Dada. Tu devrais sortir un peu aussi, hein ? pour le petit dans ton ventre. Il fait beau dehors… Les orangers ont cramé… »
    Ses pas feutrés dans la cour de l’immeuble, crissement du verre pilé. A mesure qu’il s’éloigne, le jour se lève, pénètre jusqu’aux recoins de l’abri qui se vide au profit des hauteurs. Chacun regagne son étage : vérifier l’état des appartements, combien de vitres brisées, partager ce qui reste de fromage, œufs et confitures dans le placard. Douce torpeur de survie, il est difficile de retrouver les gestes familiers. Les meubles, les murs sont comme couverts d’une poussière invisible ; celle des sentiers ravagés par les herbes folles lorsque le temps n’y passe plus.
    *
    Engouffré dans son plumage, le canari ne prête guère attention à Selwa. Elle le pourvoit d’eau propre, accroche la cage au balcon. Son doigt tendu à travers les barreaux de bois frôle le tendre duvet de Prince. Lui parvient la voix de sa mère qui l’appelle. « Plus tard maman, je n’ai pas faim maintenant! ». Selwa entend profiter autrement de l’accalmie. Son cartable est là, contre le mur. Etendue sur la balançoire, elle feuillette ses livres d’écolière. Elle revoit son pupitre; et de son pupitre la mer : marge bleue derrière les toits de Beyrouth pressés à la fenêtre. La boîte de craies multicolores est peut-être encore sur le bureau de la maîtresse; que d’arc-en-ciels barrés pour dire les mois de captivité. Selwa se lève, sort de chez elle. Discrètement. Elle dévale les escaliers vides. Dehors, la journée est étrangement calme. Il y a des flaques de soleil partout.
    Nassim habite dans la rue parallèle. Chez lui, il n’y a pas d’abri. Il vient souvent avec les siens se réfugier dans le sous-sol de l’immeuble où demeure Selwa. C’est ainsi qu’ils se sont rencontrés. Ils ne s’étaient jamais croisés auparavant. Il y a, dans la chambre de Nassim, tout un monde. Des déserts se déroulent à perte de vue, des sources vives jaillissent dans les paumes de Selwa lorsqu’elle y pénètre. Pénombre. Nassim est là. Il regarde un film : sur l’écran, deux épaules. L’une claire, l’autre sombre sont comme couvertes de sueur. Fine nappe d’amertume, une voix de femme murmure: «… Hiroshima se recouvrit de fleurs. Ce n’étaient partout que bleuets et glaïeuls, et volubilis et belles-d’un-jour… ». Selwa pousse aussi et récemment, l’humeur des coquelicots a envahi son entrejambe. Elle n’en a parlé à personne. Même les racines des arbres sont en sang et les hommes, surtout ceux qui tombent, ignorent tout à propos de cela. Nassim parle doucement, de la rencontre de ces deux étrangers, de l’amour qui est en train de naître. Selwa répète : « Hiroshima », comme une olive noire gorgée d’huile se dissout dans la bouche. Les visages du japonais puis de la française envahissent l’écran, collision. Combien y a-t-il de temps d’un grain de peau à un grain de terre ?
    Nassim pose sa tête sur les genoux de Selwa. Elle aussi a un peu sommeil. Elle laisse ses doigts errer lentement sur son visage. Elle veut l’apprendre, déchiffrer son mystérieux langage, en garder le sens aux extrémités d’elle-même.
    Qu’ils sont lisses et blancs ces os bien ordonnés sur les tables rectangulaires. Des centaines d’os alignés comme pour la prière. Selwa effleure ces navires immobiles sur une mer de bois. Elle regarde autour d’elle : grande salle aux murs hauts presque vacillants. Par la fenêtre, le sol est rouge aux pieds d’un baobab en fleurs. Elle ne peut penser qu’à la chaleur qui pèse sur le silence. Sous la chaux, les murs criblés de cris, de regards tuméfiés se dressent dignement et la plaine dehors semble immense. Selwa choisit deux os longs et fins et se dirige vers la porte. Il y a un tabouret, posé seul, sous le soleil tout-puissant, qui l’attend. Elle s’assied, écarte les jambes, saisit le manche de l’instrument. Sa tête se penche et ses cheveux sombres le long de l’os s’accordent. Frottement de l’archet presque vivant contre les mèches grinçantes. A mesure que le son s’élève, l’air exhale un étrange parfum. Le baobab pleut et la terre à ses pieds est un cimetière.
    Les sens de Selwa, peu à peu, s’engourdissent. Elle a beau remuer son archet, elle n’entend plus rien. Ses yeux sont trop étroits pour l’arbre gigantesque, sa peau trop fine pour ce manteau de morts. Seul, l’ordre des os est immuable. Ses yeux clos l’emprisonnent, des branches noires effractent ses paupières. Elle n’échappera pas à ce voyage. Ce lieu désormais la possède. Jusques dans les recoins de sa gorge où le souffle gît inanimé. Ce cri qu’elle ne pousse, l’écartèle. C’est lui qui lui donne naissance, c’est à lui qu’elle doit sa vie. Mais il faut qu’il sorte, il faut pousser au risque de briser les cordes, il faut hurler tout ce noir. Il ne faut que les hyènes abattent la gazelle. Il n’y a plus de place sur les tables.
    - « Selwa ?… je suis là. Doucement, oui Selwa, oui, doucement… » chuchote Nassim contre son visage.
    Elle se sent comme aspirée par un point lumineux, du fond d’un puits humide, jusqu’à la surface. Elle ouvre ses paupières. Les yeux de Nassim plongent dans les siens. Son rêve est encore tapi dans la pénombre. L’ombre géante du baobab règne. Baisers contre sa joue, creux du poignet, rondeur d’épaule, Nassim l’étreint tendrement. Ils restent là, sans rien dire, pour un moment. L’écran affiche le générique du film. Bientôt il lui faudra rentrer chez elle. Elle a promis d’aider son père à classer les vieux journaux cet après-midi. Il y a aussi le rendez-vous chez Hind qui a invité tout le monde pour une limonade sur la terrasse. En sortant de l’abri ce matin, elle a lancé de sa voix un peu cassée :
    - « Je vous attends tous, hein ? pas d’excuses…il y aura des petits g¬âteaux et de la musique ».
    Selwa sourit à l’idée de voir Hind remuer, un verre de limonade glacée à la main, au rythme langoureux de vieux succès orientaux. Elle mettra probablement sa robe fleurie, rouge et jaune, qui découvre sa poitrine opulente couverte de médailles miraculeuses.
    - « Arrange ces beaux cheveux Selwa et mets quelque chose de spécial » lui a-t-elle dit.
    Puis sur le ton de la confidence :
    - « Ta mère devrait te maquiller un peu, ce n’est pas tous les jours la fête. Ton amoureux sera là, n’est-ce-pas ? j’ai tout remarqué dès le premier jour…rien n’échappe à Hind, petite! Tu viendras, dis ? »
    - « Je viendrai, Tante Hind. Je n’ai jamais raté l’occasion de déguster tes patisseries, tu sais bien que je les aime tant ! ».
    Selwa aime surtout se retrouver chez Hind au crépuscule. Elle a souvent pensé que, du haut de sa terrasse, le soleil met plus de temps pour se coucher.
    * *
    Vue de la terrasse, la vallée offre les corps pétrifiés des orangers en partage. L’horizon en rappelle les teintes ardentes, sanglots écorchés au large de la Méditerranée. Selwa observe les silhouettes qui dansent ; des enfants mangent encore à la table garnie. Le gros rire de Hind ponctue ses allées et venues entre les convives. S’approchant de Selwa, elle vante avec ferveur les délices de la glace musquée fabriquée ce matin. Quelques voisins discutent bruyamment de politique dans un coin. Du fond de la vallée, la petite rivière continue, invisible, d’avancer. Le son clair et perlé de son gosier résonne, porté par les causeries irrégulières de quelques grenouilles. Les touffes odorantes de basilic et de menthe, bordant la balustrade, baignent les premières humeurs du soir. Sous leur habit de chair, les cœurs sont tristes et inquiets. L’heure des autres retrouvailles, celles qui durent toute une nuit dans l’abri, approche.
    - « Selwa ! je vais avec Malkoun acheter quelques paquets de bougies. Il n’y en a pas assez pour ce soir. Tu nous accompagnes ? » lance Nassim.
    - « Il n’en est pas question! » riposte le père de Selwa . « Il fait déjà assez sombre, les routes ne sont pas sûres…Tu achèteras des bougies demain Malkoun ».
    - « Bah, la journée a été calme » répond Malkoun avec sa bonhomie habituelle. « Nous allons chez Hanna, c’est à deux pas. Le magasin doit être encore ouvert à cette heure-ci…ça nous épargnera une veillée dans le noir jusqu’au petit matin. Allez Nassim, on y va ».
    Selwa sirote son sirop de mûres. Elle pense que Malkoun a raison, qu’il est préférable d’avoir des bougies tant que le courant électrique reste coupé. Elle espère qu’il n’y aura pas de grand danger cette nuit. Elle essaiera de s’endormir, même si les matelas posés à même le sol, ne sont pas confortables. « On a moins peur quand on dort » lui avait confié sa petite sœur.
    Selwa imagine les clichés qui ont porté le visage déchiqueté de son pays sur les écrans télévisés du monde. Au sein de tant de violence, il reste à Beyrouth un toit perdu, parmi tant d’autres, où Nassim peut inviter Selwa à danser. Elle répète à mi-voix leurs deux prénoms : « Nassim et Selwa ». La musique s’est maintenant arrêtée, on débarrasse la table, c’est presque l’heure du couvre-feu.
    Des tirs éclatent soudain.
    - « Cela n’a pas dû se passer très loin d’ici » énonce faiblement Hind.
    L’angoisse envahit les lieux, les cœurs haletants se froissent. Un bruit de pas sourds au bout de la rue puis une ombre émane brusquement de la pénombre, arrive péniblement jusqu’au parking de l’immeuble. Un râle puissant s’élève :
    - « Ils l’ont eu ! à moi, à l’aide ! ils nous ont tiré dessus, salopards de francs-tireurs ! je l’ai laissé par terre… »
    - « C’est la voix de Malkoun. Malkoun ! mon chéri ! » hurle sa femme, dégringolant les escaliers.
    - « Nassiiim… » sanglote Malkoun, l’épaule blessée ; « je n’ai rien pu faire, je l’ai abandonné mort par terre. Nassiiiim ! salopards ! salopards ! saloperie de bougies. Tout est de ma faute, ma faute à moi ! le gosse est mort à cause de moi ».
    Les femmes s’assemblent autour d’Oum Nassim. Elle frappe, les yeux révulsés, sa poitrine. Elle frappe fort de ses poings fermés. Les femmes la soutiennent. Selwa n’entend plus rien. Elle se souvient surtout d’Abou Nassim, d’Aboulias et de son fils Elias sortant de l’immeuble en courant, se fondant dans l’obscurité. Elle a dans la tête un point incandescent, un caillou dur avec plus rien autour. Il lui suffit de bouger un peu la tête pour le sentir rouler lourdement.
    * * *
    Pendant bien des années, Selwa a porté ce caillou en elle et à ses mains deux os longs et lisses et blancs. Des immeubles hauts et laids, une fumante usine, ont poussé depuis dans la vallée, mais la petite rivière roucoule encore. Fraîcheur nocturne de mai, Place des Martyrs : Selwa sourit au public.
    - « Combien y a-t-il de temps d’un grain de peau à un grain de terre ? quelle idée Selwa ! » s’était exclamé Nassim. « Attends, je crois savoir : quinze…quinze jours peut-être… »
    - « Pourquoi quinze ? »
    - « Comme ça…parce qu’il a fallu quinze jours, après le nuage atomique, pour que Hiroshima se recouvre des plus belles fleurs ».
    Selwa prend place, se penche sur son violoncelle. Les sons qu’elle égrène coulent jusqu’à la mer, brodent autour de Beyrouth une robe de menthe sauvage et de fleurs d’oranger. Lorsqu’elle finit de jouer, les applaudissements éclatent. Selwa tremble un peu en saluant. Selwa sourit encore. Il lui semble, du bout des lèvres, confusément retrouver une olive noire en sa saveur étrange.
    R.B

    Louis Soutter: dessin au doigt.