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littéature

  • Je préférerais mieux pas...



    En écoutant Bartleby le scribe, lu par Daniel Pennac.

    Du brave soldat Schweijk à l’indolent Oblomov, en passant par le protagoniste de Je ne joue plus du romancier croate Miroslav Krleza, la figure de celui qui dit non au jeu social, aussi doucement que fermement, a trouvé de belles illustrations, mais la plus émouvante reste sans doute celle du jeune scribe Bartleby, employé dans un bureau de Wall Street et limitant progressivement son activité en opposant, aux multilpes ordres et propositions de son patron, un doux et têtu « je préférerais pas… », traduction plus ou moins satisfaisante de « I would prefer not to… »
    De cette magnifique nouvelle d’Hermann Melvlle, où s’entremêlent le refus à la fois exaspérant et mystérieux de Bartleby (préfiguration du « zéro » social d’un Robert Walser) et l’indignation frottée de grande compréhension de son employeur, Daniel Pennac propose ici une lecture vivante et prenante, dont les coupes ne se voient quasiment pas. Après écoute des sublimes dernières pages évoquant ces êtres de plus en plus nombreux aujourd’hui qu’une société productiviste à outrance et impitoyable condamne au rebut, l’on n’a de cesse de (re)lire la nouvelle complète, disponible dans la collection de poche Folio (No 2903).
    A préciser enfin que Daniel Pennac fait précéder sa lecture d’une introduction non moins bienvenue.


    CD Gallimard, A voix haute. Daniel Pennac lit Bartleby le scribe d’Hermann Melville.

  • A propos des zones décoratives

    Ramallah144.jpg

    Lettres par-dessus les murs (52)

    Ramallah, le 21 août 2008, 16h.55


    Cher JLK,

    Tu as oublié d'indiquer la référence de l'illustration que je t'ai envoyée avec la dernière lettre, piquée sur le blog d'Eric Poindron, c'est un Sherlock de Frederic Dorr Steele (1873-1944). Pour la peine et pour mon plaisir je t'en envoie une seconde, qui me fait ces jours-ci office de fond d'écran, je la trouve admirable. Le texte anglais en petit caractères dit à peu près : « En libérant la femme la corde avait glissé, mais les nœuds qui la maintenaient étaient restés intacts ». Note le contraste entre la femme qu'on imagine et le sérieux de Holmes, la juxtaposition des figures, les lignes raides de l'homme, son visage anguleux, ses chaussures pointues, et la volupté de la ficelle qui serpente entre les barreaux, qui suggère une jambe, l'absence d'une cheville.
    J'aime bien le dessin et la gravure, parce que la froideur apparente du trait me laisse le champ libre, rêver la suite de l'histoire, y mettre mes couleurs.

    littéature,voyage

    Tu as lu Terrasse à Rome, de Pascal Quignard ? Je suis tombé dessus cet été, une belle ode à la sensualité de la gravure, à travers la biographie faussement ascétique de Meaumes, eau-fortiste du XVIIème.

    littéature,voyage

    L'écrivain devient graveur, les caractères imprimés correspondent chacun à un coup de burin, et sur la plaque de cuivre et sur le papier blanc surgit la vie, et l'amour et la douleur. Quignard heureusement n'a jamais entendu ce conseil de Bernard Werber, petite perle que je trouve ce matin au hasard de la toile, et qui s'adresse il est vrai aux écrivains en herbe, je cite : « Il faut d'abord avoir une bonne histoire ensuite à l'intérieur on peut aménager des zones décoratives, mais sans abuser de la patience du lecteur. ». J'ai bien aimé Les Fourmis, et j'aime bien la science-fiction en général, mais je frémis d'imaginer un monde futur où les conseils de Werber seraient suivis, et où tous les livres seraient rehaussés par-ci par-là de « zones décoratives ».
    Quant au triste monde en trois dimensions qui est le nôtre, je m'en inquiète moins, du moins j'essaye. Pour les Ossétiens que tu mentionnes je ne sais que faire, et pour les Palestiniens non plus – pendant ces vacances je me suis moi aussi soigneusement tenu à l'écart des journaux et des écrans, ce n'était peut-être pas une bonne idée, le réel nous est revenu par retour de bâton, en pleine face, dès l'arrivée à l'aéroport. Il faut réapprendre à côtoyer l'Occupation, et les journaux, la Birmanie et l'Ossétie, et refaire de l'inadmissible un quotidien, et garder assez de force et de conscience pour refuser la banalité de la douleur, même si c'est perdu d'avance, puisqu'on s'habitue à tout. Comme ces gens qui continuent à vivre vaille que vaille, à fonder des familles et à retaper des maisons, quand le territoire alloué se réduit comme peau de chagrin.

    littéature,voyage

    La Palestine n'en finit pas d'être au bord du gouffre, mais il ne manque vraiment plus grand-chose pour que l'idée d'un Etat soit engloutie par les colonies qui grossissent à vue d'œil, il suffit de sortir de Ramallah pour voir tourner les grues et s'empiler les parpaings. Encore un tout petit effort de négation du droit international et de la dignité humaine, et ce sera gagné, et dans les bureaux de l'ONU on réfléchira à d'autres solutions. Moi je rêve d'un Etat unique, parce qu'a priori les séparatismes m'emmerdent, mais on s'inspirera sans doute plutôt de Werber, pour créer en Palestine des « zones décoratives » avec entrée payante et thé à la menthe offert. Facile à mettre en place, et exportable, on peut faire de même au Tibet, avec thé au beurre.

    Melgar9.jpgA La Désirade, ce 21 août 2008, soir.


    Cher Pascal,
    C’est vrai qu’on en deviendrait cynique pour moins que ça, mais je continue à penser que la vie est plus forte et que d’une façon ou de l’autre on échappera à d’autres solutions finales.
    En fait de « zones décoratives », la remarque de Bernard Werber m’a rappelé La Forteresse, ce film si remarquable de Fernand Melgar que nous avons découvert au Festival de Locarno, où tout est également offert aux requérants d’asile de passage... Cette « forteresse » représente à la fois le centre d’accueil de Vallorbe - une espèce de grande bâtisse genre ancienne colonie de vacances, à l’extérieur de la ville, où sont « traités » environ 200 migrants sur une durée d’un maximum de deux mois, et la Suisse privilégiée, et l’Europe autant que l’Occident faisant plus ou moins figure d’Eldorado – on sait en effet que les flux sont en train de se modifier…
    Ce qui est touchant en l’occurrence, c’est que ce sont les requérants eux-mêmes qui la créent, cette zone décorative, ou disons qu’ils la remplissent de bonne vie, et ceux qui les entourent savent l’apprécier et l’entretenir et la partager ent oute bonne volonté. Point de cris, point de sévices, point de mépris affirmé. Au regard de surface, ou aux yeux de ceux qui taxent illico les migrants de drogués ou de voleurs potentiels, l’on pourrait dire que cette zone protégée, sinon décorative a priori (les grilles sont là et les verrous sont tirés le soir venu, on aperçoit même un gilet pare-balles à un moment donné), semble une auberge plutôt confortable voire conviviale, comme on dit, et pourtant, aux récits recueillis, aux expressions des visages, aux moments de tension extrême des interrogatoires, et au vu de nombreuses séquences filmées de l’intérieur (Melgar s’est immergé deux mois en ces lieux avec on équipe), on se rappelle aussi la dure vie vécue par ces gens et la plus dure vie encore qui les attend, pour beaucoup, dans ce qui sera cette fois une véritable « zone décorative ». De fait, ceux qui n’ont pas obtenu les papiers nécessaires seront renvoyés avec l’ordre de quitter le territoire de la Suisse dans les jours qui suivent, ce que chacun sait qu’ils ne feront pas. Où iront-ils ? A moins de rentrer effectivement chez eux, comme ce jeune Slovène qui ne savait même pas quels droits lui donnaient les accords de Schengen (jamais entendu parler…), avec une aide financière, ils iront grossir la galaxie des clandestins dont on compte, rien qu’à Lausanne, entre 5000 et 1000 individus, dont les enfants sont scolarisés alors que les adultes survivront de travaux payés au lance-pierre… Tout cela procédant d’une sorte d’hypocrisie civilisée, assurément « décorative » mais pour combien de temps ? C’est ce que se demandent aussi ceux qui voudraient réduire la décoration à du pur Suisse en refoulant ces malheureux, mais tu imagines le pays que ce serait, genre quartiers protégés de rentiers américains, la vraie forteresse des purs. Or figure-toi que, l’autre jour, ayant parlé avec enthousiasme du film de Fernand Melgar sur l’un de mes blogs de 24Heures, un de mes charmants correspondants m’a balancé cet argument massue : « Il y a entre 30 et 100 millions de jeunes Africains qui se sentent le droit absolu de venir en Europe. Comptez-vous les accueillir dans votre appartement de luxe ? ». 
    Ce qui est sûr, c'est  que ces gens-là sont du côté des bulldozers et des parpaings, qui ont la force et la consistance de la bêtise humaine… »

  • Les amis se manquent

    littéature,voyage


    Lettres par-dessus les murs (51)


    Murazzano, le 5 août 2008


    Cher JLs,

    Le temps parfois s'allonge et s'étire, et les nuages s'immobilisent, et sur le clocher de la vieille église les aiguilles se sont figées dans la rouille, mais c'est souvent dans ces moments-là que tout se passe – lorsque le temps s'emballe pour nous emporter, haletants, de ville en village et de visage en visage, on ignore dans la cascade des évènements ceux qui finalement feront sens, ceux dont on se rappellera, ceux qui feront peut-être un livre, et ceux qui se perdront dans trop de mouvement, ou trop d'émotion.
    Après cette belle nuit à la Désirade, où le temps s'était suspendu un peu pour se soumettre aux mots, il a repris sa course folle, et le mors aux dents, ébranlé peut-être par une exposition d'art brut à Lausanne, et ce fut Cormérod, Nicolas et les insectes du jardin de Xavier, et Bâle et Olivier, et l'expo Vodou à Genève, et Bâle et l'Alsace et Jean, et la Sardaigne, où Olivier Bis m'enseigne l'art du tuba et l'importance des trompes d'Eustache, dont je ne dispose peut-être pas, nous trinquons au couchant avec Olivier et Mathilde et puis avec la belle-doche et le beauf, et l'on construit avec la petite Emma des châteaux de sable (avec piscine et dépendances) avant Rome où notre curiosité de touristes fond, dans la chaleur étouffante, comme une glace aux myrtilles, reste le souvenir du trompe-l'œil de Sant'Ignazio de Loyola, quelques façades et les pavés que le soleil a ramollis, les bords du lac de Martignano, Nicola, Fede, Giulia, Luca, la petite Olivia fait des châteaux en sable noir et la petite Catherine rit de toutes ses deux dents, quand on fait trompetter son ventre en y collant la bouche, et Jim et Grete déboulent à Trastevere où nous faisons le plein de tripes alla romana, et nous voilà à Turin, et nous voilà à Murazzano, deux heures plus tard, sur la place du café, attendant Séverine et Sylvain, dont la 106 asthmatique déboule depuis Marseille, et Sylvain Bis et Tania qui débarquent de Rennes, avec la petite Zoé dont je tombe éperdument amoureux, parce qu'elle ne me demande pas de lui construire des châteaux, elle, et que du coup je suis près à descendre à Gênes pour lui chercher du sable, et tout ce petit monde erre à présent dans le village, ma douce est partie voir sa mère-grand à Mondovi et le temps s'arrête enfin, un peu, dans la rouille de l'horloge, sur la terrasse d'où je t'écris, d'où je contemple les collines du Piémont, et la tour de Murazzano, dont ma belle-mère prétend qu'elle est mauresque.
    Etranges vacances d'expatriés, dédiées moins à découvrir des lieux qu'à retrouver des visages, des amis perdus de vue depuis des lustres parfois, et l'on sait l'importance de ces retrouvailles, qui trouvent leur sens dans la joie du présent, mais aussi dans l'assurance de bonheurs futurs, parce qu'il faut soigner les amitiés comme on entretient son jardin, et j'ai le souvenir de fleurs qui n'ont pas survécu aux rigueurs d'hivers trop longs.
    Voilà comment filent ces semaines, entre trains, avions et autoroutes, avec un roman inachevé aux trousses, poursuivi par un homme invisible qui réussit, dans les moments les plus incongrus, au détour d'une conversation, dans les cahots d'un sentier, à me souffler une phrase à corriger, une idée nouvelle. Comme toujours les déplacements me secouent la cervelle, m'offrent mille fusées, des trames de romans à venir, des poèmes d'une ligne, et mon carnet se couvre de griffonnages et j'en remercie les muses, mais je maudis aussi ces fantômes qui ne me laissent jamais tranquille, qui me tirent déjà vers Ramallah et la quiétude de l'atelier, jaloux de ce temps que je ne leur consacre pas.

    littéature,voyage

    Trouvent-ils leur bonheur à la Désirade ? Comment passe le temps, là-bas ? Mon souvenir le fige dans le silence des étoiles, la lueur des bougies et les mots partagés sans hâte... mais un rapide tour sur le blog m'offre l'image épique de l'homme déjà aux prises avec le dragon de la rentrée littéraire, bataillant contre six cent et quelques nouveaux romans… pas vraiment en vacances non plus, si ce mot peut avoir un sens quelconque quand on fait ce qu'on aime.

    Locarno25.jpgLa Désirade, ce dimanche 17 août.

    Carissimo,
    Tu étais de l’autre côté des monts la veille de notre arrivée à Locarno, et tes lettres me manquaient depuis longtemps déjà, puis je me suis trouvé entraîné dans le tourbillon de ce festival, entre cinq films à voir du matin au soir et deux papiers à livrer entretemps, donc point vraiment de temps sauf le matin un quart d’heure sur un banc solitaire, et le soir avec ma bonne amie sur la Piazza Grande en attendant les projections, à la terrasse de la Contrada, mais dix jours sans un répit de lecture ou d’écriture perso, ni l’énergie de te répondre, comme si ce terme de vacance sur lequel tu achèves ta lettre de Murazzano creusait en moi un vide réel.

    littéature,voyage
    Tu l’as deviné : les vacances connais pas, c’te horreur, ou alors juste pour L. ou pour voir des amis en cascades, comme tu les évoques, sauf que nous sommes bien plus sauvages que vous ou laissons monter les gens à La Désirade, mais les vacances au bord de la mer ou en montagne, si ce n’est entre saisons quand la mer est noire et la neige bleue, ça nous fuyons, le genre Club et kapos de plages à sifflets, quelle abomination n’est-ce pas, mais c’est vrai que faire ce qu’on aime est un privilège et qu’on peut admettre que ceux qui sont à la peine y aient droit. Bref.
    De l’autre côté des monts, c’était donc vers les Langhe de Pavese ? En tout cas j’ai pensé à Lavorare stanca ces derniers jours, pas à cause du travail mais à cas de l’Italie, en suivant notamment Nanni Moretti sur sa Vespa, zigzaguant à travers des quartiers de Roma que nous n’avons jamais vus, et s’arrêtant sur telle place pour y danse, à tel autre endroit pour héler tel passant, avec son irrésistible malice et sa façon d’écrire son journal, Caro Diario, jusque dans les terrains vagues d’Ostie où il cherche le monument à la mémoire de Pasolini, un truc tout déglingué ressemblant à la nostalgie des chiens galeux… Povero paese, que nous avons retrouvé dans les années Berlusconi du Caïman, l’un des derniers films de Nanni Moretti, et caro paese qui cultive comme aucun autre l’art de faire une comédie de toutes ses tribulations.
    Pascal2.jpgRamallah115.jpgA ce propos cela encore : je t’ai dis que ta douce m’évoquait terriblement le cinéma italien des années 40-50, et j’ai montré sa photo à Nanni qui en a été frappé lui aussi. Or il se trouve qu'il a, dans ses projets, un remake d'un fameux mélodrame de Mario Soldati, d'après un roman de Fogazzaro, dont l'héroïne est une jeune Italienne du Nord, et le héros un révolutionnaire romantique slovaque sur les bords. Tout à fait vous en somme, donc il vous contactera dès qu’il sera question du casting. Le film se tournera sur le bord du lac Majeur, où il pleut tout le temps. Ca vous changera un peu de Ramallah...


    Ce qu’attendant un abraccio a tutti e due

    JLs

    Images: Vue de Murazzano, par Pascal Janovjak. Une scène de Piccolo mondo antico, de Mario Soldati. Alida Valli, dans son premier rôle. Pascal et Serena au Chemin de la Dame, Lavaux, juin 2008, par JLK: