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Cahiers d'été
Les livres s’ennuient parfois un peuaux vacances d’été,quand les jeunes gens à leurs jeuxplus ou moins déliésvivent dans l’eau et le ventce que racontent les romans...En Italie du nord quand il pleut,en juillet-août comme au Brésil,les livres nouent le tendre fildes amours éphémères;mais les garçons n’en ont que faire,se retrouvant entre voyousà lancer des caillouxd’un noir veiné de rouilledans l’eau de la pluie qui mouille...Quand Dalida, cet été-là,en bord de mer, le soir,chantait là-bas au casino,nous venions de nous rencontreret la voix portée par les airsde la reine des magazinesberçait nos cœurs adolescents;et la suavité marinenous donnait des idéesdans la nuit à jamais parfumée...Les livres parfois se rappellentces années hors du tempsde ces sortes d'éternitésqu’étaient alors nos beaux étésd’innocents torturéspar nos cœurs pantelants;ou plus aventureux, hardis,sautant le mur la nuitquand nous étions lestes de corps- bravant les interditspour exulter encore...Peinture. Ernst Kirchner. -
La Sainte
…Allons Soeur Gudule, c’est assez pour aujourd’hui : avec sept guérisons miraculeuses, trois heures de lévitation homologuées par les Services du Diocèse et quelques extases inopinées nous devons être vannée, et je ne compte pas le stress de vos prestations vocales à la multitude surexcitée, bref nous devons nous reposer un peu maintenant que le jour décline - rentrons donc gentiment en cellule…
Image: Philip Seelen
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Café littéraire
J'aime bien le flipper des Verdurin, et c’est pour ça que j’y reviens tous les jours, malgré l’évolution de l’établissement dans un sens qui se discute.
C’est pas que les Verdurin soient pas à la coule : les Verdu c’est la vieille paire de la belle époque de Woodstock, leur juke-box contient encore du passable, style Jailhouse rock et autres Ruby Tuesday, Amsterdam ou La mauvaise réputation, enfin tu vois quoi, mais tout ça est pourtant laminé sous l’effet des goûts du barman Charlus, fan de divas italiennes et de chœurs teutons.
Plus grave : Charlus donne à lire à tous les serveurs garçons, et là ça râle à la terrasse et dans les recoins. Tu commandes vite fait une noisette ou un diabolo menthe, mais Alban te fait signe qu’il a juste pas fini son chapitre des Jeunes filles de Montherlant, ou c’est Robert qui annote Miracle de la rose de Genet sur un coin du zinc. Les serveuses, au moins ça, ne sont pas encore contaminées : la miss Vinteuil n’est pas du genre à lire autre chose que des mangas, et le travelo qui joue du pianola le soir, un Corse qui se fait appeler Albertine, est plutôt branché Clayderman que Johann Sebastian Bach, mais enfin tu vises la décadence...
Aussi ce qui m’énerve c’est le Menu. Avant tu te faisais un steack frites pas compliqué, et ça s’appelait idem, tandis que maintenant Marcel, le cuistot, exige que Verdurin inscrive à l’anglaise sur les ardoises, pour chaque plat, un Nom, genre Fille de la Vivonne pour une truite au bleu ou L’Âme de Cambremer pour l’ancienne assiette normande, mais où ça va-t-y donc s’arrêter ?
C’est ça que je me demande en me faisant une partie gratos de plus, moi qui suis de la vieille école: pas vraiment le gars à s’enferrer dans ces embrouilles de Recherche à la mords-moi…Joseph Czapski, Le joueur de flipper. Acryl sur toile, 1981.
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Avatars du seul Nom
Comme en lever d’apparition,les choses seront la,comme en attente du seul Nomqui les désignera;mais qui jamais de quelle voixprononcera le Nom ?Qui jamais le dira ?Qui jamais dans le Temps,peindra l’odeur du premier chant ?Pendant ce temps un grouillementau néant des cupidesbrasse le vent qui se dévide:CELA ne sera pas nommé:cela ne sera que le nombre:l’ombre du monde sans secret,le haut mal étendu:le haut mal devenu mondial…Le nom de l’enfant est donné,qui le fait apparaître:tout le mystère est éclairé -il n’y a qu’un seul êtreau premier chant de l’Innocent;le monde alors est repeuplé:à la portée des joursc’est la musique des vocables -et tout sera nommé: crénom ! -
Dans les années profondes
En lisant Expiation.
Le sentiment lancinant d'une affreuse injustice, d'autant plus révoltante qu'elle se fonde sur le mensonge pour ainsi dire "irresponsable" d'une adolescente, traverse ce somptueux roman et lui imprime sa part de douleur et de gravité, redoublée par l'ombre de la guerre 39-45, avant que la conclusion, à la fin du XXe siècle, ne donne à toute l'histoire une nouvelle perspective, dans une mise en abyme illustrant le "mentir vrai" de toute invention romanesque.
On pense aux familles anglaises à l'ancienne des romans de Jane Austen - que l'auteur cite d'ailleurs en exergue - en pénétrant dans la maison des Tallis, somptueuse demeure de campagne où, en ce torride été de 1935, l'on s'apprête à fêter le retour de Londres de Leon, le fils aîné, tandis que le "Patriarche"restera scotché à ses dossiers du ministère de l'Intérieur où, à côté de travaux sur le réarmement de l'Angleterre, il a probablement un secret dont sa femme, torturée par des migraines, préfère ne rien savoir. Alors qu'on attend également l'arrivée de jeunes cousins rescapés d'une "vraie guerre civile conjugale", la benjamine de la famille, Briony, fait la lecture à sa mère d'une pièce de sa composition (sa première tragédie!) qu'elle entend monter le soir même avec ses cousins dans le secret dessein de séduire son frère chéri. De fait, malgré ses treize ans, Briony montre déjà tous les dehors, et plus encore les dedans, d'un écrivain caractérisé, avec des manies (elle collectionne les reliques et nourrit un goût égal pour le secret et les mots nouveaux) et une imagination prodigue de fantasmes qui provoqueront le drame de ce soir-là.
Les acteurs de celui-ci seront Cecilia, soeur aînée de Briony, jeune fille en fleur revenue pour l'occasion de Cambridge où elle étudie, et Robbie, son ami d'enfance, fils de la servante du domaine et lui aussi étudiant, beau jeune homme intelligent et cultivé que Cecilia fuit à proportion de la puissante attirance qu'il exerce sur elle. Ces deux-là, observés à leur insu par la romancière en herbe, vont se donner l'un à l'autre durant cette soirée marquée simultanément par le viol de la cousine de Briony, dont celle-ci, troublée par le jeune homme, accusera formellement et mensongèrement Robbie, type idéal à ses yeux du Monstre romanesque.
Dans une narration aux reprises temporelles virtuoses, où s'entremêlent et se heurtent les psychologies de tous les âges, la première partie crépusculaire d'Expiation, à la fois sensuelle et très poétique(on pense évidemment à D.H. Lawrence à propos de Cecilia et Robbie, alors que les rêveries d'Emily rappellent Virginia Woolf) se réfère en outre à la fin de l'entre-deux-guerres, après quoi le roman semble rattrapé par la réalité.
Si le mensonge de Briony a séparé les amants après l'arrestation de Robbie et la rupture brutale de Cecilia avec sa famille, ceux-ci se retrouveront par la suite, à la satisfaction du lecteur qui aime que l'amour soit "plus fort que la mort". La toile de fond en sera la débâcle de l'armée anglaise en France, avec des scènes de chaos rappelant Céline. Selon la même logique évidemment requise par la morale, Briony se devra d'expier, et ce sera sous l'uniforme d'une infirmière. Mais elle continuera pourtant d'écrire en douce, et peut-être aura-t-elle été tentée dans la foulée d'arranger la suite et la fin du roman de Cecilia et de Robbie ? Le lecteur se demande déjà si elle aura osé les relancer et leur demander pardon, s'ils lui auront accordé celui-ci et s'ils auront eu beaucoup d'enfants après la fin de la guerre ?
Un troisième grand pas dans le temps, et le long regard en arrière de la romancière au bout de son âge, replacent enfin la suite et la conclusion du roman dans sa double perspective narrative (la belle histoire que vous lisez avec la naïveté ravie de l'enfant buvant son conte du soir) et critique, où la vieille Briony revisite son histoire et ses diverses variantes possibles en se rappelant l'enfant qu'elle fut.
Ian McEwan. Expiation. Traduit (superbement) de l'anglais par Guillemette Belleteste. Gallimard, coll. "Du monde entier", 489p. -
Ceux qui font de leur mieux
Celui qui s’indigne à l’ancienne / Celle qui s’applique à la défense de l’attention flottante / Ceux qui avancent pas à pas / Celui qui a appris la patience en pratiquant la peinture par glacis lents / Celle qui a longtemps appris à apprendre / Ceux qui redécouvrent les savoirs anciens / Celui qui lutte contre le parasite de la dispersion / Celle qui se concentre sur son tapis de prière / Ceux qui renoncent au télémark à cause de l’arthrose / Celui qui reprend ses randonnées en moyenne montagne assorties d’observations géologiques précises / Celle qui peint des parapluies dont elle soigne le plissé / Ceux qui transmettent ce qu’ils savent à leurs enfants c’est à savoir pas grand-chose sauf l’essentiel qui ne s’enseigne pas / Celui qui prêche en eaux troubles / Celle qui pèche parce qu’elle aime ça et voilà y a qu'ça de bon / Ceux qui restent assez optimiste malgré la stupidité de la festive Human Pride / Celui que les transes victimaires à l’autrichienne font gerber / Celle qui préfère les chenapans aux Parfaits / Ceux que l’adulation de l’Admirable Rodgère Federer commence à bassiner grave / Celui qui vomit la notion de Compétence Culturelle distillée par les larbins d’Economie suisse / Celle qui connaît peu de prétendus poètes aussi médiocres que le pétulant Oskar Freysinger / Ceux qui invoquent Guillaume Tell le libertaire pour justifier leur micmac d’archers nains / Celui qui se reproche de ne pas montrer assez d’agressive détermination contre la montée des eaux boriquées du jacuzzi culturel / Celle qui s’efforce d’échapper au mimétisme sécuritaire de son quartier de vieilles peaux / Ceux qui révèlent le fond de leur pensée sur des affiches format Crétin Mondial / Celui qui fait de la politique en termes de parts de marché / Celle que la jactance révulse physiquement / Ceux qui plastronnent en usurpateurs du Parti des Gens / Celui qui milite pour la liberté élémentaire de parquer son tank devant sa villa Ma Coquille / Celle qui votera contre l’infâme initiative visant à l’interdiction faite à l’Homme Suisse de garder son arme de service dans son caleçon / Ceux qui dérogent à l’opinion répandue, etc.
Image : Philip Seelen -
Train de nuit
Chemin faisant (5)
De l’abyme. – …Combien de temps le train s’est-il arrêté dans la nuit, et quels rêves dans le rêve l’ont-ils hanté tout ce temps comme suspendu, le train de nuit a-t-il quelque chose à nous dire, qu’il nous réveille parfois sur sa voie d’attente, ou n’est-ce qu’un rêve dans le rêve ?...
D’un autre monde. – Le veilleur sourit à l’idée que les dormeurs du train de nuit puissent se rencontrer sans se lever et se parler et fraterniser dans une autre dimension où la vie et le voyage se transformeraient en voyage vers la vie…
Du vertige. – Une autre angoisse les reprendra tout à l’heure quand le train repartira, et c’est que le tunnel n’ait plus cette fois de fin, ou que le train plonge soudain, tombe soudain, ne traverse plus leur sommeil mais en devienne la tombe…
(Domodossola, dans la nuit du 24 au 25 mai 2009)
Image : dessin de Richard Aeschlimann.
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L'Ouvroir
(Trésor de JLK, V)«Littérature française, tire ta langue : elle est bien malade . »(Jules Renard, en 1898)°°°« Le grand amour : celui que ses blessures font inaltérable. »(Gustave Thibon)°°°« Le désespoir est manque d’imagination ».(Georges Dumézil)°°°«On dégrade les mystères de le foi en en faisant un objet d’affirmation ou de négation, alors qu’ils doivent être un objet de contemplation».(Simone Weil)°°°«Je croirai à tout ce qu’on voudra, mais la justice de ce monde ne me donne pas une rassurante idée de la justice dans l’autre. Dieu, je le crains, fera encore des bêtises : il accueillera les méchants au Paradis et foutra les bons dans l’Enfer ».Ou cela : « J’ignore s’il existe, mais il vaudrait mieux, pour son honneur, qu’il n’existât point ».Et enfin : «Faire une conférence sur Dieu, avec projections »…(Jules Renard, Journal)°°°«L’imagination est le matin de l’esprit, la mémoire en est le soir».(Emerson)°°°« J’ai ici un disque de Céline que j’écoute de temps à autre : les première pages du Voyage au bout de la nuit (lues par Michel Simon) vous donnent physiquement (chair de poule) le sentiment du génie à l’état pur. C’est bouleversant. Puis vient une longue interview de l’auteur, qui radote et rabâche des platitudes. C’est consternant. Céline et le docteur Destouches auraient-ils donc été deux individus différents ? »(Simon Leys)°°°« En art, on donne l’idée du vrai avec du faux."(Edgar Degas)°°°«L’enseignement littéraire était, au début du siècle, encombrant et inefficace. Il l’est encore. Certains professeurs étaient «touchés» par les «beautés» des auteurs (généralement décédés), le système, en bloc, manquait de coordinations. Étudiant la physique, on ne nous demande pas d’apprendre la biographie des disciples de Newton qui s’intéressent à la science, mais n’ont réalisé aucune découverte. On laisse l’étudiant se passer de leurs tâtonnements, notes de blanchissage et expériences érotiques. Le mépris général de l’éducation classique, plus spécialement des humanités, la dérobade générale du public devant tout livre «de mérite» et, sur un autre plan, la publicité flamboyante qui enseigne «comment faire semblant de savoir quand on ne sait pas» auraient pu avertir les sensibles qu’il y a quelque chose de défectueux dans les méthodes appliquées de nos jours à l’étude des Lettres».(Ezra Pound , 1934)°°°« Il faut avoir l’esprit dur et le cœur tendre. Mais le monde est plein de cœurs secs à l’esprit mou ».(Jacques Maritain)°°°« Une tête ailée vaut mieux qu’un cœur avec des testicules. »« De même que l’on peint un zéro au-dessus de la tête des saints. »(Lichtenberg)°°°«L’enfer est l’asile d’aliénés de l’univers, où les hommes seront persécutés par leurs souvenirs ».(R.A. Torrey)°°°«Tout le monde ne tend à lire que ce que tout le monde aurait pu écrire».(Paul Valéry)°°°«Le manque de formation intellectuelle de la plupart des critiques, l’absence chez eux d’un système de concepts pour juger de la valeur d’une œuvre, joints à la production massive de la médiocrité et à l’inondation du marché par la traduction de camelote étrangère, tout cela donne une triste image de la décadence littéraire. Que peut-on exiger du public, si la critique elle-même se trouve à un niveau inférieur à la moyenne ? »(S.I. Witkiewicz, 1929)« Les voir boire leur chocolat, le matin, me restera jusqu’à la fin comme une vision d’éternité : ce moment où il n’y a que ça, que la présence de l’enfant à son chocolat ; ensuite l’enfant s’en va, on reprend un peu de café, mais seule nous restera la vision de l’enfant au chocolat… »(Années 80)°°°«Rien n’est confus sauf l’esprit»…(Magritte)°°°« J’espère que ma peinture tiendra, sans craquelures. Je voudrais arriver devant les jeunes peintres de l’an 2000 avec des ailes de papillon ».(Pierre Bonnard)°°°«L’homme a le don d’avilir la Nature en la touchant et de la rendre presque aussi ridicule que lui !»(Barbey d’Aurevilly, Omnia)°°°« Cet homme avait tant d’intelligence qu’il n’était presque plus bon à rien dans ce monde. »(Lichtenberg)°°°« Je suis sorti du labyrinthe stérile et rectiligne de la ville américaine, échiquier du progrès et de l'ajournement. J'erre dans un rêve plus réel, plus tangible que le cauchemar mugissant et climatisé que les Américains prennent pour la vie. Ce monde qui fut si familier, si réel, si vivant, il me semblait l'avoir perdu depuis des siècles. Maintenant, ici à Bruges, je me rends compte une fois de plus que rien n'est jamais perdu, pas même un soupir. Nous ne vivons pas au milieu des ruines, mais au cœur même de l'éternité».(Henry Miller, Impressions de Bruges)°°°«Je ne comprends que ce que je devine ».(Léon Bloy)Aquarelle JLK: Carnets.