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Détresse d'une femme

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À propos d'Esprit d'hiver, de Laura Kasischke

Les romans traitant des aléas quotidiens de la famille Tout-le-monde sont trop souvent plats, voire assommants, qui ressortissent à ce que Céline appelait "la lettre à la petite cousine". Mais il en va de l'écriture romanesque comme de l'observation des pommes, qui peut s'élever au grand art pour peu qu'un Cézanne y mette du sien.

Or c'est ce qu'on se dit aussi en découvrant les tableaux de la classe moyenne américaine brossés par Laura Kasischke, et plus particulièrement, ces jours, à la lecture de son dernier roman: qu'il y a là du grand art.

Esprit d'hiver est à la fois le portrait en mouvement d'une femme au tournant de la cinquantaine,  le récit d'une journée de Noël désastreuse à tous égards, et l'observation clinique, comme sous une terrible loupe, des relations délicates (proches parfois de l'hystérie) entretenues par la protagoniste en question, Holly de son prénom, et sa fille  adoptive Tatiana, dite Tatty, âgée de quinze ans et d'origine russe. Le temps du roman se réduit à un seul jour mais avec de constants retours dans le passé proche ou plus lointain, au fil d'une construction d'une parfaite fluidité.

Il y a du thriller psychologique dans ce roman immédiatement captivant, à proportion de la tension angoissée que chaque page relance, autant qu'il y a du poème mêlant hyperréalisme et magies mouvantes, amour exacerbé et sursauts paniques, beauté diaphane et perceptions suraiguës, paranoïa et tendresse.

Holly culpabilise dès le début du roman au motif qu'elle s'est levée trop tard sous l'effet d'un "lendemain d'hier" (elle et son conjoint Eric ont un peu forcé la dose sur l'alcool de la veille au soir) alors qu'elle doit préparer le repas de toute une smala. Pendant qu'Eric est allé chercher ses parents à l'aéroport (cela se passe dans le Michigan familier à la romancière non loin de Detroit), Holly met en route un considérable rôti tout en suivant l'évolution de la météo progressivement plombée par le blizzard. Dès l'apparition de sa fille, en outre, qu'elle exaspère par ses attentions envahissantes de mère aimante, une petite guerre des nerfs s'instaure que l'attente prolongée des hôtes ne cessera d'aiguiser alors même qu'un tout autre drame se prépare, auquel Holly est loin de s'attendre.

Maladivement susceptible en dépit de son volontarisme "libéral", Holly est un personnage insupportable non moins qu'intéressant et attachant. Sensible à la poésie, elle a écrit jadis un recueil mais désespère de trouver jamais un peu de "temps à elle" pour noter ce qu'elle ressent, sans trop se leurrer elle-même à ce propos. Revenant régulièrement sur les circonstances de l'adoption de Tatiana, en Sibérie, elle est aussi marquée, physiquement, par la lourde opération qu'a nécessité une maladie génétique dont plusieurs de ses proches sont morts.

L'étrangeté du roman, autant que sa profondeur aux à-pics vertigineux, tient à la proximité constante de la normalité et de la folie, de l'amour et de la haine, des rôles inversés de l'infantilisme (Holly) et de la lucidité (Tatty), d'un univers rassurant à l'américaine et de tout un monde féerique (la Russie des contes) ou tragique (la Russie des orphelinats), d'un pragmatisme qui se veut optimiste et de la maladie qui rôde.  

"Il faut posséder un esprit d'hiver", écrivait le poète Wallace Stevens, que son emploi d'agent d'assurances n'empêchait pas d'écrire, ainsi qu'Eric le rappelle un peu cruellement à Holly pour lui faire valoir que ce ne sont ni ses devoirs de mère ni ses activités de cadre dans une entreprise qui expliquent son "blocage" en matière d'écriture.

Au demeurant, ce "problème" n'est qu'un aspect de la difficulté de vivre ressentie par Holly, que ni sa psy, ni  les articles qu'elle a consultés sur Internet, ni les livres qu'elle a commandés par Amazon ne l'ont aidée à résoudre. Par ailleurs, le roman ne se borne pas à l'exposition d'un "cas" frisant certes, parfois,  la pathologie. En fait toute femme hypersensible, voire tout homme qui ne soit pas un marteau ou un gnou, devraient pouvoir s'identifier à Holly.

Quant à Tatiana, qui apparaît et disparaît  au fur et à mesure que les heures passent, affrontant sa mère pour se défendre quand celle-ci l'infantilise, ou cherchant à la calmer quand elle est proche de délirer (la scène saisissante où Holly cherche à nettoyer son ombre qu'elle croit une tache par terre), elle figure à la fois l'adolescente "comme les autres" et l'incarnation d'une réalité qui résiste aux projections fantasmatiques d'une mère espérant une "fille parfaite" pour mieux gommer une origine très, très, très problématique, renvoyant à la complexité du monde et de la vie.  

Les lectrices et les lecteurs (comme on dit poliment les motrices et les moteurs) d'Un oiseau blanc dans le blizzard, de la même Laura Kasischke, retrouveront ici - non sans passer du regard de la fille sur la mère à la configuration inverse -, le mélange de prodigieuse attention au moindre détail concret, et d'intense poésie, qui caractérise le grand art de cette romancière hors pair.

Esprit d'hiver participe, me semble-t-il, de la grande littérature des scrutateurs les plus aigus et les plus tendres du coeur humain. Ce qu'on appelle le quotidien y est transfiguré, et ses personnages y deviennent les messagers de l'humaine ressemblance.

Laura Kasischke. Esprit d'hiver. Traduit de l'anglais par Aurélie Tronchet. Editions Christian Bourgois, 273p. 2013. 

  

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