Une lecture de La Divine Comédie (11)
Chant X. Hérétiques. Epicure & Co. Dante compatit avec un ennemi avant de navrer un ami.
On néglige parfois, ou l'on ignore, une dimension importante de la Commedia de Dante, qu'on pourrait dire sa part affective. Le monumental Poème en impose, dont l'effet s'accentue par les gravures fameuses, de Botticelli à Salvador Dali, via Gustave Doré. Or, ces peintres ne montrent rien du drame intime vécu par Dante , qui prend au chant X de L'Enfer un relief particulier.
De quoi s'agit-il plus précisément ? Il s'agit de personnes : il s'agit d'un ennemi privilégié, si l'on ose dire, en la personne de Manente di Jacopo degli Uberti, dit Farinata, chef des gibelins de Florence qui a chassé de cette ville les guelfes, au nombre desquels Dante comptait, et d'amis aussi, tels Cavalcante Cavalcanti, père de Guido Cavalcanti le « premier ami » de Dante, que leur philosophie personnelle a détourné de la « voie droite », adeptes qu'ils furent de l'épicurisme.
Or, en quelques vers prodigieusement concentrés et foisonnants de résonances sensibles, on va comprendre le trouble profond que va revivre le poète florentin au souvenir de tout ce qu'il a vécu durant ces années de conflits sanglants entre factions, où Farinata fut à la fois persécuteur des siens et protecteur de Florence que son clan vouait à la destruction.
La vraie lecture suppose un effort d'imagination que les grands textes stimulent évidemment par ce qu'on a appelé, à propos de la Commedia de Dante, la pléthore du signifié. Or il faut jouer avec cela, par exemple en alternant les vitesses et les intensités de son implication personnelle de lecteur, précisément.
En l'occurrence, chacun peut faire retour à soi pour imaginer ce que Dante, personnage très engagé dans la vie de la Cité, en exil au moment où il écrit ce chant, se raconte à lui-même et démêle pour la postérité ce qu'il ressent à l'approche de ces malheureux damnés qu'il a connus de leur vivant sur les terres ensanglantées de la douce Toscane, ennemis et amis admirés et honnis et maintenant condamnés par une Justice dont il est à la fois le témoin impuissant ( !), le scribe ( !!) et le juge embusqué ( !!!) lors même qu'il brasse et rebrasse ce magma pour le filtrer dans son poème purifié de tant de scories politiques ou psychologiques – et quelle émotion partagée, cependant, à l'instant où le vieux Cavalcante Cavalcanti demande des nouvelles de son fils, supposé vivant, à celui qui est son « premier ami »...
Et Virgile de rappeler, à son protégé de nouveau secoué (on le serait à moins...), que toutes ces tribulations et turpitudes revisitées devant ces tombeaux lui apparaîtront tout autrement quand il sera « devant le doux regard de celle dont les beaux yeux voient toute chose » et grâce à laquelle il saura le sens de « tout le voyage de sa vie ».
Ce qui se module ainsi nella lingua del Dante :
«quando sarai dinanzi al dolce raggio
Di quella il cui bell'occhio tutto vede,
Da lei saprai di tua vita il viaggio »...
Dante. La Divine Comédie. L'Enfer. Présentation et traduction par Jacqueline Risset. GF Flammarion, édition bilingue.