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cinéma

  • Le martyre du blasphémateur

     

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    À propos de Wise Blood (Le Malin) de John Huston, tiré de La sagesse dans le sang de Flannery O’Connor.

    Il est souvent mortifiant de voir ce qui a été fait d’un grand livre au cinéma, et c’est pourquoi je me suis gardé, pendant des années, de voir Le Malin (Wise Blood) de John Huston, tiré du premier roman de Flannery O’Connor, paru en 1952 et marqué par une extrême concentration de substance explosive, tant sociale et psychologique que spirituelle.
    Or, contre toute attente, le voyant enfin l’autre soir, force m’a été de reconnaître la réussite exceptionnelle de ce film ressaisissant les thèmes essentiels du roman en en simplifiant la ligne générale et non sans modifier aussi le dessin de certains personnages, à commencer par la fille du faux aveugle qui, de petite fille, devient ici une jeune fille plus troublante.
    À la lecture, La Sagesse dans le sang reste aujourd’hui, je dirais même :plus que jamais, un roman d’une étrangeté folle, comme le relevait Flannery elle-même dans les lettres où elle dissuadait ses lecteurs-éditeurs de le « normaliser ».
    À quoi rime l’errance furibonde de Hazel Motes, revenu de quatre ans de guerre dans son bled du Tennessee pour y faire « des choses » qu’il n’a jamais faites, telle le fondation d’une nouvelle Eglise du Christ sans Jésus, dont il proclame que ce n’est qu’un escroc dans les pattes duquel l’a jeté son grand-père le terrible pasteur ? À quoi rime, parallèlement, la quête non moins énigmatique du jeune Enoch, qui s’accroche aux basques d’Hazel et lui ramène un Jésus de substitution en la personne d’un ancêtre de l’homme naturalisé à bouche cousue qu’il dérobe dans le Museum local, et quelle mouche le pique à se déguiser en gorille de fête foraine pour cavaler dans sa nuit solitaire ? À quoi rime enfin le harcèlement, par Hazel, de l’aveugle prêcheur et de l’enfant qui le guide ?
    Telles sont, entre beaucoup d’autres, les questions que se pose le lecteur au fil du roman, dont le tissage extrêmement serré se détend dans Le Malin de John Huston, qui gagne en intelligibilité et en émotion ce qu’il perd en revanche en profondeur paradoxale et en folie drolatique.
    Flannery14.jpgCe que John Huston rend admirablement avec son adaptation, dans ce trou de province des années 50 où les rappels à l’ordre foisonnent en grandes pancartes sur fond de dèche et de grossièreté, c’est le ton du roman et le dessin de ses personnages, à commencer par Hazel dont la tension frénétique d’antichrist est portée à l’incandescence par un Brad Dourif sidérant. Dans le même registres des allumés, le faux aveugle de Harry Dean Stanton n’est pas moins inquiétant, face sombre d’une galerie de « grotesques » dont les femmes bien intentionnées, bonnes chrétiennes conventionnelles mais peu douées pour ces « horreurs » mystiques, sont le pendant. De la rose catin que visite Hazel au début du roman, à sa brave logeuse le pressant de l’épouser et découvrant des clous dans ses souliers et un cilice de fil de fer barbelé sous sa chemise, elles ne rompent en rien avec l’étrangeté mystérieuse de ce roman illustrant les dérives extrêmes du puritanisme, dont l’émotion finale qu’il dégage (dans le film autant que dans le livre) est bien moins paradoxal qu’il ne semblait d’abord…

  • Le spectre du mal

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    Non, ce pays n'est pas pour le vieil homme, de Cormac McCarthy

    Cormac McCarthy est sans doute l’un des écrivains américains les plus importants de ce tournant de siècle, découvert dans notre langue avec L’obscurité du dehors et, d’une pureté terrifiante qu’on retrouve dans son dernier livre, Un enfant de Dieu, que suivirent six romans non moins marquants, de Suttree à la fameuse Trilogie des confins (De si jolis chevaux, Le Grand passage et Des villes dans la plaine), en passant par cette autre merveille que fut Méridien de sang, tous traduits à l’Olivier.
    Il y a chez Cormac McCarthy un mélange de noirceur fataliste et de lancinante tendresse, pour ses personnages, qui évoque à la fois Faulkner (dont il a souvent la puissance d’évocation et le lyrisme sauvage) Nathanaël Hawthorne ou Flannery O’Connor, en plus ancré dans les ténèbres de la violence américaine contemporaine - parent alors, en plus profond dans sa perception du mal, d’un James Ellroy ou d’ un James Lee Burke, notamment.
    Un sentiment dominant se dégage aussi bien de Non, ce ne pays n’est pas pour le vieil homme (dont le titre est emprunté à un poème de Yeats), et c’est celui que le mal gagne dans ce monde, et par des moyens qui défient de plus en plus la bonne volonté des honnêtes gens, ici représentée par le shérif Ed Tom Bell, dont la litanie lancinante des réflexions sur la perversité croissante du crime alterne avec le récit des faits abominables auxquels il est mêlé et dont il échappe assez miraculeusement, avant de jeter l’éponge avec le sentiment d'une défaite.
    « Je crois que si on était Satan et qu’on commençait à réfléchir pour essayer de trouver quelque chose pour en finir avec l’espèce humaine, ce serait probablement la drogue qu’on choisirait », remarque Bell au cours de ses méditations, et de fait, la drogue et l’argent de la drogue sont au cœur de ce thriller « théologique », dont le pouvoir d’attraction et de contamination fondent toutes les relations et jusqu’aux péripéties du roman, qu’on dirait précipitées dans une sorte d’entonnoir vertigineux à une seule issue, fatale pour la plupart des protagonistes, à commencer par le jeune Moss. Celui-ci, tenté de s’arracher à sa petite vie de brave garçon au moment où, par hasard, il découvre en pleine nature où il chassait, sur les lieux d’un massacre de trafiquants, une véritable fortune en dollars serrés dans une serviette, va payer de sa vie le geste de s’emparer, sans témoins, de cet argent semblant doté d’une espèce de rayonnement radioactif. De la même façon toutes les instances du crime, dans le roman, semblent liées entre elles par une espèce de lien obscur et de connivence fantomatique qui fait fi de tous les obstacles.
    Commis aux basses œuvres de Satan, face au shérif Bell qui ne le rencontrera qu’à travers ses traces sanglantes, le personnage maléfique d’Anton Chigurh agit ainsi en parfait expert du crime, doublant son art démoniaque d’une véritable morale criminelle, si l’on ose dire.
    Dans la foulée, on aura remarqué qu’il est dit que Chigurh ressemble à « n’importe qui », comme le protagoniste, fort compétent lui aussi, des Bienveillantes. Cependant, à la différence du roman de Jonathan Littell, celui de Cormac McCarthy module les degrés du mal et du bien par le truchement de toute une gamme de personnages se débattant dans les filets de la nécessité.
    Si la violence semble faire partie de la destinée fatale de l’Amérique, comme l’illustre le retour de Bell dans son propre passé, avec l’ombre portée de deux guerres européennes et du Vietnam, d’où chacun est revenu avec son poids de péché, c’est finalement à l’avenir de l’humanité en tant que telle, dans un monde désacralisé et privé de tout référentiel, qu’achoppe ce roman implacable et proche de la désespérance, que pondèrent, en fin de parcours, les lueurs de l’amitié et de la tendresse indestructible scellant le couple formé par Bell et sa compagne Loretta. Marqué par une sorte de tristesse révoltée à la Bernanos, ce roman est à lire et relire pour tout ce qui y est écrit comme entre les lignes. D’une écriture à la fois tranchante et infiniment suggestive, tissé de dialogues denses aux résonances se prolongeant bien après la lecture, Non, ce pays n’est pas pour le vieil homme est sans doute l’une des grandes choses à lire cette année.
    Cormac McCarthy. Non, ce pays n’est pas pour le vieil homme. Traduit  de l’anglais par François Hirsch. Editions de l’Olivier, 292p.

    c29f3108470ec3aa95c2ffe576e94923.jpgEn lecture: The Road. Picador, 307p.

    "The first great masterpiece of the globally warmed generation. Here is an American classic which, at a stroke, makes McCarthy a contender for the Nobel Prize for Literature". (Andrew O'Hagan, BBC)

    A father and his young son walk alone through burned America, heading slowly for the coast. Nothing moves in the ravaged landscape save the ash on the wind. They have nothing but a pistol to defend themselves against the men who stalk the road, the clothes they are wearing, a car of scavenged food - and each other.


  • Ralentir: chef-d'oeuvre

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    À propos de Vivre (Ikiru), d’Akira Kurosawa 

    Akira Kurosawa considérait Ikiru (1952) comme son chef-d’œuvre. C’est en effet un film extraordinaire, dont le thème recoupe celui de La mort d’Ivan Illitch, nouvelle non moins inoubliable de Léon Tolstoï. De quoi s’agit-il plus précisément ? D’un homme soudain confronté à sa mort annoncée, qui fait un bilan tout négatif de la vie qu’il a menée jusque-là et qui essaie de se sauver in extremis.


    Le film de Kurosawa retrace d’abord le portrait du personnage surnommé « la momie » par ses collègues de l’Administration dont il dirige la Section des citoyens; c'est type même du bureaucrate sclérosé qui s’oppose à toute réforme et notamment aux requêtes des citoyennes en matière de jardins d’enfants. Apprenant qu’il est atteint d’un cancer inguérissable, il commence par se lancer dans une débauche compulsive qui ne le satisfait guère, puis ce début de récit finit abruptement, et tout recommence alors tout autrement. La suite se passe ainsi dans un local où se trouve réunie une assemblée de femmes et d’hommes, sous le portrait voilé de crêpe de « la momie ». On comprend que c’est une cérémonie du souvenir, après la mort du personnage, l’on y boit beaucoup et les langues se délient.
    Ikiru1.jpgComme dans Rashomon, du même Kurosawa, c’est « en creux », par les témoignages alternés de ceux qui ont vu le défunt se transformer, durant ses derniers mois, que se reconstruit son portrait tandis qu’on voit le vieil homme, seul sur une balançoire de jardin public, sous la neige, murmurer un chant lancinant et mélancolique d’une lugubre splendeur. À relever l’interprétation, à commencer par celle, formidable, de Takashi Shimura.

    Le film est disponible en DVD.

  • L’âme sœur

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    Le chef-d’œuvre « japonais » de Fredi M. Murer. (Re)déclaré plus grand film de l'histoire du cinéma helvétique par l'Académie du film suisse. À revoir et revoir sans doute.

    L’Ame sœur de Fredi M. Murer, disponible sur DVD, a été dit « le meilleur film de l’histoire du cinéma suisse », ce qui est fort possible même si son confinement dans le « cinéma suisse » me semble, pour ma part, insuffisant. Je le placerais plus volontiers, quant à moi, au nombre des chefs-d’œuvre du 7e art de l’après-guerre, toutes catégories confondues, et je me disais l’autre soir, en le revoyant, que c’était une sorte de film japonais que cet ouvrage enté sur un thème – l’inceste - de la tragédie grecque, et traité avec une radicalité absolue, du point de vue de la forme, image et verbe fondus en pure unité.
    Or rencontrant Fredi M. Murer la semaine dernière dans son antre zurichois  de la mythique Spiegelgasse, pour évoquer Vitus, son nouveau film, et lui parlant de cet aspect « japonais » de Höhenfeuer (titre original de L’âme sœur), le réalisateur m’a répondu en riant que son film avait bel et bien été perçu comme tel au Japon même, où il a rencontré un succès considérable, avant d’évoquer sa parenté avec La légende de Narayama d’Imamura…
    L’âme sœur est un grand film d’amour tragique, liant un adolescent muet et sa sœur aînée dans une famille de paysans de montagne vivant entre traditions archaïques et modernité perlée. Rien de pittoresque dans les Alpes de Murer, qui a interdit toute figuration style carte postale à son chef op’ Pio Corradi, et rien de régionaliste dans cette famille d’Helvètes alors même qu’ils s’expriment en dialecte uranais à couper au couteau. La fatalité illustrée – la pauvreté et l’endogamie – n’y a rien de dogmatique ou de littéraire non plus, mais s’incarne littéralement à la fois dans la nature sauvage et le naturel des protagonistes, dont le plus jeune reste proche des grands fonds et va retrouver à un moment donné les rituels d’une sorte de chamanisme des hautes terres.
    A cela s’ajoute un trait omniprésent dans le cinéma de Murer, à part la patte d’un grand peintre sur pellicule : une immense tendresse qui enveloppe tous les personnages, sans exception, portée jusqu’au sublime dans les dernières scènes du film où le garçon devenu père incestueux, qui a retourné l’arme de son padre padrone furieux contre celui-ci, ensevelit ses parents (la mère a été foudroyée par la mort de son conjoint) dans la neige de cet outrepart utopique d’un rêve éveillé où il est le seul à ignorer que la vie ne sera jamais possible…

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    Fredi M. Murer. L’âme sœur. DVD Impuls. En Bonus, interview du réalisateur. 
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    Extrait du Storyboard de Fredi M.Murer

  • La chair innocente

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    Le murmure des dieux, film-choc de Tatsushi Omori

    On voit d’abord des buffles cheminant lentement dans la neige, puis le regard se perd dans le poudroiement céleste des flocons évoquant autant de minuscules pétales, sur quoi l’écran se remplit de deux personnages assis côte à côte, un prêtre en soutane et lisant son bréviaire à haute voix tandis qu’un jeune homme à l’air grave le masturbe avec application.

    Cinéma,littérature
    Ainsi commence The whispering of Gods, premier long métrage du réalisateur japonais Tatsushi Omori présenté à Locarno en 2006 avec les précautions d’usage : « Le film comporte des images qui peuvent heurter la sensibilité de certains spectateurs », etc.
    Si « rien » n’y est réellement exhibé, cet aperçu des pratiques sexuelles sévissant dans un monastère catholique de campagne, dont le recteur abuse régulièrement des novices pour finir par se faire sucer par un chien, peut en effet choquer par la brutale crudité de situations extrêmes, mais son propos est loin d’être gratuit, qui « travaille » la perversité liée à l’obsession sexuelle entretenue par l’interdit, entre pédérastie et viol de vierges.
    Tiré d’une nouvelle de Mangetsu Hanamura, le film développe la figure centrale de Rou (magistralement interprété par Hirofumi Arai), jeune homme qui revient au monastère après avoir commis un double meurtre gratuit, qu’il confesse au supérieur du couvent en espérant que celui-ci, saint homme qui l’a toujours considéré comme un enfant « élu » sans savoir ce qu’il subissait en ces murs, reconnaisse l’énormité de son péché. Confronté au déni du pardon, l’adolescent va pousser, à travers le viol d’une religieuse du couvent, et jusqu’aux confins de ce que les théologiens tiennent pour le péché mortel par excellence, à savoir le péché contre l’esprit, son exploration du mal au terme de laquelle il ne trouve à vrai dire que l’amour, au cours d’une scène de fellation absolument « innocente», à l’opposé de toutes celles qui lui ont été imposées de force, se déroulant au milieu d’une batterie de poules affolées.

    Cinéma,littérature
    D’une intensité poétique lancinante, jouant sur le contraste entre la saleté morale et la pureté des corps, ce film est à la fois dérangeant et passionnant par sa façon d’illustrer, par delà toute perversion, l’amour réellement incarné, luisant comme le « brin de paille » de Verlaine au milieu de l’ordure.

    Cinéma,littérature

  • La musique de Vivre

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    cinémaA propos d'Ikiru, chef-d'oeuvre d'Akira Kurosawa

    Vivre (Ikiru) constitue en somme le pendant cinématographique de La mort d’Ivan Illitch de Léon Tolstoï. C’est l’éternelle histoire du soudain éveil de la conscience : tu te figurais être immortel et, tout coup, tu te trouves face à ce mur, devant ce toubib froid qui t’annonce que tu n’as plus que six mois ou six semaines à vivre. Et comment les vivre nom de Dieu ?
    Ikiru2.jpgTelle est la question physique et méta qui se pose au haut fonctionnaire Kenji Watanabe (Takashi Shimura), surnommé « la momie » par ses collègues, lorsque le médecin lui apprend que son cancer de l’estomac ne lui laisse plus guère que quelques mois à vivre.
    Vivre : trente ans durant, cela s’est réduit pour lui à la plus sinistre routine, après la mort de sa femme aimée et la désillusion relative à l’évolution de son fils unique, monstre d’égoïsme et de froideur. Vivre alors maintenant : c’est d’abord la fuite au cabaret puis au bordel, dont il revient pantelant et insatsifait. Puis c’est le regard d’une jeune employée de son service, qui lui apprend le surnom qu’on lui donnait et l’aide à se ressaisir. Enfin c’est cet ultime besoin d’une justification, qui va lui faire faire ce qu’il a défait jusque-là en sa qualité de Chef des travaux publics, et par exemple en opposant un refus à toutes les requêtes de bonnes femmes en mal de jardins d’enfants et de parcs publics, dans ce Japon de l’immédiat après-guerre (le film date de 1948-52).

    Ikiru3.jpgAprès un retournement saisissant de la narration, le protagoniste mourant au beau milieu du film, c’est à sa veillée funèbre, passée à grand renfort de saké, qu’on apprend comment le défunt a bonnement ressuscité avant sa mort. Le récit de sa Bonne Action (la B.A. du scout érigée ici au pinacle de l’éthique existentielle, yes Madam) va se faire au fil de la soirée, par une série de témoignages illustrant toute la gamme des sentiments et des caractères humains. Cela commence par le déni des hommes de pouvoir en frac, qui s’attribuent le mérite de l’action de Watanabe, bientôt démentis (l’alcool déliant les langues) par ceux qui ont vraiment connu « la momie » et l’ont vu se transformer sur la fin. Que ferais-tu, mon frère, si demain tu apprenais que tu n’as plus que cent jours à vivre ? Et tous tant que nous sommes, que ferions-nous ?

    cinéma
    On a parlé de film existentialiste à propos de Vivre, et c’est vrai que Kurosawa oppose, au nihilisme, le choix personnel délibéré et la valeur d’un acte. Mais le film n’a rien d’une thèse sartrienne : la destinée de Watanabe, dont l’ombre irradiante se découpe sur le fond d’un crépuscule dont il dit voir la beauté pour la première fois de sa vie, se confond à toute destinée humaine, et l’on rit, l’on pleure dans ce film tandis que retentit une inoubliable mélopée sous la neige…

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  • Comme une douce folie

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    Sur Une femme sous influence de John Cassavetes

    Qui est fou et qu’est-ce que la folie ? Comment vivre une vie « normée » par les codes familiaux et sociaux sans devenir dingue ? Y a-t-il un équilibre possible entre ce qu’on peut dire une vie poétique, intense et belle, où il y ait place pour la beauté et la bonté, la créativité et les échappées de l’amour, et une existence quotidienne dite ordinaire ?
    Telles sont les questions, entre autres, que pose ce film toujours aussi extraordinairement vif, tendre, socialement percutant, psychologiquement pertinent et artistiquement accompli dans son mélange de simplicité et de beauté brute, que représente Une femme sous influence de John Cassavetes, réalisé en 1974, qui valut un Golden Globe de la meilleure actrice à Gena Rowlands et nous rappelle quel grand comédien est aussi Peter Falk dont on sourit en passant des quelques tics familiers à un certain inspecteur Columbo...
    Ce qu’il y a peut-être de plus fou dans Une femme sous influence, c’est sa sagesse et son humanité profonde. À peu près à la même époque, une autre forme d’hystérie déchirait le couple de Taylor et Burton dans un film tiré d’une pièce d’Edward Albee, Qui a peur de Virginia Woolf ? Or, cet épisode de la guerre des sexes ne laisse en mémoire qu’une brûlure acide, d’une douleur noire, tandis que le film de Cassavetes, sans édulcoration pour autant ni happy end, inscrit chaque implosion – qu’on dirait aujourd’hui pétage de plomb – dans un contexte nuancé par la présence de la famille, des potes ouvriers de Nick, des enfants surtout, sous le signe de l'amour.
    Ce film est d'abord un merveilleux portrait de femme sensible, à la fois bonne fille pas snob et bonne mère, à laquelle Gena Rowlands donne toutes les nuances de la malice et de la naïveté feinte ou réelle, du besoin de fantaisie et de tendresse, autant que des capacités de s’occuper de la maison et des mômes de façon conséquente. Dès le début on la sent au bord d’un gouffre, autant que son jules accablé de travail sur ses chantiers, en contremaître souvent retenu la nuit. Ils se sont d’ailleurs trouvés, et mutuellement élus, sur un fond de douce folie, plus radical chez elle il est vrai – probablement lié à une réelle faiblesse nerveuse. Or, la mère de Nick, qui n’a jamais encaissé le rapt de son fils par cette femme « bizarre », fera la décision pour son enfermement en institution psychiatrique, avec l’aide du médecin de famille – pouvoirs conjoints, auquel s’allie celui du Pater familias accumulant les gestes « tout faux » malgré sa nature naturelle et pour mieux se conformer à l’image qu’il se fait du chef.
    Cassavetes1.jpgCe qui est également réjouissant, à relever après les « innovations » de Dogma, c’est que le film de Cassavetes soit si pur de toute idéologie et de tout dogmatisme. Dans les compléments, un passionnant entretien avec Michel Ciment confirme d’ailleurs ses priorités en matière d’observation et de jugement, et la philosophie qui la sous-tend. Il y a du Raymond Carver là-derrière, donc du Tchékhov. Ces auteurs-là ne démontrent pas tant qu’ils montrent. Voici le gâchis de nos vies pourries par des normes trop rigides, trop soumises au Système et à ses règles pseudo-morales ou pseudo-religieuses. À la fin d’Une femme sous influence, Mabel étant revenue de l’asile et des électrochocs, la mère de Nick comprend et semble admettre qu’elle est aussi dingue qu’avant et plus aimante encore et que rien n'y fera. De son côté, le pauvre père se voit rejeté par ses enfants jusqu’à comprendre qu’il ne les retrouvera pas sans passer par l’amour de Mabel - et de proposer alors tranquillement de « ranger ce bordel ». C’est cela même : ce film nous aide à « ranger le bordel ». Cinématographiquement cela se fait par des images simples, intimes et chaleureuse (même un chantier peut sembler intime et chaleureux), des plans alternant plages de tendresse et fureur criseuse en cadrages hyper-rapprochés, des hors- champs pour montrer ce qui se montre sans image, bref un film de purs sentiments-sensations qui fait autant mal au corps et à l’âme qu’il fait du bien au cœur…

    Cassavetes5.jpgJohn Cassavetes. Une femme sous influence, 1974. Le film est intégré dans un coffret contenant 5 DVD, avec Shadows, Faces, Meurtre d’un bokkmaker chinois et Opening night, et autant de suppléments très appréciables. Ocean, 2009.

  • Freddy la fronde

    cinéma 

    Freddy Buache , grand passeur du 7e art, pionnier de la Cinémathèque suisse, à Lausanne, vient de nous quitter à l'âge de 94 ans. Retour sur une rencontre datant de son 80e anniversaire.

    Il faut du temps pour devenir jeune », disait Picasso qui n'a jamais cessé de l'être. Et Freddy Buache non plus, sous ses longues mèches chenues d'éternel bohème râleur et passionné, n'a jamais cessé de faire la pige à la décrépitude d'esprit. On attendra, et Lausanne surtout, le lendemain de sa dernière révérence pour le classer monument culturel national, comme il y a droit au titre d'indomptable pionnier défenseur du cinéma. Du moins ce jour peut-il être l'occasion de rappeler, et notamment aux générations d'après 1945, l'aventure personnelle inénarrable et les combats de ce franc-tireur dont l'esprit libertaire éclaire tous les paradoxes.

    Buache7.gifLe fils du cafetier de Villars-Mendraz devenu l'une des références de la défense et de l'illustration du 7e art sur la Croisette de Cannes ou la Piazza Grande de Locarno, disciple de Sartre et d'Edmond Gilliard à 20 ans, cofondateur des Faux-Nez et de la Cinémathèque suisse après sa rencontre décisive avec Henri Langlois, fut à la fois un agitateur culturel intempestif et un bâtisseur tenace sinon rigoureux dans l'archive « scientifique », autodidacte et supercultivé, marginal et ralliant à sa cause des gens de pouvoir de tous les bords, égocentrique comme tous les créateurs et payant de sa personne sans compter.

    Freddy Buache aurait bien aimé défiler, au 1er Mai de ce millésime finissant, sous le drapeau noir. Mais celui-ci n'est plus qu'une relique. Le blues des regrets va pourtant de pair avec l'éclat de rire ou le rebond de révolte du gauchiste jamais aligné, dans la vaste soupente de grand goût qu' il occupe à Lausanne avec son épouse journaliste et écrivain Marie-Madeleine Brumagne, à la Vallombreuse, en cette maison sous les arbres centenaires où vécut Benjamin Constant.

    Mais au fait: comment ce cap des 80 ans apparaît-il à Freddy Buache ? « Ecoutez, lorsque je constate la jeunesse d'esprit de types comme Starobinski, Lévi-Strauss ou Oliveira, qui ont largement passé cet âge, ou que je découvre le dernier film de Chris Marker, je me dis qu' il n'y a pas vraiment de quoi paniquer … Il est vrai que j'ai eu de la peine à sortir de mon activité. Cela s' est d'ailleurs manifesté par une casse, physiquement parlant, puis je me suis remis. A partir de là, j'ai pensé que la meilleure solution, aujourd'hui, était d'opter pour le silence. Nous vivons dans un monde de bavardage où, finalement les seuls qui ont encore un point d'appui sont ceux qui ne parlent pas. Je suis donc devenu de l'ordre des silencieux. Ce qui ne m'empêche pas d'avoir des conversations … avec d'autres silencieux.
    « Je voudrais pourtant ajouter autre chose: à savoir qu' il y a eu, par rapport à ce que j'ai pu faire, une coupure énorme, liée à l'arrivée de la télévision. L'essentiel de mon travail est lié à une époque où un film était une chose rare, qu' il fallait de surcroît préserver de la destruction. Sans avoir l'esprit d'un collectionneur, j'ai dû faire ce travail, qui s' effectue aujourd'hui dans de tout autres conditions. C'est pourquoi il est très difficile de comparer ce que j'ai pu faire avec ce qui peut se faire aujourd'hui. »
    Lorsqu' on lui demande comment il perçoit le monde actuel, Freddy Buache hésite visiblement entre le rejet désabusé, lié au règne de la publicité et du marketing, de la profusion mercantile ou du tout-culturel insignifiant, et un reste d'espoir que lui souffle sa générosité naturelle.
    « Je ne dis pas que tout soit foutu, poursuit-il, mais je reste sceptique devant cette surabondance creuse. Je partage l'idée de Jean-Luc Godard selon lequel la culture relève de la règle, alors que l'art procède de l'exception. Regardez le dernier film d'Angeloupoulos, Eleni. A mes yeux, c'est un œuvre valable pour les vingt ans à venir, mais encore faut-il savoir lire ce film de plans-fixes dans lequel il ne se passe à peu près rien. Résultat: insuccès total ... »

    Il faut rappeler alors, en quelques traits, ce que fut l'époque du jeune Buache.
    « Autant que je me souvienne, et du fait de ma situation sociale, j'ai toujours été révolté. Dans mon coin, inquiétant mes parents qui trouvaient que je lisais trop, j'ai découvert Rimbaud et les surréalistes à l'adolescence et très vite je me suis passionné pour le théâtre et le cinéma, qui ne coûtaient pas cher, fréquenté Le Coup de Soleil de Gilles et, malgré ma timidité, j'aimais faire un tour au musée en sortant du collège ou me pointer à la sortie des artistes pour y rencontrer un Roger Blin. Sartre a pourtant été la grande influence de ma jeunesse, avant la rencontre d'Henri Langlois qui présentait une exposition au Palais de Rumine et grâce auquel, ensuite, j'ai plongé dans le monde foisonnant du Paris d'après-guerre, avec les caves de Saint-Germain-des-Prés et la Cinémathèque française. »

    Choisissant, avec son compère Charles Apothéloz, de rester à Lausanne au lieu de « monter » à Paris, Buache va se trouver mêlé à la vie culturelle lausannoise en participant au premier Ciné-Club et au lancement des Faux-Nez, à l'inauguration légendaire de la Cinémathèque (en présence d'Erich von Stroheim) et à l'animation du journal Carreau où signaient un Edmond Gilliard ou un Charles-Albert Cingria, entre découvertes éclatantes (un Artaud) et polémiques. Plus tard, ce sera la participation à l'établissement d'une loi sur le cinéma, l'aventure de l'E xpo 64 avec Max Bill et son ami Tinguely, Mai 68 au Festival de Locarno qui lui décernera en 1996 son Léopard d'honneur, la Cinémathèque enfin installée à Montbenon — tout cela sans jamais interrompre son soutien aux réalisateurs suisses et son activité de critique de cinéma (dès 1959 à La Tribune de Lausanne, à l'invite de Marc Lamunière qu' il gratifie au passage d'un salamalec chaleureux) et de passeur-prof-conférencier ne désespérant pas de révéler Orson Welles ou Antonioni aux étudiants de la dernière pluie acide.

    Buache8.jpgJamais lié à aucun parti, quoique proche des trotskistes, Freddy Buache n'en a pas moins été, toujours, suspect aux yeux de maints vigiles de l'ordre établi. « J'ai vécu, par rapport au monde, une chose que je ne peux pas laisser de côté, et c'est d'avoir été une victime de la guerre froide », constate-t-il en se rappelant que la moindre rencontre avec tel attaché culturel des pays de l'E st, ou le moindre rendez-vous avec un Godard jamais trop bien rasé, lui auront valu la collection de fiches d'un véritable ennemi de l'Etat. De la même façon, le premier lieutenant Buache aura dû se battre contre une exclusion de l'armée injustifiée selon lui, qu' il affrontera avec l'appui du libéral Fauquex et du radical Chevallaz ...

    cinéma

    De fait, le béret rouge de Freddy la fronde ne l'a pas empêché de frayer avec les humanistes de toute tendance, de Jean-Pascal Delamuraz à Vladimir Dimitrijevic, avec lequel il lança une prestigieuse collection de livres de cinéma à L'Age d'Homme, ou de Luis Bunuel à Claude Autant-Lara, entre tant d'autres. Aux dernières nouvelles, son ouvrage sur Daniel Schmid vient d'ailleurs d'être réédité. En outre, sous le titre Passeur du 7e art, Michel Van Zele lui a consacré un film produit par AMIP, repris dans le double DVD.

    Pour mémoire, rappelons que tous les ouvrages de Freddy Buache consacrés au cinéma ont paru à L'Âge d'Homme.

     

  • Plus noir que neige


    A propos de Fargo, du Rat de Venise et de J'étais Dora Suarez

    Un troubadour, en un vers inoublié, pour célébrer l’immaculée blancheur de sa Dame, disait la neige brune, et probablement pensait-il : noire.
    Mais c’est plus noir que neige sous le soleil assassin, cet après-midi derrière mes volets clos, que je discerne le diamant pur de la cruauté et de tout ce qui l’exprime et la conjure au même instant. Je regarde Fargo après avoir relu Le rat de Venise de Patricia Highsmith, je me rappelle en outre ma fascination pour J’étais Dora Suarez de Robin Cook, et je me demande alors: à quoi tient ce goût du noir qui nous transit de joie féroce ?
    Est-ce un penchant morbide ? Nullement. Une façon de cynisme ou de délectation maussade ? Pas non plus. Non : je crois que c’est une histoire d’enfance. Cela tient sans doute au besoin de l’enfant d’entendre, à l’orée de la forêt de sa nuit, d’affreux contes qui lui permettent d’apprivoiser les présences qui s’y tapissemt, mais il n’y a pas que ça. Il y a aussi cela que le noir exprime les choses telles qu’elles sont, les causes et les conséquences, et qu’au plus noir il appelle à la fois l’effroi et le rire – jamais le sourire : le rire.
    Les enfants ne vous laissent aucune chance lorsque vous leur racontez des histoires: ils sont conséquents. Je ne parle pas des enfants gâtés : je parle des purs enfants de neige noire. Et de toute évidence, le tueur incarné par Peter Stormare, dans Fargo, est un enfant. D’une certaine manière, le marchande de bagnoles que joue William Macy, qui vient de lui demander d’enlever sa femme pour se tirer d’affaire, est aussi un enfant, mais alors : gâté. Il fuit. Il ne veut pas voir les conséquences. De la même façon, les enfants du Rat de Venise de Patricia Highsmith ne peuvent même pas imaginer les conséquences du fait qu’ils aient crevé un œil et coupé deux pattes à un rat passant par là : ils pensent déjà comme des adultes.
    Patricia Highsmith, elle, ne pense pas comme un adulte : elle a le même esprit de conséquence que Peter Stormare qui, quand un flic le chicane, le tue, et quand le corps d’un complice l’encombre, le passe au broyeur sans quitter son expression d’enfant mélancolique. Donc Patricia Highsmith se met à la place du rat, nous fait visiter Venise à hauteur de rat, et fait réagir le rat en rat, qui mange donc au passage la moitié d’un visage de joli bébé simplement du fait que le bébé dégage la même odeur que ses bourreaux. C'est comme ça: le monde est comme ça.
    L’humour des frères Coen dans Fargo est du plus beau noir, comme l’est aussi, mais à la limite du supportable, l’éclat du scalpel de Robin Cook dans J’étais Dora Suarez, qui frise le gore et me semble donc d’un noir moins pur.
    Le plus beau noir peut être panique, mais pas guignolesque. Les enfants gâtés et les adolescents se font peur avec du gore qui n’est que la face inverse du rose pompon, c’est-à-dire qu’il esquive le réalisme absolu cher à l’enfance. Le noir de la neige s’en ressent.
    L’enfance vous regarde foutus cons que nous sommes. Les filles et les pères américains (dans Fargo autant que dans Le secret de Brokeback Mountain) essaient d’arranger les choses autant que les mères, mais les enfants et les rats l’entendent autrement, qui savent comment doit finir l’histoire…


    Fargo des frères Coen. En DVD. // Patricia Highsmith. Le rat de venise. Et autres histoires de criminalité animale à l'intention des amis des bêtes. Calmann-Lévy. // Robin Cook. J'étais Dora Suarez. Rivages poche.

  • Mémorialiste de l’émouvance

    cinéma,littérature


    Rencontre avec Richard Dindoen 2006. À ne pas manquer: la projection de son dernier film, peut-être son chef-d'oeuvre, Le Voyage de Bashô, au cinéma Capitole de Lausanne, le 2 avril à 20h.30.

    L’œuvre de Richard Dindo, riche de plus de vingt films, est à la fois très actuelle et « travaillée » par une (re)lecture extrêmement sensible de vies du proche passé, le plus souvent rebelles, du « traître à la patrie Ernst S. » à Che Guevara, ou des combattants suisses dans la guerre d’Espagne aux étudiants contestataires massacrés au Mexique. Si Dindo a participé à la mouvance du cinéma engagé dans l’esprit de mai 68, ses films ne se sont jamais bornés pour autant à cette dimension politique.

    cinéma,littérature

    L’émotion liée aux destins humainement ou artistiquement exemplaires (Paul Grüninger le sauveteur de Juifs ou Charlotte la merveilleuse imagière déportée, et Max Frisch, Rimbaud ou Kafka, Genet ou le Matisse d'Aragon), la défense de valeurs fondamentales et l’affirmation d’un langage personnel spécifiquement cinématographique, où le sens et la beauté fusionnent, marquent également le travail de ce maître du documentaire qu'il dit lui-même « épique ».

    cinéma,littérature

    - Quel a été votre premier rêve de cinéma ?
    - Je peux dire que je suis un enfant de la littérature et du cinéma. Autodidacte, je me suis fait grâce aux livres, aux films...et aux femmes. J’ai commencé de lire vraiment vers douze ans, pratiquement seul au monde. Ma mère avait quitté la famille, mon père ouvrier n’était jamais présent. Je ne pense pas avoir échangé plus de trente ou quarante phrases avec lui de toute ma vie. Mon cinéma est d’ailleurs marqué par l’absence paternelle. J’étais donc seul, avec un frère, dans une maison vide, et je me suis fait tout seul. C’est ma faiblesse et ma fierté. J’ai donc lu La Guerre et la Paix de Tolstoï à douze ans. A seize ans, j’ai découvert Proust dans une librairie d’occasion. Je vivais dans une maison de jeunes où nous touchions 15 francs d’argent de poche par mois. Je suis tombé sur un texte qui s’intitulait Combray, qui m’a tout de suite fasciné par l’écriture, et je suis assez fier, moi qui n’était qu’un fils d’ouvrier, d’avoir compris cette écriture dont la musique n’a cessé de me hanter depuis lors. Entre Tolstoï et Proust, j’ai été marqué par la lecture d’Hemingway, de Brecht et surtout de Frisch qui figurait le mieux mon rapport à la Suisse. Dès ma vingtième année, lorsque j’ai commencé à rêver de cinéma, j’ai désiré rencontrer Frisch et faire un film avec lui et raconter ce qu’il y a d’autobiographique dans ses romans. Max Frisch était ma figure paternelle. C’est l’homme qui m’a réconcilié avec la Suisse. Le premier Journal m’a tout de suite passionné. Grâce à Frisch je me sentais un peu chez moi à Zurich. Sinon je m’y sentais en exil. Frisch était la personne que j’avais le plus envie de rencontrer dans mon adolescence, comme le père inconnu. Avec Kafka, c’est le seul écrivain de langue allemande avec lequel je me sens absolument familier, dans un rapport filial et fraternel: filial avec Frisch, fraternel avec Kafka. Je crois les comprendre à travers le langage. Sinon je vis dans la littérature française. En langue anglaise, un tel rapport ne s’établit qu’avec Henry Miller. Lorsque je suis allé à Paris, à vingt ans, j’avais deux raisons principales: devenir un enfant de la Cinémathèque et lire Proust en français. J’ai appris le français en lisant Proust. Je n’ai jamais fait d’études.

    cinéma,littérature
    - Fréquentiez-vous le milieu intellectuel ou artistique zurichois ?
    - Absolument pas. J’ai toujours été un sauvage. Lorsque j’ai commencé à faire du cinéma, j’ai rencontré Fredi M. Murer, qui m’a beaucoup aidé au départ. Je n’ai jamais fréquenté aucun milieu. J’ai passé ma vie à faire des films et à courir après les femmes. Mais je vis en dehors de la société. Je lis trop. Par ailleurs, je n'ai aucune ambition sociale.

    - Quels ont été vos premiers chocs, question cinéma ?
    - Je dirai : Huit et demi de Fellini et Vivre sa vie de Godard, vers l’âge de dix-huit ans. Ces deux fois, en sortant de la salle dans la rue, le monde me semblait avoir changé - la couleur du monde me semblait avoir changé. A partir de là j’ai commencé de rêver de cinéma, de penser cinéma.
    - Votre premier rêve a-t-il immédiatement été le documentaire ?
    - Oui. Je suis un enfant de la fiction. Mais un fabricant de documentaires. Je ne sais pas inventer une histoire. L’imaginaire ne m’intéresse pas. En plus, je n’avais pas le bac. Aucune formation .Aucune école de cinéma ne m'aurait accepté. Mais  j’avais vu Pierrot le fou en allemand. J’ai compris la nouveauté, la radicalité de ce film. Et j’ai décidé de venir à Paris, à cause de Godard. J’ai appris que les cinéastes de la Nouvelle Vague allaient à la Cinémathèque. Donc j’ai décidé d’y aller à mon tour. Sur quoi j’ai rencontré une femme qui m’a nourri et logé. Je n’ai jamais travaillé. Pendant des années, je n’ai fait qu’aller au cinéma et lire. Mon film sur Kafka sort ainsi du cinéma classique : de John Ford et de Hitchcock. Je suis un homme de la deuxième nature. Nietzsche disait qu’il y avait une première nature, fixée par le hasard de la naissance et de l’éducation, après quoi se construisait la deuxième nature, par choix personnel, souvent dans une autre culture. J’ai choisi la culture française et de devenir un autre, d’une certaine manière. A ce propos, mon Rimbaud est maudit en France, parce qu’il va contre le cliché. Sauf à l’anniversaire de Rimbaud, à Charleville, où il a fini par être accepté, mon Rimbaud n’a pas eu une projection publique depuis 1991.  Le Kafka aura probablement le même sort en Allemagne. C'est que je détruis l'image convenue de Rimbaud et de Kafka.

    medium_Dindo1.2.jpg- Et la fiction là-dedans ?

    - J’ai raté un film sur la guerre d’Espagne, parce que je n’ai pas suivi ma première idée. Dès qu’on commence à hésiter, on perd sa conviction. En 1982, je suis allé en Espagne avec le fils d’un combattant d’Espagne, Je voulais faire ce film en super-8 et puis j’ai pris un acteur et j’ai détruit ce film avec un acteur. Là j’ai compris que je suis né pour le documentaire. Mais un documentaire débordant, un documentaire qui cherche sa propre fiction. Je crois que le documentaire est limité, qu’on déborde forcément par la fiction.

    medium_Kafka.jpg- Quel est l’origine du film sur Kafka ?
    - Durant toute mon adolescence, j’ai eu envie de marcher sur les pas de l’écolier Kafka. Il raconte ce chemin dans une lettre à Milena, et j’aurais toujours voulu le refaire. Cela m’a pris presque quarante ans. Je connais ce chemin par cœur. Lorsque j’ai envie de connaître vraiment quelqu’un, je fais un film sur lui. Pour moi, faire du cinéma consiste à rencontrer des gens et des paysages, puis de mémoriser ces rencontres et ne plus jamais les oublier. Je suis attaché au lieu de mémoire. Le lieu de mémoire est forcément émouvant. C’est pour ça que je dis mon cinéma cinéma de l’émouvance. C’est peut-être bête, mais je suis ému de savoir que Kafka a vécu dans cette maison. Pour moi, la mémoire est fondamentalement émouvante. Je travaille sur cette émotion. J’ai attendu longtemps de faire ce film car j’essaie d’enrichir mon territoire de cinéaste avec chaque film. Chaque fois je vais plus loin. J’ai toujours une vingtaine de projets en tête. Je rêve parfois mes films des décennies à l’avance. Moi qui suis très impatient, j’attends le bon moment pour faire un film juste par rapport à mes moyens. Chaque film est un élément de l’œuvre. Chaque film a sa place dans l’oeuvre. D'ailleurs je commence à ressentir un contentement à l’idée que j’ai créée une œuvre qui tient debout.

    cinéma,littérature

    - Comment construisez-vous un film comme le Kafka ?
    - C’est totalement intuitif, mais j’ai en moi une logique de montage, que j’ai acquis en 35 ans d’expérience. J’ai toujours monté mes films moi-même. L’idée principale du Kafka, c’est les acteurs. L’idée-clef est ici l’acteur. Je travaille sur la parole des morts. Je réveille les morts et les fait mourir. Le jeu des surimpressions mime cette arrivée et cette disparition permanente des protagonistes et correspond à une réflexion sur la résurrection par la parole. « Par où commence le monde, par la parole ou par l’image ? », se demande le poète Edmond Jabès. Les gens du cinéma essaient toujours de nous faire croire que le cinéma se réduit à des images qui bougent, et donc que le monde a commencé par l’image. Moi je crois qu’il a commencé par la parole. Avec Kafka, comme avec Rimbaud, j’ai choisi un certain nombre de phrases qui sont des phrases que je rêve moi-même à travers Rimbaud ou Kafka, qui les définissent. Je travaille comme un analyste écoute son patient. Je pense que l’apprentissage de l’autre commence par la parole. Vous ne sauriez jamais rien de quelqu’un en ne faisant que le regarder. L’image ne dit rien de vous. Mon cinéma est un travail de lecture. Chaque phrase est objet de lecture. L’image devient parlante par tout ce qu’on en sait à travers la parole : ainsi du visage de Kafka. Bien entendu, il y a déjà des images dans le texte, et des paroles dans l’image.  Dans un documentaire sur un mort, il n’a que la parole, les paysages et les documents. Comme les témoins oculaires étaient morts, je les ai remplacés par les acteurs. Enfin, je donne des choses belles à entendre et à voir dans le film.
    - Qu’est-ce pour vous que la beauté ?
    - C’est une longue histoire. Moi, fils d’ouvrier, j’ai compris ce qu’était la culture à Bagdad, il y a très longtemps. Je me suis retrouvé, à vingt ans, au musée national de l’Irak, tout seul. Là j’ai compris ce qu’était la culture en regardant les magnifique figurines d’albâtre de l’époque sumérienne. J’ai compris que la culture signifie fabriquer de beau objets qui sont en même temps des objets de mémoire. C’est ça pour moi la culture : la beauté et la mémoire. Ce que nous pouvons savoir de Sumer tient à cela, Je crois beaucoup aux objets qui ne périssent pas.
    - Quels sont vos rapports avec l’écriture ?
    - J’écris un journal, à la manière de Léautaud, représentant des milliers de pages et que seules mes filles liront un jour. J’écris beaucoup, en outre, autour de mon travail.
    - Qu’est-ce qui lie l’ensemble de vos films si divers ?
    - Contrairement à ce qu’on croit, je travaille toujours dans l’émotion, et c’est pourquoi je revendique la filiation d’un John Ford. Par ailleurs, je suis un homme à projets. Je rêve mes films à l’avance. Le moteur de mon existence, à travers toutes les tribulations, c’est le projet : le rêve d’un prochain film. Comme je n’ai aucune ambition sociale, c’est le projet qui me donne de l’énergie.

    cinéma,littérature
    - Quel est alors votre projet actuel ?
    - J’aimerais faire un film grand public, sur des Américains qui pensent qu’il faut coloniser Mars. Ce serait à la fois un constate de situation sur tout ce qui nous attend sur terre, en termes de catastrophes, et l'aperçu de ce rêve fou de recréer une Amérique sur une autre planète Ce ne sera pas une fiction mais un documentaire en partant de portraits de gens que je vais rencontrer aux Etats-Unis. (Zurich, le 12 janvier 2007)

    (Cet entretien, à l'état d'émincé, a paru dans l'édition de 24 Heures du 17 janvier 2006. En 2016, Richard Dindo préparait un film sur le poète japonais Bashô.)


    Richard Dindo en 10 dates

    1944 Naissance à Zurich. Origine italienne. 1964 Débarque à Paris. « Etudie » le cinéma à la Cinémathèque.1970 Premier film : La répétition.1977 L’exécution du traître à la patrie Ernst S, avec Niklaus Meienberg. 1981 Max Frisch Journal (I-III), avec l’écrivain.1986 El Suizo, un Suisse en Espagne. Seule fiction, « raté » selon Dindo…1991 Arthur Rimbaud, une biographie. Film « maudit » en France.1997 L’Affaire Grüninger. Portrait d’un résistant.1999 Genet à Chatila.2003 Ni olvido ni perdon. Dernier film « politique ». Liste à compléter...

  • Brando le mouton noir

    Avec Le bel obèse, Claude Delarue  signe un livre à la fois captivant, cinglant, amusant, émouvant, profond sans jamais peser.

    16281552.jpgQui fut vraiment Marlon Brando ? L’un des plus grands acteurs du XXe siècle ? Certes, mais encore ? Un mufle odieux à ses heures ? Sans doute. Un mégalo dépressif chronique ? Sûrement. Un interprète génial crachant sur le cinéma ? Un tombeur de femmes crachant sur le sexe ? Un boulimique à jamais inassouvi ? Un rustre capable de respect humain ? Un révolté sincère mais incompris ? Un extravagant ascète à sa façon ? Tout cela et bien plus, autant dire la complexité tordue faite homme, immense comédien et mec perdu : monstre fragile.

    Or son autobiographie en dit-elle beaucoup plus que la douzaine de bios qui lui ont été consacrées jusque-là ? Et que peut nous en apprendre un roman ? La réponse  est dans Le bel obèse, le plus extraverti (en apparence) et le plus puissant des romans de l’écrivain genevois de Paris, qui « sculpte » un grand fauve humain, aussi attachant qu’indomptable, dans la masse mouvante d’une destinée «inventée» mais toujours plausible, entre deux femmes et un ami constituant eux aussi de magnifiques figures romanesques.

    1033389664.jpgQu’est allé chercher Brandès sur l’île suédoise de Fårö cher à Bergman, où il se planque seul dans une propriété en bord de mer ? Est-ce en hommage au cinéaste qu’il adule en regrettant de n’avoir jamais joué pour lui ? A d’autres ! pense Laure Danielli, quadragénaire italo-franco-américaine qui vient de s’installer dans une grande maison toute proche de celle du «monstre», avec lequel elle a un compte à régler depuis plus de vingt ans. Humiliée sur un lieu de tournage par «l’Empereur», la jeune actrice qu’elle voulait devenir a sombré dans l’autodestruction avant de rebondir dans la fabrication de romans dont le succès international l’étonne la première, car elle se trouve plutôt médiocre romancière. Sa propre présence à Fårö, où elle a racheté la demeure du mari architecte d’une amie de jeunesse, est liée à ce passé, et comme une connivence teigneuse s’établit dès sa première visite à Brandès, qu’elle aide à se couper les ongles des doigts de pieds (pas facile pour un gros tas de 130 kilos) avant de lui offrir de l’aider à rédiger son autobiographie. Dans la foulée débarque une espèce de vieil hippie, porteur d’une drôle de sacoche tissée au mystérieux contenu : David pour son vieil ami Brandès, l’inoubliable Alkan pour ses anciens étudiants du Collège de France où il enseignait l’ethnologie, censé rejoindre l’acteur avec l’une des rares femmes qui aient à peu près « dompté » le fulminant étalon. Mais Emerinda Ullman n’est pas là, ou pas tout à fait. Car son fantôme, et pas seulement, apparaît parfois à Brandès, lequel a loué cette maison (où elle a passé son enfance) pour se racheter d’on ne sait encore quoi. On le verra : mais gardons-nous d’en «raconter» plus…

    S’il a les ingrédients d’un thriller, avec des « scènes à faire » carabinées, Le bel obèse impressionne pour d’autres raisons que l’« efficacité » : c’est que tout y sonne humainement vrai, jusqu’au grotesque spectaculaire qui va si bien à Brandès-Brando (son « vrai nom », issu de l’alsacien Brandeau…) et au tragi-comique grinçant dans lequel baignent quatre personnages hors norme en quête d’eux-mêmes et en proie aux mêmes démons : la solitude, le manque d’amour, le vieillissement, le besoin compulsif de créer, la maladie et la mort qui font les folles sur le carrousel du Happy End.

    Il n’y a actuellement, parmi les romanciers suisses, que Martin Suter (notamment dans le splendide Small World) pour combiner, avec autant de maestria, un scénario si captivant et un « sous-texte » si riche, des personnages si fouillés et une masse d’observations si pénétrantes sur l’époque, la « vraie vie » et ses illusions, la comédie humaine et les à-pics qui la cernent, l’émotion pure enfin d’un dénouement à chialer. Solidement ancré sur ce rivage nordique où Rabelais broute des fraises sauvages avec des moutons menacés de tremblante, riche d’évocations lyriques, tour à tour grinçant et poignant, scabreux parfois mais avec une sorte d’élégance, le sourire du désespoir aux lèvres, Le bel obèse, sans peser, a le poids des grands livres…    

    2098775535.JPGClaude Delarue. Le bel obèse. Fayard, 357p.

    Cet article a paru dans l’édition de 24Heures du 15 avril 2008.

     

     

     

  • Godard in Progress

    Godard35.jpg

     

    À propos de Film Socialisme, quand on était encore avant Adieu au langage...
    (Dialogue schizo)


    Moi l’autre : - Alors ce dernier Godard ? BONUS ou MALUS ?


    Moi l’un : - Je me réjouis de ce que tu me poses la question dans ce langage binaire débile, que JLG a tourné en dérision dans son dernier Vrai/Faux passeport de 2006. Et je te réponds d’un clair et net BONUS. Pour ma part, et bien que me sentant plus proche de Fellini ou de Bergman, de Cassavetes, de Sokourov ou du dernier Cavalier, je dirai de ce film qu’il est essentiellement intéressant.


    Moi l’autre : - Intéressant ? Pas plus que ça ?


    Moi l’un
    : - J’ai bien dit « essentiellement », au sens d’un intérêt fondamental. Comme Michel Butor disait à Bernard Pivot, quand celui-ci lui demandait pourquoi il avait consacré trois livres à Balzac : parce que Balzac est intéressant. On retrouve d’ailleurs Balzac dans Film Socialisme, qui suscite l’intérêt d’une jeune fille sous l’œil imperturbable d’un lama...


    Moi l’autre : - Et que raconte donc ce film ?


    Moi l’un : - À peu près rien qui participe de ce qu’on appelle une « story » ou du traitement développé de personnages, lesquelles se réduisent à des présences atomisées : un jeune photographe sur un paquebot et une jeune fille russe en quête de passé, un philosophe (Alain Badiou) donnant une conférence devant un auditoire vide et une chanteuse à guitare (Patti Smith) apparaissant le temps d’à peu près quinze secondes, un enfant blond et un lama, deux perroquets au tout début et une chouette vers la fin, plus une foule humaine allant et venant, se livrant tantôt à l’aérobic et tantôt à la messe catholique, ainsi de suite.


    Moi l’autre : - Donc ça ne « raconte « rien…


    Moi l’un
    : - Au contraire, cela raconte énormément, à cela près que la narration se trouve modulée par des images et des paroles dont l’interaction constante cristallise en forme mouvante et constamment critique. Ce qu’on appelle les belles images déferlent littéralement et sont à tout moment zappées, comme les citations ou les dialogues dont on perd la moitié dans le bruit du monde. Il y a là comme un coïtus interruptus sémantique et poétique de chaque instant, mais qui ne frustre pas pour autant dans la mesure où il dit quelque chose de notre monde où tout est également zappé sauf à tomber sous le coup de notre arrêt sur image, qui recèle souvent un leurre. Au demeurant, les images se constituent bel et bien en tableau en mouvement, même si tout cliché implose dès qu’il apparaît, tout ça module une musique qui est à la fois poème et peinture et nous touche « direct au système nerveux », comme le disait Philippe Sollers à propos du peintre Francis Bacon…


    Moi l’autre : - Pas trop prise de tête tout ça ?


    Moi l’un : - Ca pourrait l’être évidemment, et j’imagine les conversations graves à la sortie de la salle, mais on peut le prendre plus légèrement. En ce qui me concerne, j’ai accueilli la chose sans réfléchir, comme une suite d’images dont beaucoup seront peut-être du genre subliminal, à se révéler après coup. On a beaucoup parlé de la déconstruction sous l’angle de la critique, mais il y a finalement assez peu d’œuvres qui se déconstruisent réellement dans le temps et l’espace, comme ce film dont le langage s’affirme en se contestant et se consumant pour ainsi dire, sauf dans sa partie centrale plus théâtrale et plus mystérieuse, qui se joue dans un garage français, autour d’un enfant blond. Cet enfant blond, qui porte un pull aux armes de l’Union soviétique, est un député français en puissance. JLG ne souligne pas, et d’autant moins que le môme est adorablement blond et doucement invasif, dans un milieu que le père dit en déficit d’amour, mais là encore tout flotte tandis que la jeune fille lit Balzac. On se gardera de trop disserter à ce propos, mais j’aimerais bien entendre JLG parler de la divinisation des enfants blonds dans le monde actuel, et de l’infantilisme du cinéma nouveau, entre autres…


    Moi l’autre : - On a parlé du dernier film de JLG…


    Moi l’un : - Je n’en sais rien, mais ce qui est sûr est que Film Socialisme n’est pas un ouvrage de ringard tirant l’échelle derrière lui. C’est un film mélancolique et tendre à la forme extraordinairement inventive, qui devrait donner envie aux jeunes cinéastes de faire des films personnels. Comme il est, je ne le prends pas du tout comme un film testamentaire, plutôt comme le dernier élément d’un Work in progress. E la nave va…

  • De brûlants icebergs


    Icebergs10.JPGIcebergs, premier court métrage de fiction de Germinal Roaux, 2007.

    L’art d’un jeune cinéaste ne s’évalue pas souvent en deux plans trois séquences, et c’est pourtant l’évidence d’un grand talent personnel qui saisit à la vision d’Icebergs, premier court métrage de fiction de Germinal Roaux, qui obtint l’an dernier le prix Action Light du meilleur espoir suisse au Festival de Locarno et le prix de la Relève pour le meilleur court métrage 2007 aux journées de Soleure, entre autres distinctions revenues à ce réalisateur romand de 33 ans.
    Icebergs9.JPGIcebergs1.JPGDans le labyrinthe urbain dont le premier espace est une barre de banlieue comme enserrée elle-même dans une enceinte de béton, où les voix résonnent clair et dur, Rosa, qui s’éveille dans l’intimité d’un gros plan très doux avant d’enfiler son survêt de fille à la coule, illico coiffée de son écouteur à rap, puis de rejoindre son amie Céline au rouge à lèvre excessif (elle le lui dit et l’autre rectifie recta, bonne fille), s’aperçoit dans le métro qu’on lui a fauché son phone, dont elle repère bientôt le probable voleur en la personne d’un jeune beur visiblement stressé aux yeux de gazelle qu’elle traque dès l’arrêt, avec sa camarade, jusque dans les chiottes messieurs de la gare voisine où elle obtient bel et bien ce qu’elle voulait. La petite furie, d’un regard, a pourtant « kiffé » son bandit, la chose n’a pas échappé à Céline, gredin qu’elle retrouvera en fin de course dans la rame du métro de retour, alors qu’il vient de piquer le portable d’une passagère...
    Icebergs4.JPGL’argument est mince et très significatif à la fois, genre fine nouvelle d’Annie Saumont ou du Vincent Ravalec des débuts, mais le film le traite avec une rapidité et une délicatesse de touche sans faille. Icebergs8.JPGChaque plan dit quelque chose, les jeunes acteurs (Marie Bucheler parfaite en Rosa, Xila de Blasi et Leandro Silva, non moins convaincants dans les rôles de Céline et Kader) sont remarquablement dirigés, l’image est belle sans donner jamais dans l’esthétisme ou la grisaille misérabiliste, le jeu des plans suit un mouvement fluide et « construit » l’espace avec une sorte de grâce naturelle et rigoureuse, le détail des observations sur le milieu est d’une constante justesse et la dialogue aussi, elliptique et codé, rend compte de cet univers aux parents invisibles ou réduits à des voix (un seul voisin fait figure de râleur patenté), sans que rien de plus ne soit dit. En 14 minutes intenses, Germinal Roaux fait bien plus qu’un exercice de style : il signe un vrai film d’une imposante maîtrise. Pour le climat affectif et la "couleur" du noir et blanc, Icebergs rappelle un peu Les coeurs verts d’Edouard Luntz (1965), sans qu’il s’agisse ici de « cinéma vérité ». Roaux.jpgSi vérité il y a bel et bien, elle passe par le geste et l'extrême sensibilité du filmeur et des jeunes acteurs, plus que par le « document ». C’est pourtant par le documentaire que Germinal Roaux s’était fait connaître, en 2004, avec la mémorable évocation de la vie d’un jeune trisomique, intitulée Des tas de choses. Un pas de plus est fait avec Icebergs. On attend la suite avec une ardente (et confiante) impatience…
    CAB Productions, 14min. On peut voir le film sur le site de Germinal Roaux: http://www.germinalroaux.com/

  • Irrécupérable poésie

    494984844.jpg

    Pasolini en dialogue posthume. En mémoire de la terrible nuit du 1er novembre 1975...

    «Je sais que la poésie n’est pas un produit de consommation ; je vois bien ce qu’il y a de rhétorique dans le fait de dire que même les livres de poésie sont des produits de consommation, parce que la poésie au contraire échappe à cette consommation. Les sociologues se trompent sur ce point, il leur faudra le reconnaître. Ils pensent que le système avale et assimile tout. C’est faux, il y a des choses que le système ne peut ni assimiler, noi digérer. Une de ces choses, je le dis avec force, est la poésie. On peut lire des milliers de fois le même livre de poésie, on ne le consomme pas. Le livre peut devenir un produit de consommation, l’édition aussi ; la poésie, non »…

    Ainsi parlait Pier Paolo Pasolini en 1969 à New York, répondant aux questions pertinentes de Giuseppe Cardillo, dans un entretien traduit par Anne Bourguignon et qui constitue un document réellement éclairant, à la fois sur la démarche de l’écrivain-cinéaste et sur l’esprit de l’époque.

    Cela me semble en effet très « époque » de s’attacher pareillement au caractère irrécupérable de tel ou tel objet de création, et de privilégier ainsi « la poésie ». Mais il faut lire l’entier de l’entretien, et le rapporter à l’ensemble de l’œuvre et aux réflexions de cet artiste cherchant à tout moment à « théoriser » le magma de sa complexion éminemment contradictoire en butte au chaos du monde, pour mieux saisir la tournure de cette affirmation, qui vaut autant dans la postérité de Rimbaud et Baudelaire que dans celle d’Antonio Gramsci.  

    Ce présent entretien fut capté lors du deuxième voyage de Pasolini aux States, après une premier contact en 1966 qu’il vécut avec enthousiasme, fasciné par la ville et saisi « par la ferveur morale de la contestation américaine en marche et par la découverte d’une forme d’esprit démocratique, inexistante en Italie ».

    En 1969, après une activité artistique intense (notamment avec Théorème et Porcherie) et de vifs démêlés idéologico-politiques liés à sa critique de la «fausse révolution» en Italie, Pasolini se trouve dans une période de remise en question dont les tenants socio-politiques (sa déception de marxiste assistant, à l’avènement d’une société consommation nivelant à peu près tout, et notamment le peuple du sous-prolétariat qui inspira ses premiers livres, dont Ragazzi di vita, et ses premiers films, au nom du bien-être généralisé) et les aboutissants éthiques et artistiques sont clairement détaillés.

    S’il y avait du militant «éducateur» et du provocateur chez Pasolini, c’est en poète, «irrécupérable» selon lui-même, en artiste polymorphe, que Pasolini s’exprime ici : sur le cinéma (et plus précisément celui de Godard, qu’il admire sans partager ses options esthétiques), sa conception religieuse de la réalité (hors des églises et même de la foi), les parfums de son enfance, sa première conscience politique (éveillée par la condition des paysans frioulans) et, surtout, l’importance radicale, voire sacrée, du style, à propos duquel il dit une chose à mes yeux essentielle, à la fois au regard de son œuvre et d’une approche incessamment irrécupérable de la réalité, tous genres confondus du moment que la poésie éclaire nos « minutes profondes » en toutes langues et formes : « Voilà la grande affaire : la réalité est un langage. Pour moi, je vous l’ai dit, la réalité est hiérophanie – elle l’est de façon sentimentale et intuitive – et si vous suivez mon raisonnement, tout est étrange, la réalité n’est plus une hiérophanie mais une hiérosémie, autrement dit un langage sacré »…

    L’inédit de New York, entretien de Pier Paolo Pasolini avec Giuseppe Cardillo. Traduit de l’italien par Anne Bourguignon. Préface de Luigi Fontanella. Editions Arléa, 92p.

     

  • Kids latinos

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    Wassup rockers de Larry Clark. Quand Houellebecq se trompait de cible...


    La suite de constats que Larry Clark a établis, de Kids à Billy et de Ken Park à Wassup rockers, sur les youngsters américains et leurs tribulations dans les zones plus ou moins sinistrées de la société contemporaine, se constitue en fresque acide, à la fois affectueuse et polémique, amère et lyrique. D’aucuns, à commencer par Michel Houellebecq dans La possibilité d’une île, ont taxé le réalisateur rebelle de complaisance dans sa façon de filmer les ados, comme si l’attention qu’il portait à tous les aspects de leur vie en faisait un pervers, ou comme s’il était a priori du parti des «jeunes» contre les «vieux». Or s’il est vrai que Larry Clark n’est pas neutre, et non moins évident qu’il aime les gamins qu’il observe, il me semble que c’est un bien mauvais procès qu’on lui intente. A ceux qui lui reprochent d’accuser le trait, notamment dans Ken Park, on peut répondre que la société qu’il observe n’accuse pas moins le trait, si l’on peut dire, et qui connaît un peu les States (où nous vivons d’ailleurs de plus en plus nous-mêmes) ne peut que retrouver, dans ses films, le mélange de cauchemar climatisé et de griserie suave, de facilité toute lisse et de violence brute, d’ennui hagard et de conformisme lancinant qui font que beaucoup pètent les plombs, comme on dit.
    Les kids latinos de Wassup rockers sont tous de braves garçons, qui n’aiment rien tant que se griser de vitesse sur leurs rollerskates lancés le long des rampes bien larges ou bien pentues des collines de Beverley Hills. Ce n’est pas à vai dire leur quartier, même qu’ils en ont été chassés à plusieurs reprises, ces ratons échappés du ghetto de South Central où l’un des leurs vient de se faire flinguer en plein jour on ne sait pourquoi, probablement pour une affaire de drogue, ils se signent en bons cathos quand ils se recueillent en passant sur sa tombe, ils fréquentent le collège où les relations avec les blacks sont aussi «limites» qu’avec les blancs nantis, enfin ils se défoulent en jouant un rock fait de vociférations de chiens fous.

    L’entrée en matière est un peu flottante, comme leurs cheveux et leurs jeans, mais la tension monte après que les compères, allumés par un flic suintant de mépris (comme tout le monde semble l’être dans les beaux quartiers à l’endroit des Latinos, sauf celles et ceux qui ont envie de s’en «faire» un) se mettent à fuir dans le dédale inextricable des propriétés friquées, tombant d’une party surfine à une autre et se mêlant plus ou moins aux noceurs avant de poursuivre leur folle cavalcade. Celle-ci ne va pas sans dommages collatéraux, une grande folle tordue et une beauté cuitée resteront sur le carreau avant qu’un des kids ne se fasse tirer comme un lapin par un vieux crocodile à la Charlton Heston, mais ces morts ne pèsent pas beaucoup plus lourd que les victimes quotidiennes des gangs, à South Central, où la vie dangereuse continuera demain pour les rescapés.
    Dans la foulée, comme un symbole physique d’une situation générale à laquelle se confrontent aujourd’hui les States, on retiendra la scène tendre et si parlante du dialogue entre deux mondes que vivent tel loulou à longs crins, déjà torse nu, et la jolie fille de milliardaire qui l’a attiré dans sa chambre-bonbonnière toute rose, lui bien pataud avec ses mots de pauvre et elle genre Barbie Hilton cherchant à comprendre comment on vit «là-bas» dans le ghetto - tout cela baigné de sourires doux et de gestes câlins, en éclaircie apparente où le malentendu est cependant perceptible dans sa pleine réalité, à fleur de peau.
    Cela encore: que les kids latinos de Wassup rockers jouent tous leur propre rôle, comme les blousons noirs des Cœurs verts, ce film typique du cinéma-vérité français des années 60, dont Larry Clark relance la pratique à sa façon, dans une forme à vrai dire plus élaborée, plus dramatique, politiquement plus chargée de sens et traversé par un souffle lyrique qui en compense la désespérance.

  • Le sacre des instants


    Rencontre avec Alain Cavalier.Cette année, le Sesterce d'or Prix Raiffeisen Maître du Réel sera décerné au réalisateur français Alain Cavalier, en hommage à l'ensemble de sa carrière. Y seront présentés, en première mondiale ses Six Portraits XL durant le Festival Cinéma du réel, du 21 au 29 avril 2017!

    L’homme est la seule créature, consciente de ses fins, qui éprouve le besoin de noter ce qui lui arrive au jour le jour, comme pour conjurer sa disparition. La démarche d’Alain Cavalier dans Le filmeur évoque d’ailleurs, à tout moment, ces sentiments élémentaires que sont la peur de la nuit, l’angoisse face à la maladie ou la mort, autant que l’émerveillement devant la nature ou la simple joie d’être au monde, tels que l’homme de Lascaux les a probablement ressentis.
    C’est chez les Cavalier, à Paris, dans une pièce tapissée de masques d’animaux et d’affiches de films, que Françoise Widhoff, épouse du réalisateur et collaboratrice de l’ouvrage, dont elle est en outre une figure omniprésente, nous a projeté Le filmeur, qui se déroule en partie en ce lieu même.

    Après cette immersion dans une vie entièrement dévoilée, quoique toujours pudique, Alain Cavalier nous a rejoints, qui passe toutes ses matinées du côté d’Aubervilliers à filmer, à présent, un homme de cheval en la personne de Bartabas. A nos pieds se dandinait la petite poule de soie noire qu’on voit dans Le filmeur, comme si la vie captée par les images poursuivait son cours «hors champ» alors que, dans un reportage photographique qu’elle tenait en mains, Françoise Widhoff (qui découvre au cours du film son ascendance ukrainienne et juive) nous montrait un petit cheval à sept pattes victime de la contamination de Tchernobyl…
    Or Alain Cavalier détaillait maintenant l’origine de sa démarche: «J’ai toujours été porté à noter ce qui me semble le propre de la vie qui va, détail émouvant ou cocasse, qu’il me semblait intolérable de laisser se perdre, et que j’ai longtemps capté par l’écriture. Ensuite, avec l’usage de la caméra numérique, cette ressaisie s’est inscrite dans ma pratique de cinéaste, dès l’époque de Thérèse».
    C’est en effet au cours des essais préparatoires de Thérèse, qui a marqué un tournant dans sa carrière, qu’Alain Cavalier a découvert un type de relation, entre filmeur et filmé, qui devait l’amener à sa nouvelle méthode, telle qu’elle se développe dans René ou la magnifique série de ses portraits de femmes au travail. Ainsi a-t-il passé, sans le moindre regret insiste-t-il, et sans retour envisagé, d’un cinéma traditionnel, avec acteurs et équipe de tournage, à une pratique radicalement simplifiée, du point de vue logistique, mais qui lui permet d’aller à la pointe extrême de son expression poétique.
    «La seule loi absolue que je m’impose, dans ma façon de faire, est le son direct. Je ne suis pas encore tout à fait satisfait de ma façon de parler en même temps que je filme, mais le collage ou la retouche sont exclus».
    La grande beauté, jamais esthétisante, et les surprises constantes, l’humour irrésistible aussi du Filmeur tiennent d’ailleurs à cela: que l’image et la parole «dialoguent» en vivant contrepoint. Diverses séquences, à commencer par la scène de la mendiante voilée de noir se tenant littéralement à plat ventre sur les Champs-Elysées, puis fonçant sur le filmeur, semblent construites, alors qu’il n’en est rien.

    «Ma seule ruse, en l’occurrence, a été de filmer cette mendiante, que je soupçonne d’être une lépreuse, en la cadrant de profil. Ensuite, quand elle m’a repéré, je me suis éloigné pour la recadrer de face, au téléobjectif…»
    De telles «prouesses» sont pourtant rares dans Le filmeur, alors qu’y foisonnent les tableaux en mouvement, au fil d’une véritable mélodie de plans. «Le cinéma est cela même à mes yeux: c’est le passage d’un plan à l’autre. En outre, par rapport à l’écrit et donc aux mots, je crois que cet art est qualifié pour dire le réel de l’instant et le magnifier à sa façon. Si vous dites le mot pluie, vous imaginez un phénomène général. Tandis que la pluie du film, fusillant le bambou que vous voyez là, est une pluie unique, si j’ose dire…»
    Uniques aussi: le visage de son père mort; la voix de sa mère hors champ dans la lumière belle, qui chantonne le prénom de son fils ou se rappelle ses moments de bonheur; le sourire de sa femme revenant d’endoscopie dans un bistrot plein d’animation; son propre visage défiguré par la troisième opération d’un cancer de la peau; l’ oraison funèbre qu’il improvise dans les toilettes d’un café à son ami Claude Sautet; ce que nous vivions lorsque tous nous avons appris l’attentat du 11 septembre; enfin la «petite aube aux doigts de rose» de certains éveils, et tant d’autres  «uniques» instants que Le filmeur sacralise…


    La série des Portraits de femmes réalisés par Alain Cavalier est disponible en DVD.

  • Le filmeur


    Chez Alain Cavalier.

    A Paris. Brasserie Saint-Michel, ce jeudi 13 avril 2007. – Un compère de blog, dit l’Ornithorynque, a cru me repérer l’autre jour vers la place Saint-Sulpice, alors que je me trouvais encore par les hauteurs enneigées, mais nous aurions pu nous croiser ce soir à tel ou tel coin de rue du Quartier latin, si je n’aspirais à l’instant qu’à griffonner seul dans mon coin, planqué dans cet angle mort de terrasse de café de la place  Saint-Michel, restant encore sous le coup de ma rencontre de ce midi avec Alain Cavalier et, la précédant, de la découverte de son fameux Filmeur que sa compagne m’a fait visionner dans leur repaire d’artistes aux murs ornés de masques animaliers.

    Comme je m’y attendais, Le filmeur m’a constamment touché, et parfois bouleversé (la mort du père et les derniers temps de la mère, le cancer de la peau du filmeur ou l’intimité vécue au jour le jour avec sa femme), suscitant en moi quantité d’échos très personnels et d’autant plus que nous percevons les choses et les restituons, lui par l’image et le son direct, moi par l’écriture, dans une sorte de phénoménologie sensible assez comparable, où les lumières et les épiphanies quotidiennes comptent plus que les événements du monde extérieur. Cela étant, celui-ci interfère aussi dans Le filmeur, comme lorsque, au soir du 11 septembre 2001, sa mère vivant ses derniers jours en chantonnant « Alain, Alain, Alain… » dans la pièce voisine, il recopie au stylo sur une feuillet jaune les mots d’un des passagers des avions kamikazes : « Ils ont des cutters et nous n’avons que les couteaux en plastique de nos plateaux-repas, je crois que nous allons tous mourir », etc.

    Alain Cavalier a choisi de filmer, dix ans durant, seul et toujours en son direct – excluant donc toute retouche et toute pièce rapportée -, la vie qui va au jour le jour : son père cadré en gros plan qui râle contre sa mère, sa femme revenant de biopsie dans le troquet bruyant où il l’attend tout anxieux, une mendiante voilée de noir à plat ventre sur les Champs-Elysées, la pluie fusillante sur le bambou de la cour, les vers se tortillant qu’on offre au corbeau, un ami jouant Bach sur le rythme des cloches voisines, le couple se racontant ses rêves au réveil, le dos de sa femme, ses pieds à lui qu’observe son petit-fils, les lumières de chaque saison, une brève oraison funèbre à l’ami Claude Sautet dans le cabinet turc d’un bistrot – bref, ce qu’on appelle les choses de la vie mais révélée à tout coup sous une lumière nouvelle par le jeu combiné de l’image et de la « rumeur » captée dans l’instant.

    Quand il m’a rejoint après la projection, débarquant d’Aubervilliers où il filme tous les matins l’homme-cheval Bartabas, Alain Cavalier me semblait juste sorti de son film, ou bien c’était moi qui venais d’y rentrer, et la petite poule de soie, présente elle aussi sur la pellicule, picorait sa salade à nos pieds en me vrillant des regards courroucés avant que Madame, absentée un moment, ne revienne avec un livre consacré à Tchernobyl pour nous montrer, horrifiée, le petit cheval à sept pattes qui rappelait les conséquences de la catastrophe.

    La vie immédiate, mais recadrée, ressaisie par un regard unificateur, le tout-venant des jours requalifié par la poésie d’une écriture : voilà à quoi rime Le filmeur, et ça continue à l’instant : à l’instant il y a, sur la place Saint-Michel de cette fin de journée, une lumière gris argent qui n’est que de Paris au printemps, quand il fait chaud et froid, il y a là-bas plein de jeunes gens de partout qui se retrouvent, nature morte et concert d’oiseaux – telle étant la polyphonie vivante dont mes pauvres mots ne retiennent que d’infimes bribes…  

    Paris, Bistrot Pères et filles, ce vendredi 30 mars 2007. - Je retrouve, ce midi, Alain Cavalier, pour evoquer son nouveau film de 33 minutes consacre aux Lieux saints. C'est a son enfance que remonte son gout pour ces lieux ou l'on se trouve toujours seul. Il y ecrivait un petit journal secret. Depuis lors ils sont restes presents dans sa vie et ses films les evoquent maintes fois. Dans L'insoumis, on y voit Alain Delon soigner sa blessure, mais le montage de Lieux saints n'a toléré l'insertion de cette séquence qu'après que le cinéaste, précipité par la Main de Dieu au bas de l'escalier des chiottes d'un bistrot parisien, et se découvrant miraculé, eut inséré la séquence de sa propre blessure dans l'ensemble.Les Lieux saints evoquent la vie et la mort, la solitude au milieu de la ville et le secret de chacun. Le film s'acheve sur un plan traverse par la lumiere. Je dis a Alain Cavalier que Tertullien disait que le soleil ne se troublait pas a traverser des latrines. J'acheve ici cette note sur le clavier americain de l'hotel Louisiane qui ne comporte aucun accent, ce qui m'insupporte grave. Je reviendrai bien plus longuement a cette belle rencontre et au Filmeur dont je vais ramener à La Désirade le DVD, dédicacé par l'auteur, comme le renard sa proie...

  • Alain Cavalier regarde Bonnard

    Bonnard13.jpgUn film sur le Nu dans le bain (1936-1938)

    Alain Cavalier est de ces êtres rares dont la seule présence, leur façon d’être là, comme s’ils s’en touvaient toujours un peu sidérés ou reconnaissants d’une manière ou de l’autre, nous transporte comme hors du temps. Je l’ai vécu une matinée durant au soleil poudroyant d’une terrasse de la rue de Seine, j’en ai retrouvé le sentiment en regardant l’ensemble des portraits de femmes au travail qu’il a réalisés, et plus encore en me repassant, tout à l’heure, le film qu’il a consacré au Nu dans le bain de Pierre Bonnard.
    Dans son inimitable murmure, il commence de raconter que c’est en constatant qu’une certaine toile de Bonnard était vraiment encrassée, et en suggérant aux restaurateurs du musée d’Art moderne de la nettoyer, qu’il a trouvé « le petite piste » qui l’a conduit de l’atelier du couple Le Dantec, bientôt commis à ce travail (Madame entreprenant la chose au moyen de Q-tips mouillés de sa salive…), tous trois longtemps sous le charme du tableau, et ensuite dans la maison de Bonnard au Cannet où il est allé se coucher sur le lit du peintre après avoir multiplié les essais de cadrages dans la maison, la salle de bain à la baignoire intacte, cherchant les lumières du peintre entre ciel et jardin ou la « pluie d’or » qu’on voit ruisseler dans le tableau par une verrière qu’il retrouve…
    L’air de rien, racontant un peu Bonnard et Marthe, en ces années 1936-1937 où ils ont tous deux bien passé la soixantaine, Alain Cavalier raconte comment le peintre est entré « dans le couvent de Marthe » après le suicide de sa maîtresse Renée, où il est resté à peindre et elle  à vivre dans cette espèce de présence-absence qu’évoque déjà la jeune gisante du Nu dans le bain.
    « C’est en peignant qu’il tenait le coup », note encore le filmeur en glissant sur la main immergée de Marthe, puis sur son nombril décrassé par la salive de Madame Le Dantec, le sexe juste suggéré et le visage quasi invisible - et de remarquer  ensuite que cette vie s’est poursuivie cinquante ans durant sans que rien, de la peinture de Bonnard, ne fasse écho à deux guerres et aux millions de morts du siècle…
    « Une vie très intime, mais le monde entier est là aussi », nuance-t-il cependant, et c’est vrai que le Psaume de Bonnard a quelque chose d’universel. Les abstraits lui reprochaient de se cantonner dans la représentation, mais un détail cadré par Cavalier nous rèvèle un possible de Staël, alors que les ricanements visant telle « peinture bourgeoise » semblent aujourd’hui si dérisoires.
    Comme il a pénétré l’intimité spirituelle de La Tour dans un autre film, Alain Cavalier restitue le mélange de mélancolie et de célébration profuse de la peinture de Bonnard, expliquant au passage le mouvement de recul du peintre devant les verts saturés de Normandie (qu’on perçoit sur plusieurs toiles de l’exposition actuelle), et le passage de l’émotion originelle à la transposition de la peinture.
    Le film s’achève sur la double vision, qui pourrait friser le kitsch, d’un tout petit enfant et de l’amandier marquant l’adieu du peintre au monde visible. Or Alain Cavalier peut se le permettre, avec sa simplicité aimante, laquelle prolonge naturellement celle de Bonnard.


    « Je dédie ce film à Marthe. Elle n’avait pas un caractère facile mais elle permit à Bonnard d’aller loin dans son travail de peintre » (Alain Cavalier)


    Alain Cavalier. Bonnard. DVD. Editions Les films d'ici, 2006.

     

  • Oraison profane

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    La rencontre, un chant d’amour d’Alain Cavalier, avec Françoise Widhoff.
    Ce sont deux voix d’un homme et d’une femme, Elle et Lui. Elle a l’élocution candide d’une femme-enfant et lui d’un amant-trouvère, ils ne se montrent pas mais on voit les objets et les lieux de leur vie, et leurs mots cristallisent en constellation de sensations et d'émotions et en récit alterné où la beauté des choses ne cesse d'irradier.
    medium_Widoff10.JPGOn voit un daurade royale, une petite pierre dont Il lui a fait cadeau tout au début, leurs montres qu’ils ont échangées tout au début aussi, aux temps légèrement décalées, mais leur chiffre à tous deux est le 7 apprend-on en découvrant le minuscule squelette ivoirin de la cervelle d’une hirondelle de mer, une tête de Bouddha thaïlandais et un bocal rempli des billes qu’une petite fille du cinquième dessus balance dans la cour par manière de déclaration d’amitié à Françoise. Lorsque les billes roulent sur la table, cela fait un bruit de billes roulant sur une table, et c’est en son direct comme un subtil fracas.
    « L’âme doit courir comme comme une eau limpide », dit-Elle, et l’on voit un nombril, un pied massé par le conjoint qui l’oint du même coup, deux paires de lunettes tandis qu’Elle évoque le tonnerre qu’on entend au moindre bruit quand on sort de se faire opérer de l’ouïe, comme cela l’attend Lui, puis on voit un lit d’Istamboul aux proportions idéales qui donne au couple en voyage la juste mesure de celui qu’ils se feront faire au retour, la photographie d’un très bel homme russe (le père d’Elle, mort quand elle avait huit ans), et les chaussures de son père à Lui, qui se voit déclinant et se dit crânement sans peur de l’enfer.
    medium_Widoff7.3.JPGmedium_Widoff8.3.JPGLorsque Lui retourne dans la ville de son enfance, il se dit pensant à Elle qu’il lui ramènera le bleu d’un certain vitrail de l’église du lieu, mais sa petite caméra capte mal ce bleu-là, ainsi rapporte-t-il plutôt des images de la chambre solitaire aux vitrages de guipure où il passe la nuit sans Elle, après avoir lu sa page et demie d’Arsène Lupin, ce frais inducteur de sommeil qu’Elle lui a fait découvrir.
    medium_Widoff2.2.JPGmedium_Widoff15.JPGL’inventaire est un sacre, une fois de plus, et le détail reflète le monde. Mais encore faut-il le voir, le capter, le traduire et le traduire en cinéma, ce détail, qui soit donc à la fois parole et mouvement, musique pour l’oreille et pour l’œil, cadrages à la fois simples et savants, montage enfin qui fait vivre le tout en le coulant dans une seule forme. Et c’est un escargot glissant sur un corps nu, un œil ou une poubelle scellée, neuf portes pour approcher un secret, un oiseau mort, les tomates ou les fleurs bleues du jardin qu’Elle a planté dans une arrière-cour, son père à Lui qui ronchonne (« mais qu’est-ce donc que tu filmes ô couillon de la lune enfarinée ? »), et Lui répond : « Je ne sais pas, ô papa », et Elle alors de remarquer que ce film montré à tous leur prendra ce qui n’était qu’à eux deux, mais tel est son prédateur de poète, telle est cette oraison lustrale d’Adam et Eve se filmant autour de leur chambre, laquelle s’ouvre au monde en se délivrant du contingent pour en devenir le symbole, telle est La rencontre d’Alain Cavalier.
    Le film date de 1996 et se retrouve reprise sur l’Intégrale autobiographique de ce grand poète du cinématographe, qui vient de paraître en DVD avec Le filmeur, Ce répondeur ne prend pas de messages et huit suppléments d’une durée de 43 minutes : La petite usine à trucages, La danseuse est créole, Chat du soir, Bombe à raser, La fille de Brioche, J’attends Joël, Agonie d’un melon et Bec d’oiseau en plexiglas.
    Alain Cavalier. Intégrale autobiographique. 3 films, 2 DVD, 1 livret. Pyramide.

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  • Zorba, Vittorio et le Loup

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    Lettres par-dessus les murs (59)

     

    Ramallah, ce 12 0ctobre 2008.



    Cher JLs,

     

    Je reprends la plume, revenu à Ramallah, et Ramallah est revenue à la normale après les jours austères de Ramadan et la fête de l'Eid. La tête pleine de souvenirs, depuis ma dernière lettre : à Gaza j'ai rencontré Vittorio, et dans le Sinaï j'ai rencontré Zorba, et c'est là que ça se corse. Vittorio d'abord, qui est de chair et d'os mais qui ressemble à un personnage de fiction, entre Corto Maltese et Popeye, casquette de marin et pipe au bec, des bras comme mes cuisses et couverts de tatouages – une bonne gueule, une très bonne gueule, d'ailleurs même s'il avait une sale gueule on le décrirait avec beaucoup d'égards, parce qu'on n'aurait pas envie de se retrouver les quatre fers en l'air, effondré au milieu des chaises et des tables, à l'autre bout du bar.
    De bar il n'y en a pas à Gaza, ni bar ni bière, ni femmes infidèles contre lesquelles se frotter la panse, Vittorio est venu là par conviction politique, il a débarqué fin août, sur un des bateaux du mouvement « Free Gaza » qui ont défié le blocus maritime israélien. Tu as entendu parler de ces bateaux, l'affaire était médiatisée, même si seule Karin Wenger se trouvait dans le port lors de leur arrivée. Accueilli en héros, et le voilà qui donne un coup de main aux pêcheurs, et lorsqu'on se promène dans les rues à ses côtés, les saluts n'en finissent pas, et il joue de sa petite gloire, une écharpe du FPLP autour du cou, ultime provocation dans ce territoire entièrement contrôlé par le Hamas.

    Devant un plat de poisson grillé, il me raconte la situation des pêcheurs de Gaza : d'après la loi internationale, ils ont le droit de sortir jusqu'à vingt miles nautiques des côtes, mais les vedettes israéliennes sont là dès trois miles, qui les accueillent souvent à balles réelles – alors la pêche est maigre, forcément, donc Vittorio et quelques autres étrangers accompagnent les pêcheurs, caméras vidéos à la main, ils grimpent sur les toits des cabines, ils se montrent aux Israéliens, qui se calment un peu devant ces témoins gênants. Ils font presque preuve de politesse, les bateaux peuvent s'aventurer jusqu'à cinq miles, six miles, la pêche est bonne, et quand on finit par les attaquer c'est seulement à coup de canon à eau… Le plus insupportable, dit Vittorio en tirant sur sa pipe, c'est qu'il existe tout de même des lois non écrites, un code de solidarité, une éthique de la mer. Ne pas répondre à un appel radio, par exemple : ça ne se fait pas, c'est pas réglo. Mais eux ne répondent pas, il n'y a aucune communication possible, et la seule chose qu'on entend, à la radio, c'est du rock poussé à fond les manettes, quand ils attaquent. Leur musique de guerre, façon Apocalypse Now… Quelques points de suture pour Vittorio, parce que la vitre de la cabine a volé en éclats, mais quelques points de suture ne suffiront pas à réparer les machines noyées, l'équipement radio détruit.

     

     

    littérature,cinéma,voyage,palestinelittérature,cinéma,voyage,palestineVoilà, Vittorio c'était quelques jours avant de partir dans le Sinaï, faire trempette en Mer Rouge – quelques jours avant de rencontrer Alexis Zorba, qui rentre dans ma vie par l'angle d'un livre, ce qui est un comble pour cet homme qui envoie tous les livres au diable. Il y a là un double mystère : d'abord, comment ai-je pu passer à côté du livre de Nikos Kazantzaki ? C'est comme imaginer n'avoir jamais bu une goutte d'alcool pendant vingt ans, ni senti la brûlure du soleil… et je serai éternellement reconnaissant au bougre d'Olivier qui me l'a conseillé. C'est là la seconde diablerie d'Alexis Zorba, de chanter la vie vécue, d'aller jusqu'à envoyer paître le langage, comme Zorba submergé par l'émotion danse pour raconter, danse à s'en faire péter les artères – et de nous redire le pouvoir des livres, leur capacité à procurer un plaisir purement physique, une explosion d'émotions véritables, nous faire rire vraiment, et nous faire pleurer...

    Voilà ce Zorba, de papier et de mots, qui ne m'amuse pas moins que Vittorio, de chair et d'os, et qui me parle tout autant, quand il me dit que vivre, c'est défaire sa ceinture et chercher la bagarre. Mais je ne suis pas monté sur les bateaux de Gaza, et je n'ai ouvert de mine de lignite, je me console de mon manque d'audace en imitant le narrateur de Kazantzaki, qui se replonge de plus belle dans les livres, et l'écriture… Et je me demande, patron, je te demande : qu'as-tu fait, toi, après avoir rencontré Zorba ?

     

     

    A La Désirade, ce 13 octobre.

     

    Cher toi,

    Après avoir rencontré Zorba, à seize ans et des poussières, sur les crêtes d’Ailefroide, il me semble que j’ai commencé d’écrire, ou disons de lire et d’écrire, ou plus précisément de respirer et de marcher, de lire et d’écrire, plus attentif à La Chose, comme un artisan ou un artiste sont attentifs à La Chose.

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    Mon souvenir détaillé de Zorba s’est passablement estompé, avec les années, et tu m’as d’ailleurs donné l’envie d’y revenir, et aux autres livres de Kazantzaki dans la foulée, mais j’en garde un enseignement fondamental, ou même deux : le premier est que la vraie poésie, qui englobe tout travail humain, je veux dire toute transformation par un travail d’une chose en La Chose, ne souffre aucune tricherie. C’est évidemment un idéal, mais qui s’incarne de façon très concrète. Or cet été-là, Zorba m’a appris à mieux lire et à mieux écrire, mais également à mieux grimper, dans l’observance de la justesse, de la rigueur et de la beauté de chaque geste. Cela peut paraître très éloigné de l’art, et pourtant non : la grimpe, exercice absolument inutile par excellence, peut être assimilée à une démarche esthétique ou même spirituelle, tout au moins comme je la pratiquais cet été-là, farouche garçon de seize ans, seul par les hauts d’Ailefroide, avec Zorba, sauf une fois où je suis monté aux Ecrins avec des guides du coin, attentif à la beauté du geste et à ne jamais tricher par forfanterie, donc à me jamais risquer la chute – je ne suis jamais tombé seul.  Gaston Rébuffat et Walter Bonatti, deux esthètes de l’alpinisme extrême, à la fois athlètes et contemplatifs, artistes aussi, étaient mes dieux, vivants mais inaccessibles, tandis que Zorba, mon mentor de papier, tenais dans  ma poche ou sous ma lampe de poche, le soir au camping. Donc Alexis Zorba m’a appris (où confirmé dans la conviction antérieure me venant de mon père et des mes aïeux) qu’il y a une Règle qui préside à la beauté (et à la bonté, et à la vérité, je l’apprendrai plus tard chez Kierkegaard) jusque dans les gestes les plus usuels, et dans celui d’écrire aussi, et que cette Règle est celle aussi de la Vie, et qu’elle n’exclut ni la sensualité ni la folie – merci à la Bouboulina et merci au vin de Samos. C’est ainsi que, depuis ce temps-là, aussi, la littérature et la vie ne font à mes yeux qu’une chose qui est La Chose, et j’emmerde les bonnets de nuit qui voudraient les séparer.

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    D’ailleurs j’ai retrouvé un Zorba vivant, écrivain et grand fauve de la vie, une vingtaine d’été plus tard, à une terrasse d’un bar lausannois, qui se serait entendu avec ton Vittorio comme larron en foire. Dès le premier soir je l’ai appelé le Loup. Nous avons fini notre première soirée dans un bar rempli de beautés roumaines. Nous ne nous sommes plus quittés depuis lors. Les histoires folles que Marius Daniel me racontait sont devenues un livre formidable après que je l’eus enfermé dans une cabane de montagne avec un quignon de pain, des oignons,  mon Hermès mécanique et sept packs de bière et sept autres de clopes. Après trois jours il avait écrit, interligne simple et sans une rature (il y en eut ensuite) les premières pages magnifiques de La Symphonie du loup, qui parut sept ans plus tard et qui a été couronné par le Prix Robert Walser et le Prix de littérature de l’Etat de Vaud. « Je vous respecte et je vous emmerde ! », a déclaré le Loup aux Autorités locales qui lui ont remis ce prix la semaine passée...

    Mon Zorba de chair et de verbe reprend son service aux Bus lausannois demain matin à 4 heures. C’est le premier SMS que je reçois avant l’aube. Il y en a en général vingt par jour.  Les Bouboulinas de toutes les lignes de bus de notre ville en raffolent. Les vieilles dames aussi, car il y a chez lui un immense respect des gens. C’est un fou et un sage à la fois. C’est ma poésie vivante et j’emmerde ceux qui osent dire du mal du Loup.

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    Images: La séquence du sirtaki, dans Zorba le Grec, avec Anthony Quinn. Photo JLK: Marius Daniel Popescu, en 2000.

     

  • De l'admirable admiration

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    Lettres par-dessus les murs (58)

     

    Ramallah, le 24 septembre 2008.

      

    Cher JLs,


    Je saluerais volontiers Mario del Sarto, dont le nom l'a sans doute prédestiné à être tailleur (de pierre)… D'ailleurs j'irai volontiers en Toscane, j'ai le souvenir de la douceur de ses collines, grasses et accueillantes, elles me changeraient de celles d'ici, sèches et dures, comme le montre cette photo de l'Allemand Pierre Riedlinger, dont l'expo est accrochée à Ramallah en ce moment. Images topographiques de la colonisation, qui ont l'intérêt de montrer une réalité à laquelle la plupart des Palestiniens n'ont pas accès : nombreux sont ceux qui ignorent à quel point leur chère Jérusalem est cernée par le béton, et il y a quelque chose d'ici d'infiniment triste, dans leur espoir et leurs revendications, quand de facto les plus grandes causes sont déjà perdues.
    Ramallah135.jpgMais en réponse à ton admiration pour l'œuvre de Mario del Sarto, je voulais partager ici celle que j'éprouve pour le livre de Karin Wenger, dont je t'avais annoncé la sortie il y a quelques mois. Cette amie a fait un travail remarquable, qui dépasse de loin le champ du journalisme - tu en jugeras par cet extrait de l'introduction, que je traduis ici.

    « Au printemps 2003 je posai pour la première fois le pied sur le sol israélien (…). De retour à la rédaction de la NZZ, je me suis assise devant un carnet débordant de notes. J'étais dépassée. Comment parler d'un conflit dont les lecteurs sont depuis longtemps lassés, fatigués par la répétition des chiffres, des statistiques, des plans de paix, des abstractions ? Un conflit polarisé comme pratiquement aucun autre. En Israël et dans les territoires occupés, les partis de la guerre ont forgé des héros et des histoires de héros. Ils ont essayé ce faisant de rendre le conflit plus supportable, de donner un sens à la douleur, d'éviter les questions sur la légitimité et la justesse de leurs actions. A l'étranger, les héros furent étiquetés en fonction de leur position politique, admirés, condamnés. Mais qui étaient vraiment ces héros ?
    Au printemps 2004 je me tenais à nouveau dans le hall d'arrivée à Tel Aviv. Je voulais étudier l'arabe pendant six mois à l'université de Birzeit, en Cisjordanie, je voulais découvrir le quotidien, rencontrer les héros, écouter leurs histoires, les partager (…). J'ai recueilli des récits du quotidien, j'ai rencontré des gens à Ramallah, Tel Aviv, Naplouse, Jerusalem, Gaza, Beersheba, Khan Yunis, Nahariya et d'autres villes et villages, palestiniens et israéliens. Les histoires de héros n'étaient jamais toutes noires ou toutes blanches, mais marquées par les combats intérieurs, ponctuées de nombreuses questions. Elles m'ont émues. Les protagonistes ont donné un visage au conflit, et rendu accessible l'inconcevable. Deux d'entre eux, Mohammed et Shai, ont été au point de départ de ce livre. (…)
    On peut lire les souvenirs et les expériences de Mohammed, de Shai et des autres Israéliens et Palestiniens comme des histoires lointaines, les récits d'un conflit qui ne nous concerne pas. Moi-même j'ai d'abord vu ce conflit comme un conflit des autres, dans lequel on pouvait trouver des arguments rationnels pour ou contre chacune des parties. Ce n'est qu'en cessant de considérer le conflit d'un point de vue strictement rationnel que j'ai commencé à comprendre ce qu'il faisait des hommes, comment il les détruisait. Ce livre ne rapporte donc pas seulement les opinions d'Israéliens et de Palestiniens. Il contient aussi un choix de notes personnelles, rédigées entre septembre 2004 et août 2007. Elles parlent du quotidien et de ce fait : qu'en chacun de nous sommeille un soldat docile ou un potentiel auteur d'attentat. C'est le monde qui nous entoure qui en décide. »


    Tu le vois, Karin a déjà un pied en littérature, et c'est l'humanité de son livre qui le rend exceptionnel : il renvoie dos à dos le baratin politique et le reportage accrocheur pour se plonger au plus profond des hommes, de leurs désirs et de leurs peurs. S'il ne vous fallait lire qu'un livre avant votre venue à Ramallah, je vous conseille celui-là, mais sans trop insister : il rendrait presque le voyage inutile, tant l'empathie de l'auteur permet de saisir les choses d'ici…

    Sokourov3.JPG 

    A La Désirade, ce 3 octobre 2008.

    Cher Pascal,

    Mille pardons d’avoir mis presque dix jours à te répondre, mais j’ai couru ces jours après mon ombre, entre mes obligations mercenaires, deux nouveaux livres en train, la nouvelle livraison du Passe-Muraille à boucler et un putain de zona qui me mord les flancs et le moral alors que je n’ai vraiment pas l’âme à me plaindre, surtout à lire ce que tu dis de cette courageuse Karin Wenger dont j’espère que le livre sera vite traduit – mais je vais essayer de me le procurer la semaine prochaine et tâcherai de le lire malgré mon allemand défaillant à l’écrit.

    Ce que je retiens surtout de ta lettre est l’admiration que tu manifestes à l’endroit de la jeune femme. Parce que c’est important, l’admiration, surtout lorsqu’elle est pure d’envie ou de fantasmes. Trop souvent en effet, par les temps qui courent, l’admiration oscille entre la fascination béate que suscite telle performance ou telle réussite, et l’idolâtrie qui fait qu’on parle d’ «icônes» à propos de n’importe quel personnage auréolé de gloriole. Mais quelle raison nom de Dieu aurais-je d’admirer Madonna au lieu de tant de femmes qui le méritent mille fois plus ?

    Je t’écris ça en pensant à Sokourov, que j’admire de plus en plus, n’était-ce que parce qu’il me fait admirer le monde. J’ignorais, jusqu’à ce printemps dernier, qui était Alexandre Sokourov. Puis un ami écrivain m’a parlé de Mère et fils, dont je me suis procuré le DVD. Admirable film. Puis j’ai lu l’admirable article que Georges Nivat consacre au cinéma de Sokourov dans son dernier livre, Vivre en Russe. Puis j’ai vu Alexandra, autre admirable film où l’on voit une vieille Russe débarquer dans un camp de soldats proche de Grozny, où elle rend visite à son petit-fils, inspecte la troupe, puis rencontre une Tchétchène de son âge dans une maison bombardée, où toutes deux évoquent la vie et le siècle. Admirable film lui aussi, dont la protagoniste est interprétée par la non moins admirable Galina Vichnevskaya, veuve de Rostropovitch, et toiut aussi admirables sont  Père et fils, L’Arche de Russie, Spiritual voices et, que je viens de découvrir, les Dialogues avec Soljentitsyne filmés par le même Sokourov.

    Non, mon ami, je ne m’exalte pas à vide en taxant d’admirables ces divers objets et figures: je ne fais qu’obéir à cet élan qui nous sort de nous vers mieux que nous ou vers le meilleur de ce que nous pourrions être.

    Soljenitsyne.jpgDans les Dialogues avec Soljenitsyne, j’ai relevé ce moment - admirable entre tous - où le vieux patriarche, en réponse à Sokourov qui n’en finit pas d’évoquer la cruauté de l’homme et les enfers du XXe siècle, parle lentement et posément, les yeux au ciel, de l’admirable Perfection que réalise la créature humaine. C’est à la fois en physicien et en poète, en petit-fils de paysans et en proscrit longtemps relégué au fond des steppes, en témoin de toutes les turpitudes humaines, en rescapé du cancer aussi, que s’exprime le grand écrivain revenu en Russie (les dialogues datent de 1999) et qui aurait toutes les raisons de considérer sa destinée personnelle, et celle de son peuple, comme une suite de tribulations épouvantables, somme d'imperfections à n'en plus finir...

    Mais non : l’Homme est admirable, et Soljenitsyne parle ici pour les milliers d’ « invisibles » qui l’ont aidé à témoigner pour les millions de victimes du totalitarisme, autant que pour ce que représente l’homme nu à sa naissance...

    A un moment donné, Alexandre Sokourov demande à Soljenitsyne de lui montrer ses mains. Des mains d’homme comme les autres. D’admirables mains d’homme. Prends celles de Serena dans les tiennes et regarde-les. Je me réjouis de tenir les tiennes dans les miennes et de les ouvrir comme un livre...    

     

    Photo : Peter Riedlinger, Us/them II - http://www.peter-riedlinger.de
    Livre : Karin Wenger, Checkpoint Huwara, NZZ Libro Verlag. - http://www.karinwenger.ch

    Alexandre Sokourov. Dialogues avec Soljenitsyne. DVD Facets Video. L'image ci-dessus est tirée de Mère et fils.

  • Le poète et la mère du monde

    littérature,cinéma,voyage,palestine

    Lettres par-dessus les murs (57)

    Ramallah, ce 16 septembre 2008.

    Cher JLs,

    Il y a des moments comme ça, où le sentiment de poésie t'étreint le cœur, mais où les mots font défaut, parce que tu ne sais pas d'où ça vient, peut-être un objet aperçu dans la maison, une bougie dont la flamme a adouci les bords, un compas posé là, les branches écartées, inutile. Un bruit dans la rue, un téléphone à la sonnerie étouffée, qui n'en finit pas de sonner dans la chaleur. Ou bien c'est un texte lu plus tôt dans la journée, une interview de Hubert Haddad peut-être, ou bien l'idée d'une histoire, et les idées aujourd'hui se succèdent comme des vagues, la vague histoire du Grand Maître de cette loge dissidente, qui traverse la foule en gare du Nord, l'histoire de l'enfant gazawi qui se glisse dans les décombres, au bord de la plage, où il a caché des crayons et du papier. L'histoire du vieux marchand de jouet à Rome, le moment précis où le petit carillon de la porte retentit, le moment précis où il se tourne vers elle, vers sa silhouette délicate en contre-jour, sur fond de rue ensoleillée.

    Ramallah143.jpgCe matin on m'a demandé si je voulais participer à un repas avec la ministre de la justice française (c'est la ministre qui est française, pas la justice qui ne saurait avoir de nationalité, n'est-ce pas ?). J'ai décliné, on me prendra peut-être pour un snobinard, mais vraiment, je ne sais pas quoi dire à ces gens qui veulent être partout, avec leurs cortèges et leurs emplois du temps minutés, et qui ne sont jamais nulle part. Dimanche c'était le premier ministre palestinien que nous avons attendu, dans ce centre pour enfant handicapés, dans le village de Doura, près d'Hebron, c'est un événement important pour l'équipe du centre, ils ont insisté pour que ma douce soit présente. Le ministre passera un quart d'heure, nous a-t-on dit, soyez au garde-à-vous entre midi et 16h30... Nous avons attendu, nous avons vu le défilé de voitures, toutes sirènes allumées, passer sur la grand-route, et repasser, et repasser encore, d'une école à un centre culturel, de la mairie à une autre école. Mais son emploi du temps était trop chargé, il n'a pas pu s'arrêter, et tous les employés qui attendaient là, tout beaux, qui s'étaient déplacés pendant ce jour de week-end, tous ces gens de rentrer chez eux, la tête basse. Mais quelle différence, entre une visite au pas de course et pas de visite du tout ?
    Je me rappelle de la griserie de quelques années passées à fréquenter des réceptions et des diplomates, j'étais troisième couteau, la cravate ajustée, les chaussures cirées, l'adrénaline de la montre, les serrements de main, deux bons mots et un sourire, entre deux réceptions, la vie à toute vitesse. Il y avait là de la poésie aussi, bien qu'elle se trouvât surtout dans ce qui dépassait le cadre des cérémonies, cette maudite tache sur la manche, qu'on s'empresse d'ôter avec un mouchoir et un peu de salive, cette flaque de boue qui ne vous a pas raté, en descendant de voiture, la cigarette qu'on fume presque en cachette, quand on réussit à s'échapper une minute sur le balcon désert. Derrière, sous les lumières du grand salon, le rire déjà éméché de l'ambassadrice, elle était sympathique, cette ambassadrice.
    Je repense parfois avec nostalgie à ces moments-là, où je manquais de jeu, où je rêvais plus que tout d'être inutile. Voilà mon souhait exaucé, pour quelques jours encore, et j'aime ce moment-ci, où personne ne m'attend, où je peux regarder frissonner les feuilles de la vigne, rêver à une nouvelle histoire. Cette ruelle impossible, à Rome, ce vieux magasin de jouets, la belle silhouette à contre-jour, qui vient de passer le seuil.
    Pascal.

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    A La Désirade, ce 16 septembre, soir.

    Cher toi,
    Nous avons parlé ce matin, avec L., de notre séjour à Ramallah. Au printemps prochain. Nous nous réjouissons. Nous n’avons aucune idée de ce que nous allons voir là-bas. Nous venons pour vous et vos amis, éventuellement pour les animaux de vos amis. A la fin de la semaine, nous allons à Marina di Carrara, en Toscane maritime, retrouver nos amis, la Professorella et il Gentiluomo. Je suis en train de peindre leur chien Thea et leurs chats. Le chien Thea est un personnage. Les chats sont nombreux. Je vais en peindre deux sur un radiateur. Leur pose est intéressante. Rien d’américain : leur pose est essentiellement du Vieux Monde, genre Morandi. Thea est une star hyperactive : c’est autre chose. Mais elle est du vieux monde elle aussi, je dirais la chienne de la Magnani. Tu sais que je voue un culte à la Magnani. Il n’y a pas de femme plus femme, de mère plus mère, de fille, de soeur, de cousine, de caissière de cinéma plus caissière de cinéma qu’Anna Magnani. Alexandre Sokourov aussi est fou de la Magnani.Sokourov35.JPG
    Il faut absolument que Serena et toi vous découvriez le cinéma de Sokourov. C’est à mes yeux le génie poàétique suréminent survivant du grand cinéma des Bergman, Tarkovski et autres inspirés du 7e art. Commandez immédiatement Alexandra. L’idée en est simple et sidérante, qui consiste à promener une vieille dame un peu ronchon dans le camp de base des troupes russes à Grozny, où elle vient rendre visite à son petit-fils, lui-même commandant d’élite. Tu la vois ainsi pointer son museau de vieille souris dans les cantonnements de ces jeunes gens, sur leur terrain d’exercice, au travail de nettoyage des armes. Ils sont là torse poil, vingt ans pour la plupart, tendre chair et face de gamins, et elle leur tourne autour, leur pose quelques questions, les morigène quand ils sont malpolis ; et de même reproche-t-elle à Denis, son petit-fils rentrant de mission, d’être sale. Mais on sent chez elle une immense tendresse, et les gars la respectent comme la mère de toutes les Russies. Je la vois très bien débarquer à Ramallah ou à Gaza, passant d’un camp à l’autre. Parce que, du camp russe, Alexandra s’échappe vers le marché de la ville, où elle va acheter des bricoles aux soldats et tombe sur une vieille Tchétchène, ancienne prof, avec laquelle elle fait tout de suite amie-amie. A un moment donné, il fait chaud comme dans une four, elles sont là dans l’appart de la Tchétchène, au milieu d’un immeuble à moitié effondré, à parler de leur vie. Cela ne se décrit pas.
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    Dans le rôle d’Alexandra, Galina Vichnevskaya, oui la cantatrice, la veuve de Rostropovitch, est bonnement admirable. Pas un instant tu ne penses à la diva : c’est Alexandra, la vieille Russe traînant sa charrette de misère et de souvenances. Quand vous aurez aimé ce film, vous vous jetterez naturellement sur Mère et fils et sur Père et fils, puis sur L’Arche russe. Si vous avez de la peine à vous procurer ces films plus beaux les uns que les autres, je vous les apporterai au printemps. Je t’en envoie deux trois images en attendant et vous embrasse fort.

    Jls

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  • Sur l’écran de nos vies

     
    RamallahFoot.jpgLettres par-dessus les murs (45)

    Ramallah, ce 14 juin, fin de journée.


    Cher JLs,
    Effectivement le cours du chameau est en chute libre. J'aurais aimé te remercier de ta lecture de mon roman, acheter les bonnes grâces de ta fille et te souhaiter un joyeux anniversaire en t'envoyant quelques chameaux, mais vu l'inflation et le coût du transport, le jeu n'en vaut pas la chandelle. C'est très embêtant, d'autant que j'avais investi massivement dans le chameau : j'en ai cinquante qui broutent en ce moment les mauvaises herbes du jardin, et je ne sais qu'en faire. L'entretien est coûteux, et ça sent fort, ces bestioles. Je trouverai donc d'autres moyens de te remercier, je peux t'envoyer en attendant quantité de mouches, par exemple, je connais ta passion pour les diptères – ou alors un gros container de fertilisant.
    J'aurai dû investir dans le ballon de foot plutôt. Plus facile à stocker, et ça grimpe sec en ce moment, je n'ai pas vu venir l'opportunité, peu au courant de la chose sportive. Un bon tuyau : acheter du ballon suisse, qui a bien baissé, et revendre en Hollande. Nous passons de belles soirées devant les grands écrans des bars, ici ça prend une autre saveur : vu le petit nombre de ressortissants de chaque pays, on est obligé de faire des alliances compliquées, d'obscures tractations de coulisses, Mathilde, Hélène et Thomas sont prêts à soutenir les Suisses, si Nicolas accepte de s'user les cordes vocales pour la France, on essaye de convaincre Jad et Kifah de laisser tomber les Turcs, qui ont tous du sang d'envahisseur ottoman dans les veines, pour se rallier à la Cause, on prie les Italiens d'être un peu Tessinois, pour un soir. Il y a de nombreuses trahisons bien sûr, des revers de dernière minute, de petites lâcheté, d'aucuns se sentent soudain parfaitement Hollandais, ils n'ont jamais été rien d'autre qu'Hollandais, ils ont des arrière-grands-pères cachés, ils se doivent de respecter les ancêtres, et voilà les Français qui s'en prennent soudain avec rage aux Italiens, parce qu'il est immoral de soutenir la squadra de la Comedia dell'Arte, et du coup Julia et Luca et Martina et Paolo abandonnent lâchement l'Helvétie, avec les résultats qu'on sait.
    Ceux qui comme moi ont des doubles nationalités et des triples origines vendent cher leurs allégeances, nous finissons d'habitude par prendre le parti du plus fort, mais nos victoires sont un peu moins brillantes. C'est à se demander si un jour le métissage ne sonnera pas le glas du foot… ce qui serait dommage, parce que tout de même on s'amuse bien. Sauf hier, quand ce con d'arbitre a fait mine de ne pas voir le hors-jeu de Van Nistelroy. Là il n'y avait vraiment pas de quoi rire.
     
    Sokourov18.JPGA La Désirade, ce mercredi 18 juin
     
    Cher requérant des îles,
    Ton mail a mis quatre jours pour me parvenir. Pas de traces de censure pour autant. Les postiers virtuels devaient se trouver scotchés devant leurs écrans géants, comme il y en a partout ici. Cela s’appelle Fan Zone. Les trois ânes du pré voisin ont le leur. Ils misent eux aussi sur la Hollande, comme nous pour un motif fondé puisque ma belle-mère était Batave à outrance. A cet égard, je suis obligé de prendre la défense de l’arbitre que tu stigmatises : cet off-side n’en était pas vraiment un en réalité, au sens du vrai foot. Je me suis procuré toute les images qui font effectivement voir un hors-jeu virtuel, lequel dissimule cependant une position réelle tout à fait régulière selon les critères anciens qui permettaient à un arbitre de voir au-delà de la vision. Note que je suis prêt, demain, à rallier l’équipe russe, à quoi nous autoriserait le fait que la première belle-mère de mon épouse légitime, originaire d’Odessa et traductrice à l’ONU, fut elle-même une sorte d’arbitre lors des escales du socqueur Nikita Krouchtchev à Genève.
    Foot à part, j’étais l’autre soir à Ramallah, enfin le temps d’un ou deux plans d’un film qu’on m’avait recommandé et même plus : Lemon Tree, de je ne sais plus qui, dont je suis sorti plus que perplexe à vrai dire. S’il est évident que l’actrice est imposante, dans le genre Irène Papas version palestinienne, et que tout ça fait très fifty-fifty dans la répartition des peines et des responsabilités, j’en ai ressenti comme un malaise tant cela baignait, comme on dit, sans lever aucune véritable émotion, ni colère ni débat. J’ai vu à la fin que le ministère de la culture israélien avait soutenu la chose : cela se sent un peut trop. Tu sais que je respecte les artistes et les écrivains de toutes les parties, Mahmoud Darwich autant qu’Amos Oz, mais là je sens tellement la négociation de studio sous influence, que non : que je ne marche pas.
    Deux jours plus tard, ce que j’attendais de Lemon Tree, m'a saisit dès la première séquence et bouleversé de part en part, à la découverte de Mère et fils d’Alexandre Sokourov, un film tourné spécialement pour moi, je te le dis sans vanité niaise, comme je dis de Schubert qu’il écrit spécialement pour chacun. Peinture : MA peinture contemplative, où le paysage te regarde autant que tu le regardes. Couleurs : MES couleurs, le vert du monde et le gris de l’air, traversés d’un vent d’ailleurs. La mère et le fils : LA mère et LE fils.
    Il arrive, Pascal, comme l’a prouvé ton homonyme, que l’homme soit « capable du ciel ». Un ami, David Fauquemberg, m’avait signalé le premier ce chef-d’oeuvre, et Georges Nivat consacre des pages inspirées à Sokourov dans Vivre en Russe. Quand vous vous pointerez à La Désirade, ce sera mon cadeau de bienvenue…
    Images: foot en Irak;  Mère et fils, d'Alexandre Sokourov.



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    Lettres par-dessus les murs (21)

    Ramallah, ce mercredi 16 avril, midi.

    Cher JLs,

    Nous nous sommes rendus à l'aéroport hier, mais le checkpoint était bloqué, il régnait une animation inhabituelle, dans les files emmêlées de véhicules. Je suis descendu voir ce qui se passait, j'ai remonté la queue, entre les bus et les voitures. Effectivement, le checkpoint était fermé. Sur l'esplanade, au niveau de la première barrière, deux soldats faisaient face aux quelques impatients qui étaient sortis de leurs carrosseries pour voir, comme moi, de quoi il retournait. Mais on ne voyait rien, que deux soldats, et une grosse voiture blindée, qui barrait la route – alors je m'approche de la jeep blindée, j'essaie d'expliquer au conducteur que je dois aller à l'aéroport, combien de temps cela va-t-il durer ? Si ça doit durer toute la journée, autant prendre une autre route plus longue. Le type derrière sa vitre blindée me regarde, le visage inexpressif. Peut-être ne parle-t-il pas anglais, ou bien la vitre est-elle trop épaisse, et puis il fait un petit signe de la main - un type bondit de derrière le capot, son fusil braqué sur moi, son fusil qu'il arme, clac-clac, je me suis reculé, les bras levés, je veux juste savoir ce qui se passe, le type hurle, tu n'es pas un étranger, tu as un accent arabe, tu es arabe, il hurle, son fusil braqué sur mon ventre, je ne comprends pas, je parle anglais, je refais un pas en arrière, il a le visage déformé par ses cris, pourquoi tu t'es approché du Hummer, tu viens d'où, donne-moi ton passeport, donne ! alors je le lui tends - j'ai la main qui tremble, pendant qu'il le feuillette, un petit tremblement discret mais incontrôlable, il baisse son fusil, tu es suisse. Oui. Alors je suis sorry de t'avoir effrayé avec mon arme, tu comprends, je suis sorry.
    65609375.jpgJe ne relève pas, je répète ma question, très calmement, combien de temps ça va durer, vous pouvez répondre à cette question ? Une demi-heure, peut-être plus, dit-il. On a trouvé une bombe.
    Ce que je voulais dire, à ce moment-là, ce n'était pas ça. C'était d'autres mots, qui étaient restés coincés en travers de la gorge. Ce que j'aurais voulu hurler, à mon tour, c'est qu'il m'avait fait peur, ce connard, qu'est-ce que ça changeait que j'étais suisse ou malgache, pauvre con, à quoi ça sert d'avoir des jeeps blindées et des M16 si un quidam qui s'avance vous met dans une telle panique, bande d'imbéciles, voilà les mots qui ont tourné longtemps dans ma tête, plus tard, sur la route de l'aéroport, longtemps après que ma main eut cessé de trembler. Le détour que nous avions pris nous ramenait de l'autre côté du checkpoint, il était ouvert à présent, comme si rien ne s'était passé. J'ai appris plus tard qu'ils avaient effectivement trouvé une boîte en carton suspecte, dans l'enceinte du checkpoint, on ne sait pas trop, un fond de boîte à chaussures apporté par le vent...
    Je revois les autres conducteurs qui attendaient là, eux ne s'étaient pas risqués à essayer de demander quoi que ce soit, bien plus malins que l'étranger qui croit encore à la vertu des mots, ils fumaient, ils regardaient les soldats, et les soldats les regardaient. Je suis fatigué de ces silences, de ce pays où la peur est trop armée, où l'on peut mourir pour un oui ou pour un non, le frisson d'un doigt tremblant sur une gâchette.

    Mais ce matin il fait beau, cher Jean-Louis, mes parents n'ont pas raté leur avion et ce soir il y aura un concert du Ministère des Affaires Populaires, jazz-musette, pour fêter les cent ans de Ramallah...

    1684781605.JPG 

    A La Désirade, ce 16 avril, soir.

    Cher Pascal,
    Il y a des hurlements tout à côté, des ordres vociférés, des mecs qui gueulent, des chiens qui se déchaînent et tout un ramdam. Je te dirai tout à l’heure de quoi il s’agit quand les Ukrainiennes regagneront leurs places devant les webcams. Pour l’instant j’en reviens à ton histoire de faciès et de bombe.
    C’est pourtant vrai que tu as une gueule louche. Aux yeux des flics de la place Chauderon, à Lausanne, tu ne passerais pas l’exam. Pas plus qu’Abou Musaab al-Zarkaoui, mon dentiste. Je le lui avais pourtant dit : teignez-vous en blond. 1049179951.jpgEt lui : mais pourquoi ? Jusqu’au moment où je lui ai amené la photo que tous les journaux et les médias diffusaient de par le monde, annonçant la mise à prix de sa tête. Alors lui, candide, de regarder la photo et de me regarder, avant de prendre l’air catastrophé de l’aimable assistant-dentiste d’origine marocaine qui fait son stage dans la super-clinique de Chauderon et auquel on révèle soudain sa ressemblance avec l’ennemi public Number One. Note que Zarkaoui, comme je m’obstine à l’appeler, était repéré bien avant que son sosie terroriste n’attire l’attention sur lui : son faciès suffisait à le faire arrêter tous les matins à la douane française de Genève, venant de Bellegarde, et tous les soirs à la sortie de notre aimable pays. Les douaniers avaient beau savoir une fois pour toutes que ce bon Monsieur Meknès était un dentiste diplômé travaillant dans un maison sérieuse de la place lausannoise : sait-on jamais avec ces nez crochus ? Te voilà d'ailleurs donc en bonne compagnie, alors que je n’ai jamais eu droit, pour ma part, et surtout sur les lignes d’autobus Greyhound, aux States, qu’au soupçon d’être un Juif new yorkais, statut qui ne me défrisait d'ailleurs pas plus que d’être pris pour un Palestinien de Chicago ou un Tchétchène à Zurich-City. Bref.
    La bombe, et ton histoire, c’est autrement sérieux, en ce qui te concerne en tout cas, dans la mesure où ces situations de panique aboutissent souvent à des bavures. Mais pour détendre l’atmosphère, je te dois le récit de ma bombe à moi, qui n’aurait pu me coûter qu’une nuit à l’ombre, au pire.
    2003102896.JPGC’était à l’aéroport de Montréal, il y a quelques années de ça, sur le départ. Après une semaine à semer la Bonne Semence littéraire, de Toronto à Québec en passant par Trois-Rivières, en compagnie de Corinne Desarzens, aussi talentueuse auteure qu’imprévisible personne, dont tu connais peut-être, toi l’ami des coléoptères, son livre assez stupéfiant consacré aux araignées. Or après l’avoir accompagnée pendant une semaine, j’avais à cœur de lui offrir un cadeau. Ainsi, dans un marché en plein air, avais-je trouvé une cucurbitacés de belle dimension, sur laquelle se trouvait peinte une splendide araignée. Cela ne pouvait manquer de lui plaire: j’étais content. Pas pour longtemps. Dans un banal sac en plastique, la courge était l’un des trois bagages que j’avais au checkpoint de l’aérogare, quand une impressionnante sergente du service de la Migration m’interpelle :
    - Et dans c’te sachet, Monsieur, que se trouve-t-il ?
    Alors moi très tête en l'air :
    - Eh bien sergente, là-dedans, j’ai ma bombe de voyage.
    Et moi de sortir l’objet de c’te sachet pour exhiber candidement la courge et son ornement arachnéen.
    Je m’attendais à un éventuel rire complice : pas du tout : le drame : le scandale : la menace de sévices. Rendez-vous compte, calice, ce que vous avez dite ?
    Toi qui vis dans la fréquentation quotidienne de la violence d’Etat, peut-être trouveras-tu mon comportement inapprioprié voire répréhensible, comme me le signifiait une file entière de voyageurs indignés me regardant comme un inconscient grave, un potentiel Zarkaoui ?
    Mais comme une faute ne va pas sans une autre chez les individus de ma triste espèce, j’ai réitéré cette blague de mauvais goût en Egypte en l'an 2000, plus précisément sur la grande terrasse du temple d’Habsethsout, à Louxor, où 62 personnes furent massacrées en 1997, dont 36 Suisses. Ainsi, à un garde armée m’interrogeant sur le contenu de mon sac, je répondis : well, nothing, just a little swiss bomb. Et lui de rire joyeusement – lui qui avait un si terrible faciès d’Arabe. Qu’en conclure alors ? Je t'en laisse la liberté..
    1769723990.JPGMais tu m'as ramené à la case réel, et je descends d’un étage de La Désirade à l'autre, où passe le dernier film d’Ulrich Seidl, Import/Export, dont les images nous plongent illico dans le bain d’acide vert pâle et bleu poison de la réalité contemporaine. En Autriche, ce sont d'abord de jeunes flic-vigiles qui s’entraînent à tuer. Puis on est dans une usine de sexe virtuel où des femmes rejetées de partout s’agitent misérablement devant des webcams de la firme. L’une d’elles, l'un des deux personnages principaux du film, dégaine de jolie blonde un peu paumée, qui essaie d’échapper à ce labyrinthe de branlerie froide, se retrouve en Autriche où elle est censée s’occuper d’un petit monstre de dix ans. Puis elle finit dans un asile de vieux, comme un ange en uniforme dans ce mouroir. Quant au jeune homme rejeté de son cours de vigiles, puis jeté de l'appart de sa petite amie chez laquelle il débarque avec un pitbull, il va lui aussi d'impasse en impasse jusqu'au moment où ce qui a l'air de son père lui propos de partager une fille de cabaret. C'est abject et d'une étrange pureté
    1846862619.JPGUlrich Seidl est un déprimé salutaire à mes yeux. L’un de ses premiers films, Amours bestiales, consacré à la relation maladive de nos contemporains avec les animaux, m’est resté comme un clou rouillé dans la chair de l'âme. M600555765.2.JPGaudit Seidel qui montre ce qui est. Maudite Patricia Highsmith, dont les nouvelles de Catastrophes racontent de même ce qui est. Maudit artistes qui expriment ce qui est, le meilleur mais aussi le pire, la beauté des choses et la hideur de ce que l'homme en fait... 

  • Passeport pour la connaissance

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    Par-dessus les murs (4)

    "Ramallah, le 14 mars 2008.

    Cher JLK,

    Notre rencontre virtuelle a suivi un autre bel événement : la semaine dernière, j'ai vu mon passeport s'orner d'un visa israélien d'un an, entrées multiples.

    Jusqu'alors, je résidais ici à coup de visas de tourisme renouvelés. Ils couvrent les dix premières pages du passeport (jusque sous le blason de Lucerne). Je sortais du pays tous les trois mois, il n'y avait pas d'autre solution. C'était pénible, être obligé de faire ces allers-retours, et onéreux aussi, j'ai toujours pris l'avion, pour la France, la Suisse, la Turquie, parce qu'aux frontières terrestres, Jordanie, Egypte, les refus d'entrée sont plus fréquents. Je ne m'étends pas sur les joies des interrogatoires qui vous attendent à chaque sortie, à chaque rentrée. On m'a demandé une fois quel était le sujet de mon roman… je n'en parlais à personne, alors, et j'ai subi cette question insistante comme une violation de ma vie privée, de mon intimité, aucune fouille au corps n'aurait été plus pénible. Pourtant j'ai eu de la chance, mon interrogatoire le plus long n'a duré que trois heures. Certains passent dix heures à attendre sur les bancs de l'aéroport, ignorant de leur sort, certains seront raccompagnés jusqu'au premier avion en partance.

    La majorité des étrangers résidents à Ramallah sont dans le même cas. Des bénévoles, des salariés, étudiants, journalistes, vétérinaires, activistes, musiciens. Ou bien ce sont simplement des maris de Palestiniennes, des épouses de Palestiniens. Il est très difficile d'imaginer ce que cette précarité signifie vraiment. Ne pas être sûr de pouvoir revenir. Vous hésitez à acheter une nouvelle lampe, vous vous limitez à l'essentiel, vous trimballez avec vous vos biens les plus précieux. L'inconstance, l'instabilité de toute la région gagne le petit pré carré de votre vie privée, vous dormez sur des sables mouvants.

    L'année dernière, les refus étaient nombreux, avant chaque voyage les au-revoirs avaient des goûts d'adieux, à bientôt, inch allah.
    Pour un étranger qui aurait décidé de s'établir ici pendant quelques mois, quelques années, le dommage est moindre. Pour une famille franco-palestinienne, qui y possède maison et voiture et emploi, c'est autre chose. R. et L. habitent ici depuis vingt-cinq ans, ils travaillent à l'université de Birzeit. Cela fait vingt-cinq ans qu'ils sont « touristes », et travailleurs illégaux, puisque rémunérés par une institution palestinienne. Vingt ans qu'ils jouent, tous les trois mois, avec le risque de ne jamais revoir leurs voisins.

    La semaine dernière, ma compagne a renouvelé son visa de travail, au Ministère de l'Intérieur à Jérusalem. Je l'avais déjà accompagnée trois fois en vain, en attendant notre tour je me suis juré de ne jamais remettre les pieds dans ces couloirs, quoiqu'il advienne. Et puis on est tombés sur une femme presque sympathique, presque souriante. Alors qu'elle appose sur mon passeport un visa d'accompagnement, long séjour, entrées multiples, nous réprimons un rire nerveux. Redescendu dans la rue, je hurle, nous esquissons un pas de danse, je passe le restant de la journée sur un nuage.

    Bien entendu, je ne pourrai toujours pas travailler à l'université, légalement. Bien sûr je n'échapperai pas aux interrogatoires. Mais je ne suis plus obligé de sortir tous les trois mois, mieux : je peux sortir quand je veux, je peux même décider de laisser mon ordinateur à la maison. On pourrait s'acheter un autre tapis, tiens. Magnifique passeport. J'aimerais l'encadrer, mais ce ne serait pas pratique, je m'en sers tous les jours pour franchir les check-points.

    Je crois savoir que certaines personnes, en Suisse, partagent ces angoisses. Que sous leurs pieds aussi, le sol brûle un peu. Est-ce vrai ? Je ne m'en suis jamais vraiment préoccupé, quand j'y habitais..."

    "Paris. Hôtel La Louisiane, ce samedi 15 mars 2008, 11h33.

     Cher Pascal,

    On m’a dit récemment qu’il y avait environ 5000 papiers rien qu’à Lausanne. Chiffre  non vérifié. Je me renseignerai plus précisément pour vous répondre et vous faire une esquisse de tableau de la situation des requérants d’asile en Suisse et de l’intégration des étrangers dans ce pays, dont la proportion est des plus fortes en Europe et qui se passe moins mal qu’on le dit ou le croit. La question n’est pas encore traitée sérieusement par nos écrivains, qui s’en servent juste pour assurer telle ou telle posture, mais les cinéastes s’y mettent, surtout en Alémanie traditionnellement plus politisée. Mais j’y reviendrai…

    1735142749.jpgDans l’immédiat, j’aimerais plutôt évoquer LA rencontre que j’ai faite hier au Salon du Livre, après avoir découvert son livre, My first Sony, de l’écrivain et cinéaste Benny Barbash.

    Le premier Sony de Yokam est le petit magnéto qu’un gosse de 11 ans reçoit de ses parents (elle vient d’Argentine et picole grave, lui est écrivain et sèche sur son nouveau livre tout en couratant le jupon plus grave encore) au moyen duquel il enregistre tout ce qu’il entend – et c’est la formidable cacophonie d’un clan familial et de toute une société qui se trouve restitué par un véritable fleuve verbal que le charme et la drôlerie des observations de Barbash préservent de tout ennui.

    Ce qu’on y découvre est une société prodigieusement volubile, où les gens se parlent de tout près et où tout passe par la politique, y compris la matière de son pyjama. Benny Barbash lui-même (en entretien hier) porte un regard acéré sur la situation actuelle, qu’il juge plus mauvaise encore qu’il y a dix ans (son livre se passe au début des années 90), mais la tonalité du livre, jusque dans sa véhémence débridée (on pense parfois à Thomas Bernhard, en beaucoup plus chaleureux), est essentiellement dirigée « du côté de la vie », avec une énergie qui passe dans un verbe comme électrisé. 1321382453.jpg

    1262107287.jpgEnfin, et ce fui LA grand secousse d’hier soir très tard au petit cinéma Le Brady de Jean-Pierre Mocky, spécialisé en films hors norme : le bouleversant Battle for Haditha de John Broomfield, à côté de quoi le pourtant fameux Full Metal Jacket de Kubrick paraît bien daté et limité au manifeste, alors qu’une compassion extrême et partagée entre les extrêmes opposés, comme dans les admirables Lettres d’Iwo Jima de Clint Eastwood, en fait un film anti-guerre d’une rigueur d’analyse et d’une puissance expressive, avec peu de moyens, littéralement stupéfiantes. C’est affreux et c’est d’une déchirante beauté, d’une profonde bonté.

    littérature,cinéma

    Or revenant à l’hôtel dans tous mes états, je me suis rappelé une fois de plus que le contraire de la haine n’est pas tant l’amour que la connaissance. A celui qui crache sa haine de tel ou tel pays, ou de tel ou tel peuple, je me garderai bien de répondre que j’aime tel pays ou tel peuple si je ne connais pas ce pays et ce peuple.

    La devise de Simenon était « comprendre, ne pas juger », qui me semble une base éthique basique, mais comprendre sans connaître est difficile, et juger sans comprendre : impossible.

    Je vous souhaite une belle et bonne journée de paix même précaire, en attendant qu’on puisse la dire « maintenant »…"

    Contrepoint de juin 2016.- La Paix maintenant ? Pas demain la veille avec la persistante et galopante colonisation, fer de lance des faucons israéliens. Où l'on voit une fois de plus que "comprendre, ne pas juger", vaut pour le littérateur, alors que les violents font tout pour que nul ne comprenne rien à rien, tout en se moquant d'être jamais jugés. 

     

     

  • Ô vous frères humains…

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    Flash-Back sur les Lettres d’Iwo Jima, film mémorable  de Clint Eastwood, avant le calamiteux American Sniper...

    C’est un film poignant d’humanité que les Lettres d’Iwo Jima de Clint Eastwood, d’une grande beauté d’inspiration et d’image, dont se dégage à la fois l’évidence de la ressemblance humaine et le caractère inéluctable de l’hybris des nations, exacerbé par la guerre. Une scène absolument déchirante marque le sommet de cette expression de la fraternité : lorsque le flamboyant lieutenant-colonel Nishi (Tsuyoshi Iharo), champion olympique d’équitation au Jeux de Los Angeles, en 1932, qui vient d’épargner la vie d’un jeune Marine, succombant cependant à ses blessures, traduit à haute voix une lettre de sa mère au jeune homme, dont les choses toutes simples qu’elle raconte font se lever, l’un après l’autre, les soldats japonais présents, bouleversés et muets.
    Le nom d’Iwo Jima me rappelle une bande dessinée des années 50 représentant cette bataille aussi symbolique qu’inégale, où les « Japs » étaient réduits à l’image de l’ennemi aux yeux bridés, cruel et fanatique. Or on n’est pas ici au rebours de ce cliché, qui se contenterait d’humaniser les combattants japonais, mais au cœur de la tragédie qu’ils vivent en étant à la fois prêts à mourir pour l’Empereur et conscients que celui-ci les a abandonnés à leur piège. Plus encore : le décentrage du regard d’Eastwood, qui réalise quasiment un film japonais d’esprit et de forme, nous fait vivre les dernières heures de leur vie comme s’ils étaient sans uniformes et sans grades, seuls et nus devant la mort entre tunnels et tonnerre, mer et ciel crachant le feu.
    On est ici à la fois dans le piège de l’Histoire et n’importe où ailleurs, dans un rêve halluciné aux objets fantomatiques (un seau de merde, des tanks semblant de pierre, des épées contre des lance-flammes) et traversé de personnages infiniment proches, du général Kuribayashi (Ken Watanabe) au petit boulanger Saigo qui, par la grâce d’un extraordinaire jeune acteur (Kazunari Ninomyia), irradie tout le film de son demi-sourire candide.
    Voici les hommes, voici la guerre, voici l’Armada américaine surgissant de la nuit sur une mer de plomb et voilà le premier cheval tué sous la première attaque aérienne. Tout se passe entre sable noir et grottes, comme dans un cauchemar de Frank Borzage ou de Kaneto Shindo, le film à l’air d’être en noir et blanc et voici que le gris tourne au brunâtre et que le blanc passe au bleu. Une obsédante petite musique distille d’un bout à l’autre ses gouttes de lumière froide tandis que dix hommes se fond sauter à la grenade après que l’un d’eux a été transformé en torche vivante. Violence sidérante et chaotique, mais tout restera dans quelques mémoires et voici les lettres exhumées entre la première et la dernière séquence – ces lettres des morts qui nous demandent de les enterrer en nos cœurs…

    Actuellement disponible en DVD: Mémoires de nos pères, premier élément du diptyque de Clint Eastwood

  • Fellini l'enchanteur

    cinéma


     

    cinéma« L’art doit être aussi méticuleux que la vie », dit Fellini à propos de la forme artistique la plus proche de la réalité que semble le cinéma, qui requiert précisément, alors, la transformation de la réalité apparente en trompe-l’œil dont la mer de plastique du Casanova est l’un des plus fameux exemples. cinémaLe film intitulé Je suis un grand menteur, dans lequel le Maestro décrit la germination de son art avec une quantité d’exemples vécus sur le plateau, est une belle leçon de choses dans laquelle interviennent, autant que le marionnettiste, ses poupées plus ou moins consentante, du malheureux Donald Sutherland qui semble ne pas être encore revenu du fait d’avoir tant été malmené durant les premières semaines du tournage du Casanova (on sait que Fellini ne pouvait pas l’encadrer…) à Terence Stamp évoquant superbement sa propre expérience, en passant par Giuletta Masina ou Roberto Begnini aux impayables observations.
    Sceptique à l’endroit de tout scepticisme, plaidant pour la disponibilité totale du créateur, médium plus qu’ingénieur trop lucide, Fellini apparaît à la fois en Dieu le Père et en enfant pénétré par son jeu, et le voir travailler avec ses acteurs (la scène de triolisme où il dirige, un regard après l’autre, un geste après l’autre, les caresses des jeunes amants du Satyricon), le voir détailler l’importance absolue de telle couleur ou de telle lumière, le voir cajoler ses gens ou les houspiller, le voir créer son univers apparemment ex nihilo, mais fait de tout ce qui existe et nous traverse, est une fabuleuse démonstration d’attention amoureuse à cela simplement qui est…

    Je suis un grand menteur, film de Damian Pettigrew, fait partie du coffret de 8DVD réunissant 6 films de Federico Fellini: Il Bidone, I Vitelloni, La dolce vita, Juliette des esprits, Prova d'orchestra et Le voce della luna.

  • Un amour plus fort que la mort

     


    Sokourov1.JPGMère et fils, un chef-d’œuvre d'Alexandre  Sokourov


     


    Mère est fils est à mes yeux, ces jours, le plus beau film du monde. Dès le premier imperceptible mouvement animant, à la surface de l’écran, deux visages comme confondus puis se distinguant, de la mère mourante et de son fils, qu’on dirait les deux figures écrasées puis se levant lentement, d’un grand tableau de maître ancien entre Rembrandt et Le Greco, dès le premier souffle du premier mot, suivant une lointaine musique égrenée par le ciel, du Schubert il me semble, dès le premier murmure du fils racontant son rêve à sa mère, qui lui dit ensuite qu’elle a fait le même rêve que lui, dès le premier d’une série de longs et lents plans-séquences se suivant sous la même lumière intemporelle et tout intime, le dedans et le dehors s’ouvrant l’un à l’autre, s’instaure dans Mère et fils une atmosphère qu’il faut bien dire sacrée, et sacré chaque geste comme d’un rituel, sacrée la relation liant le fils à la mère qui deviennent ici tous les fils et les mères et les pères et les filles.


    Sokourov2.JPGMère et fils est un poème d’amour et une suite de tableaux empreints de toute la beauté et de toute la douleur du monde, c’est une traversée de toutes les saisons de la vie, du printemps à la fenêtre à l’hiver du corps, c’est la traversée de l’immense nature silencieuse et indifférente, juste délimitée par la familière fumée d’un train à vapeur et de son sifflet au loin, par un jeune homme portant sa mère comme pour lui montrer une dernière fois le monde et la montrer au monde dans le même mouvement.


    Sokourov20.JPGSokourov24.JPGMère et fils est l’œuvre d’un admirateur des maîtres anciens qui ont dit toute la profondeur en surface, sans artifice de perspective ou d’autres trucs optiques, d’Uccello au Greco, et toute l’épaisseur de la chair et du temps à plat sur la toile, de Rembrandt à Goya, avec la sfumato romantique d’un Caspar David Friedrich qui rappelle l’élégie de l’âme russe, à dominantes de verts éteints et de gris cendreux, de roux et de blanc. Et la musique , et les sons, la musique des voix et du vent qu’on dirait de la mer et qui fait onduler les champs, la musique du monde va son chant qui se mêle ou se démêle du chant des images, puis c’est la mort et les larmes, l'absolu désarroi, et le chant reprend, le cri redevient murmure du fils qui sait qu’il n’est séparé de sa mère que le temps d’accéder à l’autre côté du miroir…


     


    Alexandre Sokourov. Mère et fils. DVD Potemkine. Suppléments extrêmement intéressants, avec des interviews du réalisateur portant, notamment, sur la peinture, la musique et le montage.     


    Un chapitre magistral du dernier livre de Georges Nivat, Vivre en Russe, paru aux éditions L'Age d'Homme, est consacré à l'oeuvre de Sokourov. 


     

  • Le secret d'Irène

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    Sur lun des plus beaux  films d’Alain Cavalier.

    C’est un film à la fois très personnel et très intime qu’Irène d’Alain Cavalier, je dirais même : crûment, presque durement personnel et intime, jusqu’à une sorte de violence ouverte dans la douceur, et à tous. Irène vient après Le Filmeur mais en somme par Le Filmeur, issu de l’épuration du Filmeur, et donc elliptique et rapide, mais dans un temps lent quoique le film soit bien plus bref que Le Filmeur, et sondant au tréfonds de l’instant, jusqu’au fond où gît un secret.
    C’est le film en effet d’un secret, le secret d’Irène. On se gardera d’en dire beaucoup plus. C’est le film d’un secret et d’une douleur existentielle soudain interrompue par l’Accident, qu’on prendra comme un signe du Destin, ou pas. Alain Cavalier ne le dit pas mais c’est là aussi, sans que ce soit dit comme ça. Tout est dit dans ce film, sans tout dire. Voici ce qui s’est passé, mais que s’est-il vraiment passé ? Il faudrait le demander au ciel et à la petite cour qu’il y a là, il faudrait le demander aux choses, il faudrait le demander aux arbres qui restent là, il faudrait le demander à la route et à son Croisement Fatal, comme disent les journaux, il faudrait le demander à Irène, ce qu’elle pensait à ce moment-là où elle est partie impatiente sans attendre Alain, il faudrait le demander à Alain qui a tant tardé à la rejoindre, il faudrait le demander au Destin qui manigance tout ça mais est-ce que tout ça s’expliquerait ?
    Il y a dans Irène, par le cinéma, plan par plan et c’est de la musique, des choses à montrer pour dire d’autres choses. On voit un oiseau peint sur un vase bleu qui dit quelque chose à Alain et on voit un oiseau jaune qui dit quelque chose d’Irène. Le bleu et le jaune de ces oiseaux est doux au toucher, comme est douce au toucher cette couette qui a elle aussi quelque chose à dire.
    Alain Cavalier est probablement le seul poète de cinéma, à l’heure qu’il est, à pouvoir faire parler une couette comme dans Irène. Et que dit-elle, cette conne de couette ? Elle dit le bleu et le rose veiné de vert tendre de la vie, le doux et le moelleux de la vie dans lesquels on est bien et parfois moins (quand on est petit et malade ou bien vieux), elle a toutes les couleurs du blanc de la vie, cette putain de couette qui est là, dans laquelle on a boulé ensemble, Irène et moi, et qui reste là plein de nos creux et de nos bonds, et qui maintenant est toute seule comme Alain est tout seul comme un con et Irène aussi.
    Irène est un poème de mémoire, comme on dit. C’est un film de deuil et de demande de pardon, mais pas que ça. Irène dit comment on s’est rencontrés, mais les images sont de la mer qui roule vue d'une cabine de téléphone et des ramiers qui roucoulent dans la petite cour, des fusains et des anges du métro. Irène dit comment Irène était à 15 ans avec son air de Miss France de l’époque, plantée là comme, disons, Danièle Gaubert dans Cinémonde ou Claudia Cardinale très jeune, mais Alain lui voit le regard d’une fille de Manet au musée de Lyon. Les lits ont aussi des choses à dire, et les pieds actuels d’Alain qui a la goutte, putain ça craint, et puis Irène au lit avec son chien mourant, et Alain qui se dit qu’il lui faudrait Sophie Marceau dans le film, enfin dans la foulée suggérer tout le bien et le mal qu’on s’est fait... et tant d'autres choses encore - on y reviendra.

  • A rebrousse-toiles

     

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    Les questions que chacun brûle de se voir poser en matière de cinéma un mardi soir 18 septembre...

    1. Quel est le dernier film que vous ayez vu en salle ou en DVD et qu’en avez-vous pensé ?
    - Hier soir en DVD: Hyènes du Sénégalais Djibril Diop Mambety, magnifique adaptation à l'africaine de La Visite de la vieille dame. de Friedrich Dürrenmatt. Un poème cinématographique à l'admirable jeu de plans et au montage magistral,  doublé d'une réflexion grinçante sur la trahison, la vengeance, la responsabilité personnelle et collective, la rapacité huaine et la solitude. Les acteurs sont merveilleux et la mélancolie qui se dégage du film ajoute à la qualité de la fable. À (re)découvrir absolment ! 
     
    2. Quelle est la meilleure définition qu’un cinéaste vous ait donnée de son art ?
    - Alain Cavalier : l’art de passer d’un plan à un autre.
    3) Le chef-d'oeuvre ab-so-lu ?
    - Cette expression est d'une stupidité tout actuelle, mais All about Eve de Joseph Mankiewicz est mon choix ab-so-lu de ce soir...

    4) Citez le moment d'un film qui vous revient obsessionnellement en mémoire :
    - La mélopée lancinante du protagoniste à la  balançoire, sous la neige, dans Vivre (Iriku) d’Akira Kurosawa.

    5) Une séquence qui vous a fait pleurer depuis sept ans:
    - Les larmes, à la fin de L’enfant des frères Dardenne. La fin de La vie des autres. La solitude de Draman Drameh dans Hyènes de Djibril Diop Mombéty, ou la destinée d'Umberto D.  
    6) Votre bon mot préféré d'un cinéaste ?
    - Fellini qui répond, au critique lui demandant ce qu'il pense de l'opinion d'un de ses confrères prétendant que les mauvais cinéastes italiens ont tous un nom finissant par "ini": - Mais n'est-ce pas mon ami Viscontini qui prétend cela ?
    7) Un film dans lequel vous auriez aimé figurer ?

    1309976252.jpg- J'aurais volontiers fait la valise dans La fille à la valise, ce bijou de Valerio Zurlini.
    8) La scène d'amour qui vous a ému ces trois dernières années ?
    - Dans Sous les toits de Paris, les vieux amants Michel Piccoli et Mylène Demonjeot. Vraiment très belle scène.  

    9) Citez un film qui module la plus profonde nostalgie.
    - Incontestablement et pour toujours : Vivre d’Akira Kurosawa.
    710265019.jpg10) Quelle est votre apparition préférée d’un personnage historique dans un rôle de fiction ?
    - Le Hitler de La Chute est celui que je préfère pour le pire...
    11) Votre film préféré ce 18 septembre 2012 ?
    - Je dirais I Vitelloni de Federico Fellini, mais ça peut changer denain.
    12) Citez les titres du premier double programme que vous diffuseriez pour l’inauguration de votre propre salle d’art et d’essai ?
    The Snapper  de Stephen Frears, et La Bataille pour Haditha de Nick Broomfield.
    13) Quel serait le nom de cette salle ?
    - Le Mollywood.

    14) Le film le plus résolument tordant ?
    - Joe la limonade, parodie de western d'un cinéaste tchèque dont je ne me rappelle pas le nom.
    15) Votre film préféré d'Alfred Hitchcock ?
    - Cela change tous les jours : aujourd’hui c'est Vertigo.
    16) Votre émotion la plus mémorable liée à l’utilisation de la couleur d’un film ?

    - La scénographie de Senso, de Luchino Visconti.
    17) Quel film constitue-t-il la plus forte critique de la guerre ?
    - La bataille pour Haditha, hier, et aujourd’hui Lettres d’Iwo Jima. En plus doux: Alexandra d'Alexandre Sokourov.

    18) L’actrice que vous n’épouseriez sous aucun prétexte ?
    - Arielle Dombasle, mais on me dit qu'elle gagne à être connue....

    19) Quelle critique vous a-t-elle semblé la plus injuste depuis 7 ans ?
    - Celle de Gérard Lefort à propos de La chute.
    20) Y a-t-il un film que vous aimeriez avoir signé ?
    - Umberto D.

    21) Le plus grand ratage d’une adaptation de roman ?
    - J’aime beaucoup L’homme qui a tué Don Quichotte, mais Terry Gillian va faire encore mieux.
    22) Votre film préféré de la semaine prochaine ?
    - J’ai vraiment envie de revoir Saraband de Bergman 
    1653112627.jpg23) Qu’est-ce qui pour vous, dans un film, marque la supériorité du 7e art ?

    - C’est le cinéma, me semble-t-il. Vous voyez autre chose ?
    24) Citez le meilleur livre qui ait été inspiré par un monstre sacré ?
    - Il s’intitule Le bel obèse et fait revivre Marlon Brando et deux autres magnifiques personnages, imaginaires, avec un brio formidable. Son auteur est Claude Delarue. Le roman a paru il y a quelques années chez Fayard. L'auteur est mort récemment.
    25) Quel est votre souvenir de cinéma le plus aquatique ?
    - Les cœur verts, d’Edouard Luntz, une histoire de blousons noirs en « cinéma vérité » que j’ai vu 27 fois (j’étais alors placeur de cinéma). Il y a là une scène de natation nocturne clandestine, dans une piscine, qui est plus encore qu’aquatique: amniotique.
    26) Citez l’auteur qui parle le mieux de cinéma :
    - Il me semble que c’est Gilles Deleuze. Ou peut-être Serge Daney ? Ou quand même Jean-Luc Godard ? Ou Luc Dardenne ? Ou Martin Scorsese dans ses magnifiques anthologies du cinéma américain et italien ?
    27) Citez le film dont le mauvais esprit vous ait le plus réjoui :
    - C’est arrivé près de chez vous, naturellement. Et Prick up your ears de Frears, pas mal non plus.
    28) Votre film préféré des sixties ?
    - Probablement Qu’est-il arrivé à Baby Jane de Robert Aldrich. (1962)
    29) Le film que vous enverrez votre pire ennemi voir ce soir ?
    - Je n'ai aucun ennemi. Par égard pour mes amis, je leur recommande de ne pas aller voir le dernier mauvais film qui passe en salle ces jours, que je n'ai d'ailleurs pas vu. Ah oui: un film réellement à éviter: Lezione 21 d'Alessandro Baricco.   

    30) Quand avez-vous réalisé pour la première fois que les films étaient réalisés ?
    - Quand j’ai réalisé mon premier film sans pellicule.