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cinéma - Page 3

  • Jusqu'au bout

    Fauquemberg03.jpg Notes Panoptiques (5)

    De l’Epos. En lisant Mal tiempo de David Fauquemberg. Un film-choc de Fulvio Bernasconi, Fuori dalle corde. Et le nouveau récit africain de Lieve Joris, Les Hauts plateaux.
    Il faut le tonus et la transparence d’un récit frontal de la trempe de Mal Tiempo, nouvel opus de David Fauquemberg, pour mieux éprouver le grand manque actuel de souffle épique du roman français, même si l’on considère le surpuissant Zone de Matthias Enard, dont je ne suis pas sûr que le surpuissance soit beaucoup plus qu’un surpuissant effort doublé de surpuissants effets.
    L’epos, à mes yeux, n’est pas forcément dans la volonté de tout embrasser et de tout lier d’un souffle et sans ponctuation (on est un peu las de cette maelström/mania depuis le Paradiso de Lezama Lima et le Paradis de Sollers, pour ne pas remonter à Joyce, et sans compter une kyrielle d’épigones), mais bien plutôt dans la tension d’un récit pieds nus qui marche et combat et vit sa cause dont le mobile profond reste secret – et celui-ci constitue peut-être la vraie force, comme de l’Orlando furioso,
    Or j’aime retrouver cette fureur blessée chez le boxeur cubain Yoangel Corto, protagoniste de Mal tiempo, dont le dernier combat échappe à toute dialectique de pure compétition ou de ce qu’on pourrait dire un art pour l’art à base d’orgueil personnel, d’implication patriotique ou commerciale, de survie économique ou de rébellion à caractère politique – tout cela se fondant en une masse affirmée et muette… Dès la première scène de Mal tiempo, qui est d’une défaite, le lecteur se trouve précipité dans la boxe, dont l’écrivain parle avec une extraordinaire précision et toute physique aussi, mais d’emblée c’est plus que de boxe qu’il s’agit dans ce livre magnifique dont une vraie poésie se dégage à phrases solides comme des câbles et ciselées en grand travail de finesse, qui parle beaucoup aussi de dépassement et de liberté.

    °°°

    Bernasconi.jpgLa lecture de Mal tiempo m’a rappelé, par contraste avec la classe de ses protagonistes, nullement angélisés au demeurant, l’abjection de ceux qui se débattent, comme des coqs camés au combat dans ce film amer et puissant du réalisateur tessinois Fulvio Bernasconi, que représente Fuori dalle corde, plongée terrifiante dans l’univers de la boxe clandestine - entre Trieste, la Croatie et la Suisse - où bascule un jeune champion qui a refusé de se soumettre au jeu truqué de son coach alors même qu’il survit difficilement. Comme dans Mal tiempo, les implications sociales et politiques de la boxe comptent dans le film, sur un arrière-fond de déliquescence et de corruption généralisée que symbolise le dernier combat à mort mené, dans la piscine vide d’un Suisse friqué, entre le « héros » à bout de course et son plus proche ami. Or, combien ils restent dignes et vaillants, malgré le poids de la dictature, les boxeurs de Mal tiempo, et combien la tristesse qui se dégage du roman reste pure, et si souillée celle du film de Fulvio Bernasconi, dont les cinéphiles distingués ont jugé le regard décidément trop noir…

    °°°
    Joris4.jpgEt le nouveau récit de Lieve Joris, Les Hauts Plateaux, n’est-il pas trop noir non plus s'il vous plaît ? Est-il bien indiqué, en ces premiers jours de vacances, d’évoquer la marche solitaire, au milieu de tous les dangers de celle qui, depuis Mon oncle du Congo , avec l’inoubliable Danse du léopard, puis L’Heure des rebelles, n’a cessé de revenir en cette Afrique aimée et déchirée qui aura subi, entretemps, les massacres que nous savons et dont elle a constaté les séquelles et les rebondissements ? Hélas, ce qui nous reste d’humanité cohabite de plus en plus mal avec notre confort et notre besoin estival d’évasion. Mais la vraie vie est aussi à ce prix, qui vaut bien un mojito... La vraie vie, dès la première page des Hauts Plateaux, serait celle d'André, boy de la paroisse de Minembwe, qui part un matin avec un poulet sous le bras. Pour revendre ce poulet que le curé de la paroisse lui a offert, et qui vaut trois dollars à Uvira, où il se rend précisément, André devra franchir des collines, des vallées et des marécages, des rivières et des forêts, sur une distance de  quatre-vingt-dix kilomètres à vol d'oiseau. Mais André est content puisque le poulet, à Uvira, vaut un demi-dollar de plus qu'au village. Et Lieve Joris d'enchaîner: "Voilà l'économie dans laquelle je me retrouvais et, bientôt, j'entreprendrais le même voyage. Pas en quatre jours comme André, non; chemin faisant, je regarderais autour de moi et visiterais les marchés des hauts plateaux, tout en essayant de comprendre comment vivaient les gens dans cette partie inhospitalière du Congo - une région sans routes ni électricité, où la population était si réfractaire à la bureaucratie que mes ancêtres belges n'avaient pas réussi à la soumettre"... 

    David Fauquemberg. Mal tiempo. Fayard, 280p.. En librairie le 24 août.

    Fulvio Bernasconi. Fuori dalle corde. En DVD.

    Joris3.jpgLieve Joris, Les Hauts plateaux. Actes Sud, 132p.

  • Poème de la mémoire

    Sur Les amants réguliers de Philippe Garrel

    Il n’est pas de ville que j’aime autant retrouver que Paris, surtout les maisons blanches et les escaliers de bois ciré en colimaçon, les grands appartements mystérieux, les toits sur lesquels on marche à moitié givré, la Seine noire et les reflets des trottoirs de l’aube, tels exactement que les évoque, avec la beauté de la jeunesse parisienne, ce film admirable qu’est Les amants réguliers de Philippe Garrel, que j’ai vu hier soir après avoir lu, dans un square, les cinquante première pages de La guerre sexuelle de Frédéric Pajak, lequel nous replonge en revanche dans l’abjection des temps qui courent.
    Il va de soi qu’on peut trouver, dans des objets d’art ou de littérature inspirés par des regards diamétralement opposés, le même sentiment de libération intérieure, mais je me garderai bien de situer la satire teigneuse de Pajak au même niveau que le poème de Garrel, dont je suis ressorti intérieurement lavé comme d’un bain de neige. Le blanc de ce film est d’ailleurs celui d’une sorte de neige cernée de cendre, comme les visages irradiant ce qu’on dira simplement, comme chez Bergman, l’âme de chaque individu, dont le réalisateur capte la moindre vibration avec une sensibilité et un amour sans pareils.
    On sait que ce film « parle » de mai 68 et de la « génération » des soixante-huitards, mais j’étais content, ce matin sur une terrasse de Montparmasse, de trouver , dans la nouvelle livraison de Ligne de risque (No 22, décembre 2005), les propos de Philippe Sollers sur cette foutaise qu’est selon lui ce concept de génération, dont personnellement je n’ai jamais ressenti non plus la réalité, sinon comme une idée collante ou un sentiment d’adhésion médiocre. Tout ça pour dire que si Les amants réguliers fait bel et bien signe et sens à propos de ces années-là, c’est tout à fait ailleurs qu’il me touche personnellement, sans rien de la joliesse anecdotique de ce feuilleton italien dont je ne me rappelle plus le nom, relevant du roman-photo - oui c’est cela, Nos meilleures années et caetera…
    Ici c’est autre chose. Ce sont surtout des histoires d’amour et c’est le portrait d’un pur. C’est un poème en images dont tous les personnages ont raison. On frise juste un peu l’emphase rhétorique à l’évocation des barricades, mais ce romantisme n’empêche pas la grande noblesse, presque janséniste, du propos ; car c’est un filme aussi sur le divertissement en conflit avec l’absolu et donc la mort. Et puis c'est du cinéma. C'est absolument du cinéma et ne peut être dit comme ça que par le cinéma, de plans enchaînés comme dans un rêve et de murmures, de regards, de visages, de gestes d'anges. 
    En marchant le long de la rue Saint André-des-Arts, je me suis rappelé les quelques péripéties que nous avons vécues en ces lieux cette année-là, avec quelques camarades de la jeunesse progressiste, et m'est revenue ma conviction intérieure que ce que je vivais n’avait rien à voir avec ça, que j’étais ailleurs, que toute la rhétorique qui se déchaînait autour de moi tournait à vide, tandis que je retrouve dans ce film tous mes sentiments épars du moment et des temps qui ont suivi, que Philippe Garrel dit de l’inamertume et qui relève de la vérité de chacun…

  • Défense de Pierre Etaix

    Etaix1.jpg

    A quatre-vingts ans, Pierre Etaix, clown, dessinateur et cinéaste ne peut plus montrer ses films.

    Les cinq longs métrages (dont quatre co-écrits avec Jean-Claude Carrière) sont aujourd'hui totalement invisibles, victimes d'un imbroglio juridique scandaleux qui prive les auteurs de leurs droits et interdit toute diffusion (même gratuite)de leurs films.
    Si vous souhaitez comprendre les raisons de ce rapt culturel et signer la pétition pour la ressortie des films de Pierre Etaix, visitez ces liens:
    http://sites.google.com/site/petitionetaix/


    Faites passer le message  à tous vos contacts et amis avant le 10 mai 2009, date de remise de la pétition à Madame Christine Albanel, Ministre de la Culture et de la Communication.

    L'appel de Serge Toubiana, Directeur général de la Cinémathèque française

    Pierre Etaix Etaix2.jpgest connu du public et des cinéphiles, en France comme à l’étranger, pour avoir réalisé cinq films. Cinq films, ce n’est pas beaucoup dans une vie de cinéaste. Mais ces cinq films-là ont été marquants, nous ont fait rire et avaient du style ; ils appartiennent à la veine burlesque du cinéma, dans la tradition de Buster Keaton et de Jacques Tati. Cette espèce trop rare est en voie de disparition - hélas ! Le Soupirant (1962), Yoyo (1964), Tant qu’on a la santé (1965), Le Grand amour (1968) et Pays de cocagne (1969). Pierre Etaix a souvent travaillé avec son ami et complice Jean-Claude Carrière, lequel avait aussi travaillé aux côtés de Tati (et de Luis Bunuel, bien sûr). Pierre Etaix n’a pas fait que ces cinq films, ce qui serait déjà bien. Il a aussi réalisé des courts métrages, été le collaborateur artistique de Tati comme dessinateur et gagman, puis assistant-réalisateur sur Mon Oncle. Il a fait du cirque, du music-hall, joué et écrit pour le théâtre, fait des ouvrages à la main à partir de ses dessins humoristiques. Il a créé en 1973 l’Ecole nationale du Cirque, avec sa femme Annie Fratellini. Il est aussi l’ami fidèle de Jerry Lewis, ce qui pour moi veut dire beaucoup… Et puis, Monsieur Etaix est un homme charmant et délicat, d’une grande courtoisie. Clown timide, trop timide. Pour qu’il se mette en colère et se jette dans la bagarre, il lui en faut beaucoup. Et c’est ce qui est train de se passer…
    Yoyo a été restauré il y a quelques mois grâce à la Fondation Groupama Gan pour le cinéma. François Ede, directeur de la photo et bon technicien, s’est occupé de cette restauration - c’est lui qui avait retrouvé, il y a plusieurs années, la version en couleur de Jour de fête de Tati. Restauré et flambant neuf, Yoyo avait été montré en mai à Cannes (dans la section Cannes Classics), puis début juillet à la Cinémathèque française, dans le cadre du festival Paris-Cinéma. Pierre Etaix était tout heureux, très ému de voir le public d’aujourd’hui rire et s’émouvoir en (re)découvrant son film. Mais cette résurrection de Yoyo tenait en fait du miracle. Car la situation juridique des films d’Etaix était complexe.
    (...) Actuellement, les 5 films réalisés par Pierre Etaix sont bloqués : aucune diffusion possible, aucune ressortie commerciale, aucune édition DVD. Une véritable chape de plomb. A cause d’un imbroglio juridique dont les conséquences sont tragi-comiques. Ce qui est en jeu dans cette affaire, c’est évidemment le droit de l’auteur : comment se fait-il qu’un cinéaste, plus de 30 ans après qu’il a réalisé ses films, ne puisse avoir accès aux négatifs dans le but de les restaurer ? Qu’est-ce qui fait qu’une société cessionnaire des droits d’auteur à titre exclusif et pour le monde entier, refuse toute initiative, ne se préoccupe pas de valoriser ces films ? Qu’est-ce qui fait que l’on puisse faire main-basse sur des films, sans se soucier de la volonté légitime d’un auteur de les faire renaître ?
    Pierre Etaix se bat comme un diable, pour que son œuvre soit respectée, montrée, programmée, éditée. Comment lui donner tort ? Et pourtant, rien n’est simple. Si vous souhaitez en savoir davantage sur cette triste affaire, consultez le site internet : www.lesfilmsdetaix.fr
    Et si vous souhaitez, comme moi, signer la pétition pour aider à la ressortie des films de Pierre Etaix, allez au : www.ipetitions.com/petition/lesfilmsdetaix/index.html
    S.T.

     

  • Katyn, de Czapski à Wajda

    Katin4.jpgA propos de L’Art et la vie
    Et sur le film Katyn d'Andrzej Wajda, vu par Philip Seelen.



    Il y a seize ans que Joseph Czapski s’est éteint à Paris à l’âge de 97 ans, au terme d’une vie étroitement mêlée aux tragédies du XXe siècle, et notamment au massacre de Katyn dont il fut l’un des rares rescapés et des grands témoins (son livre Terre inhumaine fut l'un des premiers ouvrages documentant le Goulag), finalement justifiés. Sous les dehors de cette figure “historique”, qui resta une conscience de la Pologne tout au long de son exil parisien (tant par ses articles dans la revue Kultura que par ses liens personnels avec les meilleurs esprits, de Gabriel Marcel à Czeslaw Milosz), Czapski apparaissait, au naturel, comme le plus simple et le plus libre des hommes, et son oeuvre de peintre témoigne le mieux de son aspiration constante à traduire ses émotions devant la beauté mêlée de douleur qui émane des êtres et des choses en ce bas monde.

    Czapski13.JPGAussi sensible aux lumières du paradis perdu qu’à la tragédie de tous les jours, l’artiste vivait à la fois l’effusion de Bonnard et la tension de Soutine, qu’il rapproche d’ailleurs au sommet de ses admirations dans l’un des magnifiques articles réunis ici sous un titre qui dit bien l’enracinement de son oeuvre et de sa réflexion “dans la vie”. Bien plus qu’un livre “sur” la peinture ou “sur” les peintres, L’Art et la vie nous immerge aussitôt “dans” ce bonheur irradiant que la peinture nous vaut de loin en loin, dont Czapski ressaisit les tenants et les secrets avec une merveilleuse pénétration. Qu’il rende hommage à Nicolas de Staël, revienne sur l’héritage de Cézanne, s’oppose au despotisme ravageur de Picasso (avec d’éventuels repentirs), se rappelle une rencontre avec Anna Akhmatova, détaille l’art de son cher Proust, rende un hommage inattendu à Dufy ou célèbre l’“âme” de Corot, parle travail ou “paresse féconde”, Joseph Czapski nous sollicite avec passion et nous est, autant que dans sa peinture, plus présent que jamais.

    CZAPSKI01.JPGJoseph Czapski. L’Art et la vie. Textes choisis et préfacés par Wojciech Karpinski. Traduit du polonais par Thérèse Douchy, Julia Jurys et Lieba Hauben. L’Age d’Homme, 244p.

    A lire absolument: la lettre magnifique que notre ami Philip Seelen a envoyée à Bertrand Redonnet près avoir vu Katyn, le dernier film du grand réalisateur polonais Andrzej Wajda: http://lexildesmots.hautetfort.com/

  • Une quête d’absolu

     Penn8.jpg

     Into the Wild, de Sean Penn

    C’est un bien grand beau film généreux et limpide qu’Into the Wild de Sean Penn, dont l’empreinte qu’il laisse au cœur est toute pure. L’histoire en est prenante, les personnages principaux sont également de belles personnes, comme on dit, les images et la musique ne sont pas moins superbes et, surtout, il s’en dégage un sentiment général d’autant plus bienfaisant et tonique qu’il n’a rien de complaisant ou d’édulcoré, voire de frelaté, comme pourrait le faire redouter le thème rebattu du retour à la nature. De fait, les rudes lois de celle-ci ne sont pas ignorées ni sous-estimées. Une scène terrible, marquée par le sacrifice « inutile » d’un élan, souligne le caractère très problématique d’une immersion « naturelle », même si la quête du solitaire reste fondée. Le titre d’ En pleine nature ne rend d’ailleurs pas compte du piège que celle-ci représente bel et bien dans le film, alors que l’original Into the Wild en désigne mieux l’ambivalence, qui renvoie aux obstacles et au combat du héros de Construire un feu de Jack London.

    Penn4.jpgL’esprit des Jack, London et Kerouac, mais aussi de Thoreau et de Tolstoï, préside à ce parcours initiatique d’un tout jeune homme déçu par ses parents, dont la mésentente tourne à la haine sous les dehors du mensonge et de l’hypocrisie.

    Deux grandes lignes narratives traversent le film et se relancent l’une l’autre en contrepoint, modulant en outre le passage des années et scandant l'avancée de chaque nouveau chapitre: d’une part, c’est le récit du Magic Bus, la carcasse d’autocar perdue en plein Alaska où Alex Supertramp (c’est le pseudo glorieusement naïf qu’il s’est choisi) va vivre cent jours de solitude absolue ; et, de l’autre, la chronique tenue par sa sœur au fil de ses années de fugue, qui témoigne des conséquences de celle-ci sur les parents restés sans nouvelles, reconnaissant leurs responsabilités et se rapprochant peu à peu l'un de l'autre.

    On le sait, Sean Penn revient de loin : de toutes les défonces et de tous les dégoûts. Or ce qui sidère en l'occurrence est la complète fraîcheur de son regard sur le monde et sur les gens, tous abordés avec tendresse et jusqu’à l’indulgence, s’agissant du père égoïste et violent qui se prend pour Dieu au point, une année, de décider, le con, que Noël n’aura pas lieu…

    L’Amérique d’Into the Wild est à la fois celle de L’Attrape-cœur de Salinger et de Sur la route de Kerouac, des anciens hippies dans les déserts et de Bush Senior justifiant la guerre du Golfe ou des paumés down & out crevant dans les grandes villes; et l’on se rappelle aussi la dernière page de La Route de Cormac McCarthy dont on pourrait dire que Sean Penn la réinvestit avant la catastrophe ou au moment d’en renaître…

    Si la « théologie » de McCarthy est plus profonde dans son aperception tragique et sa visée rédemptrice, que la religiosité tolstoïenne qui se dégage d’Into the Wild, ce film ne représente pas moins, aujourd’hui, un geste de résistance aux forces obscures et destructrices de l’empire du fric, à la violence, au fanatisme, au cynisme ou à la décadence. Le fait qu’Alex, prodigieusement vécu, plus encore qu’interprété, par Emile Hirsch, soit à la fois un fou de lecture et un pèlerin de l’absolu, dont l’apprentissage passe par une nouvelle naissance et une filiation restaurée (avec une femme, puis un vieil homme qui l’adoptent pour ainsi dire en le poussant au pardon des siens), avant la révélation finale de ce que le bonheur n’a de sens que partagé – tout cela élève le film au-dessus des rêveries New Age à base de marshmallow spiritualisant.

    La grande générosité d’Into the Wild va de pair avec une forme lyrique n’excluant pas ici et là quelque pompe ni quelques clichés, mais c’est aussi la loi du romantisme à l’américaine  (on est bien dans la lignée de Twain, London ou Thomas Wolfe), dans un ample mouvement et un grand souffle. Si la scène de l’empoisonnement « naturel » du protagoniste rappelle La bouche pleine de terre de Branimir Scepanovic, c’est à Tolstoï qu’on pense à la fin poignante d'Alex, rappelant la mort « cosmique » du prince André...

    Penn7.jpgSean Penn, Into the Wild. Sur DVD et en salles.

     

     

     

  • La dentelle des sentiments

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    Les brodeuses d'Eléonore Faucher

    C'est dans un monde d'une impitoyable dureté que nous plonge d'abord le premier film d'Eléonore Faucher où, sur fond de province dénaturée et de familles en déglingue, les rapports humains semblent limités à l'agressivité tous azimuts. Claire, enceinte à 17 ans, fuit le climat haineux de sa famille et la bêtise vulgaire de ses collègues de l'Intermarché où elle est caissière, pour se réfugier auprès d'une femme qui pourrait être sa mère et dont le fils vient de se tuer à moto. De l'âpre réalisme du début, au dialogue et au rythme teigneux, le ton du film évolue cependant vers une tout autre tonalité, évoquant la douceur des intimités flamandes, tissée par ce qu'on pourrait dire l'adoption réciproque de Claire et de celle qui l'accueille et qu'elle-même sauvera bientôt, à son tour, d'une tentative de suicide.

    Egalement blessées, l'une rejette son enfant à venir tandis que l'autre pleure celui qui lui a été arraché. Or le goût partagé pour la broderie (travail artisanal touchant à l'art) les apaisera, mais non sans heurts.

    Avec des riens, des regards et de petits gestes (la bonté que Claire manifeste à l'endroit de son aînée désespérée, qui la rejette avant d'accepter qu'elle l'ait retenue du côté de la vie), au fil d'un dialogue délicat et d'une justesse sans faille, Eléonore Faucher et les deux comédiennes principales, Lola Naymark et Ariane Ascaride construisent une de ces relations recomposées qu'on observe de plus en plus souvent dans la société actuelle, où la filiation du cœur se substitue à celle, nulle en l'occurrence, de la famille.

    Irradiant bonnement, la complicité croissante solidarisant les deux femmes englobe enfin le jeune Guillaume, ami du fils accidenté qui se reproche de lui avoir survécu, en même temps qu'elle rejaillit sur l'entier du tableau. Bref, sans jamais donner dans l'idéalisation ou la mièvrerie, ce premier film (qui obtint à Cannes le Prix de la SACEM) est à recommander absolument.

  • Sonate pour un homme seul

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     La vie des autres de Florian Henckel von Donnersmarck

    Il y avait beaucoup d’émotion l’été avant-dernier sur la Piazza Grande du Festival de Locarno, lorsque La vie des autres a été projetée pour la première fois devant cinq ou six mille spectateurs, et depuis lors, ce premier film d’un jeune Allemand né à Cologne mais de parents originaires d’Allemagne de l’Est, n’a cessé de passionner et d’émouvoir tous les publics, jusqu’aux States où il a obtenu l’Oscar du meilleur film étranger. 

    medium_Viedesautres3.jpgC’est une histoire à pleurer que celle de cet écrivain passant pour l'enfant chéri du régime, lié à une actrice non moins adulée, qui subissent d’un jour à l’autre (notamment parce que le ministre de l’intérieur a des visées sur la jeune femme) la surveillance la plus étroite de la Stasi, par le truchement d’un officier pur et dur de celle-ci, Wiesler de son nom. Usant des procédés techniques les plus au point, celui-ci se greffe pour ainsi dire sur la vie du couple. Parce qu’il défend un metteur en scène proscrit, et qui se suicidera en cours de route, l’auteur dramatique Georg Dreymann est soupçonné de duplicité, mais l’observation quotidienne à laquelle se livre Wiesler depuis le galetas de la maison, avec écrans et micros lui transmettant les moindres faits et gestes des amants, va l’amener à un revirement progressif alors qu’il voit les hauts responsables du Parti, auquel il obéit comme un véritable croisé de la Bonne Cause, se comporter comme des opportunistes de bas étage et des profiteurs carriéristes, de vrais porcs en ce qui concerne les ministres de l’intérieur et de la culture.

    medium_Viedesautres.jpgLa vie des autres est un film admirablement construit, dans une sorte de hiératisme crépusculaire où la menace de ne cesse de flotter, dont tous les interprètes sont impressionnants de vérité, à commencer par Ulrich Mühe dans le rôle de Wiesler et Sebastian Koch dans celui de l’écrivain. Si le rôle de la Stasi est bien illustré (qui mobilisa jusqu’à 91.000 agents et 180.000 informateurs pour une population de 17 millions d’habitants, soit le plus fort taux d’encadrement du bloc de l’Est), le réalisateur ne se contente pas de « dénoncer » vertueusement pour la satisfaction de notre bonne conscience, mais expose bel et bien  le dilemme tragique que beaucoup de socialistes sincères, entre autres artistes plus ou moins naïfs,  ont vécu, les uns cédant par fragilité (ainsi de l’actrice qui finit par trahir son amant après avoir été humiliée et abusée par l’abject ministre de l’intérieur) et les autres fuyant à l’Ouest ou se suicidant comme le metteur en scène ami de Dreymann, après la mort duquel celui-ci prendra sur lui de publier, à l’Ouest, un article éloquent sur le taux de suicide en RDA au mitan des années 80.

    Du film se dégage, finalement, le portrait d’un juste, auquel Georg Dreyman consacrera un roman après la chute du Mur lorsque, en possession des archives de la Stasi, lui qui se croyait épargné de toute surveillance, il découvre que c’est celui-là même chargé de sa filature et de la mise en fiches de ses faits et gestes qui lui a valu la vie sauve. Conclusion lénifiante que celle de La vie des autres, qui finit sur la vision de l’ancien agent de haut vol devenu petit employé postal anonyme  ? Nullement, car tout le film joue sur cette frontière imperceptible qui ne sépare pas d’office bons et méchants, héros ou salauds, mais évalue bel et bien, comme avec la plus fine balance, les sentiments et les actes de chacun. Qu’auriez-vous  fait à la place de chacun de ces personnages, dans telle ou telle  situation précise ? C’est le genre de  questions que pose implicitement, et très honnêtement, ce premier film magistral d'un jeune Allemand, à voir absolument.  

     

  • Un anarchisme fraternel

    Melgar22.jpgMelgar10.jpg
    Fernand Melgar, auteur de La Forteresse, Léopard d'or 2008 à Locarno, personnalité culturelle de l'année à 24 Heures.  
    L’émotion que Fernand Melgar a récemment suscitée à Vallorbe, lors de la première projection publique offerte aux gens du lieu de La forteresse, son film consacré aux requérants d’asile du centre local vivement contesté par les Vallorbiers à sa création, a été, pour le réalisateur lausannois d’origine espagnole, un signe de reconnaissance inappréciable.

    «Moi qui ai toujours rêvé de m’intégrer dans ce pays, j’ai vécu la xénophobie des années Schwarzenbach comme une trahison. Je revois, aujourd’hui encore, cette valise que des mains inconnues avaient déposée devant notre porte, à Chavannes, pour nous signifier qu’il valait mieux nous en aller. Mon père, magasinier-chef chez Payot, était alors tout prêt à rentrer en Espagne. A l’école, un camarade m’avait lancé, sans le penser sans doute: «Rentre chez toi, sale étranger!» Et voici que, trente ans plus tard, mon film touche des gens d’ici, se sentant soudain proches des requérants à cause de ce que ceux-ci vivent dans leur chair, comme ils pourraient le vivre eux-mêmes…»

    Le respect humain, la liberté, le souci de la justice et de la dignité de toute personne: ces valeurs élémentaires, Fernand Melgar les tient de son père et de ses deux grands-pères, syndicalistes.

    «Tous deux étaient anarchistes», précise-t-il alors: «L’un était du genre tribun charismatique, et l’autre, spécialiste de la désinformation. Il me semble que mon travail relève de ces deux sources…»

    S’il n’a pas connu lui-même ses aïeux, Fernand Melgar n’en est pas moins né en milieu révolutionnaire, dans le quartier de la «petite Russie», à Tanger, où s’étaient réfugiés nombre d’opposants au franquisme. «L’un de mes grands-pères a disparu au cours de la guerre d’Espagne. L’autre, avant de rendre son dernier soupir, s’est exclamé en voyant un curé s’approcher de lui pour lui administrer les derniers sacrements: «Faites-le sortir immédiatement de cette chambre !»

    De ce creuset d’anticléricalisme libertaire, le père de Fernandino gardera la passion de l’acte citoyen: «Chez Payot, il traquait littéralement les employés pour les faire voter, et bien voter comme il l’entendait, alors que lui-même n’avait aucun droit civique…» Nul droit, non plus, de faire venir sa famille en Suisse, qui vécut donc en clandestinité les premiers temps de son établissement.

    Melgar9.jpg«Un enseignement décisif que m’ont transmis mon père et mes grands-pères, inspirés par un anarchisme qui n’exclut pas la plus grande rigueur morale, c’est le refus du dogmatisme», explique encore Fernand Melgar. «Dans mes films, ainsi, j’expose les faits et laisse ensuite chacun se faire une opinion.»

    Rien en effet de l’intellectuel donneur de leçons chez lui, qui n’a jamais aimé l’école et s’est bricolé une culture personnelle entre télévision et mouvement punk. «La télé a été ma mère adoptive. J’étais accro, entre autres, des reportages et des documentaires de Temps présent ou des Dossiers de l’écran.»

    S’il a cherché l’intégration dès son adolescence, au collège de Morges, en fréquentant de préférence ses camarades de bonne famille, c’est dans le creuset de Lôzane bouge que Melgar s’est rapproché des milieux «créatifs», à l’enseigne du cabaret Orwell et de la Dolce Vita, où il s’est initié à la vidéo expérimentale. Fils d’un grand lecteur, il se dit lui-même peu cultivé au sens classique.

    «Le premier film qui m’ait vraiment marqué, c’est Stalker d’Andreï Tarkovski, découvert au ciné-club du Corso, à Renens. Par ailleurs, la vidéo a été l’une de mes passions de l’époque, que j’ai partagée ensuite avec le groupe Climage, aux côtés d’Alex Mayenfisch et Stéphane Goël, notamment. Cette aventure collective de Climage a été, et continue d’être, une expérience fondamentale. Actuellement, je collabore à un projet de Stéphane Goël consacré aux tribunaux de prud’hommes: c’est la première fois qu’on peut entrer dans cet univers très révélateur de ce qui se passe dans notre société.»

    Et Fernand Melgar, là-dedans ? L’individu ? Le père blessé par la perte accidentelle d’un enfant en bas âge ? L’homme d’aujourd’hui ? «En fait, je préfère me livrer en parlant des autres. C’est ce qui m’intéresse dans le documentaire, qui représente à mes yeux les hautes plaines du cinéma, alors que la fiction est essentiellement urbaine et intimiste. Dans La forteresse , les thèmes de l’arrachement affectif ou culturel lié à l’exil, du fils manquant, des drames individuels en relation avec des désastres humanitaires, m’impliquent très personnellement. J’ai l’air de ne pas y être alors que je m’y investis profondément et à de multiples égards.»

    Portrait de Fernand Melgar: Christian Bozon

    Ce portrait a paru dans l'édition de 24Heures du 22 décembre.

  • Dans la peau d'Hitler

    Ganz13.jpgA propos de La Chute. Rencontre avec Bruno Ganz.

    Les parents de Bruno Ganz, de braves Suisses moyens, ne s’attendaient pas à ce que leur garçon, certes « plein de vie», devienne un acteur mondialement connu. Comédien ? Le père était franchement contre, à moins que ce ne fût « à côté » d’un vrai métier. On lui trouva bien une place de peintre… en bâtiment. Mais le lascar ne s’y présenta même pas, happé qu’il fut par les grands acteurs allemands réunis à Zurich pendant et après la guerre. Début d’une légende…

    Revenant sans lésiner sur le rôle « extraordinaire » à tous égards qu'il interprète dans La chute, Bruno Ganz s’est prêté avec humour et pirouettes au jeu des questions et réponses, se concentrant plus particulièrement sur celles qui l’engagent vraiment. Ainsi passe-t-il vite à autre chose quand on lui demande ce que représente le fait d’être « une star » et sourit-il gentiment quand il lui est demandé pourquoi, en Suisse, il a plus souvent tourné avec de réalisateurs romands qu’avec ses collègues alémaniques (« c’est qu’ils ne m’ont pas demandé… »), avant d’annoncer un rôle de grand-père d’enfant surdoué dans le prochain film de Fredi M. Murer…

    Un visage comme surgi de la nuit, aux traits prodigieusement expressifs (on pense à Anthony Hopkins autant qu’à Jean Genet), un monologue plein d’humour et de pudeur rouée, pour dire une carrière hors cadre, d’abord liée aux grands noms du théâtre allemand d’après-guerre, de Peter Zadek à Peter Stein ou Klaus Michaël Grüber : ainsi apparaît, dans le film de Norbert Wiedmer, un Bruno Ganz très spontané et « resté simple » quoique déjà consacré meilleur acteur à Soleure (il y a quatre ans de ça) et plus récemment honoré par l’Anneau Iffland, la plus haute distinction du théâtre allemand.

    Après l’évocation de ses jeunes années de fringant acteur brechtien, nous le voyons évoluer à travers les années, du théâtre au cinéma avec sa métamorphose en ange berlinois (Les ailes du désir de Wim Wenders) ou en manipulateur troublant (le Ripley de L’Ami américain du même Wenders, d’après Patricia Highsmith) au théâtre de nouveau dans une magistrale version du Faust de Goethe selon Peter Stein, pour finir sur les épiques scènes de répétition dans le bunker de La chute où l’on voit très précisément comment il s’approprie peu à peu le plus monstrueux de ses rôles.



    Ganz.jpg« J’assume le rôle d’Hitler, dans un film politiquement O.K. »

    La controverse sur La chute, très violente en France, n’a pas ébranlé Bruno Ganz

    C’était à prévoir : les premières questions posées à Bruno Ganz ont porté sur la polémique qui a marqué la sortie de La chute, et sur la descente en flammes que son interprétation lui a valu plus particulièrement dans le quotidien Libération.« Je n’ai pas lu cette critique me visant, répond l’acteur sans se démonter, et ne peux donc me prononcer. Quant aux objections de fond, sur le fait que le personnage d’Hitler serait « trop humain » dans ce film, ou que celui-ci est par trop « spectaculaire », et que tout ce battage procéderait d’une stratégie commerciale, je suis prêt à les discuter.

    Interrogé sur le fait même d’incarner un tel personnage, toujours objet d’un tabou, Ganz reconnaît qu’il a hésité avant d’endosser ce rôle. « J’étais tout à fait conscient de m’exposer. Pourtant il m’a semblé que le script, que j’ai lu et relu très attentivement, autant que tout le travail de préparation qui a suivi, étaient conformes à la vérité historique et à la vraisemblance psychologique de cet épisode particulier. Le seul personnage qui me paraît discutable est celui du médecin commandant de l’hôpital, traité de manière trop positive par rapport à ce qu’on sait de lui. »

    Comme on peut l’imaginer, l’approche du sujet a nécessité une documentation particulière de la part du comédien. « J’ai lu tout ce que je pouvais sur l’époque, la vie au bunker, autant que sur Hitler, explique Bruno Ganz. On parle souvent comme du Führer comme de l’incarnation du mal. Mais que cela signifie-t-il ? Pourquoi un Albert Speer, si intelligent et cultivé, a-t-il pu rester si longtemps à ses côtés? Et pourquoi ne pas admettre que le « monstre » était courtois avec les dames ? Rappeler les aspects humains du personnage n’occulte pas le mal en lui. Cela étant, si je suis conscient de ce que peut être le mal en nous, je n’ai pas trouvé en moi les composantes fondamentales du mal hitlérien, aussi ai-je dû « construire » le personnage, de manière très éprouvante, en me gardant de le caricaturer. »

    A l’autre reproche, selon lequel La chute ne serait qu’un film « à grand spectacle », Bruno Ganz répond aussi posément : «Si j’avais eu le moindre doute sur l’utilisation qu’auraient pu en faire des néo-nazis, j’aurais refusé d’y participer. Mais il n’y aucun équivoque. La chute n’occulte absolument pas la responsabilité des Allemands. Aux Etats-Unis d’où je reviens, j’ai eu de longues discussions avec des juifs, qui n’y ont pas vu sujet à scandale. Bref, j’assume ce rôle que j’ai endossé, et le film, politiquement, me semble O.K… »


  • La violence par la violence

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    FILM-CHOC Avec son premier long-métrage de fiction, Fuori dalle corde, le réalisateur tessinois Fulvio Bernasconi stigmatise, sans aucune concession, un monde cynique et sans règles.
    Il aura fallu plus d’une année pour que Fuori dalle corde de Fulvio Bernasconi, présent l’an dernier dans la compétition internationale du Festival de Locarno (où l’interprète principal, Michele Ventucci, décrocha un Léopard de la meilleure interprétation masculine) parvienne à nos écrans, et sans fracas… C’est que ce film radical ne flatte pas. Plus même, le spectateur en mal de délassement (évidemment légitime !) prendra soin de l’éviter. Illustrant une réalité abjecte, Bernasconi a-t-il signé un film abject comme d’aucuns l’ont prétendu ? Tel n’est pas du tout mon sentiment. Loin de se repaître des faits sordides (et tristement avérés) qu’il documente, le réalisateur tessinois (formé au Davi lausannois) laisse filtrer sa révolte dans le regard qu’il porte sur la descente aux enfers de ses protagonistes, et une émotion accablée se dégage finalement de ce film dur et pur, dont le dénouement, dans une piscine de richards helvètes pourris, frise l’insoutenable.Bernasconi3.jpg
    Mike (Michele Ventucci) est un jeune boxeur initialement trahi par son coach, pour des questions d’argent, que la nécessité de survivre pousse à participer à des combats clandestins, à Trieste puis en Croatie. C’est là qu’il rencontre Ramirez (boxeur sauvage drogué et porté sur les extrêmes, que l’acteur chilien Juan Pablo Ovalde incarne avec une intensité frénétique), dont il va devenir l’ami… à mort. Bernasconi2.jpgSeule présence un rien apaisante quoique ambivalente: celle de la soeur de Mike (Maya Sansa), qui ne pourra cependant l’arracher à la spirale démente. Celle-ci, dans un décor de déglingue « balkanique » post-catastrophe aux images sinistrement belles (la déco est signée Fabrizio Nicora), suit évidemment la course au fric et aux sensations exacerbées de toute une société où la « discipline » de la boxe est sacrifiée, « à côté de chez nous », dans une piscine de luxe aux relents d’abattoir ou d’arène de gladiateurs contemporains.
    Pour son premier « long », Fulvio Bernasconi rompt complètement, c’est le moins qu’on puisse dire, avec les canons souvent moralisants, et en somme rassurants, du cinéma suisse à contenu politique. Images crépusculaires (à quoi les zones périphériques de Trieste se prêtent), bande-son chauffée au hard rock et au turbo-folk serbe, acteurs engagés à fond : le résultat est un uppercut physique et moral. Même mal reconnu, Fulvio Bernasconi est à prendre au sérieux.
    http://www.fuoridallecorde.ch

  • Défense de La possibilité d’une île

     

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    Dialogue schizo (3)

     

    Moi l’autre : Et tu dis que tu as aimé ce film débile ?

    Moi l’un : Débile, je ne sais pas mais c’est vrai que j’ai aimé.

    Moi l’autre : Mais il n’y a rien, là-dedans, c’est vide, pas de scénar, pas de personnages, pas de dialogue, pas de cinéma, foutaise ! Et c’est moche, en plus !

    Moi l’un : Ce n’est pas moche : c’est belge.

    Moi l’autre : Comment ça, belge ? Tu fumes du belge, maintenant ?

    Moi l’un : Tu ne t’en étais pas aperçu ? Nous vivons ensemble et tu ne t’es pas aperçu de mon goût pour le belge ? Ne me dis que tu n’aimes pas les Deschiens...

    Moi l’autre : C’est belge les Deschiens ? Première nouvelle !

    Moi l’un : C’est belge à outrance. Et dès les premières séquences du prêcheur en banlieue, le film est une merveille de belgitude. C’est-à-dire que c’est à la fois sinistre et irrésistible. Grotesque et délicieusement émouvant. Minable  à pleurer et néanmoins vrai. Ce prêcheur à camionnette, accompagné d’un accessoiriste incarné par un Jean-Pierre Malo à l’air plus ravagé que jamais, cette séance de propagande spiritualiste devant deux trois alcoolos et deux trois SDF dans un hangar pourri, tout ça est exactement ce qu’on peut éprouver, sous des apparences plus flatteuses, dans toutes les réunions de propagande spiritualisante. Souviens-toi de Billi Graham au stade olympique ?

    Moi l’autre : Tu trouves que ça a à voir ?

    Moi l’un. Je trouve que ça a très à voir. Avec le raccourci terrifiant de l’image, Houellebecq montre la misère spirituelle du chien humain qui mendie une chtite caresse. Et ce n’est qu’un début…

    Moi l’autre : Donc tu paries pour un Houellebecq surréaliste à la manière belge ? Un Buster Keaton des terrils ?

    Moi l’un : Pas du tout : j’y vois un réaliste. Un visionnaire de la nullardise. Tu te rappelles Cap d’Agde, les échangistes ?

    Houellebecq7.jpgMoi l’autre : Si je me rappelle !

    Moi l’un : Eh bien, c’est pareil. Houellebecq force un peu le trait, mais pas plus que Reiser en somme.

    Moi l’autre : Tu ne vas pas me dire que Reiser est belge ?

    Moi l’un : Reiser est belge au possible, et je ne me moque absolument pas des Belges, qui ont tout de même à leur actif C’est arrivé près de chez vous et Les convoyeurs attendent. Du cinéma, c’est vrai, bien plus élaboré que La possibilité d’une île. Mais du pur belge noir et blanc. Houellebecq y ajoute la couleur et l’horreur d’une espèce de Club Méd à Wellness pseudo-mystique…

    Moi l’autre : Bon, admettons le style Deschiens. Je n’y avais pas pensé, mais tu avoueras que le film reste mal fichu, décousu, nonsensique et finalement pourquoi ? Qu’est-ce que ça raconte, en somme ?

    Moi l’un : Ca ne raconte rien du tout. C’est comme un rêve : ça évoque, et je veux bien que tu entres ou pas. Mais ça n’est pas rien. Moi, j’ai été touché. Il y a là-dedans quelque chose de mélancolique et qui va, pourtant, vers une découverte, qui passe par l’image et la construction d’un espace, utérin d’abord, disons onirico-utérin, et ensuite cosmique.   

    Moi l’autre : Et quel rapport avec le livre ?

    Houellebecq8.jpgMoi l’un : Guère à mes yeux, à part ce sentiment très physique et métaphysique des limites de la vie, de l’extension et de la rétraction du temps, du comique insondablement dérisoire des menés festives de la crapule humaine (à Ibiza, c’est quand même d’une belgitude radieuse, entre Jeux sans frontières et Gala de Miss Suisse à la télé alémanique - c’est vraiment le bas bout du grotesque), et puis ça bifurque vers la nature et tout autre chose.

    Moi l’autre : Vers quoi donc ?

    Moi l’un : Vers la nature. Vers l’être-là de la nature. Vers l’être.

    Moi l’autre : Mais pourquoi pas de femmes ? Pourquoi ces zombies ? Pourquoi ce seul Belge taré et ces clones effarés ? Tu trouves ça passionnant ?

    Moi l’un : Pas du tout. Le film ne m’a pas du tout passionné. Mais il m’a touché. Une fois encore, c’est un film qui touche à l’être.

    Moi l’autre : Tu ne te prends pas la tête ?

    Moi l’un : Nullement compère, je le dis comme je le sens : c’est un film qui investit la clairière de l’être comme disait l’autre, et qui te le fait ressentir. Plus on avance, moins on a envie qu’il se passe quelque chose. Et pourtant il se passe quelque chose : on est au monde. Et s’il n’y a pas de femme, il y a le chien. Et l’on traverse  les ruines, dans ce paysage admirable, comme on traverserait les millénaires et les galaxies, et le chien te regarde avant de s’arrêter pour pisser. C’est grandiose…  

    Moi l’autre : Enfin, tu ne vas pas comparer ce fox à notre amie la femme ?

    Moi l’un : Dieu m’en garde : ce serait comparer Virgile, dans La Comédie de Dante, à Béatrice. Chacun son job…

    Moi l’autre : Non mais tu dérailles : Dante ! Tu ne vas pas comparer Houellebecq à Dante !

    Moi l’un : Eh, je serais curieux de voir l’adaptation de l’Enfer par l’amer Michel. Filmée avec une caméra de téléphone portable, cela pourrait donner quelque chose…

    Moi l’autre : Tu me fais marcher…

    Moi l’un : Je m’en voudrais. Mais allez, j’aimerais que tu retrouves l’humour qui me fait te supporter et te laisses aller à reconnaître, simplement, en quoi ce film apparemment mal foutu est parfaitement adapté, non pas au livre mais au génie très particulier de Michel Houellebecq.

    Moi l’autre : Génie, tu y vas de plus en plus fort !

    Moi l’un : Tu aimes Fellini ?

    Moi l’autre : Tu le sais bien : je suis fou de Fellini.

    Moi l’un : Et comment dit-on d’une scène qui est du pur Fellini.

    Moi l’autre : On la dit fellinienne.

    Moi l’un : Et voilà, c’est ça le génie, ma poule : Shakespearien, simenonien, tchékhovien, kafkaïen, houellebecquien. Non. Je ne compare pas Houellebecq à Shakespeare ou à Kafka, mais ce type a quelque chose d’unique, et c’est cela même qui fait de La possibilité d’une île un bric-à-brac de film absolument houellebecquien.

  • La comédie selon Anne Fontaine

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    Présenté à Locarno en première mondiale, La fille de Monaco, le dernier film de la réalisatrice française, pétille, non sans observations pertinentes sur le désir et ses ivresses, ses égarements et ses incidences sociales.
    D'aucuns réduisent la comédie, au cinéma ou au théâtre, à un sous-produit frivole, alors que le genre, frottant d'humour les tribulations humaines, nous a valu maintes merveilles, de Molière à Billy Wilder ou Dino Risi. Sans atteindre ces sommets, Anne Fontaine nous revient avec un film à la fois enjoué et mordant, dont l'apparent clinquant ne fait pas oublier l'angoisse de vieillir d'un brillant avocat ni ne flatte l'arrivisme cynique d'une Miss Météo en mal de gloriole.

      - Quelle idée de départ vous a-t-elle lancée dans l'écriture de La fille de Monaco?
      - Le sujet du film est le désir, que j'ai déjà exploré, auquel je tenais pourtant à revenir en développant un personnage qui ne serait pas un séducteur ordinaire mais un prédateur verbal: à la fois un type qui séduit les femmes par la parole et qui, par sa fonction sociale, est l'interprète de la vie des autres. La figure du brillant avocat s'imposait doublement...

      - A partir de quel moment avez-vous pensé à Fabrice Luchini?

      - Le visage de Fabrice, qui est un ami de longue date, m'a accompagné dès le tout début. Je voyais en effet un homme brillant mais fragile, et d'un âge propice au retour sur soi de la comédie, correspondant à une période où on a construit sa vie. Le premier couple que j'ai imaginé n'était pas un homme et une femme, mais de deux hommes: à côté du «cerveau» un peu chancelant dans son corps, je voulais un type granitique, et c'est ainsi qu'est apparu son garde du corps, incarné par Roschdy Zem, le gars «qui assure» en apparence et n'en a pas moins lui aussi une sensibilité qui se découvre. Le lien qui se développe entre eux tient à la fois de l'amour et du maternage... Il fallait en somme conjuguer «une vérité» et «une nature»...»

      - Et comment la «fille» vous est-elle apparue?

    - Je l'ai pas mal cherchée! Il me fallait une jeune femme qui fasse bien ressortir l'opacité du désir, d'une part, et qui pète de santé, si j'ose dire, qui «surplombe» le protagoniste au double sens du terme, étant physiquement plus grande et psychologiquement plus gonflée. Comme c'était la première fois que je traitais ce genre de personnage, j'ai eu de la peine. Sur quoi Fabrice Luchini m'a parlé de la présentatrice de la météo sur Canal+, qui pourrait convenir selon lui. J'ai un peu hésité, car Louise n'avait aucune formation de comédienne, puis elle m'a convaincue du fait qu'elle avait en elle ce mélange de présence sensuelle et de réserve, de rouerie et de tendresse, de bêtise triomphante et de féminité plus complexe...

      - Comment Fabrice Luchini a t-il abordé son personnage?

      En premier lieu, il a été troublé. Le personnage de Bertrand, au premier regard, ne correspond pas à l'image ordinaire qu'on se fait de lui, et pourtant il a cédé à mon insistance et pour donner, je crois, toutes les nuances comiques et émouvantes d'un vrai personnage de comédie.

      - Qu'est-ce pour vous qu'une comédie?

      - C'est, et je l'entendais bien ainsi, un divertissement, mais celle qui m'intéresse suppose un décalage, avec un fond de vérité et de gravité. Vous savez qu'un avocat engagé dans un grand procès cesse toute activité sexuelle. Or l'irruption de la superbe créature dans la vie de Maître Beauvois, alors qu'il doit se concentrer sur sa seule affaire, est un élément de comédie, comme celle de Christophe, le garde du corps, quand il prétend «sécuriser le territoire» d'un homme aspirant à se retrouver seul...

     - La fille de Monaco est également une charge sur l'arrivisme médiatique et la télé-réalité...

      - Là encore, la comédie joue sur le décalage entre ce que vit l'avocat, qui le bouscule très intimement, et l'utilisation que la jeune effrontée veut faire de lui pour devenir elle aussi une star. Le côté complètement artificiel de Monaco, genre Las Vegas méditerranéen, avec lequel contraste
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  • Couleurs du noir

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    Notes sur un coin de table au Festival de Locarno

     

    Ce n’est pas un propos bien original, ni paradoxal non plus, que d’évoquer les couleurs du noir : le peintre Soulages les a fait chanter à l'inifni et, au cinéma, elles se distribuent également selon le regard de chacun, avec toutes les nuances du blanc, du « gris suprême » de Renoir aux ciels plombés verts lessivés de la vidéo…

    Un âpre et beau film québecois de la composition internationale, Elle veut le chaos, signé Denis Côté, joue admirablement sur la puissance expressive du noir et blanc, rappelant à la fois les épures photographiques d’un Walker Evans, dans les campagnes américaines de la Grande Dépression, et les films noirs de la même époque. Tant par ses cadrages « silencieux » que par la dramatisation saisissante de certains plans, le réalisateur canadien nous plonge dans un climat d’inquiétante étrangeté que d'autres couleurs que celles du noir dilueraient.

    Sur la Piazza Grande, l’an dernier, c’est en hommage à ses premiers émois de cinéphile que Samuel Benchetrit usait du noir et blanc, en multipliant les citations de Carné, de Truffaut ou de Clouzot, et Jarmush était à la cafétéria. Dans la foulée, mais avec sa propre palette, Lionel Baier fait à son tour, sans l’acidité des gravures d’un Félix Vallotton, mais avec la même grâce érotique des courbes, jouer le noir et blanc dans Un autre homme.

    Questions subsidiaires : que devient le noir dans les films en couleurs ? Et le blanc ? Et de quelles couleurs sont nos souvenirs ? Couleurs des Enfants du paradis ? Noir et blanc de Pierrot le fou ?

    Images: Elle veut le chaos, de Denis Côté, et Un autre homme de Lionel Baier

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  • Baricco kitsch et toc

     

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    FESTIVAL DE LOCARNO Le premier film du célèbre écrivain italien, Lezione 21, a soumis la Piazza Grande à un cours pseudo-fellinien d’une cuistrerie rare…

    Annoncé en grande pompe, et réunissant les noms très « vendeurs » de Beethoven, d’Alessandro Baricco et de John Hurt, le premier film de l’auteur de Soie, Novecento : pianiste ou Océan mer, pour ne citer que les titres les plus fameux de ce best-seller international, était évidemment très attendu. Que ce contempteur affirmé des Barbares (titre du recueil de ses chroniques dans La Repubblica), rompu eux techniques variées de la narration (il a fondé un célèbre atelier d’écriture à Turin) et doté d’une solide formation musicale, revisite la Neuvième Symphonie de Beethoven par le truchement d’un musicologue anglais excentrique, avait de quoi stimuler toutes les curiosités. Allait-on revivre le double bonheur musical et cinématographique de La flûte enchantée de Bergman ou, un degré en dessous, de l’Amadeus de Forman ? Hélas, cette Lezione 21 saisit au contraire par sa lourdeur didactique et, bien pire du point de vue du cinéma, par son indigence pseudo-baroque et la pseudo-modernité de son propos, convoquant les pires poncifs pseudo-poétiques, genre sous-Fellini délayé dans la pottermania.

    L’argument de cette Lezione 21, dévelopant les thèses d’un certain professeur Mondrian Killroy (John Hurt), et fondant la « déconstruction » de la Neuvième Symphonie au regard des dernière années de Beethoven, revient à présenter l’œuvre comme une vengeance, une performance à base de ressentiment, un dernier «coup» assené par le compositeur aux abois confronté à l’incompréhension des autres et à son propre « vide », à la surdité et à la vieillesse. Nulle vraie beauté dans la Neuvième, au dire de l’extravagant Killroy, pour qui la fameuse Ode à la joie ne reflète aucune allégresse vécue (!) mais le seul « rêve de joie » d’un vieillard qui aurait perdu toute légèreté en ses dernières années.

    Baricco8.jpgSi la thèse se discute évidemment, qui entend démystifier une œuvre devenue «culte» - avec son chœur ressassé jusqu’au la nausée pour symboliser la fraternité voire l’urgence de « positiver » les jours de mauvais temps… -, sa modulation dément en revanche toute originalité et toute réelle invention formelle du point de vue de l’écriture cinématographique. D’un cliché à l’autre, l’on se dit, avec accablement, que bientôt Baricco va nous planter un voilier dans la forêt enneigée pour symboliser l’envol de la symphonie sous le souffle du génie créateur, et crac : voici le voilier du kitsch surgir dans la forêt supertoc…

    Baricco9.jpgDès la première image de Lezione 21, on patine à la surface d’un cliché romantique, qui va se pailleter et se démultiplier en trouvailles d’une rare trivialité, feux d’artifice compris, tandis que les élèves du professeur s’encanaillent avec la même démagogie,  entre bowling et bordel. Rien ne sera trop accrocheur dans ce récit aux images constamment flatteuses, juste ponctuées de citations de la Neuvième pour relancer la machine tournant à vide. Tout cela manquant absolument de cœur. Et quant à la joie, on n’en rêve même pas…   

  • Houellebecq visionnaire

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    Première mondiale de La possibilité d'une île

     

    Les monts boisés surplombant Locarno avaient quelque chose, tout à l’heure, d’intensément péruvien. Dans le ciel bleu jade, un extravagant cumulus rose foncé se nuançait d’or en fusion du côté du couchant. A nos pieds, le noir de l’asphalte suggérait la planète de nulle part dont nous sortions après avoir vu La possibilité d’une île dont les dernières séquences, réunissant un néo-humain, son chien Fox et une beauté noire, évoquent le monde d’après toutes les destructions, à l’aube d’une vie nouvelle - et surgit alors le grand beau bus jaune du retour à la réalité…

    Comme lorsqu’on sort de certaines expositions de peinture, notre regard est comme lavé à la fin du premier film de Michel Houellebecq. Sûrement pas l’œuvre d’un grand cinéaste, mais celle d’une espèce de visionnaire de son propre univers, comme s’il projetait son roman en images oniriques, grand labyrinthe dont l’entrée se fait par la voie de la dérision et qui débouche sur le splendeur restituée de la plus sauvage nature aux vestiges immémoriaux de culture humaine : Locarno Machu Pichu ! 

    Le film « tiré » de La possibilité d’une île a-t-il beaucoup à voir avec le plus beau livre de Michel Houellebecq ? Oui et non. Une étrangeté absolue s’y mêle immédiatement à toutes les formes de quête du bonheur et d’immortalité à la petite semaine. Mais rien d’un film de science fiction à effets. Point de sexe. Point de spéculations. Une espèce de rêve éveillé qui va vers la beauté hallucinante du réel. Le chien Fox en est le très tendre guide…    

    Festival international de Locarno, samedi 9 août, La Sala, 21h.

  • Lionel Baier mêle satire et sensualité

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    Baier4.jpgBaier.jpgSeul ouvrage suisse en compétition internationale au Festival de Locarno, Un autre homme, le nouveau film du réalisateur lausannois, miracle de créativité tous azimuts, marque une nouvelle avancée, avec des acteurs remarquables. Nicolas Bideau, notre Monsieur Cinéma a-t-il manqué le coche !

     

    Les locaux de la rédaction de 24Heures sont parfois hantés par de drôles de gens. On y a vu, ainsi, les pieds sur la table de son bureau, une certaine Rosa, critique de cinéma du genre snob qui-tue-qui-pue, incarnée par la douce et belle Natacha Koutchoumov, formidable dans ce rôle à contre-emploi d’Un autre homme, dernier film de Lionel Baier.  Celui-ci, pas vraiment du genre à s’excuser de l’implication (fictive) peu flatteuse de notre journal, lui a cependant réservé la primeur d’une avant-vision.

    Une partie de la critique incendiera peut-être Lionel Baier pour lui apprendre à stigmatiser ses pratiques, sa morgue occasionnelle et son éthique. Mais l’amour du cinéma devrait faire passer l’amère pilule, car à l’évidence d’une écriture originale (déjà plus qu’évidente dans les films précédents de l’auteur, notamment Garçon stupide et Comme des voleurs), s’ajoute ici les qualités multiples d’une forme « en fusion » où la fluidité parfaite de la narration va de pair avec la « musique » des plans et les « mouvements » de la bande sonore, la beauté moelleuse du noir et blanc – aussi lyrique dans son approche de la nature qu’à la caresse des visages et des corps – la justesse aussi d’un dialogue (signé Baier comme la caméra !) à peu près sans faille.

    Le pouvoir de la critique

    Baier3.jpgDu point de vue de l’observation sociale et psychologique, Un autre homme, qui capte les phénomènes de rivalité mimétique liés à l’arrivisme social et/où à la guerre des sexes, est déjà passionnant. Bien plus qu’au dénigrement facile de l’activité critique, Baier s’applique à saisir le mécanismes de mise en valeur personnelle, de séduction ou  d’exclusion, qui accompagnent une activité « créatrice » garante d’un certain pouvoir. Avec son bagage de docte médiéviste, François Robin (Robin Harsch, tout à fait excellent), dont l’amie Christine (Elodie Weber, également épatante) est enseignante à la Vallée de Joux, se pointe dans le journal local pour y «piger ». On lui propose les renards écrasés: la chronique cinématographique lui semble plus « classe ». Snob à sa façon, « attendant son heure », il ne tient aucun compte du public (moins encore de l’exploitante du seul cinéma du coin) et multiplie les jugements sans appel. Débarquant à Lausanne où il accédera aux « visions de presse », Robin va passer de la terre à terre Christine, que ses prétentions n’éblouissent guère, à la très chic Rosa, qui l’humilie tout en faisant de lui sa chose. Une scène érotique très réussie, où le garçon se fait littéralement «mener par le sac » au moyen de baguettes chinoises, illustre un rapport de force qui se retrouve dans une émission de radio et une interview avec LA star (Bulle Ogier), mais le plus étonnant du film est qu’il joue à la fois sur la satire et l’émotion , la cruauté et la sensualité (l’ombre de Félix Vallotton, érotomane puritain, se faufile entre les corps), le noir des desseins humains et la blancheur de la neige ou de la chair…

     

    Baier-Bideau et les Panini

    Un autre homme a tant intéressé Frédéric Maire qu’il l’a inscrit dans la compétition internationale du Festival de Locarno – seule présence suisse. Nicolas Bideau, pour sa part, n’avait pas été convaincu par le projet. Ainsi a-t-il refusé, avec ses experts, de soutenir ce film à petit budget (enrviron 350.000 francs), dont pas une mention n’est faite par ailleurs dans la brochure promotionnelle imitant le style des Panini et publiée à l’occasion du Festival. Renseignement prix : c’est le cinéaste lui-même qui a refusé de se prêter à cette opération marketing, selon lui « hideuse».

    Baier2.jpgA Locarno : Un autre homme de Lionel Baier, 9 août, FEVI, 16h.15

        

     

     

     

     

     

  • Nanni Moretti ou la comédie engagée

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    FESTIVAL DE LOCARNO L’hommage au grand réalisateur italien marquera la 61e édition, qui s’ouvre aujourd’hui. Rétrospective de l’oeuvre d’un homme-orchestre, polémiste et poète. Qui dit «je » au nom de tous

    Nanni Moretti passera le cap de ses 55 ans le 19 août prochain, trois jours après la clôture du Festival de Locarno, qui l’aura honoré assez naturellement. L’ « esprit de Locarno » se retrouve en effet dans l’acuité de sa perception du monde actuel, l’originalité constamment inventive de ses films, à la fois engagés et non dogmatiques, mêlant vices publics et vie privée, ou vice versa… Tant par sa façon de travailler, en équipes restreintes et sur budgets modestes, que par son implication personnelle aux titres multiples de scénariste et de réalisateur, de producteur et d’acteur (on se rappelle sa prestation dans le mémorable Padre padrone des frères Taviani, et « son » dernier film à découvrir, Chaos Calmo d’Antonello  Grimaldi, le voit co-signer le scénario et tenir le rôle principal) ), et plus encore par son implication très personnelle dans ses films, Nanni Moretti fait figure de franc-tireur dont la liberté de mouvement et la poésie personnelle fascinent plus d’un jeune réalisateur, comme un Alain Cavalier ou un Jean-Luc Godard, dans un rapport plus ouvert avec le public. Le meilleur test en sera, sans doute, la projection sur la Piazza Grande (le 13 août) de cette merveille que représente Palombella rossa (1989), entre autres étapes marquantes, de Je suis un autarcique (1976), son premier long métrage,à La chambre du fils (palme d’or à Cannes en 2001), en passant par le non moins remarquable Journal intime (1994), autre illustration magistrale de cette façon unique, chez Moretti, de passer de son drame personnel (la lutte contre le cancer à cette époque, ou le désarroi politique) à la condition de tous.

    Moretti3.jpg« Je ne veux plus hurler contre les autres, je ne suis pas résigné, j'ai compris qu'ils sont comme ils décident d'être et non pas comme je désire qu'ils soient », déclarait déjà Moretti à l’époque du premier épisode du feuilleton Berlusconi, et ces propos correspondent mieux encore à l’Italie actuelle, Le caïman (2006), évocation pourtant mordante des années de la «Casta», la nouvelle société dirigeant pourrie de privilèges, n’a pas fait de grande vagues.

    Mais l’impact direct, au sens du militantisme à courte vue, est-il un critère pour juger de cette œuvre artistiquement et existentiellement si engagée ? «Je suis de gauche et ce qui m'intéresse, c'est d'ironiser sur la gauche, de la critiquer, de la stigmatiser», déclarait-t-il précisément, et son recours à la comédie, comme chez Fellini ou Dino Risi, n’a jamais été un recul par rapport à ses idées.  « Je déteste les films politiques! Je les détestais déjà dans les années 70! C’est  toujours le moment de réaliser une comédie!» s’exclame l’un des personnages du Caïman, film implicitement politique au demeurant. L’ironie de Nanni Moretti est bien là, qui sait si bien faire rimer comédie avec Italie…  

     

    A la rétrospective  des films réalisés par Nanni Moretti ou de ceux auxquels il a participés, s’ajouteront la présentation d’une dizaine de documents-entretiens filmés sur son travail, dont le long métrage que lui a consacré  André S. Labarthe, la publication d’un livre en coédition avec les Cahiers du Cinéma, et une exposition (au Museo Casorella) documentant le travail du réalisateur, lequel sera présent lui-même dès le 14 août.

      

  • Romands en force à Locarno

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    Lionel Baier et Fernand Melgar en compétition. Superbes retours de Dominique de Rivaz et Georges Schwizgebel. Denis Rabaglia sur la Piazza Grande. Et la dernière relève aux Léopards de Demain. Bonds et rebonds annoncés !

    La 61 édition du Festival international du film de Locarno (du 6 au 16 août prochains) s’annonce bien, et notamment pour le cinéma romand. Trois longs métrages en première mondiale : c’est ce que nous proposent Lionel Baier, avec Un autre homme, magistrale avancée lyrique et critique du plus doué de nos auteurs ; Fernand Melgar, abordant le thème actuel cucial de l’immigration dans La Forteresse ; et Dominique de Rivaz, au mieux de son inspiration elle aussi avec les anges fracassés de Luftbusiness. A chacun d’eux j’ai soumis les trois les mêmes questions.

    - Qu'est-ce qui caractérise votre nouveau film ?
    Baier.jpgLionel Baier : - Un autre homme raconte le parcours d’un imposteur. François Robin (Robin Harsch), le héros du film, s’immisce dans un milieu qu’il ne connaît pas et dont il ne maîtrise pas les codes. Grâce au désir qu’une femme (Natacha Koutchoumov) va lui porter, il va les acquérir, parfois à ses dépens. La thématique de l’apprentissage était déjà présente dans mes autres films. Le miracle du cinéma, c’est d’assister à l’évolution de quelqu’un sur très peu de temps, souvent moins de deux heures. J’adore plonger mes personnages dans un univers qui leur échappe, de parier sur leur intelligence et de voir comment ils apprennent et du coup, se dévoilent. Un autre homme diffère de mes autres films par sa forme. Noir et blanc, absence totale du réalisateur, ce dernier long métrage est aussi plus sec, moins baroque que Garçon stupide ou Comme des voleurs. Pourtant, j’ai l’impression d’avoir signé mon film le plus personnel. Non pas que je renie les deux autres, bien au contraire, mais peut-être que film après film, je combats ma timidité naturelle, que le public me fait moins peur et que je me sens prêt à lui dire des choses dans le creux de l’oreille. C’était aussi l’occasion de filmer à nouveau Natacha Koutchoumov, de la faire jouer à rebours de ce que nous avions fait ensemble sur les deux films précédents. Ce n’est plus la bonne copine ou la sœur attentive, mais une journaliste perverse obsédée par son désir. Ce qu’elle me donne dans ce film est très rare et je suis très fier de l’avoir attrapé. « Un autre homme » met en scène un nouveau corps : celui d’un homme, celui de Robin Harsch. J’aime sa virilité mise à mal par les courbes de Natacha. L’aspect visuel du film ainsi que son sujet viennent des gravures de Félix Vallotton et d’un roman dont il est l’auteur : La vie meurtrière. J’ai essayé humblement d’être aussi sec et sensuel à la fois que lui.

    Rivaz autoportrait.jpgDominique de Rivaz : - Luftbusiness est une histoire d’air : d’air guitare et d’enchères virtuelles sur eBay. Dans une grande ville européenne imaginaire, trois jeunes sans travail décident de se vendre eux-mêmes sur le Net. Le trio squatte une serre abandonnée, un lieu particulier où le ciel et la terre, le sacré et le profane, se rencontrent. Luftbusiness (Lifes for Sale) est un film suisse, mais avant tout un film européen. Comme dans Mein Name ist Bach on y parle l’allemand et comme à Berlin aujourd’hui, un allemand mâtiné de tous les accents du monde : Filou (Tòmas Lemarquis, le héros du film Noi Albinoï), nous régale avec ses sonorités… islandaises. Luftbusiness : une fable au futur proche, qui pose la question de plus en plus actuelle : a-t-on le droit d’expérimenter sur soi tout et n’importe quoi ?

    Melgar6.jpgFernand Melgar : - Comme fils de saisonnier et enfant ayant connu la clandestinité, j'ai réalisé plusieurs documentaires sur le thème de l'immigration. Avec La forteresse, fait exceptionnel, une caméra a pu filmer sans restriction le tri quotidien d'êtres humains qui s'opère dans un des cinq centres de procédure pour requérant d'asile en Suisse, celui de Vallorbe. Les négociations avec l'Office fédéral des migrations ont été très longues, mais ce qui est à souligner, c'est que les protagonistes ont tous accepté de témoigner à visage découvert. Je salue leur courage car certains requérants risquent leur vie dans leur pays et ce n'est pas évident pour les fonctionnaires fédéraux chargés des auditions d'appliquer la loi la plus dure d'Europe en matière d'asile.
    Ma démarche reste la même que pour mes films précédents: pas d'interview ni de commentaire explicatif, mais une vision personnelle de la réalité où je mêle tendresse, humour et tragédie. J'aime aller vers l'autre, placer la caméra à hauteur d'homme et capter la puissance du réel. Avec un thème aussi sensible que l'asile, je n'ai pas voulu porter de jugement à la va-vite. La question n'est pas d'être pour ou contre, mais de réfléchir autrement. Je suis très touché que la conseillère fédérale Eveline Widmer-Schlumpf, en charge de ce dossier, ait souhaité voir ce film et sera présente à la première à Locarno.

    Locarno13.jpg- Que représente pour vous le Festival de Locarno, d'une manière générale, et qu'en attendez-vous de particulier pour votre film ?

    Lionel Baier : - Locarno est le premier festival de film que j’ai rencontré dans ma vie. J’avais alors 15 ans. Ce fut pour moi un des chocs les plus importants de ma cinéphilie. J’y ai découvert Gregg Araki, Stephen Dwoskin, Jacques Rivette, Daniel Schmid, Haroun Farocki, ou Michel Soutter . J’encourage toute personne qui veut faire du cinéma à se rendre à Locarno, à participer aux discussions après le film, aux tables ouvertes. C’est une summer academy de haute qualité.
    Depuis 1991, j’y retourne toutes les années. J’ai eu l’occasion de participer à de nombreux festivals à travers le monde et je pense sincèrement que Locarno est le plus intéressant. La richesse et l’éclectisme du programme, la présence des auteurs et des critiques, la qualité du public, la Piazza Grande, autant d’éléments qui font de Locarno un moment d’exception. D’ailleurs, quand on se balade autour du monde pour présenter ses films, on se rend compte de la popularité de ce festival. C’est souvent la seule chose que les cinéastes étrangers connaissent de notre pays. Avec Freddy Buache, peut-être ! Et la présence de Nanni Moretti, la présentation de l’intégralité de son œuvre lors de cette 61e édition est un cadeau formidable. C’est tout bonnement un des cinéastes les plus importants de notre époque qui sera présent pour parler de son travail.Après avoir dit cela, vous pouvez bien imaginer que je suis très fier que « un autre homme » soit en compétition internationale. Je suis très impatient de donner le film au public locarnais, même si la presse suisse a pour habitude d’être assez dure avec les films nationaux en compétition. Mais c’est la règle du jeu. Il faut l’accepter ou changer de métier.
    D’un point de vue économique, la sélection à Locarno est aussi la possibilité pour le vendeur international du film de faire des affaires, de nouer des contacts avec des acheteurs potentiels. Pour les distributeurs français et suisses, c’est l’occasion de donner une réelle visibilité au film avant sa sortie en salle. Locarno est aussi un endroit où l’on fait des affaires, où l’on rencontre les sélectionneurs d’autres festivals, où l’on échange avec des collègues. En ma qualité de responsable du département cinéma de l’écal, c’est aussi le moment de voir les courts métrages issus d’autres écoles ou de rencontrer des réalisateurs que j’inviterai à Lausanne pour venir parler de leur travail aux étudiants.
    Et puis, j’ai bien l’intention d’inviter toute ma petite équipe à manger du risotto et des glaces au yaourt.

    Dominique de Rivaz : - Le 12 août à Locarno aura lieu la Première mondiale : c’est la première fois que Luftbusiness va se confronter au public, un public cent pour cent cinéphile, un public auquel seront mêlés journalistes, membres des commissions suisses du cinéma, amis… Un peu l’épreuve du feu. Tous mes films précédents, Aélia, Le Jour du Bain (Prix Léopard de demain), Mein Name ist Bach (Prix du Cinéma suisse 2004), ont été projetés à l’occasion de ce Festival : Locarno est une plateforme essentielle pour la diffusion de nos films.


    Fernand Melgar : - Je vais à Locarno depuis plus de 20 ans et j'y ai mes plus beaux souvenirs de cinéma. Présenter son film en première mondiale dans une salle de 3500 personnes est un privilège hors du commun pour un cinéaste. Le public y est cinéphile, curieux et exigeant. Normal quand on s'enferme en plein jour dans une salle obscure alors que les nombreuses terrasses vous tendent les bras et que les eaux claires de la Maggia vous invitent à une baignade rafraichissante! Les débats après les projections sont passionnés et la presse étrangère est très présente. Pour un documentaire de cinéma comme La Forteresse, on ne peut pas rêver mieux.


    Comment le cinéma suisse vous semble-t-il se porter et se développer ? Y décelez-vous des talents nouveaux ?

    Lionel Baier: - Compte tenu de sa spécificité nationale (3 cultures différentes), des moyens qui lui sont attribués annuellement et de la concurrence étasunienne féroce, le cinéma suisse se porte plutôt bien. En tout cas, il peut revendiquer une diversité salvatrice. Documentaires, films grands publics, films d’art et d’essai, animations, cette diversification de son offre lui permet de s’oxygéner régulièrement. Nous comparons notre production annuelle à la France alors que celle-ci fait un peu figure d’exception dans le paysage européen. Mais en regard du Portugal, de l’Irlande, de la Pologne ou même de l’Italie, je trouve que notre cinéma évolue dans un contexte économique plutôt sain. Les télévisions nationales travaillent en bonne intelligence avec la branche, ce qui est exceptionnel. Les créateurs historiques continuent de filmer et de rencontrer le public (Jacqueline Veuve, Fredi M. Murer ) alors que la nouvelle génération s’installe et prend ses marques (Haupt, Staka, Meier, Steiner). Je ne suis pas en train de vous dire que le cinéma suisse vit son apothéose, je pense qu’il travaille et construit sur des bases plutôt saines. Il est en pleine ascension et il y aura encore des passages de corniches difficiles.
    A l’Office fédérale de la culture, on est en plein délire foucaldien. On est passé d’une politique du encourager soutenir à un régime qui pense surveiller et punir ! On distribue les bons et les mauvais points, on contrôle et on se méfie. Alors, pour tenir ce programme, il faut régulièrement crier au feu et jouer au pompier dans la foulée. Je n’ai jamais vu une administration culturelle dépenser autant d’énergie à vouloir trouver les clés de la réussite là où tout le monde a déjà cherché : les acteurs, le scénario, la promotion. Si cela ne coûtait pas si cher, ça en serait presque cocasse. Alors que si on étudie l’histoire du cinéma, on se rend compte que le renouvellement vient toujours des auteurs, qu’ils soient producteurs, réalisateurs, ou studio. Que ce soit les jeunes turcs des cahiers qui font éclore la nouvelle vague, en passant par Spielberg, Coppola et consorts qui révolutionnent les studios américains ou la movida espagnol qui accouche d’ Almodovar. Et autres mauvaises nouvelles pour nos fonctionnaires bernois : cela prend du temps et dépasse le temps d’un mandat politique.
    En voyant la qualité et l’inventivité des films qui sortent d’écoles, que ce soit à Lausanne ou à Zürich, je ne me fais pas de soucis pour les lendemains chantants du cinéma suisse.À condition qu’on lui donne les moyens et qu’on ne dégoûte pas les futurs réalisateurs et producteurs avec une bureaucratie toute puissante.

    Dominique de Rivaz : Depuis plus de dix ans, tout en étant domiciliée en Suisse, je travaille à l’étranger : Mein Name ist Bach a été tourné en Allemagne, Luftbusiness au Luxembourg… Je dois donc « rattraper » les films suisses dès leur sortie en DVD ou leur sortie en Allemagne. Cette distance me fait porter sur le cinéma suisse un regard plein de curiosité, de disponibilité et d’émotion, ce que l’on éprouve lorsque l’on rencontre des amis chers à l’étranger ! Oui, le cinéma suisse actuel est pétillant et surprenant, bref, il vit, et ceci malgré des moyens financiers limités qui obligent constamment les cinéastes à faire des coupes dans leurs rêves et leurs visions.



    Fernand Melgar : - Le cinéma suisse n'a jamais fait autant parler de lui. Tant mieux! Nicolas Bideau, notre Monsieur Cinéma, secoue le cocotier de l'establishment et provoque des débats salutaires. A l'étranger, il se démène pour nous faire une place. C'est un bon ambassadeur. Il rêve d'une industrie de cinéma prospère, moi aussi. Mais il ne doit pas oublier que les cinéastes suisses sont avant tout des artisans. Nos films sont des petites mécaniques de précision manufacturées qui prennent du temps à se faire. Notre savoir-faire dans le documentaire est reconnu et apprécié dans le monde entier. Il faut faire attention de ne pas galvauder ce "Swissmade".
    J'ai beaucoup aimé Icebergs le premier court-métrage de fiction du lausannois Germinal Roaux. C'est un garçon discret bourré de talent qui fait souffler du vent frais dans les voiles du cinéma suisse…

    Locarno14.jpgLe cinéma sera celui des auteurs

    Jamais on n’a autant parlé de cinéma suisse sur la place publique. L’effet Bideau ? Le mérite de l’Office fédéral  de la culture ? En partie. « Et tant mieux ! », s’exclame Fernand Melgar, Prix du cinéma suisse en 2006 avec Exit. Or le nouveau film du documentariste lausannois, intitulé La forteresse et réalisé à Vallorbe dans le centre pour requérants d’asile, sera présenté à Locarno la semaine prochaine en première mondiale en présence de la conseillère fédérale Eveline Widmer-Schlumpf. Bel exemple de « cinéma du réel » qui draine un public de plus en plus large, comme Le génie helvétique de Jean-Stéphane Bron ou Grounding de Michael Steiner.

    Deux autres nouvelles fictions, fortement ancrées dans la société contemporaine, marqueront la vitalité du cinéma romand à Locarno. Avec Luftbusiness (qu’on pourrait traduire par commerce virtuel) de Dominique de Rivaz, superbe fable d’aujourd’hui traitant de la survie de trois exclus qui vendent leur sang, leur sperme, puis, sur Internet, leur âme ; et avec Un autre homme de Lionel Baier, portrait percutant d’un jeune provincial rêvant de percer dans la critique de cinéma et qui se heurte au snobisme et au cynisme d’un milieu où la culture sert (aussi) à séduire ou à écraser…  

    Avec très peu de moyens (300.0000 francs, budget dérisoire pour une fiction), l’auteur lausannois, sans doute le plus doué de nos cinéastes, fait la pige à Nicolas Bideau qui dit attendre de lui une « grosse machine ». Mais est-ce au fonctionnaire de dire au créateur ce qu’il doit faire ? Le résultat est là : une œuvre fraîche et belle, percutante, émouvant, insolente, vivante ! Et dans le domaine non moins créatif de l’animation, Georges Schwizgebel répond lui aussi par un « geste » ciné-pictural brillantissime, intitulé Retouches et qui sera projeté le 12 août, journée du cinéma suisse, sur la Piazza Grande, avec la comédie grand public de Denis Rabaglia, Marcello Marcello. Populaire et de qualité ? Pourquoi pas ?

    Est-ce dire que le cinéma suisse ou romand culmine au pinacle ? Nullement. Mais il avance, il « bosse », grâce aussi à la « bande à Bideau», pour peu qu’elle ne mélange pas les rôles. On aura vite vu, de fait, les limites du « cinéma » des fonctionnaires. Et Locarno sera l’occasion renouvelée, en confrontation avec le monde entier, de voir que le cinéma appartient à ceux qui le font. L’immense Nanni Moretti et Amos Gitaï, entre autres créateurs de partout, en donneront la mesure à un public à qui on ne la fait pas…  

    Cet éditorial et les textes ci-dessus ont paru, émincés, dans l'édition de 24Heures du 2 août 2008.

  • Ils font leur cinéma

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    Michel Houellebecq et Alessandro Baricco au Festival de Locarno
    On les dit, tous deux, auteurs « phares », et voici qu’ils présenteront, à la même enseigne du Festival de Locarno, en août prochain (du 6 au 16), leurs premiers films d’auteurs. La littérature sera d’ailleurs très présente à la 61e édition du festival de la découverte cinématographique, puisque les soirs magiques de la Piazza Grande s’ouvriront avec la projection de Brideshead revisited, de Julian Jarrold, d’après le merveilleux roman d’Evelyn Waugh, avec Emma Thomson, suivi de Choke de Clark Gregg, d’après un roman de Chuck Palahniuk, avec Anjelica Huston. Dans la foulée, on précisera que celle-ci sera présente à Locarno pour y recevoir l’Excellence Award et y donner (le 9 août) une Masterclass.
    Quant à Michel Houellebecq, c’est avec l’adaptation de La possibilité d’une île qu’il fera, en première mondiale, l’événement de la section Play Forward, observatoire privilégié des expérimentations contemporaines.
    C’est enfin sur la Piazza Grande que nous découvrirons la première réalisation de l’écrivain italien Alessandro Baricco, qui a mené une sorte d’enquête-fiction, avec Lezione 21,  autour de la Neuvième Symphonie de Beethoven, avec Noah Taylor et John Hurt.
    Plus d’infos : Locarno, du 6 au 16 août. WWW.pardo.ch

  • Palme à un livre


    A propos d’Entre les murs, le livre...
    Des dialogues carabinés constituent la matière en fusion d’Entre les murs, où François Bégaudeau ressaisit les relations exacerbées qu’entretiennent un prof de français de classes d’un quartier populaire de Paris (dans le XIXe), ses élèves et les autres profs de la salle des maîtres, en pêle-mêle de mots et de gestes, de signaux expressifs de toute sorte (jusqu’aux inscriptions-logos-acronymes des t-shirts), tout cela puissamment signifiant et significatif aussi bien.
    Dans un débat public, François Bégaudeau parlait de la notion, fondamentale selon lui, de respect, et mutuel, qu’il s’efforce de concrétiser dans sa propre pratique de prof au prix d’une bagarre de chaque instant, de chaque mot, de chaque regard et de chaque geste, douce et dure bagarre dont l’écrivain transcrit les moindres signes dans Entre les murs, avec l’enjeu, et mutuel là encore, d’une vraie reconnaissance.
    Tel est, de fait, le mot-clé de tout ça, et qui éclaire évidemment l’actuel conflit mahousse secouant salubrement la France : la reconnaissance de ce que je suis et de ce que tu es, de ce que je m’efforce tant bien que mal de faire et que j’aimerais que tu reconnaisses, de ce que tu m’apportes et que tu attends que je reconnaisse, ainsi de suite.
    C’est un livre violent et hyper-attentif, mais tendre aussi, plein d’amitié rude et d’aveux pas faciles, de netteté et d’honnêteté, de souci de tout saisir de bonne foi jusque dans les élans de mauvaise foi de part et d’autre, de lassitude-envie-de-tout-envoyer-foutre et de bon vouloir qu’Entre les murs, qui relève en outre du tour de force littéraire, captant à la fois la novlangue des temps qui courent et ses bordures gestuelles ou comportementales - tout le dit et le non-dit que les oreilles des murs et leurs yeux enregistrent sismographiquement entre deux sonneries…
    François Bégaudeau. Entre les murs. Verticales, 2006. Ce livre a obtenu le premier Prix France Culture-Télérama, et constitue la base du film de Laurent Cantet qui vient d'obtenir la Palme d'or du Festival de Cannes.

  • La passion du réel

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    Jean Perret sous l’objectif au jour d’ouverture du Festival international de cinéma documentaire, Visions du réel , du 17 au 23 avril, à Nyon (Suisse)


    Quel lien peut-il bien y avoir entre la passion physique qu’un adolescent voue soudain à la danse, la sensation proche de l’extase qu’un athlète de haut niveau ressent à la pointe de sa performance, et le fait de transposer le réel en images plus-que-réelles ? Simplement celui-ci : l’expérience personnelle, à la fois très physique et très sensible, de Jean Perret. Derrière la façade de sa fonction, le directeur du festival Visions du réel, dont l’entregent naturel ne va pas sans réserve, dévoile une nature passionnée au fur et à mesure qu’il se raconte.
    Or c’est de la passion pour la danse de son fils cadet, au don prometteur, qu’il parle d’abord avec émotion, Lou (14 ans) venant de subir un grave accident de ski que son handicap momentané frappe de frénétique impatience de rebondir. « Je connais ça ! Dix ans durant, comme sportif d’élite, j’ai vécu cette griserie qu’on éprouve en se poussant « à bout de souffle », c’est le cas de dire, pour atteindre un état de plénitude qui se traduit tout à coup par le geste pur. La beauté du geste : on se rappelle Zidane répétant le mouvement d’un tir parfait. Et c’est ça que je cherche aussi dans ce qu’on pourrait dire le mystère du filmage : c’est la beauté de ces épiphanies que le cinéaste tire du réel».
    « Le cinéma montre sur grand écran les moindres soubresauts de l’âme », remarque encore Jean Perret qui se rappelle le premier « geste » initiatique de ses parents, eux-mêmes passionnés, qui le laissèrent, un soir de son adolescence, veiller tard, seul devant la télé, pour découvrir La passion de Jean d’Arc, le chef-d’œuvre de Dreyer. « Je suis très sensible à la notion d’initiation, et je me souviendrai toujours de cette façon de me signifier que j’étais prêt, alors, à recevoir ce cadeau… »
    De la même façon, le passeur qu’il est devenu aime rendre hommage à ses profs du collège Rousseau, à Genève : Luce Annen, notamment, enseignante en sciences humaines, pour sa façon de communiquer son « inquiétude devant le monde », ou Jean Erard, jetant des ponts entre littérature et cinéma, qui lui révéla les subtilités du « montage » de Madame Bovary.
    Le nom de Rousseau sonne d’ailleurs clair dans l’adolescence révoltée de Jean Perret, fiché lors des manifs contre la guerre au Vietnam mais jamais lié à aucun groupuscule ou parti. Guère idéologue, il n’aime pas moins fédérer et animer des groupes contestataires. Au collège, c’est le boycott de la bibliothèque où Sade reste interdit, ou les activités de ce groupe de discussion sur l’objection de conscience dont il portera l’idéal à son terme conséquent : refusant de servir à 18 ans pour motifs éthique, il « prend » en effet 7 mois et découvre, à Bellechasse, le « temps de la prison ».
    Dès son adolescence, cependant, Jean Perret a aussi vécu le temps de la lecture et le temps du cinéma, dont chacun, selon lui, a une qualité particulière de silence. « La découverte et le partage de la passion du cinéma, je les ai vécus avec frénésie. Plutôt bon élève, donc laissé très libre, je filais en Solex à Thonon (un trajet= un plein…) où il y avait un ciné-club très pointu, entre mes séances genevoises. Et je ne me contentais pas de bouffer de la pellicule : très vite, j’ai pris des notes et commencé de rédiger des articles dans Travelling, la revue de la Cinémathèque. Avec l’Association Court-Circuit que nous avons lancée à Saint-Gervais, nous avons commencé de montrer les films qui nous passionnaient, comme Winter Soldier, premier témoignage sur la guerre du Vietnam qui avait double valeur de documentaire et de film d’auteur.
    Autant dire que le « cinéma du réel » que défend Jean Perret était déjà là, dans cette optique excluant la rupture avec les films des grands stylistes de sa préférence, tels Ozu, Truffaut, Bergman ou Bresson, entre autres. « Si je compare La Honte de Bergman, qui est une fiction totale en apparence, et Import/Export, le dernier film d’Ulrich Seidl saturé de la plus terrible réalité contemporaine, je ne vois aucune différence quant au « geste » du filmage. On est, dans un cas comme dans l’autre, confronté à la même passion de révéler… »



    Jean Perret en dates
    29 juin 1952
    Naît à Neuilly-sur-Seine. Père dans les affaires, qui emmène ensuite sa famille à Zurich, puis à Genève. Mère française. Double-national.
    Vers 1950
    A Rüschlikon où la famille séjourne, découvre la violence dans le préau. Sus au « Welsche »…
    1968-1978
    Pratique l’athlétisme de haut niveau, jusqu’en compétition nationale.
    1978
    Mémoire de licence sur le cinéma documentaire suisse des années 30.
    1985-2000
    Journaliste et producteur à la RSR, responsable du domaine cinéma.
    1988
    Naissance d’Andrea. «Très heureux d’être papa. La notion de filiation m’importe énormément ». Naissance de Lou en 1994.
    1995
    Nommé directeur du Festival international du film documentaire de Nyon, Visions du réel.

    Une édition plus politisée

    Jean Perret a choisi Durakovo pour lancer ce soir les 14es Visions du réel de Nyon. Cette satire grinçante de la Russie de Poutine s'intéresse à un village fonctionnant sur un modèle quasi féodal hérité de l'époque des tsars.
    Curieusement, le directeur du festival en a fait son film d'ouverture alors que la chaîne Arte l'a récemment diffusé. Jean Perret s'explique:
    «La réalisatrice a gagné le Grand prix des Visions du réel en 2005 avec un film précédent. J'aime que le festival puisse accompagner le travail des cinéastes que nous avons reçu. Durakovo est un bon film d'ouverture, c'est du vrai cinéma et un film spectaculaire sur la Russie d'aujourd'hui. En outre, nous montrons la version longue».
    Durant 90 minutes, la réalisatrice Nino Kirtadze montre des Russes nostalgiques d'un pouvoir fort et religieux. Elle braque sa caméra sur un chrétien orthodoxe âgé d'une cinquantaine d'années: Mikhaïl Morozov. Cet homme d'affaires fortuné règne sur le village de Durakovo ("village de fous» en russe).
    Il y a mis en place un modèle de «démocratie dirigée», quasi féodal et placé sous l'autorité de Dieu. Dans le village débarquent ceux qui souhaitent rompre avec l'alcool ou la drogue. La discipline de fer qui y règne incite certains parents à y envoyer de jeunes indolents ou récalcitrants.
    Durant une semaine, le festival va montrer 160 documentaires de 36 pays. Ils traitent par exemple de torture en Irak, d'assassinats en Argentine ou de flux migratoires. Ils racontent des histoires de famille ou abordent des questions existentielles. Cette édition se révèle plus politique que les précédentes, observe Jean Perret.
    Une trentaine de productions suisses ont été retenues, dont deux dans la compétition internationale qui réunit 22 longs ou moyens métrages. «Cher Monsieur, cher papa» du Neuchâtelois François Kohler sera montré vendredi en début de soirée. Ce film s'intéresse à cinq jeunes adultes en mal de paternité.
    La manifestation se tient jusqu'au 23 avril. Outre diverses tables rondes, les organisateurs prévoient deux ateliers animés respectivement par les cinéastes Jean-Louis Comolli et Volker Koepp. A l'issue du festival, douze prix seront attribués. Les organisateurs espèrent 25 000 spectateurs.


     
  • Voyage au bout de l’humain

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    RENCONTRE Invité d’honneur du Festival de Fribourg, le cinéaste coréen Lee Chang-dong y présente quatre films, tous remarquables, parfois bouleversants.

    C’est un homme vibrant de présence et de sensibilité que Lee Chang-dong, qui évoque sa double carrière de romancier et de cinéaste, interrompue quelque temps par la haute fonction de ministre de la culture, avec autant de simplicité que de rigueur. Né en 1954 à Daegu dans un milieu très modeste, il s’imposa d’abord au premier rang de la littérature coréenne avant d’aborder le cinéma. Deux scénarios pour Park Kwang-su, chef de file de la Nouvelle vague coréenne, et quatre films, dont le dernier (Secret Sunshine) fut très remarqué à Cannes l’an dernier, ont suffi à établir la réputation de Lee Chang-dong, déjà titulaire de nombreux prix. Tant par ses thèmes (l’individu en butte à la violence du pouvoir ou de la société, la solitude de personnages souvent « largués », la vraie et la fausse compassion) que par la « musique » de ses plans et de ses images, au fil de mises en scène de plus en plus originales, l’art de Lee Chang-dong nous vaut, en crescendo, une découverte majeure.
    1691233300.jpg- Y a-t-il, entre vos romans et vos films, un fil conducteur ?
    - Oui : c’est la même quête de l’humain, et plus précisément de la dignité humaine en butte à un pouvoir politique oppresseur ou au mal social, à la violence, à la corruption, à la perversion. Mes personnages ne sont pas porteurs d’un « message » politique, mais reflètent bel et bien les séquelles de situations précises, à commencer par la dictature et les massacres que mon pays a connus. En outre, mes livres et mes films illustrent le manque de communication entre les gens, particulièrement aigu en Corée.
    - Avez-vous eu, comme écrivain ou comme cinéaste, des maîtres ?
    - Il y en a trop pour que je les cite, autant que d’œuvres qui m’ont marqué. Pour répondre tout de même, je dirai, en littérature : Dostoïevski, et au cinéma : Bresson, Bergman, John Cassavetes et Hou-Hsiao-hsien.
    - Dans quelle mesure vous investissez-vous personnellement dans vos films ?
    - Dans une mesure importante, mais via la fiction. J’ai été moi-même un jeune homme solitaire comme le protagoniste de Peppermint candy, dont je partage la nostalgie de ses vingt ans, en restant critique sur ses choix. Mais ce sont nos choix à tous qui sont en cause dans cette remontée du temps. Ma génération a connu, dans les années 80, la révolte radicale de « vos » années 60, l’espoir et le désespoir à la suite du massacre de Kwangju, et c’est ce contexte qui m’a aussi poussé de la littérature vers le cinéma, dans l’urgence de résister, puis de combattre aussi l’« établissement » de la quarantaine.
    - Les personnages féminins de vos films, durs et sombres, leur donnent une lumière plus douce…
    - Je ne sais si la femme est l’avenir de l’homme, mais j’ai tendance à penser que le féminin a plus de bonté que le masculin, et aussi plus de force. C’est clair dans Secret sunshine, dont la protagoniste, littéralement écrasée par la vie, reste elle-même jusqu’au bout avec une incroyable dignité. En outre les personnages fragilisés me touchent par leur façon de vivre l’amour, comme dans Oasis, dont le couple, liant un souffre-douleurs et une handicapée, communique mieux que les gens « normaux »
    - On sent dans vos films une nette opposition entre compassion réelle et simulée. Comment le vivez-vous ?
    - Sur la foi vécue, comme sur tout aspect invisible du religieux, j’ai choisi de me taire ou de me limiter à ce que l’image visible du cinéma en capte. Dans Secret sunshine, le contraste entre vraie spiritualité, vraie compassion, et simulacre, est exacerbé du fait de la nouvelle vague d’évangélisation à l’américaine, greffée sur le protestantisme coréen.
    - Quel bilan tirez-vous de votre expérience de ministre de la culture de la Corée du sud, en 2003 ?
    - L’enjeu de cette fonction était important, puisque j’avais à faire à la levée des quotas sur les films américains, mais je n’ai pas vécu cette expérience plus heureusement que celle de l’armée, et j’ai été soulagé d’en être délivré. C’est d’ailleurs à la suite de cet épisode que j’ai eu envie de me remettre à écrire…
    - Quelle est, pour vous, la signification d’un festival tel que celui de Fribourg ?
    - C’est, pour moi, l’occasion de montrer mes films au public suisse alors qu’ils ne sont pas distribués dans votre pays. Le problème est d’ailleurs beaucoup plus large, et je crois savoir que nous allons en débattre…

    Fribourg. Festival international de films de Fribourg. Hommage à Lee Chang-dong : Green Fish et Peppermint Candy, le 3 mars à 12h. Oasis, le 3 mars à 14h.30

  • Waintrop le cinoque

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    ZOOM. Coup d'envoi aujourd'hui de la 22e édition du Festival international de films de Fribourg: son nouveau directeur artistique évoque ses choix et les justifie.

    Il est fou de cinéma « depuis toujours», cette passion se politisa au tournant de mai 68 qu’il vécut en militant déjà sur le front culturel, et lorsqu’il se pointa à Libération, Serge July lui donna carte blanche pour explorer, tous azimuts, les cinématographies du monde entier : bref, c’est un homme engagé, un cinéphile qui « respire » le cinéma à grande bouffées d’émotion plus qu’en pontifiant dans l’analyse, qu’incarne Edouard Waintrop, nouveau directeur artistique du Festival international de films de Fribourg.

    Un gauchiste débarquant dans un nid de tiers-mondistes ravagés pour un festival d’aficionados ? Vous aurez tout faux si vous l’avez conclu d’avance. Le programme de cette 22e édition du FIFF en est d’ailleurs la preuve vivante et renouvelée, qu’Edouard Waintrop, fameuse plume de Libé depuis plus de vingt-cinq ans dont l’ouverture d’esprit et la générosité sont connues, assume… à 90%.

    «J’ai eu la chance de pouvoir réaliser en sept mois, avec mon équipe et la confiance de ceux qui m’ont désigné, la plupart des désirs que j’avais envie de partager. Je récuse l’étiquette restrictive de « films du sud », qui fait tout de suite penser à un monde «sous-développé» ou à un cinéma forcément précaire ou militant, alors que la Chine, l’Inde, le Brésil, l’Argentine, la Corée, entre autres, sont marqués par une effervescence créatrice tout à fait remarquables et travaillées par de grands thèmes universels. Bref, le «Sud » n’est pas un genre. En revanche cette édition, et c’est nouveau, s’ouvrira bel et bien aux films de genre. C’est ainsi que j’ai voulu montrer la richesse et la variété, autant à travers le temps que l’espace, des films noirs qui ont essaimé loin des USA depuis des décennies, via le Japon de Kurosawa (avec Entre le ciel et l’enfer) et la chine actuelle de Johnnie To (Mad detective)   ou le Brésil de  Jose Henrique Fonseca (L’homme de l’année). En outre, estimant que le thème de l’amour est fondamental au cinéma, nous avons recensé une douzaine de  réalisations  de divers pays inspirés par le thème de « l’amour global » avec des modulations très contrastées, de l’Argentin Villegas (Sabado) au très érotique World of Geisha du Japonais Tatsumi Kumashiro. »

    Peu porté à « commémorer » mai 68 en ancien combattant, du  temps où il se démenait pour faire connaître l’avant-garde cinématographique (dont un Polanski) au lycée Carnot, Edouard Waintrop a voulu montrer, par le choix des films réunis sur ce thème, comment la révolution ou la critique de la société ont été traitées par le cinéma mondial dans la deuxième moitié du XXe siècle. « Ce qu’on observe notamment, que ce soit en Inde ou en Amérique du sud, c’est que les cinéastes ont perdu leur optimisme. Mais certains restent porteurs d’espoir, comme l’octogénaire René Vautier qui sera des nôtres pour présenter Avoir vingt ans dans les Aurè».

    1691233300.jpgAu chapitre des « révélations », l’invité d’honneur de cette édition, le Coréen Lee Chang-Dong, dont le dernier film (Secret Sunshine) a été très remarqué à Cannes 2007, réjouit particulièrement Edouard Waintrop qui en souligne la force émotionnelle des thèmes et, aussi, cinéphilie oblige, l’originalité des mises en scène. « Ce qui me frappe, tant chez Lee-Chang Dong que dans beaucoup de films nouveaux que nous présentons, c’est le goût et l’art de raconter des histoires et de recourir aux ressorts classiques de la comédie, comme dans le grand cinéma italien ou américain. De même qu’un film de Dino Risi peut avoir un impact critique ou politique évident, ces films, loin du minimalisme cérébral, ont de bonne chance de toucher un public de plus en plus large…»

    Les atouts de la 22e édition

    EVENEMENTS   

                                                   Cérémonie d’ouverture, en présence de Micheline Calmy-Rey et Lee Chang-dong. Rex 1, 1er mars, 19h.30

    Master Class avec Walter Salles : Road movie, du mouvement identitaire à l’errance forcée. Cap’Ciné 5, 2 mars, 16h.30

    Clôture. Remise des prix. Au Multiplex Cap’Ciné le 8 mars à 18h. 30

     

    COMPETITION                   Treize longs métrages de fiction et documentaires en concours pour le Regard d’or (Grand prix du festival) et le Prix spécial du jury.

     

    PANORAMAS                      Noir total, Cinéma et révolution, l’amour global.

    HOMMAGE                         Rétrospective des films de Lee Chang-dong.

    PLANETE CINEMA           Douze films projetés pour les écoliers et les gymnasiens, dont cinq de la compétition officielle pour les gymnasiens. Pas moins de 8500 enfants et adolescents prendront part à 53 projections à Fribourg.

    FORUMS                              Table ronde sur les coproductions, avec Nicolas Bideau, Martial Knaebel, Pierre Rissient, etc. Ancienne gare, 4 mars, de 15h-17h.

    Rencontre avec René Vautier. Cap’Ciné 5, le 4 mars à 18h.,

                                                   Rencontre avec François Guérif, sur le film noir, le 6 mars à 20h.30, Cap’Ciné 5

    INFOS                                   Le cœur du festival, bureau du FIFF, est situé à l’Ancienne gare, quai 1, à 50m de la station. Billets disponibles, ainsi que sur le site internet www.starticket.ch

    Tel. : 026 347 42 00 et www.fiff.ch

     

  • Welcome au bout de nulle part

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    Bruno Ulmer documente, dans Welcome Europa, l’errance désespérante de jeunes migrants que la détresse pousse à se prostituer. Un film d’une grande humanité et d’une force expressive saisissante. A voir à Paris. Interview.

    Ils sont huit, Kurde ou Marocain, Roumains ou Algérien. Ils ont quitté leur terre ingrate en espérant trouver, dans l’Euro-Paradis, un travail qui les fasse vivre et leur permette d’aider leur famille. Au lieu de cela, faute de papiers et du fait de leurs faciès: c’est en enfer qu’ils ont abouti. Bruno Ulmer, ancien urgentiste des hôpitaux, lui-même né au Maroc et préoccupé par les problèmes de migration et d’identité, leur a consacré ses premiers documentaires (Casa Marseille Inch’Allah, sur les clandestins marocains, et Petites bonnes, traitant de l’esclavage domestique) relayés par des livres et une association d’entraide. Dans la même visée du témoignage engagé, Welcome Europa relève du «cinéma vérité».
    - Pourquoi vous intéresser à la prostitution masculine des clandestins?
    - Parce que le thème, tabou, a été très peu documenté. On a beaucoup parlé des migrants qui se reconstruisent, mais pas assez de ceux qui, solitaires et sans cadre légal, se retrouvent acculés, sans être homosexuels, à ce que j’appelle une prostitution de survie. Pour ceux-ci, qui ne trouvent pas de travail et ne veulent pas risquer le vol ou le deal, la prostitution semble une solution « facile ». Or, du point de vue de l’identité, on constate que c’est destructeur et même fatal.
    - Comment avez-vous choisi vos huit « acteurs » ?
    - Lorsque j’ai convaincu ma productrice d’Arte, Hélène Badinter, que le sujet valait d’être documenté, j’ai beaucoup voyagé en Europe, de Grèce en Espagne et d’Italie aux Pays-Bas, pour repérer lieux et types. En effet, il y a une sorte de déterminisme des errances, par nationalités, de même qu’il y a une typologie du clandestin solitaire. Dans la foulée, en liaison avec des associations, et parfois par hasard, j’ai repéré mes « acteurs ». Avec mon seul cameraman, nous avons gagné leur confiance, les avons parfois aidés financièrement, mais sans payer leur participation. Le contrat précisait que jamais nous ne les filmerions en présence d’un client.
    - Les séquences sont-elles parfois « jouées » ou « répétées » ?
    - Aucune fiction, sauf l’épisode de la lettre initiale du Kurde écrivant à sa mère, ni aucune « interprétation ». Nous étions sans cesse sur le qui-vive et ne filmions, caméra sur l’épaule et sans lumière, que les scènes parlantes. Comme les jeunes « oubliaient » la caméra, nous avons obtenu ces séquences « données » par la vie.
    - Le film n’apporte aucun commentaire sociologique ou statistique. A quoi correspond ce choix ?
    - Tout ce qu’il y a à dire est modulé par ce que les « acteurs» disent ou ce que disent leurs visages et leurs gestes. J’ai choisi de filmer en pellicule pour raccourcir la profondeur de champ, car ils vivent dans ce monde flou et mouvant. En contrepoint, ce que j’appelle les « confessions », en gros-plan, est pris en vidéo noir-blanc qui accentue l’expression des regards et sculpte la lumière des visages. Je ne suis pas là pour juger mais pour témoigner. Je ne cherche pas à « esthétiser » le sujet, mais je crois que le documentaire participe de l’art cinématographique, que je vis aussi en tant que peintre.
    - Avez-vous gardé le contact avec les protagonistes de Welcome Europa ?
    - Dans la mesure du possible, mais certains ont été renvoyés dans leur pays, comme le jeune Allal, mineur, qui allait s’intégrer à Marseille et qu’on a renvoyé à Tanger alors que ses parents vivent à mille kilomètres de là, ou Igor le Roumain, incarcéré après notre rencontre, relâché et renvoyé dans son pays. Mehmet le Kurde, qui apparaît comme le fil conducteur du récit, et n’a jamais touché lui-même à la prostitution, a obtenu un statut de réfugié politique et trouvé du travail. Je lui ai d’ailleurs laissé le mot amer de la fin : «J'ai bien compris que, pour que certains vivent, il fallait que d'autres meurent.»
    Durée du film : 1 h. 30.
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  • Au pays dénaturé

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    No country for Old Men, du livre au film 

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Vaut-il mieux lire d’abord Non, ce pays n’est pas pour le vieil homme de Cormac McCarthy, et ne voir qu’ensuite le film qu’en ont tiré les frères Ethan et Joel Coen, ou voir d’abord celui-ci et ne lire le roman qu’ensuite ?
    Poser la question revient à se demander ce que le film apporte au livre ou ce que le livre apporte au film, et la réponse me semble alors toute simple : que le film apporte au livre des images visibles alors que le livre déploie en nous les invisibles images d’un beaucoup plus grand film.
    Dans l’état actuel du cinéma américain, l’on pourrait dire que le film des frères Coen est, sinon la meilleure, du moins la plus admissible transposition qu’on pouvait attendre d’un roman qui est bien plus qu’un thriller de la frontière où la violence se déchaîne : une méditation sur le mal qui court et la barbarie qui revient. Or le blues lancinant qui traverse tout le livre se retrouve bel et bien dans le film, comme s’y retrouve, même éparse et comme affadie, la menace physiquement perceptible de la justice démoniaque exercée par le Méchant.

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    Les remarquables acteurs qui incarnent respectivement le shérif Bell, figure du Bon (Tommy Lee Jones) et le redoutable Chigurh, figure de l’absolu Méchant (Javier Bardem) constituent une paire visible tout à fait admissible, bien plus étoffée évidemment dans le roman mais non moins cohérente et nettement dessinée dans le film. De la même façon, les paysages et les objets ne nuisent pas à la visibilité plus profonde des images du roman. Curieusement cependant, c’est dans ce qui constitue le propre du langage cinématographique que le film des frères me semble le plus défaillant par rapport au livre, par le défaut de rythme et de densité qui fait que la violence explose comme dans n’importe quel film actuel plus qu’elle ne s’affirme comme la décréation du monde constituant le job du Diable.
    Aux yeux du lecteur superficiel, le roman de Cormac McCarthy peut faire figure, je l’ai constaté, de polar raté, tandis que le film « tient » au même regard de surface, alors qu’il peine, aux yeux de qui voit vraiment ce qu’il y a dans le roman, à faire voir vraiment ce que, peut-être un film plus physique et métaphysique à la fois (je pense au fulgurant En quatrième vitesse de Robert Aldrich) eût vraiment montré…

  • La grâce incarnée

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    Jacob Berger, présent aux Journées de Soleure pour y présenter son dernier film, 1 Journée, observe avec autant d’acuité que de tendresse les crises de la relation. Thème récurrent dans le cinéma des auteurs actuels.
    Qu’est-ce qui « foire » dans tant de relations actuelles, et d’abord au sein de la famille ? Trop peu d’amour ? Trop d’égoïsme ? Pas assez d’attention ? Désirs frustrés ? Rôles imposés ? C’est de tout cela, et de bien plus encore, que parle 1 Journée de Jacob Berger, film aussi remarquable par sa densité émotionnelle que par son élaboration formelle (lire 24Heures du 23 janvier), qui revient plus précisément sur la relation de filiation abordée dans Aime ton père (2002), deuxième long métrage du réalisateur quadragénaire (fils de l’écrivain John Berger, il est né en Grande-Bretagne en 1963), après Les anges, très remarqué à sa sortie (1990).
    - Qu’aviez-vous à cœur d’exprimer dans 1 Journée ?
    - A l’origine, j’avais l’envie de continuer mon exploration de la vie familiale et de parler du couple. Je défends cette théorie qu’en temps de paix, dans nos contrées, nous passons l’essentiel de notre temps à en découdre avec les autres, qu’il s’agisse de sentiment ou de ressentiment, de colère, de jalousie, de désir, etc. Il y a là une réalité humaine très vibrante mais qu’on évoque le plus souvent par la bande, et que j’ai voulu aborder de façon frontale. Une figure nous intéressait particulièrement, Noémie Kocher (co-scénariste) et moi, c’était la femme absente à elle-même : l’épouse, la mère, la femme au travail qui joue son rôle sans incarner sa vie. Or j’avais envie de la montrer au moment où elle décide de prendre sa vie en mains, ne fût-ce que pour partir.
    - Comment vous est venue l’idée de la triple narration ?
    - La question du point de vue m’intéressait, que j’ai déjà traitée dans Aime ton père. Il me semble d’ailleurs que c’est la nature du cinéma de passer ainsi d’un regard à l’autre, et l’idée de raconter la même journée par trois personnages correspondait à mon désir, dans un cadre apparemment classique, de raconter une histoire de façon nouvelle. Or je crois que ce regard multiple est le plus adéquat à la saisie du monde à facettes dans lequel nous vivons, où ce que l’un appelle terrorisme est combat de survie pour l’autre. Ainsi ce qui nous semble d’abord lâcheté, chez le père de mon film, participe du caractère tragique de sa recherche d’une punition.
    - Quel a été l’apport de Noémie Kocher dans le scénario ?
    - Le film avait besoin d’un point de vue féminin. Si j’ai gardé la main sur la structure du scénario, Noémie l’a énormément nourri, également du côté de l’enfant, par exemple dans sa la poésie personnelle du gosse ou sa façon magique de compter.
    - Avez-vous construit les personnages en pensant à des acteurs identifiés ?
    - Oui et non, car le casting a pris du temps. Noémie a vite « vu » Natacha Régnier, qui a accepté dès que je lui ai montré Aime ton père. Pour l’homme, il me le fallait très masculin, avec une forte énergie érotique, en même temps que de la fragilité, ce qui ne court pas les rues en Suisse et en France, contrairement aux Etats-Unis. Bruno Todeschini m’a paru l’un des deux ou trois oiseaux rares. Quant à Noémie, je savais d’emblée qu’elle serait la maîtresse…
    - Et l’enfant ?
    - C’était le gros problème. Trouver un petit acteur capable de « tenir » un film entier n’est pas facile. Je voulais un enfant qui ait du plaisir et de la fierté à jouer : un môme qui exprime une forme un peu sauvage d’intelligence. Or Louis Dussol, qui n’a pas de père, a montré d’emblée le désir de répondre à mon attente. Très vite, il a trouvé une espèce de gravité, d’insolence dans le regard qui m’électrisait.
    - Ses répliques ne sont-elles pas parfois celles d’un adulte ?
    - En fait il parle très peu, et sa mère, neurasthénique, le pousse à jouer parfois un rôle « protecteur ». Cela étant, cette maturité grave fait partie du personnage, comme on la retrouve souvent chez des gosses angoissés ou en douleur.
    - Qu’est-ce pour vous que le propre du cinéma ?
    - On dirait autre chose à chaque film nouveau, mais je crois qu’il y dans le cinéma quelque chose qui défie l’intellect. L’intention ne s’y exprime jamais totalement, comme dans les autres arts. Je dirai qu’il y a une sorte de présence du saint esprit dans le cinéma : le souffle de la vie, la puissance du désir, la violence de l’attraction ou de la haine ne se commentent pas : ils sont incarnés. Le cinéma est à la fois une lourde machine qui vous demande un travail d’entrepreneur, mais il lui arrive d’être visité par ce miracle de l’incarnation. C’est ce qui fait sa grâce.

    Photo: Pierre Abensur

  • Marthe Keller au débotté

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    JOURNÉES DE SOLEURE La célèbre comédienne d’origine bâloise préside le jury du Prix du cinéma suisse, qui sera remis mercredi 23 janvier aux Journées de Soleure (21-27 janvier).

    Si Marthe Keller a fait une brillante carrière internationale à l’écran, à la télévision, au théâtre et plus récemment dans la mise en scène d’opéra, le moins qu’on puisse dire est qu’elle ne doit rien au cinéma suisse. Révélée en France par Philippe de Broca, elle a joué avec Lelouch avant d’enchaîner une brillante série américaine, notamment avec John Schlesinger (Marathon Man),Sydney Pollack (Bobby Deerfield) et Billy Wilder (Fedora). Trente ans plus tard, sans parler de ses innombrables rôles au théâtre, elle a plus d’une septantaine de films à son palmarès sur les deux écrans, un prix d’interprétation (Par amour d’Alain Tasma), le prix du cinéma suisse 2006 pour le meilleur second rôle dans Fragile ,de Laurent Nègre, et six nouveaux tournages en 2007…

    - Quelle impression vous fait le cinéma suisse actuel ?
    - A vrai dire, je le connais peu, vivant le plus souvent à l’étranger. Cela résume d’ailleurs sa situation : à savoir qu’il est peu visible hors des frontières helvétiques, si l’on excepte les festivals, ce que je trouve très regrettable. Pour la vingtaine de films que j’ai vus, comme les autres membres du jury, en prévision des Journées de Soleure, je dirai que mon impression générale a été bonne, à deux ou trois exceptions près. Ce qui est sûr, c’est que le potentiel est là : des réalisateurs et des acteurs de talent, des projets intéressants, un niveau artistique satisfaisant, et j’aurais alors envie de dire : maintenant, foncez !
    - Manque d’ambition ?
    - Probablement, même si je ne veux pas généraliser à partir d’une vue partielle. Manque de sûreté en tout cas, comme souvent dans notre pays où nous n’osons pas affirmer nos qualités, pourtant bien réelles. Manque de moyens aussi, du fait qu’il n’y a pas d’industrie du cinéma.
    - Vous semble-t-il identifiable en tant que « cinéma suisse » ?
    - Oui et non. A l’époque des Tanner, Soutter et autres Goretta, plus Godard évidemment, dont j’ai vu les films parce qu’ils étaient largement exportés et diffusés, et que j’ai beaucoup aimés, la « marque » était liée à un engagement et à une identification comparables à ce qui faisait qu’il y avait un « cinéma tchèque » ou un « cinéma polonais ». On avait plutôt affaire à des auteurs ou des groupes d’auteurs qu’à des emblèmes nationaux. Dans les films que j’ai vus pour Soleure, le souci « politique » n’a plus la même signification même si les thèmes sociaux restent bien présents, comme dans le reste du monde, mais je remarque un ton commun, qui tient à des détails, à une façon d’être et de se comporter, une certaine sauvagerie et un certain rapport à la nature à la Robert Walser. Enfin une chose me manque dans ce que j’ai vu : l’humour.
    - Trop sérieux, le cinéma suisse ?
    - Ce que j’ai adoré, dans le cinéma italien par exemple, c’est la manière d’aborder de grands thèmes sociaux ou politiques, sans perdre le sens de l’humour. Ceci dit, le sérieux est aussi une qualité, et je le trouve particulièrement remarquable dans le documentaire suisse.
    - Quel souvenir gardez-vous de votre participation à Fragile, le film de Laurent Nègre dont vous étiez la tête d’affiche ?
    - J’estime avoir eu beaucoup de chance dans ma carrière, et c’est pourquoi je trouve normal d’« aider » les artistes plus jeunes. Du tournage de Fragile, à vrai dire très bref pour moi, puisque je n’ai travaillé qu’une semaine avec l’équipe, je garde un souvenir de qualité, autant pour le travail que les relations humaines. Le film m’a touché, ensuite, par son étrangeté et le mystère qu’il diffuse, également par ce « ton » que j’évoquais.
    - Pourquoi ne vous voit-on pas plus souvent dans des films suisses ?
    - Parce que personne ne vient me chercher ! Même après le film de Laurent Nègre: pas une proposition. Et figurez-vous que la presse alémanique vient de se souvenir de moi alors qu’elle m’avait « oubliée » depuis des décennies. Mais je ne me plains pas : je viens de tourner six films d’affilée, au cinéma et pour la télévision, dont au moins deux, voire trois, me semblent bons…
    - Quel film récent vous a-t-il marquée ?
    - Le grand cinéma d'auteur des Bergman, Bunuel, Fellini et consorts, est en chute libre, mais j’ai trouvé, dans La vie des autres du jeune Florian Henckel von Donnersmarck, tout ce que j’attends du bon cinéma : l’intelligence, la sensibilité, le courage, l’émotion, bref on paierait pour jouer dans un tel film !
    - De beaux projets ?
    - Pour le moment je me repose, car j’ai beaucoup travaillé l’année dernière, et j’aspire maintenant choisir des projets de qualité. Au théâtre, celui de réaliser Ghost à New York, et pour le cinéma : de nombreux scénarios en lecture. Aussi, j’ai besoin de me ressourcer: de prendre le temps de vivre…

  • Une musique fraternelle

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    Sur La visite de la fanfare d’Eran Kolirin

    On s’attend d’abord à une satire ou, du moins, à un film jouant sur l’ironie, en découvrant les premières séquences de La visite de la fanfare de l’Israélien Eran Kolirin, dès l’arrivée des ploucs de la fanfare de la police d’Alexandrie dans ce trou perdu d’Israël où ils sont censés représenter l’honneur de l’harmonie égyptienne. Hélas, un malentendu les fait débarquer dans le bled de Bet Hatkiva au lieu de Patah Tikva où ils étaient attendus, et plus moyen de se tirer de là avant le bus du lendemain. Or on s’amuse de voir paniquer leur cérémonieux directeur (Sasson Gabai), imbu de sa tâche comme s’il en allait d’un enjeu national, et le premier passage en revue des membres de cette clique perdue, dont l’élément le moins contrôlable est le beau jeune Khaled aux yeux bleus cherchant la gueuse et traînant la patte en murmurant My funny Valentine de Chet Baker, ne manque pas de sel.
    Bientôt, cependant, dès l’apparition de Dina (la merveilleuse Ronit Elkabetz), tenancière du bistrot de la vague bourgade où ils ont échoué, et qui les accueille pour la nuit, la cocasserie insolite de l’épisode va céder le pas à une émotion croissante, liée à l’atmosphère générale du récit et aux relations se nouant entre les personnages. Pour la soirée, Dina s’est réservé les deux fleurons masculins du groupe (le directeur coincé à souhait mais bel homme, et le jeune Khaled), tandis que leurs collègues subissent l’humeur mitigée d’une famille qui les reçoit de moins bonne grâce. Entre un dancing pour patineurs à roulettes et une boîte plus branchée, un jardin public et un bord de mer, les protagonistes vont frayer plus ou moins et parfois communiquer, tantôt par la musique (ce beau moment où Egyptiens et Israéliens se mettent à chanter Summertime) et tantôt par le geste (la séduction d’un laideron par un garçon timide qu’instruit Khaled nettement plus à la coule), ou par la confidence personnelle qui marque l’échange le plus émouvant du film, entre Dina et le chef tombant le masque et révélant son passé douloureux avant de se révéler, lui aussi, un adepte de Chet Baker...
    51af59d561dc72986c7b4770895b543f.jpgOn pense un peu aux films de l’Est des années 60-70 (je ne sais pourquoi le souvenir de L’As de pique de Forman m’est soudain revenu), mais également aux situations décalées d'un Kaurismäki,  au fil de cette mise en scène jouant sur d’étonnants ralentis et des plans quasi picturaux, où le jeune réalisateur excelle à rendre un climat dont l’étrangeté va de pair avec un sentiment croissant de fraternité. C’est très beau, très tendre, très touchant, très délicat. Ce premier ouvrage d’Eran Kolirim a été sacré meilleur film israélien de l’an dernier. On en sort tout ému.

  • Les fruits amers de la liberté

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    Le Nouveau film de Ken Loach: It's a free World 

    On se trouve, dans le dernier film de Ken Loach, sarcastiquement intitulé It's a free World, pris au piège de cette prétendue liberté dans une espèce de frénétique course du rat – plus exactement de la ratte, laquelle se débat comme une belle diablesse dans le cercle infernal du nouveau marché aux esclaves des migrants plus ou moins clandestins de l’Europe de l’Est et de partout qui débarquent en Angleterre. Angie après s’être fait virer d’une agence de recrutement pour ne s’être pas soumise à la règle machiste de ses supérieurs, se retrouve sur le carreau et lance alors, avec sa colocataire Rose, une agence indépendante de placement assortie d’une cafétéria. Malgré les mises en garde réitérées d’un de ses copains-collègues, Angie développe bel et bien un début de réseau sans se rendre compte qu’elle empiète sur le terrain de négriers sans scrupules beaucoup plus puissants qu’elle. Comme elle-même, toujours un peu « borderline » depuis qu’elle doit assumer la charge de son fils Jamie (le père de celui-ci a décroché depuis longtemps et passe son temps devant la télé) avec l’aide de ses parents dépassés par les événements, recourt à des procédés de plus en plus proches de l’illégalité, Angie va se trouver acculée à une situation dont elle se sortira de la façon la plus abjecte, dénonçant un groupe de clandestins au Service de l’immigration, pour caser à leur place une quarantaine d'autres malheureux qu’elle rançonne pour ainsi dire, avant que tout ne se retourne contre elle.
    Si le scénario du film (primé à Venise) est solidement construit, qui nous confronte à une imbrication de situations aussi scandaleuses que réelles, avec de brusques aperçus de détresses personnelles insoutenables, It's a free World, dans sa violence amère, a quelque chose de frustrant pour d'aucuns dans la mesure où Ken Loach se contente, de manière frontale, de montrer les choses telles qu’elles sont, sans béquilles critiques ni trace d’évolution rassurante chez la protagoniste, puisque Angie, à la toute fin du film, se retrouve quasiment à la case départ, à recruter de nouveaux Ukrainiens à Kiev…
    Ceux qui ont besoin d’une « morale » ou d'un espoir lui reprocheront ce parti pris, que je trouve pour ma part d’une honnêteté conséquente. Le portrait d’Angie, dont la rage de s’en sortir va de pair avec une espèce de santé sensuelle et sauvage, est remarquable (et magnifiquement servi par Kierston Wareing, tout à fait saisissante en sa beauté sexy et râpeuse à la fois, l’énergie véhémente et l’ambiguïté dérangeante de son personnage), autant que celui de Rose (Juliet Ellis, incarnant une femme plus lucide et sensible à la fois que son amie), et le rôle central de ces deux femmes ajoute à la critique implicite du film, signifiant en somme que cette liberté de merde est aussi merdique pour les uns que pour les autres dès lors qu’on obéit aux mêmes codes que ceux du système qui aboutit à ce merdier… A nous, en effet, de remplir les vides de ce film plein d’humanité mais qui se refuse aux faux-fuyants politiquement corrects ou aux conclusions lénifiantes….

  • Fellini le mendigot

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    A propos de Roberto Begnini et du chien d’Umberto D.

    « L’huile d’olive n’est pas morte !», s’exclamait l’énerguménal Roberto Begnini après la disparition de Federico Fellini, et de fait il y avait de cette saveur ambrée, de cette fluidité d’essence féminine bonne pour la salade et de cette délicatesse odorante et raffinée par les années, chez Fellini (la personne au fin parler malicieux, plus que le personnages déjà presque trop fellinien), qu’on peut rapporter à l’huile d’olive ou au regard du silure ou au pelage du chaton ou à l’agate de l’œil de hibou dans la nuit romaine. J’aime ce délire généreux du populo italien qui se coule dans les films du Maestro en sottovoce, et je ne sais pourquoi cette prodigalité pauvre me rappelle le petit chien d’Umberto D. , bouleversant mendigot du vieil homme dont la misère est comme un clin d’œil à fleur de larmes, tel Fellini faisant la manche aux portes de l’Etat et des Riches qu’il roulait en ne cessant de se plaindre - au bord du fou rire…

    JLK: le chien d'Umberto D.