A propos de La Chute. Rencontre avec Bruno Ganz.
Les parents de Bruno Ganz, de braves Suisses moyens, ne s’attendaient pas à ce que leur garçon, certes « plein de vie», devienne un acteur mondialement connu. Comédien ? Le père était franchement contre, à moins que ce ne fût « à côté » d’un vrai métier. On lui trouva bien une place de peintre… en bâtiment. Mais le lascar ne s’y présenta même pas, happé qu’il fut par les grands acteurs allemands réunis à Zurich pendant et après la guerre. Début d’une légende…
Revenant sans lésiner sur le rôle « extraordinaire » à tous égards qu'il interprète dans La chute, Bruno Ganz s’est prêté avec humour et pirouettes au jeu des questions et réponses, se concentrant plus particulièrement sur celles qui l’engagent vraiment. Ainsi passe-t-il vite à autre chose quand on lui demande ce que représente le fait d’être « une star » et sourit-il gentiment quand il lui est demandé pourquoi, en Suisse, il a plus souvent tourné avec de réalisateurs romands qu’avec ses collègues alémaniques (« c’est qu’ils ne m’ont pas demandé… »), avant d’annoncer un rôle de grand-père d’enfant surdoué dans le prochain film de Fredi M. Murer…
Un visage comme surgi de la nuit, aux traits prodigieusement expressifs (on pense à Anthony Hopkins autant qu’à Jean Genet), un monologue plein d’humour et de pudeur rouée, pour dire une carrière hors cadre, d’abord liée aux grands noms du théâtre allemand d’après-guerre, de Peter Zadek à Peter Stein ou Klaus Michaël Grüber : ainsi apparaît, dans le film de Norbert Wiedmer, un Bruno Ganz très spontané et « resté simple » quoique déjà consacré meilleur acteur à Soleure (il y a quatre ans de ça) et plus récemment honoré par l’Anneau Iffland, la plus haute distinction du théâtre allemand.
Après l’évocation de ses jeunes années de fringant acteur brechtien, nous le voyons évoluer à travers les années, du théâtre au cinéma avec sa métamorphose en ange berlinois (Les ailes du désir de Wim Wenders) ou en manipulateur troublant (le Ripley de L’Ami américain du même Wenders, d’après Patricia Highsmith) au théâtre de nouveau dans une magistrale version du Faust de Goethe selon Peter Stein, pour finir sur les épiques scènes de répétition dans le bunker de La chute où l’on voit très précisément comment il s’approprie peu à peu le plus monstrueux de ses rôles.
« J’assume le rôle d’Hitler, dans un film politiquement O.K. »
La controverse sur La chute, très violente en France, n’a pas ébranlé Bruno Ganz
C’était à prévoir : les premières questions posées à Bruno Ganz ont porté sur la polémique qui a marqué la sortie de La chute, et sur la descente en flammes que son interprétation lui a valu plus particulièrement dans le quotidien Libération.« Je n’ai pas lu cette critique me visant, répond l’acteur sans se démonter, et ne peux donc me prononcer. Quant aux objections de fond, sur le fait que le personnage d’Hitler serait « trop humain » dans ce film, ou que celui-ci est par trop « spectaculaire », et que tout ce battage procéderait d’une stratégie commerciale, je suis prêt à les discuter.
Interrogé sur le fait même d’incarner un tel personnage, toujours objet d’un tabou, Ganz reconnaît qu’il a hésité avant d’endosser ce rôle. « J’étais tout à fait conscient de m’exposer. Pourtant il m’a semblé que le script, que j’ai lu et relu très attentivement, autant que tout le travail de préparation qui a suivi, étaient conformes à la vérité historique et à la vraisemblance psychologique de cet épisode particulier. Le seul personnage qui me paraît discutable est celui du médecin commandant de l’hôpital, traité de manière trop positive par rapport à ce qu’on sait de lui. »
Comme on peut l’imaginer, l’approche du sujet a nécessité une documentation particulière de la part du comédien. « J’ai lu tout ce que je pouvais sur l’époque, la vie au bunker, autant que sur Hitler, explique Bruno Ganz. On parle souvent comme du Führer comme de l’incarnation du mal. Mais que cela signifie-t-il ? Pourquoi un Albert Speer, si intelligent et cultivé, a-t-il pu rester si longtemps à ses côtés? Et pourquoi ne pas admettre que le « monstre » était courtois avec les dames ? Rappeler les aspects humains du personnage n’occulte pas le mal en lui. Cela étant, si je suis conscient de ce que peut être le mal en nous, je n’ai pas trouvé en moi les composantes fondamentales du mal hitlérien, aussi ai-je dû « construire » le personnage, de manière très éprouvante, en me gardant de le caricaturer. »
A l’autre reproche, selon lequel La chute ne serait qu’un film « à grand spectacle », Bruno Ganz répond aussi posément : «Si j’avais eu le moindre doute sur l’utilisation qu’auraient pu en faire des néo-nazis, j’aurais refusé d’y participer. Mais il n’y aucun équivoque. La chute n’occulte absolument pas la responsabilité des Allemands. Aux Etats-Unis d’où je reviens, j’ai eu de longues discussions avec des juifs, qui n’y ont pas vu sujet à scandale. Bref, j’assume ce rôle que j’ai endossé, et le film, politiquement, me semble O.K… »