De la magie des noms et de quelques figures du quartier de nos enfances. Que tout s’apaise au doux murmure du sablier, ou lorsque Mozart se remet au piano.
On est ici comme au bord du ciel, le dos à la forêt suspendue, à rêver à tous les bleus de là-bas.
Là-bas, pour peu qu’on oublie notre espèce désenchantée, c’est le règne encore d’avant le Déluge et, sur les rivages noirs aux murailles d’orchidées, c’est le jardin d’avant la Faute; là-bas tous les bleus vivent encore en liberté dans l’imagination du ciel aux trente-six mille lubies par jour, et tous ces bleus nous rappellent l’Afrique de nos enfances et l’Amérique, l’Asie extrême, l’Océanie cannibale de nos enfances aux visages ornés de peinturlure et aux noms libérant leur magie rien qu’à se trouver prononcés: rien que le nom de Pernambouc et ressuscite le tamanoir de Cendrars à la longue liche fourmivore et au petit oeil élégiaque, rien que le nom d’Irkoutsk et se resoulèvent, du néant de poussière, les hordes de cavaliers asiates à la pourchasse de Michel Strogoff, rien que le nom de La Désirade et voici qu’émerge, de tous les bleus étales de la mer des Caraïbes, cette affreuse souche de rocher plus vieil et plus dur que l’os, mais comment ne pas rêver à ce nom ?
Je vois d’ici la moue de la fille Maillefer qui avant tous, dans le quartier de nos enfances, aura fait les Baléares et les Canaries, les Maldives et tous les lagons à travers les années, jusqu’aux Antilles quand son crabe de fumeuse de Mary Long commença de lui lacérer la voix, et je me figure son exclamation de blasement à la réu du Club des alizés où toutes et tous se rappellent les îles qu’ils ont faites: La Désirade ? mais c’est le plus moche caillou !
Trente ans plus tôt, l’Eve nouvelle de l’ère du Traveller aurait pu se faire, déjà, la voix de ce monde en devenir où toute sténo-dactylo se trouverait bientôt en mesure de se payer les îles, ce qu’on appellait le Nouvel Eden dans les premiers dépliants polychromes, les îles au bleu total et pas encore tous ces hippies nudistes ou ces bougres de fichus Teutons à laides bedaines.
Cependant on ne rêve à l’instant que sur le nom de La Désirade, et farouche, vue de la Pointe des Châteaux, et rébarbative avec son air de Krach marin, jadis citadelle de toutes les proscriptions, crimes de sang ou d’opinion, atteintes à la morale ou souches d’épidémies, mais aujourd’hui déserte à peu près et pure mille fois plus que les molles villes flottantes à mille dollars la croisière, pure comme le château de l’âme et l’illusion que rien ne meurt.
Aujourd’hui la fille Maillefer nous a lâché les baskets: Gloria n’est plus désormais qu’un élément anonyme du tas de cendres du Jardin du Souvenir, sa poussière mêlée à celle de gens que peut-être elle vitupérait en ses aigreurs dernières d’esseulée maniaque de jeux télévisés, sa poussière confondue à celle, horreur, de la Jaton qui lui souffla son amant Victor l’année de l’Exposition nationale, sa poussière mélangée à de la farine de nègre ou de rastaquouère - tous ces gens qui disait-elle sont nés couchés et prennent le travail de nos chômeurs -, Gloria jadis respectée fondée de pouvoir de sa boîte et maintenant à la fosse comme cette couche-toi-là du quartier qui recevait au su de tout un chacun, Gloria capable de jouer la Polonaise de Chopin et désormais partageant le dernier séjour des putains russes et des camés sidéens, Gloria mortifiée en son fantôme à constater soudain que rien ne la distingue plus des sales pédés ou des mufles yougos, et pourtant de tout ce fumier de honte sotte et de préjugés temporels renaîtront de nouvelles fleurs à ravir les filles.
Que vive le nom de Gloria Maillefer, me disais-je alors en imaginant sa pauvre neige d’ossements filant dans le sablier des étoiles, que revivent les noms, me disais-je à La Désirade, notre maison au bord du ciel, les yeux perdus dans les bleus alpins du Haut Lac en rêvant à des inscriptions qui nous survivraient, bouts de papiers, graffitis sur les murs, vieux livres resurgis comme des visages dans la nuit aux vitrines de librairies démolies depuis des années, et cette aube-là les monts de Savoie jouaient les soufrière aux vapeurs d’entrailles telluriques, les forêts se peuplaient de noms d’oiseaux à trente-six mille couleurs, tout remontait à l’enfance des montagnes, il y avait partout de la glace et cela même n’était qu’un rêve momentané car en arrière, plus loin, plus haut dans les millions de millénaires nous attendait le piano de Gloria sur quelque rivage insulaire où la fille toute petite encore mais bien méchante déjà tirait la langue au vieux Mozart supposé lui tourner les pages.
Ce texte constitue l'ouverture du Sablier des étoiles, recueil paru en 1998 chez Bernard Campiche.