Dialogue schizo (3)
Moi l’autre : Et tu dis que tu as aimé ce film débile ?
Moi l’un : Débile, je ne sais pas mais c’est vrai que j’ai aimé.
Moi l’autre : Mais il n’y a rien, là-dedans, c’est vide, pas de scénar, pas de personnages, pas de dialogue, pas de cinéma, foutaise ! Et c’est moche, en plus !
Moi l’un : Ce n’est pas moche : c’est belge.
Moi l’autre : Comment ça, belge ? Tu fumes du belge, maintenant ?
Moi l’un : Tu ne t’en étais pas aperçu ? Nous vivons ensemble et tu ne t’es pas aperçu de mon goût pour le belge ? Ne me dis que tu n’aimes pas les Deschiens...
Moi l’autre : C’est belge les Deschiens ? Première nouvelle !
Moi l’un : C’est belge à outrance. Et dès les premières séquences du prêcheur en banlieue, le film est une merveille de belgitude. C’est-à-dire que c’est à la fois sinistre et irrésistible. Grotesque et délicieusement émouvant. Minable à pleurer et néanmoins vrai. Ce prêcheur à camionnette, accompagné d’un accessoiriste incarné par un Jean-Pierre Malo à l’air plus ravagé que jamais, cette séance de propagande spiritualiste devant deux trois alcoolos et deux trois SDF dans un hangar pourri, tout ça est exactement ce qu’on peut éprouver, sous des apparences plus flatteuses, dans toutes les réunions de propagande spiritualisante. Souviens-toi de Billi Graham au stade olympique ?
Moi l’autre : Tu trouves que ça a à voir ?
Moi l’un. Je trouve que ça a très à voir. Avec le raccourci terrifiant de l’image, Houellebecq montre la misère spirituelle du chien humain qui mendie une chtite caresse. Et ce n’est qu’un début…
Moi l’autre : Donc tu paries pour un Houellebecq surréaliste à la manière belge ? Un Buster Keaton des terrils ?
Moi l’un : Pas du tout : j’y vois un réaliste. Un visionnaire de la nullardise. Tu te rappelles Cap d’Agde, les échangistes ?
Moi l’autre : Si je me rappelle !
Moi l’un : Eh bien, c’est pareil. Houellebecq force un peu le trait, mais pas plus que Reiser en somme.
Moi l’autre : Tu ne vas pas me dire que Reiser est belge ?
Moi l’un : Reiser est belge au possible, et je ne me moque absolument pas des Belges, qui ont tout de même à leur actif C’est arrivé près de chez vous et Les convoyeurs attendent. Du cinéma, c’est vrai, bien plus élaboré que La possibilité d’une île. Mais du pur belge noir et blanc. Houellebecq y ajoute la couleur et l’horreur d’une espèce de Club Méd à Wellness pseudo-mystique…
Moi l’autre : Bon, admettons le style Deschiens. Je n’y avais pas pensé, mais tu avoueras que le film reste mal fichu, décousu, nonsensique et finalement pourquoi ? Qu’est-ce que ça raconte, en somme ?
Moi l’un : Ca ne raconte rien du tout. C’est comme un rêve : ça évoque, et je veux bien que tu entres ou pas. Mais ça n’est pas rien. Moi, j’ai été touché. Il y a là-dedans quelque chose de mélancolique et qui va, pourtant, vers une découverte, qui passe par l’image et la construction d’un espace, utérin d’abord, disons onirico-utérin, et ensuite cosmique.
Moi l’autre : Et quel rapport avec le livre ?
Moi l’un : Guère à mes yeux, à part ce sentiment très physique et métaphysique des limites de la vie, de l’extension et de la rétraction du temps, du comique insondablement dérisoire des menés festives de la crapule humaine (à Ibiza, c’est quand même d’une belgitude radieuse, entre Jeux sans frontières et Gala de Miss Suisse à la télé alémanique - c’est vraiment le bas bout du grotesque), et puis ça bifurque vers la nature et tout autre chose.
Moi l’autre : Vers quoi donc ?
Moi l’un : Vers la nature. Vers l’être-là de la nature. Vers l’être.
Moi l’autre : Mais pourquoi pas de femmes ? Pourquoi ces zombies ? Pourquoi ce seul Belge taré et ces clones effarés ? Tu trouves ça passionnant ?
Moi l’un : Pas du tout. Le film ne m’a pas du tout passionné. Mais il m’a touché. Une fois encore, c’est un film qui touche à l’être.
Moi l’autre : Tu ne te prends pas la tête ?
Moi l’un : Nullement compère, je le dis comme je le sens : c’est un film qui investit la clairière de l’être comme disait l’autre, et qui te le fait ressentir. Plus on avance, moins on a envie qu’il se passe quelque chose. Et pourtant il se passe quelque chose : on est au monde. Et s’il n’y a pas de femme, il y a le chien. Et l’on traverse les ruines, dans ce paysage admirable, comme on traverserait les millénaires et les galaxies, et le chien te regarde avant de s’arrêter pour pisser. C’est grandiose…
Moi l’autre : Enfin, tu ne vas pas comparer ce fox à notre amie la femme ?
Moi l’un : Dieu m’en garde : ce serait comparer Virgile, dans La Comédie de Dante, à Béatrice. Chacun son job…
Moi l’autre : Non mais tu dérailles : Dante ! Tu ne vas pas comparer Houellebecq à Dante !
Moi l’un : Eh, je serais curieux de voir l’adaptation de l’Enfer par l’amer Michel. Filmée avec une caméra de téléphone portable, cela pourrait donner quelque chose…
Moi l’autre : Tu me fais marcher…
Moi l’un : Je m’en voudrais. Mais allez, j’aimerais que tu retrouves l’humour qui me fait te supporter et te laisses aller à reconnaître, simplement, en quoi ce film apparemment mal foutu est parfaitement adapté, non pas au livre mais au génie très particulier de Michel Houellebecq.
Moi l’autre : Génie, tu y vas de plus en plus fort !
Moi l’un : Tu aimes Fellini ?
Moi l’autre : Tu le sais bien : je suis fou de Fellini.
Moi l’un : Et comment dit-on d’une scène qui est du pur Fellini.
Moi l’autre : On la dit fellinienne.
Moi l’un : Et voilà, c’est ça le génie, ma poule : Shakespearien, simenonien, tchékhovien, kafkaïen, houellebecquien. Non. Je ne compare pas Houellebecq à Shakespeare ou à Kafka, mais ce type a quelque chose d’unique, et c’est cela même qui fait de La possibilité d’une île un bric-à-brac de film absolument houellebecquien.