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La Maison Cinéma

  • La chair innocente

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    Le murmure des dieux, film-choc de Tatsushi Omori

    On voit d’abord des buffles cheminant lentement dans la neige, puis le regard se perd dans le poudroiement céleste des flocons évoquant autant de minuscules pétales, sur quoi l’écran se remplit de deux personnages assis côte à côte, un prêtre en soutane et lisant son bréviaire à haute voix tandis qu’un jeune homme à l’air grave le masturbe avec application.

    Cinéma,littérature
    Ainsi commence The whispering of Gods, premier long métrage du réalisateur japonais Tatsushi Omori présenté à Locarno en 2006 avec les précautions d’usage : « Le film comporte des images qui peuvent heurter la sensibilité de certains spectateurs », etc.
    Si « rien » n’y est réellement exhibé, cet aperçu des pratiques sexuelles sévissant dans un monastère catholique de campagne, dont le recteur abuse régulièrement des novices pour finir par se faire sucer par un chien, peut en effet choquer par la brutale crudité de situations extrêmes, mais son propos est loin d’être gratuit, qui « travaille » la perversité liée à l’obsession sexuelle entretenue par l’interdit, entre pédérastie et viol de vierges.
    Tiré d’une nouvelle de Mangetsu Hanamura, le film développe la figure centrale de Rou (magistralement interprété par Hirofumi Arai), jeune homme qui revient au monastère après avoir commis un double meurtre gratuit, qu’il confesse au supérieur du couvent en espérant que celui-ci, saint homme qui l’a toujours considéré comme un enfant « élu » sans savoir ce qu’il subissait en ces murs, reconnaisse l’énormité de son péché. Confronté au déni du pardon, l’adolescent va pousser, à travers le viol d’une religieuse du couvent, et jusqu’aux confins de ce que les théologiens tiennent pour le péché mortel par excellence, à savoir le péché contre l’esprit, son exploration du mal au terme de laquelle il ne trouve à vrai dire que l’amour, au cours d’une scène de fellation absolument « innocente», à l’opposé de toutes celles qui lui ont été imposées de force, se déroulant au milieu d’une batterie de poules affolées.

    Cinéma,littérature
    D’une intensité poétique lancinante, jouant sur le contraste entre la saleté morale et la pureté des corps, ce film est à la fois dérangeant et passionnant par sa façon d’illustrer, par delà toute perversion, l’amour réellement incarné, luisant comme le « brin de paille » de Verlaine au milieu de l’ordure.

    Cinéma,littérature

  • Les miroirs d'Effi Briest

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    Du vieillissement (ou non) des "modernes". A propos d'Orson Welles et de R.W. Fassbinder 
    A quoi cela tient-il que certaines œuvres de jadis ou naguère nous semblent comme faites ce matin, et que d’autres plus récentes, qui se voulaient plus novatrices, se ressentent tant de leur époque qu’elles paraissent plus vieilles que les autres ? C’est la question qu’une fois de plus je me posais en regardant ces jours La splendeur des Amberson d’Orson Welles, qui date de 1942, et ensuite Effi Briest de Rainer Werner Fassbinder, tourné en 1974.
    Dans l’œuvre prolifique et passionnante, non moins qu’inégale de Fassbinder, qu’un nouveau coffret réunissant 18 de ses meilleurs films permet de (re)découvrir chez soi, Effi Briest est un bijou qui n’est pas loin de l’esthétique splendide de Welles, avec un effet de distanciation (le fameux V-Effekt de Maître Brecht) qui en signale la « modernité ».

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    Relisant le roman éponyme de Theodor Fontane (autre merveille à (re) découvrir), Fassbinder use (et abuse) de jeux de miroirs et d’artifices de toute sorte pour donner à cette histoire de femme-enfant toute pure en apparence (Hanna Schygulla, d’une beauté luminescente à consistance de Sèvres) prise au piège d’un mariage hyper-bourgeois et d’un milieu hyper-conventionnel, sa touche de classicisme formel, quelque part entre Monet et le Visconti de Senso, mais en plus figé et cérébral, comme dédouané ou dédoublé par l’esprit critique.
    Rien de cela dans La splendeur des Amberson, qui « assume » absolument son faste formel et n’en a pas pris une ride pour autant. Paradoxalement en revanche, et malgré sa beauté et sa poésie aiguë, Effi Briest se ressent de son maniérisme et d’un soupçon de pédantisme qui procèdent finalement de cette tare d’une certaine esthétique « moderniste », fondée sur la conviction que l’artiste doit rappeler qu’il n’est pas dupe. On l’a vu mille fois dans les mises en scène théâtrales de la même époque, où il fallait absolument se montrer plus intelligent que l’auteur, mais on en revient aujourd’hui. Tant mieux n’est-ce pas ? D’aucuns en tirent prétexte pour taxer de réactionnaire ce retour à l’intelligence d’understatement, qui se fond dans la forme, alors que cette réaction salutaire passe les modes et les doctrines…

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  • La musique de Vivre

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    cinémaA propos d'Ikiru, chef-d'oeuvre d'Akira Kurosawa

    Vivre (Ikiru) constitue en somme le pendant cinématographique de La mort d’Ivan Illitch de Léon Tolstoï. C’est l’éternelle histoire du soudain éveil de la conscience : tu te figurais être immortel et, tout coup, tu te trouves face à ce mur, devant ce toubib froid qui t’annonce que tu n’as plus que six mois ou six semaines à vivre. Et comment les vivre nom de Dieu ?
    Ikiru2.jpgTelle est la question physique et méta qui se pose au haut fonctionnaire Kenji Watanabe (Takashi Shimura), surnommé « la momie » par ses collègues, lorsque le médecin lui apprend que son cancer de l’estomac ne lui laisse plus guère que quelques mois à vivre.
    Vivre : trente ans durant, cela s’est réduit pour lui à la plus sinistre routine, après la mort de sa femme aimée et la désillusion relative à l’évolution de son fils unique, monstre d’égoïsme et de froideur. Vivre alors maintenant : c’est d’abord la fuite au cabaret puis au bordel, dont il revient pantelant et insatsifait. Puis c’est le regard d’une jeune employée de son service, qui lui apprend le surnom qu’on lui donnait et l’aide à se ressaisir. Enfin c’est cet ultime besoin d’une justification, qui va lui faire faire ce qu’il a défait jusque-là en sa qualité de Chef des travaux publics, et par exemple en opposant un refus à toutes les requêtes de bonnes femmes en mal de jardins d’enfants et de parcs publics, dans ce Japon de l’immédiat après-guerre (le film date de 1948-52).

    Ikiru3.jpgAprès un retournement saisissant de la narration, le protagoniste mourant au beau milieu du film, c’est à sa veillée funèbre, passée à grand renfort de saké, qu’on apprend comment le défunt a bonnement ressuscité avant sa mort. Le récit de sa Bonne Action (la B.A. du scout érigée ici au pinacle de l’éthique existentielle, yes Madam) va se faire au fil de la soirée, par une série de témoignages illustrant toute la gamme des sentiments et des caractères humains. Cela commence par le déni des hommes de pouvoir en frac, qui s’attribuent le mérite de l’action de Watanabe, bientôt démentis (l’alcool déliant les langues) par ceux qui ont vraiment connu « la momie » et l’ont vu se transformer sur la fin. Que ferais-tu, mon frère, si demain tu apprenais que tu n’as plus que cent jours à vivre ? Et tous tant que nous sommes, que ferions-nous ?

    cinéma
    On a parlé de film existentialiste à propos de Vivre, et c’est vrai que Kurosawa oppose, au nihilisme, le choix personnel délibéré et la valeur d’un acte. Mais le film n’a rien d’une thèse sartrienne : la destinée de Watanabe, dont l’ombre irradiante se découpe sur le fond d’un crépuscule dont il dit voir la beauté pour la première fois de sa vie, se confond à toute destinée humaine, et l’on rit, l’on pleure dans ce film tandis que retentit une inoubliable mélopée sous la neige…

    cinéma

     

  • Comme une douce folie

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    Sur Une femme sous influence de John Cassavetes

    Qui est fou et qu’est-ce que la folie ? Comment vivre une vie « normée » par les codes familiaux et sociaux sans devenir dingue ? Y a-t-il un équilibre possible entre ce qu’on peut dire une vie poétique, intense et belle, où il y ait place pour la beauté et la bonté, la créativité et les échappées de l’amour, et une existence quotidienne dite ordinaire ?
    Telles sont les questions, entre autres, que pose ce film toujours aussi extraordinairement vif, tendre, socialement percutant, psychologiquement pertinent et artistiquement accompli dans son mélange de simplicité et de beauté brute, que représente Une femme sous influence de John Cassavetes, réalisé en 1974, qui valut un Golden Globe de la meilleure actrice à Gena Rowlands et nous rappelle quel grand comédien est aussi Peter Falk dont on sourit en passant des quelques tics familiers à un certain inspecteur Columbo...
    Ce qu’il y a peut-être de plus fou dans Une femme sous influence, c’est sa sagesse et son humanité profonde. À peu près à la même époque, une autre forme d’hystérie déchirait le couple de Taylor et Burton dans un film tiré d’une pièce d’Edward Albee, Qui a peur de Virginia Woolf ? Or, cet épisode de la guerre des sexes ne laisse en mémoire qu’une brûlure acide, d’une douleur noire, tandis que le film de Cassavetes, sans édulcoration pour autant ni happy end, inscrit chaque implosion – qu’on dirait aujourd’hui pétage de plomb – dans un contexte nuancé par la présence de la famille, des potes ouvriers de Nick, des enfants surtout, sous le signe de l'amour.
    Ce film est d'abord un merveilleux portrait de femme sensible, à la fois bonne fille pas snob et bonne mère, à laquelle Gena Rowlands donne toutes les nuances de la malice et de la naïveté feinte ou réelle, du besoin de fantaisie et de tendresse, autant que des capacités de s’occuper de la maison et des mômes de façon conséquente. Dès le début on la sent au bord d’un gouffre, autant que son jules accablé de travail sur ses chantiers, en contremaître souvent retenu la nuit. Ils se sont d’ailleurs trouvés, et mutuellement élus, sur un fond de douce folie, plus radical chez elle il est vrai – probablement lié à une réelle faiblesse nerveuse. Or, la mère de Nick, qui n’a jamais encaissé le rapt de son fils par cette femme « bizarre », fera la décision pour son enfermement en institution psychiatrique, avec l’aide du médecin de famille – pouvoirs conjoints, auquel s’allie celui du Pater familias accumulant les gestes « tout faux » malgré sa nature naturelle et pour mieux se conformer à l’image qu’il se fait du chef.
    Cassavetes1.jpgCe qui est également réjouissant, à relever après les « innovations » de Dogma, c’est que le film de Cassavetes soit si pur de toute idéologie et de tout dogmatisme. Dans les compléments, un passionnant entretien avec Michel Ciment confirme d’ailleurs ses priorités en matière d’observation et de jugement, et la philosophie qui la sous-tend. Il y a du Raymond Carver là-derrière, donc du Tchékhov. Ces auteurs-là ne démontrent pas tant qu’ils montrent. Voici le gâchis de nos vies pourries par des normes trop rigides, trop soumises au Système et à ses règles pseudo-morales ou pseudo-religieuses. À la fin d’Une femme sous influence, Mabel étant revenue de l’asile et des électrochocs, la mère de Nick comprend et semble admettre qu’elle est aussi dingue qu’avant et plus aimante encore et que rien n'y fera. De son côté, le pauvre père se voit rejeté par ses enfants jusqu’à comprendre qu’il ne les retrouvera pas sans passer par l’amour de Mabel - et de proposer alors tranquillement de « ranger ce bordel ». C’est cela même : ce film nous aide à « ranger le bordel ». Cinématographiquement cela se fait par des images simples, intimes et chaleureuse (même un chantier peut sembler intime et chaleureux), des plans alternant plages de tendresse et fureur criseuse en cadrages hyper-rapprochés, des hors- champs pour montrer ce qui se montre sans image, bref un film de purs sentiments-sensations qui fait autant mal au corps et à l’âme qu’il fait du bien au cœur…

    Cassavetes5.jpgJohn Cassavetes. Une femme sous influence, 1974. Le film est intégré dans un coffret contenant 5 DVD, avec Shadows, Faces, Meurtre d’un bokkmaker chinois et Opening night, et autant de suppléments très appréciables. Ocean, 2009.

  • Mémorialiste de l’émouvance

    cinéma,littérature


    Rencontre avec Richard Dindoen 2006. À ne pas manquer: la projection de son dernier film, peut-être son chef-d'oeuvre, Le Voyage de Bashô, au cinéma Capitole de Lausanne, le 2 avril à 20h.30.

    L’œuvre de Richard Dindo, riche de plus de vingt films, est à la fois très actuelle et « travaillée » par une (re)lecture extrêmement sensible de vies du proche passé, le plus souvent rebelles, du « traître à la patrie Ernst S. » à Che Guevara, ou des combattants suisses dans la guerre d’Espagne aux étudiants contestataires massacrés au Mexique. Si Dindo a participé à la mouvance du cinéma engagé dans l’esprit de mai 68, ses films ne se sont jamais bornés pour autant à cette dimension politique.

    cinéma,littérature

    L’émotion liée aux destins humainement ou artistiquement exemplaires (Paul Grüninger le sauveteur de Juifs ou Charlotte la merveilleuse imagière déportée, et Max Frisch, Rimbaud ou Kafka, Genet ou le Matisse d'Aragon), la défense de valeurs fondamentales et l’affirmation d’un langage personnel spécifiquement cinématographique, où le sens et la beauté fusionnent, marquent également le travail de ce maître du documentaire qu'il dit lui-même « épique ».

    cinéma,littérature

    - Quel a été votre premier rêve de cinéma ?
    - Je peux dire que je suis un enfant de la littérature et du cinéma. Autodidacte, je me suis fait grâce aux livres, aux films...et aux femmes. J’ai commencé de lire vraiment vers douze ans, pratiquement seul au monde. Ma mère avait quitté la famille, mon père ouvrier n’était jamais présent. Je ne pense pas avoir échangé plus de trente ou quarante phrases avec lui de toute ma vie. Mon cinéma est d’ailleurs marqué par l’absence paternelle. J’étais donc seul, avec un frère, dans une maison vide, et je me suis fait tout seul. C’est ma faiblesse et ma fierté. J’ai donc lu La Guerre et la Paix de Tolstoï à douze ans. A seize ans, j’ai découvert Proust dans une librairie d’occasion. Je vivais dans une maison de jeunes où nous touchions 15 francs d’argent de poche par mois. Je suis tombé sur un texte qui s’intitulait Combray, qui m’a tout de suite fasciné par l’écriture, et je suis assez fier, moi qui n’était qu’un fils d’ouvrier, d’avoir compris cette écriture dont la musique n’a cessé de me hanter depuis lors. Entre Tolstoï et Proust, j’ai été marqué par la lecture d’Hemingway, de Brecht et surtout de Frisch qui figurait le mieux mon rapport à la Suisse. Dès ma vingtième année, lorsque j’ai commencé à rêver de cinéma, j’ai désiré rencontrer Frisch et faire un film avec lui et raconter ce qu’il y a d’autobiographique dans ses romans. Max Frisch était ma figure paternelle. C’est l’homme qui m’a réconcilié avec la Suisse. Le premier Journal m’a tout de suite passionné. Grâce à Frisch je me sentais un peu chez moi à Zurich. Sinon je m’y sentais en exil. Frisch était la personne que j’avais le plus envie de rencontrer dans mon adolescence, comme le père inconnu. Avec Kafka, c’est le seul écrivain de langue allemande avec lequel je me sens absolument familier, dans un rapport filial et fraternel: filial avec Frisch, fraternel avec Kafka. Je crois les comprendre à travers le langage. Sinon je vis dans la littérature française. En langue anglaise, un tel rapport ne s’établit qu’avec Henry Miller. Lorsque je suis allé à Paris, à vingt ans, j’avais deux raisons principales: devenir un enfant de la Cinémathèque et lire Proust en français. J’ai appris le français en lisant Proust. Je n’ai jamais fait d’études.

    cinéma,littérature
    - Fréquentiez-vous le milieu intellectuel ou artistique zurichois ?
    - Absolument pas. J’ai toujours été un sauvage. Lorsque j’ai commencé à faire du cinéma, j’ai rencontré Fredi M. Murer, qui m’a beaucoup aidé au départ. Je n’ai jamais fréquenté aucun milieu. J’ai passé ma vie à faire des films et à courir après les femmes. Mais je vis en dehors de la société. Je lis trop. Par ailleurs, je n'ai aucune ambition sociale.

    - Quels ont été vos premiers chocs, question cinéma ?
    - Je dirai : Huit et demi de Fellini et Vivre sa vie de Godard, vers l’âge de dix-huit ans. Ces deux fois, en sortant de la salle dans la rue, le monde me semblait avoir changé - la couleur du monde me semblait avoir changé. A partir de là j’ai commencé de rêver de cinéma, de penser cinéma.
    - Votre premier rêve a-t-il immédiatement été le documentaire ?
    - Oui. Je suis un enfant de la fiction. Mais un fabricant de documentaires. Je ne sais pas inventer une histoire. L’imaginaire ne m’intéresse pas. En plus, je n’avais pas le bac. Aucune formation .Aucune école de cinéma ne m'aurait accepté. Mais  j’avais vu Pierrot le fou en allemand. J’ai compris la nouveauté, la radicalité de ce film. Et j’ai décidé de venir à Paris, à cause de Godard. J’ai appris que les cinéastes de la Nouvelle Vague allaient à la Cinémathèque. Donc j’ai décidé d’y aller à mon tour. Sur quoi j’ai rencontré une femme qui m’a nourri et logé. Je n’ai jamais travaillé. Pendant des années, je n’ai fait qu’aller au cinéma et lire. Mon film sur Kafka sort ainsi du cinéma classique : de John Ford et de Hitchcock. Je suis un homme de la deuxième nature. Nietzsche disait qu’il y avait une première nature, fixée par le hasard de la naissance et de l’éducation, après quoi se construisait la deuxième nature, par choix personnel, souvent dans une autre culture. J’ai choisi la culture française et de devenir un autre, d’une certaine manière. A ce propos, mon Rimbaud est maudit en France, parce qu’il va contre le cliché. Sauf à l’anniversaire de Rimbaud, à Charleville, où il a fini par être accepté, mon Rimbaud n’a pas eu une projection publique depuis 1991.  Le Kafka aura probablement le même sort en Allemagne. C'est que je détruis l'image convenue de Rimbaud et de Kafka.

    medium_Dindo1.2.jpg- Et la fiction là-dedans ?

    - J’ai raté un film sur la guerre d’Espagne, parce que je n’ai pas suivi ma première idée. Dès qu’on commence à hésiter, on perd sa conviction. En 1982, je suis allé en Espagne avec le fils d’un combattant d’Espagne, Je voulais faire ce film en super-8 et puis j’ai pris un acteur et j’ai détruit ce film avec un acteur. Là j’ai compris que je suis né pour le documentaire. Mais un documentaire débordant, un documentaire qui cherche sa propre fiction. Je crois que le documentaire est limité, qu’on déborde forcément par la fiction.

    medium_Kafka.jpg- Quel est l’origine du film sur Kafka ?
    - Durant toute mon adolescence, j’ai eu envie de marcher sur les pas de l’écolier Kafka. Il raconte ce chemin dans une lettre à Milena, et j’aurais toujours voulu le refaire. Cela m’a pris presque quarante ans. Je connais ce chemin par cœur. Lorsque j’ai envie de connaître vraiment quelqu’un, je fais un film sur lui. Pour moi, faire du cinéma consiste à rencontrer des gens et des paysages, puis de mémoriser ces rencontres et ne plus jamais les oublier. Je suis attaché au lieu de mémoire. Le lieu de mémoire est forcément émouvant. C’est pour ça que je dis mon cinéma cinéma de l’émouvance. C’est peut-être bête, mais je suis ému de savoir que Kafka a vécu dans cette maison. Pour moi, la mémoire est fondamentalement émouvante. Je travaille sur cette émotion. J’ai attendu longtemps de faire ce film car j’essaie d’enrichir mon territoire de cinéaste avec chaque film. Chaque fois je vais plus loin. J’ai toujours une vingtaine de projets en tête. Je rêve parfois mes films des décennies à l’avance. Moi qui suis très impatient, j’attends le bon moment pour faire un film juste par rapport à mes moyens. Chaque film est un élément de l’œuvre. Chaque film a sa place dans l’oeuvre. D'ailleurs je commence à ressentir un contentement à l’idée que j’ai créée une œuvre qui tient debout.

    cinéma,littérature

    - Comment construisez-vous un film comme le Kafka ?
    - C’est totalement intuitif, mais j’ai en moi une logique de montage, que j’ai acquis en 35 ans d’expérience. J’ai toujours monté mes films moi-même. L’idée principale du Kafka, c’est les acteurs. L’idée-clef est ici l’acteur. Je travaille sur la parole des morts. Je réveille les morts et les fait mourir. Le jeu des surimpressions mime cette arrivée et cette disparition permanente des protagonistes et correspond à une réflexion sur la résurrection par la parole. « Par où commence le monde, par la parole ou par l’image ? », se demande le poète Edmond Jabès. Les gens du cinéma essaient toujours de nous faire croire que le cinéma se réduit à des images qui bougent, et donc que le monde a commencé par l’image. Moi je crois qu’il a commencé par la parole. Avec Kafka, comme avec Rimbaud, j’ai choisi un certain nombre de phrases qui sont des phrases que je rêve moi-même à travers Rimbaud ou Kafka, qui les définissent. Je travaille comme un analyste écoute son patient. Je pense que l’apprentissage de l’autre commence par la parole. Vous ne sauriez jamais rien de quelqu’un en ne faisant que le regarder. L’image ne dit rien de vous. Mon cinéma est un travail de lecture. Chaque phrase est objet de lecture. L’image devient parlante par tout ce qu’on en sait à travers la parole : ainsi du visage de Kafka. Bien entendu, il y a déjà des images dans le texte, et des paroles dans l’image.  Dans un documentaire sur un mort, il n’a que la parole, les paysages et les documents. Comme les témoins oculaires étaient morts, je les ai remplacés par les acteurs. Enfin, je donne des choses belles à entendre et à voir dans le film.
    - Qu’est-ce pour vous que la beauté ?
    - C’est une longue histoire. Moi, fils d’ouvrier, j’ai compris ce qu’était la culture à Bagdad, il y a très longtemps. Je me suis retrouvé, à vingt ans, au musée national de l’Irak, tout seul. Là j’ai compris ce qu’était la culture en regardant les magnifique figurines d’albâtre de l’époque sumérienne. J’ai compris que la culture signifie fabriquer de beau objets qui sont en même temps des objets de mémoire. C’est ça pour moi la culture : la beauté et la mémoire. Ce que nous pouvons savoir de Sumer tient à cela, Je crois beaucoup aux objets qui ne périssent pas.
    - Quels sont vos rapports avec l’écriture ?
    - J’écris un journal, à la manière de Léautaud, représentant des milliers de pages et que seules mes filles liront un jour. J’écris beaucoup, en outre, autour de mon travail.
    - Qu’est-ce qui lie l’ensemble de vos films si divers ?
    - Contrairement à ce qu’on croit, je travaille toujours dans l’émotion, et c’est pourquoi je revendique la filiation d’un John Ford. Par ailleurs, je suis un homme à projets. Je rêve mes films à l’avance. Le moteur de mon existence, à travers toutes les tribulations, c’est le projet : le rêve d’un prochain film. Comme je n’ai aucune ambition sociale, c’est le projet qui me donne de l’énergie.

    cinéma,littérature
    - Quel est alors votre projet actuel ?
    - J’aimerais faire un film grand public, sur des Américains qui pensent qu’il faut coloniser Mars. Ce serait à la fois un constate de situation sur tout ce qui nous attend sur terre, en termes de catastrophes, et l'aperçu de ce rêve fou de recréer une Amérique sur une autre planète Ce ne sera pas une fiction mais un documentaire en partant de portraits de gens que je vais rencontrer aux Etats-Unis. (Zurich, le 12 janvier 2007)

    (Cet entretien, à l'état d'émincé, a paru dans l'édition de 24 Heures du 17 janvier 2006. En 2016, Richard Dindo préparait un film sur le poète japonais Bashô.)


    Richard Dindo en 10 dates

    1944 Naissance à Zurich. Origine italienne. 1964 Débarque à Paris. « Etudie » le cinéma à la Cinémathèque.1970 Premier film : La répétition.1977 L’exécution du traître à la patrie Ernst S, avec Niklaus Meienberg. 1981 Max Frisch Journal (I-III), avec l’écrivain.1986 El Suizo, un Suisse en Espagne. Seule fiction, « raté » selon Dindo…1991 Arthur Rimbaud, une biographie. Film « maudit » en France.1997 L’Affaire Grüninger. Portrait d’un résistant.1999 Genet à Chatila.2003 Ni olvido ni perdon. Dernier film « politique ». Liste à compléter...

  • De brûlants icebergs


    Icebergs10.JPGIcebergs, premier court métrage de fiction de Germinal Roaux, 2007.

    L’art d’un jeune cinéaste ne s’évalue pas souvent en deux plans trois séquences, et c’est pourtant l’évidence d’un grand talent personnel qui saisit à la vision d’Icebergs, premier court métrage de fiction de Germinal Roaux, qui obtint l’an dernier le prix Action Light du meilleur espoir suisse au Festival de Locarno et le prix de la Relève pour le meilleur court métrage 2007 aux journées de Soleure, entre autres distinctions revenues à ce réalisateur romand de 33 ans.
    Icebergs9.JPGIcebergs1.JPGDans le labyrinthe urbain dont le premier espace est une barre de banlieue comme enserrée elle-même dans une enceinte de béton, où les voix résonnent clair et dur, Rosa, qui s’éveille dans l’intimité d’un gros plan très doux avant d’enfiler son survêt de fille à la coule, illico coiffée de son écouteur à rap, puis de rejoindre son amie Céline au rouge à lèvre excessif (elle le lui dit et l’autre rectifie recta, bonne fille), s’aperçoit dans le métro qu’on lui a fauché son phone, dont elle repère bientôt le probable voleur en la personne d’un jeune beur visiblement stressé aux yeux de gazelle qu’elle traque dès l’arrêt, avec sa camarade, jusque dans les chiottes messieurs de la gare voisine où elle obtient bel et bien ce qu’elle voulait. La petite furie, d’un regard, a pourtant « kiffé » son bandit, la chose n’a pas échappé à Céline, gredin qu’elle retrouvera en fin de course dans la rame du métro de retour, alors qu’il vient de piquer le portable d’une passagère...
    Icebergs4.JPGL’argument est mince et très significatif à la fois, genre fine nouvelle d’Annie Saumont ou du Vincent Ravalec des débuts, mais le film le traite avec une rapidité et une délicatesse de touche sans faille. Icebergs8.JPGChaque plan dit quelque chose, les jeunes acteurs (Marie Bucheler parfaite en Rosa, Xila de Blasi et Leandro Silva, non moins convaincants dans les rôles de Céline et Kader) sont remarquablement dirigés, l’image est belle sans donner jamais dans l’esthétisme ou la grisaille misérabiliste, le jeu des plans suit un mouvement fluide et « construit » l’espace avec une sorte de grâce naturelle et rigoureuse, le détail des observations sur le milieu est d’une constante justesse et la dialogue aussi, elliptique et codé, rend compte de cet univers aux parents invisibles ou réduits à des voix (un seul voisin fait figure de râleur patenté), sans que rien de plus ne soit dit. En 14 minutes intenses, Germinal Roaux fait bien plus qu’un exercice de style : il signe un vrai film d’une imposante maîtrise. Pour le climat affectif et la "couleur" du noir et blanc, Icebergs rappelle un peu Les coeurs verts d’Edouard Luntz (1965), sans qu’il s’agisse ici de « cinéma vérité ». Roaux.jpgSi vérité il y a bel et bien, elle passe par le geste et l'extrême sensibilité du filmeur et des jeunes acteurs, plus que par le « document ». C’est pourtant par le documentaire que Germinal Roaux s’était fait connaître, en 2004, avec la mémorable évocation de la vie d’un jeune trisomique, intitulée Des tas de choses. Un pas de plus est fait avec Icebergs. On attend la suite avec une ardente (et confiante) impatience…
    CAB Productions, 14min. On peut voir le film sur le site de Germinal Roaux: http://www.germinalroaux.com/

  • Mon pote le trisomique

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    Le premier film de Germinal Roaux, Des tas de choses, 2004.

    On voit d'abord des mains potelées en gros plan, puis c'est un petit bonhomme sur un album de photos qui évoquent l'enfance de Thomas, constatant aujourd'hui les signes « mongoloïdes » distinctifs qui ont marqué sa différence sur ces premiers portraits. Avec une lucidité lancinante, parfois « trouée » par des flous, des dérapages ou de soudaines impossibilités de s'exprimer (un long effort de concentration, face à la caméra, aboutissant à un « ah, putain !» découragé), Thomas raconte et commente sa vie de handicapé, avec le souci d'emblée déclaré de témoigner pour les autres et d'offrir d'eux une « meilleure image ».

    Thomas Bouchardy est fier de se présenter en tant que premier trisomique suisse engagé comme serveur dans une auberge, pratique la musique depuis des années (il aime le rock et rêve de faire de la politique pour améliorer la Fanfare de Carouge ...), et collectionne fièrement les médailles de natation. A l'Auberge de Satigny, de vieux habitués, qui ne savent pas trop en quoi consiste son handicap, disent l'apprécier beaucoup. Et lui-même va répéter son plus cher désir, d'être papa et d'avoir des enfants ... comme tout le monde.

    Cependant Thomas n'est pas tout à fait comme tout le monde. Son handicap est là, et c'est avec son handicap que Germinal, son pote, 28 ans comme lui, a choisi de le filmer. Ainsi verra-t-on Thomas porter un plateau de verres sans vaciller ou manier les baguettes d'une batterie, mais aussi baver, bégayer, roter et faire le zouave, comme un grand môme. On le verra sourire aux anges, mais parfois une ombre de désarroi troubler son image. On verra notre semblable et notre frère, mais aussi cet être marqué par la différence liée à son chromosome « de trop ». Thomas aussi s'est vu: Des tas de choses lui fut soumis en primeur par Germinal, prêt à gommer tout ce qui le choquerait. Et Thomas s'est reconnu. Comme ses parents l'ont reconnu, un peu effrayés tout de même par l'extrême franchise du portrait. C'est que Thomas s'est livré à Germinal plus qu'à ses propres parents, avec lesquels il a toutes les pudeurs.

    Rien d'impudique, au demeurant, dans le premier « court » de Germinal Roaux, né à Lausanne en 1975, sorti de l'Ecole Steiner pour une grande virée en Afrique et de celle-ci passé à la photo, notamment à L'illustré où il signe des portraits de la série « Vécu ». « J'ai toujours été attiré par la différence, explique-t-il plus précisément, et curieux de découvrir ce qu'elle pouvait nous apprendre. Lorsque j'étais enfant, j'avais un peu peur des handicapés. Pourtant, je sentais qu'il y avait chez eux une sensibilité particulière et tout un univers ignoré. »
    A Thomas Bouchardy, Germinal Roaux a d'abord consacré un reportage photographique avant de lui proposer cette aventure commune. « Le problème était évidemment de savoir comment le présenter. Finalement, je me suis rendu compte qu'il fallait tout focaliser sur lui, en écartant parents et éducateurs. Comme les questions trop précises le bloquaient, je me suis efforcé de le laisser me guider. A partir d'une vingtaine d'heures de prises, j'ai ensuite opéré un premier montage, beaucoup trop linéaire, que Fernand Melgar m'a conseillé ensuite de retravailler comme un puzzle. »

    A relever alors, et qui annonce un véritable auteur: la « musique » coulée d'un style et la vivacité d'un rythme, ou le noir / blanc sert parfaitement l'approche du jeune cinéaste. Le portrait-témoignage de Thomas devient alors poème, illustrant l'aspiration de Germinal Roaux à opposer, au déferlement chaotique du tout-à-l'égout de l'image, une vision personnelle habitée par l'émotion, l'exigence du sens et la beauté.

    Germinal Roaux, Des tas de choses. Court-métrage (28 min.)

  • Kids latinos

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    Wassup rockers de Larry Clark. Quand Houellebecq se trompait de cible...


    La suite de constats que Larry Clark a établis, de Kids à Billy et de Ken Park à Wassup rockers, sur les youngsters américains et leurs tribulations dans les zones plus ou moins sinistrées de la société contemporaine, se constitue en fresque acide, à la fois affectueuse et polémique, amère et lyrique. D’aucuns, à commencer par Michel Houellebecq dans La possibilité d’une île, ont taxé le réalisateur rebelle de complaisance dans sa façon de filmer les ados, comme si l’attention qu’il portait à tous les aspects de leur vie en faisait un pervers, ou comme s’il était a priori du parti des «jeunes» contre les «vieux». Or s’il est vrai que Larry Clark n’est pas neutre, et non moins évident qu’il aime les gamins qu’il observe, il me semble que c’est un bien mauvais procès qu’on lui intente. A ceux qui lui reprochent d’accuser le trait, notamment dans Ken Park, on peut répondre que la société qu’il observe n’accuse pas moins le trait, si l’on peut dire, et qui connaît un peu les States (où nous vivons d’ailleurs de plus en plus nous-mêmes) ne peut que retrouver, dans ses films, le mélange de cauchemar climatisé et de griserie suave, de facilité toute lisse et de violence brute, d’ennui hagard et de conformisme lancinant qui font que beaucoup pètent les plombs, comme on dit.
    Les kids latinos de Wassup rockers sont tous de braves garçons, qui n’aiment rien tant que se griser de vitesse sur leurs rollerskates lancés le long des rampes bien larges ou bien pentues des collines de Beverley Hills. Ce n’est pas à vai dire leur quartier, même qu’ils en ont été chassés à plusieurs reprises, ces ratons échappés du ghetto de South Central où l’un des leurs vient de se faire flinguer en plein jour on ne sait pourquoi, probablement pour une affaire de drogue, ils se signent en bons cathos quand ils se recueillent en passant sur sa tombe, ils fréquentent le collège où les relations avec les blacks sont aussi «limites» qu’avec les blancs nantis, enfin ils se défoulent en jouant un rock fait de vociférations de chiens fous.

    L’entrée en matière est un peu flottante, comme leurs cheveux et leurs jeans, mais la tension monte après que les compères, allumés par un flic suintant de mépris (comme tout le monde semble l’être dans les beaux quartiers à l’endroit des Latinos, sauf celles et ceux qui ont envie de s’en «faire» un) se mettent à fuir dans le dédale inextricable des propriétés friquées, tombant d’une party surfine à une autre et se mêlant plus ou moins aux noceurs avant de poursuivre leur folle cavalcade. Celle-ci ne va pas sans dommages collatéraux, une grande folle tordue et une beauté cuitée resteront sur le carreau avant qu’un des kids ne se fasse tirer comme un lapin par un vieux crocodile à la Charlton Heston, mais ces morts ne pèsent pas beaucoup plus lourd que les victimes quotidiennes des gangs, à South Central, où la vie dangereuse continuera demain pour les rescapés.
    Dans la foulée, comme un symbole physique d’une situation générale à laquelle se confrontent aujourd’hui les States, on retiendra la scène tendre et si parlante du dialogue entre deux mondes que vivent tel loulou à longs crins, déjà torse nu, et la jolie fille de milliardaire qui l’a attiré dans sa chambre-bonbonnière toute rose, lui bien pataud avec ses mots de pauvre et elle genre Barbie Hilton cherchant à comprendre comment on vit «là-bas» dans le ghetto - tout cela baigné de sourires doux et de gestes câlins, en éclaircie apparente où le malentendu est cependant perceptible dans sa pleine réalité, à fleur de peau.
    Cela encore: que les kids latinos de Wassup rockers jouent tous leur propre rôle, comme les blousons noirs des Cœurs verts, ce film typique du cinéma-vérité français des années 60, dont Larry Clark relance la pratique à sa façon, dans une forme à vrai dire plus élaborée, plus dramatique, politiquement plus chargée de sens et traversé par un souffle lyrique qui en compense la désespérance.

  • Cavalier calme et droit



    2cbefee927e4ec45cba78cb30dc29572.jpgConversation avec Alain Cavalier, il y a quelques années. 

    - Que ferez-vous vous de cette journée ?

    - Maintenant que je suis devenu un cameraman, un filmeur, j’ai deux activités simultanées: je filme et je monte. Je me réveille le matin en me demandant si je vais filmer ou monter. Ce sont deux activités mentales assez différentes. Hier j’ai filmé un tourneur de bouteilles de champagne, et aujourd’hui je vais m’enfermer dans la salle de montage et je vais le traiter. Cela s’inscrit dans un ensemble. Avant, j’écrivais mon journal quotidien, avec un stylo. Et depuis douze ans, je le filme. Ce que je vois, ce que je vis. J’utilise toutes les formes de travail cinématographique. Ce sont des cassettes qui s’alignent sur une étagère. Et j’ai décidé d’en faire un film de deux heures, qui sera projeté dans les salles. Ce sera un concentrée de ce journal d’un cinéaste. J’aurais pu faire un faux journal. Mais il y a une intrigue qui est ma propre vie. Et puis il y a les autres, il y a des suspenses, les maladies, les interrogations sur les fins de mois, les accidents, comme dans la vie. A partir du moment où je ne filme que les moments forts, c’est autant de la fiction. Je ne pense pas du tout au public lorsque je fais cela. Comme j’ai horreur des trucs obscurs ou trop compliqués, je tends naturellement à l’expression claire.
    - Vos portraits de femmes comptent chacun exactement 13 minutes. N’avez-vous jamais été tenté de développer ?

    - J’ai choisi les 13 minutes parce que c’est un des standards de la télévision, et surtout parce que je savais que, sur n’importe quelle chaîne du monde, je ne serais pas coupé par un message publicitaire.

    - Comment résister à la déferlante de l’image ?

    - Quand j’ai commencé à faire des films, on ne faisait que des films. Il y avait des salles de cinéma et c’est là que ça se passait. Maintenant le cinéma s’est métamorphosé, donc il y a des films partout et sous toutes les formes. Je me suis donc demandé ce que j’allais faire là-dedans et je me suis dit que j’allais rester moi-même: que je serais un individu qui filme. C’est tout. Avec ou sans décors, cela m’est égal. Je sais que j’ai des chose à filmer. Je préfère qu’elles passent dans des salles, parce que les gens prennent la décision d’entrer pour être un peu au chaud avec d’autre,parce que la salle est un lieu de rencontre. Mais je reste conscient qu’on peut être bouleversé par un film vu chez soi ou dans une chambre d’hôpital.

    - Cela vous semblerait-il exclu de tourner aujourd’hui un film avec une grande équipe, des actrices maquillées et tout le barnum ?

    - Je l’ai fait. J’y ai trouvé du plaisir, et puis ce plaisir a diminué, et j’ai senti poindre autre chose. Une autre envie, qui était d’être plus libre, vis-à-vis de l’argent, des stars, des producteurs, des équipes de techniciens. D’aérer un peu tout ça. J’ai pu réaliser mon envie à cause du matériel: ce n’est pas plus compliqué que ça. Disons plus précisément que le matériel a répondu à une question intime que je me posais.

    - L’intimité n’est-elle d’ailleurs pas la relation essentielle que vous mettez en valeur ?

    - Le film est un rapport très personnel entre la personne que je filme et moi. Quand vous tournez devant 40 personnes, ce n’est pas la même chose que lorsque vous êtes devant une personne. Lorsque j’ai fait René, je lui ai dit que je serais seul devant lui. Cela a des inconvénients, parce qu’avec des amateurs ils ont l’impression que vous ne tournez pas. Ils sont un peu frustrés. Comme il n’avait jamais fait de cinéma, René, que je connaissais depuis 20 ans, s’attendait à un peu de mise en scène. Cela dit, je pourrais prendre un acteur très connu et lui proposer la même chose que j’ai proposé à mon gros.

    - Faites-vous une distinction entre le documentaire et la fiction ?

    - Non. Lorsque je travaillais à mes portraits de femmes, le simple fait de concentrer une vie entière de travail de maternité, d’amour, d’argent en 13 minutes était une réduction qui n’avait rien à voir avec ce qu’on appelle le documentaire. Cela étant, la réalisation de ces portraits me sera peut-être utile dans ce qu’on appelle la fiction si je me rappelle la simplicité et le naturel de ces femmes. C’est une sorte de mètre-étalon.

    - Pourquoi transporter votre rétameuse, qui travaille d’habitude sur les rues populeuses de Paris, dans un studio à l’esthétique épurée ?

    - Comme je suis obsédé par le son direct, au point que je ne pense pas qu’on puisse séparer la parole et l’image quand on enregistre, et que je pense que le moment où la pellicule tourne dans l’appareil est le grand moment incandescent du cinéma, je me suis dit que je ne pourrais pas suivre cette femme dans le brouhaha de la rue. C’est pourquoi j’ai demandé à un ami de me prêter un petit studio à Boulogne, sur quoi il m’a prêté un grand studio dont le décor était le lac suisse du décor de L’insoutenable légèreté de l’être...
    -

    - Comment envisagez-vous la représentation de la douleur au cinéma ?

    - Je suis un enfant de l’Occupation. Donc la violence historique m’a toujours hanté. J’ai assisté à la libération de Paris. J’ai vu des cadavres de soldats allemands, et je savais qu’un jour j’aborderais cette question, comme je l’ai fait dans Libera me. J’ai pris l’histoire la plus simple qui soit, d’une famille avec la mère, le père et les deux enfants qui sont des jeunes gens de vingt ans, et puis le carnage. Cette famille est détruite. Cela m’a posé la question de la représentation de la violence. Je ne peux pas faire de fausses gifles ou de fausses plaies. Sur un écran de cinéma, mimer cela est une honte. C’est comme les scènes d’accouplements. Une vraie scène d’amour peut être extraordinaire, et je m’y suis risqué dans Martin et Léa avec un couple qui l’était aussi dans la vie, mais mimer cela est grotesque. Dans Libera me, comme je ne voulais pas faire mal à des êtres humains, on ne les voit pas pendant les scènes de torture mais avant et après. Lorsque je vois l’hémoglobine de Jésus dégouliner, dans le film que vous savez, que je n’ai d’ailleurs vu qu’en bande-annonce, je vois aussitôt l’accessoiriste à son affaire. Je suis un cinéaste, et l’on ne plaisante pas avec moi à ce propos. J’avais aussi le problème de la parole. Que peut-on dire dans ces cas-là, sinon des clichés sur la souffrance, la haine, la torture, la délation. J’ai donc choisi des moments de la vie où il n’est pas nécessaire de parler. C’est donc un film sans parole, et je crois que ça a créé chez le spectateur une angoisse absolument insupportable. C’est pourtant un film qui vit encore...

    - Votre situation marginale vous pèse-t-elle ou vous convient-elle au contraire ?

    - C’est très stimulant. Et puis je ne suis pas seul. Dans le monde entier il y a des cinéastes qui travaillent comme moi. En Chine par exemple, pour couper aux multiples autorisations à demander, la mutation de la société est racontée par des cinéastes qui travaillent en numérique et en toute petites équipes. Ceci dit, il ne faut pas se leurrer: plus on peut tourner librement, plus il est difficile d’être soi-même. Par ailleurs, il faut balayer l’idée du créateur solitaire, qui est une idée typiquement bourgeoise. Nous ne sommes pas des cow-boys solitaires. Il n’y a de point de vue intéressant qu’en rapport avec les autres. Enfin, ce n’est pas pour fuir au désert que j’ai choisi ce mode de fonctionnement. Ce que je recherche, au contraire, c’est d’être plus proche de la vie...

    (Conversation d’une fin de matinée à Paris, au bar Le Mondrian, Boulevard Saint-Germain)

  • Friture sur Les Grandes ondes

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    À Locarno, la première édition de Carlo Chatrian fait florès avec une Piazza bondée et des salles combles, une rétrospective Cukor de haut vol et une kyrielle de découvertes.  En attendant L'Expérience Blocher de Bron, Lionel Baier fait de l'oeil au public.

    Joli moment d'émotion dimanche soir, sur la scène de la Piazza Grande, lorsque le Vaudois Lionel Baier, posant son micro par terre, s'est relevé pour appeler de toute sa voix  lancée aux étoiles: "Jacqueline, la projection va commencer !".

    Locarno41.jpgBelle façon, pour l'ancien projectionniste du cinéma d'Aubonne, devenu prof à l'ECAL et réalisateur des plus doués de la nouvelle génération du cinéma suisse, de rendre hommage à Jacqueline Veuve qui a "marrainé" ses premiers pas de cinéaste. Deux jours plus tôt et sur la même scène, la même complicité entre générations était manifestée par la toujours très belle Faye Dunaway félicitant le nouveau directeur artistique Carlo Chatrian de faire, à Locarno, une si bonne place au jeune cinéma.  

    Quant au dernier film de Lionel Baier, Les grandes ondes (à l'ouest), il a fait se gondoler, gentiment, le public de la Piazza Grande, visiblement sensible à cette satire rappelant assez, par son esprit, l'humour d'un Alain Tanner ou d'un Michel Soutter.

    Lionel Baier est une encyclopédie de cinéma sur pattes, qui a le grand mérite, en artiste plus personnel, de dire et répéter sa reconnaissance aux "anciens", dont un Claude Goretta, entre autres clins d'yeux et citations tous azimuts. Les "grandes ondes" de son nouveau film sont celles de la SSR en 1974, dont le patron Roulet (un Jean-Stéphane Bron barbu et coincé dans son costard), aux ordres d'un conseiller fédéral blochérien avant la lettre, décide d'envoyer une équipe de télé au Portugal pour illustrer l'excellence résolument positive de l'aide suisse à ce pays méritant d'être aidé, n'est-ce pas...

    Locarno40.jpgC'est parti sur le ton doux-acide de Comme des voleurs, où Baier n'avait pas encore assez de subventions pour se payer un "combi" VW. Cette fois on passe, après Un autre homme jouant également sur la satire des médias, au grand format tenant mieux l'écran géant de la Piazza en dépit de dialogues manquant illico de naturel, en bonne tradition romande, et de gags d'une légèreté relative... La mise en place de la comédie et sa première partie, avecLocarno44.jpg l'équipe  du reportage (Valérie Donzelli en journaliste affirmant sa féminité, Michel Vuillermoz au lourd passé de grand reporter luttant contre l'amnésie après un "pépin" au Vietnam, et Patrick Lapp en ingénieur du son de pus tendre composition ) sillonnant les routes du Portugal, est un peu lente voire laborieuse. Du moins est-elle marquée, après visite de stations d'épurations et autres relevés de bienfaits helvétiques (l'eau tiède amenée dans un collège par voie de robinets mélangeurs), par l'apparition du jeune Pelé, 18 ans et une passion folle pour les films de Pagnol, qui vivra la Révolution des oeillets avec le joli trio, dès le 24 avril. L'évocation de ladite révolution, avec poings brandis  et culs nuls évocateurs de folles orgies (!), fait gentiment sourire, mais s'inscrit en somme dans l'esthétique "vintage" des Tanner-Soutter-Reusser-Moraz. Bref, Lionel Baier cligne de l'oeil au public comme son combi VW, ou certaine Coccinelle de fameuse mémoire, mais ceux qui croient en son grand talent savent qu'il peut mieux faire...

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  • Celles qui diffusent une émouvante beauté

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    Celui qui regarde Effi Briest de Rainer Werner Fassbinder comme pour la première fois / Celle qui est restée quelque part une petite fille / Ceux qui n'ont pas vu l'émouvante beauté de la servanteJohanna non moins humiliée et rejetée qu'Effi mais qui reste solide dans ses sabots et sourit doucement en se retournant pour dire qu'elle ne croit qu'en un Dieu bon et pas en celui qui a rendu son père si méchant avec elle qu'il la menace avec un fer chauffé au rouge enrobé de saintes paroles / Celui qui déplore qu'une certaine critique plus ou moins gay n'ait vu d'Effi Briest que le kitsch glamour tandis qu'une certaine critique féministe n'y voyait qu'une dénonciation morbide du statut de la femme bourgeoise / Celle qui sait pourquoi sa mère est devenue si dure / Ceux qui satisfont au voeu de RWF de lire ses films comme des livres / Celui qui retrouve dans Effi Briest quelque chose de La Prisonnière / Celle qui ne veut rien savoir du prétendu despotisme de RWF qui a su capter toute la gamme des sentiments humains dans les regards et sur les visages de ses comédiennes et comédiens - et tant mieux s'ils en ont bavé un max / Ceux qui chipotent sur le thème rebattu de l'égocentrisme des artistes / Celui qui ne fera pas le compte de ce que la mère de RWF doit à son fils ni de l'inverse vu que tous deux ont génialement dépassé l'imbroglio oedipien selon les normes rappelées par La psychanalyse pour les nuls / Ceux qui savent qu'on ne peut faire oeuvre sans "payer" / Celui qui sait que sans le suicide de son ami RWF n'eût pas réalisé L'Année des treize lunes / Celle qui aime trop les gens pour les catégoriser en fonction de leurs goûts culinaires ou sexuels si variables selon les saisons et les climats / Ceux qui savent que l'émouvante beauté des films de Rainer Werner Fassbinder découle de son sens du tragique / Celui qui a foutu sa vie en l'air pour complaire à un trouduc titré dont il espérait devenir le conseiller ministériel et autres babioles / Celle qui rappelle à sa fille rêvant de liberté que le catéchisme c'est le catéchisme / Ceux que RWF a choqués avec sa Troisième génération en donnant des néo-terroristes des années 80 une image de fils de bourgeois énervés / Celui qui sait que les films de RWF vont bien au-delà de la démonstration et de la dénonciation à quoi pas mal de profs de gauche des années 70-80 les ont réduits en hochant gravement du chef / Celle qui interloque tout le monde (sauf Dieu qui en a vu d'autres) en convenant finalement que tout le mal qui lui est arrivé fut aussi de sa faute et que tout est bien puisqu'elle a quand même pas mal aimé son pédant coincé de mari et pas tellement son amant d'un moment et que maintenant il se fait tard et qu'elle a envie de dormir / Ceux qui ne s'étonnent pas autrement (comme le raconte sa maman) que le petit Rainer ait trépigné dans l'église vide au motif que Dieu n'y était pas contrairement à ce que lui avait dit sa grand-maman / Celle que ne gêne pas du tout l'évidence selon laquelle un grand artiste est souvent un elfe et un porc en même temps - un tyran et la première victime de celui-ci comme on l'a vu chez Dostoïesvski et chez Proust notamment / Ceux qui apprécient particulièrement les artistes à constats qui ne soient pas pour autant des prêcheurs ou des sociologues / Celui qui a relancé les constats de RWF dans un petit roman tout imprégné de pleurer-rire transportant les bas-fonds de Munich et Berlin dans les rues chaudes de la Rome calviniste et plus exacement rue de Berne / Celle qui a autant joui qu'elle en a bavé sans bien distinguer la ligne de démarcation entre le pied que tu prends et le coup de pied qu'on t'envoie / Ceux qui conviennent finalement du fait que leur cravate sociale les a étranglés / Celui qui sait d'expérience que l'émouvante beauté de l'amour vrai n'a rien à voir avec les sirupeuses fadaises du sentimentalise de masse / Celle qui se plie à la bonté-malgré-tout du bourgeois qu'elle a épousé pour son prestige et qui la ramène au pardon de sa fille coupable d'avoir vécu le bonheur qu'elle-même s'est refusé / Ceux qui ont de la compassion même pour les bourgeoises coincées et les petites-bourgeoises aspirant à la condition d'épouses de bourgeois coincés / Celui dont les blasphèmes inspirés par l'amour touchent au coeur celui qu'il appelle Dieu sans le crier sur les toits / Celle qui se balance sans s'en balancer tout à fait / Ceux qui liront demain le roman de Theodor Fontane Effi Briest traduit par Antonin Moeri notre ami-de-Facebook , etc.
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    (Cette liste a été inspirée par la "lecture" d' Effi Briest, film de Rainer Werner Fassbinder datant de 1974 et tiré du roman éponyme de Theodor Fontane)


  • Ceux qui voient clair

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    Celui qui fuit les hyènes de la haine collective / Celle qui se dit agoraphobe pour éviter de se frotter à trop d'abrutis sur une surface trop étroite genre Salon du Livre / Ceux qui évitent de dépendre socialement de trop de pesants philistins et autres cadres bipolaires / Celui qu'intéresse la perception de la méchanceté de classe que ressaisit Le Droit du plus fort de Rainer Werner Fassbinder / Celle qui repère les éléments de la tragédie contemporaine même noyée dans les anecdotes de tabloïds / Ceux qui noient le poison dans le sirop frelaté de la pensée positive / Celui qui sait que la seule nouveauté réside dans la perception contemporaine d'un Sens et d'une Forme fondus en unité et dégagés des fioritures postmodernes ou pseudonéo d'une simili-culture tournant à vide / Celle dont les livres politiquement corrects dorlotent tout un public avide d'être "dérangé" dans le sens du poil / Ceux qui trouvent du réconfort à se rappeler qu'eux aussi ont lancé quelques pavés "à la grande époque" / Celui qui vit la projection de L'Année des treize lunes de Rainer Werner Fassbinder comme une séance d'électrochocs irradiant sa lucidité / Celle que tous ont rejetée avant d'en faire une martyre volontiers évoquée en fin de party / Ceux qui prennent tout sur eux et signent des films sous les noms de John Cassavetes ou Pier Paolo Pasolini ou Rainer Werner Fassbinder / Celui qui constate qu'il n'est point de tragédie contemporaine sans éléments humoristiques genre Deschiens / Celle qui lit Schopenhauer entre deux oraisons dans le jardin silencieux du couvent / Ceux qui entendent la voix d'un ange dans le chaos infernal de la Love Parade / Celui qui tire du tohu-bohu démoniaque de sa vie un poème cinématographique d'une vérité divine / Celle qui sait très exactement ce qui distingue le kitsch de la poésie qui se veut poétique de la vraie poésie surgie de son manque / Ceux qui parlent culture ou littérature ou musique ou peinture ou cinéma sans rien sentir du jazz qu'il y a là-dedans - ou du rap ou du plain-chant ou du cri ou des larmes ou du mort-de-rire qu'il y a là-dedans / Celui qui sait, comme Flaubert jugeant de Premier amour de Tourguéniev, devant quels plans ou quelles séquences de L'Années des treize lunes de Rainer Werner Fassbinder on peut murmurer "voilà du sublime !" / Celle qui convient ce matin vert clair comme ses yeux que le 97% de la littérature actuelle, le 98% de la musique et de la peinture actuels, et le 99% du cinéma actuel se réduisent à un entassement d'objets de divertissement ou d'abrutissement relevant à brève échéance des déchets encombrants / Ceux qui préfèrent les conteurs paniques genre Cassavetes et Fassbinder aux poètes puritains genre Godard au motif que ceux-là sont des tendres qui racontent des histoires aux enfants qu'ils bordent / Celui qui a aimé dans la vie ce qu'elle avait de vivant /Celle qui savait que son fils se donnerait à mort avant de mourir jeune / Ceux qui disent à ceux qu'ils aiment qu'on n'aime jamais assez mais qu'on peut mourir d'aimer trop ou de ne l'être pas assez, etc.

    Fassbinder12.jpg (Cette liste a été inspirée par L'Année des treize lunes de Rainer Werner Fassbinder, film-exorcisme d'une beauté convulsive et d'une insondable vérité émotionnelle sur fond de glaciation sociale, que Werner Schroeter a probablement raison de dire le plus personnel et le plus librement inspiré de son ami l'ange noir)

  • Flash back sur Grounding

    Consacré à la chute de la maison Swissair, Grounding illustre un désastre significatif du néo-libéralisme. Rencontre avec le réalisateur Michael Steiner.

    Naguère jugé ennuyeux par d'aucuns, faute de toucher le grand public, le cinéma suisse connaît depuis quelque temps une nouvelle percée, avec des films alliant qualité (pas tous) et popularité. Après Achtung, fertig Charlie de Mike Eschmann et Le génie helvétique de Jean-Stéphane Bron, renouant avec le succès des Petites fugues ou des Faiseurs de Suisses , la meilleure illustration de cet heureux alliage est Mein Name ist Eugen de Michael Steiner, qui a déjà été vu par plus de 500 000 spectateurs en Suisse alémanique et sera projeté en Romandie à fin avril: un régal de fantaisie débridée sur fond de Suisse profonde anarchisante. Plus directement lié à un authentique drame national, Grounding fait à son tour un tabac découlant à la fois de l'intérêt exceptionnel du sujet du film, et du talent du jeune coréalisateur Michael Steiner (36 ans), rencontré à Zurich.

    - Comment la passion du cinéma vous est-elle venue?

    - Je suis le produit typique d'une génération nourrie de musique autant que d'images, de livres et de vécu intense. La culture pop m'a imprégné dès mon adolescence, où j'ai commencé à écumer les festivals Open Air et à écrire des papiers sur les concerts, dont je ramenais aussi des photos. Plus que l'Université, où j'ai fait de l'ethnologie et de l'histoire de l'art, c'est sur le tas que j'ai acquis ma véritable expérience. Question cinéma, un choc décisif a été la découverte du Brazil de Terry Gilliam. Les films de notre compatriote Xavier Koller, comme Das gefrorene Herz ou son Voyage vers l'espoir, exprimant la détresse des migrants, m'ont aussi interpellé. Ensuite j'ai basculé dans le monde du cinéma où j'ai alterné les films personnels, dont La nuit des Arlequins, cosigné avec Pascal Walder en 1996, et une quantité de travaux alimentaires, dans la pub, qui m'ont beaucoup appris.

    - Qu'est-ce qui vous a amené à adapter Mein Name ist Eugen?

    - C'est mon ami scénariste Michael Sauter (auteur des scénarios de Strähl et de Snow White, notamment, et coscénariste de Grounding, n.d.l.r.) qui m'a fait lire ce vieux succès de la littérature populaire alémanique de Klaus Schädelin, une histoire d'ados fugueurs à la Huckleberry Finn. J'y ai retrouvé ma propre enfance et, par exemple, la sensation des grands espaces «américains» que m'évoquait le Gothard quand nous passions le col avec mes parents pour aller en Italie. J'adore cette Suisse populaire, et cette course-poursuite des chenapans et de leurs vieux déjantés m'a permis de brasser toute une imagerie que j'ai transposée au début des années 60.

    - Vous attendiez-vous au succès phénoménal de ce film?

    - Je pensais qu'il plairait aux Alémaniques, mais sans imaginer un tel engouement... à vrai dire salvateur, puisque j'ai dépassé de 2 millions le budget prévu de 4 millions et que nous allions, avec la maison de production que je codirigeais, droit à la ruine!

    - Diriger des enfants vous a-t-il posé des problèmes particuliers?

    - En fait, tous les acteurs sont des enfants (Rires) avec lesquels il faut faire preuve d'attention et de sensibilité. Ma chance a été que les grands acteurs réunis dans le film m'ont énormément aidé à travailler avec les adolescents. C'est d'ailleurs ça que j'aime, moi qui aime les gens: j'aime faire confiance aux autres, si possible les meilleurs, dans leur partie du métier, lequel métier est évidemment collectif. Sur un tournage, je dirai que travailler avec les acteurs est mon job principal. Cela demande autant d'énergie que de tact.

    - Dans Grounding, les personnages campés sont en partie «joués» et en partie «réels». Une difficulté de plus?

    - Bien sûr, mais là encore je n'étais pas seul: le casting est décisif, avec des acteurs qui sont parfois très ressemblants physiquement, comme Hanspeter Müller-Drossaart qui incarne Mario Corti, ou plus «décalés», comme Gilles Tschudi qui impose «son» Marcel Ospel. Un travail documentaire approfondi a été réalisé en amont, à partir d'un livre qui est lui-même une mine d'informations. Six scénaristes ont collaboré, et le travail de Tobias Fueter, mon coréalisateur, a été capital. Le premier scénario était essentiellement économique. Ensuite, nous avons introduit l'aspect «soap» des histoires personnelles vécues à tous les niveaux, du steward au directeur de banque ou du conseiller fédéral au vieux cuisinier italien viré auquel son fils employé de banque essaie d'expliquer la logique néolibérale…

    - Comment avez-vous, personnellement, vécu la chute de Swissair, et pensez-vous que votre film puisse avoir un impact politique?

    - Sur le moment, je ne me suis pas rendu compte des dimensions du désastre, mais j'y ai tout de suite vu quelque chose de choquant et d'injuste. La préparation du film m'a révélé des drames personnels sous un autre angle, comme celui de Mario Corti, sorte de Sisyphe condamné à échouer malgré ses compétences et sa bonne volonté. Ce n'est pas un gâchis dû à quelques «méchants», mais à des gens dont la plupart pensaient plus à leur agenda qu'à l'intérêt général. Plus qu'une mise en accusation: un exposé des faits dramatisés par tous les moyens du cinéma. Ainsi, la bande-son stressante est là pour bousculer le spectateur, ensuite confronté au silence absolu du grounding, avec la terrible vision des avions cloués au sol. De quoi nous secouer salubrement: c'est en cela que le film a peut-être quelque chose de «citoyen», sinon de politique. Il nous confronte à une faiblesse dangereuse de la Suisse actuelle.

     

    Un film percutant et salubre

     

     

     

     

    Marcel Ospel, grand patron de l'Union de Banques suisses (UBS),  ne pouvait faire de meilleure publicité à Grounding qu'avec sa contre-offensive d'intimidation publique, mais celle-ci tombe à plat. Sans falsifier les faits, le film touche au cœur de la cible: il fait mal parce qu'il sonne vrai. Dans le rôle de Marcel Ospel, Gilles Tschudi se garde d'ailleurs de donner dans la caricature.

    Il y a certes du monstre froid chez le patron de l'UBS, mais il y en a de pires dans le film, dont le propos n'est d'ailleurs pas de leur faire endosser toute la responsabilité de la chute de la maison Swissair. Du moins les priorités du pouvoir de l'argent sont-elles établies, autant que l'arrogance des banquiers face aux plus hautes autorités fédérales. Or Grounding, qui échappe autant au manichéisme qu'à la sensation, ne se contente pas de les «dénoncer» vertueusement: il en illustre les tenants et les aboutissants humains, complexes.

    Le préambule, lancé à la même vitesse que les investissements mégalos des premiers responsables «historiques», contient tout ce qui suit, et ceux qui se succéderont pour pallier le grounding n'y pourront rien, à commencer par Mario Corti, superbement campé par Hanspeter Müller-Drossart, qui rend les nuances et les dilemmes de ce personnage de quasi-tragédie.

    Mené à un rythme effréné, avec des plans en incessants jeux de miroir d'une efficacité redoutable, sur un fond sonore réellement dérangeant, le film s'inspire des fictions documentées du genre JFK, d'Oliver Stone, ou de ceux de Michael Mann, l'une des références de Steiner, en combinant habilement documents d'actualité et fiction.

    Le climat n'en est pas moins «suisse», où la question fondamentale de la loyauté par rapport au contrat (valeur basique du pacte helvétique) dont la Swissair était un emblème, est traitée sérieusement.

     

  • L'échappée belle des loustics

    Un road movie helvète a révélé le nom de Michael Steiner en 2006. Qui signa ensuite le mémorable Grounding sur la capilotade de Swissair. Et qu'on va retrouver à Locarno avec Le Massacre des Miss...
    Après un formidable tabac en Alémanie (plus de 500.000 entrées) et le Prix du meilleur film suisse 2006 aux Journées de Soleure, Je m’appelle Eugen arrive enfin sur les écrans romands dans le sillage de Grounding, autre réalisation éclatante de Michael Steiner.
    Gare aux grincheux et autres adultes rassis: de fait, farces et niches vont se succéder en cascade au fil d’une course-poursuite effrénée dont le triple enjeu sera, pour Eugen et sa bande, de rejoindre le roi des garnements, grâce auquel ils pourront mettre la main sur le trésor du Lac Titicaca, et ce sans se faire attraper par leurs parents lancés, en Opel Rekord et autre DS, sur leurs traces de chenapans à la Mark Twain.
    On a parlé d’un Harry Potter bernois à propos du film de Michael Steiner, ce qui se tient pour la fantaisie de fond et les effets de forme, mais c’est plutôt du côté de Huckleberry Finn et de l’universel ado farceur, idéaliste et naïf, que nous entraînent Eugen (le narrateur à père criseux) et ses compères Wrigley (surnom chiqué de Frantz, le plus hardi, doublé d’un joli cœur), Eduard (le bon bougre dodu) et Bäschteli (le « mimi » du groupe). A préciser que le quatuor, avant de caracoler sur grand écran, avait déjà fait le bonheur des cohortes de lecteurs du roman éponyme, best-seller des familles alémaniques.
    Toujours est-il que, de leur Berne natal qu’ils fuient après diverses catastrophes, à Zurich-City où ils ont localisé leur mentor et qu’ils découvriront de nuit comme une mégapole à mille millions de lumières, les garçons valseront sur leurs bicyclettes à travers la Suisse profonde, de pics en lacs et d’épingles à cheveux en fosses à purin, dans un road movie exaltant nos paysages à grand renfort de sublimes panoramiques et de couplets entraînants d’une délicieuse ringardise. 
    « C’est en 1999, raconte Michael Steiner, que mon ami scénariste Michael Sauter m’a sommé de lire le livre de Schädelin, convaincu qu’on pouvait en tirer un film grand public. Aussitôt, le roman m’a fait revoir toute une Suisse de mon enfance, quand nous passions le Gothard avec mes parents sur la route des vacances en Italie. Même si j’ai beaucoup voyagé à travers le monde, je suis resté très attaché à notre pays et à son folklore plus ou moins kitsch, que j’avais envie de célébrer dans un film affectueux, « patriotique » si vous voulez mais pas du tout dans le sens du chauvinisme des politiciens nationalistes. Eugen et ses potes incarnent d’ailleurs un esprit de liberté ancré dans ce pays, qui les fait renouveler régulièrement leur serment d’être de fidèles vauriens, en singeant la posture solennelle des premiers Confédérés »…
    Epique et comique saga d’ados (ce qui lui a valu le récent Grand prix du meilleur film pour enfants à Montréal), Je m’appelle Eugen est également une irrésistible reconstitution de la Suisse des années 60. « Le roman se passe dans les années 50, mais je l’ai transposé en 1964, année de l’Expo, parce que l’époque coïncide avec un changement de société tout en gardant, en Suisse, un petit côté désuet qui contraste avec la mode des grandes villes de l’époque. Cette adaptation au « décor » des années 60 a d’ailleurs été l’un des gros postes, question budget. Celui-ci, d’abord prévu à 4 millions, a bientôt atteint les 6 millions. J’ai eu conscience, alors, de jouer la survie de notre société de production, finalement sauvée par le succès, bien plus important que nous ne l’espérions…»
    A noter, pour conclure, que ledit succès de Je m’appelle Eugen ne doit rien à la démagogie. D’une fraîcheur roborative, ce chant à la rébellion juvénile, à l’amitié et à la Suisse populaire est un régal


    Michael Steiner, conteur mainstream
    « Je suis un raconteur d’histoires, un conteur en images». Ainsi se définit Michael Steiner, 37 ans et la dégaine d’un grand gaillard à visage d’enfant narquois, longs tifs et jeans flagadas. Le succès de ses derniers films le réjouit sans lui monter à la tête : rien chez lui qui le distingue d’un trentenaire issu de la classe moyenne, imbibé de culture pop, qui a commis ses premières images sur les terrains de festivals Open Air et enchaîné, après une escale à l’université, courts et longs métrages (cinq à ce jour), en peaufinant sa technique sur une quarantaine de films de commande et autres spots publicitaires.
    « Ma première fascination au cinéma ? Brazil de Terry Gilliam. C’est là que j’ai vu qu’on pouvait parler du monde contemporain dans un langage actuel. Côté cinéma suisse, j’ai admiré les films de Xavier Koller, notamment Das gefrorene Herz. En outre, le cinéma d’un d’un Michael Mann m’intéresse beaucoup – entre autres. Pour ma part, je me situerais plutôt dans cette mouvance mainstream créative…».
    Insistant sur l’importance des équipes avec lesquelles il travaille, où chacun est choisi en fonction de sa compétence, gage de liberté et de confiance, Michael Steiner accorde une attention majeure à la direction des acteurs. « C’est une bonne part de mon job de réalisateur. Pour un conteur, l’histoire et les personnages sont essentiels. Par conséquent, le scénario, le dialogue et le jeu des comédiens comptent tout autant. »
    Lorsqu’on lui parle des recommandations de Nicolas Bideau, le nouveau Monsieur Cinéma helvétique, relatives à un cinéma « populaire de qualité », Michael Steiner surabonde : « C’est vrai, si j’étais directeur de cirque et que je faisais fuir le public en lui servant de la daube, je n’aurais plus qu’à fermer boutique et ce serait ma faute, voilà… »
    Quant à son nouveau projet, le réalisateur de Grounding le situe dans la jungle du sud-est asiatique… Il en ira pourtant d’un sujet en prise directe avec les délires collectifs de la société contemporaine. Story à suivre…

  • Un ange passe

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    Qui était Kafka ?, de Richard Dindo

    On voit d’abord Prague dans la magie d’un rêve éveillé, dont les façades baroques polychromes se déploient ensuite en beauté, puis on entre dans un palais où se trouve un bureau, et voici, dans cette maison bourgeoise, cet appartement cossu, et l’écrivain note à propos de tout ça : prison. « Tu ne peux pas vivre à Prague, mais pourrais-tu vivre ailleurs ?», se demande-t-il. De même lui est-il pénible de travailler aux Assurances ouvrières, dont il est pourtant un employé modèle. Et vivre auprès des siens, qu’il reconnaît les gens les plus aimables, lui est également un poids. Il se sent étranger auprès de son père qui l’écrase, et sa mère soumise au patriarche lui est de peu de secours, quant à ses trois sœurs et à ses beaux-frères, il ne leur adresse quasiment pas la parole, n’ayant rien à leur dire. Plus lourd à porter : son corps même lui est une entrave : « Avec un tel corps on ne peut arriver à rien ». Et revenant en leitmotiv lancinant, ce constat désespéré : « inapte à tout, sauf à la douleur ».
    Rien pourtant du lamento stérile dans Qui était Kafka ?, dernier film du réalisateur alémanique Richard Dindo, qui joue sans cesse sur l’opposition de la beauté (beauté de la ville et de ses architectures, mais aussi des visages de Kafka lui-même et de ses amis Max Brod et Gustav Janouch, ou de ses amies Felice, Milena et Dora) et de l’insatisfaction fondamentale taraudant l’écrivain, proportionnée à son inextinguible soif de pureté.
    medium_Kafka1.JPGAlternant les propos lancinants de Kafka (auxquels la voix comme assourdie de Sami Frey convient idéalement), et les témoignages de ses proches, le film de Richard Dindo rend admirablement ce qu’on pourrait dire un climat affectif et spirituel, oscillant entre l’angoisse coupable (l’ombre du père terrible évoquée dans une longue citation de la lettre fameuse) et la possibilité de l’île Littérature, dans laquelle il va mener sa vraie vie. Incompris de ses parents, Kafka trouve en revanche, auprès de Max Brod, un premier lecteur conscient de son génie, et le jeune Gustav Janouch lui montrera une vénération qu’il s’efforcera vainement de décourager. Max Brod dit merveilleusement ce que lui inspire la prose de Kafka, comme l’écrira Milena au lendemain de sa mort, dans un hommage aussi lucide que poignant. Ce que rend également le film, notament avec le témoignage des trois amies de Kafka, c’est le rayonnement extraordinaire de sa personne, et la déchirure vécue par elles de le sentir si peu fait pour la vie, si l’on excepte l’embellie finale auprès de Dora Diamant.
    medium_Kafka7.JPGEpuré, mais riche de détails significatifs (la séquence d’un film d’époque, telle image du ghetto dont Kafka dit qu’il se contenterait de baiser les pieds des habitants, ou tels portraits du père et de la mère, la déclaration finale de Max Brod sur son refus d’obtempérer à l’ordre de brûler les manuscrits inédits, ou enfin le témoignage non moins émouvant de Max Pulver), l’ouvrage du maître documentaliste est à la fois celui d’un connaisseur intime de Kafka et d'un imagier inspiré, qui a su filtrer la douleur et la douceur de Kafka mais aussi sa prodigieuse aptitude à transmuter le plomb du quotidien en or poétique, sans se départir de ce que Max Brod appelle son « sourire métaphysique »…

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  • Le don des larmes

    9f6dedfc322a6ca49c064dd3d0495b67.jpgA propos de L'enfant des frères Dardenne

    On se sent très pur en sortant de L’enfant des frères Dardenne : on se sent purifié, on se sent comme lavé par les larmes de Bruno et Sonia, après deux heures dures et sans autre répit que quelques jeux de gamins, deux heures comme la vie de ces deux grands gosses naufragés s’accrochant l’un à l’autre et se retrouvant finalement dans les larmes après trop de galère et de mensonge.
    C’est un film de jungle urbaine où Bruno, qui n’a rien reçu, vole, ment, vend l’enfant que Sonia lui ramène, puis revient. C’est un film d’amour sous couvert de nécessité désastreuse et de démerdise, où l’on revient. Rien ne me touche plus que le geste de quiconque revenant sur ses pas. Rien n’est jamais condamné à vie par celui ou pour celui qui revient. Et lorsque Bruno a entraîné le petit Steve si loin que celui-ci tombe aux mains des flics, là encore il revient par loyauté. C’est un film d’enfants perdus rappelant, en version contempraine, les uccellini uccellacci de Pasolini ou les Olvivados de Bunuel, dont me revient à l’instant la séquence où Bruno, tabassé par des mafieux et rejeté par Sonia, se réfugie dans une espèce de cercueil en carton, au bord du fleuve. C'est un film de violence et de tendresse que traverse un arc électrique, c'est un double bloc d'enfance fracassée qui s'ouvre finalement sur cette catharsis muette et bouleversante des larmes partagées…

    L'enfant est disponible en DVD

  • Back zapping

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    Notes critiques sur 30 films vus au Festival de Locarno 2009.

    Vitus, de Fredi M. Murer. (Suisse/France) Genre comédie humaine (reprise + concert).

    Nous avions découvert les tribulations du petit prodige lors de l’édition de 2006. Nicolas Bideau avait parlé de « film de vieux ». Le même Monsieur Cinéma, avec Pascal Couchepin, remirent ensemble à Fredi M. Murer le Prix du meilleur film suisse à Soleure. En version raccourcie, après une carrière éclatante (nominé aux Oscars), Vitus a été présenté en ouverture avec un concert « live » de Teo Gheorghiu, devenu concertiste international.



    (500) Days of Summer, de Marc Webb (USA). Genre comédie humaine. Première européenne. Sur la Piazza.

    Certains critiques ont fait la moue à la découverte de ce premier « long » d’un as du court musical. Comédie romantique revisitant les années 90 avec force clins d’oeil, notamment aux Smiths et au Lauréat, la chose est pourtant plaisante, le jeu des deux protagonistes (Zoeey Deschanel et Joseph Gordon-Levitt) également épatant, et le mode de narration particulièrement efficace, qui consiste à alterner les séquences par appel de dates dans le désordre. Populaire de qualité, comme disait l’autre…

    LocarnoRetter.jpgUnter Bauern – Retter in der Nacht, de Ludi Boeken . (Allemagne) Genre drame historique. Première mondiale. Sur la Piazza.
    Moment d’émotion sur la scène de la Piazza Grande, jeudi soir 6 août, lorsque deux très vieilles dames de plus de 90 ans, la Juive allemande Marga Spiegel et la dernière survivante de la famille de paysans de Westphalie qui l’a planquée et sauvée, avec sa fille, entre 1943 et 1945, sont apparues au côté du réalisateur hollandais Ludi Boeken et des acteurs de ce témoignage émouvant d’un acte de solidarité rarissime. Des critiques aussi acerbes qu’injustes, comme à la sortie de La Chute, ont été adressées à ce film pourtant honnête et nécessaire, d’une forme certes toute classique mais qui dégage une réelle émotion. Sans donner du tout dans l’édulcoration du nazisme, le film vaut aussi par son souffle narratif et son interprétation.

    LocarnoManga.jpgPom Poko, de Isao Takahata. Genre manga. Hommage. Sur la Piazza.
    Pour entrer dans l’univers des mangas, auquel le festival fait cette année un accueil exceptionnel, cette saga écologisante associe humour, parfois corrosif, et poésie visuelle, sur fond de folklore japonais. Les tanukis (une espèce tenant du chien et du raton laveur) ressortissent en effet aux vieilles légendes, avec leur façon de se métamorphoser à volonté, ici pour essayer d’agir sur les comportements humains globalement déprédateurs. Dans les grandes largeurs, Takahata restitue aussi de merveilleux paysages, et la virtuosité formelle, dans les enchaînements de plans et de séquences, laisse le non connaisseur positivement baba…



    LocarnoTeheran2.jpgTeheran without Permission, de Sepideh Farsi. (France/Iran). Genre docu créatif. Première mondiale. Section Ici et aileurs.
    Hasard et nécessité : la jeune réalisatrice, plus encore que Pippo Delbono, a tiré le meilleur parti d’un téléphone portable pour documenter la vie quotidienne de son pays sous contrôle. En enchaînant des interviews en voiture, souvent très intéressants, quelques entretiens « frontaux » et de nombreuses choses vues dans les rues et par les places, la cinéaste reconstruit sa ville dont on perçoit la vitalité, notamment de la jeunesse, et le dynamisme général opposés à la lourdeur du régime. Avec un côté brut de décoffrage, le document relève cependant de la narration cinématographique et du témoignage dans l'urgence.

    LocarnoShirley.jpgShirley Adams, d'Oliver Hermanus et (scénario) Stravros Pamballis. (Afrique du Sud et USA). Genre drame humain. Compétition internationele.

    Il y a de la Mère Courage en Shirley Adams, qui pote le poids du monde sur ses seules épaules après que son jeune fils Donovan a pris une balle perdue au retour de l'école et s'est retrouvé tétraplégique. Tournlé dans les taudis de Mitchell's Plain, au Cap, ce premier long métrage d'  Oliver Hermanus, 25 ans et sorti de la London Film School où il a rencontré son co-scénariste Stavros Pamballis, touche au coeur et aux tripes sans pathos pour autant. Au silence terrible du garçon (Keenan arrison) répondent les gestes de Shirley (Denise Newman, tout à fait admirable) dont le désarroi et la solitude croissent  à proportion des malheurs qui s'abattent implacablement sur elle. Très bien construit, très juste aussi dans la modulation dialoguée de tous les sentiments des eprsonnages, le film impose immédiatement la densité émotionnelle des situations et la vérité d'une observation élargie au monde extérieur,jamais caricaturé. Caméra à l'épaule, dans une proximité pure de tout voyeurisme, Shirley Adams dépasse de loin le document social ou psychologique pour incarner un drame représentatif de toutes les détresses liées à la violence aveugle dans le contexte de l'après-Apartheid.


    LocarnoCameron2.jpgMy sister’s Keeper, de Nick Cassavetes. (USA). Genre comédie humaine. Sur la Piazza.
    Pour sauver leur fille Kate (Sofia Vassilieva) atteinte d’une leucémie, Sara (Cameron Diaz) et Brian (Jason patric) ont décidé de concevoir une petite sœur in vitro sur le conseil d’un toubib. Anna (Abigail Breslin) servira donc de « donneur universel » à sa sœur, au fil d’opérations souvent lourdes et douloureuses, jusqu’à ce qu’elle se révolte et refuse de donner un rein à Kate et s’adresse à un grand avocat (Alec Baldwin) pour la défendre. Le mélo, on le devine, n’est pas loin, surtout au fil de séquences kitsch à souhait où la famille, heureuse « malgré tout », bondit de concert dans le ciel plein de bubulles (sic). Mais les comédiens font plus fort que Cassavetes Jr : Cameron Diaz est assez terrifiante dans son rôle de mère acharnée sur la thérapie, Abigail Breslin est d’une présence saisissante de force tranquille et de sensibilité. Le film, évidemment, pose des questions multiples en matière d’éthique médicale, notamment, et son observation des comportements ne manque pas de finesse et de nuances.

    LocarnoGitaï.jpgLa Guerre des fils de lumière contre les fils des ténèbres, d’Amos Gitaï. (France). Genre théâtre capté. Sur la Piazza.
    Trop statique et trop long, en dépit de ses qualités esthétiques et de la teneur de son texte : telle a été l’impression laissée par cette reprise, au cinéma, du spectacle présenté en juillet en Avignon par Amos Gitaï, déjà présent l’an dernier sur la Piazza avec Plus tard tu comprendras, un film beaucoup plus approprié à une projection en ce lieu. Frédéric Maire a bien expliqué que les passages transversaux entre cinéma, théâtre et autres formes d’expression intéressaient le festival, mais en fin de soirée jusqu’à point d’heures, comme ça: fatigue et basta…

    Men on the Bridge, d’Asli Özge (Turquie/Allemagne). Genre docu-fiction. Cinéastes du présent.
    Un fleuve tonitruant de voitures sur le Bosphore, entre deux continents que relie le pont immense, voici se détailler quatre tranches de vie ou de survie. Tel est le canevas de ce film tenant à la fois du document et de la fiction. Quatre lignes de vies représentatives de la classe moyenne et inférieure en Turquie contemporain, sur fond de nationalisme et de difficultés économiques au jour le jour: un jeune couple plombé par les ambitions petites-bourgeoises de Madame mal accordées aux aspirations un peu velléitaires de Monsieur, chauffeur de taxi pour le moment ; un flic gagne-peu rêvant de rencontrer l’âme sœur via les sites de rencontres de la Toile, à chaque fois déçu en revenant à la case réel ; un grand ado à peu près illettré, vendeur de roses sur l’autoroute et préférant finalement ce job à un emploi plus astreignant. Avec beaucoup d’empathie pour ses personnages, qu’elle a rencontrés dans la vie et qui jouent tous leur rôle, dûment « réécrit » cependant, la jeune réalisatrice turque Asli Özge, établie à Berlin, réalise un vrai film de cinéma grâce, aussi, à son formidable chef opérateur, Emre Erkmen. Avec peu de moyens et beaucoup de talent, le tableau est très vivant, servi par un sens plastique remarquable mais jamais esthétisant et un souffle constant dans la narration.

    LocarnoPorchet3.jpgLes yeux de Simone, de Jean-Louis Porchet. (Suisse). Genre court. Sur la Piazza.
    En hommage à deux cinéphiles admirables de Pontarlier, qui perpétuent l’amour du cinéma à l’enseigne d’un ciné-club , de rêve, le producteur lausannois Jean-Louis Porchet, fondateur de CAB productions, signe son premier film, petit bijou de 7 minutes dont le rouge est la couleur par référence au film de Kieslowski, avec la visite d’Irène Jacob émouvante sur le dernier plan où, comédeinne sortie de l’écran, elle voit le couple des vieux fous de cinéma Pierre (aveugle depuis vingt ans…) et Simone Blondeau s’éloigner dans la nuit.


    LocarnoGiulia.jpgGiulias Verschwinden, de Christoph Schaub. (Suisse). Genre comédie chorale. Sur la Piazza.
    Après Happy New Year, projeté en salle à Locarno, Christoph Schaub poursuit son observation amicale de la vie des gens avec une comédie écrite par un grand conteur, Martin Suter, pour un grand poète de cinéma, Daniel Schmid, dédicataire de l’ouvrage. La peur du vieillissement est le thème décliné, de multiples façons, par les amis de Giulia qui l’attendent dans le restaurant où ils vont célébrer son anniversaire, et par un groupe de vieillards en EMS qui fêtent les 80 ans d’une vieille chipie merveilleuse. Un troisième élément narratif se greffe à ces deux lignes continues, avec les démêlés d’une jeune voleuse surprise dans un grand magasin et retrouvant ses parents chez les flics. Porté par le dialogue, très incisif, de Suter, le film se charge cependant de densité à la faveur de la rencontre inopinée de Giulia (Corinna Harfouch, merveilleuse interprète) et d’un vieil ange passant par là (Bruno Ganz) qui va l’aider, quitte à faire lanterner ses amis, à accepter la vie comme elle est. Tout cela donnant un beau film qui, sans être du grand cinéma, tient bien la route du meilleur cinéma suisse populaire et de qualité (hum), dans la filiation par exemple de L’Invitation…

    LocarnoMermoud.jpgComplices, de Frédéric Mermoud. (Suisse/France). Genre polar social. Compétition internationale.
    Seul film suisse en compétition cette année, le premier « long » de Frédéric Mermoud est une autre bonne surprise de cette édition, tant par le dynamisme et l’inventivité de sa narration purement cinématographique, que par la justesse de son observation portée sur la double dérive d’un jeune couple d’amoureux « borderline ». Quand Vincent (Cyril Descours, tout à fait remarquable) rencontre Rebecca (Nina Meurisse, carrément craquante de présence) dans un cybercafé, c’est le coup de foudre immédiat. Le fait que Vincent se prostitue via internet, choque d’abord Rebecca, ensuite tentée de suivre son ami dans ses rencontres, jusqu’à celle d’un client adepte de jeux violents, qui marqueront d’ailleurs la chute de Vincent. Mais le scénario évite l’écueil d’une fin édifiante, et son intérêt tient aussi au mode de la narration, amorcée par l’enquête policière de l’inspecteur Cagan (Gilbert Melki) et de sa coéquipière Mangin (Emmanuelle Devos) dès les premières séquences du film où paraît le corps de Vincent massacré et jeté dans le Rhône. D’une très belle tenue, Complices pâtit un peu, à notre goût, de son « efficacité » même, sacrifiant aux codes du polar télévisé « à la française ». Reste de la très belle ouvrage et, côté jeunes gens, deux personnages crédibles et magnifiquement interprétés.

    Nausicaä of the Valley of de Wind, de Hayao Miyazaki. (Japon). Genre saga manga. Manga Impact.
    Par un auteur déjà bien connu du cinéma d’animation japonaise, cette fresque post-apocalyptique, un millier d’années après la destruction de l’écosystème terrestre par une humanité dont il ne reste plus grand-chose non plus, rappelle à le fois la fin de la guerre atomique au Japon, les monstrueux bombardiers américains et l’univers SF de Dune de Frank Herbert, avec son désert toxique de la Mer de la décomposition. Une charmante princesse, du nom de Nausicaä, va tenter de remettre un peu d’ordre et surtout de paix dans le chaos des guerres persistantes, mais ça prendra au moins 117 minutes en l’occurrence. Comme le dessin est somptueux et la « mise en scène » souvent étourdissante, le voyage en vaut assurément la peine même pour quelqu’un qui n’a pas encore attrapé la mangamania…


    LocarnoLarrieu.jpgLes derniers jours du monde, d’Arnaud et Jean-Marie Larrieu. (France/Espagne /Taiwan). Genre drame cata-ludique. Sur la Piazza Grande.
    Le dernier film des frères Larrieu commence par une tempête traversant l’écran horizontalement de part en part. Or ce mouvement latéral s’est communiqué soudain au ciel de Locarno qui a bientôt déversé la plus verticale des pluies sur la Piazza. C’est donc devant un public clairsemé qu’a été projeté Les derniers jours du monde dimanche soir 8 août, alors que la séance de remplacement à la FEVI accueillait le public allergique aux ondées et aux coups de vent. Quant aux perturbations qui plombent le monde dans lequel Matthieu Amalric, protagoniste masculin du film, évolue d’un lieu et d’une femme à l’autre, entre Biarritz et Toulouse également contaminés, elles sont traitées sans effets spéciaux à la mode SF. L’apocalypse joue ici sur les contrecoups d’une angoisse latente et intériorisée, à laquelle les frères opposent les derniers feux du plaisir de chair et de chère. La chose est intéressante, mais un relent de Grande bouffe nous a fait trouver celle-ci moins goûteuse que les rondeurs d’Andrea Ferréol…

    LocarnoPaura.jpgLa Paura, de Pippo Delbono. (Italie/France). Genre docu créatif. Hors compétition.
    Aux invectives de Pippo Delbono contre son « paese di merda », l’on a envie de répondre, dans sa propre foulée, « carissima Italia », où la rage à la Pasilini reste inventive. Avec rien qu’un téléphone portable, dont les images sont pourtant retravaillées au fil d’un montage cohérent, avec adjonction sonore tantôt intempestive et tantôt poétique (la superbe séquence finale avec Bobô nu se lavant et se relavant de la saleté du monde), ce tableau kaléidoscopique d’une Italie pourrie de publicité et de corruption « douce », où jeux télévisés débiles (l’inénarrable concours de cris d’animaux) et tragédies ordinaires frottés de racisme s’entremêlent sur fond de terrains vague souillés où les Roms vivent « comme des chiens ». La chose a un côté « jeté » mais l’objet impose bel et bien une vision qu’on reliera à toute la démarche de Pippo.

    LocarnoPerrenaud.jpgL’insurgée, de Laurent Perreau (France). Genre drame poétique. Compétition internationale. Première mondiale.
    Locarno est le lieu par excellence où découvrir de tels films, aussi sensibles qu’exigeants dans leur forme. Comme dans Sous les toits de Paris de Hiner Saleem, en compétition l’an dernier, Laurent Perreau joue de la présence de Michel Piccoli, ici dans le rôle d’un vieil homme dont la petite-fille, blessée par la mort de sa mère et révoltée, se réfugie dans l’immense maison décatie. D’une grande qualité d’image et d’atmosphère, le film vaut autant par sa modulation des relations délicates entre personnes (le lien fragile et pur entre Claire (Pauline Etienne, dont le jeu tout en finesse nous l’attache) et son premier amant Thomas, que par ses échappées lyriques (la nature y très importante) ou… sportives, puisque Claire est une nageuse hors pair. Reverra-ton ce beau film dans les salles ? Cela paraît moins sûr que sa présence dans le palmarès final…

    Os famosos e os duendes da morte, d’Ezmir Filho. (Brésil/France). Genre drame poétique. Compétition internationale.
    Le blues de l’adolescence est-il en train de devenir un genre en soi du cinéma indépendant contemporain ? C’est la question qu’on se pose une fois de plus avec ce film dont l’intrigue se réduit aux errances d’un garçon sensible dans une petite ville brésilienne, entre ses copains et sa mère. Très belle images frottées de mélancolie, surtout au début, atmosphère intimiste, évocation fine d’un milieu provincial de moyenne bourgeoisie ennuyeuse. Hélas on n’est pas chez Fellini, les « vitelloni » manquent tout de même de relief et le sujet, qui tiendrait sur l’espace d’un court métrage, pâtit d’être tiré ainsi en longueur.


    LocarnoBideau.jpgIvul, d’Andrew Kötting. Genre drame poétique. Concours Cinéastes du présent.
    On nous avait dit grand bien de ce drôle de conte ressaisissant la révolte d’un jeune homme accusé par son père d’inceste, alors qu’il n’a fait que mignoter sa sœur, effectivement adorée, mais qui l’excitait au moment de prendre congé de lui pour un séjour en Russie. Du coup, chassé par son père (Jean-Luc Bideau) « de ses terres », le garçon (Jacob Auzanneau) se réfugie sur les toits et les arbres dont il ne redescendra pas. Hélas, l’étrangeté de cette famille à moitié, dominée par un patriarche envahissant mais peu crédible (la construction des personnages est aussi sommaire que le dialogue), ne suffit pas à faire tenir debout ce long métrage en dépit de la singularité de son décor et de son atmosphère. Comme dans plusieurs films de friction vus ces dernières années à Locarno, la faiblesse du scénario et du dialogue contraste avec l’enjeu du sujet et la qualité potentielle des acteurs, nettement sous-employés dans Ivul…


    LocarnoDindo.jpgThe Marsdreamers, de Richard Dindo (Suisse). Genre docu créatif. Concours Cinéastes du présent.
    C’est une des belles surprise de l’édition 2009 que ce grand documentaire passionnant, aux splendides images de déserts et de paysages américains, où la thématique de la conquête de Mars est exposée et débattue avec beaucoup de nuances et d’intelligence par une quinzaine de personnages dont une géologue, un architecte spatial, des membres de la Mars Society, un physicien aux riches vues philosophiques, deux Amérindiens pleins de bon sens terrien, un charmant étudiant en informatique impatient d’être le premier sur la planète rouge, un écrivain et un ingénieur, notamment. Tous sont conscient du fait que la vie sur Mars sera d’abord une espèce de galère glacée en butte aux radiations, mais tous se disent partants illico, quitte à en revenir, étant par ailleurs entendu que d’autres planètes plus habitables feront plus tard de meilleures colonies de la Terre. La Terre est enfin l’objet final de ce film aux profondes résonances écologiques : la Terre qui est parfois si jolie et dont le sert devrait nous faire changer de vie avant que d’aller polluer les galaxies. Rien pour autant de lourdement didactique chez le nouveau Dindo : mais un souffle généreux qui traverse The Marsdreamers.

    LocarnoPiombo.jpgPiombo fuso, de Stefano Savona (Italie). Genre docu créatif.
    Une extraordinaire séquence finale, figurant une procession de Palestiniens dans la nuit des ruines de Gaza, avançant vers nous comme un troupeau de damnés de la terre, marque le passage du reportage sur le terrain au grand cinéma. Dès le 14 janvier 2009, Stefano Savona est entré clandestinement à Gaza, d’ou il a envoyé quotidiennemenet des images de sa petite caméra numérique, aussitôt mises en lignes sur internet. Reprises ici et montées par Marzia Mete, avec un travail important sur la bande sonore, ce film relève de la création cinématographique autant que du document à valeur historique et politique. Pas un soldat israélien n’y apparaît, ni la moindre opération militaire. Que des gens dans les ruines, le témoignage d’un directeur d’hôpital, un enterrement de « martyrs » du Hamas martelé par les appels à la haine et à la vengeance des religieux-combattants, un tout petit enfant regardant longuement le ciel d’où le grondement des avions se déverse avec celui des voix de belluaire-muezzins invoquant leur dieu de guerre, enfin tel ministre israélien à fine cravate s’excusant auprès du peuple palestinien pour mieux charger l’ennemi commun du Hamas. Sans un commentaire « off », Stefano Savona est arrivé à cristalliser dans ce pamphlet poème non partisan, l’horreur d’un cercle vicieux. Il y fallait beaucoup de courage et le résultat, d’un haut niveau du point de vue de l’expression artistique, fera date.

    LocarnoPasolini5.jpgTiburtino terzo, de Roberta Torre (Italie). Genre docu créatif.
    Dans le quartier pourri de la zone romaine du Tiburtino III, ceux que Pasolini appelait les Ragazzi di vita, survivent entre autoroutes et terrains vagues, blocs sinistres et bouges nocturnes, mauvais coups et prison. Glorieux aussi bien, tatoués des orteils aux oreilles, ils parlent en se marrant de leur vie plus ou moins fichues d’avance, dont ils aimeraient sortir sans avoir l’envie de se remuer pour y parvenir. La réalisatrice les met littéralement en scène. Son reportage est un poème éclaté, dense et violent, qui aboutit à un interrogatoire émouvant sur le souvenir de Pasolini. L’un des voyous, le plus affreux-méchant, en fait l’éloge au souvenir d’Accatone, avec une justesse éberluante.


    LocarnoPasolini.jpgLa notte quando è morto Pasolini, de Roberta Torre. (Italie). Genre docu créatif.
    Tandis qu’un employé des archives criminelles romaine déballe les sacs de plastique remplis des derniers vêtements portés par Pier Paolo Pasolini la nuit où il fut massacré, un quinquagénaire à gueule carrée et grêlée, du nom de Pelosi, raconte ce qu’il a vécu et vécu en sa qualité de dernier partenaire nocturne du grand cinéaste. On sait aujourd’hui que le personnage n’a pu être seul impliqué dans le meurtre de Pasolini. Sa rétractation complète, après des années de prison, et les accusations qu’il porte aujourd’hui, longtemps après la mort des probables coupables, contre les vrais assassins qui le terrorisèrent avant de le livrer aux flics, reste entourée de mystère. Son témoignage n’est est pas moins troublant et même bouleversant quand il détaille la scène du lynchage de l’artiste maudit. Là encore, l’art de Roberta Torre sublime le seul document.

    LocarnoRecha.jpgPetit Indi, de Marc Recha (Espagne/France). Genre drame poétique. Sur la Piazza Grande.
    Il y a de la pureté franciscaine dans ce nouveau film de Marc Recha, déjà rencontré à Locarno avec Dies d'agost, met en scène un jeune homme blessé par l’incarcération possiblement injuste de sa mère pour détention de drogue. Tout le film, dans un décor fascinant de la banlieue de Barcelone irrépressiblement urbanisée et polluée par les industries , joue sur la marche solitaire d’Arnau, dont la passion pour les oiseaux (son chardonneret Indi est un champion local de la roulade) va de pair avec la sollicitude qu’il voue à un renard blessé. Par delà la beauté des images et les bonnes intentions d’un conte opposant la pureté d’un jeune homme et la malice des hommes voleurs et pollueurs, le film n’échappe pas au maniérisme esthétique et, finalement, à un kitsch que Sean Penn était arrivé à dépasser dans son mémorable Into the Wild… 

     

    LocarnoGreen2.jpgLa religieuse portugaise, d'Eugène Green. (Portugal/France). Compétition internationale. Première modiale.

    Tout à coup: le miracle. L'Oeuvre attendue. Du grand cinéma, lesté d'une poésie inspirée de part en part. Dans la filiation de Robert Bresson ou d'Alain Cavalier, ce film absolument original, au demeurant, nous arrache immédiatement au temps ordinaire pr un artifice qui pourrait être insupportable d'affectation, imposant aux acteurs un débit de parole relevant d'une sorte de distanciation rituelle, non sans humour doucement hagard. Or ce parti pris s'inscrit le plus naturellement du monde dans la démarche du réalisateur, qui regarde et montre ses personnages comme des êtres absolument uniques, engagés dauns un conte existentiel mystérieux. Le canevas narratif repose sur le tournage, à Lisbonne, d'une variation sur Les Lettres portugaises, roman épistolaire du XVIIe évoquant la passion charnelle d'une religieuse et d'un noble militaire français. Une actrice française (Leonor Baldaque) mais lusophone, aux multiples passions malheureuses, débarque de Paris pour retrouver son metteur en sène (campé par Eugène Green lui-même) et l'acteur unique dont elle devient l'amante d'une nuit. Au fil d'autres rencontres àla fois imprévisible et comme écrites par la main du Destin (un aristocrate fils de salazariste qu'elle sauve du suicide, un enfant, un jeune homme d'une grande beauté) Julie approche de SA vérité en se confiant à une...religieuse portugaise passant toutes ses nuits avec Dieu. Rien pourtant d'un mysticisme conventionnel dans ce voyage déjanté au bout des apparences qui n'a dutre destination, à travers le lumineux labyrinthe de Lisbonne, que la vie, la présence de la vie et la présence àla vie, la révélation de la vie dans sa plénitude d'amours en toutes ses modulations. Merveilleusement pictural et musical, baignée par la mélancolie de la saudade à l'état pur, ce film étrange et doux, mais à la fois transparent et d'une totale fermeté plastique, est la première réelle révélation artistique, à mes yeux de cette édition 2009. Léopard d'or ?   

    LocarnoGyorik.JPGLa Valle delle ombre, de Mihaly Györik. (Suisse/Italie/Hongrie). Genre folk fantastique. Première mondiale sur la Piazza Grande.

    Foule des grands soirs, pour couronner la journée du cinéma suisse, ce mercredi 12 août, avec la projection d'un long métrage du réalisateur suisse d'origine hongroise (né en 1971 à Bâle), Myhaly Györik, qui reconstitue l'atmosphère des contes et légendes de nos régions alpines avec une mise en scène au souffle assez décoiffant, mais qui tend  à s'empêtrer faute de clarté narrative. L'idée directrice consiste à révéler le monde archaïque des superstitions et des prodiges nés de la peur (la nature et ses monstres présumés) à un môme de la ville débarquant en ces hauts gazons forestiers coupés de gorges avec son i-pod et son grand-père (Jean-Pierre Balmer). Ledit Matteo est bientôt entraîné par une bande de sauvageons se racontant mutuellement les "menteries" des anciennes veillées, à commencer par celle du village sous les eaux. Si le fil de la narration s'entortille à l'excès, avant de s'embrouiller, notamment avecune digression pénible sur les tribulations d'une écrivaine chic s'installant dans un moulin hanté, l'ensemble de l'ouvrage en impose tout de même par la beauté de ses images autant que par sa façon de revisiter le folklore sans (trop) donner dans le cliché pour Américains et Japonais...  

      LocarnoSummers.jpgSummer Wars, de Mamoru Osoda. (Japon). Genre manga. Compétition internationale

    Les connaisseurs du genre parlent d'ores et déjà de chef-oeuvre à propos de ce film d'animation d'une stupéfiante virtuosité formelle, et qui vaut aussi par sa réflexion implicite sur les relations entre mondes réel et virtuel, "vécue" par une famille singulière que domine une granny garante des valeurs ancestrales du Japon japonais... La morale tirée après le dernier souffle de la sourcilleuse nonagénaire pourrait se résumer à un message de respect mutuel et d'amour, mais longue et difficile est la voie pour y parvenir, semée d'embûches, de monstres, de duels propres à faire pâlir les antiques samouraïs, entre autres armes de destruction massive imaginées par la créature humaine et lui retombant du ciel. Le Prométhée de la Sphère Internet a imaginé, en l'occurrence, un nouveau Big Bazar universel, à l'enseigne du réseau Oz, dans lequel le jeune protagoniste Kenji, petit génie des maths, fiche la pagaille par inadvertance. Mais le même Kenji, poursuivi par la police "réelle" comme un vil hacker du virtuel, va participer à la grande réparation qui évitera à l'humanité réelle-virtuelle de subir la cata annocée. Tout cela pour déployer une suite d'épisodes d'une ébouriffante inventivité formelle, relevant à la fois de l'épopée et de la magie poétique frottée d'humour et d'affectivité. Présenté en création mondiale à Locarno, le film fera probablement un tabac mondial et sans doute un Léopard d'or aurait-il été mérité, qui eût rejailli sur le festival.

    LocarnoFriedkin2.jpgTo live and die in L.A., de William Friedkin. (USA) Piazza Grande.

    Datant de 1985, ce polar noir jouant sur la quasi reversibilité des rôles de flics et de gangsters, a été présenté sur la Piazza par son auteur himself, qui a reçu le Léopard d'honneur de cette année pour son oeuvre. Disant douter un peu de la pérennté de celle-ci, par rapport aux grands maîtres du 7e art, Friedkin s'est montré d'autant plus reconnaissant envers le Festival qui le justifie ainsi au siècle des siècles. Or, même si le thriller qu'il a choisi, dans une nouvelle copie, n'atteint pas les sommets de forme et de contenu de ses homologues digés Scorsese ou Anthony Mann, c'est de la toute belle ouvrage que To live and die in L.A, qui démarre sur les chapeaux de roues, avec un enchaînement magnifiques de plans. L'interprétation  du jeune William L. Petersen, bel agent risque-tout qui fera tout pour venger la mort de son vieux coéquipier, de John Pankow en nouvel adjoint et de William Dafoe en très méchant faux monnayeur, compte aussi beaucoup dans l'efficacité de ce film dont la course-poursuite de voitures relève également du morceau d'anthologie...

     

    LocarnoPlatonos1.jpgMon Coup de coeur

     

    Akadimia Platonos, de Filippos Tsitos. (Grèce/Allemagne). Genre comédie satirico-sociale. Compétition internationale. 

    Dans le quartier où se situait la fameuse Académie de Platon, un groupe de parfaits glandeurs quadras et quinquas, tous férus de vieux rock, se retrouvent tous les jours devant le kiosque de Stavros (formidable Antonis Kafetzopoulos) pour distiller leur venin contres les Albanais (fidèlement aboyés par le chien Patriote)  tandis que les Chinois envahissent méthodiquement le quartier. Or voici que se pointe un jour un Albanais qui se dit le frère de Stavros, auquel sa mère a caché qu'elle parlait parfaitement l'albanais et avait fui en Grèce avec lui en son plus jeunes âge. Avec beaucoup de faconde et de subtilité, sans craindre pour autant le gros trait satirique (ce monument àl'interculturalité que le maire fait construire sous les fenêtres de Stavros), le film décortique les mécanismes de la xénophobie ordinaire comme il pourrait le faire dans n'importe laquelle de nos bonnes villes suisses. Galerie savoureuse de portraits de beaufs vitelloniens de plus en plus attachants, le film illustre une probématique qui éclate dans le cimetière où les deux frères (vrais ou faux, nul n'en a la preuve formelle) en viennent aux mains au-dessus du cercueil de leur mère. On pense à Stephen Frears ou Ken Loach pour l'esprit de ce tableau social drôle et tendre à la fois, sur fond de questionnement identitaire très intelligemment modulé. Bref, Akadimia Platonos aurait fait un Léopard d'or propre à réconcilier cinéphiles exigeants et grand public. Le jury de la Compétition internationale a gratifié Antonis Kafetzopoulos du prix d'interprétation masculine, et le le film a reçu le Prix du Jury oecuménique. À ne pas manquer à sa (probable) sortie !

  • Lionel Baier précise...

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    Polanski et Chaplin « invités » à la Cinémathèque: deux projections en une soirée sans intention polémique

    L’annonce d’une Soirée Roman Polanski, programmée mercredi soir prochain à la Cinémathèque suisse, un mois après l’entrée en fonction de Frédéric Maire, va sans doute faire quelques vagues. Le nouveau directeur avait annoncé son intention de ramener l’institution au coeur de la cité et de défendre un programme plus en phase avec l’actualité, ce qu’illustre en effet l’affiche, très alléchante d’ailleurs, de novembre et décembre. Or, en quoi consiste plus précisément cette première manifestation « spéciale » ?
    Deux films au programme : un court métrage d’école de Polanski, datant de 1961, intitulé Le gros et le maigre et traitant du thème de la liberté réelle ou illusoire, et Un roi à New York de Charlie Chaplin, tourné en 1957 et brocardant le puritanisme de l’Amérique en pleine période de chasse aux sorcières.
    Rapprochement opportun ? Défi polémique que cette soirée mise sur pied par le nouveau directeur d’entente avec le critique François Albera, professeur de cinéma, et Lionel Baier, réalisateur en vue et responsable de l’unité cinéma à l’Ecal ?
    « Notre intention n’est pas d’entrer en matière sur l’ « affaire » en cours ni de prendre parti », déclare Lionel Baier, mais de montrer des films de grands réalisateurs qui furent aussi des hommes en fuite. De Polanski, nous avons choisi un court métrage qui traite ce thème de la fuite tel qu’il l’a vécu toute sa vie, avec son rapport personnel compliqué entre réel et fantasme, omniprésent dans son oeuvre. Comme la Cinémathèque lui a déjà rendu hommage et que nombre des ses films sont disponibles en DVD, le choix de ce film peu connu nous semblait plus opportun. Et pour Chaplin, il nous a semblé intéressant de rappeler qu’il fut lui aussi très critiqué pour son mariage avec une mineure et en butte aux persécutions, harcelé même au point d’être contraint à l’exil. Tourné en 1957 à Londres, mais projeté aux Etats-Unis en 1973 seulement, le film montre également le rôle joué par les médias dans l’Amérique des années 50 ».
    Si les initiateurs de cette soirée se défendent de plaider pour le Polanski pédophile, ils entendent rendre justice à deux créateurs en ouvrant le débat en fin de séance. On espère le coeur de Frédéric Maire mieux accroché que celui de Jacques Chessex en cas de prise de bec...
    Lausanne. Cinémathèque suisse, le 4 novembre à 20h.30.


    Ce papier a paru dans l'édition de 24Heures du samedi 30 octobre 2009

    Les premières réactions sur le site de 24Heures:

    "Il y a longtemps que la Cinémathèque suisse est disqualifIée. Faire aujourd'hui l'apologie d'un cinéaste pédophile est au niveau des valeurs morales de ses dirigeants. Je propose de revoir le financement de cette organisation, et, le cas échéant, de supprimer les subsides, jusqu'à que les responsables de cette triste organisation reviennent à des causes plus défendables. Malheureusement, la censure ne se fait pas où elle serait urgente..." Signé: andré marcel

    "Nauséabond de faire une soirée "revival" dans le contexte actuel et indiquer de plus que celle-ci n'est pas une "soirée de soutien" ni une "pièce au dossier" correspond à prendre les clients de la Cinémathèque pour des imbéciles. Car il s'agit bien de surfer sur une vague populiste dont la Cinéathèque ferait bien de se passer. Signé: clint

    "Très bien, comme cela il va gagner de l'argent et pourra payer ses frais de justice en Suisse. Mais bon, doit-on faire un cadeau à un criminel !!!!" Signé: gcdecomprendre

  • Polanski à la Cinémathèque suisse

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    Il se passe quelque chose à la Cinémathèque suisse depuis sa reprise, au début d'octobre 2009, par Frédéric Maire, ex-directeur artistique du Festival de Locarno.
    Consultez le nouveau programme de novembre-décembre élaboré par Jacques Mühlethaler et Norbert Creutz: formidable ! De la rétrospective consacrée à Robert Guédiguian (11 films) au cycle consacré à la chute du Mur de Berlin (16 films à découvrir ou revoir), ou de la série Répertoire rassemblant, à l'enseigne de Cinéma ! Cinéma !, une treizaine de films à découvrir par les têtes blondes et revoir ou discuter (Intervista de Fellini, The Last Tycoon, La nuit américaine de Truffaut, Epidemic de Lars von Trier, F for Fake de Wells, etc), en passant par un hommage éclatant à Sophia Loren, une sélection de films pour les fêtes (si, si), des approches de John Ford et une série de films plus ou moins mythiques dans la section Histoire permanente du cinéma, (tels Le sheik blanc de Fellini, Vivre de Kurosawa, The Big Sky de Hawks, Madame de... d'Ophüls, Umberto D. de De Sica ou Singin' in the rain de Stanley Donen), l'offre en impose par sa variété et son intérêt à de multiples égards. Et je suis loin d'avoir mentionné toutes les rubriques dont l'ancrage plus "local" n'est pas le moins appréciable, tel l'accueil du légendaire ciné-club de Pontarlier avec Pierre Blondeau, son directeur aveugle...

    Dans l'immédiat, saluons cette inititiative opportune et qu'on espère ouverte à un débat non partisan, consistant en une Soirée Roman Polanski.

    Plus précisément, François Albera (professeur à la Section d'histoire et esthétique du cinéma, Université de Lausanne), Lionel Baier (cinéaste et responsable de l'Unité de cinéma à l'Ecole cantonale d'art de Lausanne) et Frédéric Maire (directeur de la Cinémathèque suisse), proposent une soirée de projection en marge de "l'affaire Polanski".

    le 4 novembre à 20h30, Cinémathèque suisse, Casino de Montbenon à Lausanne.

    Au programme:

    Polanski3.jpgLe gros et le maigre de Roman Polanski, 1961, 15'
    Ou comment créer l'illusion de la liberté...

    Un roi à New-York de Charles Chaplin, 1957, 1h50
    En plein maccarthysme, harcelé par les autorités des Etats-Unis, Chaplin s'établit en Europe en 1952. Quelques années plus tard, il réalise Un roi à New York, satire assez amère de la société américaine des années 50, de la «chasse aux sorcières» et du rôle joué par les médias. Le film, tourné à Londres, ne sera projeté officiellement aux Etats-Unis qu’en 1973.

    A travers cette soirée spéciale, au-delà des opinions que chacun peut avoir sur le délit commis, les organisateurs entendent à la fois rappeler la valeur du cinéaste Roman Polanski, 76 ans, dont l’importance et l’éclat ne sauraient être escamotés par les événements actuels, et évoquer les conditions de son procès initial, il y a plus de 30 ans, en Californie, ainsi que celles de son arrestation à Zurich, il y a plus d’un mois, et de son extrême médiatisation.

  • Une morale des extrêmes

    A propos de Mysterious skin, de KenPark et de Tarnation

    Tarnation2.jpgIl est curieux de constater que les films les plus moraux qui nous arrivent aujourd’hui des States sont aujourd’hui des productions de la marge, comme il en va de Ken Park de Larry Clark et, plus récemment, de Tarnation de Jonathan Caouette et de Mysterious skin de Gregg Araki, qui traitent respectivement des désarrois d’un groupe d’adolescents dans une petite ville d’Amérique profonde et des séquelles, sur deux garçons, des abus sexuels qu’ils ont subis vers leur dixième année de la part, respectivement, de leurs tuteurs et de  leur entraîneur de foot.
    Dénoncer la pédophilie est une chose, mais faire ressentir quasi physiquement de quoi il retourne est une autre affaire, qui me semble aussi réussie, dans Tarnation, faisant appara'itre l'abuseur à visage découvert, que  dans Mysterious skin, non du tout de façon moralisante mais de manière à la fois sourde et très directe. Lorsque, à la fin de Mysterious skin,  l’un des deux garçons, devenu prostitué après que son abuseur l’eut en somme « élu », raconte comment, comme un jeu, le grand sportif lui a enseigné à lui enfiler son petit poing et son petit bras dans l'anus, selon la pratique connue du fist fucking, nul jugement n’est formulé mais le sentiment physique de l’énormité de l’abus, bien plus encore que l’éventuel dégoût, nous fait partager la stupéfaction de l’autre garçon qui, pour sa part, a englouti ces péripéties dans un trou noir de sa mémoire.
    Il y a dans Mysterious skin une scène très belle où l’on voit un vieux sidéen à catogan, l’air artiste décavé, demander au jeune prostitué de le masser, ce que le jeune homme fait tout chastement comme il le ferait à son père ou au père de son père dont son client à l’âge, et c’est à la fois triste et beau.
    Tout est d'ailleurs triste et beau dans Mysterious skin, comme dans Ken Park et Tarnation, et c’est pourquoi je parle de films moraux, au sens d’une dignité défendue avec plus d’amour et de respect humain que par les ordinaires "dénonciations".
    Ni l’un ni l’autre, sans doute, ne sont des chef-d’oeuvres du 7e art, mais chacun d’eux est un beau film, de la même radicale honnêteté; de tous deux émanent la même sombre poésie et la même vérité humaine que de jeunes acteurs modulent avec une impressionnante justesse.

  • Les anges irradiés

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    En regardant Tarnation

    C’est une chose bien étrange, apparemment informe, au premier regard, et très construite en réalité, très sensible et très pure dans son chaos dépassé (comme on parle d’un coma dépassé) que représente le film Tarnation de Jonathan Caouette.
    Cette espèce de collage déroute d’abord par sa vitesse et ses ellipses, après quoi l’histoire se met en place, qui a quelque chose d’un roman-photo américain des années 50-90, où tout de suite apparaît la mère du cinéaste dont il est question dès les premières séquences, avec l’annonce d’une overdose de lithium. Et c’est parti pour un life-movie à l'américaine: Renée a été reine de beauté au Texas; en 1952 elle a rencontré un représentant de commerce, le beau Steve. Love story. Sauf que Steve fout le camp et que Renée déjante au point que le gosse se trouve casé chez des gens qui en abusent bientôt. Jonathan placé, René va dans une prison, et les images video commencent de redéfiler.
    Car c’est de ça qu’est fait ce film recomposé : de toutes les images que Jonathan Caouette a collectées et, dès sa quatorzième année, filmées lui-même ou fait filmer.
    Au premier regard, ce film me semblait la négation de l’art: comme une sorte de déchet existentiel et pourtant il me touche, comme m’a touché l’autre jour ce billet d’une collégienne insultant son prof, d’une écriture de sang et de rage; et voir le petit Jonathan de 15 ans en travelo, devant sa camera, jouant un rôle et pleurant de désespoir, m'a ému, mais que faire avec ça ?
    Où est la limite du fait divers et de la tautologie ? Toutes nos scènes de ménage et de manège ne sont-elles pas ainsi « à filmer » ? Et tout ne va-t-il pas s’esthétiser de cette façon en patchworks ? On est pourtant dans les bonnes intentions: « C’est pas mon genre les grossièretés » dit ce garçon qui se regarde et dit son amour pour sa mère, qu’on traite aux électrochocs; et voici paraître le vieux salaud auquel il a été confié, qui lui ordonne de virer sa caméra…
    Vertige de cette horreur : et beauté tout de même à la longue, comme renouant avec une immense tendresse perdue et un pardon, où les images deviennent bel et bien récit…
    C’est donc l’histoire d’amour d’un fils et de sa mère, que tout a séparés et qui se retrouvent comme deux enfants perdus. De ces images absolument idiotes que sont celles qu’on prend en vidéo se dégage enfin une espèce de poème. Cela fait un peu nouvelle de Carver racontée par à-coups sur un répondeur téléphonique ou envoyées par images numériques. Pourtant une histoire se raconte bel et bien en l'occurrence, où se colmate un immense vide et s'amorce une mélodie belle...

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  • Benchetrit braqueur d’images

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      Une rencontre à Locarno, à propos de J'ai toujours rêvé d'être un gangster.
      Le public de la Piazza Grande s’est gentiment gondolé, l’été dernier, à la première mondiale de J’ai toujours rêvé d’être un gangster de Samuel Benchetrit, savoureux gorillage du film noir enfilant clins d’yeux sur pastiches et autres hommages, dont une séquence (facilement) irrésistible, réunissant deux anges noirs aux faciès également blafards en les personnages d’Arno et de Bashung. Plus Jarmush tu meurs, sans (trop) faire pièce rapportée pour autant dans la suite de sketches en noir/blanc que Benchetrit faufile allègrement.
      1668427781.jpgLe lendemain, émerveillé par les lieux, la magie de la projection nocturne et l’accueil chaleureux des festivaliers, Samuel Benchetrit évoquait les tenants de cet hommage au cinéma et noir et blanc prisé, avant lui, par son père l’ouvrier: «On est actuellement saturé de couleur et de montages précipités, et beaucoup s’imaginent que le noir et blanc relève de la vieillerie chiante, mais ce n’est pas vrai, et je l’ai d’ailleurs expérimenté avec mon fils en lui montrant une quantité de films qui l’ont captivé. Par ailleurs, ma propre mémoire cinématographique est en noir et blanc, du cinéma italien au cinéma japonais des années 60, entre autres».
      617761493.jpgFilm à sketches, J’ai toujours rêvé d’être un gangster s’ancre en un lieu fixe évoquant le «nulle part» idéal d’une série B policière: une espèce de cafétéria en zone périphérique où vont se succéder les quatre histoires, avant qu’ont ne découvre, avec des clones des mémorables tontons flingueurs, ce que fut ce lieu à leur bon vieux temps de truands à tractions avant.
      Le climat, alors, la plastique des images jouant sur des qualités de noir et de blanc d’une sensualité moelleuse, la texture des voix aussi donnent au film, d’un scénario plutôt décousu, voire lâche ici et là, sa tenue et son originalité, l’humour en plus. «Je voulais me faire plaisir et partager ce plaisir avec le public en lui offrant un film populaire qui réponde, pourtant, à un réel souci artistique. C’est pourquoi j’ai travaillé des cadres qui rompent avec la monotonie et donnent plus d’espace aux visages et aux «personnages» qu’habitent les comédiens avec leur corps et leur aura. La relation avec les acteurs, Anna Mouglalis évidemment, ma première complice, mais aussi avec Edouard Baer, Jean Rochefort Arno et Bashung, a été d’autant plus importante, et gratifiante pour moi, que je construisais mes dialogues avec eux, et qu’ils ont joué le jeu avec une grande gentillesse. La musique est très importante dans le film, à commencer par celle des voix. Là encore je jouais sur l’intimité avec chacun de mes comédiens.»
      Film d’ambiance, hommage évident à Scorsese (son titre est la première réplique des Affranchis), J’ai toujours rêvé d’être gangster s’ouvre sur une scène burlesque, avec un braqueur gaffeur (excellent Edouard Baer) aux gestes démarqués du muet américain, et s’achève (inconsciemment, prétend l’auteur) sur une scène en hommage à Chaplin. Mais il y a là-dedans plus qu’un collage: le vrai travail de déconstruction d’une culture personnelle courant entre Bertrand Blier et Tarantino, la musique classique et le rock, la bande dessinée et la sensibilité des banlieues du Benchetrit écrivain (la suite de ses chroniques vient d’ailleurs de paraître), ressaisie par un regard perso.

  • La passion du réel

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    Jean Perret sous l’objectif au jour d’ouverture du Festival international de cinéma documentaire, Visions du réel , du 17 au 23 avril, à Nyon (Suisse)


    Quel lien peut-il bien y avoir entre la passion physique qu’un adolescent voue soudain à la danse, la sensation proche de l’extase qu’un athlète de haut niveau ressent à la pointe de sa performance, et le fait de transposer le réel en images plus-que-réelles ? Simplement celui-ci : l’expérience personnelle, à la fois très physique et très sensible, de Jean Perret. Derrière la façade de sa fonction, le directeur du festival Visions du réel, dont l’entregent naturel ne va pas sans réserve, dévoile une nature passionnée au fur et à mesure qu’il se raconte.
    Or c’est de la passion pour la danse de son fils cadet, au don prometteur, qu’il parle d’abord avec émotion, Lou (14 ans) venant de subir un grave accident de ski que son handicap momentané frappe de frénétique impatience de rebondir. « Je connais ça ! Dix ans durant, comme sportif d’élite, j’ai vécu cette griserie qu’on éprouve en se poussant « à bout de souffle », c’est le cas de dire, pour atteindre un état de plénitude qui se traduit tout à coup par le geste pur. La beauté du geste : on se rappelle Zidane répétant le mouvement d’un tir parfait. Et c’est ça que je cherche aussi dans ce qu’on pourrait dire le mystère du filmage : c’est la beauté de ces épiphanies que le cinéaste tire du réel».
    « Le cinéma montre sur grand écran les moindres soubresauts de l’âme », remarque encore Jean Perret qui se rappelle le premier « geste » initiatique de ses parents, eux-mêmes passionnés, qui le laissèrent, un soir de son adolescence, veiller tard, seul devant la télé, pour découvrir La passion de Jean d’Arc, le chef-d’œuvre de Dreyer. « Je suis très sensible à la notion d’initiation, et je me souviendrai toujours de cette façon de me signifier que j’étais prêt, alors, à recevoir ce cadeau… »
    De la même façon, le passeur qu’il est devenu aime rendre hommage à ses profs du collège Rousseau, à Genève : Luce Annen, notamment, enseignante en sciences humaines, pour sa façon de communiquer son « inquiétude devant le monde », ou Jean Erard, jetant des ponts entre littérature et cinéma, qui lui révéla les subtilités du « montage » de Madame Bovary.
    Le nom de Rousseau sonne d’ailleurs clair dans l’adolescence révoltée de Jean Perret, fiché lors des manifs contre la guerre au Vietnam mais jamais lié à aucun groupuscule ou parti. Guère idéologue, il n’aime pas moins fédérer et animer des groupes contestataires. Au collège, c’est le boycott de la bibliothèque où Sade reste interdit, ou les activités de ce groupe de discussion sur l’objection de conscience dont il portera l’idéal à son terme conséquent : refusant de servir à 18 ans pour motifs éthique, il « prend » en effet 7 mois et découvre, à Bellechasse, le « temps de la prison ».
    Dès son adolescence, cependant, Jean Perret a aussi vécu le temps de la lecture et le temps du cinéma, dont chacun, selon lui, a une qualité particulière de silence. « La découverte et le partage de la passion du cinéma, je les ai vécus avec frénésie. Plutôt bon élève, donc laissé très libre, je filais en Solex à Thonon (un trajet= un plein…) où il y avait un ciné-club très pointu, entre mes séances genevoises. Et je ne me contentais pas de bouffer de la pellicule : très vite, j’ai pris des notes et commencé de rédiger des articles dans Travelling, la revue de la Cinémathèque. Avec l’Association Court-Circuit que nous avons lancée à Saint-Gervais, nous avons commencé de montrer les films qui nous passionnaient, comme Winter Soldier, premier témoignage sur la guerre du Vietnam qui avait double valeur de documentaire et de film d’auteur.
    Autant dire que le « cinéma du réel » que défend Jean Perret était déjà là, dans cette optique excluant la rupture avec les films des grands stylistes de sa préférence, tels Ozu, Truffaut, Bergman ou Bresson, entre autres. « Si je compare La Honte de Bergman, qui est une fiction totale en apparence, et Import/Export, le dernier film d’Ulrich Seidl saturé de la plus terrible réalité contemporaine, je ne vois aucune différence quant au « geste » du filmage. On est, dans un cas comme dans l’autre, confronté à la même passion de révéler… »



    Jean Perret en dates
    29 juin 1952
    Naît à Neuilly-sur-Seine. Père dans les affaires, qui emmène ensuite sa famille à Zurich, puis à Genève. Mère française. Double-national.
    Vers 1950
    A Rüschlikon où la famille séjourne, découvre la violence dans le préau. Sus au « Welsche »…
    1968-1978
    Pratique l’athlétisme de haut niveau, jusqu’en compétition nationale.
    1978
    Mémoire de licence sur le cinéma documentaire suisse des années 30.
    1985-2000
    Journaliste et producteur à la RSR, responsable du domaine cinéma.
    1988
    Naissance d’Andrea. «Très heureux d’être papa. La notion de filiation m’importe énormément ». Naissance de Lou en 1994.
    1995
    Nommé directeur du Festival international du film documentaire de Nyon, Visions du réel.

    Une édition plus politisée

    Jean Perret a choisi Durakovo pour lancer ce soir les 14es Visions du réel de Nyon. Cette satire grinçante de la Russie de Poutine s'intéresse à un village fonctionnant sur un modèle quasi féodal hérité de l'époque des tsars.
    Curieusement, le directeur du festival en a fait son film d'ouverture alors que la chaîne Arte l'a récemment diffusé. Jean Perret s'explique:
    «La réalisatrice a gagné le Grand prix des Visions du réel en 2005 avec un film précédent. J'aime que le festival puisse accompagner le travail des cinéastes que nous avons reçu. Durakovo est un bon film d'ouverture, c'est du vrai cinéma et un film spectaculaire sur la Russie d'aujourd'hui. En outre, nous montrons la version longue».
    Durant 90 minutes, la réalisatrice Nino Kirtadze montre des Russes nostalgiques d'un pouvoir fort et religieux. Elle braque sa caméra sur un chrétien orthodoxe âgé d'une cinquantaine d'années: Mikhaïl Morozov. Cet homme d'affaires fortuné règne sur le village de Durakovo ("village de fous» en russe).
    Il y a mis en place un modèle de «démocratie dirigée», quasi féodal et placé sous l'autorité de Dieu. Dans le village débarquent ceux qui souhaitent rompre avec l'alcool ou la drogue. La discipline de fer qui y règne incite certains parents à y envoyer de jeunes indolents ou récalcitrants.
    Durant une semaine, le festival va montrer 160 documentaires de 36 pays. Ils traitent par exemple de torture en Irak, d'assassinats en Argentine ou de flux migratoires. Ils racontent des histoires de famille ou abordent des questions existentielles. Cette édition se révèle plus politique que les précédentes, observe Jean Perret.
    Une trentaine de productions suisses ont été retenues, dont deux dans la compétition internationale qui réunit 22 longs ou moyens métrages. «Cher Monsieur, cher papa» du Neuchâtelois François Kohler sera montré vendredi en début de soirée. Ce film s'intéresse à cinq jeunes adultes en mal de paternité.
    La manifestation se tient jusqu'au 23 avril. Outre diverses tables rondes, les organisateurs prévoient deux ateliers animés respectivement par les cinéastes Jean-Louis Comolli et Volker Koepp. A l'issue du festival, douze prix seront attribués. Les organisateurs espèrent 25 000 spectateurs.


     
  • Voyage au bout de l’humain

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    RENCONTRE Invité d’honneur du Festival de Fribourg, le cinéaste coréen Lee Chang-dong y présente quatre films, tous remarquables, parfois bouleversants.

    C’est un homme vibrant de présence et de sensibilité que Lee Chang-dong, qui évoque sa double carrière de romancier et de cinéaste, interrompue quelque temps par la haute fonction de ministre de la culture, avec autant de simplicité que de rigueur. Né en 1954 à Daegu dans un milieu très modeste, il s’imposa d’abord au premier rang de la littérature coréenne avant d’aborder le cinéma. Deux scénarios pour Park Kwang-su, chef de file de la Nouvelle vague coréenne, et quatre films, dont le dernier (Secret Sunshine) fut très remarqué à Cannes l’an dernier, ont suffi à établir la réputation de Lee Chang-dong, déjà titulaire de nombreux prix. Tant par ses thèmes (l’individu en butte à la violence du pouvoir ou de la société, la solitude de personnages souvent « largués », la vraie et la fausse compassion) que par la « musique » de ses plans et de ses images, au fil de mises en scène de plus en plus originales, l’art de Lee Chang-dong nous vaut, en crescendo, une découverte majeure.
    1691233300.jpg- Y a-t-il, entre vos romans et vos films, un fil conducteur ?
    - Oui : c’est la même quête de l’humain, et plus précisément de la dignité humaine en butte à un pouvoir politique oppresseur ou au mal social, à la violence, à la corruption, à la perversion. Mes personnages ne sont pas porteurs d’un « message » politique, mais reflètent bel et bien les séquelles de situations précises, à commencer par la dictature et les massacres que mon pays a connus. En outre, mes livres et mes films illustrent le manque de communication entre les gens, particulièrement aigu en Corée.
    - Avez-vous eu, comme écrivain ou comme cinéaste, des maîtres ?
    - Il y en a trop pour que je les cite, autant que d’œuvres qui m’ont marqué. Pour répondre tout de même, je dirai, en littérature : Dostoïevski, et au cinéma : Bresson, Bergman, John Cassavetes et Hou-Hsiao-hsien.
    - Dans quelle mesure vous investissez-vous personnellement dans vos films ?
    - Dans une mesure importante, mais via la fiction. J’ai été moi-même un jeune homme solitaire comme le protagoniste de Peppermint candy, dont je partage la nostalgie de ses vingt ans, en restant critique sur ses choix. Mais ce sont nos choix à tous qui sont en cause dans cette remontée du temps. Ma génération a connu, dans les années 80, la révolte radicale de « vos » années 60, l’espoir et le désespoir à la suite du massacre de Kwangju, et c’est ce contexte qui m’a aussi poussé de la littérature vers le cinéma, dans l’urgence de résister, puis de combattre aussi l’« établissement » de la quarantaine.
    - Les personnages féminins de vos films, durs et sombres, leur donnent une lumière plus douce…
    - Je ne sais si la femme est l’avenir de l’homme, mais j’ai tendance à penser que le féminin a plus de bonté que le masculin, et aussi plus de force. C’est clair dans Secret sunshine, dont la protagoniste, littéralement écrasée par la vie, reste elle-même jusqu’au bout avec une incroyable dignité. En outre les personnages fragilisés me touchent par leur façon de vivre l’amour, comme dans Oasis, dont le couple, liant un souffre-douleurs et une handicapée, communique mieux que les gens « normaux »
    - On sent dans vos films une nette opposition entre compassion réelle et simulée. Comment le vivez-vous ?
    - Sur la foi vécue, comme sur tout aspect invisible du religieux, j’ai choisi de me taire ou de me limiter à ce que l’image visible du cinéma en capte. Dans Secret sunshine, le contraste entre vraie spiritualité, vraie compassion, et simulacre, est exacerbé du fait de la nouvelle vague d’évangélisation à l’américaine, greffée sur le protestantisme coréen.
    - Quel bilan tirez-vous de votre expérience de ministre de la culture de la Corée du sud, en 2003 ?
    - L’enjeu de cette fonction était important, puisque j’avais à faire à la levée des quotas sur les films américains, mais je n’ai pas vécu cette expérience plus heureusement que celle de l’armée, et j’ai été soulagé d’en être délivré. C’est d’ailleurs à la suite de cet épisode que j’ai eu envie de me remettre à écrire…
    - Quelle est, pour vous, la signification d’un festival tel que celui de Fribourg ?
    - C’est, pour moi, l’occasion de montrer mes films au public suisse alors qu’ils ne sont pas distribués dans votre pays. Le problème est d’ailleurs beaucoup plus large, et je crois savoir que nous allons en débattre…

    Fribourg. Festival international de films de Fribourg. Hommage à Lee Chang-dong : Green Fish et Peppermint Candy, le 3 mars à 12h. Oasis, le 3 mars à 14h.30

  • Waintrop le cinoque

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    ZOOM. Coup d'envoi aujourd'hui de la 22e édition du Festival international de films de Fribourg: son nouveau directeur artistique évoque ses choix et les justifie.

    Il est fou de cinéma « depuis toujours», cette passion se politisa au tournant de mai 68 qu’il vécut en militant déjà sur le front culturel, et lorsqu’il se pointa à Libération, Serge July lui donna carte blanche pour explorer, tous azimuts, les cinématographies du monde entier : bref, c’est un homme engagé, un cinéphile qui « respire » le cinéma à grande bouffées d’émotion plus qu’en pontifiant dans l’analyse, qu’incarne Edouard Waintrop, nouveau directeur artistique du Festival international de films de Fribourg.

    Un gauchiste débarquant dans un nid de tiers-mondistes ravagés pour un festival d’aficionados ? Vous aurez tout faux si vous l’avez conclu d’avance. Le programme de cette 22e édition du FIFF en est d’ailleurs la preuve vivante et renouvelée, qu’Edouard Waintrop, fameuse plume de Libé depuis plus de vingt-cinq ans dont l’ouverture d’esprit et la générosité sont connues, assume… à 90%.

    «J’ai eu la chance de pouvoir réaliser en sept mois, avec mon équipe et la confiance de ceux qui m’ont désigné, la plupart des désirs que j’avais envie de partager. Je récuse l’étiquette restrictive de « films du sud », qui fait tout de suite penser à un monde «sous-développé» ou à un cinéma forcément précaire ou militant, alors que la Chine, l’Inde, le Brésil, l’Argentine, la Corée, entre autres, sont marqués par une effervescence créatrice tout à fait remarquables et travaillées par de grands thèmes universels. Bref, le «Sud » n’est pas un genre. En revanche cette édition, et c’est nouveau, s’ouvrira bel et bien aux films de genre. C’est ainsi que j’ai voulu montrer la richesse et la variété, autant à travers le temps que l’espace, des films noirs qui ont essaimé loin des USA depuis des décennies, via le Japon de Kurosawa (avec Entre le ciel et l’enfer) et la chine actuelle de Johnnie To (Mad detective)   ou le Brésil de  Jose Henrique Fonseca (L’homme de l’année). En outre, estimant que le thème de l’amour est fondamental au cinéma, nous avons recensé une douzaine de  réalisations  de divers pays inspirés par le thème de « l’amour global » avec des modulations très contrastées, de l’Argentin Villegas (Sabado) au très érotique World of Geisha du Japonais Tatsumi Kumashiro. »

    Peu porté à « commémorer » mai 68 en ancien combattant, du  temps où il se démenait pour faire connaître l’avant-garde cinématographique (dont un Polanski) au lycée Carnot, Edouard Waintrop a voulu montrer, par le choix des films réunis sur ce thème, comment la révolution ou la critique de la société ont été traitées par le cinéma mondial dans la deuxième moitié du XXe siècle. « Ce qu’on observe notamment, que ce soit en Inde ou en Amérique du sud, c’est que les cinéastes ont perdu leur optimisme. Mais certains restent porteurs d’espoir, comme l’octogénaire René Vautier qui sera des nôtres pour présenter Avoir vingt ans dans les Aurè».

    1691233300.jpgAu chapitre des « révélations », l’invité d’honneur de cette édition, le Coréen Lee Chang-Dong, dont le dernier film (Secret Sunshine) a été très remarqué à Cannes 2007, réjouit particulièrement Edouard Waintrop qui en souligne la force émotionnelle des thèmes et, aussi, cinéphilie oblige, l’originalité des mises en scène. « Ce qui me frappe, tant chez Lee-Chang Dong que dans beaucoup de films nouveaux que nous présentons, c’est le goût et l’art de raconter des histoires et de recourir aux ressorts classiques de la comédie, comme dans le grand cinéma italien ou américain. De même qu’un film de Dino Risi peut avoir un impact critique ou politique évident, ces films, loin du minimalisme cérébral, ont de bonne chance de toucher un public de plus en plus large…»

    Les atouts de la 22e édition

    EVENEMENTS   

                                                   Cérémonie d’ouverture, en présence de Micheline Calmy-Rey et Lee Chang-dong. Rex 1, 1er mars, 19h.30

    Master Class avec Walter Salles : Road movie, du mouvement identitaire à l’errance forcée. Cap’Ciné 5, 2 mars, 16h.30

    Clôture. Remise des prix. Au Multiplex Cap’Ciné le 8 mars à 18h. 30

     

    COMPETITION                   Treize longs métrages de fiction et documentaires en concours pour le Regard d’or (Grand prix du festival) et le Prix spécial du jury.

     

    PANORAMAS                      Noir total, Cinéma et révolution, l’amour global.

    HOMMAGE                         Rétrospective des films de Lee Chang-dong.

    PLANETE CINEMA           Douze films projetés pour les écoliers et les gymnasiens, dont cinq de la compétition officielle pour les gymnasiens. Pas moins de 8500 enfants et adolescents prendront part à 53 projections à Fribourg.

    FORUMS                              Table ronde sur les coproductions, avec Nicolas Bideau, Martial Knaebel, Pierre Rissient, etc. Ancienne gare, 4 mars, de 15h-17h.

    Rencontre avec René Vautier. Cap’Ciné 5, le 4 mars à 18h.,

                                                   Rencontre avec François Guérif, sur le film noir, le 6 mars à 20h.30, Cap’Ciné 5

    INFOS                                   Le cœur du festival, bureau du FIFF, est situé à l’Ancienne gare, quai 1, à 50m de la station. Billets disponibles, ainsi que sur le site internet www.starticket.ch

    Tel. : 026 347 42 00 et www.fiff.ch

     

  • Welcome au bout de nulle part

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    Bruno Ulmer documente, dans Welcome Europa, l’errance désespérante de jeunes migrants que la détresse pousse à se prostituer. Un film d’une grande humanité et d’une force expressive saisissante. A voir à Paris. Interview.

    Ils sont huit, Kurde ou Marocain, Roumains ou Algérien. Ils ont quitté leur terre ingrate en espérant trouver, dans l’Euro-Paradis, un travail qui les fasse vivre et leur permette d’aider leur famille. Au lieu de cela, faute de papiers et du fait de leurs faciès: c’est en enfer qu’ils ont abouti. Bruno Ulmer, ancien urgentiste des hôpitaux, lui-même né au Maroc et préoccupé par les problèmes de migration et d’identité, leur a consacré ses premiers documentaires (Casa Marseille Inch’Allah, sur les clandestins marocains, et Petites bonnes, traitant de l’esclavage domestique) relayés par des livres et une association d’entraide. Dans la même visée du témoignage engagé, Welcome Europa relève du «cinéma vérité».
    - Pourquoi vous intéresser à la prostitution masculine des clandestins?
    - Parce que le thème, tabou, a été très peu documenté. On a beaucoup parlé des migrants qui se reconstruisent, mais pas assez de ceux qui, solitaires et sans cadre légal, se retrouvent acculés, sans être homosexuels, à ce que j’appelle une prostitution de survie. Pour ceux-ci, qui ne trouvent pas de travail et ne veulent pas risquer le vol ou le deal, la prostitution semble une solution « facile ». Or, du point de vue de l’identité, on constate que c’est destructeur et même fatal.
    - Comment avez-vous choisi vos huit « acteurs » ?
    - Lorsque j’ai convaincu ma productrice d’Arte, Hélène Badinter, que le sujet valait d’être documenté, j’ai beaucoup voyagé en Europe, de Grèce en Espagne et d’Italie aux Pays-Bas, pour repérer lieux et types. En effet, il y a une sorte de déterminisme des errances, par nationalités, de même qu’il y a une typologie du clandestin solitaire. Dans la foulée, en liaison avec des associations, et parfois par hasard, j’ai repéré mes « acteurs ». Avec mon seul cameraman, nous avons gagné leur confiance, les avons parfois aidés financièrement, mais sans payer leur participation. Le contrat précisait que jamais nous ne les filmerions en présence d’un client.
    - Les séquences sont-elles parfois « jouées » ou « répétées » ?
    - Aucune fiction, sauf l’épisode de la lettre initiale du Kurde écrivant à sa mère, ni aucune « interprétation ». Nous étions sans cesse sur le qui-vive et ne filmions, caméra sur l’épaule et sans lumière, que les scènes parlantes. Comme les jeunes « oubliaient » la caméra, nous avons obtenu ces séquences « données » par la vie.
    - Le film n’apporte aucun commentaire sociologique ou statistique. A quoi correspond ce choix ?
    - Tout ce qu’il y a à dire est modulé par ce que les « acteurs» disent ou ce que disent leurs visages et leurs gestes. J’ai choisi de filmer en pellicule pour raccourcir la profondeur de champ, car ils vivent dans ce monde flou et mouvant. En contrepoint, ce que j’appelle les « confessions », en gros-plan, est pris en vidéo noir-blanc qui accentue l’expression des regards et sculpte la lumière des visages. Je ne suis pas là pour juger mais pour témoigner. Je ne cherche pas à « esthétiser » le sujet, mais je crois que le documentaire participe de l’art cinématographique, que je vis aussi en tant que peintre.
    - Avez-vous gardé le contact avec les protagonistes de Welcome Europa ?
    - Dans la mesure du possible, mais certains ont été renvoyés dans leur pays, comme le jeune Allal, mineur, qui allait s’intégrer à Marseille et qu’on a renvoyé à Tanger alors que ses parents vivent à mille kilomètres de là, ou Igor le Roumain, incarcéré après notre rencontre, relâché et renvoyé dans son pays. Mehmet le Kurde, qui apparaît comme le fil conducteur du récit, et n’a jamais touché lui-même à la prostitution, a obtenu un statut de réfugié politique et trouvé du travail. Je lui ai d’ailleurs laissé le mot amer de la fin : «J'ai bien compris que, pour que certains vivent, il fallait que d'autres meurent.»
    Durée du film : 1 h. 30.
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  • La grâce incarnée

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    Jacob Berger, présent aux Journées de Soleure pour y présenter son dernier film, 1 Journée, observe avec autant d’acuité que de tendresse les crises de la relation. Thème récurrent dans le cinéma des auteurs actuels.
    Qu’est-ce qui « foire » dans tant de relations actuelles, et d’abord au sein de la famille ? Trop peu d’amour ? Trop d’égoïsme ? Pas assez d’attention ? Désirs frustrés ? Rôles imposés ? C’est de tout cela, et de bien plus encore, que parle 1 Journée de Jacob Berger, film aussi remarquable par sa densité émotionnelle que par son élaboration formelle (lire 24Heures du 23 janvier), qui revient plus précisément sur la relation de filiation abordée dans Aime ton père (2002), deuxième long métrage du réalisateur quadragénaire (fils de l’écrivain John Berger, il est né en Grande-Bretagne en 1963), après Les anges, très remarqué à sa sortie (1990).
    - Qu’aviez-vous à cœur d’exprimer dans 1 Journée ?
    - A l’origine, j’avais l’envie de continuer mon exploration de la vie familiale et de parler du couple. Je défends cette théorie qu’en temps de paix, dans nos contrées, nous passons l’essentiel de notre temps à en découdre avec les autres, qu’il s’agisse de sentiment ou de ressentiment, de colère, de jalousie, de désir, etc. Il y a là une réalité humaine très vibrante mais qu’on évoque le plus souvent par la bande, et que j’ai voulu aborder de façon frontale. Une figure nous intéressait particulièrement, Noémie Kocher (co-scénariste) et moi, c’était la femme absente à elle-même : l’épouse, la mère, la femme au travail qui joue son rôle sans incarner sa vie. Or j’avais envie de la montrer au moment où elle décide de prendre sa vie en mains, ne fût-ce que pour partir.
    - Comment vous est venue l’idée de la triple narration ?
    - La question du point de vue m’intéressait, que j’ai déjà traitée dans Aime ton père. Il me semble d’ailleurs que c’est la nature du cinéma de passer ainsi d’un regard à l’autre, et l’idée de raconter la même journée par trois personnages correspondait à mon désir, dans un cadre apparemment classique, de raconter une histoire de façon nouvelle. Or je crois que ce regard multiple est le plus adéquat à la saisie du monde à facettes dans lequel nous vivons, où ce que l’un appelle terrorisme est combat de survie pour l’autre. Ainsi ce qui nous semble d’abord lâcheté, chez le père de mon film, participe du caractère tragique de sa recherche d’une punition.
    - Quel a été l’apport de Noémie Kocher dans le scénario ?
    - Le film avait besoin d’un point de vue féminin. Si j’ai gardé la main sur la structure du scénario, Noémie l’a énormément nourri, également du côté de l’enfant, par exemple dans sa la poésie personnelle du gosse ou sa façon magique de compter.
    - Avez-vous construit les personnages en pensant à des acteurs identifiés ?
    - Oui et non, car le casting a pris du temps. Noémie a vite « vu » Natacha Régnier, qui a accepté dès que je lui ai montré Aime ton père. Pour l’homme, il me le fallait très masculin, avec une forte énergie érotique, en même temps que de la fragilité, ce qui ne court pas les rues en Suisse et en France, contrairement aux Etats-Unis. Bruno Todeschini m’a paru l’un des deux ou trois oiseaux rares. Quant à Noémie, je savais d’emblée qu’elle serait la maîtresse…
    - Et l’enfant ?
    - C’était le gros problème. Trouver un petit acteur capable de « tenir » un film entier n’est pas facile. Je voulais un enfant qui ait du plaisir et de la fierté à jouer : un môme qui exprime une forme un peu sauvage d’intelligence. Or Louis Dussol, qui n’a pas de père, a montré d’emblée le désir de répondre à mon attente. Très vite, il a trouvé une espèce de gravité, d’insolence dans le regard qui m’électrisait.
    - Ses répliques ne sont-elles pas parfois celles d’un adulte ?
    - En fait il parle très peu, et sa mère, neurasthénique, le pousse à jouer parfois un rôle « protecteur ». Cela étant, cette maturité grave fait partie du personnage, comme on la retrouve souvent chez des gosses angoissés ou en douleur.
    - Qu’est-ce pour vous que le propre du cinéma ?
    - On dirait autre chose à chaque film nouveau, mais je crois qu’il y dans le cinéma quelque chose qui défie l’intellect. L’intention ne s’y exprime jamais totalement, comme dans les autres arts. Je dirai qu’il y a une sorte de présence du saint esprit dans le cinéma : le souffle de la vie, la puissance du désir, la violence de l’attraction ou de la haine ne se commentent pas : ils sont incarnés. Le cinéma est à la fois une lourde machine qui vous demande un travail d’entrepreneur, mais il lui arrive d’être visité par ce miracle de l’incarnation. C’est ce qui fait sa grâce.

    Photo: Pierre Abensur

  • Marthe Keller au débotté

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    JOURNÉES DE SOLEURE La célèbre comédienne d’origine bâloise préside le jury du Prix du cinéma suisse, qui sera remis mercredi 23 janvier aux Journées de Soleure (21-27 janvier).

    Si Marthe Keller a fait une brillante carrière internationale à l’écran, à la télévision, au théâtre et plus récemment dans la mise en scène d’opéra, le moins qu’on puisse dire est qu’elle ne doit rien au cinéma suisse. Révélée en France par Philippe de Broca, elle a joué avec Lelouch avant d’enchaîner une brillante série américaine, notamment avec John Schlesinger (Marathon Man),Sydney Pollack (Bobby Deerfield) et Billy Wilder (Fedora). Trente ans plus tard, sans parler de ses innombrables rôles au théâtre, elle a plus d’une septantaine de films à son palmarès sur les deux écrans, un prix d’interprétation (Par amour d’Alain Tasma), le prix du cinéma suisse 2006 pour le meilleur second rôle dans Fragile ,de Laurent Nègre, et six nouveaux tournages en 2007…

    - Quelle impression vous fait le cinéma suisse actuel ?
    - A vrai dire, je le connais peu, vivant le plus souvent à l’étranger. Cela résume d’ailleurs sa situation : à savoir qu’il est peu visible hors des frontières helvétiques, si l’on excepte les festivals, ce que je trouve très regrettable. Pour la vingtaine de films que j’ai vus, comme les autres membres du jury, en prévision des Journées de Soleure, je dirai que mon impression générale a été bonne, à deux ou trois exceptions près. Ce qui est sûr, c’est que le potentiel est là : des réalisateurs et des acteurs de talent, des projets intéressants, un niveau artistique satisfaisant, et j’aurais alors envie de dire : maintenant, foncez !
    - Manque d’ambition ?
    - Probablement, même si je ne veux pas généraliser à partir d’une vue partielle. Manque de sûreté en tout cas, comme souvent dans notre pays où nous n’osons pas affirmer nos qualités, pourtant bien réelles. Manque de moyens aussi, du fait qu’il n’y a pas d’industrie du cinéma.
    - Vous semble-t-il identifiable en tant que « cinéma suisse » ?
    - Oui et non. A l’époque des Tanner, Soutter et autres Goretta, plus Godard évidemment, dont j’ai vu les films parce qu’ils étaient largement exportés et diffusés, et que j’ai beaucoup aimés, la « marque » était liée à un engagement et à une identification comparables à ce qui faisait qu’il y avait un « cinéma tchèque » ou un « cinéma polonais ». On avait plutôt affaire à des auteurs ou des groupes d’auteurs qu’à des emblèmes nationaux. Dans les films que j’ai vus pour Soleure, le souci « politique » n’a plus la même signification même si les thèmes sociaux restent bien présents, comme dans le reste du monde, mais je remarque un ton commun, qui tient à des détails, à une façon d’être et de se comporter, une certaine sauvagerie et un certain rapport à la nature à la Robert Walser. Enfin une chose me manque dans ce que j’ai vu : l’humour.
    - Trop sérieux, le cinéma suisse ?
    - Ce que j’ai adoré, dans le cinéma italien par exemple, c’est la manière d’aborder de grands thèmes sociaux ou politiques, sans perdre le sens de l’humour. Ceci dit, le sérieux est aussi une qualité, et je le trouve particulièrement remarquable dans le documentaire suisse.
    - Quel souvenir gardez-vous de votre participation à Fragile, le film de Laurent Nègre dont vous étiez la tête d’affiche ?
    - J’estime avoir eu beaucoup de chance dans ma carrière, et c’est pourquoi je trouve normal d’« aider » les artistes plus jeunes. Du tournage de Fragile, à vrai dire très bref pour moi, puisque je n’ai travaillé qu’une semaine avec l’équipe, je garde un souvenir de qualité, autant pour le travail que les relations humaines. Le film m’a touché, ensuite, par son étrangeté et le mystère qu’il diffuse, également par ce « ton » que j’évoquais.
    - Pourquoi ne vous voit-on pas plus souvent dans des films suisses ?
    - Parce que personne ne vient me chercher ! Même après le film de Laurent Nègre: pas une proposition. Et figurez-vous que la presse alémanique vient de se souvenir de moi alors qu’elle m’avait « oubliée » depuis des décennies. Mais je ne me plains pas : je viens de tourner six films d’affilée, au cinéma et pour la télévision, dont au moins deux, voire trois, me semblent bons…
    - Quel film récent vous a-t-il marquée ?
    - Le grand cinéma d'auteur des Bergman, Bunuel, Fellini et consorts, est en chute libre, mais j’ai trouvé, dans La vie des autres du jeune Florian Henckel von Donnersmarck, tout ce que j’attends du bon cinéma : l’intelligence, la sensibilité, le courage, l’émotion, bref on paierait pour jouer dans un tel film !
    - De beaux projets ?
    - Pour le moment je me repose, car j’ai beaucoup travaillé l’année dernière, et j’aspire maintenant choisir des projets de qualité. Au théâtre, celui de réaliser Ghost à New York, et pour le cinéma : de nombreux scénarios en lecture. Aussi, j’ai besoin de me ressourcer: de prendre le temps de vivre…

  • Une musique fraternelle

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    Sur La visite de la fanfare d’Eran Kolirin

    On s’attend d’abord à une satire ou, du moins, à un film jouant sur l’ironie, en découvrant les premières séquences de La visite de la fanfare de l’Israélien Eran Kolirin, dès l’arrivée des ploucs de la fanfare de la police d’Alexandrie dans ce trou perdu d’Israël où ils sont censés représenter l’honneur de l’harmonie égyptienne. Hélas, un malentendu les fait débarquer dans le bled de Bet Hatkiva au lieu de Patah Tikva où ils étaient attendus, et plus moyen de se tirer de là avant le bus du lendemain. Or on s’amuse de voir paniquer leur cérémonieux directeur (Sasson Gabai), imbu de sa tâche comme s’il en allait d’un enjeu national, et le premier passage en revue des membres de cette clique perdue, dont l’élément le moins contrôlable est le beau jeune Khaled aux yeux bleus cherchant la gueuse et traînant la patte en murmurant My funny Valentine de Chet Baker, ne manque pas de sel.
    Bientôt, cependant, dès l’apparition de Dina (la merveilleuse Ronit Elkabetz), tenancière du bistrot de la vague bourgade où ils ont échoué, et qui les accueille pour la nuit, la cocasserie insolite de l’épisode va céder le pas à une émotion croissante, liée à l’atmosphère générale du récit et aux relations se nouant entre les personnages. Pour la soirée, Dina s’est réservé les deux fleurons masculins du groupe (le directeur coincé à souhait mais bel homme, et le jeune Khaled), tandis que leurs collègues subissent l’humeur mitigée d’une famille qui les reçoit de moins bonne grâce. Entre un dancing pour patineurs à roulettes et une boîte plus branchée, un jardin public et un bord de mer, les protagonistes vont frayer plus ou moins et parfois communiquer, tantôt par la musique (ce beau moment où Egyptiens et Israéliens se mettent à chanter Summertime) et tantôt par le geste (la séduction d’un laideron par un garçon timide qu’instruit Khaled nettement plus à la coule), ou par la confidence personnelle qui marque l’échange le plus émouvant du film, entre Dina et le chef tombant le masque et révélant son passé douloureux avant de se révéler, lui aussi, un adepte de Chet Baker...
    51af59d561dc72986c7b4770895b543f.jpgOn pense un peu aux films de l’Est des années 60-70 (je ne sais pourquoi le souvenir de L’As de pique de Forman m’est soudain revenu), mais également aux situations décalées d'un Kaurismäki,  au fil de cette mise en scène jouant sur d’étonnants ralentis et des plans quasi picturaux, où le jeune réalisateur excelle à rendre un climat dont l’étrangeté va de pair avec un sentiment croissant de fraternité. C’est très beau, très tendre, très touchant, très délicat. Ce premier ouvrage d’Eran Kolirim a été sacré meilleur film israélien de l’an dernier. On en sort tout ému.

  • Les fruits amers de la liberté

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    Le Nouveau film de Ken Loach: It's a free World 

    On se trouve, dans le dernier film de Ken Loach, sarcastiquement intitulé It's a free World, pris au piège de cette prétendue liberté dans une espèce de frénétique course du rat – plus exactement de la ratte, laquelle se débat comme une belle diablesse dans le cercle infernal du nouveau marché aux esclaves des migrants plus ou moins clandestins de l’Europe de l’Est et de partout qui débarquent en Angleterre. Angie après s’être fait virer d’une agence de recrutement pour ne s’être pas soumise à la règle machiste de ses supérieurs, se retrouve sur le carreau et lance alors, avec sa colocataire Rose, une agence indépendante de placement assortie d’une cafétéria. Malgré les mises en garde réitérées d’un de ses copains-collègues, Angie développe bel et bien un début de réseau sans se rendre compte qu’elle empiète sur le terrain de négriers sans scrupules beaucoup plus puissants qu’elle. Comme elle-même, toujours un peu « borderline » depuis qu’elle doit assumer la charge de son fils Jamie (le père de celui-ci a décroché depuis longtemps et passe son temps devant la télé) avec l’aide de ses parents dépassés par les événements, recourt à des procédés de plus en plus proches de l’illégalité, Angie va se trouver acculée à une situation dont elle se sortira de la façon la plus abjecte, dénonçant un groupe de clandestins au Service de l’immigration, pour caser à leur place une quarantaine d'autres malheureux qu’elle rançonne pour ainsi dire, avant que tout ne se retourne contre elle.
    Si le scénario du film (primé à Venise) est solidement construit, qui nous confronte à une imbrication de situations aussi scandaleuses que réelles, avec de brusques aperçus de détresses personnelles insoutenables, It's a free World, dans sa violence amère, a quelque chose de frustrant pour d'aucuns dans la mesure où Ken Loach se contente, de manière frontale, de montrer les choses telles qu’elles sont, sans béquilles critiques ni trace d’évolution rassurante chez la protagoniste, puisque Angie, à la toute fin du film, se retrouve quasiment à la case départ, à recruter de nouveaux Ukrainiens à Kiev…
    Ceux qui ont besoin d’une « morale » ou d'un espoir lui reprocheront ce parti pris, que je trouve pour ma part d’une honnêteté conséquente. Le portrait d’Angie, dont la rage de s’en sortir va de pair avec une espèce de santé sensuelle et sauvage, est remarquable (et magnifiquement servi par Kierston Wareing, tout à fait saisissante en sa beauté sexy et râpeuse à la fois, l’énergie véhémente et l’ambiguïté dérangeante de son personnage), autant que celui de Rose (Juliet Ellis, incarnant une femme plus lucide et sensible à la fois que son amie), et le rôle central de ces deux femmes ajoute à la critique implicite du film, signifiant en somme que cette liberté de merde est aussi merdique pour les uns que pour les autres dès lors qu’on obéit aux mêmes codes que ceux du système qui aboutit à ce merdier… A nous, en effet, de remplir les vides de ce film plein d’humanité mais qui se refuse aux faux-fuyants politiquement corrects ou aux conclusions lénifiantes….